HISTOIRE DE NORMANDIE
LIVRE VIII
Œuvre mise en page par Patrick Hoffman
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE.
HISTOIRE DES NORMANDS, PAR GUILLAUME DE JUMIÈGE. — VIE DE GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT, PAR GUILLAUME DE POITIERS.
LIVRE HUITIÈME.
DE HENRI Ier, ROI DES ANGLAIS ET DUC DES NORMANDS.
CHAPITRE PREMIER.
Préface à l'Histoire des faits et gestes du roi Henri, dans laquelle il est montré, en peu de mots, meilleur que ses frères.
Puisque nous avons rapporté dans le livre précédent les faits et gestes de Guillaume, roi des Anglais et duc des Normands, il ne paraîtra pas inconvenant que ce livre (le septième de l'Histoire des ducs de Normandie1) présente, pour l'instruction des siècles à venir, et surtout pour inviter nos descendans à imiter de tels exemples, la vie, la conduite et en grande partie les gestes du très-noble roi Henri, fils du susdit Guillaume. Ce n'est pas sans de justes motifs que ce nombre sept est échu en partage à cet homme qui, par l'élévation de son ame et la valeur de son bras, a jeté un grand éclat sur le nombre ternaire et quaternaire. Remarquons en outre que ce même roi, dont nous entreprenons d'écrire l'histoire, se trouve au septième rang dans la généalogie des ducs de Normandie, si l'on commence à compter au duc Rollon qui fut la souche de cette race. Cependant, pour ne pas interrompre le cours de cette histoire, il convient que nous disions quelque chose, en peu de mots, des deux frères de Henri, Guillaume, roi des Anglais, et Robert, duc des Normands, auxquels il succéda lui seul, surtout parce que cela est nécessaire pour faire ressortir le sujet que nous avons entrepris. De même, en effet, que les peintres ont coutume de répandre d'abord une couleur de fer pour faire mieux briller le rouge qu'ils mettent par dessus, de même peut-être, si l'on compare les frères dont je viens de parler à leur frère Henri, celui-ci ressortira avec plus d'éclat par l'effet de cette comparaison. Il sera facile de prouver ceci en peu de paroles. Dans l'un des deux frères, je veux dire Guillaume, on vantait sa munificence envers les hommes du siècle; mais on se plaignait beaucoup de ce qu'il négligeait les choses de la religion. Quant à Robert, la renommée le célébrait avec justice pour les choses de guerre; mais elle disait aussi, et ne mentait point, qu'il était moins bon pour la sagesse du conseil et le gouvernement du duché. Henri, au contraire, réunissant en lui seul les honorables qualités que l'on remarquait en chacun de ses deux autres frères, se montrait en outre, pour celles qui leur manquaient, comme nous venons de dire, supérieur, non seulement à eux, mais de plus à tous les autres princes de son temps. Et comme ce que nous disons ici sera pleinement prouvé en sa place, afin de ne pas faire de digression au commencement même de notre récit, nous allons reprendre notre histoire au point où nous l'avons laissée.
Comment, après la mort du roi Guillaume, Guillaume, fière de Henri, passa en Angleterre, et y fut fait roi, et Robert acquit le duché de Normandie; et comment ce même Robert donna et retira ensuite à Henri le comté de Coutances.
Le roi des Anglais, Guillaume, étant donc délivré du soin des affaires de ce monde, Guillaume son fils s'embarqua le plus tôt qu'il put au port de Touche, passa la mer, fut accueilli par les Anglais et les Français, et reçut l'onction royale à Londres, dans Westminster, de Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, assisté de ses suffragans. Robert son frère avait quitté la Normandie avant la mort de son père, s'indignant que celui-ci ne lui permît pas de gouverner selon sa volonté le comté de Normandie et celui du Maine. Car il avait été depuis long-temps désigné héritier du premier de ces comtés; et, quant au second, il en sollicitait le gouvernement du vivant même de son père, sur le fondement que Marguerite, fille de Herbert, autrefois comte du Mans, avait été fiancée avec lui, quoiqu'elle fût morte bientôt après à Fécamp, comme vierge consacrée au Christ, et avant que les noces eussent été célébrées. Robert donc habitait clans le pays de Ponthieu, à Abbeville, avec des jeunes gens ses semblables, c'est-à-dire des fils des seigneurs de Normandie, qui le servaient en apparence comme leur futur seigneur, mais qui Dans le fait étaient surtout poussés vers lui par l'attrait de la nouveauté. Dans le même temps Robert dévastait sans cesse le duché de Normandie, et surtout les frontières, par ses excursions et ses rapines; lorsqu'il apprit la nouvelle de la mort de son père, il se rendit tout de suite à Rouen, et prit possession de cette ville et de tout le duché sans aucune opposition. Et comme ses fidèles l'engageaient à aller au plus tôt conquérir par les armes le royaume d'Angleterre, que son frère lui enlevait, Robert leur répondit, à ce qu'on rapporte, avec sa simplicité accoutumée, et, s'il est permis de le dire, trop voisine de l'imprudence: «Par les anges de Dieu, quand même je serais à Alexandrie, les Anglais m'attendraient, et se garderaient d'oser se donner un roi avant mon arrivée. Mon frère Guillaume lui-même, que vous dites avoir eu cette audace, n'exposerait pas sa tête à toucher sans ma permission à cette couronne.» Il disait tout cela dans le premier moment; mais lorsqu'il eut appris en détail ce qui s'était passé, il ne s'éleva pas la moindre querelle entre lui et son frère Guillaume.
Or Henri, leur frère, demeura en Normandie auprès du duc Robert. Le roi Guillaume avait donné en mourant à son fils Henri cinq mille livres de monnaie d'Angleterre. Robert son frère lui donna en outre le comté de Coutances, ou, comme disent d'autres personnes, le lui engagea. Mais Henri n'en jouit pas longtemps; car Robert ayant trouvé quelques mauvais prétextes, qui lui furent suggérés par des hommes méchans, fit arrêter Henri à Rouen, au moment où il ne s'y attendait nullement, et lui enleva indignement ce qu'il lui avait donni1.
De l'accord qui fut conclu entre Guillaume, roi des Anglais, et Robert, duc de Normandie, son frère; et comment ils assiégèrent loin frère Henri dans le mont Saint-Michel.
Après cela, et peu de temps s'étant écoulé, Guillaume, roi des Anglais, et Robert, duc de Normandie, firent la paix entre eux, et cependant bien peu auparavant Robert eût pu très-facilement s'emparer du royaume d'Angleterre, s'il eût été moins timide. En effet, Eustache, comte de Boulogne, et l'évêque de Bayeux, et le comte de Mortain, ses oncles paternels, ainsi que d'autres seigneurs de Normandie, passèrent la mer avec une nombreuse suite de chevaliers, s'emparèrent de Rochester et de quelques autres châteaux dans le comté de Kent, et les gardèrent au nom de Robert. Mais tandis qu'ils attendaient le duc Robert lui-même, qui pendant ce temps s'occupait à se divertir en Normandie, beaucoup plus qu'il ne convenait à un homme, ils furent assiégés par le roi Guillaume, sans recevoir aucun secours de celui pour les intérêts duquel ils s'étaient exposés à de si grands dangers; et forcés de sortir honteusement des forteresses qu'ils occupaient, ils retournèrent chez eux. Enfin, comme nous l'avons déjà dit, il fut conclu tant bien que mal, à Caen, un accord entre les deux frères, par l'intermédiaire de Philippe, roi des Français, qui avait marché au secours du duc contre le roi Guillaume, résidant alors dans le château d'Eu, et entouré d'une immense armée d'Anglais et de Normands; mais ce traité, en ce qui regardait le duc Robert, fut pour lui aussi déshonorant que préjudiciable: car le roi Guillaume retint sans dédommagement tout ce dont il s'était emparé en Normandie par l'infidélité des hommes du duc, qui lui avaient livré les forteresses que le duc avait données à garder à ses chevaliers, afin qu'ils pussent faire la guerre au roi. Les forteresses que le roi Guillaume occupa de cette manière étaient Fécamp et le château d'Eu, que Guillaume, comte d'Eu, lui avait livré aussi bien que tous les autres châteaux. Etienne, comte d'Aumale, fils d'Eudes, comte de Champagne, et neveu de Guillaume l'Ancien, roi des Anglais, en tant que fils de sa sœur, en fit autant, de même que plusieurs autres seigneurs qui habitaient au delà de la Seine.
Cependant au lieu de protéger, comme ils l'auraient dû, leur frère Henri, au lieu de prendre soin de lui, afin qu'il pût vivre honorablement comme leur frère et comme un fils de roi, Guillaume et Robert unirent leurs efforts pour l'expulser de toutes les terres de leur père. Ce fut ainsi qu'une certaine fois ils allèrent l'assiéger sur le Mont-Saint-Michel. Mais après qu'ils y eurent travaillé long-temps et sans succès, ils en vinrent enfin à se quereller entre eux, et le comte Henri sortit et alla s'emparer d'un château très-fort, nommé Domfront, par l'adresse d'un certain habitant du pays, lequel, noble et riche, n'avait pu supporter plus long-temps les vexations que lui faisait endurer, aussi bien qu'à tous ses autres voisins, Robert de Bellême, homme orgueilleux et méchant, qui possédait ce château à cette époque. Dès ce moment Henri le garda avec tant de soin qu'il en demeura maître jusqu'à la fin de sa vie. Vers le même temps, Jean, archevêque de Rouen, étant mort, Guillaume, abbé de Saint-Etienne de Caen, lui succéda.
Comment le roi Guillaume étant retourné en Angleterre, Henri se remit en possession du comté de Coutances.
Or le roi Guillaume étant retourné en Angleterre, Henri se hâta, du consentement du roi son frère et avec les secours de Richard de Revers et de Roger de Magneville, de reprendre possession en majeure partie du comté de Coutances, qui auparavant lui avait été frauduleusement enlevé. Et comme dans cette affaire, ainsi que dans toutes les occasions où il en avait eu besoin, Hugues, comte de Chester, lui était demeuré fidèle, Henri lui fit concession intégrale du château que l'on appelait de Saint-Jacques, où ce même comte n'avait à cette époque d'autre droit que celui de garder la citadelle. Le roi des Anglais, Guillaume l'Ancien, avait fondé ce château, sur les confins de la Normandie et de la Petite-Bretagne, avant son expédition en Angleterre, à l'époque où il conduisit une armée contre Conan, comte de Bretagne et fils d'Alain son cousin, qui ne voulait pas se soumettre à lui. Et afin que les brigands affamés de la Bretagne ne fissent plus de mal, par leurs excursions dévastatrices, aux églises désarmées, ou au petit peuple de son territoire, et pour les mieux repousser, le roi Guillaume, après avoir fondé ce château, l'avait donné à Richard, gouverneur d'Avranches, père du susdit comte Hugues.
Comment les gens du Maine, voyant le duc Robert retenu en Normandie par toutes sortes de difficultés, prirent pour comte Hélie, fils de Jean de La Flèche.
Cependant les gens du Maine, voyant le duc Robert retenu en Normandie par toutes sortes de troubles, tinrent conseil avec Hélie, fils de Jean de La Flèche, homme rempli de vigueur et d'habileté et le plus puissant de la province, et résolurent que celui-ci cpouserait la fille d'un certain comte de Lombardie, petite-fille de Herbert, ancien comte du Mans, par sa fille aînée, espérant par ce moyen pouvoir secouer le joug des ducs de Normandie. Ils n'eurent pas besoin de grands efforts pour persuader au jeune homme d'entrer dans leurs vues, car déjà et depuis long-temps celui-ci avait prévenu leur invitation par ses vœux, en sorte qu'il ne mit aucun retard à réaliser leurs espérances et leurs projets. Ni lui ni ses conseillers ne se laissèrent détourner de cette tentative de rébellion, par la pensée que dans les temps anciens le pays du Maine avait été soumis aux ducs de Normandie, ni par ce souvenir plus récent que de notre temps le très-noble duc de Normandie, Guillaume, devenu plus tard heureux conquérant de l'Angleterre, avait délivré les gens du Maine de la tyrannie de Geoffroi Martel l'Ancien, et les couvrant de ses ailes protectrices, tant qu'il vécut, les avait gouvernés comme ses propres sujets, et laissés à gouverner à ses successeurs, au moment de sa mort; d'où il résulta qu'en effet, peu de temps après la mort de ce roi, le duc Robert, dans les premiers momens où il prit possession de son duché, conduisit une armée de Normands contre les gens du Maine, qui avaient voulu tenter audacieusement une première rébellion, et les comprima sur leur propre territoire.
Comment Anselme, abbé du Bec, ayant été promu a l'archevêché de Cantorbéry, Guillaume, moine du même lieu, lui succéda.
Dans le même temps, Anselme, abbé du Bec, ayant été appelé à l'archevêché de Cantorbéry, eut pour successeur dans le gouvernement de cette abbaye, Guillaume de Beaumont, homme recommandable par ses sentimens religieux, et moine dans le même monastère. Deux ans après, le pape Urbain étant venu dans les Gaules, assembla un concile dans la ville d'Auvergne, autrement nommée Clermont, pour y traiter des affaires de l'Eglise. Entre autres sages dispositions qu'il prit dans cette assemblée, le pape exhorta tous les fidèles, tant présens qu'absens, à faire le voyage de Jérusalem, pour obtenir la rémission de leurs péchés, et pour délivrer les lieux saints de la domination des Païens, qui les occupaient alors et les souillaient de leur présence.
Comment Robert, duc de Normandie, ayant engagé son duché à Guillaume, roi des Anglais, son frère, partit pour Jérusalem.
