Flodoard GUILLAUME DE JUMIEGE.

 

HISTOIRE DE NORMANDIE

 

LIVRE VII

livre VI - livre VIII

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

HISTOIRE DES NORMANDS, PAR GUILLAUME DE JUMIÈGE. VIE DE GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT, PAR GUILLAUME DE POITIERS.

 

LIVRE SEPTIÈME.

 

DU DUC GUILLAUME, QUI SOUMIT L'ANGLETERRE PAR SES ARMES.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Des traverses que le jeune Guillaume eut à essuyer dès le commencement de son administration, par la perversité de quelques hommes.

 

Ayant raconté dans leur ordre les gestes du grand duc Robert, et les ayant portés avec un soin extrême à la connaissance de beaucoup d'hommes, il nous paraît maintenant convenable d'en venir à ce qui concerne Guillaume, son fils, afin d'apprendre à la postérité par quelles sueurs et quels travaux il échappa aux embûches de ses ennemis, et courba vigoureusement sous ses pieds leurs têtes orgueilleuses. On trouve dans presque toutes les pages de l'Ecriture que la maison du fils est renversée par les iniquités d'un père méchant; mais aussi, et en sens inverse, elle est rendue plus solide par les mérites d'un bon père. Enfin Christ fortifia la maison du duc Robert, après que celui-ci eut dédaigné les pompes du siècle, et le récompensant par une gloire mortelle, il éleva dans la suite son fils Guillaume sur un trône royal, après qu'il eut abattu ses ennemis. Mais d'abord il nous paraît nécessaire de raconter aux siècles à venir par quelles victoires et quels triomphes Guillaume s'illustra dans son duché, disant les choses en toute vérité, et selon que l'ordre des faits l'exigera, afin que les actions glorieuses qui se sont accomplies de notre temps ne demeurent pas ensevelies dans une honteuse obscurité.

Ainsi donc ce duc, privé de son père dès les années de son enfance, était élevé dans toutes sortes de bons sentimens, par la sage sollicitude de ses tuteurs. Mais dès le commencement de sa vie, un grand nombre de Normands, renonçant à leur fidélité, élevèrent dans plusieurs lieux des retranchemens, et se bâtirent des forteresses très-solides. Tandis que, dans leur audace, ils se confiaient en ces fortifications, il s'éleva bientôt entre eux toutes sortes de querelles et de dissensions, et la patrie fut de toutes parts livrée à de cruelles agitations. Au milieu de ces affreux désordres Mars se livra à de violentes fureurs, et de nombreuses troupes de guerriers périrent dans ces vaines contestations.

 

CHAPITRE II.

 

De la guerre qui s'éleva entre Toustain de Montfort et Gauchelin de Ferrières; et de la mort d'Osbern; fils d'Herfast.

 

En effet, Hugues de Montfort, fils de Toustain, combattit avec Gauchelin de Ferrières, et l'un et l'autre périt dans cette lutte. Quelques-uns se livrèrent à tout l'emportement de leurs violentes fureurs, au grand détriment de la patrie. Ainsi Gilbert, comte d'Eu, fils du comte Godefroi, homme rusé et plein de forces, tuteur du jeune Guillaume son seigneur, se promenait un matin à cheval, et conversait avec son compère Josselin du pont d'Erchenfroi, ne redoutant aucun mal, lorsqu'il fut assassiné, ainsi que Foulque, fils de Giroie. Ce crime fut commis sur les perfides instigations de Raoul de Vacé, fils de Robert l'archevêque, par les mains cruelles d'Eudes-le-Gros, et de l'audacieux Robert, fils de Giroie. Ensuite Turold, précepteur du jeune duc, fut mis à mort par des perfides, traîtres à leur patrie. Osbern aussi, intendant de la maison du prince et fils d'Herfast, frère de la comtesse Gunnor, étant une certaine nuit dans la chambre du duc, dans Vaudreuil, et dormant ainsi que le duc en toute sécurité, fut tout à coup égorgé dans son lit par Guillaume, fils de Roger de Mont-Gomeri. A cette époque Roger était exilé à Paris, à cause de sa perfidie, et ses cinq fils, Hugues, Robert, Roger, Guillaume et Gilbert étaient demeurés en Normandie, se livrant à toutes sortes de crimes. Mais Guillaume ne tarda pas à recevoir de Dieu la juste rétribution du crime qu'il avait commis. Barnon de Glote, prévôt d'Osbern, voulant venger la mort injuste de son seigneur, assembla une certaine nuit de vigoureux champions, se rendit à la maison où dormaient Guillaume et ses complices, et les massacra tous en même temps, selon ce qu'ils avaient mérité.

 

CHAPITRE III.

 

Comment Roger de Beaumont, fils de Honfroi de Vaux, envoyé par les ordres de celui-ci, vainquit Roger du Ternois.

 

Roger du Ternois, de la mauvaise race de Hulce, lequel était oncle du duc R0ll0n, et se battant avec lui contre les Francs avait jadis concouru par sa valeur à la conquête de la Normandie, homme puissant et orgueilleux, était aussi porte-bannière de toute la Normandie. Cet homme, lorsque le duc Robert partit pour son pélerinage, se rendit lui-même en Espagne, et s'illustra par de nombreux exploits contre les Païens. Peu de temps après, il revint dans son pays. Ayant appris que le jeune Guillaume avait succédé à son père dans le duché, il en fut vivement indigné, et dans son orgueil dédaigna de le servir, disant qu'un bâtard n'était pas fait pour commander à lui et aux autres Normands: car Guillaume, né d'une concubine du duc Robert, nommée Herlève1, fille de Fulbert, valet de chambre du duc, était en tant que bâtard un objet de mépris pour les nobles indigènes, et principalement pour les descendans de la race de Richard. Mais après que le duc pélerin de Jérusalem fut mort, un certain Herluin, brave chevalier, prit Herlève pour femme, et en eut deux fils, Eudes et Robert, qui dans la suite parvinrent à une grande illustration. Roger donc, se confiant en la multitude de ses partisans, osa st révolter contre le jeune duc. Il insultait ouvertement tous ses voisins, et dévastait leurs terres par le fer et le feu, et principalement celles de Honfroi de Vaux. Celui-ci ne pouvant supporter plus long-temps ces offenses, envoya contre Roger son fils Roger de Beaumont, suivi de toute sa maison. Roger du Ternois le méprisa dans sa témérité, et, né craignant rien, s'avanca audacieusement pour le combattre; mais il fut tué en cette rencontre, ainsi que ses deux fils Helbert et Hélinant, et laissa la victoire à ses ennemis. Robert de Grandménil reçut aussi alors une blessure mortelle, dont il mourut trois semaines après, le 18 juin. Mais avant sa mort Robert distribua ses terres, par égales portions, entre ses deux fils Hugues et Robert, et leur recommanda Ernaud, son plus jeune fils, leur prescrivant de le bien traiter, et comme un frère, lorsqu'il serait devenu grand.

 

CHAPITRE IV.

 

Comment ce même Roger de Beaumont fonda l'abbaye de Préaux, et épousa Adeline. fille de Galeran, comte de Meulan.

 

Or Roger de Beaumont, ayant triomphé de ses ennemis, rendit à Dieu des actions de grâces pour ses victoires, et s'appliqua tout le reste de sa vie à travailler à de bonnes œuvres. Entre autres choses il construisit un couvent de moines dans sa terre de Préaux, et demeura constamment fidèle au duc Guilaume, envers et contre tous. C'est pourquoi il fat élevé fort au dessus de tous ses aïeux; car il prit pour femme Adeline, fille de Galeran, comte de Meulan, et eut de ce mariage deux fils, Robert et Henri, qui devinrent dans la suite des comtes très-puissans. Robert, en effet, fut après Hugues, son oncle maternel, vaillant comte de Meulan durant plus de vingt-sept années, et Henri reçut du roi Guillaume le comté de Warwick en Angleterre.

Après la bataille ci-dessus rapportée, dans laquelle périrent Roger du Ternois, Robert de Grandménil et beaucoup d'autres seigneurs, Richard, comte d'Evreux, et fils de Robert l'archevêque, s'unit en mariage avec la veuve de Roger du Ternois, et en eut un fils nommé Guillaume, qui est maintenant seigneur d'Evreux. Guillaume, frère de Richard, épousa Hadvise, fille de Giroie, et veuve de Robert de Grandménil.

Cependant le duc Guillaume croissait, par la faveur de Dieu, en âge, en force et en sagesse. Considérant combien les Normands avaient, dans les transports de leur fureur, dévasté tout le pays, il puisa dans son cœur encore enfant toute la vigueur d'un homme, et appelant auprès de lui les grands de son père, il s'appliqua à gagner leur affection, leur apprenant, par ses prières et ses ordres, à éviter tout acte d'indiscipline. De l'avis des plus considérables il se choisit pour tuteur Raoul de Vacé, et le mit à la tête de toute la chevalerie de Normandie. Quelques-uns des grands, qui aimaient Dieu et la justice, obéirent volontiers au duc comme à leur seigneur, lui demeurèrent fidèles, et travaillèrent avec ardeur à dompter les rebelles. Mais les fils de discorde, qui se plaisent aux dissensions, et ne cherchent qu'à troubler le repos de ceux qui veulent vivre sans faire le mal, voyant qu'il leur était impossible de nuire aux hommes simples, autant qu'ils l'auraient voulu, méditèrent sur les moyens de travailler audacieusement à la ruine de leur patrie. Ils allèrent donc trouver Henri, roi des Francs, et répandirent çà et là sur toutes les frontières de la Normandie des tisons embrasés. Je les signalerais par leurs noms dans cet écrit, si je ne voulais prendre soin d'échapper à leur haine inexorable. Toutefois, je vous le dis à l'oreille, vous tous qui m'environnez, ce furent précisément ces mêmes hommes qui maintenant font profession d'ê tre les plus fidèles, et que le duc a comblés des plus grands honneurs.

 

CHAPITRE V.

 

Comment Henri, roi des Francs, livra aux flammes le château de Tilliers, que les Normands lui avaient cédé pour obtenir la paix, ainsi que le bourg d'Argentan.

 

Le roi Henri, vivement ébranlé par les provocations insensées de ces traîtres, et ne se souvenant plus des bienfaits qu'il avait auparavant reçus du duc Robert, résolut de ne se montrer traitable pour le duc à aucune condition, tant que le château de Tilliers demeurerait dans le même état. Les Normands qui persévéraient dans leur fidélité au jeune duc, desirant, pour sauver celui-ci, se soustraire aux artifices du roi, résolurent de faire ce dont ils eurent dans la suite sujet de se repentir. Gilbert, surnommé Crispin, à qui le duc Robert avait autrefois confié ce château, ayant appris cette fâcheuse résolution, ne fît aucun cas de tels projets, et s'enferma aussitôt dans le château avec une forte troupe d'hommes d'armes, et dans l'intention de le défendre. Le roi voyant qu'on lui refusait l'entrée de cette forteresse, rassembla une armée composée de Francs et de Normands, et alla l'investir promptement. Que dirai-je de plus? Vaincu enfin par les prières du duc, Gilbert livra le château avec douleur, et bientôt après il eut le cruel chagrin de le voir livrer aux flammes sous les yeux de tous. Ayant ainsi satisfait ses desirs, le roi se retira de ce lieu. Mais, peu après, il alla trouver le comte d'Hiesmes, et livra aux flammes dévorantes le bourg d'Argentan, qui appartenait au duc. Ensuite reprenant la roule par laquelle il était venu, il se rendit à Tilliers, et viola les sermens par lesquels il s'était engagé envers le duc à ne laisser rétablir ce château par aucun des siens durant quatre années. Il le fit réparer en toute hâte, et y ayant fait entrer beaucoup de chevaliers et des vivres en abondance, il repartit joyeusement, ayant ainsi accompli tous ses projets.

 

CHAPITRE VI.

 

Comment Toustain Guz voulut et ne put retenir le château de Falaise, et le défendre contre le duc Guillaume. — De Richard, fils de Toustain.

 

Toustain surnommé Guz, fils d'Ansfroi le Danois, et qui était alors gouverneur d'Exmes, voyant que le jeune duc avait fait quelques concessions au roi, et qu'il commençait à courber la tête sous l'oppression royale, comme un homme vaincu, enflammé lui-même d'une ardeur d'infidélité, prit à sa solde des chevaliers du roi, et les appela auprès de lui comme ses complices, pour renforcer le château de Falaise, et n'être pas tenu de prêter ses services au duc. Dès qu'il fut informé des intentions de cet esprit malveillant, le duc rassembla de tous côtés les légions de Normands, et alla assiéger le château. Raoul de Vacé était à cette époque chef des chevaliers, et soutenait son duc de toutes ses forces. Les chevaliers s'étant donc réunis, combattirent devant Falaise avec un si grand courage qu'ils renversèrent en un moment une portion de la muraille; et si la nuit n'était venue interrompre cette attaque, il n'est pas douteux qu'ils ne fussent entièrement parvenus au but de leurs efforts. Toustain considérant alors qu'il ne lui serait pas possible de résister plus long-temps à tant d'ennemis, demanda au duc la faculté de se retirer, et prenant la fuite, s'exila de son pays. Après cela Richard, fils de Toustain, servit très-bien le duc, réconcilia son père avec lui, et acquit lui-même beaucoup plus de biens que son père n'en avait perdu.

 

CHAPITRE VII.

 

Comment Robert l'archevêque eut pour successeur Mauger, fils de Richard II, et de sa seconde femme Popa. — De Guillaume d'Arques.

