Flodoard GUILLAUME DE TYR

 

HISTOIRE DES CROISADES

 

LIVRE VII

LIVRE VI - LIVRE VIII

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

HISTOIRE

 

DES

 

FAITS ET GESTES

 

DANS LES REGIONS D'OUTRE-MER,

 

DEPUIS LE TEMPS DES SUCCESSEURS DE MAHOMET JUSQU'A L'AN 1184

 

par

 

GUILLAUME DE TYR


 

 

Baudouin de Bourg

 

 

Boémond de Tarente

 

Hugues de Normandie

Robert de Flandre

Robert Courteheuse

 

Raymond de Saint Gilles
Comte de Toulouse

LIBER SEPTIMUS.

CAPUT PRIMUM. Diriguntur nuntii ad imperatorem Hugo Magnus et comes Heumacorum; Balduinus comes in via defecit; Hugo Magnus non revertitur. Podiensis episcopus moritur; lues oritur.

Rebus igitur in urbe sic dispositis, de communi decernunt consilio, ut dominum Constantinopolitanum imperatorem per nuntios suos sollicitent, quatenus juxta pacta quae cum eis inierat, eis auxilium in propria persona non differat ministrare; sed proficiscentes Hierosolymam, sicut tenebatur ex promisso, mature subsequatur; alioquin pactorum seriem negligenti, ipsi nullatenus vellent se obligatos teneri. Electi autem sunt ad id muneris prosequendum viri nobiles et clarissimi, dominus videlicet Hugo Magnus, domini Philippi Francorum regis frater, et dominus Balduinus Heumaucorum comes: quorum alter irruentibus in itinere hostibus, comparere desiit, cujus usque hodie dubius est exitus, aliis dicentibus eum in acie cecidisse, aliis ab hostibus captum et mancipatum vinculis, in ulteriora deductum Orientis, asseverantibus. Dominus vero Hugo Magnus irruentium insidias declinans hostium, ad imperatorem pervenit incolumis, ubi insignibus gestis ejus multam nubem induxit, et titulo generis derogavit non modicum. Nam cum in expeditione multa gessisset egregie, unde sibi famam pepererat immortalem, in ea legatione meritum denigravit, dum expleto negotio, ad eos qui eum miserant nec responsa detulit, nec curavit redire. Fuitque in eo delictum hoc, tanto notabilius, quanto ipse genere erat praeclarior: nam juxta verbum nostri Juvenalis:

Omne animi vitium, tanto conspectius in se
Crimen habet, quanto qui peccat major habetur.

Suscitata est itaque, ex causis occultis, statim urbe capta et consummata victoria, postquam res jam erant in tranquillo collocatae, tanta clades in populo, ut vix aliqua praeteriret dies, in qua triginta vel quadraginta non efferrentur funera; ita quod de populo supererat, jam quasi penitus deleretur. Qua lue pestifera et contagione, cunctos longe lateque indifferenter involvente, vir vitae venerabilis et immortalis memoriae, dominus Ademarus Podiensis episcopus viam universae carnis ingressus est, atque cum gemitu et lacrymis et intimis omnium suspiriis, tanquam pater et praecipuus plebis universae moderator, in basilica beati Petri, in eo loco ubi lancea Domini reperta fuisse dicebatur, cum multa sepultus est honorificentia. Ejusdem cladis acerbitate Henricus de Ascha, vir et generis titulo et strenuitate commendabilis, apud castrum Turbessel consumptus est, ibique sepultus. Sed et Rainardus de Amesbach, miles pariter et manu et sanguine clarissimus, eodem occubuit casu, sepultus in vestibulo basilicae Principis apostolorum. Sexus quoque femineus ibi pene universus eadem lue deperiit, ita ut infra paucos dies pene quinquaginta millia deficerent. Cujus tanti mali, quidam circa hoc curiosi, causas assignare cupientes, dissentiebant ab invicem; dicentibus aliis quod ex occultis quibusdam aeris passionibus hoc accideret; aliis vero id pro causa assignantibus, quod populus longo tempore famis acerbitate vexatus, postquam alimentorum attigit abundantiam, cibos cum aviditate sumens nimia, praeteritos defectus quaerens redimere, sibi ipsi causam mortis immoderata gulositate inferebat. Idque pro suae opinionis assertione in evidens trahebant argumentum, quod sobriis et iis qui sibi parce sumebant alimenta, multo melius erat, et redibant ad convalescentiam.
 

LIVRE SEPTIÈME

Expéditions des Croisés aux environs d'Antioche. - Voyage de Godefroi de Bouillon à Édesse chez son frère Baudouin. - Querelles de Boémond et de Raimond, comte de Toulouse. - Marche des Croisés en Palestine. - Prise de plusieurs villes. - Arrivée des Croisés devant Jérusalem.

Après avoir ainsi réglé les affaires d'Antioche, les princes résolurent, dans leur conseil, d'envoyer des députés à l'empereur de Constantinople, et de lui faire demander, en vertu des traités par lesquels il s'était lié, de ne plus différer à conduire en personne les secours promis depuis longtemps. Ils arrêtèrent de lui faire annoncer qu'étant sur le point de partir pour Jérusalem, ils espéraient qu'il ne tarderait pas à les suivre, ainsi qu'il s'y était engagé par sa parole, et qu'enfin, s'il négligeait d'accomplir les conditions de son traité, eux-mêmes cesseraient de se croire obligés à l'avenir envers lui. Les princes élurent pour remplir cette mission deux hommes nobles et illustres, le seigneur Hugues-le-Grand, frère de Philippe, roi de France, et le seigneur Baudouin, comte du Hainaut. Dans le cours de leur voyage, ce dernier disparut, à la suite d'une attaque inopinée des ennemis, et l'on n'a jamais pu savoir quel avait été son sort: les uns ont prétendu qu'il avait péri dans le combat livré en cette rencontre, d'autres ont affirmé qu'il avait été pris par les ennemis, chargé de fers et envoyé dans les provinces les plus reculées de l'Orient. Hugues-le-Grand échappa aux mêmes périls, et arriva sain et sauf auprès de l'empereur; mais, parvenu à Constantinople, il y tint une conduite qui obscurcit singulièrement la brillante réputation qu'il avait acquise par ses hauts faits, et qui parut une grave dérogation au titre glorieux de sa naissance. Après avoir, pendant tout le cours de l'expédition, accompli une foule d'actions éclatantes et dignes de perpétuer à jamais sa mémoire, il perdit dans cette ambassade tout le fruit de ses travaux: d'abord il s'acquitta de la mission qu'on lui avait confiée, mais il ne fit aucune réponse aux princes qui l'en avaient chargé, et ne retourna plus auprès d'eux. Cette action coupable fut d'autant plus remarquée, qu'il était lui-même plus distingué par l'éclat de son nom et de son rang, car, ainsi que l'a dit notre Juvénal:

Omne animi vitium tanto conspectius in se

Crimen habet, quanto qui parut major habetur [01]

.Immédiatement après la grande victoire remportée par les Chrétiens sur leurs ennemis, et lorsque toutes choses eurent été rétablies en ordre dans la ville, il s'éleva à Antioche une cruelle maladie, dont les causes étaient entièrement inconnues, mais qui amena une telle mortalité, qu'il ne se passait pas de jour sans que l'on eût à ensevelir au moins trente ou quarante personnes; les malheureux débris du peuple chrétien se trouvèrent ainsi exposés à une nouvelle destruction, et ce fléau contagieux se répandit de toutes parts, frappant indistinctement sur toutes sortes de personnes. Le vénérable Adhémar, évêque du Puy, digne d'une immortelle mémoire, succomba lui-même au sort commun de toute chair; le peuple, dont il avait été le père et le principal directeur, déplora sa perte en versant d'abondantes larmes; on l'ensevelit avec les plus grands honneurs, au milieu des gémissements de toute l'armée, dans la basilique du bienheureux Pierre, au lieu même où l'on disait avoir trouvé la lance du Seigneur. Henri de Hache, illustre par sa naissance aussi bien que par sa valeur, périt aussi de la même maladie, dans le fort de Turbessel, et y fut enseveli. Renaud d'Ammersbach, guerrier que sa valeur signalait autant que l'éclat de son nom, succomba sous le même fléau, et fut enseveli dans le vestibule de la basilique du prince des Apôtres. Les femmes furent plus particulièrement atteintes par cette maladie, à tel point qu'en peu de temps il en périt environ cinquante mille. Des hommes curieux recherchèrent les causes de ce mal, et se partagèrent en divers avis: les uns prétendaient que le germe de ce fléau destructeur était caché dans l'air; d'autres affirmèrent que le peuple, longtemps éprouvé par une dure famine, et cherchant à se refaire, après avoir retrouvé des aliments en abondance, se livrait avec trop d'avidité au plaisir de manger, et que c'était là l'unique cause de cette excessive mortalité. Ils faisaient observer, à l'appui de leur assertion, et comme une preuve évidente de sa vérité, que les hommes sobres et tous ceux qui prenaient soin de se nourrir avec modération se trouvaient beaucoup mieux de ce régime, et finissaient par se rétablir.