Ainsi donc, l'année suivante, échauffés par ces divines exhortations, presque tous les chevaliers des pays occidentaux, tant ceux qu'illustrait une grande valeur que les autres plus obscurs, entreprirent le saint pélerinage. Embrasé du même desir, Robert, duc de Normandie, envoya un exprès à son frère Guillaume, roi des Anglais, l'invitant à venir en toute hâte en Normandie, pour recevoir de lui son duché, le tenir en ses mains pendant son absence, et lui fournir sur les trésors des Anglais ce dont il aurait besoin, lui et les siens, pour soulager son indigence pendant l'expédition. Le roi Guillaume, tout réjoui de ce message, passa aussitôt en Normandie, et prêta au duc Robert dix mille marcs d'argent, sous la condition que, tant que le susdit duc demeurerait en pélerinage, lui-même tiendrait le duché de Normandie comme gage de son prêt, et qu'il le rendrait au duc lorsqu'après son retour celui-ci lui aurait remboursé l'argent qu'il lui avançait. Les choses ainsi convenues, le comte Henri se rendit vers le roi Guillaume et demeura tout-à-fait avec lui, et le roi lui concéda entièrement le comté de Coutances et celui de Bayeux, et en outre la ville de Bayeux et la citadelle de Caen. En ce même temps le roi Guillaume fit construire un certain château, nommé Gisors, sur les confins de la Normandie et de la France, et son frère Henri, qui lui succéda plus tard par la volonté de Dieu, rendit ce château inexpugnable, en le faisant entourer de murailles et en y construisant des tours élevées.
De la valeur que Guillaume déploya pour les intérêts de son royaume; et comment il persécuta l'église de Dieu et ses serviteurs.
Nous pourrions rapporter dans ces annales, au sujet de ce roi Guillaume, qu'ayant deux fois conduit une armée sur leur propre territoire, il vainquit deux fois les gens du pays de Galles, qui s'étaient révoltés contre lui, et qu'une autre fois, marchant avec son armée à la rencontre de Malcolm, roi des Ecossais, qui avait conduit une armée en Angleterre, il le força à accepter les conditions qu'il voulut lui imposer. Voici encore un autre fait. Le roi Guillaume apprit qu'Hélie, comte du Mans, assisté de Foulques, comte d'Anjou, assiégeait ses hommes dans la ville même du Mans. (Hélie avait auparavant enlevé cette ville aux hommes du roi, mais les citoyens l'avaient rendue au roi, et c'est pourquoi Hélie était venu l'assiéger de nouveau.) Le roi Guillaume donc, ayant appris cette nouvelle pendant qu'il était en Angleterre, appela ceux de ses chevaliers qui se trouvaient en ce moment auprès de lui, donna ordre que ceux qui étaient absens eussent à partir à sa suite, et se rendant vers la mer pour passer en Normandie, il trouva les vents contraires, et cependant il se lança sur les eaux, malgré les vents, disant qu'il n'avait jamais entendu dire qu'un roi eût péri par un naufrage. Ayant donc traversé la mer, pour ainsi dire en dépit des élémens, le seul bruit de son arrivée mit en fuite les comtes ci-dessus nommés, et leur fit lever le siége.
Je pourrais, dis-je, rapporter sur ce roi, et en toute vérité, ces faits et d'autres semblables encore, si je ne jugeais convenable, pour donner une suite régulière à cette histoire, de dire encore quelques mots des actes par lesquels ce roi persécuta grandement un grand nombre des serviteurs de Dieu et de la sainte Eglise, actes pour lesquels il fit une pénitence tardive et même infructueuse, du moins selon l'opinion de beaucoup d'hommes sages. D'ailleurs je suis pressé d'en venir à raconter avec plus de détail la vie de Henri, de mémoire divine, son frère et son successeur, qui, protégeant les hommes religieux et l'Eglise de Dieu, et leur prêtant son assistance, se fit infiniment vénérer.
Tandis que ce même Guillaume gouvernait le royaume d'Angleterre, Morel, neveu de Robert de Mowbray, comte de Northumberland, tua sur le territoire d'Angleterre le susdit roi des Ecossais, Malcolm, et son fils aîné, qui avaient fait une invasion dans le royaume, et détruisit la plus grande partie de leur armée. Or ce Robert, ayant voulu tenter de s'emparer, contre le gré de son seigneur, de certaines forteresses royales situées dans le voisinage de son comté, fut pris par les chevaliers du roi Guillaume, et par ses ordres retenu très-long-temps dans les fers; puis, sous le règne du roi Henri, il mourut dans la même prison. Beaucoup de gens ont dit qu'il avait été ainsi maltraité par une juste punition, pour avoir traîtreusement mis à mort le roi d'Ecosse, père de la très-noble Mathilde, qui fut dans la suite reine des Anglais. Or les terres qu'il possédait en Normandie et la plus grande partie de son comté, Henri, devenu roi, les donna à Nigel d'Aubigny, homme illustre et vaillant. Nigel épousa ensuite Gundrède, fille de Giraud de Gournay, et en eut un fils nommé Roger de Mowbray, qui étant encore enfant succéda à son père, lequel se fit moine dans l'abbaye du Bec, et donna à son fils de grandes propriétés en Angleterre. De même ce Giraud, sur la demande de son père, Hugues de Gournay, qui était aussi moine au Bec, donna beaucoup de choses à la même église, et partant ensuite pour Jérusalem avec sa femme Edith, sœur de Guillaume, comte de Warenne, il mourut en chemin. Sa femme revint ensuite, et se maria avec Drogon de Mouchy, qui eut d'elle un fils nommé Drogon. Le susdit Giraud eut pour successeur son fils nommé Hugues, qui se maria avec la sœur de Raoul de Péronne, comte de Vermandois, et en eut un fils nommé Hugues. Ayant dit brièvement ces choses, pour faire mention des amis et des bienfaiteurs du monastère du Bec, je reprends maintenant la suite de mon récit.
De la mort du roi Guillaume dans la Forêt-Neuve. — Comment Richard, son frère, était mort auparavant en ce même lieu; et de ce qui causa leur mort, selon l'opinion du peuple.
Ainsi donc, comme nous l'avons dit plus haut, le duc Robert de Normandie étant parti pour Jérusalem, en l'année 1096 de l'Incarnation du Seigneur, et ayant engagé son duché de Normandie à Guillaume son frère, roi des Anglais, il arriva, quelque temps après, que ce même roi étant allé un certain jour à la chasse dans la Forêt-Neuve, fut percé au cœur, le 2 août, par une flèche lancée imprudemment par un de ses familiers, et mourut l'an 1100 de l'Incarnation du Seigneur, et la treizième année de son règne. Du vivant de leur père, Richard, frère de Guillaume, étant allé de même chasser dans cette forêt, s'était heurté contre un arbre qu'il n'avait pas su éviter, en était tombé malade, et était mort des suites de ce coup. Or il y avait beaucoup de gens qui dirent que les fils du premier roi Guillaume avaient péri dans cette forêt par le jugement de Dieu, et par la raison que le roi Guillaume avait détruit beaucoup de fermes et d'églises tout autour de cette forêt afin de l'agrandir.
Comment Henri, son frère, lui succéda, et prit pour femme Mathilde, fille du roi d'Ecosse.
Le roi Guillaume étant mort, comme nous l'avons rapporté, son frère Henri fit aussitôt transporter son corps à Winchester, et le fit ensevelir en ce lieu dans l'église de Saint-Pierre, en face du grand autel. Après cette cérémonie, il revint à Londres, et, du consentement de tous les Français et Anglais, quatre jours après la mort de son frère, il reçut le diadême royal à Winchester. Un grand nombre d'hommes se réjouirent d'avoir enfin obtenu un roi fils d'un roi et d'une reine, et de plus né et élevé en Angleterre. Afin de vivre royalement, le roi épousa, cette même année, la vénérable Mathilde, fille de Malcolm, roi d'Ecosse, et de Marguerite. Un livre, qui a été écrit sur la vie des deux reines Marguerite et Mathilde, fait voir dans tout son éclat combien elles ont été saintes et sages, tant de la sagesse du siècle que de la sagesse spirituelle. N'oublions pas non plus de dire qu'Anselme, de sainte mémoire, archevêque de Cantorbéry, célébra à Westminster, le jour de la fête de saint Martin, le mariage de la reine Mathilde avec le très-noble roi Henri, et qu'elle fut, le même jour, décorée du diadême royal. Or le roi Henri fut un homme doué de grandes qualités, ami de la justice, de la paix et de la religion, ardent à punir les méchans et les voleurs, très-heureux en triomphant de ses ennemis, non seulement des princes et des comtes les plus fameux, mais aussi des rois les plus renommés.
Que le roi eut de la reine Mathilde un fils nommé Guillaume, et une fille qui dans la suite des temps fut mariée à Henri, empereur des Romains.
Or Henri eut de la seconde Mathilde, reine des Anglais, sa femme, un fils nommé Guillaume, et une fille qui représentait sa mère, par son nom autant que par ses vertus. Henri, cinquième comme roi des Allemands, et quatrième comme empereur des Romains, demanda cette jeune fille en mariage, lorsqu'il avait à peine cinq ans. L'ayant obtenue, il envoya des députés illustres, évêques et comtes, qui la conduisirent dans son royaume, à la très-grande joie de ses père et mère, et l'ayant solennellement reçue, à la Pâque suivante, il se fiança avec elle à Utrecht. Après les fiançailles, et le jour de fête de saint Jacques, l'archevêque de Cologne la sacra comme reine à Mayence, assisté des autres évêques ses collègues, et de l'archevêque de Trèves, qui, durant la cérémonie, la tint respectueusement dans ses bras. Lorsqu'elle fut ainsi sacrée, l'empereur la fit élever avec grand soin jusqu'à l'âge où elle pourrait se marier, afin qu'elle apprît la langue et se formât aux usages du pays des Teutons. Dans la suite de cette histoire, nous aurons occasion de parler plus amplement de cette très-noble impératrice.
Or le susdit Guillaume, fils du roi Henri, qui était né après sa sœur l'impératrice Mathilde, mais que nous avons nommé avant elle, par égard pour le sexe masculin, étant parvenu à l'âge de jeune homme, mourut d'une mort prématurée. Comme il passait de Normandie en Angleterre, son vaisseau se brisa sur un rocher, entre Barfleur et Winchester, en un passage dangereux que les habitans appellent Cataras, le ras de Catte2, et le prince se noya dans la mer, avec beaucoup de grands de son père. Ce fut le seul événement qui obscurcit quelque peu la bonne fortune de cet excellent roi; dans toutes les autres circonstances, il fut toujours infiniment favorisé par elle. Ayant dit ces choses un peu par anticipation, reprenons maintenant la suite de notre récit.
Comment le duc Robert, de retour de Jérusalem, passa en Angleterre pour enlever à son frère son royaume; et comment ils se réconcilièrent.
Or il ne s'était pas écoulé un long temps depuis que Henri avait pris le gouvernement du royaume des Anglais, lorsque son frère Robert revint de Jérusalem, et reprit possession du duché de Normandie, qu'il avait engagé à son frère Guillaume, sans payer aucune somme d'argent. Et cependant il avait à lui la somme même qu'il avait reçue de son frère, afin de pouvoir la rendre, s'il était nécessaire et si on la lui redemandait. Mais ayant appris que Henri son frère était devenu roi des Anglais, il s'indigna vivement contre lui, et le menaça beaucoup, à raison de l'audace qu'il avait eue de s'emparer de ce royaume. Il fit donc tous les préparatifs nécessaires pour son embarquement, et dès que tout fut prêt, il passa en Angleterre. Or le roi Henri, qui mettait toute sa confiance en Dieu, assembla aussitôt une grande armée d'Anglais, et marcha à la rencontre de Robert, se préparant à l'expulser du royaume d'Angleterre, lui et tous ceux qui étaient venus avec lui. Et, sans aucun doute, il y eût réussi, avec l'aide de Dieu, si son frère n'eût fait la paix avec lui, sous la condition que le roi lui donnerait, tous les ans et à jamais, quatre mille marcs d'argent. Toutefois le comte fit ensuite remise de cette même somme à la reine Mathilde, épouse de son frère. La bonne intelligence étant ainsi rétablie entre eux, le comte Robert demeura quelque temps en Angleterre, et après qu'il y eut séjourné autant que cela lui convint, il retourna en Normandie.
Comment, ce marché ayant été rompu, Henri fit Robert prisonnier à la bataille de Tinchebray, et de ce moment jusqu'à sa mort gouverna sagement le royaume d'Angleterre et le duché de Normandie.
Mais cette paix ne dura pas long-temps entre les deux frères; car le comte Robert, se confiant plus qu'il n'était juste à ceux qui aimaient mieux les voir désunis qu'en bonne intelligence, commença à chercher des prétextes, et à provoquer son frère à une rupture. Or le roi Henri ne put supporter plus longtemps ces attaques; il était surtout extrêmement indigné de voir que son frère eût dissipé, comme il avait fait, l'héritage de son père, savoir, le duché de Normandie; de telle sorte qu'il ne lui restait plus rien en propre, si ce n'est la ville de Rouen, qu'il eût peut-être aussi donnée comme tout le reste, si les habitans le lui eussent permis. Indigné, dis-je, de ces choses, le roi Henri passa la mer en toute hâte, et, ayant en peu de temps levé une armée assez considérable, il alla assiéger la ville de Bayeux, s'en rendit maître promptement, et la détruisit presque entièrement. Il s'empara ensuite de Caen. Peu de temps après, comme il assiégeait un certain château du comte de Mortain, que l'on appelle Tinchebray, et faisait tous ses efforts pour le prendre, le comte Robert son frère, le comte de Mortain, et beaucoup d'autres chevaliers, espérant se venger du roi Henri, et le chasser entièrement du pays, se précipitèrent sur lui avec une grande impétuosité. Mais frappés par le jugement de Dieu, les deux comtes furent faits prisonniers, ainsi que beaucoup d'autres des leurs, par les hommes du roi Henri, et conduits en présence de celui-ci. Ainsi Dieu donna au roi, qui le craignait, une victoire non ensanglantée, comme il l'avait jadis donnée à l'empereur Théodose, son serviteur. Dans ce combat, le roi ne perdit aucun des siens, et dans l'armée de ses adversaires, il y eut tout au plus soixante hommes tués. La lutte ainsi terminée, et la paix enfin rendue à cette malheureuse province, que les folies du comte avaient presque entièrement détruite, le roi Henri fit passer sous sa domination toute la Normandie, et tous les châteaux du comte de Mortain. Tout le pays ayant ainsi recouvré le repos, le roi retourna en Angleterre, emmenant avec lui le comte Robert, son frère, le comte de Mortain, et quelques autres qu'il lui plut de choisir, et les retint sous libre garde jusqu'à la fin de leur vie. Cette bataille, livrée à Tinchebray, entre Henri, roi des Anglais, et Robert son frère, duc des Normands, eut lieu l'an de l'Incarnation du Seigneur 1106, le 27 septembre.