 

Robert archevêque de Rouen étant mort, Mauger, frère du duc Robert, lui succéda; car Richard, fils de Gunnor, après la mort de Judith sa femme, avait épousé une autre femme nommée Popa, dont il avait eu deux fils, Mauger, celui qui fut fait archevêque, et Guillaume d'Arques. Le duc Guillaume, déjà parvenu à l'adolescence, donna à ce dernier Guillaume le comté de Talou, à titre de bénéfice, et pour en faire son fidèle. Fier de la noblesse de sa naissance, Guillaume bâtit le château d'Arques sur le sommet de la montagne; ensuite usurpant le pouvoir souverain, et se confiant dans la protection du roi, il osa se révolter contre le duc. Celui-ci voulant réprimer cette entreprise insensée, lui ordonna par ses députés de venir lui rendre hommage; mais Guillaume, repoussant ce message avec mépris, se prépara et s'arma avec une grande confiance pour résister au duc. Alors réunissant les forces des Normands pour aller châtier cette insolence, le duc marcha promptement contre Guillaume, et ayant dressé des retranchemens au pied de la montagne, il y construisit un fort, qu'il rendit inexpugnable en y mettant des hommes pleins de vigueur, et il se retira après l'avoir bien approvisionné de vivres. Henri, roi des Francs, ne tarda pas à être informé de ces faits. En conséquence, il prit des troupes avec lui, s'avança en toute hâte pour aller renforcer le château supérieur, et ordonna à son armée de dresser son camp à Saint-Aubin. Les chevaliers du duc ayant appris son arrivée, envoyèrent quelques-uns des leurs pour essayer d'attirer à leur poursuite quelques hommes de l'armée du roi, qui seraient ensuite attaqués à l'improviste par leurs compagnons cachés en embuscade. S'étant approchés de l'armée du roi, ils attirèrent en effet sur leurs pas une portion assez considérable de cette armée, et fuyant devant elle, ils l'entraînèrent dans le piége. Tout-à-coup ceux qui avaient semblé prendre la fuite, firent volte-face, et se mirent à massacrer vivement leurs ennemis; tellement que dans ce combat le comte d'Abbeville, Enguerrand, succomba percé de coups, et que Hugues surnommé Bardoul, et beaucoup d'autres encore furent faits prisonniers. Le roi, lorsqu'il en fut informé, fit introduire des vivres dans le château qu'il était venu défendre, et se retira triste et honteux, à cause des chevaliers qu'il avait perdus. Guillaume peu de temps après, forcé par la famine, rendit son château à regret, et se retira lui-même en exil, loin du sol natal. Il partit avec sa femme, sœur de Guy comte de Ponthieu, se rendit auprès d'Eustache comte de Boulogne, reçut dans la maison de celui-ci le vivre et les vêtemens, et y demeura en exil jusqu'à sa mort.

 

CHAPITRE VIII.

 

Comment Canut, roi des Anglais, étant mort, eut pour successeur son fils Hérold. — Ce que fit Edouard encore exilé.

 

En ce même temps mourut Canut, roi des Anglais, et son fils Hérold, né d'une concubine nommée Elfgive, lui succéda. Edouard, qui vivait toujours auprès du duc, ayant appris cette mort depuis long-temps desirée, partit au plus tôt avec quarante navires remplis de chevaliers, traversa la mer, débarqua à Winchester, et y trouva une multitude innombrable d'Anglais qui l'attendaient pour leur malheur. Leur livrant aussitôt bataille, il envoya un grand nombre d'entre eux dans l'enfer. A la suite de cette victoire, il remonta sur ses vaisseaux avec tous les siens, et voyant qu'il ne lui serait pas possible de conquérir le royaume d'Angleterre sans un plus grand nombre de chevaliers, il fit retourner les proues de ses vaisseaux, et rentra en Normandie avec un très-grand butin.

 

CHAPITRE IX.

 

Comment Alfred, frère d'Edouard, fut trahi par le comte Godwin; et comment Hnrdi-Canut, fils d'Emma, mère d'Edouard, succéda à Hérold son frère, et eut pour successeur Edouard, qui épousa Edith, fille de Godwin.

 

Sur ces entrefaites, Alfred, frère d'Edouard, prit avec lui un grand nombre de chevaliers, se rendit au port de Wissant, et de là, traversant la mer, alla débarquer à Douvres; puis s'avançant dans l'intérieur du royaume, il rencontra le comte Godwin, qui marchait vers lui. Le comte le reçut d'abord en bonne foi; mais dans la même nuit il remplit auprès de lui le rôle de Judas le traître. Après lui avoir donné le baiser de paix, et avoir pris son repas avec lui, au milieu du silence de la nuit, il lui fit lier les mains derrière le dos, et l'envoya à Londres au roi Hérold avec quelques-uns de ses compagnons. Le reste de ses chevaliers, Godwin les distribua en partie dans le pays d'Angleterre, et en fit périr d'autres honteusement. Hérold, aussitôt qu'il eut vu Alfred, donna ordre de couper la tête à ses compagnons, de conduire Alfred dans l'île d'EIy, et de lui crever les yeux. Ainsi succomba ce très-noble et excellent Alfred, injustement assassiné. Hérold ne lui survécut pas long-temps, et après sa mort son frère Hardi-Canut, fils d'Emma, mère d'Edouard, partit de Danemarck, et vint lui succéder. Peu de temps après, s'étant solidement établi à la tête du royaume, il rappela de Normandie son frère Edouard, et le fit vivre auprès de lui. Mais lui-même ne vécut pas deux années entières, et étant mort, il laissa à Edouard l'héritage de tout son royaume.

En ce temps, le fier et artificieux Godwin était le comte le plus puissant de l'Angleterre, et occupait avec vigueur une grande partie de ce royaume, qu'il avait conquise soit par suite de la noblesse de sa famille, soit de vive force ou par ses perfidies. Edouard redoutant la puissance et les artifices accoutumés de cet homme terrible, ayant pris l'avis de ses Normands, dont les fidèles conseils faisaient sa force, lui pardonna dans sa bonté l'horrible assassinat de son frère Alfred: et afin qu'une solide amitié les unît à jamais, il épousa, mais seulement pour la forme, la fille de Godwin, nommée Edith; car, dans le fait, on assure que tous deux conservèrent toujours leur virginité. Edouard, en effet, était un homme bon, plein de douceur et d'humilité, enjoué, rempli de patience, clément, protecteur des pauvres, et il s'appliqua constamment à remettre en vigueur les lois de l'Angleterre. Il eut très-fréquemment des visions mystérieuses et divines, fit plusieurs prophéties, qui furent justifiées dans la suite par l'événement, et gouverna très-heureusement le royaume d'Angleterre durant près de vingt-trois ans.

 

CHAPITRE X.

 

Des cruautés de Guillaume Talvas.— De Guillaume, fils de Giroie, qui se fît moine au Bec.

 

Après que Robert son frère eut été mis à mort à coups de hache, dans sa prison, Guillaume Talvas recouvra toutes les terres de son père par le secours de ses vassaux, et principalement de Guillaume, fils de Giroie. Or ce Talvas ne s'écarta nullement des exemples que lui avaient donnés ses criminels parens. Il avait épousé Hildeburge, fille d'Arnoul, homme très-noble, et eut de cette femme un fils, Arnoul, et une fille, Mabille, qui devint dans la suite mère d'une race très-méchante. Mais comme Hildeburge avait de bons sentimens et aimait Dieu avec ferveur, elle ne pouvait participer aux mauvaises actions de son mari; aussi celui-ci avait-il conçu contre elle une violente haine. Enfin, un certain matin qu'elle allait à l'église pour prier Dieu, Guillaume la fit subitement étrangler en son chemin par deux de ses parasites; ensuite il se fiança avec la fille de Raoul, vicomte de Beaumont, et invita à ses noces plusieurs seigneurs voisins, entre autres Guillaume, fils de Giroie, homme d'une extrême valeur. Or le frère de ce dernier, Raoul surnommé le Clerc, parce qu'il était fort versé dans l'étude des lettres, et Male-Couronne, parce que s'adonnant aussi aux exercices de la chevalerie il gardait mal la gravité de la cléricature, prévoyant par quelque pronostic un grand malheur qui le menaçait, engagea fortement son frère à ne pas se rendre aux noces honteuses de ce féroce bigame; mais Guillaume, dédaignant les avis de son frère, alla sans armes à Alençon avec douze chevaliers. Tandis donc qu'il ne redoutait aucun mal, mais plutôt se réjouissait, selon l'usage, des noces de son ami, sans qu'il y eût donné aucune occasion, Talvas se saisit bientôt de lui comme d'un méchant traître, et ordonna à ses vassaux de le garder soigneusement: il partit ensuite pour la chasse avec ses convives. Alors ses satellites, auxquels il avait donné ses ordres en secret, conduisirent Guillaume au dehors, et au milieu des pleurs de tous ceux qui virent ce spectacle, ô douleur! ils lui crevèrent les yeux et le mutilèrent honteusement, en lui coupant le bout du nez et les oreilles. En apprenant ce crime, beaucoup d'hommes s'affligèrent, s'enflammèrent de haine contre Talvas, et firent leurs efforts pour punir un tel forfait. Trois années après, Guillaume de Giroie alla trouver le vénérable Herluin abbé, et se fit moine dans le monastère du Bec, que ce père faisait construire à cette époque en l'honneur de Sainte-Marie, mère de Dieu.

 

CHAPITRE XI.

 

Comment le duc Richard avait donné les deux châteaux de Montreuil et d'Echaufour à Giroie, qui avait épousé Gisèle, fille de Toustain de Montfort.

 

Ce Giroie de la famille duquel nous venons de parler était, dit-on, issu de deux nobles familles de Francs et de Bretons. Il s'était rendu avec Guillaume de Belesme à la cour du duc Richard, et avait reçu de lui en don deux châteaux situés en Normandie, savoir les châteaux de Montreuil et d'Echaufour. Tandis qu'il était en voyage pour aller trouver le duc, il fut reçu et logea dans la maison de Toustain de Montfort, et ayant vu par hasard à dîner la fille de celui-ci, nommée Gisèle, il l'aima, la demanda à ses illustres parens, et l'obtint. Dans la suite des temps, Gisèle lui donna sept fils et quatre filles, dont voici les noms: Ernauld, Foulques, qui périt avec le comte Gilbert, Guillaume, Raoul Male-Couronne, Robert, Hugues et Giroie, et les filles, Heremburge, Emma, Adélaïde et Hadvise. De tous ces enfans sortit une race de fils et de petits-fils, tous chevaliers, qui devinrent la terreur des barbares en Angleterre, dans la Fouille, dans la Thrace et en Syrie.

Ainsi donc après que Talvas eut aussi cruellement déshonoré Guillaume, qui était par son âge et par sa raison le plus distingué des fils de Giroie, et cela, comme nous l'avons rapporté, par pure méchanceté, Robert et Raoul, illustres chevaliers, se levèrent vigoureusement avec leurs frères et leurs parens, et voulurent entreprendre de venger l'horrible insulte qu'avait reçue leur frère. Ils dévastèrent donc par le fer et le feu toutes les terres de Talvas, s'avancèrent en armes jusques aux portes de ses forteresses, sans que nul leur résistât, et provoquèrent hardiment Talvas, l'invitant à sortir, et à venir combattre de près. Mais lui, homme timide, et qui n'avait nulle vigueur pour les exercices de la chevalerie, n'osait combattre en rase campagne les ennemis qui venaient le harceler; et ainsi la famille de Giroie l'insultait sans cesse.

 

CHAPITRE XII.

 

D'Arnoul, fils de Guillaume Talvas, et d'Olivier son frère, moine du Bec.

 

Arnoul, fils de Talvas, voyant toutes ces choses, et ayant pris l'avis de ses seigneurs, se révolta enfin contre son père, qui s'était rendu odieux à tous, le chassa honteusement de ses châteaux, et le força à vivre en un misérable exil jusqu'à sa mort. Il envahit donc les propriétés de son père, mais n'échappa point à l'héritage de sa méchanceté. C'est pourquoi il mérita de trouver une triste fin. Un certain jour en effet il partit avec ses vassaux pour aller au pillage, et entre autres choses il enleva un porc à une certaine religieuse. Celle-ci le poursuivit en pleurant, et le supplia instamment et au nom de Dieu de lui rendre le petit porc qu'elle avait élevé. Or Arnoul dédaigna ses prières, ordonna à son cuisinier de tuer le porc et de le préparer pour être mangé, et le faisant servir sur sa table, il en mangea le même soir avec excès; mais ce ne fut pas impunément, car cette même nuit il fut étranglé dans son lit. Quelques-uns rapportent et affirment qu'il fut mis à mort par Olivier son frère. Quant à nous, non seulement nous n'accusons point un tel homme d'un si grand crime, mais même nous refusons entièrement de croire à cette accusation. En effet, Olivier se conduisit long-temps après cet événement en chevalier très-honorable, et étant devenu vieux, il renonça au siècle par l'inspiration de Dieu; ensuite il prit pieusement l'habit de moine dans le couvent du Bec, sous le seigneur Anselme, alors abbé, et maintenant archevêque de Cantorbéry, et il continua à le porter dignement pendant longues années sous le seigneur abbé Guillaume.

 

CHAPITRE XIII.

 

Comment, après la mort d'Arnoul, Ives, son oncle paternel, évêque de Seès, entra en possession de ses terres par droit d'héritage.

 

Arnoul ayant donc été méchamment mis à mort, comme nous venons de le rapporter, le vénérable Ives, son oncle paternel, évêque de Seès, prit possession du château de Belesme et de tout ce qui lui avait appartenu de droit, et l'occupa légitimement tant qu'il vécut, après avoir fait sa paix avec la famille des Giroie et les autres voisins; car Ives était plein d'habileté, honorable, affable, fort enjoué et ardent ami de la douce paix. Mais la perfidie des méchans ne cesse de troubler le repos des gens de bien. Ainsi donc, du temps de Ives l'évêque, Richard, Robert et Avesgot, fils de Guillaume surnommé Soreng, rassemblèrent une bande de scélérats, et dévastèrent sans respect tout le pays situé autour de Seès. Enfin ils envahirent l'église de Saint-Gervais, et y établirent une troupe de brigands, faisant ainsi d'une maison de prière une caverne de voleurs et une écurie à chevaux. Le religieux Azon, ancien évêque de cette même ville, avait abattu les murailles et employé les pierres à construire une église à Saint-Gervais, martyr, sur remplacement où avait été pendant longtemps la résidence épiscopale. Le vénérable Ives voyant les fils de Soreng parvenus en ce temps à un tel point de démence qu'ils ne craignaient point de faire du temple de Dieu un repaire de brigands et une maison de débauche, saisi d'une noble colère, fut vivement affligé, et mit tous ses soins à procurer la délivrant de l'église de Dieu. Une fois donc, comme il revenait de la cour du duc Guillaume, et traversait le pays d'Hiesmes, il emmena avec lui Hugues de Grandménil et d'autres barons, avec les gens de leur suite, et fit assiéger vivement les fils de Soreng dans la tour du monastère. Mais ceux-ci résistèrent avec audace, et combattant pour leur vie, ils lancèrent des traits qui blessèrent plusieurs assaillans. L'évêque ayant vu cela, ordonna de mettre le feu aux maisons voisines. Bientôt les paroissiens obéissent aux ordres de l'évêque. Mais les flammes, pressées par le vent, atteignirent promptement à l'église, l'enveloppèrent et la consumèrent, et mirent aux abois les impies qui s'y étaient enfermés dans leur fureur. Enfin, voyant qu'ils ne pourraient résister aux progrès de l'incendie, les fils de Soreng prirent leurs armes, et s'enfuirent honteusement.