 CAPUT II.

Vociferatur populus ut Hierosolymam eatur; differtur iter usque ad Kal. Octobris. Boamundus in Ciliciam descendit, et regionem recepit universam.

Interea vero tum cladis effugiendae gratia, tum assumptae peregrinationis intuitu coepit vociferari populus, et instanter acclamare, ut ad iter versus Hierosolymam, cujus causa venerant iterum principes se accingerent, et Domini praeirent exercitui, causae principali, quae omnes de regionibus suis exciverat, satisfacientes. Qua ex causa principes convenientes in unum, super hac populi postulatione tam favorabili et exauditione digna, deliberationem ingressi sunt, in qua alius sic, alius aliter afficiebatur: quibusdam enim id videbatur expedientius, ut statim sine dilatione iter arriperent, et populi satisfacerent desideriis; quibusdam vero ob instantis fervorem aestatis et aquarum penuriam, et populi famis acerbitate diutius afflicti debilitatem, et equorum defectum, usque ad clementioris initium temporis et Kal. Octobr. iter differendum videbatur, ut hoc medio tempore, equis de novo acquisitis et refocillatis veteribus, populo quoque alimentis et requie in statum pristinum reformato, et omnium viribus reparatis, ad laborem itineris possent resurgere fortiores. Placuit tandem omnibus posterior sententia, et usque ad tempus praetaxatum de communi conniventia receptae sunt feriae. Ut vero interim et cladis declinarent imminentis periculum, et necessariorum majorem alibi reperirent abundantiam, divisi sunt principes ab invicem, ea conditione, ut sine dilatione, tempore redirent condicto. Boamundus enim in Ciliciam descendens, Tharsum, Adanam, Manistram, Anavarzam urbes recepit, et, custodibus deputatis, regionem sibi vindicavit universam. Alii quoque per urbes dispersi finitimas, seorsum a turbis, equis et sibi, agentes, indulgebant. Multi etiam tam de plebe quam de nobilioribus ad dominum Balduinum ducis fratrem, ut ab eo aliquid accipere mererentur, Edessam, cui praeerat, transito Euphrate, certatim properabant. Quos ille cum multa honestate suscipiens, et apud se commorantes tractans benignius, multis donatis muneribus, hilares remittebat ad suos.
 

CHAPITRE II.

 

Cependant, soit pour échapper à ce nouveau péril, soit pour se hâter d'accomplir l'œuvre du pèlerinage, le peuple ne tarda pas à demander à grands cris l'ordre du départ. De tous côtés on sollicitait les princes de se préparer à reprendre la route de Jérusalem, et de se mettre à la tête des armées du Seigneur, pour satisfaire aux vœux qu'ils avaient prononcés, en entraînant les peuples à leur suite. Les princes se réunirent alors en conseil, pour délibérer sur une demande qui méritait si bien d'être favorablement accueillie, et l'on proposa divers avis. Les uns pensèrent qu'il serait convenable de partir sans le moindre retard, et de répondre avec empressement aux désirs du peuple; d'autres, redoutant les chaleurs excessives de la saison, et surtout le manque d'eau, craignant de nouvelles calamités pour des hommes affaiblis par une longue disette, et pour les chevaux encore mal rétablis de leurs fatigues, jugèrent qu'il vaudrait beaucoup mieux attendre une température plus douce, et différer jusqu'au commencement d'octobre. Ils disaient que, dans cet intervalle, on achèterait d'autres chevaux, que ceux qui restaient encore dans l'armée auraient le temps de se refaire, que les hommes se rétabliraient aussi par une bonne nourriture et par le repos, et qu'ainsi, lorsque tous auraient à l'envi réparé leurs forces, il serait plus facile de se remettre en voyage. Cet avis fût généralement adopté, et l'on arrêta dans le conseil que l'on attendrait jusqu'au terme proposé. Cependant, afin d'éviter les ravages de la contagion, et pour avoir aussi en plus grande abondance toutes les choses nécessaires à la vie, les princes résolurent de se séparer les uns des autres, sous la condition de se rassembler de nouveau au temps déterminé, et sans le moindre délai. Boémond descendit en Cilicie, s'empara successivement de Tarse, d’Adana, de Mamistra, d'Anavarze; il plaça des garnisons dans chacune de ces villes, et occupa bientôt tout le pays. Les autres se répandirent dans tous les lieux environnants, ayant soin de se tenir séparés de la foule, et s'occupant uniquement de leur santé et de leurs chevaux. Un grand nombre de nobles et de gens du peuple poussèrent leur marche jusqu'à l'Euphrate, traversèrent ce fleuve, se rendirent à Edesse, auprès de Baudouin, frère du duc, qui y commandait, et cherchèrent à gagner ses bonnes grâces. Il accueillit tous les arrivants avec beaucoup de bonté, et traita généreusement tous ceux qui demeurèrent auprès de lui; les autres ne le quittèrent qu'après avoir revu beaucoup de présents et fort satisfaits de son accueil bienveillant.

CAPUT III.

Dominus Hasarth contra dominum suum Rodohan a duce petit auxilium. Dux, evocato fratre Balduino, illuc properat.

Accidit autem per eosdem dies quod Rodohan Halapiensium princeps, cum quodam de suis satrapis, qui castello Hasarth praeerat, contraxerat inimicitias; eoque odium inter eos pervenerat, quod, convocata ex universis sibi subditis regionibus militia, castrum praedictum obsederat. Videns autem praesidii dominus, quia non facile nisi per auxilium Francorum, domino potenti et irato posset resistere, missa legatione ad ducem Godefridum per quemdam Christianum fidelem suum, missis muneribus, ut ejus sibi facilius conciliaret gratiam, ejus amicitiam postulat; servitium suum cum devotione spondet, indissolubili nexu foederis ei se cupiens obligare; et ut verbis ejus pleniorem haberet fidem, et nulla ex parte de ejus promisso dubitaret, filium suum ei destinat obsidem, orans et petens, ut a praesenti eum solvat periculo, condignam pro meritis tempore opportuno retributionem percepturus. His et hujusmodi vir venerabilis persuasus, praedicto nobili amicitia foederatur, in suam eum gratiam recipiens, missoque nuntio, fratrem suum Edessanum comitem cum militaribus copiis ad se praecipit evocari, ut amicum obsidione soluta expediat. Vixque praedictus Rodohan circa castrum Hasarth per quinque dies cum suis expeditionibus consederat, cum ecce dux Godefridus in magna multitudine tam fidelium suorum, quam amicorum, quos ad persequendum propositum invitaverat, ab Antiochia egressus in manu forti, ad partes illas ut amico subveniret, impiger properabat. Qui autem a praedicto nobili viro ad dominum ducem missi fuerant, videntes quia prospere et pro votis cuncta compleverant, in conspectu ducis domino suo gratiam obtinentes cumulatiorem, quoniam ipsi in persona propria dominum suum super eo nullatenus poterant reddere doctiorem (exercitus quippe hostilis ita undique castrum vallaverat, ut nec introitus alicui pateret, vel exitus) duas emiserunt columbas, ad id muneris prosequendum instructas apprime, quibus litterulas legationis suae seriem continentes, ad caudas religaverunt, quibus dominum suum super his omnibus quae obtinuerant, instruerent diligentius. Quae suae libertati restitutae, in momento ad locum unde eductae fuerant redeuntes, ab earum custode pariter et alumno captae sunt, et dissolutae paginulae praesentatae sunt domino. Quibus perlectis, in tantam spem erectus est, ut qui prius obsidentem veritus multitudinem, de resistendo diutius desperaverat, eosdem sponte lacessere non vereretur.
 