Or cette même année, au mois de février, il avait apparu une comète, terrible pour les rois et les ducs, et annonçant des changemens d'empire. Le comte Robert avait gouverné le duché de Normandie durant dix-neuf ans, non compris le temps qu'il avait passé à son pélerinage de Jérusalem. Robert fut un très-vaillant chevalier et fit de très-nobles exploits, surtout lorsque les villes d'Antioche et de Jérusalem furent prises par les Chrétiens sur les Sarrasins. Mais il réussit moins bien au gouvernement de son duché, par suite de sa simplicité et de la facilité avec laquelle il prêtait l'oreille aux conseils des hommes légers.
De Sibylle, épouse du duc Robert, et de Guillaume son fils; et comment celui-ci devint comte de Flandre.
En revenant de son voyage à Jérusalem, le duc Robert épousa Sibylle, sœur de Guillaume, comte de Conversano. Il en eut un fils nommé Guillaume. La comtesse Sibylle était belle de figure, honorable par sa conduite, douée de sagesse; et quelquefois, en l'absence du duc, elle dirigea elle-même les affaires tant publiques que particulières de la province, mieux que n'eût fait le duc, s'il eût été présent. Mais elle ne vécut que peu de temps en Normandie, et fut poursuivie par la haine et l'esprit de faction de quelques dames nobles. Or son fils Guillaume, fils du duc Robert devint, dans la suite des temps, comte de Flandre, et nous allons dire en peu de mots comment cela arriva.
Comme donc Guillaume, déjà jeune homme de beaucoup de valeur, était exilé en France, tandis que son père était, comme nous l'avons dit, retenu dans les fers par le roi Henri, il arriva que quelques traîtres assassinèrent Charles, comte de Flandre, au moment où il était à l'église, assistant à la célébration des saints mystères. Ayant appris cette nouvelle, la reine des Français, épouse du roi Louis, donna au susdit Guillaume sa sœur en mariage, et obtint de son mari de faire reconnaître Guillaume comte de Flandre; car Charles était mort sans laisser de fils, et de plus Guillaume était assez proche parent des comtes de Flandre, puisque Mathilde, reine des Anglais et son aïeule, était elle-même fille de Baudouin-le-Barbu, comte de Flandre3. Or ce Baudouin avait eu deux fils, Baudouin et Robert, qui tous deux se marièrent du vivant de leur père. Baudouin, le fils aîné, prit pour femme la comtesse du Hainaut, dont il eut deux fils, Arnoul et Baudouin. Robert son frère se maria avec la veuve de Florent, comte de Frise, lequel n'avait eu de celle-ci qu'une seule fille. Robert, voulant l'éloigner de l'héritage de son père, la donna en mariage à Philippe, roi des Français, et demeura ainsi en possession du comté de Frise et de la mère de la jeune fille: c'est ce qui le fit surnommer le Frison.
Baudouin, comte du Hainaut, mourut avant la mort de Baudouin son père, et eut pour successeur Arnoul son fils aîné. Enfin, Baudouin, comte de Flandre, étant mort, Arnoul, comte de Hainaut, eût dû lui succéder, comme étant son petit-fils et fils de son fils aîné, et il tenta en effet de se mettre en possession de son héritage. Philippe, roi des Français, vint à son secours; Mathilde, reine des Anglais, sa tante paternelle, lui envoya Guillaume fils d'Osbern, avec un corps de chevaliers bien armés; mais Robert le Frison, aussi oncle d'Arnoul, ayant réuni à ses forces une armée de Henri, empereur des Romains et des Allemands, attaqua à l'improviste les alliés, le jour du dimanche de la Septuagésime, mit en fuite Philippe, roi des Français, tua dans le combat Arnoul son neveu et Guillaume fils d'Osbern, comte de Hertford, et par suite de cette victoire Robert demeura jusqu'à sa mort en possession du comté de Flandre.
De Guillaume, comte de Hertford, et de ses successeurs.
Or ce Guillaume, comte de Hertford, dont je viens de parler, fut un homme honorable et vaillant, et parent des ducs de Normandie, non seulement du côté de son père, mais aussi par sa mère. En effet, Osbern, son père, était fils de Herfast, frère de la comtesse Gunnor, épouse de Richard I, duc de Normandie, et sa mère était fille de Raoul, comte d'Ivry, lequel était frère utérin du duc Richard, ci-dessus nommé. Ce même Guillaume épousa Adélise, fille de Roger du Ternois, et en eut deux fils, Guillaume de Breteuil, qui, après la mort de son père, eut toutes les terres que celui-ci possédait en Normandie, et Roger, à qui le comté de Hertford échut en partage, lors de la distribution des terres. Guillaume eut en outre deux filles, dont l'une nommée Emma fut mariée à Raoul de Gael4, né Breton, qui devint comte de Norwich. Mais comme ce Raoul tenta quelque temps de se maintenir dans la forteresse de Norwich, au mépris de sa fidélité envers le roi Guillaume l'Ancien, il fut chassé et banni du royaume d'Angleterre, et se rendit à Jérusalem avec son épouse, laissant une fille nommée Itte, qui, dans la suite des temps, fut mariée à Robert, comte de Leicester, fils de Robert, comte de Meulan. D'où il résulta que, après la mort de Guillaume de Breteuil, oncle de sa femme, ce comte Robert de Leicester finit par avoir Lire, Glot, Breteuil et la plus grande portion des terres que Guillaume fils d'Osbern, aïeul de sa femme, avait possédées en Normandie. Robert, comte de Leicester, eut de sa femme un fils et plusieurs filles.
Guillaume, fils d'Osbern, ayant été tué comme nous l'avons rapporté, Guillaume de Breteuil son fils, qui lui avait succédé, commença à réclamer le château d'Ivry, qui avait appartenu au comte Raoul, père de son aïeule. Or à cette époque Robert, duc de Normandie, avait ce château dans ses domaines, de même que son père, le roi Guillaume, l'avait possédé durant toute sa vie. La comtesse AIberède, épouse du comte Robert, avait entrepris de faire construire, au sommet de la montagne qui dominait le château, une tour extrêmement forte, et qui subsiste encore aujourd'hui; et Robert, comte de Meulan, avait la garde de cette tour, et remplissait dans le château les fonctions de vicomte. Ce dernier obtint, avec son adresse accoutumée, que ledit château fût rendu à Guillaume de Breteuil, sous la condition cependant que lui-même, en remplacement des droits qu'il avait sur le susdit château, recevrait à perpétuité de la munificence du duc Robert le château de Brionne, voisin de ses terres. Ce château était depuis fort longtemps l'une des résidences particulières des ducs de Normandie; aussi l'avaient-ils toujours eu jusqu'alors sous leur seigneurie, si ce n'est cependant lorsque Richard II l'avait donné au comte Godefroi, son frère naturel, et lorsque le comte Gilbert, fils de celui-ci, l'avait possédé après la mort de son père; mais le comte Gilbert étant mort, le château de Brionne était rentré sous la seigneurie des ducs de Normandie. Et comme Roger, fils de Richard, redemandait ce même château, attendu que son aïeul, le comte Gilbert, l'avait auparavant possédé, comme je viens de le dire, le comte Robert de Meulan, desirant se délivrer de toute inquiétude, obtint du duc Robert que l'on donnât à Roger, fils de Richard, un certain château nommé Humet, situé dans le comté de Coutances, non seulement pour mettre un terme à ses réclamations, mais en outre au prix d'une somme d'argent assez considérable, que Roger avait donnée au duc pour cet objet. Il y a beaucoup d'hommes âgés qui disent que Richard, père de Roger, avait déjà depuis long-temps reçu en Angleterre le château de Tunbridge, pour prix de ses réclamations sur le château de Brionne. Ils assurent qu'on mesura au cordon une lieue de terrain tout autour du château de Brionne, que ce cordon fut porté en Angleterre, et que Richard reçut à la mesure, autour du château de Tunbridge, autant de terrain qu'on sait qu'il y en a eu jusqu'à nos jours attenant au château de Brionne.
Il arriva, quelque temps après, que Goel de Breherval s'empara par artifice de la personne de Guillaume de Breteuil, son seigneur, et le retint en captivité, jusqu'à ce que celui-ci eût enfin consenti à lui donner forcement une sienne fille bâtarde, et en outre le château même d'Ivry. Goel, enfant de Bélial, eut de sa femme des fils, Guillaume Louvel, Roger le Bègue et d'autres encore, en qui la méchanceté et la perfidie de leur père se sont perpétuées comme en des grains provenus d'une mauvaise semence, au grand préjudice des hommes innocens. Or Guillaume de Breteuil étant délivré de ses chaînes, mais n'oubliant point les insultes du perfide Goel, osa entreprendre une chose qui mérite bien d'être racontée. Appelant à son secours, à force de présens, le roi des Français Philippe, suivi d'une nombreuse armée, et Robert duc de Normandie; fournissant en suffisance et à ses propres frais toutes les choses dont avaient besoin, et ces princes et tous ceux de leurs vassaux qui voulurent prendre son parti, il détruisit presque entièrement le château de Breherval, ravagea toutes les terres de Goel, et l'assiégeant enfin dans le château d'Ivry, il réduisit ce perfide à désespérer de son salut, et à lui livrer ce fort. Dès ce moment enfin, et tant qu'il vécut, Guillaume posséda ce château comme sa propriéte et en toute sécurité. Au moment de sa mort Guillaume institua héritier de sa terre un certain jeune homme, Raoul de Gael, son neveu, et fils de sa sœur Emma; mais Eustache, fils naturel de Guillaume, tandis qu'on célébrait les obsèques de son père, s'empara de toutes ses forteresses, s'y retrancha; et à la suite de cette invasion, il jouit très-long-temps et en pleine sécurité de toutes les terres de son père, jusqu'au moment où sa femme Julienne, fille naturelle du roi Henri, méconnaissant, dans l'excès de son arrogance et de sa folie, les volontés du roi, et oubliant la fidélité qu'elle lui devait, chassa du château de Breteuil ceux qui en étaient les gardiens pour le roi. C'est pourquoi le roi fort irrité enleva à bon droit à Eustache tout cet héritage qu'il avait possédé jusqu'alors, non point en vertu de ses droits, mais seulement par suite d'une usurpation, ou plutôt par un effet de la clémence du roi. Ainsi donc le château d'Ivry fut rendu à Goel et à ses fils. Les autres terres passèrent ensuite, comme je l'ai déjà dit, à Robert, comte de Leicester, et à son épouse, et Eustache ne conserva que le fort de Pacy. Après avoir donné tous ces détails à l'occasion de Guillaume, fils d'Osbern, dont nous avons parlé ci-dessus, revenons maintenant à raconter ce que nous avions le projet de dire sur les comtes de Flandre.
De la mort de Guillaume, comte de Flandre.
Henri, roi des Saxons et empereur des Romains, donna le comté de Cambrai au susdit Robert, comte de Flandre; et celui-ci lui en fit hommage de fidélité. Or ce Robert eut deux fils, savoir, Robert et Philippe. Robert, surnommé le Hiérosolymitain, parce qu'il assista à la prise de Jérusalem par les Chrétiens, eut pour fils Baudouin, qui lui succéda. Ce même Baudouin étant mort des suites d'une blessure qu'il avait reçue en un certain combat auprès du château d'Eu, en Normandie, Charles, son cousin, lui succéda.
Celui-ci fut tué par trahison, comme je l'ai déjà dit, et alors le comté de Flandre passa, ainsi que je l'ai raconté ci-dessus, à Guillaume, fils de Robert, duc de Normandie. Mais Guillaume ne vécut que peu de temps après cet événement, et fut blessé à mort en livrant assaut à un certain château. Il mourut le 17 juillet, l'an 1128 de l'Incarnation du Seigneur, et fut enseveli dans l'église de Saint-Bertin le Confesseur. Il eut pour successeur Thierri d'Alsace, parent des comtes précédens. Henri, roi des Anglais, lui donna en mariage la sœur de Geoffroi Martel, comte d'Anjou. Or Robert, duc de Normandie, et père du susdit Guillaume, mourut en Angleterre, à Bristol, château possédé par Robert comte de Glocester son neveu, à qui le roi Henri en avait donné la garde. Robert mourut le 10 février, l'an 1134 de l'Incarnation du Seigneur, et fut enseveli dans l'église de Saint-Pierre de Glocester. Ayant dit ces choses en anticipant un peu sur les temps, reprenons maintenant la suite de notre récit.
Mort de Philippe, roi des Français, qui eut pour successeur Louis, son fils. — De l'origine des comtes d'Evreux et de leur postérité.
Vers ce temps Philippe, roi des Français, sortit de la vie de ce monde, et Louis son fils lui succéda.
Guillaume, archevêque de Rouen, étant mort aussi, Geoffroi, doyen du Mans, obtint ce siége pontifical. Peu de temps s'était écoulé lorsque Guillaume, comte d'Evreux, mourut. Et puisque je viens de parler de cette ville, je veux dire en peu de mots quelle fut d'abord l'origine de ses comtes. Robert, fils de Richard I, duc de Normandie, et de plus archevêque de Rouen et comte de la ville d'Evreux, se maria comme tout autre laïque, et contre l'usage des ecclésiastiques, et eut deux fils, savoir, Richard, qui lui succéda dans son comté, et Raoul de Gacé. Or le comte Richard eut de la veuve de Roger du Ternois, lequel avait été tué dans un combat, un fils, Guillaume, celui dont j'ai parlé ci-dessus, et qui lui succéda, et une fille qui fut mariée à Simon de Montfort, et de qui naquirent Amaury et Berthe sa sœur. Avant d'épouser cette femme, Simon avait eu déjà deux autres femmes. De la première il avait eu son fils le premier né, également appelé Amaury, et une fille nommée Elisabeth. Cet Amaury ayant été tué, Raoul du Ternois...5.
Des querelles survenues entre le roi Henri et Amaury, comte de la ville d'Evreux.
De la guerre entre Louis, roi des Français, et Henri, roi des Anglais.
Comment le roi Henri retourna en Angleterre après avoir fait la paix avec le roi Louis; et de la mort de Guillaume son Fils.
De la querelle survenue entre ce même roi et Galeran, comte de Meulan; et comment elle fut terminée.