 

CHAPITRE XIV.

 

Comment les fils de Guillaume Soreng, Richard, Robert et Avesgot moururent d'une juste mort.

 

Mais le Dieu juste et miséricordieux ne put tolérer la profanation de son église, et ne tarda pas d'infliger à ceux qui l'avaient violée une juste punition. En effet, les trois frères qui avaient été les chefs de cette invasion, continuant à commettre toutes sortes de brigandages et de vols, furent, peu de temps après, frappés à mort par un juste jugement de Dieu, sans confession et sans recevoir le viatique de salut. Richard, l'aîné des trois, dormait une certaine nuit en toute sécurité, dans une mauvaise cabane située près d'un étang; tout à coup un certain chevalier puissant, nommé Richard de Sainte-Scholastique, dont l'autre Richard avait dévasté les terres, vint envelopper la cabane avec les gens de sa maison. Richard s'étant éveillé, sortit de ce mauvais lieu, et prenant la fuite voulut se sauver par l'étang; mais un certain paysan que lui-même avait fort tourmenté en prison l'arrêta, et le frappant sur la tête à coups de hache, le laissa mort sur la place. Ensuite Robert, son frère, étant allé un certain jour avec les siens enlever du butin dans les environs de Seès, fut poursuivi à son retour par les gens de la campagne, et reçut une blessure dont il mourut aussitôt. Enfin Avesgot étant entré, à Cambey, dans la maison d'Albert, fils de Gérard Fleitel, commença à se livrer à toutes sortes de fureurs; mais un trait lancé sur lui le frappa à la tête, et il en mourut bientôt après. Voilà donc que nous avons vu véritablement accomplies en ces hommes ces paroles que nous avons entendues: «Si quelqu'un a violé le temple de Dieu, Dieu le détruira.» Ainsi donc que les pillards et ceux qui forcent les églises, apprenant la fin des hommes qui leur ressemblent, prennent garde à eux, de peur que, commettant de semblables méfaits, ils ne périssent frappés d'une semblable punition: et si la prospérité de ce monde est quelque temps avec eux, qu'ils ne demeurent pas cependant en sécurité, et ne s'en glorifient pas; car il convient qu'ils sachent que les joies du monde passent rapidement, comme la fumée, et leur préparent des douleurs éternelles, ainsi que l'a dit un illustre poète dans un poème où il accuse les impies, disant: Vous vous réjouissez mal à propos, car à la fin vous recueillerez les fruits de votre méchanceté, savoir, les ténèbres, les flammes, le deuil; car Dieu bon et indulgent, mais juste toutefois en ses vengeances, défend ceux qui sont à lui, et punit ceux qui se font ses ennemis.»

Les enfans de discorde ayant donc été renversés, comme je viens de le raconter, les hommes simples purent enfin respirer quelque temps en paix, dans les environs de Seès. Le noble Ives, évêque, s'occupa alors de faire recouvrir l'église, et le 2 janvier, il en fit de nouveau la dédicace. Mais comme les murailles avaient été atteintes par les flammes, elles s'écroulèrent cette même année et avant le carême.

 

CHAPITRE XV.

 

Du concile que le pape Léon tint à Rheims, et de la réprimande qu'il adressa à Ives, évêque de Seès, à cause de l'incendie de l'église de Saint-Gervais.

 

En ce temps le pape saint Léon se rendit dans les Gaules, consacra l'église de Saint-Remi, archevêque de Rheims, et fit transporter son corps dans cette église, à la suite de la dédicace. Alors le pape tint à Rheims un grand concile, et réprimanda sévèrement les évêques ou les abbés négligens. Entre autres choses, à ce qu'on rapporte, il dit à Ives, au sujet de l'incendie de son église: «Qu'as-tu fait, perfide? Par quelle loi dois-tu être condamné, toi qui as osé brûler ta mère?» Ives prenant la parole confessa publiquement qu'il avait fait le mal, mais qu'il avait été violemment poussé à commettre ce crime pour empêcher que des scélérats ne fissent pire-encore contre les enfans de l'église. Ensuite il subit la pénitence que lui imposa ce pape rempli de sagesse, et consacra tous ses soins à relever l'église de Saint-Gervais. Il se rendit donc dans la Pouille, et de là à Constantinople, leva beaucoup d'argent chez ses riches parens et amis, et rapporta en don de l'empereur, un précieux morceau du bois de la croix du Seigneur. Etant retourné à Seès, il commença alors à construire une église d'une telle grandeur que ses successeurs Robert, Gérard et Serlon ne purent venir à bout de la terminer dans l'espace de quarante années.

 

CHAPITRE XVI.

 

Comment Guillaume Talvas, frère de l'évêque Ires, donna à Roger de Mont-Gommeri sa fille Mabille et ses terres.

 

Cependant, Guillaume Talvas, après avoir été expulsé de ses terres par son fils, comme nous l'avons rapporté ci-dessus, pauvre et méprisable aux yeux de tous, alla long-temps errant de maison en maison. Enfin il se rendit auprès de Roger de Mont-Gomeri, lui offrit spontanément sa fille, nommée Mabille, et lui fit en outre concession de tous les biens qu'il avait perdus lui-même par suite de sa perversité et de sa lâcheté. Roger, qui était fort et brave, et doué d'un jugement sain, pensa que ces arrangemens lui seraient profitables, et consentit à toutes ces propositions. Il reçut dans sa maison Guillaume le vagabond, et s'unit à sa fille en légitime mariage. Or celle-ci était petite de corps, très-bavarde, assez disposée au mal, avisée et enjouée, cruelle et remplie d'audace. Dans la suite des temps, elle donna à Roger cinq fils et quatre filles, dont voici les noms: Robert et Hugues, Roger le Poitevin, Philippe et Arnoul; et les filles, Emma, Mathilde, Mabille et Sibylle. Celles-ci valurent mieux que leurs frères: elles furent généreuses, honorables, et pleines d'affabilité pour les pauvres, les moines et les autres serviteurs de Dieu. Leurs frères au contraire furent féroces, avides et impitoyables oppresseurs des pauvres.

Ayant résolu de raconter les actions du grand duc Guillaume, il serait hors de propos de nous arrêter ici à rapporter combien ces hommes furent rusés ou perfides dans les exercices de la chevalerie, comment ils s'élevèrent aux dépens de leurs voisins ou de leurs pairs, et comment à leur tour ils succombèrent sous leurs coups en punition de leurs forfaits. Nous allons donc quitter ce sujet, et reprendre la suite de notre récit.

 

CHAPITRE XVII.

 

Comment, après la mort de Hugues, évoque de Bayeux, le duc Guillaume mit en sa place Eudes, son frère utérin. — Bataille du Val-des-Dunes.

 

Le duc, brillant alors de tout l'éclat de la plus belle jeunesse, commença à se dévouer de tout son cœur au service de Dieu, écartant de lui la compagnie des hommes ignorans, usant des conseils des sages, puissant dans les œuvres de la guerre, et doué d'une grande sagesse pour les affaires du siècle.

Vers ce temps, Hugues, fils du comte Raoul, et évêque de Bayeux, vint à mourir, et le duc fit donner le susdit évêché à son frère Eudes. Or cet Eudes, lorsqu'il eut été consacré, agrandit la nouvelle église pontificale dédiée à sainte Marie, mère de Dieu, lui donna beaucoup d'ornemens admirables, et augmenta aussi le nombre de ses clercs. Eudes vécut dans son évêché durant près de cinquante années.

Or le duc, tandis qu'il allait acquérant tous les jours beaucoup de bonnes qualités, rencontra un certain compagnon bien cruel pour lui, savoir Gui, fils de Renaud comte des Bourguignons, lequel avait été élevé avec lui, dès les années de son enfance, et à qui il avait donné autrefois le château de Brionne, comme pour se mieux assurer de sa fidélité par ce présent. Mais Gui, séduit par son orgueil, commença, tel qu'Absalon, à détourner beaucoup de grands de leur fidélité envers le duc, et à les entraîner dans les abîmes de sa perfidie; à tel point qu'il engagea dans cette conspiration Nigel, gouverneur de Coutances, et le détourna complétement, ainsi que beaucoup d'autres, du service qu'il devait rendre au prince de son choix en vertu de ses sermens. Alors le duc très sage, se trouvant ainsi abandonné par beaucoup des siens, voyant qu'ils travaillaient constamment, et avec vigueur, à se mettre en défense dans leurs châteaux, et craignant qu'ils ne parvinssent à lui enlever son suprême pouvoir dans le comté, et à mettre son rival en sa place, forcé par la nécessité, alla trouver Henri, roi des Francs, pour lui demander des secours. Alors enfin ce roi, se souvenant des bienfaits qu'il avait reçus autrefois du père du duc, rassembla les forces des Francs, entra dans le comté d'Hiesmes, arriva au Val-des-Dunes, et y trouva une innombrable multitude d'hommes d'armes, animés d'une violente inimitié, et qui, le glaive nu, lui présentèrent la bataille. Le roi et le duc ne redoutant nullement leurs fureurs insensées, leur livrèrent bataille, et à la suite du choc réciproque des chevaliers, firent un grand carnage de leurs ennemis: ceux que le glaive ne fit pas tomber, frappés de terreur par Dieu même, allèrent en fuyant se précipiter dans les eaux de l'Orne. Heureuse cette bataille, par laquelle tombèrent en un même jour les châteaux des orgueilleux et les demeures des criminels! Gui, s'étant échappé de la bataille, se retira aussitôt à Brionne, ferma et barricada ses portes, et s'y tint quelque temps enfermé dans l'espoir de se sauver. Le roi étant retourné en France, le duc se mit en toute hâte à la poursuite de Gui, l'assiégea et le bloqua dans l'enceinte de son château, et éleva des fortifications sur les deux rives de la rivière appelée la Risle. Or Gui, voyant qu'il ne lui resterait plus aucun moyen de s'enfuir de ce lieu, et pressé par la calamité de la famine, fut enfin déterminé par ses amis à se présenter en suppliant et en homme repentant de ses fautes, et à implorer la clémence du duc. Celui-ci ayant pris conseil des siens, et touché de compassion pour sa misère, l'épargna dans sa clémence, et ayant pris possession du château de Brionne, lui ordonna de demeurer dans sa maison avec ses domestiques. Alors tous les grands qui s'étaient détournés de leur fidélité, voyant que le duc leur avait enlevé ou rendu inabordable tout lieu de refuge, donnèrent des otages, et abaissèrent leurs têtes altières devant lui comme leur seigneur. Ainsi, lorsqu'il eut renversé de tous côtés leurs châteaux, nul n'osa plus dès lors montrer un cœur rebelle contre le duc. Cette bataille du Val-des-Dunes fut livrée l'an 1047 de l'Incarnation du Seigneur.

 

CHAPITRE XVIII.

 

Comment le duc Guillaume reprit les châteaux d'Alençon et de Domfront, dont Geoffroi, comte d'Anjou, s'était emparé.

 

Le comte d'Anjou, Geoffroi, surnommé Martel, homme artificieux en toutes choses, faisait éprouver toutes sortes de maux aux hommes qui vivaient dans son voisinage, et les écrasait sous des vexations intolérables. Entre autres, s'étant saisi par une perfidie de la personne du comte Thibaut, il le retint en captivité jusqu'à ce qu'il lui eût extorqué de force la ville de Tours et quelques châteaux. Geoffroi donc, ayant suscité quelques sujets de querelle, commença à diriger ses entreprises contre le duc Guillaume, à dévaster et piller fréquemment la Normandie par le bras des satellites querelleurs qu'il établit dans le château de Domfront. Le duc, avec ses chevaliers, se rendit vers ce château pour le visiter, et l'ayant vu entouré de toutes parts de rochers escarpés et très-élevés, en sorte qu'il était impossible de l'aborder pour en faire le siége, il appela auprès de lui les forces des Normands, et cerna ce château de très-forts retranchemens, par lesquels il en obstrua toutes les issues. Comme il demeura quelque temps dans les environs, il arriva vers lui des éclaireurs qui venaient lui annoncer qu'il pourrait, sans aucun danger pour les siens, se rendre maître du château d'Alençon. Aussitôt, ayant laissé des gardes dans son camp, le duc chevaucha toute la nuit avec son armée, arriva au point du jour devant Alençon, et y trouva, dans une redoute établie au delà de la rivière, quelques hommes qui se moquèrent de lui, et lui dirent des injures. Les chevaliers s'étant mis en grande colère, le duc attaqua très-vivement la redoute, s'en empara promptement, et y ayant mis le feu, la livra aux flammes dévorantes. Ceux qui l'avaient insulté en présence de tous les habitans d'Alençon, il ordonna de leur couper les pieds et les mains; et aussitôt, selon qu'il l'avait ordonné, trente-deux hommes furent ainsi mutilés. Pour insulter le duc, ils avaient frappé sur des peaux et des cuirs, et l'avaient appelé par dérision marchand de peaux, parce qu'en effet les parens de sa mère avaient été marchands de peaux2. Alors les gardiens du château, voyant l'extrême sévérité du duc, craignirent d'avoir à subir un pareil traitement, ouvrirent aussitôt leurs portes, et remirent le château au duc, aimant mieux le livrer ainsi qu'avoir à supporter tant de tortures au péril de leurs membres. Ayant ainsi vigoureusement terminé cette expédition, et établi des chevaliers dans le château, le duc retourna en toute hâte à Domfront. Les gens de ce lieu apprenant ce que le duc avait fait à leurs compagnons d'armes, et considérant qu'ils ne pouvaient recevoir aucun secours, se remirent eux et leur château entre les mains du duc. Partant de là après y avoir placé des gardiens, et s'avançant plus loin pour attaquer le comte Geoffroi, le duc arriva à Ambrières, et là il construisit un château qu'il approvisionna suffisamment en vivres et en chevaliers; après quoi il retourna à Rouen, métropole de la Normandie.

 

CHAPITRE XIX.

 

Comment, ayant expulsé Guillaume Guerlenc du comté de Mortain, le duc mit en sa place Robert, son frère utérin.