CHAPITRE III.

 

Dans le même temps, Rodoan, prince d'Alep, se trouvait en inimitié ouverte avec l'un de ses satrapes, gouverneur du château de Hasarth [02].  Animé d'une vive haine, il avait convoqué toutes les troupes des contrées soumises à son obéissance, et était allé mettre le siège devant ce château. Le gouverneur, voyant qu'il lui serait impossible de résister longtemps à son maître puissant et irrité, s'il n'appelait les Francs à son secours, envoya en députation au duc Godefroi un Chrétien qui lui était dévoué, le chargeant d'offrir de sa part de riches présents, et de faire tous ses efforts pour lui concilier les bonnes grâces et l'amitié de ce prince; il lui fit promettre en outre de se dévouer complètement à son service et de se lier par les nœuds indissolubles d'un traité; et afin que le duc prît une confiance entière en ses propositions, et ne pût douter de l'accomplissement des promesses qu'il lui adressait, il offrit de lui envoyer son fils en otage, et le fit en même temps supplier de venir l'arracher au danger qui le menaçait, promettant de lui assurer en temps opportun une récompense proportionnée au service qu'il sollicitait en ce moment. Le duc accueillit le message avec bienveillance, s'engagea envers le Turc par un traité de bonne amitié, et lui promit sa protection. En même temps il envoya quelqu'un à son frère le comte d'Edesse, pour lui demander un secours de bonnes troupes, à l'effet de travailler de concert avec lui à la délivrance du gouverneur de Hasarth. Il n'y avait encore que cinq jours que Rodoan était arrivé sous les murs du château avec toute son armée, lorsque Godefroi sortit d'Antioche à la tète d'une multitude de fidèles de sa suite et de beaucoup d'autres de ses compagnons qu'il avait invités à le suivre, et se mit en marche pour porter secours à son nouvel ami. Les messages que ce dernier avait adressés au duc avaient reçu de lui toutes sortes de témoignages de bienveillance qu'ils furent chargés de rapporter à leur maître, et s'estimaient heureux d'avoir réussi dans leur mission, au-delà même de leurs vœux. Mais lorsqu'ils voulurent aller rendre compte à leur maître de ce succès, il leur fut impossible de parvenir jusqu'à lui, car l'armée ennemie avait investi le château de toutes parts, et il n'y avait plus aucun moyen d'y entrer ou d'en sortir. Ils prirent alors deux pigeons dressés à ce genre d'exercice, leur attachèrent sous la queue deux billets dans lesquels ils eurent soin de rendre compte au gouverneur du résultat de leur négociation et des promesses qu'ils avaient obtenues, et rendirent aussitôt la liberté aux deux oiseaux. Les deux pigeons retournèrent en un instant au lien où ils avaient été élevés, et furent pris par celui qui les avait gardés et nourris; on alla porter au gouverneur les billets qu'ils avaient apportés. Cette lecture ranima son courage abattu; tout à l'heure il redoutait la multitude des assiégeants, et désespérait de pouvoir leur résister plus longtemps; maintenant il ne craint plus de les attaquer le premier, et les harcèle sans relâche.

 CAPUT IV.

Balduinus fratri occurrit cum ingentibus copiis. Reliqui principes ministrant auxilium. Fugit Rodohan. Quidam ex nostris in via pereunt; occiduntur hostium ad decem millia.

Interea cum jam diei unius itinere dux cum suo comitatu processisset, occurrit ei frater ejus cum tribus millibus virorum fortium, et armatorum optime: quo cum plena charitate et pietatis affectu benigne suscepto, propositi pandit seriem, et gratiam quam cum praedicto nobili vero contraxerat, aperit diligenter: quae omnia frater approbans, ante omnia monet, ut quoniam ejus vires, ad tantam obsidionem violenter dissolvendam, non videbantur posse sufficere; antequam procedat, principes qui apud Antiochiam remanserant in suum evocet auxilium, ut confidentius valeat in facto procedere. Acquiescens ergo dux fraternis monitis, missa legatione, dominum Boamundum, dominumque Tolosanum comitem multa precum exorat instantia, et sub obtentu fraternitatis invitat humiliter, ut sibi pro amico laboranti, opem ferre non differant, vicem condignam tempore accepto recepturi. Invitaverat autem eos et prius, antequam urbem egrederetur, et multum amice illorum sibi postulaverat suffragium; sed invidiae stimulis agitati, eo quod praedictus vir nobilis, ducis prius quam suum expetierat adminiculum, eum sequi detrectaverant: at nunc iterata vocatione commoniti, videntes quod non possent cum sua honestate ducis preces non admittere, convocatis copiis dominum ducem secuti, ejus se expeditioni sociaverunt.

Qui postquam convenerant adinvicem, facti sunt omnes quasi ad triginta millia pugnatorum. Rodohan vero, licet Turcorum quadraginta diceretur habere millia, tamen diffidens de viribus, et nostrorum timens adventum, quos in proximo adfuturos per suos noverat exploratores, soluta expeditione, reversus est Halapiam. Dum autem nostrorum exercitus fugae Rodohan ignarus, coeptum adhuc continuant iter, multique ab Antiochia utriusque ordinis viri de remoto sequerentur, ut proficiscentibus se associarent legionibus, in quasdam hostium, quas illi studiose praetenderant, non pauci, casu descenderunt insidias, longe a praecedenti, ut diximus, agmine separati: quos longe et industria et viribus impares exsuperantes Turci, captivatis nonnullis, plurimos ex eis occiderunt. Quod postquam duci caeterisque principibus innotuit, a coepto desistentes itinere, praedictos malefactores unanimiter insecuti, antequam in suos se possent secessus recipere, et solita reperire diverticula, eos casu habuerunt obviam: quos gladiis excipientes et irruentes in eos animosius, dissolverunt in momento; et retentis nostris, quos captivos abducebant in compedibus, interemptisque ex eis quampluribus, et captivatis innumeris, in fugam verterunt, pene ad supremam deletos internecionem. Erant autem hi ex electa saepe dicti Rodohan millitia, ex familiaribus et domesticis ejus quasi decem millia.

Quo peracto, iterum rediens in unum noster exercitus, ad locum destinatum cum victoria pervenerunt: quibus cum trecentis equitibus praesidii dominus occurrens, in conspectu universarum legionum, prono capite, defixis in terram genibus, primo duci, dein principibus aliis in multa devotione magnas agens gratiarum actiones, se coram omni populo praebitis corporaliter juramentis, Christianis principibus fidelem obligavit et tradidit, asserens, quod ab eorum gratia et obsequiis, nulla dies, casus nullus, illum avelleret in perpetuum. Sic igitur feliciter consummato negotio, et amico pro votis expedito, exercitus reversus est Antiochiam, domino Balduino fratre ducis Edessam redeunte.
 

CHAPITRE IV.

 

Le duc, parti d'Antioche avec toute son escorte, s'était avancé une journée de marche, lorsqu'il rencontra son frère Baudouin qui lui conduisait trois mille hommes bien armés et vaillants. Le duc l'accueillit avec beaucoup de tendresse et lui témoigna les sentiments les plus affectueux; il lui exposa ensuite ses projets et lui rendit un compte exact du traité d'alliance qu'il avait conclu avec le noble gouverneur de Hasarth: Baudouin approuva tous ces arrangements; mais, comme les forces que son frère conduisait paraissaient insuffisantes pour atteindre à son but de faire lever de vive force le siège du château, il lui conseilla, avant de se porter plus loin, d'appeler à son secours les princes qui étaient demeurés à Antioche, afin de pouvoir ensuite se livrer en toute assurance à l'accomplissement de son entreprise. Le duc se rendit à l'avis de son frère, et envoya aussitôt une députation à Boémond et au comte de Toulouse, pour les faire supplier, dans les termes les plus pressants, au nom des liens de fraternité qui les unissaient, de l'assister sans délai dans l'expédition qu'il entreprenait pour secourir un ami, les faisant assurer qu'en des circonstances semblables ils trouveraient en lui la même disposition à les obliger. Le duc, avant de partir d'Antioche, leur avait déjà fait la même demande et les avait priés avec amitié de lui prêter leur assistance. Mais ces deux princes, jaloux de la préférence que le gouverneur d'Hasarth semblait avoir témoignée pour le duc en s'adressant d'abord à lui, avaient refusé de répondre à son appel: sur la seconde convocation qu'il leur fit parvenir, ils reconnurent qu'ils ne pouvaient convenablement résister plus longtemps à ses prières; en conséquence, ils convoquèrent leurs troupes, allèrent rejoindre Godefroi et se joignirent a son expédition.