.... Or, à la droite des ennemis, les troupes s'étant avancées en ordre de bataille avec les archers à cheval, qui étaient en très-grand nombre dans l'armée du roi, il s'éleva des deux côtés de grands cris, comme il arrive ordinairement au commencement d'une bataille. Mais avant que les corps des chevaliers se fussent rencontrés, le parti du comte était presque entièrement détruit par la vigueur des archers, qui l'écrasèrent d'une grêle de flèches, vers le côté droit où les ennemis n'avaient pas de boucliers pour se défendre. Il serait trop long d'entrer dans les détails de cette affaire, et, pressé de passer à un autre sujet, je me hâte d'en rapporter seulement l'issue.
Peu après que le combat eut été engagé, le comte Galeran fut fait prisonnier, et l'on prit aussi tous ces riches et nobles chevaliers qui suivaient ses bannières. Quelques-uns d'entre eux cependant, après être tombés aux mains de leurs ennemis, se sauvèrent par la fuite, du consentement de ceux de leurs parens qui combattaient dans l'armée royale. Parmi ces derniers, furent Amaury, comte d'Evreux, et Guillaume Louvel, d'Ivry. Cette bataille fut livrée par les généraux de Henri, roi des Anglais, contre Galeran, comte de Meulan, l'an 1124 de l'Incarnation du Seigneur, et le 26 mars, non loin du lieu que l'on appelle le bourg de Turold.
Avec quelle habileté le même roi gouverna paisiblement tous ses domaines.
Le comte Galeran et ses compagnons ayant été chargés de fers, le roi Henri fit détruire de fond en comble la tour de Watteville. S'étant emparé ensuite du château de Brionne de vive force plutôt que par l'effet d'une soumission volontaire, il punit de la perte de ses yeux celui qui l'avait occupé long-temps, depuis la captivité du comte. Aussi ceux qui tenaient encore le château de Beaumont en furent-ils effrayés, et pour ne pas éprouver un pareil traitement, ils le rendirent au roi. Ayant ainsi apaisé toutes ces séditions, le roi réunit à ses domaines tant les terres du comte que les terres de ceux qui avaient été pris avec lui. Quelques années après, il pardonna cependant au comte Galeran, le délivra de ses fers, et lui permit de jouir du revenu de ses terres, se réservant seulement la garde de ses forteresses. Quelques-uns de ses compagnons de captivité demeurèrent dans les fers tant que le roi demeura lui-même dans ce monde. Or depuis le jour où le comte de Meulan fut fait prisonnier dans la bataille dont j'ai parlé ci-dessus, et durant les dix années que le roi Henri vécut encore, la paix la plus complète régna tant dans le duché de Normandie que dans le royaume d'Angleterre, quoique son neveu Guillaume fît tous les efforts possibles pour la troubler, pendant le peu de temps qu'il occupa le comté de Flandre. Mais ce sage roi était supérieur à presque tous les princes de son temps autant par sa bonté que par ses richesses; par l'une de ces qualités, savoir sa bonté, il était plein de condescendance pour les églises, les monastères et tous les hommes pauvres de ses terres; par l'autre, savoir par l'infinie quantité de ses richesses, il opposait sur divers points, à ses ennemis les plus rapprochés, de nombreuses compagnies de chevaliers chargés de repousser par la force des armes les brigandages qui pourraient être commis contre les églises ou les pauvres. Aussi arriva-t-il très-rarement que les terres de cet illustre roi Henri, situées dans le voisinage d'autres provinces, fussent exposées à des aggressions ennemies, et bien moins encore celles qui en étaient plus éloignées, parce que, comme je viens de le dire, les nombreux chevaliers que ce très-excellent prince entretenait dans l'aisance à ses frais, et qu'il honorait de ses présens, repoussaient toutes les entreprises hostiles.
Ce que fit le roi, par amour pour la justice, contre les changeurs pervers, dans presque toute l'Angleterre.
Je vais rapporter une chose qui arriva dans le temps où durait encore la querelle survenue entre le roi et le comte de Meulan, par où l'on verra apparaître et la sévère justice de ce roi contre les injures et son mépris pour l'argent, à côté de la droiture de ses intentions.
Tandis donc que le roi était en Normandie, occupé des affaires de la guerre, il arriva que, je ne sais par quel excès de perversité, presque tous les changeurs du royaume d'Angleterre fabriquèrent une monnaie d'étain, dans laquelle ils firent entrer un tiers d'argent au plus, tandis qu'elle devait être entièrement en argent. Cette fausse monnaie fut transportée en Normandie, et les chevaliers du roi en ayant reçu par hasard en paiement de leur solde, et n'ayant pu en faire usage pour leurs achats, attendu qu'elle n'était pas bonne, portèrent plainte au roi de cette falsification. Le roi donc irrité, et de l'insulte faite à ses chevaliers, et bien plus encore de cette violation de la justice, rendit une sentence, mandant et ordonnant à ceux qu'il avait laissés en sa place en Angleterre qu'ils eussent à punir de la perte de la main droite et des parties génitales tous les changeurs qui seraient justement reconnus coupables d'un tel crime. 0 homme défenseur de la justice et sévère à punir l'iniquité! Oh! s'il eût voulu accepter une rançon pour les membres de tant d'hommes criminels, combien de milliers de talens il eût pu gagner! Mais, ainsi que nous avons dit, il dédaigna l'argent, par amour pour la justice.
De la mort de Guillaume, abbé du Bec, et des bonnes qualités du vénérable Boson, son successeur.
En ce temps mourut Guillaume, abbé du Bec, qui eut pour successeur le seigneur Boson, au sujet duquel on a demandé, ce qui lui a le plus mérité le respect et l'illustration parmi les hommes, ou de sa grande habileté pour les affaires du siècle et pour les affaires de la religion, ou de sa soumission toute particulière aux lois de la vie monastique. Plusieurs hommes puissans, brillans des dignités du siècle ou de celles de l'Eglise, vivaient avec lui dans la plus intime familiarité, le respectant comme un père, le craignant comme un précepteur, l'aimant comme un frère ou un fils. Ils lui confiaient le soin de leur ame, ils en faisaient comme une sentinelle, à l'aide de laquelle ils surveillaient tous les ordres ecclésiastiques. Aussi la vigilance assidue d'un tel homme, à qui sa sagesse et sa sainteté donnaient une très-grande autorité, était-elle propre à inspirer aux princes une parfaite sécurité pour ces objets de leur tendre sollicitude. Comme je viens de le dire, le roi Henri, ou plutôt l'assentiment unanime de l'assemblée générale, le fit abbé du monastère du Bec, quoiqu'il s'en défendît autant par humilité que par crainte de se charger d'un poste trop élevé. Les abbés, les monastères, les synodes, les cours le vénèrent comme un homme sage autant qu'éloquent, juste autant que rempli de prudence. Il se plaît à commander à ses sens, et ne se livre à aucun excès; jamais il n'accorderait rien à l'argent ou à la faveur, soit qu'il prononce une sentence en justice, soit qu'il dise son avis dans le conseil. Il se montre à la fois doux et sévère, et toujours de la manière la plus convenable; il ne paraît ardent à persécuter aucun homme, il n'est ennemi de personne, mais il poursuit partout tous les vices.
Maintenant, et pour ne pas m'éloigner plus longtemps de ce qui concerne l'illustre roi Henri, je vais raconter ce que j'ai promis de dire sur sa fille Mathilde, l'auguste impératrice.
Comment, après la mort de l'empereur Henri, sa veuve Mathilde l'impératrice étant revenue en Angleterre, le roi Henri, son père, la donna en mariage à Geoffroi, duc d'Anjou, qui eut d'elle trois fils, Henri, Geoffroi et Guillaume.
Henri IV, empereur des Romains, étant mort avant d'être devenu vieux et l'an 1125 de l'Incarnation du Seigneur, le très-puissant roi des Anglais, Henri, envoya ses grands auprès de sa fille Mathilde l'impératrice, et la fit ramener en Angleterre, en lui rendant de grands honneurs. Les très-illustres princes de la cour romaine, qui avaient connu sa sagesse et la régularité de sa conduite, du vivant de l'empereur son époux, desiraient vivement qu'elle continuât à les gouverner; c'est pourquoi ils vinrent à sa suite, à la cour du roi son père, pour le solliciter à ce sujet. Mais le roi n'ayant point consenti à cette demande (car sa volonté était qu'elle lui succédât après sa mort dans le royaume d'Angleterre, en vertu de ses droits héréditaires), prescrivit que les évêques, les archevêques, les plus puissans parmi les abbés, aussi bien que les comtes et les grands de tout son royaume lui engageassent leur foi par les sermens les plus formels, s'obligeant a employer toutes leurs forces pour qu'après la mort de son père, la susdite impératrice fût maintenue en possession de la monarchie de la Grande-Bretagne, que l'on appelle maintenant Angleterre. Il n'est point de mon sujet de dire s'ils ont ou non tenu ces engagemens. Dans la suite du temps, le roi desirant mettre un terme à l'inimitié importune de Foulques, comte d'Anjou, de Tours et du Mans (car ils étaient depuis long-temps en querelle pour divers motifs), surmonta la résistance de sa fille l'impératrice, et la donna en mariage à Geoffroi Martel, fils du susdit Foulques, et qui lui succéda dans son comté, lorsque Foulques fut devenu roi de Jérusalem. Le marquis Geoffroi eut de sa femme trois fils, Henri, Geoffroi Martel et Guillaume, héritiers légitimes du royaume d'Angleterre, non seulement par le roi Henri leur grand-père, mais aussi par la reine Mathilde leur aïeule; car l'un et l'autre époux, Geoffroi et l'impératrice Mathilde, étaient également proches parens, quoique de divers côtés, des précédens rois d'Angleterre, ainsi qu'on peut le voir dans le livre qui a été écrit sur la vie de la reine Mathilde. Il est possible que nous transcrivions ce livre à la suite de cet ouvrage, tant pour faire connaître les faits qui y sont rapportés que pour honorer la mémoire, et de la mère, au sujet de laquelle ce livre a été écrit, et de la fille, pour qui il a été écrit.
Comment les rois des Français descendent de la famille des comtes d'Anjou.
Nulle personne, pas même l'impératrice elle-même, ne saurait trouver mauvais que ladite impératrice, après avoir partagé la couche de l'empereur, ait été unie en mariage au comte d'Anjou. Quoique la dignité du comte d'Anjou fût sans doute beaucoup moins grande que celle de l'empereur romain, ceux qui examineront l'histoire des rois de France y trouveront cependant combien est illustre la race à laquelle appartiennent les comtes d'Anjou. On y verra en effet que les rois des Français qui de notre temps gouvernent ce royaume, sont issus de la race des susdits comtes. On trouve dans le livre des Gestes des rois de France, après le récit de la mort de Charles-le-Chauve, sinon les termes précis que je vais rapporter, du moins leur sens bien exact: «Après la mort de Louis, fils de Charles-le-Chauve, Charles-le-Simple, son fils, était encore enfant, et ne pouvait nullement tenir les rênes du royaume: les deux fils de Robert, comte d'Anjou, homme de race saxonne, étaient vivans, savoir, le prince Eudes, à la garde duquel Louis avait confié son fils Charles, et Robert, frère d'Eudes. Les Bourguignons et les Aquitains élurent pour leur roi le susdit Eudes, qui gouverna très-bien le royaume des Français pendant treize ans, et le défendit vigoureusement contre les Danois qui, à cette époque,dévastaient les Gaules. Eudes étant mort, Charles-le-Simple recouvra son royaume, et Robert, frère d'Eudes, fut fait, sous ce même Charles, prince des Français. Mais comme on ne lui rendit pas cette portion de la principauté que son frère Eudes possédait avant d'être élu roi, Robert se révolta contre le roi Charles, reçut lui-même l'onction royale, régna un an, et fut tué à la bataille de Soissons, livrée par l'armée de Charles-le-Simple. Après lui cependant, son fils Hugues-le-Grand, né de la fille de Héribert, comte de Péronne, fut fait aussi prince des Fiançais. Cet Héribert s'empara par trahison de la personne de Charles-le-Simple, au moment où il revenait vainqueur, après la susdite bataille, et Charles mourut son prisonnier. Or le susdit Hugues-le-Grand ayant épousé la fille d'Othon, roi des Saxons, et plus tard empereur des Romains, eut de ce mariage Hugues-Capet et ses frères. Et ce Hugues, lorsque la race de Charlemagne se trouva éteinte, recut l'onction, et devint roi des Français. De son vivant, et même la première année de sa royauté, Hugues s'adjoignit son fils Robert, roi très-pieux et très-versé dans la connaissance des lettres, par les soins de Gerbert, moine philosophe, qui devint ensuite pape de Rome.» Voilà ce que j'ai voulu extraire du livre des Gestes des Francs, pour l'insérer dans cet écrit, faire connaître à ceux qui l'ignorent la noblesse des comtes d'Anjou, et leur montrer que la troisième famille des rois de France (car, à partir du commencement de cette monarchie, plusieurs familles lui ont successivement fourni des rois) descend en effet, comme je l'ai dit, de cette race des comtes d'Anjou. Il n'y a donc rien d'inconvenant à ce que la fille du roi des Anglais ait été unie en mariage à un homme aussi proche parent des rois des Français. Je reviens maintenant à mon sujet.
Comment la susdite impératrice, étant tombée malade, donna très-dévotement ses trésors à diverses églises et aux pauvres.