 

En ce temps Guillaume Guerlenc, de la descendance de Richard-le-Grand, était comte de Mortain. Un jeune chevalier de sa famille, nommé Robert Bigod, se rendant auprès de lui, lui dit un jour: «Je suis accablé par la pauvreté, mon seigneur, et dans ce pays je ne puis gagner ce dont j'ai besoin pour vivre. C'est pourquoi je vais partir pour la Pouille, afin d'y vivre plus honorablement.» —Guillaume répondant lui demanda: «Qui t'a mis ce projet en tête? — La pauvreté que j'endure,» lui répondit l'autre. — Alors le comte lui dit: «Si tu veux me croire, tu demeureras ici avec nous. Avant quatre-vingts jours tu auras en Normandie un temps ou tout ce que tu jugeras t'être nécessaire, et que tu auras vu de tes yeux, tu pourras l'enlever impunément de tes propres mains.» Le jeune homme, se rendant aux avis de son seigneur, attendit, et peu de temps après il trouva moyen d'entrer en familiarité avec le duc, par l'intermédiaire de Richard d'Avranches, son cousin. Comme donc un certain jour il causait en particulier avec le duc, il lui raconta entre autres choses les paroles ci-dessus rapportées du comte Guillaume. Le duc appela aussitôt Guillaume, et lui demanda pour quel motif il avait tenu un pareil discours. Guillaume ne put nier, et n'osa non plus entreprendre d'expliquer le sens de ses paroles. En sorte que le duc irrité lui dit: «Tu as résolu de troubler la Normandie par des séditions et des désordres, tu as formé le dessein de te révolter contre moi et de me déshériter méchamment, et c'est pourquoi tu as promis à un chevalier indigent un temps favorable à sa rapacité; mais que la paix dont nous avons besoin, et que nous tenons en don du Créateur, demeure à jamais chez nous. Quant à toi, sors au plus tôt de la Normandie et n'y rentre plus jamais, aussi long-temps que je vivrai.» Guillaume ainsi expulsé se rendit misérablement dans la Pouille avec un seul écuyer, et le duc éleva aussitôt son frère Robert, et lui donna le comté de Mortain. Ainsi il renversait rudement les orgueilleux parens de son père, et élevait au comble des honneurs les humbles parens de sa mère. Au surplus, et comme le dit un proverbe vulgaire, le fou n'est corrigé ni par les paroles, ni par les exemples, à peine l'est-il par les malheurs: il ne craint rien jusqu'à ce qu'il reçoive de rudes coups; ce qui va être prouvé plus clair que le jour par l'exemple que je vais rapporter.

 

CHAPITRE XX.

 

De la rébellion de Guillaume Busac, comte d'Eu; et comment celui-ci étant exilé reçut en don le comté de Soissons de Henri, roi des Francs.

 

Ainsi que nous l'avons déjà dit plus haut, le duc des Normands Richard, fils de Richard Ier, avait donné le coùtlé d'Eu à un sien frère utérin, nommé Guillaume. Celui-ci eut de la comtesse Lesceline trois fils, savoir Robert, Guillaume, et Hugues qui fut plus tard évêque de Lisieux. Le second, Guillaume surnommé Busac, aspirant à usurper le duché, commença à lever la tête, menaçant et se livrant à des actes d'inimitié contre le duc. Mais ce prince plein de force, ne voulant pas lui céder, rassembla une armée, assiégea le château d'Eu jusqu'à ce qu'il s'en fût rendu maître, et força le rebelle Guillaume son parent à s'exiler. Celui-ci se rendit auprès de Henri, roi des Francs, et lui raconta en pleurant ce qui lui était arrivé. Or le roi l'accueillit avec bonté, comme un chevalier noble par sa naissance et par sa beauté, et prenant pitié de ses malheurs, lui donna le comté de Soissons ainsi qu'une noble épouse. Heureux exilé, il eut de cette femme une belle famille, qui maintenant encore gouverne noblement l'honorable héritage de son père. Les fauteurs de discorde se trouvant ainsi ou rejetés ou renversés, toute la Normandie goûta le repos à l'ombre d'une douce paix.

 

CHAPITRE XXI.

 

Le duc Guillaume épouse Mathilde, fille de Baudouin de Flandre, et nièce du roi Henri.

 

Déjà le duc, ayant dépassé les années de l'adolescence, brillait de toute la force d'un jeune homme, lorsque ses grands commencèrent à s'occuper sérieusement avec lui des moyens de perpétuer sa race. Ayant appris que Baudouin, comte de Flandre, avait une fille, nommée Mathilde, issue d'une famille royale, très-belle de corps et généreuse de cœur, le duc, après avoir pris l'avis des siens, envoya des députés à son père, et la demanda en mariage. Le prince Baudouin, infiniment joyeux de cette proposition, non seulement résolut d'accorder sa fille au duc, mais la conduisit lui-même jusqu'au château d'Eu, portant avec lui d'innombrables présens. Le duc y arriva aussi, accompagné des escadrons de ses chevaliers, s'unit avec elle par les liens du mariage, et la ramena ensuite dans la ville de Rouen, au milieu des réjouissances et des plus grands honneurs. Dans la suite des temps il eut de sa femme quatre fils, savoir, Robert qui posséda quelque temps après lui le duché de Normandie, Guillaume qui régna treize ans en Angleterre, Richard qui mourut jeune, et Henri qui succéda à ses frères, tant comme roi que comme duc. Guillaume eut aussi quatre filles. Dans le livre suivant, où nous traiterons des faits et gestes du très-noble roi Henri, nous parlerons avec l'aide de Dieu, et selon la mesure de nos facultés, de tous ces enfans du duc Guillaume, tant garçons que filles.

 

CHAPITRE XXII.

 

Des monastères qui furent fondés en Normandie du temps du duc Guillaume.

 

En ce temps les habitans de Normandie jouissaient de la paix et de la plus grande tranquillité, et tous avaient en très-grand respect les serviteurs de Dieu. Tous les grands travaillaient à l'envi à élever des églises dans leurs domaines, et à enrichir de leurs biens les moines qui devaient prier Dieu pour eux. Et puisque nous venons de dire que tous les nobles de Normandie étaient à cette époque très-empressés de construire des monastères dans leurs domaines, il nous semble convenable de désigner ici par leurs noms ceux qui en ce temps fondèrent des monastères dans cette province.

Je nommerai donc le premier de tous le duc Guillaume lui-même, père de la patrie, qui continua et termina le monastère de Saint-Victor de Cerisy entrepris par son père, le duc Robert, avant son départ pour Jérusalem. Il fonda aussi le monastère de Saint-Etienne, et sa femme Mathilde celui de la Sainte-Trinité à Caen. —Guillaume, fils d'Osbern, proche parent du duc Guillaume, homme puissant et digne d'éloges tant pour la beauté de son ame que pour celle de son corps, lit construire deux monastères en l'honneur de la bienheureuse Marie*, mère de Dieu, l'un à Lire, dans lequel il fit ensevelir par la suite Adelise, fille de Roger du Ternois, son épouse; l'autre à Cormeilles, dans lequel il fut lui-même enseveli après sa mort. Roger de Beaumont, fils de Honfroi de Vaux, construisit aussi deux couvens dans son domaine de Préaux, l'un de moines et l'autre de femmes.

Roger de Mont-Gommery, père de Robert de Belesme, ne voulant point paraître inférieur en rien à aucun de ses pères, fit noblement construire deux églises en l'honneur de saint Martin, l'une dans le faubourg de la ville de Seès, l'autre dans le village de Tourny, et y assembla des troupeaux de moines, pour le service <le Dieu. Il fonda aussi une troisième église à Almenesches pour une œuvre de religieuses. Lesceline, comtesse d'Eu, aidée de ses fils, Robert comte d'Eu, et Hugues, évêque de Lisieux, fonda avec un grand zèle de cœur le couvent des moines de Saint-Pierre, sur la Dive, et un couvent de religieuses, en dehors de la ville de Lisieux. Son fils, le susdit comte d'Eu, fonda le monastère de Saint-Michel, à Tresport. Roger de Mortemer, fils du premier Guillaume de Warenne, fit construire sur son propre domaine le monastère de Saint-Victor. Richard, comte d'Evreux, bâtit dans la même ville le couvent du Saint-Sauveur pour une œuvre de religieuses. Le même vicomte construisit à ses frais, à Rouen, sur la montagne qui domine la ville, le couvent de la Sainte-Trinité, et y établit des moines pour le service de Dieu. Robert, comte de Mortain, bâtit le monastère de Grestain. Hugues, qui devint dans la suite comte de Chester, fonda l'abbaye de Saint-Sever. Eudes bâtit avec son chapelain l'église de la Sainte-Trinité d'Essay. Baudouin de Revers en construisit une autre à Montbourg. Nigel, vicomte de Coutances, bâtit le couvent du Saint-Sauveur. Guillaume Talvas, le premier qui, après avoir abattu une forêt, avait fait construire sur une montagne le château nommé Domfront, fit aussi bâtir, à partir des fondations, le monastère de Sainte-Marie de Lonlay. Raoul Taisson et Erneise son frère, bâtirent l'église de Saint-Etienne de Fontenay. Raoul du Ternois construisit le monastère de SaintPierre de Châtillon.

Quelques couvens plus anciens dans la même province, et qui avaient été détruits par les Normands, lorsqu'ils étaient encore païens, furent relevés par le zèle pieux de bons seigneurs. Peu après sa conversion, Rollon, premier duc de Normandie, donna de nombreuses propriétés aux églises de Sainte-Marie de Rouen, de Sainte-Marie de Bayeux, de Sainte-Marie d'Evreux, et aux couvens de Saint-Pierre, de Saint-Ouen, de Jumiège et de Saint-Michel en la mer. Guillaume son fils reconstruisit entièrement le couvent de Jumiège. Richard son fils et son successeur rebâtit aussi les couvens de Fécamp, du Mont-Saint-Michel et de Saint-Ouen de Rouen. Richard II agrandit merveilleusement le monastère de Saint-Wandregisille et d'autres monastères que ses prédécesseurs avaient déjà réparés. Judith son épouse fonda l'église de Sainte-Marie de Bernai. Richard III, prévenu par une mort intempestive, ne fonda ni ne restaura aucun monastère; mais Robert son frère entreprit, avant de partir pour Jérusalem, de construire le monastère de Saint-Victor de Cerisy. En ce même temps le vénérable abbé Herluin commença à bâtir le monastère du Bec, en l'honneur de Sainte-Marie. Nous en avons déjà fait mention dans le livre précédent; si quelqu'un desire connaître plus complétement l'histoire de la conversion et de la vie d'Herluin, qu'il lise le livre qui a été écrit en un langage élégant, sur ce vénérable père, par un religieux nommé Gilbert Crispin, qui est devenu plus tard abbé de Westminster, illustre tant par la noblesse de sa naissance que par sa science dans les affaires du siècle et les choses divines, et le lecteur curieux trouvera dans ce livre tout ce qu'il pourra desirer sur ce sujet. Le monastère de Saint-Taurin, celui de Saint-Lieufroi, celui de Villar et celui de Saint-Aman, tous quatre enfermés dans la ville de Rouen, doivent être comptés parmi les plus anciens: par où il est à présumer que ces couvens ont d'abord été détruits et ensuite reconstruits.

 

CHAPITRE XXIII.

 

De la reconstruction du couvent de Saint-Evroul, à Ouche, par Guillaume Giroie, et Robert et Hugues de Grandménil, ses neveux.

 

En ce temps Robert de Grandménil, reconnaissant que la félicité de ce monde ne dure qu'un moment, résolut, de concert avec son frère Hugues, de fonder une abbaye de moines. Ce Robert avait étudié dans son enfance la science des lettres, mais par la suite il avait interrompu ses études, et avait été pendant cinq ans écuyer du duc; puis il avait reçu de celui-ci la ceinture et l'épée de chevalier, avec d'immenses présens. Mais peu de temps après, comme je l'ai dit, poussé par l'esprit de Dieu, il dédaigna toutes choses, et résolut fermement de construire un couvent et de se faire moine. Guillaume, fils de Giroie, ayant appris ses intentions, s'en réjouit beaucoup, et allant trouver Robert et Hugues, il leur parla en ces termes: «J'apprends, ô mes très-chéris neveux, que vous êtes remplis de ferveur pour le service de Dieu, et que vous desirez même construire un couvent de moines. C'est pourquoi je m'en réjouis grandement, et je vous promets même très-volontiers de vous assister dans cette œuvre. Dites-moi cependant quel lieu vous avez choisi pour cet établissement, et ce que vous y donnerez à ceux qui combattront pour le Christ?» — Eux lui répondirent alors: «Nous desirons, avec l'aide de Dieu, lui élever un château à Noisy, et nous lui donnerons nos églises et nos dîmes, et tout ce que nous pourrons lui donner, selon la mesure de notre pauvreté.» — Mais Guillaume leur dit: «Saint Benoît, maître des moines, ordonne de construire un monastère, de telle sorte qu'il y ait dans son enceinte toutes les choses nécessaires, savoir de l'eau, un moulin, un pétrin, un jardin et toutes les autres ressources, afin que les moines ne soient pas obligés d'errer au dehors, ce qui est tout-à-fait contraire au salut de leurs ames. Sans doute il y a à Noisy des champs assez fertiles, mais le bois et l'eau, dont les moines ont grand besoin, en sont fort éloignés.» — Et comme ils lui demandèrent alors de leur dire tout ce qu'il pensait à ce sujet, Guillaume continua: «Du temps de Clotaire, roi des Francs et fils de Clovis, qui le premier des rois de la Gaule fut baptisé par le bienheureux Remi, archevêque de Rheims, saint Evroul, né à Bayeux, brillait parmi les grands du roi de l'éclat de la noblesse et des richesses; mais dédaignant la pompe du siècle, par amour pour Dieu, il se fit moine, et quelque temps après il partit pour le désert avec trois autres moines, pensant qu'il pourrait en cette retraite se cacher à la vue des hommes, et combattre plus vigoureusement contre le diable avec le secours de Dieu. Tandis que, les genoux pliés, il suppliait Dieu très-dévotement de lui indiquer un lieu où il pût établir sa résidence, un ange, envoyé de Dieu, lui apparut et le conduisit à Ouche. Or, sous les règnes de Chilpéric et de Sigebert, fils de Clotaire, le susdit serviteur de Dieu fonda en ce lieu un couvent, effraya par d'utiles menaces et par ses bonnes exhortations les brigands qui habitaient dans la forêt; et ceux-ci ayant abandonné leur vie de brigandage, il en fit des moines ou des agriculteurs. Là il supporta patiemment, pour l'amour de Dieu, une grande pauvreté, et y rassembla un grand nombre de moines fidèles. Il ressuscita deux morts au nom du Seigneur, et fit encore beaucoup d'autres miracles, qu'il serait trop long de vous raconter. Enfin, l'an 596 de l'Incarnation du Seigneur, et dans la quatre-vingtième année de son âge, tandis que Grégoire, savant docteur et apôtre des Anglais, occupait le siége apostolique, le bienheureux Evroul sortit de ce monde, le 29 décembre, et alla recevoir du Seigneur, dans les de meures célestes, la récompense de ses travaux. Ensuite, et environ trois cents ans après, du temps de Charles-le-Simple, fils de Louis surnommé le Fainéant, notre Créateur voulut enfin punir les crimes nombreux du peuple qui habitait en nos pays. Par la permission du Seigneur, Hastings, fils de perdition, vint en Neustrie, et livra aux flammes Rouen, Beauvais et plusieurs autres villes. Il détruisit aussi beaucoup de monastères fondés par de saints pères, tels que ceux de Philibert à Jumiège, de Vandrille à Fontenelle, d'Evroul à Ouche, de Saint-Martin-de-Tours, que l'on appelle Marmoutiers, et beaucoup d'autres couvens de moines, de clercs et de religieuses. Quelques uns d'entre eux ont été rétablis dans la suite par de bons princes, mais d'autres demeurent encore en ruine et inhabités. Peut-être ce trop long discours vous a-t-il ennuyés; mais si vous l'écoutez avec indulgence, je pense, mes chers neveux, qu'il pourra vous être avantageux. Maintenant je vais exposer en peu de mots à votre impatience ce qui m'est venu en pensée. Rétablissons à Ouche, avec l'aide de Dieu, le monastère de Saint-Evroul, et réunissons-y de fidèles moines qui combattront le diable. Donnons-leur toutes nos églises et nos dîmes; et quant à nous, nos frères, nos fils et nos petits-fils, servons-les jusqu'à la mort; car nous ne devons point les commander, mais plutôt les servir, afin que nous méritions d'être assistés de leurs prières et béatifiés un jour dans les douceurs du paradis.»