Lorsqu'ils se trouvèrent réunis, ils eurent environ trente mille combattants sous leurs ordres. Rodoan, quoiqu'il eût avec lui quarante mille Turcs, à ce qu'on assure, se méfia de son armée, et craignant l'approche des Chrétiens, aussitôt qu'il fut informé par ses éclaireurs que ceux-ci n'étaient pas éloignés, il leva le siège du château et se retira à Alep. L'armée des princes, ignorant la fuite de Rodoan, continua de se porter en avant: beaucoup de cavaliers et d'hommes de pied sortirent encore d'Antioche, suivant de loin l'expédition et cherchant à la rejoindre. Un assez grand nombre d'entre eux, qui se trouvaient encore fort éloignés du gros de l'armée, tombèrent sans s'en douter dans une embuscade que les Turcs leur avaient préparée; les ennemis fort supérieurs en nombre, et les attaquant de plus à l’improviste, firent quelques prisonniers et tuèrent presque tout le reste. Le duc et les princes qui marchaient avec lui, informés de ce désastre, rebroussèrent chemin tout de suite, se mirent tous ensemble à la poursuite de ces malfaiteurs et les atteignirent avant qu'ils eussent le temps de se cacher dans leurs retraites, ou de chercher quelque autre moyen de leur échapper. Ils les attaquèrent vigoureusement le glaive à la main et les détruisirent en un moment; on reprit les prisonniers qu'ils emmenaient chargés de fers, on tua un grand nombre de Turcs, on en prit encore beaucoup plus, et ceux qui se sauvèrent par la fuite eurent grand peine à se soustraire à la mort. Cette troupe, qui formait le corps d'élite de Rodoan, et où se trouvaient ses familiers et ses domestiques, était composée d'environ dix mille hommes.

Après cette victoire, l'armée chrétienne se reforma en un seul corps et se remit en marche pour se rendre au lieu de sa destination. Le gouverneur du château s'avança à sa rencontre, à la tête de trois cents de ses cavaliers; là, en présence de toutes les légions et de tout le peuple, la tête baissée, les genoux en terre, il rendit très religieusement de solennelles actions de grâces, d'abord au duc, ensuite aux autres princes, s'engagea personnellement et par corps envers eux tous et leur prêta serment de fidélité, promettant qu'aucun temps ni aucun événement ne pourraient le détacher de leur alliance et de leur service. Cette affaire heureusement terminée, l'armée chrétienne, après avoir, selon ses désirs, rétabli son allié, reprit la route d'Antioche, et Baudouin retourna de son côté à Edesse.

CAPUT V.

Dux cladem declinans, in terram fratris secedit; quorumdam proditorum illic oppida diruit. Properant illuc et alii quidam principes, ut Balduini munificentiam consequantur.

Dux ergo videns adhuc praedictam in urbe regnare pestilentiam, et cladem magis ac magis in populo dominari, fratris acquiescens petitionibus, qui eum praesens quam intime rogaverat, ut in suam descenderet regionem, ibique Augusti fervorem et pestilentis aeris declinaret malitiam: assumpto familiari comitatu, et indigentium maxima manu, ut eis in necessariis charitative provideret, in terram fratris descendit, in finibus Turbessel, Hatab et Ravandel habitans, regione tota pro suo utens arbitrio, et fratris saepius habens praesentiam. Accidit autem, dum moram ibi faceret, quod regionis incolae, et maxime viri religiosi, qui in monasteriis, quae illinc erant plurima, graves de Pancratio et Covasilio ejus fratre in ejus praesentia fundebant quaestiones. Erant autem hi duo fratres, Armenii natione, viri praeclari, sed subdoli supra modum; habentes in ea regione municipia, de quorum munimine praesumentes, regionis habitatores, et maxime monasteria, gravibus et indebitis molestabant exactionibus; processeratque eo usque eorum temeritas, quod etiam domini comitis Edessani nuntios cum muneribus ad fratrem directos, dum adhuc obsidio circa Antiochiam perseveraret, in itinere spoliare praesumerent, et destinata domino duci munera, domino dirigerent Boamundo ut ejus sibi adversus comitem Edessanum conciliarent gratiam. Auditis ergo querimoniis, et justa motus indignatione, missis quinquaginta de numero suorum equitibus, cum populo regionis, eorum praesidia effregit violenter, et effracta solotenus dejecit, ut eorum intolerabilem aliquatenus comprimeret insolentiam.

Duce igitur in partibus illis commorante, universi pene majores nostri exercitus, sed de popularibus infiniti, ut contra imminentes paupertatis angustias aliquod reperirent solatium, ad dominum comitem praedictum certatim confluebant: et maxime ex quo praesidium Hasarth, quod in medio itinere constitutum erat, in nostrorum devenerat gratiam. Quos omnes in tanta suscipiebat honorificentia, et tanta remunerabat liberalitate, et ipsi etiam qui ad hoc venerant, mirarentur.
 

CHAPITRE V.

 

Cependant le duc, voyant que la peste continuait de régner dans la ville et que le peuple en soufliait de plus en plus, se rendit aux vives sollicitations de son frère, qui l'avait instamment supplié, en le retrouvant, de venir s'établir dans son pays, et d'éviter ainsi les chaleurs du mois d'août et la malignité d'une atmosphère infectée. Il emmena avec lui son escorte particulière et un grand nombre d'indigents, auxquels il se promettait charitablement de fournir tout ce dont ils auraient besoin; il se rendit sur le territoire, appartenant à son frère et s'établit dans les environs de Turbessel, de Hatab et de Ravande [03], vivant à discrétion sur le pays et voyant très souvent Baudouin. Pendant qu'il demeurait dans ces lieux, il entendit souvent les habitants, et surtout les religieux des nombreux monastères qu'on y trouvait, se répandre en plaintes graves contre les deux frères, Pancrace et Covasille. Ces cieux hommes, Arméniens d'origine, illustres par leur condition, mais artificieux au-delà de toute mesure, possédaient, dans ce pays, des places fortes qui leur donnaient une extrême confiance, et ils abusaient de ces avantages pour accabler de leurs odieuses vexations les habitants et plus particulièrement encore les monastères; ils avaient même poussé la témérité jusqu'à dépouiller sur leur passage des messagers que le comte d'Edesse envoyait à son frère pour lui porter des présents, tandis que l'armée chrétienne était encore occupée du siège d'Antioche; et ils avaient adressé à Boémond les cadeaux destinés au duc, afin de se concilier la protection du premier contre le comte d'Edesse. Godefroi fut saisi d'une juste indignation en recueillant ces plaintes; il envoya contre eux cinq cents de ses cavaliers avec les habitants du pays, fit prendre leurs châteaux de vive force et les fit raser, pour rabattre un peu l'insolence intolérable de ceux auxquels ils appartenaient.

Tandis qu'il demeurait encore dans ces contrées, presque tous les principaux chefs de l'armée et un nombre infini de gens du peuple, cherchant quelque soulagement à la misère qui les menaçait, accoururent en foule auprès du comte d'Edesse, surtout depuis que le château de Hasarth, situé au milieu de la route, était en quelque sorte tombé au pouvoir des nôtres. Le duc les recevait avec de si grands honneurs, et se montrait si généreux envers tous, que ceux-là même qui venaient le solliciter ne pouvaient assez s'étonner de ses largesses.

CAPUT VI.