La susdite impératrice, Mathilde, étant une fois tombée malade à Rouen, rendit témoignage de sa sagesse et de sa religion, tant pour les hommes du temps présent que pour ceux des temps à venir. Elle distribua d'une main généreuse, tant aux églises des diverses provinces qu'aux religieux des deux sexes, aux pauvres, aux veuves et aux orphelins, non seulement les immenses trésors de l'Empire, qu'elle avait apportés avec elle d'Italie, mais en outre ceux que la munificence du roi, ou plutôt de son père, lui avait alloués sur les richesses inépuisables des Anglais; à tel point qu'elle ne voulut pas même garder un matelas en soie sur lequel elle était couchée durant sa maladie, et que, l'ayant fait vendre, elle ordonna d'en remettre le prix aux lépreux. Toutefois elle se montra, dans cette distribution, plus généreuse pour l'église du Bec que pour beaucoup d'autres monastères de la Neustrie, si même on ne doit dire pour tous les autres. Elle donna à cette église diverses choses infiniment précieuses, tant par la matière que par le travail, les plus chères que possédât la ville de Bysance, et qui doivent subsister honorablement jusqu'à la fin des siècles, pour rappeler à jamais l'affection et le zèle de cette auguste impératrice envers cette église, et pour entretenir plus vivement le souvenir de cette illustre dame dans les cœurs de tous ceux qui habitent en ce lieu. Il serait trop long de décrire ou même d'indiquer toutes ces choses par leurs noms. Les hôtes les plus considérables, et qui ont vu souvent les trésors des plus nobles églises, se font un plaisir d'admirer ces objets. Un Grec ou un Arabe passerait en ces lieux, et éprouverait le même sentiment de plaisir. Nous croyons donc, et il est très-permis de croire, que le plus équitable de tous les juges lui rendra au centuple, non seulement dans le siècle futur, mais même dans le siècle présent, ce qu'elle donne avec joie à ses serviteurs avec autant de générosité que de dévotion. Il n'est pas douteux qu'elle a déjà reçu une récompense dans le temps présent, lorsque, sa maladie s'étant apaisée, elle est rentrée dans les voies de la sainteté par la miséricorde de Dieu, et lorsque ses moines, les moines du Bec (qui priant plus ardemment et plus assidûment que tous les autres pour le rétablissement de sa santé, s'étaient eux-mêmes presque entièrement épuisés à force de supplications), ont été également visités du souffle bienfaisant d'une meilleure santé, et se sont parfaitement rétablis.
Comment, lorsqu'elle désespérait de sa vie, elle demanda au roi la permission d'être ensevelie au Bec; et de l'affection qu'elle avait pour cette église. — Comment elle recouvra la santé.
Nous ne devons point passer sous silence, et même, pour mieux dire, nous devons tracer en caractères ineffaçables, afin de le transmettre aux siècles à venir, ce fait, qu'avant d'être entrée en convalescence, l'impératrice Mathilde avait demandé à son père de permettre qu'elle fût ensevelie dans le monastère du Bec. Son père l'avait d'abord refusé, disant qu'il ne serait pas digne de sa fille, l'impératrice auguste, qui, une première et une seconde fois, avait marché dans la ville de Romulus, capitale du monde, la tête décorée du diadème impérial par les mains du souverain pontife, d'être inhumée dans un simple monastère, quelles que fussent la célébrité et la réputation religieuses de cette maison, et qu'il convenait mieux qu'elle fût du moins transportée dans la ville de Rouen, métropole de toute la Normandie, et déposée dans l'église principale, où avaient été placés aussi ses ancêtres, Rollon et Guillaume Longue-Épée son fils, qui avaient conquis la Neustrie par la force de leurs armes. Ayant appris cette décision du roi, l'impératrice Mathilde lui envoya de nouveau un messager, pour lui dire que son ame ne serait jamais heureuse si elle n'obtenait que sa volonté fût du moins accomplie en ce point. O femme remplie de force et de sagesse, qui dédaignait la pompe du siècle pour le sépulcre de son corps! Elle savait en effet qu'il est plus salutaire pour les ames des défunts que leurs corps soient ensevelis aux lieux où des prières plus fréquentes et plus pieuses sont offertes pour elles au Seigneur. Vaincu par la sagesse et la piété de son auguste fille, le père, qui était accoutumé à vaincre les autres en vertu et en piété, céda, et lui accorda la permission qu'elle sollicitait pour se faire ensevelir au Bec. Mais Dieu voulut, comme je l'ai déjà dit, qu'elle recouvrât entièrement la santé. Ayant donc, ainsi qu'il était convenable, rapporté toutes ces choses touchant l'impératrice Mathilde, je parlerai en peu de mots des autres enfans du roi Henri, quoiqu'ils fussent nés d'une manière moins honorable, et seulement pour faire connaître les principaux faits qui se rapportent à eux.
Comment le roi Henri épousa Adelise, après la mort de sa femme Mathilde; et des enfans qu'il eut d'ailleurs, dont le premier-né. fut Robert, comte de Glocester, qui obtint l'héritage de Robert, fils d'Aimon, et sa fille.
La seconde Mathilde, reine des Anglais, et mère de l'impératrice, étant morte, comme je l'ai rapporté plus haut, le roi Henri épousa Adelise, fille de Godefroi, comte de Louvain, et cousine d'Eustache, comte de Boulogne; mais il n'eut point d'enfant de ce mariage. Le même roi cependant eut six fils et sept filles, nés, ainsi que je viens de le dire, d'une manière moins honorable. Or son premier né, nommé Robert, fut marié par son père à une très-noble jeune fille, nommée Sibylle, fille de Robert, fils d'Aimon, et petite-fille, par sa mère Mabille, de Roger de Mont-Gomeri, père de Robert de Bellême, et en même temps son père lui concéda le très-vaste héritage qui appartenait à cette jeune fille en vertu de ses droits, tant en Normandie qu'en Angleterre. Robert eut de ce mariage cinq fils, savoir Guillaume son fils premier-né, et ses quatre frères, et en outre une fille. Or l'héritage que Robert obtint en même temps que la main de cette jeune fille, avait pour chef-lieu le bourg que l'on appelle Thorigny, situé sur les confins des comtés de Bayeux et de Coutances, à deux milles environ en deçà de la rivière de la Vire, qui sépare ces deux comtés. Après qu'il eut pris possession de ses droits, Robert, le fils du roi Henri, mit cette place à l'abri de toute tentative ennemie, en faisant construire de hautes tours et des remparts très-solides, en creusant des fossés taillés sur la montagne dans le roc vif, et en l'entourant de tous côtés de grandes piscines où l'on recueillait les eaux. Et quoique le territoire environnant soit peu propre à produire beaucoup de grains, le bourg de Thorigny est cependant très-peuplé, il y a des marchands de toutes sortes d'objets, il est orné de beaucoup d'édifices, tant publics que particuliers, et l'or et l'argent y sont en abondance. Le roi donna en outre à son fils la terre d'Aimon, le porte-mets, oncle paternel de son épouse. De plus, et comme il n'eût pas suffi que le fils du roi possédât de vastes domaines, s'il n'avait en même temps un nom et les honneurs dune dignité publique, son père lui donna, dans sa bonté, le comté de Glocester. Richard, frère de ce comte Robert, comme fils du même père, périt avec son frère Guillaume dans le naufrage dont j'ai déjà parlé. Les autres trois frères, savoir, Rainaud, Robert et Gilbert, sont encore jeunes et sans établissement. Le quatrième, savoir Guillaume de Tracy, sortit de ce monde peu de temps après la mort de son père. L'une des filles du roi, nommée Mathilde, épousa le comte du Perche, Rotrou, et lui donna une fille. Cette même Mathilde se noya dans la suite avec ses frères, lors du même naufrage. Une autre fille du roi, également appelée Mathilde, fut donnée en mariage à Conan, comte de la Petite-Bretagne, qui eut d'elle un fils nommé Hoel, et deux filles. La troisième fille du roi, Julienne, fut mariée à Eustache de Pacy, dont elle eut deux fils, Guillaume et Roger. La quatrième épousa Guillaume Goel. La cinquième se maria avec le vicomte de Beaumont, dont le château est situé dans le pays du Mans. La sixième a épousé Matthieu, fils de Burchard de Montmorency. La septième, fille d'Elisabeth, sœur de Galeran, comte de Meulan, n'est pas encore mariée.
Geoffroi, archevêque de Rouen, qui depuis long-temps avait succédé à Guillaume, étant mort, Hugues, abbé de Radinges, fut promu à ce siége.
Vers ce même temps, Geoffroi, archevêque de Rouen, étant décédé, Hugues, premier abbé de Radinges, lui succéda. Peu de temps s'était écoulé, lorsque le pape Innocent II vint à Rouen pour visiter le roi Henri, lequel l'accueillit et le traita avec les plus grands honneurs, comme il était convenable à l'égard du seigneur apostolique. Long-temps auparavant, le même roi avait également reçu royalement, dans son château de Gisors (situé sur les limites de son duché), et renvoyé chargé de riches présens le pape Calixte, qui s'était rendu auprès de lui pour traiter des affaires de l'Eglise.
Des châteaux que le roi Henri bâtit dans son duché de Normandie. — Comment il maintint la paix par sa sagesse, non seulement dans ses États, mais encore dans des contrées très-éloignées.
Or le roi Henri fit construire un grand nombre de châteaux, tant dans son royaume que dans son duché, et répara presque toutes les forteresses bâties par ses prédécesseurs, et même les villes les plus antiques. Voici les noms des châteaux qu'il éleva en Normandie sur les confins de son duché et des provinces voisines: Driencourt, Neufchâtel, sur les bords de la rivière d'Epte, Verneuil, Nonancourt, Bon-Moulins, Colme-Mont6, Pontorson et d'autres encore, que je m'abstiens de nommer, pour ne pas m'arrêter plus long-temps.
Par un effet de la sagesse et de la bonté que Dieu lui avait accordées, le roi maintint la paix, non seulement dans ses terres, mais même dans les royaumes éloignés. Il tenait tellement sous le joug les gens du pays de Galles, toujours rebelles contre les Anglais, que, non seulement lui-même, mais aussi tousses vassaux, faisaient construire des forteresses dans toute l'étendue du pays, en dépit de ses habitans, et que, de son vivant, eux-mêmes n'en possédaient aucune directement, si ce n'est le mont appelé dans la langue des Anglais Snowdown, c'est-à-dire., montagne neigeuse, parce qu'en effet il y a constamment de la neige. Il n'y a qu'un seul point sur lequel quelques personnes aient trouvé ce roi répréhensible, et même avec justice, au dire de beaucoup de gens. Comme il tenait en ses mains les châteaux de quelques-uns de ses barons, et même de quelques seigneurs, dont les possessions étaient limitrophes de son duché, afin que ceux-ci ne pussent, dans l'excès de leur confiance, faire quelque tentative pour troubler la paix de son Empire, le roi les faisait quelquefois environner de murailles et garnir de tours, comme s'ils lui eussent appartenu en propre. Beaucoup de gens ne savaient pas quelles étaient ses intentions en agissant ainsi; et c'est pourquoi on l'en blâmait beaucoup.
Des églises et des monastères que le roi a bâtis; de ses largesses envers les serviteurs du Christ, et de ses autres œuvres pies.
Or cet illustre roi Henri dont nous rapportons ici les actions, fut très-généreux non seulement pour les puissans de ce monde, mais encore, ce qui est bien plus grand et plus utile, pour les religieux. C'est ce qu'attestent les évêques, les abbés, les moines pauvres, les congrégations de religieuses, non seulement de France et d'Aquitaine, mais aussi de Bourgogne et d'Italie, qui recevaient tous les ans de lui de très-grands secours. Ce roi fit élever en Angleterre, à partir des fondations, l'abbaye de Sainte-Marie de Reading7 sur le fleuve de la Tamise, et l'ayant enrichie d'ornemens et de propriétés, il y établit des moines de l'ordre de Cluny. Il construisit aussi une autre église à Chichester, en l'honneur de saint Jean, y plaça des chanoines réguliers, et leur fournit en suffisance tout ce dont ils avaient besoin. De même, en Normandie et à Rouen, il fit presque entièrement terminer l'église de Sainte-Marie-du-Pré, commencée depuis long-temps par sa mère; il y fit construire un couvent, institua des offices de moines en nombre suffisant, orna ce lieu d'une enceinte de murailles, et lui donna de précieux ornemens et quelques domaines tant en Normandie qu'en Angleterre, pour l'usage de ceux qui s'y consacreraient au service de Dieu: et même s'il eût vécu plus long-temps, il lui eût l'ait de plus grands dons, selon ce qu'il avait promis. Comme ce lieu appartenait à l'église du Bec, attendu qu'il était le patrimoine du seigneur Herluin, premier abbé et fondateur du monastère de ce nom, le roi y établit des moines du Bec, pour le service de Dieu; car il honora toujours et vénéra merveilleusement les abbés et les moines de cette église, et plus particulièrement encore le seigneur Boson, abbé. Nous nous souvenons nous-mêmes d'en avoir vu la preuve, lorsque ce roi donnait tous les ans à cet homme vénérable de fortes sommes d'argent pour l'assister dans l'entretien de sa congrégation, et pour l'aider à recevoir ses hôtes, que cet abbé accueillait et honorait admirablement bien, pour ne pas dire plus que ne lui permettaient ses forces, et selon l'étendue de sa charité plutôt que selon ses ressources. Et quoique le roi dans sa munificence ne fît pas de telles largesses seulement à cause de cet abbé, mais aussi à cause de la bonne réputation des moines, aux prières desquels il se recommandait sans cesse, directement ou par l'entremise d'un messager, il est cependant certain que le roi honora cet abbé plus que ses prédécesseurs, puisque du temps de son gouvernement il donna très-dévotement à l'abbaye du Bec quelquefois cent livres d'argent, beaucoup plus souvent cent marcs du même métal, tandis qu'auparavant cette même église recevait tout au plus en dons le quart des sommes ci-dessus indiquées. Le roi disait en outre que l'abbé Boson était supérieur à tous les autres hommes de son royaume, et par sa sainteté, et par sa sagesse pour les affaires spirituelles et pour celles du siècle; et non seulement il le disait, mais il prouvait aussi par ses œuvres qu'il le pensait, surtout durant les deux années qui précédèrent la mort de ce saint homme, et pendant lesquelles, comme il était accablé d'infirmités, le roi ne passait jamais dans le voisinage sans se détourner de son chemin pour venir lui faire une visite, et sans lui accorder avec empressement tout ce que l'abbé lui demandait pour les besoins de son monastère ou d'un autre.