Robert et Hugues, ayant accueilli ces propositions avec joie, lui demandèrent alors avec sollicitude quelle était la situation des lieux, et le vaillant chevalier Guillaume leur répondit: «Ce lieu d'Ouche, vers lequel Dieu conduisit le bienheureux Evroul par la main de l'ange, est bien suffisant pour les pauvres d'esprit, à qui le royaume des Cieux est promis. L'antique basilique de Saint-Pierre y est encore debout, et tout autour s'étend un vaste champ, dans lequel on peut faire un jardin et un verger. La terre est inculte et stérile, mais le Seigneur a le pouvoir de dresser une table à ses serviteurs au milieu du désert. Il n'y a pas, il est vrai, de fleuve ni de vignes fécondes, mais il y a tout près une épaisse forêt et de bonnes sources. Les corps de beaucoup de saints reposent aussi dans ces lieux, et ils ressusciteront au dernier jour dans une immense gloire. Vous venez d'entendre ce que je desire très-ardemment, maintenant examinez ce que vous voulez faire.»

Eux donc ayant approuvé ses projets, et lui ayant promis de le seconder en toutes choses, le sage Guillaume poursuivit en ces termes: «Si cela vous plaît, appelons au plus tôt des moines, et qu'ils soient établis à Ouche en une telle liberté que désormais nous et nos successeurs ne leur demandions jamais aucune rétribution, si ce n'est celle-ci seulement, savoir que les serviteurs de Dieu nous assistent de leurs prières; et afin que jamais nous ne puissions, par l'inspiration du démon, les inquiéter d'une manière quelconque, mettons de plein gré le susdit monastère sous la protection du duc de toute la Normandie, pour le défendre contre nous, nos descendans et tous les mortels, afin que si nous prétendions jamais en exiger de vive force quelque service ou redevance, autre que ce bénéfice spirituel, nous soyions salutairement réprimés par la sévérité du prince, et forcés, même malgré nous, de renoncer à molester les chevaliers de Dieu.»

Après cela ils se rendirent en effet auprès du duc, et lui exposèrent clairement leurs intentions. Le duc: acquiesça avec bonté à leurs desirs, leur donna dans Lions-la-Forêt le sceau de son autorité, et fit confirmer cet acte par les évêques et barons de Normandie. Mauger, archevêque de Rouen, signa donc le premier: après lui signèrent les évêques Hugues de Lisieux et Eudes de Bayeux, Guillaume d'Evreux et Gilbert, abbé de Châtillon. Alors le seigneur Thierri, moine de Jumiège, fut élu, et le soin de l'abbaye d'Ouche lui fut confié.

En conséquence, l'an 1050 de l'Incarnation du Seigneur, le pape Léon occupant le siège apostolique, Henri II, empereur très-chrétien, fils de Conon, duc des Saxons, étant sur le trône, le monastère de Saint-Evroul fut rétabli à Ouche par les seigneurs ci-dessus nommés, Guillaume Giroie, et ses neveux Robert et Hugues de Grandménil. Là, le vénérable Thierri, moine de grande religion, fut solennellement consacré pendant les nones d'octobre, un jour de dimanche, par le seigneur Hugues, évêque de Lisieux, devant l'autel de Saint-Pierre. L'année suivante le noble Robert, fondateur du couvent, alla s'y faire moine, et supporta par la suite beaucoup de travaux, par zèle pour les serviteurs de Dieu. Peu de temps après Guillaume Giroie fut envoyé dans la Pouille pour des affaires graves; et comme il s'était mis en voyage pour en revenir, il mourut à Gaëte, pendant les nones de février. Guillaume de Montreuil, chevalier d'une grande illustration, était alors dans la Pouille, opprimant par ses armes les Grecs et les Lombards, et obéissant au vicaire de l'apôtre saint Pierre.

 

CHAPITRE XXIV.

 

Comment Mauger l'archevêque remit son archevêché au duc, lequel mit en sa place le moine Maurile.

 

En ce temps Mauger, archevêque de Rouen, commença à devenir insensé, et dans l'excès de sa folie remit au duc son archevêché. Or le duc bannit Mauger dans l'île que l'on appelle Guernesey, et, à la suite d'un décret du synode, donna le siége métropolitain à Maurile, moine de Fécamp, distingué par de grandes vertus.

A cette même époque les Normands furent encore troublés par des discordes, et poussés à répandre le sang de leurs voisins, qui préféraient la guerre à la paix. Depuis que les Normands avaient commencé à habiter les champs de la Neustrie, c'avait été toujours l'usage des Francs de les jalouser. C'est pourquoi ils excitaient leurs rois à se lever contre les Normands, disant que les terres que ceux-ci possèdent, ils les ont enlevées de vive force à leurs ancêtres. Ainsi le roi Henri, vivement irrité par les artifices, ou plutôt par les perfides suggestions de ses amis, contre la puissance du duc, vint attaquer la Normandie avec deux armées. Il envoya l'une, composée d'hommes vaillans d'une noblesse d'élite, pour ravager le territoire de Caux, et la mit sous les ordres de son frère nommé Eudes; l'autre qui marchait avec Geoffroi Martel, et que le roi commandait lui-même, s'avança pour dévaster le comté d'Evreux. Le duc, dès qu'il se vit, ainsi que tous les siens, menacé d'une telle attaque, pénétré d'une grande et noble douleur, rassembla aussitôt des chevaliers d'élite, et les fit marcher en toute hâte pour réprimer ceux qui venaient attaquer le pays de Caux. Lui-même, suivi de quelques-uns des siens, se dirigea du côté du roi pour lui faire porter la peine de son entreprise, s'il pouvait réussir de quelque manière à détourner d'auprès du roi quelqu'un de ses satellites. Les Normands s'étant rapprochés des Français, les rencontrèrent à Mortemer, occupés à incendier le pays, et à insulter les femmes. Ils les attaquèrent aussitôt, et le combat se prolongea de part et d'autre jusqu'à la neuvième heure; et durant tout ce temps ce fut un massacre continuel. Enfin les Francs furent vaincus et prirent la fuite, et les Normands envoyèrent aussitôt des exprès au duc pour lui annoncer ces nouvelles. Alors le duc rempli de joie, et voulant faire fuir le roi Henri, l'effraya par un message. Un messager envoyé par lui s'approcha du camp du roi, et étant monté sur une montagne voisine, au milieu de la nuit, il se mit à crier d'une voix très-forte. Les sentinelles du roi lui ayant alors demandé qui il était, et pourquoi il criait ainsi à pareille heure, le messager répondit, à ce qu'on rapporte: «Je me nomme Raoul du Ternois, et je vous porte de mauvaises nouvelles. Conduisez vos chars et vos chariots à Mortemer, pour emporter les cadavres de vos amis; car les Français sont venus vers nous afin d'éprouver la chevalerie des Normands, et ils l'ont trouvée beaucoup plus forte qu'ils ne l'eussent voulu. Eudes, leur porte-bannière, a été mis en fuite honteusement, et Gui, comte de Ponthieu, a été pris. Tous les autres ont été faits prisonniers ou sont morts, ou fuyant rapidement ont eu grand'peine à se sauver. Annoncez au plus tôt ces nouvelles au roi des Français de la part du duc de Normandie.»

Le roi, ayant appris la défaite des siens, renonça le plus promptement qu'il lui fut possible à dévaster le territoire de Normandie, et, triste de la mort de ses Gaulois, se retira en toute hâte. Cette bataille fut livrée l'an 1054 de l'Incarnation du Seigneur.

 

CHAPITRE XXV.

 

Comment le duc Guillaume construisit le château de Breteuil, et le confia à Guillaume, fils d'Osbern. — Quelle était la femme de celui-ci.

 

Ensuite le duc fit construire en face du château de Tilliers3, que le roi lui avait enlevé depuis long-temps, un autre château non moins fort et que l'on appelle encore aujourd'hui Breteuil, etconfiaà Guillaume, fils d'Osbern, le soin de le défendre contre tous ceux qui viendraient l'attaquer. Celui-ci, homme juste et généreux, avait épousé Adelise, fille de Roger du Ternois4, et en eut deux fils, Guillaume et Roger l'Obstiné, et une fille, qui fut dans la suite mariée au comte Raoul, né Breton, avec lequel elle alla à Jérusalem, du temps du pape Urbain. Le susdit chevalier, Guillaume, fils d'Osbern, fonda deux couvens de moines en l'honneur de sainte Marie, reine des cieux, l'un à Lire5, où il fit ensevelir Adelise son épouse, l'autre à Cormeilles, où il repose lui-même, et où son fils Raoul, qui fut fait moine dès son enfance, a combattu long-temps pour Dieu. Guillaume lui-même, étant parti avec le duc Guillaume, remporta de grands succès sur les Anglais, et se maintint en possession, par son habileté et sa valeur, du comté de Hertford, et d'une grande partie du royaume. Enfin, l'an 1080 de l'Incarnation du Seigneur, Guillaume se rendit en Flandre, avec Philippe, roi des Français, voulant porter secours à Baudouin, neveu de la reine Mathilde. Or Robert-le-Frison ayant réuni ses troupes à l'armée de l'empereur Henri, surprit un matin à l'improviste l'armée de ses adversaires, le vingtième jour de février, le dimanche de la septuagésime, mit en fuite le roi Philippe avec ses Francs, et Baudouin son neveu ainsi que le comte Guillaume périrent sous les traits de ses défenseurs. Dans la suite Robert posséda long-temps le duché de Flandre, et à sa mort il le laissa à ses fils, Robert de Jérusalem et Philippe. Revenons maintenant au sujet de cette histoire.

 

CHAPITRE XXVI.

 

Pour quel motif deux couvens furent fondés à Caen.

 

Le duc Guillaume se trouvant très-fréquemment accusé par certains religieux pour s'être uni en mariage avec une sienne parente, fit partir des députés pour consulter à ce sujet le pape romain. Mais celui-ci, jugeant très-sagement que, s'il ordonnait le divorce, il s'élèverait probablement une guerre sérieuse entre les gens de Flandre et ceux de Normandie, donna à l'époux et à l'épouse l'absolution de ce péché, et leur imposa une pénitence. Il leur manda donc qu'ils eussent à fonder deux monastères, dans lesquels des individus des deux sexes adresseraient sans relâche leurs prières à Dieu pour leur salut. Ils accomplirent ces ordres avec empressement. Une abbaye fut construite à Caen en l'honneur de la Sainte-Trinité, une autre en l'honneur de saint Etienne, premier martyr. Dans le couvent de la Sainte-Trinité, un chœur de religieuses célèbre tous les jours les louanges de Dieu, et la servante de Dieu, Mathilde, gouverna ce couvent en qualité d'abbesse durant quarante-huit années environ. En l'an 1081 de l'Incarnation du Seigneur, et le 3 du mois de novembre, la reine Mathilde y fut ensevelie. Là aussi la vierge Cécile, sa fille, se consacra à Dieu, et elle y est demeurée long-temps dans le service de Dieu. Quant au monastère de Saint-Etienne, une armée de moines y alla combattre contre les phalanges des démons, et leur premier abbé, le seigneur Lanfranc, était auparavant moine au Bec. Il était originaire de Lombardie, d'un caractère doux, rempli de religion et infiniment versé dans les sciences du siècle et dans la science spirituelle. Au bout de quelques années il reçut l'archevêché de Cantorbéry par les soins du pape Alexandre, et mourut longtemps après, l'an 1100 de l'Incarnation du Seigneur, et le 27 mai. Après lui Guillaume, moine et fils de Radbod, évêque de Seès, prit le gouvernement de l'église de Caen, et lui-même, après la mort de Jean le métropolitain, fut promu à l'archevêché de Rouen. Ensuite Gilbert de Coutances, homme habile, devint le recteur de Caen. De son temps Guillaume, duc des Normands et roi des Anglais, mourut à Rouen, le 9 septembre, et fut honorablement enseveli à Caen, dans l'église de Saint-Etienne. Qu'il suffise d'avoir dit ceci, en anticipant sur les temps.

Or le vénérable Thierri, après avoir gouverné pendant près de huit ans le monastère de Saint-Evroul, remit la charge d'ames à Maurile, archevêque, et à Hugues, évêque, à la suite de quelques difficultés qui lui furent suscitées par le seigneur Robert de Grandménil. Ayant reçu d'eux l'absolution, comme un enfant de la paix, il résolut d'aller à Jérusalem. Etant arrivé dans l'île de Chypre avec un vénérable évêque pélerin, et dans une certaine église de Saint-Nicolas, il se prosterna à terre devant l'autel, pria très-long-temps, et au milieu de sa prière, il rendit à Dieu son esprit bienheureux, aux calendes d'août. Les habitans de l'île, apprenant la sainteté de ce pélerin, ensevelirent son corps dans leur église, et pour l'amour de ses mérites beaucoup de malades reçurent du ciel une guérison miraculeuse.

 

CHAPITRE XXVII.