Cives Edessani, indignati quod comes eorum solis uteretur Latinis, adversus eum conspirant: super quo Balduinus commonitus, conspiratores interficit.

Factum est itaque quod nostrorum turbis ad urbem saepe dictam confluentibus, tanta erat in ea Latinorum multitudo, quod civibus jam inciperet esse molestum: frequentes enim eis in hospitio suscepti inferebant molestias, supra modum in populo dominari volentes. Jamque civium consilio nobilium, quorum beneficio tantam urbem acquisierat, minus et minus utebatur. Unde vehementi indignatione adversus eum suosque succensi sunt, poenitentes admodum, quod eum sibi praefecissent; timentes, una die, ab eo cui nihil sufficere videbatur, bonis omnibus spoliari. Facta ergo conspiratione cum principibus Turcorum finitimis, tractare coeperunt quomodo dominus Balduinus aut casu occideretur repentino, aut urbe saltem pelleretur. Ut autem ad hoc propositum invenirentur paratiores, thesauros suos, et omnem substantiam per castella et urbes finitimas apud suos deposuerant familiares.

Dumque circa id plena sollicitudine tractarent frequentius, factum est ut relatione cujusdam, qui erga eumdem plurima fidei et dilectionis sinceritate abundabat, hujusmodi ad eum sermo perveniret: cui rei plurima et digna fide reperiens argumenta, missa satellitum suorum numerosa manu, omnes homicidas illos teneri praecepit, et vinculis alligari. Tandem re per eorumdem confessionem plenius intellecta, factionis illius principes excaecari praecipiens; alios vero, qui minus deliquerant, confiscatis eorum bonis, urbe fecit extorres; aliorum autem substantiam suos applicans aerario, urbis habitatione clementer indulta, pecunialiter tantum multavit. Unde, suscepta ad viginti aureorum millia quantitate, his qui ad se venerant, quorumque ope urbes et finitima sibi subjiciebat municipia, multa liberalitate erogabat stipendia; et tam civibus quam populis adjacentibus, solo nomine inferebat formidinem. Unde et de ejus exterminio multi cum omni sollicitudine cogitabant; ita ut socer ejus timens, nec pro dotis residuo, quam cum filia promiserat, necdum persolverat, graves quaestiones pateretur, in montes, ubi sua habebat praesidia, clam aufugit.
 

CHAPITRE VI.

 

Cette continuelle affluence de pèlerins attira à Edesse une si grande quantité d'étrangers latins, que les citoyens de la ville commencèrent à en éprouver un extrême fatigue. Reçus avec hospitalité, ils ne laissaient pas d'écraser les habitants par toutes sortes de vexations, et voulaient réduire le peuple sous un joug insupportable. De jour en jour, Baudouin cessait d'employer autant le conseil des nobles par le secours desquels il avait fait une si précieuse acquisition. Ceux-ci, remplis d'une vive indignation contre lui et tous les siens, en vinrent bientôt à se repentir extrêmement de l'avoir choisi pour chef, et craignirent qu'un jour ou l'autre cet homme, qui semblait insatiable, ne les dépouillât de tous leurs biens. En conséquence, ils se lièrent de complot avec les princes turcs du voisinage, et se mirent à chercher quelque moyen de faire assassiner Baudouin secrètement, ou tout au moins de le chasser de la ville; afin de se mieux préparer à l'exécution de ce projet, ils firent transporter leurs trésors et tout ce qui leur appartenait chez leurs amis, dans les châteaux et les villes environnantes.

Tandis qu'ils s'occupaient avec beaucoup d'activité d'assurer le succès de leurs projets, le comte en fut informé par les rapports d'un homme qui lui était entièrement dévoué, et avait pour lui une affection très sincère. Il trouva en outre beaucoup de preuves qui ne lui permirent plus de douter de la réalité de ce dessein, et expédia aussitôt de tous côtés une troupe nombreuse de satellites, avec ordre d'arrêter tous ces homicides, et de les charger de fers. Les aveux de quelques-uns d'entre eux lui firent connaître encore mieux leurs projets; il ordonna de crever les yeux aux principaux chefs de la faction; il confisqua les biens de ceux qui étaient moins coupables, et les chassa de la ville; d'autres enfin perdirent toutes leurs possessions mobilières. Baudouin s'en empara au profit de son trésor, et leur permit au surplus de continuer à résider dans la ville, se bornant à les punir par des amendes. Il ramassa ainsi vingt mille pièces d'or, dont il se servit pour récompenser largement tous ceux qui venaient à lui, et dont le secours lui aida à soumettre les villes et les forteresses voisines; la terreur de son nom se répandit de tous côtés, et frappa les citoyens d'Edesse, ainsi que tous les habitants des environs. Ils ne songèrent plus qu'à chercher tous les moyens possibles de le renverser. Son beau-père, craignant d'être horriblement tourmenté pour le paiement de la dot qu'il lui avait promise en lui donnant sa fille, et dont il ne s'était pas encore acquitté, prit la fuite en secret, et se retira dans les montagnes, où il possédait des places fortes.

CAPUT VII.

Balas proditionem adversus comitem molitur; comes sibi praecavet; capiuntur ex ejus sociis quidam. Fulcherus Carnotensis casum reddit leviorem. Balduc proditor occiditur.

Erat porro in eadem regione nobilis quidam, genere Turcus, Balas nomine, eidem comiti confoederatus, qui aliquando Sororgiae dominus fuerat, ante illum Latinorum frequentem accessum comiti plurimum familiaris. Hic videns quod circa eum comitis amor intepuerat, sive rogatu civium, sive propria ductus malitia, accessit ad eum orans et petens ut unicum, quod ei supererat praesidium, veniens ipse in propria persona, susciperet: asserebat enim, sibi ejus gratiam sufficere, et pro multa haereditate reputari. Uxorem autem ac liberos, et omnem substantiam suam in urbem Edessanam asserebat se velle introducere: multum enim contribulium suorum indignationem fingebat severeri, eo quo Christianis factus esset familiaris. Quibus verbis comes persuasus, diem condixit, ut ad locum perveniens, ejus satisfaceret voluntati. Statuta autem die, assumptis secum ducentis equitibus, ad locum praevio Bala destinatum pervenit. Balas autem oppidum occulte praemunierat, Turcos centum fortes viribus et armis optime instructos introducens, qui ita latebant in praesidio, ut nullus ex eis compareret. Cum ergo ante oppidum constitissent, rogavit comitem ut cum paucis et familiaribus castrum ingrederetur, ne forte omni illa intromissa multitudine, ipse in substantia sua aliquam jacturam sustineret. Et jam pro voto cuncta pene persuaserat, cum proditionem quodammodo praesagientes quidam, qui circa eum erant nobiles et viri circumspecti, ingredi volentem quasi violenter detinuerunt, hominis suspectam merito habentes malitiam, et tutius judicantes per alias personas hoc primum fieri experimentum. Quorum prudenti comes acquiescens consilio, duodecim de suis viros robustissimos et armatos egregie, in praesidium jussit introire; ipse autem exterius in loco satis vicino cum reliqua millitia subsedit quietus, donec rei exitum fide conspiceret oculata. Qui autem ingressi sunt, fraudem et malitiam iniqui proditoris in seipsos experti sunt: nam egressi de latibulis armati ad unguem Turci, de quibus praediximus centum, seductos equites resistere volentes, sed incassum, violenter comprehenderunt, vinculis eos mancipantes.

Quo cognito, comes pro suis fidelibus, quos ita fraudulenter amiserat, tristis admodum et maxime sollicitus, accedens propius ad praesidium, coepit Balas diligenter commonere; et sub obtentu juramentorum, quae illi de observanda fidelitate exhibuerat, attentius convenire ut, sumpta immensitate pecuniae, quos proditiose ceperat, restitueret; negavit penitus, nisi ei Sororgia redderetur. Comes autem videns quod non proficeret; erat enim praesidium in excelsis rupibus situm, arte et viribus insuperabile, reversus est Edessam, suorum aegre ferens captivitatem, et fraudem quam pertulerat animo revolvens anxietate nimia.