Quelques maisons destinées aux serviteurs de Dieu furent en outre construites par les conseils et les libéralités de cet illustre roi, tant dans son royaume que dans des pays qui en étaient éloignés. Ainsi, sans parler d'églises moins importantes, le roi fit bâtir en grande partie et à ses frais l'église de Cluny, et lui assigna d'immenses possessions en Angleterre pour le salut de son ame. ll en fit autant pour l'église de Saint-Martin-des-Champs. Il fournit aussi quelques secours pour la construction de quelques bâtimens de service pour les moines de Tours, et voulut même leur faire bâtir un dortoir à lui seul et entièrement à ses dépens, pour leur laisser un souvenir. Il fit terminer en outre par les dons de sa munificence un hôpital établi à Chartres pour les lépreux de cette ville, édifice très-vaste et très-beau. Ses largesses inépuisables ouvrirent de plus un chemin à travers les montagnes des Alpes, jusqu'alors impraticables, pour la commodité de ceux qui allaient visiter les temples des Apôtres et les reliques des saints. Dirai-je encore que dans sa dévotion il envoyait tous les ans de nombreux secours, tant en armes qu'en autres objets nécessaires aux chevaliers du Temple de Jérusalem, qui combattent avec ardeur pour la défense de la religion chrétienne contre les Sarrasins? Il donna aussi à l'hôpital de Jérusalem une certaine terre située dans le pays d'Avranches, et dans laquelle ces serviteurs du Christ construisirent un village qu'ils appellent la Ville-Dieu, lequel a reçu de grands priviléges de la munificence de ce roi. Je ne dirai point que l'église de la bienheureuse Marie dans la ville d'Evreux, détruite par ce roi, pour ainsi dire par une sorte de pieuse cruauté, et reconstruite tout à neuf, surpasse de beaucoup en beauté presque toutes les églises de la Neustrie. J'ai déjà rapporté que cette ville avait été brûlée par le roi lors de ses querelles avec Amaury, et que l'église épiscopale de ce siége n'avait pu être préservée des ravages de l'incendie; mais dans la suite le roi concéda de si grands revenus à cette même église, que non seulement l'édifice fut reconstruit mieux qu'il n'était auparavant, mais qu'en outre les revenus de l'évêché lui-même se trouvèrent dès lors et à jamais considérablement augmentés.
De la mort du roi; et comment son corps fut transporté en Angleterre et enseveli à Reading.
Il serait trop long de rapporter en détail tous les témoignages de la piété de ce roi, et en ce qui concerne le gouvernement des affaires publiques, tous les actes qui firent éclater sa sagesse et sa valeur. L'église et ses pauvres, la cour de justice non seulement de l'Angleterre, mais celles des provinces éloignées, et tous leurs grands sont des témoins vivans]qui peuvent l'attester. Quant à nous, n'oubliant point les bienfaits dont nous avons été si généreusement comblé tant par lui que par sa fille Malhilde, l'auguste impératrice, et ne voulant point paraître ingrat (quoique nous n'omettions point de lui rendre témoignage de notre reconnaissance dans nos exercices spirituels, selon la mesure de nos facultés), nous nous sommes appliqué à recueillir, pour les hommes des temps présens et des temps à venir, des souvenirs qui pourront leur être utiles, s'ils ne dédaignent pas de les imiter, en rapportant sur ce roi quelques-unes des actions dont nous avons gardé la mémoire, parmi un grand nombre de faits que nous n'avons omis que parce qu'ils nous sont demeurés inconnus.
Or, après avoir long-temps gouverné son royaume, Henri, roi des Anglais et duc des Normands, mourut en Normandie, à la Ferme-Royale, située à Lions-la-Forêt, que l'on appelle par métonymie Saint-Denis, le quatre des nones de décembre (2 décembre), et l'an 1135 de l'Incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ. Il régna trente-cinq ans et quatre mois en Angleterre, et gouverna son duché de Normandie pendant vingt-neuf ans et quatre mois. Son corps fut transporté en Angleterre, et honorablement enseveli dans l'église de Sainte-Marie de Reading, qu'il avait construite entièrement et à ses frais. Puisse le Christ, roi des siècles, lui accordant indulgence pour ses péchés, par les prières de sa mère, lui donner dans sa miséricorde les joies des bienheureux; le Christ, qui vit avec le Père et le Saint-Esprit, Dieu régnant éternellement, aux siècles des siècles! Amen.
Epitaphe du roi Henri.
«Combien les richesses donnent peu de forces, combien elles ne sont en elles-mêmes rien de bien important, c'est ce que montre le roi Henri, de son vivant grand ami de la paix; car il a été plus riche que tous ceux qui ont été appelés comme lui à gouverner les peuples de l'Occident. Mais contre les poisons de la mort, à quoi lui ont pu servir les pierreries, les manteaux, les riches habits, les divers trésors de la terre, les châteaux? La mort pâle et méchante, qui réserve un même sort aux hommes les plus obscurs, a porté le pied en avant, et est venue frapper à sa porte. Là, tandis que, dans la première nuit de décembre, la cruelle fièvre l'a enlevé au monde, les maux se sont accrus dans ce monde; car, lorsque le père du peuple, celui qui était le repos et le tuteur du faible, l'homme pieux succombe lui-même, l'impie se livre à sa fureur, opprime, brûle. Que de l'autre côté donc le peuple Anglais pleure, que de ce côté le peuple Normand pleure aussi. Tu es tombé, Henri, qui faisais a naguère la paix de ces deux peuples, et qui fais maintenant leur douleur.»
Autre Epitaphe.
«Ayant dompté les scélérats plus merveilleusement qu'on ne le saurait dire, par sa sagesse, par ses richesses, par sa fermeté, par des rigueurs bien mesurées, plein de beauté, infiniment riche, nullement difficile à vivre, vénérable, ici repose Henri roi, naguère la paix et la gloire du monde.»
Autre Epitaphe.
«Vainqueur dans les combats, aident à rechercher la paix, vengeur des crimes, protecteur du royaume, ami de la bonté, un roi connu dans tous les lieux de la terre est enfermé en ce petit lieu, Henri naguère, alors l'effroi du monde, maintenant un peu de cendre.»
Des quatre sœurs du susdit roi, entre autres d'Adèle qui avait épouse Etienne, comte de Blois, et des fils qu'elle en eut.
Je crois devoir, à la fin de ce petit ouvrage et par amour pour l'illustre roi Henri, dire quelques mots des filles de Guillaume Ier, roi des Anglais, et sœurs de ce même Henri, dont je viens de raconter quelques actions.
L'aînée de ces filles, nommée Cécile, vierge consacrée à Dieu dans le couvent de la Sainte-Trinité de la ville de Caen, gouverna ce couvent durant plusieurs années, après Mathilde qui en avait été la première abbesse.
La seconde, Constance, fut mariée à Alain Fergant, comte de la petite Bretagne, et fils d'Hoel, qui avait succédé à Conan, et mourut sans laisser d'enfans. D'où il arriva que ce même comte épousa ensuite la fille de Foulques Rechin, comte d'Anjou, de laquelle il eut Conan-le-Jeune, qui lui succéda, comme je l'ai déjà dit. Or Geoffroi Martel, homme d'une grande valeur, et fils aîné du susdit Foulques, comte d'Anjou, ayant été tué par trahison, celui-ci eut pour successeur son autre fils nommé Foulques, né d'une autre femme, nommée Berthe, sœur d'Amaury, comte d'Evreux. Ce dernier Foulques ayant épousé la fille d'Hélie, comte du Mans, et ayant eu ainsi le comté de ce dernier, eut de son mariage deux fils, savoir, Geoffroi Martel, dont nous avons déjà parlé plus haut, et Hélie, et autant de filles, dont l'une épousa Guillaume, fils de Henri, roi des Anglais, et prit l'habit de religieuse à Fontevrault, après la mort de son mari, et l'autre se maria avec Thierry, comte de Flandre. Ce même Foulques ayant perdu sa femme, se rendit à Jérusalem, y épousa la fille du roi Baudouin II, mort récemment, et devint le troisième roi de Jérusalem. Car, après la prise de Jérusalem par les Chrétiens, elle eut d'abord pour chef le duc Godefroi, frère d'Eustache, comte de Boulogne; mais Godefroi, par respect pour notre Rédempteur, qui dans cette même ville avait porté la couronne d'épines pour nos péchés, ne voulut jamais parer sa tête du diadême royal. Après sa mort, Baudouin, son frère, fut donc le premier roi de Jérusalem; un autre Baudouin, son neveu, lui succéda, et celui-ci eut pour successeur, comme nous venons de le dire, Foulques, comte d'Anjou, qui épousa sa fille.
La troisième fille du roi Guillaume fut Adelise, qui avait été fiancée avant les guerres d'Angleterre avec Harold le traître; mais celui-ci ayant été justement puni de mort, elle ne se maria à aucun autre, et mourut vierge, quoique en âge d'être mariée.
La quatrième, nommée Adèle, épousa Etienne, comte de Blois, et lui donna quatre fils, savoir, Guillaume, Thibaut, Henri et Etienne, et une fille. Or Guillaume, leur premier né, lut appelé par son père à l'honneur de gouverner le pays de Surrey. Sa fille fut mariée à Henri, comte d'Eu, fils du comte Guillaume, quoiqu'ils fussent très-proches parens, et ils eurent de ce mariage trois fiîs et une fille. Thibaut, second fils d'Etienne, homme recommandable en toutes choses, et qui, quoique laïque, portait une très-grande affection à tous les religieux, et les protégeait beaucoup, succéda à son père dans le comté de Blois, et posséda en outre le comté de Troyes, qu'il acheta de Hugues son oncle paternel, et le comté de Chartres. Il épousa la fille d'un certain comte de Bohême, et en eut plusieurs fils et filles. Henri, son frère, fut dès son enfance moine de Cluny, et dans la suite reçut en don de son oncle Henri, roi des Anglais, d'abord l'abbaye de Glaston, ensuite l'évêché de Winchester. Etienne, quatrième fils d'Adèle, fut fait par le même roi Henri comte de Mortain, et épousa par sa protection Mathilde, fille d'Eustache, comte de Boulogne, et nièce de la seconde Mathilde, reine des Anglais, comme fille de sa sœur Marie. Et comme cet Eustache n'avait point de fils, Etienne devint héritier, par sa femme, tant de son comté de Boulogne, que des grandes propriétés que son bea-père possédait en Angleterre. Il eut de sa femme Mathilde plusieurs fils et filles.
Or ce même Etienne fut fait roi des Anglais après la mort du roi Henri, son oncle. Lorsque ce roi mourut en Normandie, Mathilde, sa fille, auparavant impératrice, vivait dans le pays d'Anjou avec son époux Geoffroi, duc de ce même comté, et avec ses fils. Elle s'était retirée de Normandie peu de temps avant la mort de son père, ayant conçu un peu d'humeur contre celui-ci sur ce qu'il ne voulait pas se réconcilier pleinement avec Guillaume Talvas, quoique sa fille l'en suppliât très-instamment. Et ce n'était point pour témoigner quelque mépris à sa fille que le roi agissait ainsi; seulement il craignait d'être moins respecté par Guillaume ou par les autres grands, s'il se montrait trop empressé ou trop facile à lui pardonner ses offenses.
Comment Roger de Mont-Gomeri était fils d'une descendante de la comtesse Gunnor; et quels furent les ancêtres de ce même Roger.
Or ce Guillaume Talvas était fils de Robert de Bellême, fils d'une fille de Gui, comte de Ponthieu. Ce Robert s'était rendu odieux au roi et à beaucoup d'autres hommes sages par son excessive cruauté. Il fut chargé de fers, et mourut en prison; et le roi Henri s'empara de son très-noble château de Bellême, et le donna à son gendre, Rotrou, comte du Perche. Le pays de Bellême n'appartenait pas au duché de Normandie, mais bien au royaume de France; mais depuis long-temps Philippe, roi des Français, avait donné la seigneurie de ce pays, ou selon d'autres l'avait vendue à son cousin, Guillaume l'Ancien, roi des Anglais et duc de Normandie. Or lves de Bellême, l'un des ancêtres de ce Robert, était un homme puissant et sage. Ce fut par ses conseils que Richard Ier, étant encore enfant, retenu sous la garde du roi des Français, s'échappa de captivité, avec l'assistance d'Osmond son écuyer. Cet Ives de Bellême eut pour fils Guillaume de Bellême, lequel donna le jour à un autre Guillaume, surnommé Talvas, et père de Mabille. Le comte Roger, fils de Hugues de Mont-Gomeri, épousa cette Mabille, et reçut d'elle l'héritage de son père, savoir tout ce que celui-ci possédait soit dans le pays de Bellême, soit dans le Sonnois, situé au-delà du fleuve de la Sarthe. Or ce Roger était né d'une descendante de la comtesse Gunnor, et avait lui-même du chef de sa mère d'immenses possessions dans diverses parties de la Normandie. Il eut de Mabille cinq fils et quatre filles. Robert de Bellême, son fils, lui succéda, homme scélérat en tout point, et qui eut de la fille de Gui, comte de Ponthieu, comme je l'ai dit plus haut, un fils, Guillaume Talvas, son successeur. Ce dernier eut deux fils et deux filles de son épouse Alix, qui avait été mariée auparavant au duc de Bourgogne. Son fils aîné, Gui, devint, du vivant de son père, comte de Ponthieu. L'une de ses filles fut mariée à Joël, fils de Gauthier de Mayenne, qui eut de ce mariage plusieurs fils. L'autre fille épousa Guillaume de Warenne, comte de Surrey. Roger de Mont-Gomeri, dont je viens de parler, prit part à la conquête de l'Angleterre, et reçut en don du roi Guillaume les comtés d'Arundel et de Salisbury.
Relation du mariage de la comtesse Gunnor avec Richard Ier, duc de Normandie.
Et puisque je viens de faire mention de la comtesse Gunnor, à l'occasion de la mère de Roger de Mont-Gomeri, l'une des descendantes de cette comtesse, j'ai envie de consigner dans cet écrit, pour en perpétuer le souvenir, ce que j'ai appris d'hommes âgés sur la manière dont se fit le mariage de cette comtesse Gunnor avec le comte Richard.
Celui-ci, informé par la renommée de la beauté de la femme d'un sien forestier qui demeurait non loin du bourg d'Arques, dans un domaine appelé Secheville, alla à dessein chasser de ce côté, voulant s'assurer par lui-même de l'exactitude des rapports qu'on lui avait faits. S'étant donc logé dans la maison du forestier, et s'étant épris de la beauté de sa femme, qui se nommait Sainfrie, il commanda à son hôte de la lui amener dans sa chambre, pendant la nuit. Celui-ci, fort triste, rapporta ces paroles à sa femme; mais elle, en femme honnête, consola son mari, et lui dit qu'elle mettrait en sa place sa sœur Gunnor, jeune fille beaucoup plus belle qu'elle-même. Il fut fait ainsi; et le duc ayant été instruit de cette fraude r se réjouit infiniment de n'avoir pas péché avec la. femme d'un autre. Robert eut donc de Gunnor trois fils et trois filles, comme je l'ai déjà dit dans le livre de cette histoire qui traite de la vie de ce duc. Mais lorsque celui-ci voulut faire nommer l'un de ses fils, Robert, à l'archevêché de Rouen, quelques personnes lui répondirent que les lois canoniques s'y opposaient, attendu que sa mère n'avait pas été mariée. Pour ce motif le comte Richard épousa la comtesse Gunnor selon le rite chrétien, et ses fils déjà nés furent couverts du poêle, ainsi que leurs père et mère, lors de la cérémonie des fiançailles. Dans la suite, Robert devint archevêque de Rouen.