 

Comment le duc Guillaume assiégea et prit la ville du Mans, et le château de Mayenne.

 

Après avoir glorieusement triomphé des armées des Francs, le très-grand duc Guillaume, se souvenant des insultes que lui avait faites le comte Geoffroi, dirigea ses armes pendant quelques années contre la ville du Mans. Qui pourrait dire par combien d'invasions de ses chevaliers, par combien d'expéditions de ses légions, il maltraita cette ville? Enfin, et après qu'il eut soumis tous les châteaux de ce comté, les gens du Mans, vaincus, tendirent la main au duc, et lui engagèrent leur foi par les sermens les plus solennels. Afin de réprimer leur insolence, le duc fit construire deux redoutes au milieu d'eux, sur le pont Barbat ou Barbelle, et les confia à la garde de ses chevaliers. Le château de Mayenne, appartenant à un riche chevalier, nommé Geoffroi, résistait encore: le duc y conduisit son armée, l'assiégea quelque temps, et s'en empara, y ayant fait mettre le feu par le moyen de deux enfans qui étaient entrés secrètement dans la place, pour jouer avec d'autres enfans. Le duc fit ensuite réparer le château, et y plaça des hommes pour le garder.

 

CHAPITRE XXVIII.

 

Comment Henri, roi des Français, perdit une armée au gué de la Dive, se réconcilia ensuite avec le duc, et lui rendit le château de Tilliers.

 

Or le roi Henri, brûlant du desir de se venger de l'affront que lui avait fait le duc, prit avec lui Geoffroi comte d'Anjou, et entreprit une nouvelle expédition en Normandie, avec une armée très-nombreuse. Ayant traversé le comté d'Exmes, il entra dans celui de Bayeux, et revenant enfin sur ses pas, il voulut tenter de passer au gué la rivière de la Dive. Le roi passa en effet; mais la moitié de son armée fut arrêtée par le flux de la mer, et, la rivière ayant grossi, ne put atteindre à l'autre rive. Le duc, survenant alors, attaqua vivement sous les yeux même du roi ceux qui étaient demeurés en arrière, en fit un grand carnage; et ceux que le glaive n'atteignit point furent faits prisonniers, et envoyés en dure captivité dans les diverses places de Normandie. Or le roi, voyant la destruction de son armée, se retira le plus vite qu'il lui fut possible, et n'osa plus dès lors rentrer chez les Normands, Il rechercha même l'amitié du duc, en considération de sa valeur, et lui rendit le château de Tilliers, qu'il lui avait enlevé depuis long-temps. Ce roi, que j'ai souvent nommé, était brave chevalier, d'une grande vigueur et de beaucoup de piété. Il avait épousé Mathilde, fille de Julius Clodius, roi des Russes6, et en eut deux fils, Philippe et Hugues, et une fille. Après qu'il eut gouverné le royaume des Gaules pendant environ vingt-cinq ans, Jean, le plus habile des médecins, lui prescrivit une potion pour guérir son corps. Mais cette potion lui ayant donné une soif ardente, il dédaigna les ordres de son premier médecin, et pendant l'absence de celui-ci. se fit donner à boire par son valet de chambre, et but avant d'avoir été purgé. Il en devint beaucoup plus malade, et mourut le même jour, après avoir reçu la sainte eucharistie. Il institua son fils, Philippe, héritier de son royaume des Francs, et le confia à la tutelle de Baudouin, prince de Flandre.

 

CHAPITRE XXIX.

 

Comment, sur les délations de quelques hommes, le duc Guillaume chassa de Normandie quelques-uns de ses barons.

 

En ce temps, quelques médisans ayant accusé par un sentiment de haine leurs voisins et leurs pairs, le duc, animé d'une violente fureur, chassa de Normandie ses barons, savoir, Raoul du Ternois, Hugues de Grandménil, et Ernauld, fils de Guillaume Giroie. En outre il expulsa aussi, sans aucun grief et sans aucun jugement de synode, l'abbé Robert, qui gouvernait déjà depuis trois ans le monastère de Saint-Evroul, parce qu'il était sorti de la race audacieuse des Giroie, et mit en sa place un certain moine nommé Osbern. Robert se rendit à Rome, et porta sa cause devant le pape Nicolas. Mais comme ce pontife mourut peu de temps après, Robert ne put en obtenir justice. Enfin le vénérable Robert se présenta avec onze moines devant le pape Alexandre, et d'après ses ordres se rendit auprès de Robert, duc de Calabre, son compatriote. Celui-ci l'accueillit avec honneur, et lui assigna un emplacement pour construire une abbaye, dans la ville nommée Brixa, Au temps où les Romains commandaient dans le monde entier, des Bretons sortirent de leur pays, à ce qu'on rapporte, d'après leurs ordres, et fondèrent sur le rivage de la mer de Calabre cette ville de Brixa. Elle fut détruite après de longues années, à la suite de plusieurs guerres. Tous les ans, en effet, les Agarins7 venaient par mer en Italie, et exerçaient leurs cruautés sur les Grecs et les Lombards qui habitaient ce pays, engourdis dans une honteuse paresse. Les Agarins brûlaient les villes et les châteaux, détruisaient les églises, et emmenaient en captivité les hommes et les femmes; et ils firent cela durant plusieurs siècles.

 

CHAPITRE XXX.

 

En quel temps les Normands commencèrent à aller dans la Pouille, et quels furent les princes Normands qui soumirent ce pays à leur autorité.

 

Au temps de Henri l'empereur, fils de Conon, et de Robert duc des Normands, Osmond Drengot, chevalier intrépide, se rendit dans la Pouille, avec quelques autres Normands. Dans une partie de chasse, cet Osmond avait, en présence du duc Robert, tué Guillaume surnommé Repostel, chevalier très-illustre, et redoutant la colère du duc et celle des nobles parens de ce brave chevalier, il se sauva dans la Pouille, et sa grande valeur le fit honorablement accueillir par les gens de Bénévent. A l'exemple de ce Drengot, de braves et jeunes chevaliers Normands et Bretons allèrent en Italie à diverses époques, et secourant les Lombards contre les Sarrasins ou les Grecs, ils battirent les barbares à diverses reprises, et se rendirent formidables à tous ceux qui firent l'épreuve de leurs forces. Mais les Lombards, ayant recouvré leur sécurité, commencèrent à dédaigner les Normands, et voulurent leur retirer la solde qu'ils leur devaient. Ceux-ci s'étant aperçus de leurs intentions, choisirent l'un d'entre eux qu'ils reconnurent pour chef, et tournèrent leurs armes contre les Lombards. Ils s'emparèrent ensuite des forteresses et subjuguèrent avec vigueur les habitans du pays. Toustain, surnommé Scitelle8, qui s'était distingué par toutes sortes d'exploits, fut le premier chef des Normands de la Pouille, lorsqu'ils étaient encore, comme étrangers, à la solde de Waimar, dire de Salerne. Entre autres actes de courage, il enleva un jour une chèvre de la gueule d'un lion, ensuite il saisit à bras nus le lion lui-même, furieux de se voir ravir la chèvre, et le jeta par dessus le mur du palais du duc, comme il aurait jeté un petit chien. Les Lombards remplis de haine contre lui, et desirant sa mort, le conduisirent en un certain lieu où habitait un énorme dragon, au milieu d'une grande quantité de serpens, et dès qu'ils virent venir le dragon, ils se sauvèrent en toute hâte. Or Toustain, qui ignorait leurs projets, voyant fuir ses compagnons, demandait avec étonnement à son écuyer pourquoi ils s'étaient sauvés si vite, lorsque tout à coup le dragon, vomissant des flammes, s'avança vers lui, et porta sa gueule béante sur la tête de son cheval. Mais le chevalier tirant son épée, en frappa l'anima avec vigueur et le tua; mais lui-même, empoisonné par son souffle vénéneux, mourut trois jours après. Chose étonnante à dire! la flamme qui jaillissait de la gueule du dragon avait en un moment entièrement consumé son bouclier.

Toustain étant mort, les chevaliers Normands choisirent pour chefs Ranulphe et Richard, et sous leur conduite ils vengèrent la mort de Toustain, et sévirent durement contre les Lombards. Peu de temps après, Drogon de Coutances, fils de Tancrède de Hauteville, fut fait prince des Normands de la Pouille. Il se rendit recommandable par ses sentimens de chrétien et par sa valeur de chevalier. Guazon, comte de Naples, son compère, l'assassina le 10 août, tandis qu'on disait vigiles, dans l'église du bienheureux Laurent, en face de l'autel, et pendant que Drogon implorait Dieu et saint Laurent. Honfroi, frère de Drogon, lui succéda dans sa principauté, et soumit toute la Pouille aux Normands. Lorsqu'il vit approcher la fin de sa vie, il recommanda Abailard son fils et le duché de Pouille à son frère Robert, que l'on avait surnommé Guiscard, à cause de sa finesse d'esprit. Or Robert s'éleva au dessus de ses frères, qui furent tous ducs ou comtes, par sa valeur, son bon sens et ses dignités. Il conquit pour lui toute la Pouille, la Calabre et la Sicile, traversa la mer, envahit une grande partie de la Grèce, dispersa une très-nombreuse armée, vainquit et mit honteusement en fuite Alexis l'empereur, qui s'était révolté méchamment contre son seigneur, l'empereur Michel. Robert fit en outre beaucoup de bien, et releva un grand nombre d'évêchés et d'abbayes. Ce fut lui qui accueillit avec bonté, comme nous l'avons dit ci-dessus, le seigneur Robert, abbé de Saint-Evroul, et qui lui donna une petite église située sur le rivage de la mer de Calabre, et dédiée en l'honneur de sainte Euphémie, vierge et martyre. Mais l'abbé, qui était très-magnifique, y fonda un vaste monastère, et y attira un grand nombre de moines, pour combattre pour la cause de Dieu. Les évêques et les nobles aimèrent, vénérèrent et secoururent de tout leur pouvoir le père Robert; car il dédaignait de prendre soin de son corps, mais il fournissait à tous ceux qui lui étaient soumis des vivres et des vêtemens en suffisance, et travaillait à maintenir leurs cœurs sous une discipline régulière. Il dirigea le susdit monastère durant près de dix-sept ans, et passa enfin heureusement dans le sein du Seigneur, pendant les ides de décembre.

 

CHAPITRE XXXI.

 

Comment Harold engagea sa foi au duc Guillaume, et se parjura ensuite, après la mort du roi Edouard.

 

Edouabd, roi des Anglais, se trouvant, par les dispositions de la Providence, sans héritier direct, avait déjà envoyé au duc Guillaume Robert, archevêque de Cantorbéry, et institué le duc héritier du royaume que Dieu lui avait confié. Dans la suite il envoya encore au même duc Harold9. le plus grand de tous les comtes de son royaume par ses richesses, ses dignités et sa puissance, pour lui garantir sa couronne, et confirmer cette promesse par des sermens, selon le rit chrétien. Harold fit ses préparatifs pour aller régler cette affaire, traversa la mer, et débarqua à Ponthieu, où il tomba entre les mains de Gui, comte d'Abbeville: celui-ci le fit prisonnier ainsi que tous les siens, et le garda étroitement enfermé. Le duc, dès qu'il en fut informé, envoya des députés qui enlevèrent Harold de vive force; puis il le fit demeurer quelque temps avec lui, et l'emmena ensuite dans une expédition contre les Bretons. Après que Harold lui eut confirmé à diverses reprises ses sermens de fidélité pour le royaume d'Angleterre, le duc lui promit aussi de lui donner sa fille Adelise et la moitié du royaume. Enfin il le renvoya lui-même au roi, chargé de nombreux présens, et retint en otage son frère, bel adolescent, nommé Ulfnoth. Le roi Edouard étant ensuite heureusement arrivé au terme de sa vie, sortit de ce monde en l'année 1065 de l'Incarnation du Seigneur. Harold s'empara aussitôt de son royaume, oubliant comme un parjure la foi qu'il avait jurée au duc. Le duc lui envoya sur-le-champ des députés pour l'inviter à renoncer à cette entreprise insensée, et à garder avec une soumission convenable la foi qu'il lui avait promise par serment. Harold non seulement ne voulut pas entendre ces représentations, mais se montrant plus infidèle il détourna du duc toute la nation des Anglais. Et lorsque Grithfrid, roi du pays de Galles, eut succombé sous un glaive ennemi, Harold prit pour femme sa veuve, la belle Aldith, fille de l'illustre comte Algar. En ce même temps il apparut dans le pays de Chester une comète qui portait trois longs rayons, et qui éclaira la plus grande partie du Sud durant quinze nuits consécutives, annonçant, à ce que pensèrent beaucoup de gens, un grand changement dans quelque royaume.

 

CHAPITRE XXXII.

 

Comment le duc Guillaume envoya en Angleterre le comte Toustain10, qui redoutant Harold se réfugia auprès du roi de Norwège.

 

Cependant le duc envoya en Angleterre le comte Toustain; mais les chevaliers de Harold, qui gardaient la mer, l'en écartèrent de vive force. Ne pouvant pénétrer en Angleterre avec sûreté ni retourner en Normandie, parce que le vent s'y opposait, Toustain se rendit auprès de Hérald Herfag, roi de Norwège, le supplia vivement de venir à son secours; et le roi se rendit volontiers à ses instances.

En cette même année, et le 27 mai, le seigneur Osbern, homme de bien et rempli de sollicitude pour ceux qui lui étaient soumis, mourut après avoir gouverné le couvent de Saint-Evroul pendant cinq ans et deux mois. L'habile Mainier, moine dans le même couvent, lui succéda, et, aidé de Dieu, favorisé par la prospérité du temps, il construisit une nouvelle église et toutes les cellules nécessaires pour les moines. Après avoir gouverné le monastère pendant vingt-deux ans, du temps du duc Robert-le-Fainéant et de Gilbert Maminot, évêque de Lisieux, Mainier mourut le 5 mars. Il laissa le gouvernement de l'abbaye d'Ouche au très-illustre Serlon, puissant par sa science dans les écritures et par son éloquence, et qui, deux ans et trois mois après, fut porté par la grâce de Dieu à l'évêché de Seès.

 

CHAPITRE XXXIII.

 

De la mort de Conan, comte des Bretons.