Praeerat autem praedictae urbi Sororgiae, quidam Fulbertus Carnotensis, vir in militaribus negotiis expertissimus, centum expeditissimos sub se habens equites. Hic dolum comperiens quem dominus ejus passus fuerat, tota mente compassus, aestuabat animo, quomodo tantam ulcisceretur injuriam. Unde die quadam positis in loco ad id opportuno insidiis, ante saepius memoratum oppidum, quasi praedam abacturus, cum paucis studiose, ut eum insequerentur, accessit; qui autem erant in municipio, videntes quod ex pascuis praedam abigeret, armis correptis, certatim illum ultra quas idem posuerat insidias, insectati sunt fugientem. Unde resumptis viribus, et erumpentibus his qui latuerant, in eos irruentes, quibusdam interfectis, aliis in oppidum vix refugium habentibus, ex eis sex vivos comprehendit; pro quibus totidem de suis, modico temporis intervallo, facta compensatione, recepit; quatuor vero ex eisdem, deceptis custodibus elapsi, in suam se receperunt libertatem; duos vero, qui de illorum supererant numero, vir nequam et impius decollari praecepit.

Unde factum est ut ab ea die dominus Balduinus Turcorum declinaret amicitiam, et suspectam penitus haberet fidem: quod statim evidenti docuit argumento. Erat enim in eadem regione quidam ejusdem generis, Balduc nomine, qui urbem Samosatum veterem et munitissimam, pretio interveniente, eidem comiti vendiderat. Hic uxorem et liberos, et universam familiam in urbem Edessanam traducere tenebatur ex compacto; sed calvas quaerens occasiones, propositum adimplere differebat, malignandi quaerens opportunitatem: hunc ad se more ingressum solito, et morae causas allegantem frivolas, ne simile aliquid ab eo pateretur, decapitari jussit.
 

CHAPITRE VII.

 

 

Il y avait aussi dans le même pays un noble, Turc d'origine, nommé Balak, autrefois seigneur de Sororgia, qu'un traité d'alliance unissait avec le comte Baudouin, et qui avait été intimement lié avec lui avant que les Latins fussent venus en foule à Edesse. Soit qu'il y fût poussé par les habitants, soit qu'il suivît uniquement la méchante impulsion de son esprit, cet homme, voyant s'affaiblir chaque jour l'attachement que Baudouin avait eu pour lui, alla lui-même le trouver et le supplier de venir en personne recevoir de sa main l'hommage de la dernière forteresse qui restait en sa possession, déclarant qu'il lui suffisait d'obtenir la bienveillance du comte, et qu'un tel bien valait à ses yeux les plus riches héritages. Il ajouta encore que son intention était de retourner à Edesse avec sa femme et ses enfants, et d'y faire transporter tout ce qui lui appartenait, et feignit de redouter par dessus toute chose l'indignation des gens de sa tribu, par suite des liaisons qu'il avait contractées avec les Chrétiens. Le comte, persuadé par ces paroles, consentit à se rendre un certain jour au lieu convenu, pour satisfaire aux vœux de Balak. Au jour indiqué, Baudouin sortit avec deux cents cavaliers et s'achemina vers la forteresse, précédé par le Turc. Celui-ci avait fait fortifier la place et y avait introduit en secret cent hommes vigoureux et bien armés, qu'il fit cacher avec le plus grand soin, en sorte qu'on ne pouvait voir aucun d'entre eux. Lorsque la troupe de Baudouin se fut arrêtée près du fort, Balak lui demanda de n'entrer d'abord qu'avec quelques-uns de ses plus intimes amis, de peur que si toute son escorte s'établissait simultanément dans le château, il n'eût lui même à essuyer quelque perte ou quelque dommage dans les choses qui lui appartenaient. Déjà Baudouin avait consenti à cette proposition, lorsque quelques hommes, distingués également par leur noblesse et leur prudence, et qui l’osaient partie de sa suite, prévoyant en quelque sorte la trahison, et se méfiant bien justement de Balak, retinrent le comte presque par force, au moment même où il allait entrer: ils jugèrent qu'il serait plus sage d'envoyer d'abord quelques autres personnes pour subir cette première épreuve: le comte adopta ce bon avis et ordonna à douze hommes de sa suite, pleins de vigueur et parfaitement armés, de pénétrer les premiers dans la citadelle. Pendant ce temps, il prit position dans le voisinage du fort, avec le reste de sa troupe, et attendit en repos l'issue de cette première tentative. Ceux qui marchèrent en avant ne tardèrent pas à éprouver les effets de la fraude de Balak. Les cent Turcs qu'il avait renfermés dans la place sortirent aussitôt de leur retraite, se jetèrent sur les cavaliers, qui tentèrent vainement de résister, les firent prisonniers et les chargèrent de fers.

Le comte, dès qu'il en fut informé, éprouva un vif regret de la perte de ses fidèles serviteurs, qu'on lui enlevait si traîtreusement: plein de sollicitude, il s'avança sous les murs du fort, essaya de ramener Balak à de meilleures résolutions, lui rappela les serments par lesquels il s'était engagé à lui demeurer à jamais fidèle, et l'invita à rendre les hommes dont il s'était emparé par trahison, lui offrant même de payer une somme considérable pour leur rançon: le Turc refusa d'accéder à ces propositions, si on ne lui rendait la ville de Sororgia. Baudouin voyant qu'il lui serait impossible de s'emparer d'un fort que sa position sur des rochers élevés, les travaux d'art qui l'entouraient et les troupes qui le défendaient rendaient également inexpugnable, reprit le chemin d'Edesse, le coeur plein d'amertume en songeant à la perte de ses braves soldats, et à la fraude dont il venait d'être la dupe.

La ville de Sororgia était alors au pouvoir d'un certain Fulbert de Chartres, homme très versé dans la science de la guerre, et qui avait sous ses ordres cent cavaliers bien équipés. Ayant appris l'injure que son seigneur avait reçue, et brûlant du désir d'en tirer une vengeance éclatante, il chercha dans sa tête les moyens d'y réussir. A cet effet, il établit un certain jour une embuscade en un lieu propre à l'exécution de ses projets, et s'avança de sa personne, accompagné seulement de quelques hommes, presque sous les murs de la citadelle de Balak, comme dans l'intention de chercher du butin, et avec le dessein secret de se faire poursuivre par les Turcs: ceux qui occupaient le fort le voyant, au milieu des pâturages, enlever des bestiaux pour les emmener, coururent aux armes, s'élancèrent avec ardeur sur son détachement, le mirent en fuite et le poursuivirent bien au-delà du lieu où il avait mis ses hommes en embuscade. Réunissant alors ses forces et rassemblant ceux qui s'étaient d'abord tenus cachés, Fulbert courut sur les Turcs, les attaqua à son tour, leur tua quelques hommes, repoussa les autres si vivement qu'ils eurent quelque peine à se mettre à couvert derrière les murailles du château, et leur enleva six prisonniers; peu de temps après il les rendit en échange de six hommes de ceux qu'on avait pris sur Baudouin: quatre autres de ceux-ci trouvèrent encore moyen d'échapper à la vigilance de leurs gardes et de recouvrer leur liberté; les deux derniers des douze qu'on avait retenus captifs dans le fort, furent décapités par ordre de l'impie et scélérat Balak.

Depuis ce jour Baudouin évita de contracter aucune alliance avec les Turcs, et ne cessa de se méfier de leur fidélité: il ne tarda pas même d'en donner la preuve la plus éclatante. Il y avait dans le même pays un homme de cette race, nommé Baldouk, qui avait vendu au comte, moyennant un prix déterminé, l'antique Samosate, ville extrêmement fortifiée. Cet homme s'était engagé par son traité à s'aller établir à Edesse avec sa femme, ses enfants et tous ceux qui composaient sa maison. Il cherchait sans cesse de nouveaux prétextes pour différer l'accomplissement de ses promesses, attendant toujours l'occasion de commettre quelque méchanceté. Un jour qu'il se présenta devant Baudouin, selon sa coutume, et lui allégua de frivoles motifs pour s'excuser de ses retards, Baudouin lui fit trancher la tête, afin de se prémunir contre toute nouvelle tentative de trahison.

 CAPUT VIII.

Comes Tolosanus Albaram occupat: episcopum in ea constituit. Classis Teutonicorum applicat in portu. Clades non cessat.