Comment la comtesse Gunnor donna ses sœurs et ses nièces en mariage aux plus nobles seigneurs de Normandie, et de la postérité que celles-ci laissèrent après elles.
Or cette comtesse Gunnor avait, outre sa sœur Sainfrie, deux autres sœurs, savoir Gueuve et Aveline. La première épousa par les soins de la comtesse, femme d'une grande sagesse, Turulfe de Pont-Audemer, lequel était fils d'un certain homme nommé Torf, qui a donné son nom à plusieurs domaines, que l'on appelle encore aujourd'hui Tourville. Ce Turulfe avait pour frère Turquetil, père d'Anquetil de Harcourt. Il eut de sa femme un fils, Honfroi de Vaux, père de Roger de Beaumont. La troisième sœur de la comtesse Gunnor fut mariée à Osbern de Bolbec, qui eut d'elle Gautier-Giffard Ier, et Godefroi, père de Guillaume d'Arques. Or ce Guillaume fut père de Mathilde, qu'épousa Guillaume de Tancarville le Camérier, et dont il eut un fils nommé Rabel, qui lui succéda. Le susdit Gautier épousa l'une des filles de Girard Flatel8. L'autre fille de celui-ci, nommée Basilie, veuve de Raoul de Gacé, se maria avec Hugues de Gournay, dont j'ai déjà parlé, en disant quels furent son héritage et sa postérité. Le même Gautier eut pour fils Gautier-Giffard le second, et plusieurs filles, dont l'une, nommée Rohais, épousa Richard, fils du comte Gilbert, lequel était fils de Godefroi, comte d'Eu, fils naturel de Richard Ier, duc de Normandie. Gilbert avait eu deux fils, le susdit Richard et Baudouin. Baudouin eut trois fils, savoir, Richard, Robert et Guillaume, et autant de filles. Richard, frère de Baudouin, eut de sa femme Rohais quatre fils, Gilbert, Roger, Gautier et Robert, et deux filles. L'une de celles-ci fut mariée à Rodolphe de Tilliers, et eut pour fils Fransvalon, Henri et Robert Giffard. Gilbert eut après la mort de son père les terres que celui-ci possédait en Angleterre, et Roger son frère eut les terres de Normandie. Ce même Gilbert épousa la fille du comte de Clermont, et en eut trois fils, Richard, qui lui succéda, Gilbert et Gautier, et une fille nommée Rohais. Richard épousa la sœur de Ranulfe le jeune, comte de Chester, et en eut trois fils, Gilbert, qui lui succéda, et ses frères. Ce Richard périt d'une mort prématurée, et fut tué par les gens du pays de Galles, qui se révoltèrent contre les Anglais, avec une fureur cruelle, lorsqu'ils apprirent la mort du roi Henri. Roger et Gautier, ses oncles paternels, étant morts sans enfans, Gilbert, fils de Gilbert, conformément à leurs volontés, entra en possession de leurs terres, par droit d'héritage. Ce même Gilbert épousa la sœur de Galeran, comte de Meulan, nommée Elisabeth, et en eut un fils, son premier né, nommé Richard9. Robert, fils de Richard, eut pour successeur son fils aîné, né de l'une des filles de Waldève, comte de Huntingdon. Ce Waldève avait eu trois filles de sa femme, fille de la comtesse d'Albemarle, laquelle était sœur utérine de Guillaume l'Ancien, roi des Anglais. L'aînée des filles de ce comte Waldève fut mariée à Simon de Senlis, qui reçut en même temps le comté de Huntingdon, et qui eut de sa femme un fils, nommé Simon. Le comte Simon étant mort, David, frère de la seconde Mathilde, reine des Anglais, épousa sa veuve, et en eut un fils, nommé Henri. Ses frères, Duncan et Alexandre, roi des Ecossais, ayant été assassinés, Henri s'empara de ce royaume. Une autre fille de Waldève, nommée Judith, fut mariée, comme je l'ai déjà dit, à Raoul du Ternois, et la troisième, ainsi que je viens de le dire, épousa Robert, fils de Richard.
Puisque j'ai parlé des sœurs de la comtesse Gunnor, je veux dire aussi quelques mots, selon ce que j'ai appris d'hommes âgés, des femmes qui furent ses parentes, et du même sang, au second degré. Cette comtesse eut donc, par son frère Herfast, un neveu nommé Osbern de Crepon, qui fut père de Guillaume, comte de Hertford, homme recommandable en tout point. La comtesse Gunnor eut en outre plusieurs nièces, mais il n'y en a que cinq de qui j'aie appris à quels hommes elles furent mariées. L'une d'elles donc fut mariée au père du premier Guillaume de Warenne, et eut pour fils ce Guillaume qui devint par la suite comte de Surrey, et Roger de Mortimer, son frère. Une autre épousa Roger de Bacqueville, dont l'un des descendans a eu pour fils Guillaume Martel et Gautier de Saint-Martin. La troisième fut mariée à Richard, vicomte de Rouen, père de Lambert de Saint-Sidon. La quatrième, épousa Osmond de Centville, vicomte de Vernon, de qui naquirent le premier Foulques d'Asney, et plusieurs filles, dont l'une fut mère du premier Baudouin de Revers. Enfin la cinquième nièce de la comtesse Gunnor fut mariée à Hugues de Mont-Gomeri, de qui naquit Roger, père de Robert de Bellême.
Comment Etienne, comte de Mortain et neveu du roi Henri, lui succéda dans son royaume.
Après cette nouvelle digression entreprise pour expliquer ces diverses généalogies, je reviens à mon sujet.
Henri, roi des Anglais, étant mort, son neveu Etienne lui succéda dans le courant du même mois. Ce comte vivait alors dans le comté de Boulogne; ayant appris la mort de son oncle, il passa la mer en grande hâte, et obtint la couronne royale, par l'assistance de son frère Henri, évêque de Winchester. A cette époque Mathilde, héritière du roi, était, comme je l'ai déjà dit, dans le pays d'Anjou. Elle s'empara cependant de Domfront, d'Argentan et d'Exmes, châteaux appartenant à son père, et de trois autres châteaux, savoir, ceux de Colme-Mont, Goron et Ambrières, dont elle fit concession à Joël de Mayenne, sous la condition qu'il lui prêterait fidèlement son appui pour conquérir son héritage, et en outre parce que Joël soutenait que les trois derniers châteaux que j'ai nommés faisaient partie de ses domaines.
Or la fille de cette Adèle, fille de Guillaume, roi des Anglais, et de laquelle j'ai déjà fait mention, avait épousé Richard, fils du comte Hugues, lequel était fils de Richard, vicomte du pays d'Avranches. Mais Richard et sa femme étant morts dans le naufrage dont j'ai parlé plusieurs fois, ainsi que Guillaume, fils du roi Henri, Ranulfe, vicomte de Bayeux, et cousin de Richard, reçut le comté de celui-ci. Ce même Ranulfe étant mort eut pour successeur Ranulfe son fils, homme très-vaillant à la guerre. La sœur de ce Ranulfe fut mariée à Richard, fils de Gilbert, qui en eut trois fils. Ce Richard, comme je l'ai dit dans le chapitre précédent, fut assassiné par les gens du pays de Galles. Enfin, le susdit comte Ranulfe se maria à Mathilde, fille de Robert, comte de Glocester, et en eut deux fils, Hugues et Richard.
Comment la comtesse Adèle de Blois prit l'habit de religieuse, alla demeurer à Marcigny, du temps du seigneur Pierre, abbé de Cluny, et mourut la seconde année après la mort de Henri, roi des Anglais, son frère.
Or, après la mort d'Etienne comte de Blois, mari d'Adèle, fille de Guillaume roi des Anglais, celle-ci gouverna quelque temps son comté très-dignement, parce que ses fils n'étaient pas encore en état de diriger eux-mêmes leurs affaires. Lorsqu'ils furent devenus grands, la comtesse Adèle prit l'habit de religieuse, à la résidence de Marcigny, du temps du seigneur Pierre, abbé de Cluny, et persévéra honorablement dans le service de Dieu, en ce même lieu, jusqu'à sa mort. Or elle mourut la seconde année après la mort de son frère Henri, roi des Anglais.
D'un vent violent qui survint avant la mort du roi Henri; et d'une foule de grands du royaume d'Angleterre qui moururent l'année même de la mort de ce roi, ou l'année suivante.
L'année même où le roi Henri fut enlevé aux affaires de ce monde, il s'éleva un violent ouragan en Normandie, ainsi que dans beaucoup d'autres contrées, peu de temps avant la mort de ce roi, et la veille de la fête des apôtres Simon et Jude.
Peu de temps après la mort du roi, c'est-à-dire cette même année et l'année suivante, moururent, par la volonté de Dieu, plusieurs des grands du royaume d'Angleterre, savoir, Guillaume, archevêque de Cantorbéry, l'évêque de Rochester, l'évêque d'Exeter, Richard, fils de Gilbert, dont j'ai déjà parlé, Robert, fils de Richard, son oncle paternel, Richard; fils de Baudouin, cousin de ces deux derniers, et enfin Guillaume II de Warenne, comte de Surrey. Celui-ci eut pour successeur Guillaume III, son fils, né d'Elisabeth, fille de Hugues-le-Grand, comte de Vermandois. La comtesse Elisabeth avait été mariée en premier lieu à Robert, comte de Meulan, qui avait eu de ce mariage trois fils et trois filles.
Des fils de Robert, comte de Meulan, et des fils de Henri, son frère, comte de Warwick.
Deux des fils de Robert, savoir, Galeran et Robert, qui étaient jumeaux, lui succédèrent. Galeran, comme le premier né, eut le comté de Meulan et les terres que son père avait possédées en Normandie, et Robert eut le comté de Leicester, en Angleterre. Après la mort de son premier mari, la mère épousa, comme je viens de le dire, Guillaume II de Warenne, comte de Surrey, qui eut d'elle un fils, savoir, Guillaume III, et deux filles. L'aînée de ces deux filles fut mariée à Roger, comte de Warwick. Or ce Roger était fils du comte Henri, frère de Robert comte de Meulan, et né de Marguerite sœur de Rotrou, comte du Perche. Roger eut de sa femme un fils nommé Henri, plusieurs autres fils et deux filles. Ce même Roger succéda à son père dans le comté de Warwick. L'un de ses frères cadets, nommé Robert de Neubourg, eut les terres que leur père avait possédées en Normandie. Ce Robert fut ami très-dévoué de l'église du Bec, et la combla de bienfaits. Il prit pour femme la sœur de Roger du Ternois, fille de Raoul II, nommée Godechilde, et en eut plusieurs fils, savoir, Henri et ses frères.
De la mort du seigneur Boson, abbé du Bec, et de son successeur.
Vers ce même temps, le seigneur Boson, quatrième abbé du Bec, homme recommandable en toutes choses, mourut, et eut pour successeur Thibaut, prieur du même monastère. Guillaume, duc d'Aquitaine, mourut aussi peu de temps après. Louis, fils du roi des Français, épousa sa fille unique, et eut en même temps son duché, et Louis son père étant mort cette même année, le jour des calendes d'août(Ier août), Louis-le-Jeune lui succéda, et devint roi des Français et duc d'Aquitaine, l'an 1137 de l'Incarnation du Seigneur, année où il y a eu une très-grande sécheresse. Cette même année mourut encore Lothaire, empereur des Romains et des Allemands; il eut pour successeur Conrad, neveu de Henri IV, lequel avait régné avant Lothaire.
NOTES
1 Et le huitième de l'Histoire des Normands, selon le titre du manuscrit de Duchesne.
2 Aujourd'hui, ras de Catteville.
3 Mathilde n'était pas fille de Baudouin-le-Barbu, mais de Baudouin-le-Débonnaire, son fils.
4 Gael ou Montfort.
5 La fin de ce chapitre, les chapitres suivans, XVIII, XIXI et XX, et le commencement du chapitre XXI manquent, même dans le manuscrit de l'abbaye de Jumiège.
6 Le texte porte Colmiœ-Mons; peut-être faut-il traduire Colimer, ou mieux encore, Couliboeuf, Coulonge; ce sont autant de bourgs de Normandie.
7 Connue en France sous le nom de Sainte-Marie de Radinges.
8 Ou Fleitel.
9 Ce Richard, comte de Pembroke, et surnomme Strong-Bow, fut le premier qui conduisit les Anglais en Irlande.
A L'HISTOIRE DES NORMANDS.
Après avoir rapporté succinctement et choisi entre beaucoup d'autres quelques-uns des faits de la vie du très-illustre Henri, roi des Anglais, nous croyons devoir ajouter le récit d'un certain miracle, non moins digne d'être raconté pour le plus grand avantage des lecteurs qu'admirable en lui-même. Le fait dont il s'agit nous fera remonter presque au commencement de notre histoire.
Combien était grande l'humilité de Rollon, après qu'il eut embrassé la foi du Christ, c'est ce qui apparut évidemment aux yeux de tous, par une chose que fit ce prince.