 

Au temps où le duc Guillaume se disposait à passer en Angleterre et à la conquérir par la force des armes, l'audacieux Conan, comte de Bretagne, lui envoya

une députation pour chercher à l'effrayer: «J'apprends, lui fit-il dire, que tu veux maintenant aller au delà de la mer et conquérir pour toi le royaume d'Angleterre. Or Robert, duc des Normands, que tu feins de regarder comme ton père, au moment de partir pour Jérusalem, remit tout son héritage à Alain, mon père et son cousin; mais toi et tes complices vous avez tué mon père par le poison à Vimeux en Normandie; puis tu as envahi son territoire, parce que j'étais encore trop jeune pour pouvoir le défendre; et contre toute justice, attendu que tu es bâtard, tu l'as retenu jusqu'à ce jour. Maintenant donc, ou rends-moi cette Normandie que tu me dois, ou je te ferai la guerre avec toutes mes forces.»

Ayant entendu ce message, Guillaume en fut d'abord quelque peu effrayé. Mais Dieu daigna bientôt le sauver en rendant vaines les menaces de son ennemi. L'un des grands seigneurs bretons, qui avait juré fidélité aux deux comtes et portait les messages l'un à l'autre, frotta intérieurement de poison le cor de Conan, les rênes de son cheval et ses gants, car il était valet de chambre de Conan. A ce moment ce même comte avait mis le siége devant Château-Gonthier, dans le comté d'Anjou, et les chevaliers qui défendaient le fort s'étant rendus à lui, Conan y faisait entrer les siens. Cependant, ayant mis imprudemment ses gants et touché aux rênes de son cheval, il porta la main à son visage, et cet attouchement l'ayant infecté de poison, il mourut peu après, au grand regret de tous les siens, car c'était un homme habile, brave et partisan de la justice. On assure que s'il eût vécu plus long-temps, il eût fait beaucoup de bien, et se fût rendu fort utile dans l'administration de son pays. Celui qui l'avait trahi, apprenant le succès de son crime, quitta bientôt l'armée de Conan, et informa le duc Guillaume de sa mort.

 

CHAPITRE XXXIV.

 

Du nombre de navires que le duc Guillaume conduisit en Angleterre.

 

Le duc étant donc tout-à-fait rassuré, tourna toute sa fureur contre les Anglais. Considérant que Harold acquérait tous les jours de nouvelles forces, il ordonna de construire en toute hâte, et avec soin, une flotte de trois mille bâtimens, et la fit stationner sur les ancres à Saint-Valery, dans le Ponthieu. Il assembla aussi une immense armée de Normands, de gens de Flandre, de Francs et de Bretons, et ses vaisseaux se trouvant prêts, il les remplit de bons chevaux et d'hommes très-vigoureux, munis de cuirasses et de casques. Toutes choses ainsi préparées, il mit à la voile par un bon vent, traversa la mer, et aborda à Pevensey, où il établit tout de suite un camp entouré de forts retranchemens, dont il confia la garde à de braves chevaliers. Ensuite il se rendit en hâte à Hastings, où il fit construire promptement d'autres ouvrages.

Or Harold, tandis que les Normands entraient ainsi dans le royaume qu'il avait lui-même usurpé, était occupé à faire la guerre contre son frère Toustain. Dans cette bataille, il tua son frère, ainsi que Herald, roi de Norwège, qui était venu au secours de Toustain. La bataille fut livrée le 11 octobre, un jour de samedi, et l'armée des Norwégiens fut presque entièrement anéantie par les Anglais. De là Harold vainqueur revint à Londres; mais il ne put jouir de son fratricide ni long-temps, ni en sûreté, car un messager lui annonça bientôt l'arrivée des Normands.

 

CHAPITRE XXXV.

 

Comment le roi Harold dédaigna les conseils de sa mère et de son frère, qui voulaient le détourner de combattre avec les Normands.

 

Or Harold, apprenant que de plus rudes adversaires se levaient contre lui d'un autre côté, se prépara vigoureusement à de nouveaux combats; car il était extrêmement brave et audacieux, très-beau de toute sa personne, agréable par sa manière de s'exprimer, et affable avec tout le monde. Comme sa mère et ses autres fidèles amis cherchaient à le dissuader d'aller au combat, le comte Gurth son frère lui dit: «Frère et seigneur très-chéri, il faut que ta valeur se laisse un peu modérer par les conseils de la prudence. Tu arrives maintenant, fatigué d'avoir combattu les Norwégiens, et: tu veux de nouveau aller en hâte te mesurer avec les Normands. Repose-toi, je t'en prie, et réfléchis en toi-même avec sagesse sur ce que tu as promis par serment au prince de Normandie. Garde-toi de t'exposer à un parjure, de peur qu'à la suite d'un si grand crime, tu ne sois écrasé avec toutes les forces de notre nation, imprimant par là à notre race un déshonneur éternel. Moi qui suis libre de tout serment, je ne dois rien au comte Guillaume. Je suis tout prêt à marcher courageusement contre lui pour défendre notre sol natal. Mais toi, mon frère, repose-toi en paix où tu voudras, et attends les événemens de la guerre, afin que la belle liberté des Anglais ne périsse pas par ta main.»

Ayant entendu ces paroles, Harold s'indigna trèsvivement. Il dédaigna ces conseils, que ses amis jugeaient salutaires, accabla d'injures son frère, qui les lui offrait dans sa fidélité, et repoussa brutalement de son pied sa mère, qui faisait tous ses efforts pour le retenir. Ensuite, et durant six jours, il rassembla une innombrable multitude d'Anglais, voulant surprendre et attaquer le duc à l'improviste, et ayant chevauché toute une nuit, il se présenta le lendemain matin sur le champ de bataille.

 

CHAPITRE XXXVI.

 

Comment le duc des Normands, Guillaume, vainquit les Anglais révoltés contre lui.

 

Cependant le duc se tenait en garde contre les attaques nocturnes de l'ennemi; et comme les ténèbres s'approchaient, il ordonna que toute son armée demeurât sous les armes, jusqu'au retour de la belle lumière. Au point du jour d'un samedi, il divisa son armée en trois corps, et marcha avec intrépidité à la rencontre de ses terribles ennemis. Vers la troisième heure du jour la bataille s'engagea, et elle se prolongea jusques à la nuit, au milieu du carnage, et avec de grandes pertes de part et d'autre. Harold lui-même, marchant avec le premier rang de ses chevaliers, fut couvert de mortelles blessures et succomba. Les Anglais, après avoir combattu vaillamment durant toute la journée, apprirent enfin que leur roi était mort, commencèrent à trembler pour leurs jours, et, aux approches de la nuit, ils tournèrent le dos, et cherchèrent leur salut dans la fuite. Les Normands donc, voyant les Anglais se sauver, les poursuivirent avec acharnement, mais à leur grand détriment, durant toute la nuit du dimanche; car les herbes qui poussaient leur cachaient un ancien fossé, vers lequel les Normands se précipitèrent vivement, et ils y tombèrent avec leurs chevaux et leurs armes, se tuant les uns les autres, à mesure qu'ils y tombaient les uns sur les autres et à l'improviste. On assure qu'il mourut en ce lieu près de quinze mille hommes.

Ainsi, le 14 octobre, le Dieu tout-puissant punit de diverses manières un grand nombre de pécheurs de chacune des deux; armées; car, se livrant à toute leur fureur, les Normands tuèrent dans la journée du samedi plusieurs milliers d'Anglais, qui longtemps auparavant avaient injustement mis à mort l'innocent Alfred, et, le samedi précédent, avaient massacré sans pitié le roi Hérald, le comte Toustain et beaucoup d'autres hommes. Aussi la nuit suivante, le même juge vengea-t-il les Anglais, en précipitant les Normands furieux dans un gouffre qui les engloutit en aveugles; car, au mépris des commandemens de la loi, ils convoitaient le bien d'autrui avec une ardeur immodérée, et, comme dit le Psalmiste, leurs pieds furent rapides pour aller verser le sang. C'est pourquoi ils rencontrèrent sur leur chemin la ruine et les calamités.

 

CHAPITRE XXXVII.

 

Comment les gens de Londres se rendirent au duc; et comment, le jour de la naissance du Seigneur, le duc fut fait roi des Anglais, à Londres. — De l'abbaye de la Bataille.

 

Après avoir poursuivi et massacré les ennemis, le vaillant duc Guillaume revint sur le champ de bataille vers le milieu de la nuit. Le matin du jour du dimanche, ayant fait enlever les dépouilles des ennemis, et ensevelir les corps de ses amis, le duc prit la route qui conduit à Londres; puis il se détourna pour marcher vers la ville de Wallingford, passa le fleuve à un gué, et ordonna à ses légions de dresser leur camp en ce lieu. Il en partit ensuite pour se diriger vers Londres. Les chevaliers qui couraient en avant y étant arrivés, trouvèrent sur une place de la ville un grand nombre de rebelles, qui firent les plus grands efforts pour leur opposer une résistance. Les premiers attaquèrent ceux-ci tout aussitôt, et répandirent un grand deuil dans toute la ville, par la mort de beaucoup de ses enfans et de ses citoyens. Les gens de Londres voyant qu'ils ne pourraient résister plus long-temps, donnèrent des otages, et se soumirent, eux et tout ce qui leur appartenait, au très-noble vainqueur.

Ainsi donc, l'an 1066 de l'Incarnation du Seigneur, le duc des Normands, Guillaume, que notre plume ne saurait assez célébrer, remporta, comme nous venons de le dire, un noble triomphe sur les Anglais. Ensuite, et le jour de la naissance du Seigneur, il fut élu roi par tous les grands, tant Normands qu'Anglais, oint de l'huile sainte par les évêques du royaume, et couronné du diadême royal. Le lieu où l'on avait combattu, ainsi que nous l'avons rapporté, fut appelé et s'appelle encore aujourd'hui le Champ de Bataille. Le roi Guillaume y construisit un monastère en l'honneur de la Sainte-Trinité, y établit des moines de l'ordre de Marmoutier, de Saint-Martin de Tours, et lui conféra en abondance toutes les richesses dont il pouvait avoir besoin, pour l'amour de ceux qui des deux parts étaient tombés morts dans cette affaire.

 

CHAPITRE XXXVIII.

 

Du retour du duc en Normandie., et de la mort de l'archevêque Maurile, qui eut Jean pour successeur.

 

Peu de temps après, le duc retourna en Normandie, et ordonna de faire avec de grandes solennités la dédicace de l'église de Sainte-Marie, dans le couvent de Jumiège. Tandis qu'on célébrait ce très-saint mystère avec de grands témoignages de respect, et au milieu de toutes les pompes de la religion, le duc, toujours serviteur zélé de l'époux appelé à ces noces, y assista avec un cœur rempli de dévotion. Maurile, archevêque de Rouen, et Baudouin, évêque d'Evreux, célébrèrent cette cérémonie avec une grande allégresse spirituelle, l'an 1067 de l'Incarnation du Seigneur, et le Ier juillet. Maurile, qui vivait encore en ce mois, déposa le fardeau de la chair le 9 août, et mourut, affranchi et plein de joie, pour aller triompher avec le Christ, son roi. Il eut pour successeur Jean, évêque de la ville d'Avranches, homme illustre par sa haute naissance, heureusement imbu de science spirituelle, doué à un haut degré de la sagesse du siècle, et fils du comte Raoul, selon la noblesse de la chair.

Puisque nous venons de faire mention de ce Raoul, il nous semble convenable de reprendre quelques faits un peu plus haut.

Richard Ier, fils de Guillaume-Longue-Epée, se trouvant dans son enfance, et après la mort de son père, retenu comme en exil en France par le roi des Français, sa mère Sprota, cédant à la nécessité, consentit à vivre avec un certain homme très-riche, nommé Asperleng. Cet homme, quoiqu'il possédât beaucoup de biens, avait coutume cependant de tenir en ferme les moulins de la vallée de la Risle. Il eut de Sprota un fils, nommé Raoul, celui dont nous venons de parler, et plusieurs filles, qui dans la suite furent mariées en Normandie avec des nobles. Lorsque le susdit Richard eut recouvré le duché de Normandie, que le roi des Français lui avait frauduleusement enlevé, il arriva un certain jour que ses hommes allèrent à la chasse dans la forêt dite de Guer; le hasard fit que Raoul, frère utérin du duc, assista aussi à cette chasse. Comme ils s'étaient enfoncés dans l'épaisseur des bois, ils rencontrèrent dans une certaine vallée un ours d'une énorme grosseur. Les chasseurs prirent aussitôt la fuite, et laissèrent le jeune Raoul tout seul, lui donnant ainsi une occasion de faire éclater son courage. Redoutant la honte de la fuite plus que la férocité de l'animal, Raoul s'arrêta, et, quoiqu'il fût encore jeune, fort de la valeur qu'il portait en son ame, il renversa à ses pieds la bête furieuse. Ses compagnons revinrent auprès de lui, après avoir fui, et ayant vu l'issue de cet événement, ils racontèrent au duc Richard l'exploit du jeune homme. Le duc en fut fort réjoui, et lui donna cette forêt de Guer, avec toutes ses dépendances; et depuis lors, et aujourd'hui encore, cette vallée où Raoul avait tué l'ours, s'appelle la vallée de l'Ours. Le duc lui donna en outre le château d'Ivry, d'où il prit le titre de comte. Raoul se maria avec une femme nommée Eranberge, très-belle, et née dans une certaine terre du pays de Caux, que l'on appelle Caville ou Cacheville. Elle lui donna deux fils, savoir, Hugues, qui fut dans la suite évêque de Bayeux, et Jean, évêque d'Avranches, qui est devenu plus tard archevêque de Rouen. Raoul eut de plus deux filles, dont l'une se maria avec Osbern de Crepon, de qui est né Guillaume, fils d'Osbern. L'autre épousa Richard de Belfage, qui eut pour fils Robert, qui lui succéda, et plusieurs filles, dont l'une fut unie en mariage à Hugues de Montfort. Et puisque nous venons de parler incidemment de ce Hugues de Montfort, il nous paraît convenable de dire quelques mots de ses ancêtres.

Toustain de Bastenbourg eut donc deux fils, savoir, Bertrand et Hugues de Montfort, dit le Barbu. Ce Hugues fut tué, aussi bien que Henri de Ferrières, dans un combat qu'ils se livrèrent entre eux. Or le fils de ce Hugues fut Hugues le second, qui devint dans la suite moine du Bec. Ce même Hugues eut de la fille de Richard de Belfage une fille qui fut mariée avec Gilbert de Ganz. Celui-ci eut de sa femme Hugues le quatrième, qui épousa Adéline, fille de Robert, comte de Meulan, dont il eut un fils nommé Robert, son premier né, et d'autres encore. Nous avons nommé ce Hugues le quatrième, par la raison que Hugues le second, après la mort de sa première femme, en épousa une autre dont il eut Hugues le troisième et Robert son frère; mais ces deux derniers moururent sans laisser d'enfans, et en pélerinage. Or Robert de Belfage, vers la fin de sa vie, se fit moine au Bec, où ses fils Richard et Guillaume vivent encore en religieux. Il eut pour successeur Robert Baviel, son petit-fils par sa fille.