Interea vero dum circa Turbessel dux moram faceret, et haec circa partes Edessanas agerentur, comes Tolosanus cum suo comitatu et multo pauperum populo egressus Antiochia, ne interim otiosus torpesceret, Albaram urbem munitissimam in Appamiensi provincia constitutam, ab Antiochia quasi duorum dierum itinere distantem, obsedit, et obsessos in ea cives violenter compulit ad deditionem. Urbe vero capta, et adjacente sibi cum universis suburbanis subjecta regione, quemdam Petrum Narbonensem genere, de suo comitatu, virum honestae conversationis, et valde religiosum, in ejusdem loci elegit episcopum; cui statim dimidium civitatis et universi contulit territorii, Deo gratias exhibens, quod per ejus operam et studium Oriens episcopum haberet Latinum: qui Antiochiam ut suae consecrationis munus susciperet, de mandato comitis profectus, pontificalis adeptus est plenitudinem potestatis. Postmodum vero Antiochena ordinata Ecclesia, per dominum Bernardum ejusdem civitatis patriarcham Latinorum primum, suae metropolis in eamdem Ecclesiam transtulit dignitatem, suscepto ab eodem pallii genio, factus archiepiscopus.

Erat per idem tempus cum domino comite Tolosano quidam nobilis Willelmus nomine: hic effracta urbe Antiochena, casu fortuito uxorem Aciani, Antiochenorum principis, cum duobus nepotibus ex filio Samsadolo parvulis ceperat, et apud se detinebat in vinculis: pro quorum redemptione, praedictus Samsadolus, supra nominato nobili viro infinitam dedit pecuniae summam, matre cum liberis pristinae restitutis libertati.

Eodem quoque tempore ingens virorum multitudo de regno Teutonico, de partibus Ratisponensibus, numero quasi mille quingenti prospero vecti navigio, in portu Sancti Simeonis applicaverant; qui omnes infra modicum tempus eadem clade consumpti sunt. Tribus enim mensibus continuis usque ad Kalend. Decembris. morbus ille pestilens, ita populum afflixerat, ut infra hoc temporis spatium, de equestri ordine ceciderint viri nobiles plus quam quingenti; de plebe vero infinitus erat numerus.
 

CAPUT VIII.

Tandis que le duc Godefroi demeurait encore à Turbessel et que les événements que je viens de rapporter se passaient dans les environs d'Edesse, le comte de Toulouse, jaloux aussi de ne pas s'engourdir dans l'oisiveté, sortit d'Antioche avec son escorte et un grand nombre de pauvres gens du peuple, et alla mettre le siège devant Albar [04], ville très fortifiée, située à deux journées de marche d'Antioche. Les assiégés, attaqués vigoureusement, furent bientôt obligés de se rendre. La ville étant prise, Raimond soumit également toute la contrée adjacente et les lieux circonvoisins: il désigna aussitôt pour évêque de ce pays un certain Pierre, de Narbonne, qui faisait partie de son escorte, homme de bonnes mœurs et plein de sentiments religieux, et lui assigna en même temps la propriété de la moitié de la ville et de son territoire, rendant grâce au Seigneur d'être enfin parvenu à donner à l’Orient un évêque latin. Pierre se rendit alors à Antioche, d'après les ordres du comte, pour se faire consacrer, et fut investi de toute la plénitude de la puissance pontificale. Plus tard, lorsque l'église d'Antioche fut réorganisée par le seigneur Bernard, premier patriarche latin de cette cité, l'église d'Albar fut élevée à la dignité de métropole, Pierre reçut du patriarche les honneurs du manteau et devint archevêque.

Il y avait dans le même temps, à la suite du comte de Toulouse, un noble, nommé Guillaume, que le hasard avait favorisé au moment de la prise d’Antioche, en faisant tomber entre ses mains la femme d'Accien, prince de cette ville, et ses deux petits fils encore enfants, nés de son fils Samsadol. Il les retenait encore en captivité. Samsadol, voulant les racheter, paya une forte somme d'argent à Guillaume, qui rendit aussitôt la mère et les enfants.

A peu près vers la même époque on vit encore arriver au port Saint-Siméon une expédition d'hommes de l'empire Teutonique, venant des environs de Ratisbonne et qui débarquèrent à la suite d'une heureuse navigation, au nombre de quinze cents environ. Ils succombèrent tous en peu de temps à la maladie qui régnait dans le pays. Pendant trois mois consécutifs, et, jusqu’au commencement de décembre, cette affreuse peste ne cessa d'exercer ses ravages; il périt pendant ce temps plus de cinq cents hommes nobles, et il serait impossible de dire tout ce qui mourut dans le menu peuple.

 CAPUT IX.

Civitatem Marram obsident; obsessam capiunt. Dominus Wilhelmus Aurasicensis episcopus moritur. Gulferus de Turribus insignis habetur.

Kalendis autem Novembribus, cum jam sicut ex compacto tenebantur omnes principes, qui cladem evitantes ab urbe secesserant, essent reversi, capta jam, ut praemisimus, Albariensi urbe, de communi consilio, Marram urbem munitissimam, ab Albara octo distantem milliaribus, ne nil interim ageretur, expugnare proponunt; non enim poterant vociferantis populi, et iter versus Hierosolymam expetentis clamorem tolerare. Praeparatis igitur necessariis, die constituta profecti sunt, ut proposito satisfacerent, comes Tolosanus et Flandrensis, comesque Northmannorum; dux etiam et dominus Eustachius ejusdem frater et Tancredus, una cum illis supranominatam urbem obsidione vallaverunt. Erant autem cives ejusdem loci superbi admodum, et prae multitudine divitiarum arrogantes; eoque maxime, quod semel in quodam conflictu, multos de nostris occiderant; unde adhuc apud se gloriabantur, nostrum contemnentes exercitum et principibus irrogantes convicia. Sed et cruces etiam super turres et moenia figentes, sputis et aliis modis quibusdam probrosis nimium, in nostrorum contumeliam afficiebant. Unde motu majore et indignatione vehementi, quantam poterat incendere sacrilegii dolor, urbem aggredientes, continuis assultibus, si scalarum habuissent copiam, die secunda, qua ad eamdem applicuerant, urbem violenter effregissent. Tertia demum die, adveniens Boamundus cum majoribus copiis, urbem ex ea parte qua inobsessa remanserat, obsidionem continuavit; post cujus adventum diebus aliquot, indignantes nostri, quod ibi tam diu detinerentur inutiliter, crates contexunt, et turres erigunt, ligneas machinasque componunt jaculatorias, et impatientes morae, urbem protervius impugnare satagunt. Complanato igitur multo labore vallo, nostri murum suffodere nitebantur, qui vero intus erant totis viribus resistentes, lapides, ignem, et plena apibus alvearia, calcem quoque vivam, quanta poterant jaculabantur instantia, et eos a muro propellerent; sed Dei virtute et misericordia, de nostris nullos, aut paucos laedere poterant; tantoque nostri instabant vehementius undique urbem impugnantes, quanto cives deficere et eorum evacuari conatus conspiciebant. Cum autem a primo diei crepusculo usque ad solem occiduum continuatus esset assultus, defatigatis labore continuo civibus, et jam minore resistentibus cura, applicatis ad murum scalis, violenter nostri muros conscendunt. Inter quos vir nobilis de episcopatu Lemovicensi Guilferus, cognomento de Turribus, murum primus conscendit; quem plures subsecuti, quasdam civitatis turres occupaverunt; sed in eodem facto procedere et urbem sibi vindicare universam, nox irruens intempesta prohibuit. Differentes autem usque in sequentem diem, nostri equites et majorum manus, negotium, ut summo mane redirent in id ipsum, tota nocte circa urbem, ne hostibus pateret exitus, custodierunt vigilias. At vero plebs indomita longis fatigata laboribus et diutinae famis acerbitate vexata, videns quod hostium nemo compareret in moenibus, quod civitas sine strepitu tota quiesceret, absque majorum conscientia in urbem ingressa est; et eam reperientes vacuam, clam et sine strepitu universa ejus obtinuerunt spolia. Cives enim in speluncas se contulerant subterraneas, ut saluti consulerent vel ad tempus. Mane autem facto, exsurgentes principes, et urbem obtinentes sine praelio, pauca inde sustulerunt spolia; cognoscentes tamen, quod in latibulis subterraneis se cives occultaverant, appositis ignibus et fumo copiosius immisso, eos ad deditionem compulerunt; et inde violenter abstractos partim obtruncaverunt gladiis, partim compedibus mancipaverunt. Mortuus est ibi dominus Willelmus, bonae memoriae, Aurasiacensis episcopus, vir religiosus ac timens Deum. Dux autem cum per dies, cum aliis, ibi moram fecisset, quindecim, cum Flandrensium comite familiaribus tractus negotiis, Antiochiam reversus est.
 