Quelque temps après qu'il eut fait la paix avec le roi de France, des hommes de Rouen, venant à lui, se mirent à lui demander de faire revenir de France le corps de saint Ouen, lequel avait été transféré auparavant en France, par suite de la frayeur qu'inspirait Rollon, et avant qu'il eût conquis la Normandie. «Nous sommes tristes, lui dirent-ils, et très-dolens d'avoir ainsi perdu notre archevêque.» Ayant appris cela, Rollon manda au roi de France «qu'il eût à lui rendre son prêtre, se tenant pour assuré, s'il ne faisait ainsi, que lui, Rollon, ne pourrait nullement conserver la paix.» Or le roi de France, ne voulant pas le tracasser à ce sujet, lui rendit en effet son prêtre, ainsi qu'il le demandait. Alors Rollon ordonna de ramener le corps de saint Ouen, et de le rendre à l'église d'où on l'avait enlevé. Les moines qui avaient été gardiens du corps tant qu'il était demeuré en France, le rapportèrent jusqu'à une certaine métairie située à une lieue de la ville de Rouen. Lorsqu'ils y furent arrivés, déjà très-fatigués de leur voyage, ils s'y arrêtèrent et y passèrent la nuit, afin de se lever le lendemain matin, et de transporter saint Ouen au lieu de sa destination s'il leur était possible. Le matin donc, lorsqu'ils se furent levés, et voulurent porter le corps à la ville, ils ne le purent en aucune façon. Alors ces moines, tristes et infiniment affligés de ce qui leur arrivait, mandèrent aux citoyens qu'ils ne pouvaient en aucune façon déplacer le corps de saint Ouen du lieu où il avait reposé cette nuit. Cette nouvelle ayant été annoncée au comte, qui se trouvait alors à Rouen, il répondit que cette tribulation leur arrivait bien justement au sujet du corps de saint Ouen, parce que s'ils eussent pensé sagement, et s'ils eussent eu du bon sens, ils auraient dû aller à sa rencontre en procession et en grande dévotion. Après cela le comte ordonna que l'archevêque et tout le peuple de Rouen se rendissent avec lui, en vêtemens de laine et nu-pieds, auprès de saint Ouen, pour implorer sa bonté le plus dévotement possible, et le supplier de ne point regarder à leurs folies ou à leurs omissions, de leur être propice, et de permettre qu'on le transférât, du lieu où il était, au lien où il avait été archevêque. Alors le duc lui-même, marchant le premier, en vêtemens de laine et nu-pieds, comme il l'avait commandé à tous les autres, se rendit ainsi jusqu'à la métairie où était saint Ouen. Lorsqu'il y fut arrivé, se prosternant aussitôt, ainsi que tout le peuple qui le suivait, devant le cercueil, il dit d'une voix suppliante: «Saint Ouen, bon archevêque et notre patron, permettez que votre corps soit transporté à la ville où vous avez rempli l'office d'évêque, et où vous avez si souvent donné vos saintes bénédictions. Quant à moi, je donne à votre église et à vous toute la terre qui s'étend depuis ce lieu jusques aux murailles de la ville.» Tout à coup le comte et le peuple, baissant les épaules, enlevèrent très-facilement le cercueil dans lequel était déposé le corps du saint, et le transportèrent ainsi dans son église, tout remplis d'une vive joie. C'est depuis ce temps, au dire de quelques personnes, que cette petite ferme a été appelée Long-Péan, parce que le comte avait fait un long chemin à pieds nus pour s'y rendre. Si quelqu'un voulait soutenir que ce fait n'est pas la preuve d'une grande humilité, on pourrait dire avec vérité d'un tel homme qu'il ne saurait pas ce que c'est qu'une grande humilité.
Voici un autre fait qui arriva, à ce qu'on dit, à ce même comte, au temps où il fit sa première paix avec le roi de France.
Un certain jour, tandis que ce seigneur était à Rouen, vers le soir, plusieurs hommes se tenaient devant leurs maisons, situées sur les rives de la Seine. Tandis qu'ils étaient là, regardant couler l'eau, ils virent un cavalier marcher sur l'eau, comme il aurait marché sur la terre, et arriver jusqu'à eux. Vivement saisis de stupeur à ce spectacle, lorsque le cavalier fut auprès d'eux, ils allèrent lui demander qui il était, et d'où il venait, et celui-ci leur repondit: «Vous voyez que je suis un homme. Aujourd'hui de grand matin, je suis parti de Rennes, en Bretagne. A la sixième heure, j'ai mangé à Avranches, et ce soir, comme vous voyez, je suis venu jusqu'ici. Si vous ne me croyez pas, allez, et vous trouverez dans la maison où j'ai dîné mon couteau, que j'y ai laissé par oubli.» Alors les habitans firent savoir au duc, qui, comme je l'ai dit, se trouvait dans la ville, l'arrivée de cet homme, qui avait passé sur l'eau sans se faire aucun mal. Le duc, en apprenant ce fait extraordinaire, manda à l'homme de venir lui parler avant de repartir. Alors celui-ci fit répondre au comte qu'il eût à l'attendre le lendemain jusqu'à la première heure. Mais le lendemain matin, il se leva, poursuivit son chemin, et n'alla point parler au comte. Le comte ayant appris son départ, dit que cet homme était un menteur, et que pour lui il pensait que c'était quelque fantôme qui avait voulu se jouer des habitans. Alors quelques-uns de ceux qui avaient été témoins dirent que, selon ce qu'il leur semblait, cet homme n'était point un menteur, puisqu'il n'avait pas donné rendez-vous pour la première heure du comte, mais pour sa première heure à lui; que sa première heure avait été beaucoup plus tôt que celle du comte, en sorte que ce qu'il avait dit était vrai.
Cette même nuit, tandis que ce même homme était assis devant le foyer de son hôte, et que celui-ci lui faisait beaucoup de questions, et principalement sur le comte lui-même, lui demandant si sa race durerait long-temps, il lui répondit qu'elle vivrait très-longtemps, et que son duché se maintiendrait avec vigueur jusqu'à la septième génération. Et comme l'hôte lui demandait ce qui arriverait après la septième génération, il ne voulut rien répondre, et se mit seulement à tracer des espèces de sillons sur les cendres du foyer avec un petit morceau de bois qu'il tenait à la main. L'hôte alors ayant voulu très-obstinément lui faire dire ce qui arriverait après la septième génération, l'autre, avec le petit morceau de bois qu'il tenait toujours à la main, se mit à effacer les sillons qu'il avait faits sur la cendre. Par où l'on pensa qu'après la septième génération le duché serait détruit, ou bien qu'il aurait à souffrir de grandes querelles et tribulations: choses que nous voyons déjà accomplies en grande partie, nous qui avons survécu à ce roi Henri, lequel a été, comme nous pouvons le montrer, le septième au rang dans cette lignée. Rollon en effet est au premier degré dans cette généalogie; Guillaume Longue-Épée son fils, au second; Richard, fils de Guillaume, au troisième; Richard, fils de Richard, au quatrième; Robert, fils de Richard, au cinquième; Guillaume, fils de Robert, qui posséda non seulement la Normandie; mais aussi l'Angleterre, au sixième; et après lui se trouvent au septième degré ses fils, parmi lesquels Henri est le seul qui ait possédé jusqu'à sa mort la Normandie et l'Angleterre.
Dans le traité de paix qui fut conclu entre les Français et les Normands, du temps de Richard Ier, lorsque Louis, roi de France, qui avait été fait prisonnier, fut rendu par les Normands, les Danois agrandirent la Normandie depuis la rivière dite d'Andelle jusqu'à celle que l'on appelle l'Epte, et même, selon quelques-uns, depuis l'Epte jusqu'à l'Oise. Il fut en outre convenu dans ce traité que le comte de Normandie ne serait tenu à aucun service envers le roi de France pour sa terre de Normandie, et ne lui devrait aucune espèce de service, si le roi de France ne lui donnait un fief en France, pour lequel fief ce comte lui devrait alors service. C'est pourquoi le comte de Normandie se borne pour la Normandie à prêter foi et hommage au roi de France, sur sa vie et son domaine. De même le roi de France lui fait acte de foi, et sur sa vie, et sur son domaine: et il n'y a aucune différence entre eux, si ce n'est que le roi de France ne fait pas hommage au comte de Normandie, comme le comte de Normandie le fait au roi de France. Telles sont les libertés que les Danois conquirent à cette époque pour leurs parens, les comtes de Normandie.
On rapporte que Richard, fils de Richard Ier, était le père de la patrie, et particulièrement des moines. Durant toute sa vie, en effet, la Normandie jouit de l'abondance de tous les biens, et la paix était si profonde dans tout le pays que les laboureurs n'avaient pas même besoin d'enlever leurs charrues des champs, et de les transporter dans leurs maisons. Si quelque chose avait été volé à quelqu'un, le comte ordonnait qu'il se présentât devant lui, et lui faisait rendre intégralement ce qu'il avait perdu. Il arriva donc de son temps quelque chose de semblable à ce qui était arrivé sous son aïeul Rollon. La femme d'un certain laboureur ayant appris les défenses du duc, vola un certain jour le fer et le soc de la charrue, pour voir comment le comte ferait en cette occasion. Le paysan étant retourné le lendemain à sa charrue, et ne trouvant pas ses outils, se rendit devant le comte, et lui rapporta ce qui lui était arrivé. Le duc ordonna de lui compter de l'argent pour qu'il pût réparer le dommage. Il retourna donc à sa maison, et raconta à sa femme ce que le comte avait fait. Elle lui dit alors que c'était bien maintenant, puisqu'il avait l'argent, et elle ce qu'il avait perdu. Apprenant cela, et ne voulant pas se conduire malhonnêtement, le paysan rapporta au duc l'argent qu'il en avait reçu, et lui dit ce que sa femme avait fait. Le comte retint quelque temps le paysan, envoya un messager, et ordonna de crever les yeux à la femme, pour le vol qu'elle avait commis. Le paysan étant ensuite retourné à sa maison, et ayant trouvé sa femme punie d'une peine bien méritée, il lui dit avec indignation: «Désormais ne vole plus, et apprends à observer les commandemens du comte.»
Ce comte donna beaucoup de terre et d'ornemens à l'église de Fécamp, que son père, Richard Ier, avait fondée. En outre, il avait coutume presque de tout temps d'y tenir sa cour durant la solennité de Pâques. Quelquefois, dans cette même solennité, lui et sa femme portaient devant l'autel de la Sainte-Trinité un grand vase rempli de tissus, de parfums, de candélabres, de quelques autres ornemens, et recouvert d'un très- beau manteau, et l'offraient ainsi à Dieu en expiation de leurs péchés. Le même jour, après la messe, et avant qu'il se rendît à sa cour, et qu'il se mît à manger avec ses barons, il allait avec ses deux fils, Richard et Robert, au réfectoire des moines, et les deux enfans, prenant les plats sur la fenêtre de la cuisine, les présentaient à leur père, comme les moines avaient coutume de faire; puis il allait lui-même déposer les premiers mets d'abord devant l'abbé, et ensuite devant les moines. Quand il avait fait ainsi, avec grande humilité, il venait se présenter devant l'abbé, et ayant reçu de celui-ci le congé, il s'en allait alors à sa cour, gai et le cœur content. Quelquefois il envoyait de sa propre table à l'abbé une écuelle d'argent remplie de poissons, et lui mandait de la conserver et d'en faire selon sa volonté.
Richard fit ainsi beaucoup de dons non seulement à l'église de Fécamp, mais encore à plusieurs autres. Un certain jour il vint à Jumiège, et y demeura pour y passer la nuit. Le lendemain matin s'étant levé, il alla selon sa coutume au monastère pour prier, et après sa prière, il posa sur l'autel un petit morceau de bois. Lorsqu'il se fut retiré, les secrétaires s'approchèrent de l'autel, croyant trouver ou un marc d'or, ou une once, ou quelque chose de semblable. N'ayant trouvé que ce petit morceau de bois, ils ne furent pas médiocrement étonnés, ne sachant ce que cela voulait dire. Enfin ils allèrent lui demander ce que c'était que cet objet qu'il avait déposé sur l'autel. Alors il leur répondit que c'était Vimoutier, un certain manoir qu'il voulait leur donner pour le salut de son ame.
DE GUILLAUME,
DUC DE NORMANDIE ET ROI DES ANGLAIS,
TROUVEE SUR UN VIEUX PARCHEMIN A MOITIÉ DÉCHIRÉ.
Pleurez, hommes, affligez-vous, grands, le roi est réduit en cendres, ce roi né de grands rois, le roi Guillaume très-vaillant à la guerre, roi des Anglais, duc de Normandie, et seigneur du pays du Maine.
Dans tous les pays qu'il a conquis, et où il s'est élevé au dessus de tous, il a dû plus à sa valeur personnelle qu'à ses milliers d'hommes et à ses chevaliers. Combien elles sont grandes la valeur et la sagesse par lesquelles un seul homme gouvernait tant de milliers d'hommes!
Roi Guillaume, noble et puissant, les faits prouvent combien tu es digne de louanges! Il faut écrire pour apprendre à la postérité quelle valeur te distinguait entre tous les autres. Mais quelle plume ou quelle éloquence pourrait suffire à tant d'éclatans exploits?
Il a montré dans la barbare Angleterre, au milieu de mille admirables combats, ce qu'il était comme comte du Maine et comme duc de Normandie. Ensuite de duc il s'est fait roi, très-digne de porter le laurier romain.
Race des Anglais, vous avez tourmenté ce prince, qui se plaisait à marcher dans le sentier de la vertu. Vous avez éprouvé par vous-mêmes ce qu'il pouvait faire, lui qui avait coutume de vaincre toujours par les armes. C'a été pour vous un grand désastre, mais par l'effet de votre parjure envers votre roi.
Après vous avoir réunis à son empire, il vous a traités selon la justice du royaume. Il a triomphé des puissans de l'Angleterre, de même que des orgueilleux Danois. C'est un grand honneur d'avoir eu un tel seigneur; c'est une grande douleur qu'il ait atteint le terme de sa vie.
Roi Guillaume, la tombe t'enferme, mais le peuple te pleure dans le monde entier. Tous regrettent tes exploits merveilleux, tes largesses, tes guerres, ta paix; et plus les temps s'écoulent, plus les cœurs soupirent à cause de toi.
Quiconque allait à travers ton pays ne redoutait point l'insulte de l'ennemi. Tu étais la terreur au milieu de la multitude, la sécurité dans le désert. Maintenant il n'y a pas de sécurité dans la loi, maintenant la force seule sert de défense.
Hélas! depuis la mort d'un si grand prince, notre grande gloire tend à sa ruine. Déplorons cette chute qui va nous faire perdre notre gloire. La terre, veuve des forces de ce prince, gémit accablée d'une profonde douleur.
Et ce n'est pas sans motif; car nul ne ressemble à cet homme si puissant et si aimable.........
FIN DE GUILLAUME DE JUMIEGE.