Après avoir rapporté ces faits en anticipant sur les temps, reprenons la suite de notre histoire.

 

CHAPITRE XXXIX.

 

Comment Eustache, comte de Boulogne, fut repoussé du château de Douvres, qu'il avait assiégé tandis que le roi Guillaume était en Normandie.

 

Tandis que le roi victorieux acquérait en Normandie de nouveaux titres de sainteté, en s'adonnant avec zèle à de bonnes œuvres, selon sa louable coutume, et honorait de sa présence sa très-chère patrie, Eustache, comte de Boulogne, séduit par les artifices de certains Anglais, résidant dans le comté de Kent, entreprit de s'emparer du château de Douvres. Traversant la mer au milieu du silence de la nuit, il arriva au point du jour avec une nombreuse armée, assiégea le château, et fit les plus grands efforts pour s'en rendre maître. Mais les chevaliers d'Eudes, évêque de Bayeux, et de Hugues de Montfort, auxquels la garde du château avait été confiée, se voyant ainsi assiégés en l'absence de leurs seigneurs, et animés d'un généreux courage, ouvrirent aussitôt leurs portes, firent d'un commun accord une sortie, et combattant avec vigueur, forcèrent les assiégeans à se retirer honteusement. Eustache se dirigeant vers la mer avec un petit nombre d'hommes, se sauva lâchement sur ses vaisseaux; les autres s'étant enfuis vers les hauteurs de la montagne qui domine sur les rochers et les écueils hérissés de la mer, poussés par la terreur que Dieu leur inspirait, se précipitèrent dans les eaux, et portèrent ainsi la juste peine de leur crime. Il arriva donc que ceux qui ne succombèrent point sous le glaive, furent brisés en mille pièces, au milieu des horribles précipices de la montagne; et la sentence vengeresse du Juge suprême écrasa ainsi les téméraires.

 

CHAPITRE XL.

 

Comment des brigands d'Angleterre, préparant une rébellion, construisirent le château de Durham, et furent détruits.

 

Or le roi Guillaume ayant terminé, selon ses vœux, toutes les affaires pour lesquelles il était venu en Normandie, donna le gouvernement de son duché à son fils Robert, alors brillant de toute l'ardeur de la jeunesse. Lui-même retourna dans son royaume d'Angleterre, et y trouva beaucoup d'hommes de cette nation, dont les cœurs mobiles s'étaient détournés de nouveau par de perfides conspirations de la foi qu'ils lui devaient. Ces brigands avaient conspiré dans toute l'étendue du pays pour surprendre et massacrer en tous lieux les chevaliers que le roi avait laissés pour la défense du territoire, au commencement du jeûne, et lorsqu'ils se rendraient dans les églises, marchant pieds nus, selon les lois de pénitence que la religion impose aux chrétiens; ils espéraient ensuite expulser plus facilement le roi lorsqu'il reviendrait. Mais les perfides machinations de ces ennemis de Dieu ayant été découvertes, craignant l'arrivée immédiate du grand triomphateur, ils s'enfuirent furtivement et en toute hâte, poussés par une grande terreur, et se retirèrent dans un certain quartier du comté de Cumberland, également inaccessible par eau et à cause de l'épaisseur des bois. Là ils construisirent un château muni de forts retranchemens, qu'ils nommèrent dans leur langage le château de Durham. De ce point de retraite ils faisaient très-souvent de nombreuses excursions, et revenaient ensuite s'y cacher, pour attendre l'arrivée du roi des Danois, Suénon, qu'ils avaient appelé à leur secours par des courriers. Ils envoyèrent aussi des députés aux gens d'Yorck, les invitant à les assister dans les funestes entreprises de leur méchanceté. S'étant donc réunis à ceux-ci, ils portèrent dans la ville des armes et de l'argent en abondance, se disposèrent à une vigoureuse résistance, et se donnèrent pour roi un certain enfant nommé Edgar, qui tirait sa noble origine du roi Edouard. Aussitôt que le roi Guillaume fut informé de leurs entreprises et de leurs efforts téméraires, il rassembla ses escadrons de Normands, et partit aussitôt pour aller réprimer leur insolence. Les rebelles, se confiant en leur courage et en leurs forces, sortirent de la ville, et marchèrent aussitôt contre l'armée du roi. Mais celle-ci les battit complétement; en sorte qu'ils perdirent un grand nombre d'hommes, et que les autres furent forcés de se retirer derrière leurs remparts. Les Normands les poursuivirent sans retard, pénétrèrent dans la ville en même temps que les fuyards, et la détruisirent presque toute entière par le fer et le feu, massacrant tous les habitans, depuis l'enfant jusqu'au vieillard. Les provocateurs de cette révolte n'échappèrent à la mort qu'en se sauvant sur leurs vaisseaux et suivant le cours de l'Humber.

 

CHAPITRE XLI.

 

Comment Brian, fils d'Eudes, comte de la petite Bretagne, vainquit les deux fils du roi Harold et l'armée du roi d'Irlande.

 

Cependant les deux fils du roi Harold se séparèrent de cette société, et allèrent, avec beaucoup de serviteurs de leur père, demander des secours à Dirmet11, roi d'Irlande. Dans un court espace de temps, et avec l'nssistance de ce roi, ils levèrent dans ce royaume un corps assez considérable de chevaliers. Ensuite ils retournèrent au plus tôt en Angleterre avec soixante-six navires, vers le point qu'ils jugèrent le plus propice à leurs desseins; et alors, comme les pirates les plus cruels, ils firent tous leurs efforts pour piller et dévaster tout le pays par le fer et le feu.

Or Brian12; fils d'Eudes, comte de la petite Bretagne, s'étant armé, marcha contre eux avec les siens, et leur livra deux combats en un seul jour. Il leur tua dix-sept cents combattans, parmi lesquels étaient quelques grands seigneurs, et les autres se sauvèrent en fuyant, échappèrent comme ils le purent à la mort, en se retirant sur leurs vaisseaux, et apportèrent un grand deuil dans toute l'Irlande, en annonçant la perte de leurs amis. Il n'est même pas douteux que si la nuit n'était venue interrompre ces combats, tous les Irlandais n'eussent succombé sous la faulx de la mort.

 

CHAPITRE XLII.

 

Comment le roi Guillaume, parcourant l'Angleterre, fit construire beaucoup de châteaux pour la défense du royaume.

 

A la fin les bandits qui s'étaient enfermés à Durham, ayant appris les malheurs de ceux qu'une semblable démence avait poussés à se réunir pour de funestes conspirations, audacieux encore au milieu de leurs désastres, à cause des armes qu'ils possédaient et de la possibilité de s'enfuir; mais redoutant que le roi n'entreprît contre eux une expédition, ayant délibéré entre eux, et pris une résolution digne de leur imprudente témérité, se retirèrent plus loin vers les places fortes des bords de la mer, où ils s'occupèrent à amasser des richesses mal acquises, produit de leurs brigandages de pirates. Le roi, guidé par la sagesse qui marquait tous les actes de son gouvernement, visita avec une extrême sollicitude les lieux les moins fortifiés de son royaume, fit construire de très-forts châteaux dans toutes les positions convenables pour repousser les incursions des ennemis, et y établit des chevaliers d'élite, leur donnant toutes sortes de provisions et une bonne solde. Enfin cette première tempête de combats et de révoltes s'étant peu à peu apaisée, le roi put manier avec plus de vigueur les rênes de la monarchie anglaise, et jouir de sa gloire avec plus de succès.

 

CHAPITRE XLIII.

 

De la mort de Robert Guiscard, duc de Fouille; de sa valeur et de ses descendans; et comment Roger son neveu devint roi.

 

En ce temps mourut Robert Guiscard, enfant de la Normandie, et duc de Pouille. Robert, ayant pour cause de parenté quitté sa première femme, dont il avait eu un fils nommé Boémond, épousa la fille aînée de Waimar, prince de Salerne, qui se nommait Sichelgaite, par la protection de Gisulfe, frère de la susdite jeune fille, et qui avait succédé à son père. Gatteclime, sœur cadette de ce dernier, fut mariée à Jordan, prince de Capoue, fils de Richard l'Ancien, et père de Richard-le-Jeune. Ce Jordan avait eu pour aïeul Ranulfe, qui fut le premier chef des Normands dans la Pouille, et qui y fonda une ville nommée Averse.

Or, Robert Guiscard eut de sa femme Sichelgaite trois fils et cinq filles. Celles-ci furent parfaitement bien mariées, tellement que l'une d'elles s'unit avec l'empereur de Constantinople. Robert vainquit deux empereurs en une seule bataille, savoir, Alexis, empereur des Grecs, en Grèce, et Henri, empereur des Romains, en Italie. Celui-ci fut bien en effet vaincu, puisqu'ayant appris la grande renommée du duc Robert, et n'osant se fier aux forces des Saxons et des Allemands, ni même aux murailles de la ville, qui est la capitale du monde, et ne s'y croyant point en sûreté, il prit aussitôt la fuite.

Boémond, quoiqu'il eût un grand territoire dans la Pouille, en partit cependant avec d'autres Normands et avec les Français, pour aller faire la guerre aux Sarrasins, qui à cette époque possédaient presque toutes les villes de la Romanie. Ayant enfin vaincu les Païens et subjugué les villes d'Antioche, de Jérusalem, et beaucoup d'autres encore, Boémond obtint la principauté d'Antioche, et ses héritiers la gouvernèrent après lui, savoir, Boémond, son fils, né de Constance, fille de Philippe, roi des Français; et après Boémond, Raimond, fils de Guillaume, comte de Poitiers, et qui avait épousé la fille de Boémond II.

Le duc Robert Guiscard étant mort, eut pour successeur son fils premier né de sa seconde femme, nommé Roger, et surnommé Bursa. Ce Roger étant mort, et ses fils aussi après lui, Roger son cousin-germain, fils de Roger, comte de Sicile, frère de Robert Guiscard, posséda à lui seul la Pouille et la Sicile. Dans la suite des temps ce Roger devint roi, de duc qu'il était, par l'effet de la querelle qui s'éleva entre les deux seigneurs apostoliques, qui avaient été élus à Rome en même temps, savoir, Innocent II et Pierre de Léon. Ce dernier accorda au duc Roger l'autorisation de prendre le diadème royal, parce que le duc s'était prononcé pour son parti. Ceci arriva vers l'an mil quatre-vingts de l'Incarnation du Seigneur, et les deux seigneurs apostoliques vécurent en rivalité pendant près de huit ans.

 

CHAPITRE XLIV.

 

De la mort de Guillaume, roi des Anglais et duc des Normands, et comment il fut enseveli à Caen.

 

Après avoir dit ces choses, en anticipant un peu sur l'ordre des temps, venons-en à raconter la fin des actions de Guillaume, roi des Anglais et duc des Normands, récit que nous avons un peu abrégé, prenant grand soin de ne pas ennuyer nos lecteurs. Si quelqu'un cependant desire connaître ces actes plus en détail, qu'il lise le livre dans lequel Guillaume de Poitiers, archidiacre de Lisieux, a rapporté tous ces faits très-longuement et en un style éloquent: Gui, évêque d'Amiens, a aussi composé sur le même sujet, et en mètres héroïques, un ouvrage qui n'est point à dédaigner. Mais pour en finir de tous ces discours, rapportons la cause de la mort de Guillaume, selon l'opinion de quelques hommes.

A la suite de beaucoup de combats, et après de nombreuses expéditions, heureusement accomplies, tant en Normandie qu'en Angleterre, dans la petite Bretagne et même dans le pays du Mans, le roi victorieux assiégeait une certaine place nommée Mantes, et appartenant en propre à Philippe, roi des Français, lequel à cette époque soutenait le parti du duc Robert, qui faisait la guerre à son père. Or, le motif de ces dissensions était que le roi Guillaume ne permettait pas à son fils Robert d'agir selon sa volonté dans le duché de Normandie, quoiqu'il l'eût cependant institué pour son héritier après lui. Le roi Guillaume ayant donc donné assaut à la ville de Mantes, et l'ayant livrée aux flammes vengeresses, on rapporte que, fatigué par le poids de ses armes et par les cris qu'il avait poussés pour animer le courage des siens, il prit une inflammation dans les intestins, et fut en effet assez gravement malade. Quoiqu'il ait vécu quelque temps encore, il ne recouvra plus dès lors sa bonne santé précédente. Enfin ayant mis ordre à toutes ses affaires, et laissé son royaume d'Angleterre à son fils Guillaume, il sortit de ce monde, en Normandie et à Rouen, le 10 septembre. Son corps fut transporté à Caen, comme il l'avait ordonné, et enseveli royalement devant le grand autel, dans l'église de Saint-Etienne qu'il avait lui-même bâtie en entier. Henri fut le seul de ses fils qui suivit ses obsèques, et le seul digne de recueillir l'héritage de son père, dont ses frères, après la mort de celui-ci, ne possédèrent que des portions.

Or, le roi Guillaume mourut âgé de près de soixante ans, dans la cinquante-deuxième année de son gouvernement comme duc de Normandie, dans la vingt-deuxième année de sa royauté en Angleterre, l'an mil quatre-vingt-sept de l'Incarnation du Seigneur, régnant ce même seigneur, notre Jésus-Christ, dans l'unité du Père Eternel et du Saint-Esprit, aux siècles des siècles. Amen!

 

NOTES

1 Ou Herlotte.

2 Un autre manuscrit porte pollinctores, embaumeurs, ceux qui ensevelissent les morts.

3 Nous avons conserva l'ortographe véritable de ce mot, qu'aujourd'hui on écrit Tillières.

4 Roger et Raoul du Ternois, sont appelés de Toëni, dans Orderic Vital.

5 Ce lieu est inconnu.

6 Avant ce mariage, Henri avait épousé Mathilde, fille de l'empereur Conrad. La fille de Jaroslas, czar de Russie, qu'il épousa plus tard, et qui seule lui donna des fils, se nommait Annie et non Mathilde.

7 Sarrasins.

8 Dans Orderic Vital, il est appelé Turstin Citel.

9 Nous croyons convenable de rappeler ici au lecteur ce que nous avons dit ailleurs; le nom d'Harold est écrit, dans les divers historiens, tantôt Hérold, Herald, Harald ou Harold.

10 Ou Tostig.

11 Ou Dermot.

12 Ou Brienn; voyez Orderic Vital, tom. II, p. 181.