CHAPITRE IX.

 

Après la prise d'Albar, et vers le commencement de novembre, tous les princes qui étaient sortis d'Antioche pour échapper à la contagion, s'y étant réunis de nouveau, conformément à leur convention, tinrent une assemblée générale, et résolurent d'aller mettre le siège devant Marrah [05], ville très-forte, située à huit milles d'Albar: c'était pour eux un moyen de calmer le peuple, qui ne cessait de demander à grands cris que l'armée se mît en route pour Jérusalem. Après avoir fait tous les préparatifs nécessaires pour cette expédition, on partit au jour convenu; les comtes de Toulouse, de Flandre et de Normandie, le duc Godefroi, son frère Eustache, et Tancrède, se mirent en marche et allèrent investir la ville de Marrah. Les habitants se montraient orgueilleux de leurs immenses richesses; ils témoignaient beaucoup plus d'arrogance depuis qu'ils avaient battu et tué un grand nombre des nôtres dans une rencontre; ils ne cessaient de se vanter entre eux, affectaient un grand mépris pour notre armée, et se répandaient en outrages contre les princes. Ils plantaient des croix sur leurs tours et sur leurs remparts, et les couvraient de boue et de toutes sortes d'immondices, pour insulter plus vivement aux Chrétiens. Ceux-ci, pleins d'une violente indignation et animés par la douleur que leur donnaient ces horribles sacrilèges, attaquèrent la ville à diverses reprises, livrèrent de nombreux assauts, et il n'est pas douteux qu'ils s'en fussent emparés de vive force dès le second jour de leur arrivée, s'ils eussent eu des échelles en nombre suffisant. Le troisième jour Boémond arriva, amenant de nouvelles troupes, et acheva l'investissement de la place du côté que l'on n'avait pu encore occuper. Quelques jours après, les Chrétiens, indignés de se voir si longtemps arrêtés dans leur entreprise, font tresser des claies, dresser des tours, et disposer des machines en bois propres à lancer des traits; puis, impatients de tout retard, ils poussent les travaux du siège avec une nouvelle vigueur. Après avoir comblé les fossés à force de travail, ils dirigent leurs efforts contre les murailles pour chercher à les renverser par le pied. De leur côté, les assiégés résistaient avec beaucoup d'ardeur, lançaient des pierres, des matières enflammées, des ruches remplies d'abeilles, de la chaux vive, et faisaient enfin tout ce qui leur était possible pour repousser les assiégeants loin des remparts. Mais la puissance et la miséricorde de Dieu protégeaient les nôtres, en sorte que les ennemis n'en blessaient aucun, ou seulement un bien petit nombre, et cependant l'ardeur des Chrétiens s'accroissait de plus en plus, et ils redoublaient de zèle en voyant combien étaient infructueux trous les efforts des assiégés. Ils avaient déjà livré assaut depuis le premier crépuscule jusqu'au coucher du soleil; les Turcs, excédés d'une si longue résistance, ne se battaient plus avec la même activité, lorsque quelques-uns des nôtres dressèrent leurs échelles contre les murailles et parvinrent de vive force sur les remparts. Le premier qui y arriva fut un noble, originaire de l'évêché de Limoges, nommé Guilfert, surnommé Des Tours: il fut suivi de plusieurs autres, qui s'emparèrent aussitôt de quelques unes des tours; mais la nuit, survenue fort mal à propos, les empêcha de poursuivre leur entreprise et d'occuper le reste de la ville. Ils remirent donc au lendemain; mais en attendant, et afin d'ôter aux ennemis tout moyen de sortir de la place, les chevaliers et une troupe des principaux de l'armée veillèrent attentivement autour des murs durant toute la nuit, avec le projet d'y pénétrer dès le point du jour. Cependant la populace, toujours insoumise, fatiguée de ses longs travaux et surtout de la cruelle disette dont elle souffrait depuis longtemps, voyant en outre qu'aucun ennemi ne se montrait sur les remparts et que la ville était entièrement tranquille et sans bruit, se hâta d'y pénétrer sans en prévenir les chefs; elle trouva la place abandonnée, et chacun s'occupa alors dans le plus grand silence à s'emparer de toutes les dépouilles des habitants. Ceux-ci en effet s'étaient enfuis dans des souterrains, mettant à profit le temps qui leur restait pour sauver du moins leur vie. Le matin, les princes s'étant levés entrèrent dans la ville sans avoir à livrer de combat, mais ils ne trouvèrent plus que fort peu de butin. Ayant appris que les assiégés s'étaient retirés clans des souterrains, ils y firent allumer des feux qui les enveloppèrent d'une épaisse fumée, et les forcèrent ainsi à se rendre. Arrachés de vive force à leur dernière retraite, les uns succombèrent sous le glaive, les autres furent faits prisonniers et chargés de fers. Le seigneur Guillaume, évêque d’Orange, de précieuse mémoire, homme plein de religion et craignant Dieu, mourut dans cette ville. Le duc, après y avoir demeuré quinze jours avec le reste de l'armée, retourna à Antioche, accompagné du comte de Flandre, pour aller prendre soin de ses affaires particulières.

 

 CAPUT X

Dux ad fratrem revertitur, licentiam impetrat: rediens ad exercitum, insidias patitur in via; sed illaesus evadit.

Per idem tempus videns dominus Godefridus Lotharingiae dux, quod populus ad proficiscendum se accingeret et principes ad id ipsum invitaret instantius, proposuit, priusquam a regione illa discederet, fratrem videre et ejus colloquio recreari. Profectus ergo cum familiari comitatu, in fratris regionem descendit: quo viso, completisque pro quibus ierat negotiis, et sumpta licentia, Antiochiam, ad caeteros principes, qui eum exspectabant, revertebatur. Cumque jam urbi per sex vel quinque milliaria esset proximus, accidit quod in loco herbido et amoeno satis, secus fontem, qui dulces et perspicuas emanabat aquas, ipsa loci facie ad id invitante, descendit ut cibum sumeret; dumque in eo sociorum ferveret intentio, et aptus pro loco et tempore prandii fieret apparatus, ecce repente de carecto paludis, quae loco illi erat contermina, hostium equites ad unguem armati, super convivantes irruunt. Dux tamen et sui, antequam ad eos Turci accederent, arma corripuerant equis insidentes: unde factum est ut, habito inter eos conflictu, praevia Domini gratia, dux fieret superior, ita ut, interfectis pluribus, reliquos in fugam adigeret; et inde cum gloria in urbem se recepit.
 

CHAPITRE X.

 

Cependant Godefroi, voyant que le peuple faisait les préparatifs de départ et ne cessait de solliciter les princes pour obtenir les ordres nécessaires, résolut, avant de quitter le pays, d'aller voir son frère et de jouir encore du plaisir de causer avec lui. Il partit donc avec son escorte habituelle et se rendit dans le pays occupé par Baudouin: après l'avoir vu et avoir terminé les affaires pour lesquelles il y était allé, il prit congé de lui et se remit en route pour rejoindre à Antioche les princes qui l'attendaient. Il n'était plus qu'à cinq ou six milles de cette ville, lorsque arrivant dans un site agréable et couvert de beaux pâturages, auprès d'une fontaine d'où coulait une eau vive et limpide, le charme de cette position l'engagea à descendre de cheval pour y prendre son repos: le temps et le lieu favorisaient son projet; ses compagnons, empressés de satisfaire à ses désirs, faisaient déjà les apprêts du dîner, quand tout à coup du milieu des joncs qui s'élevaient sur les bords d'un marais voisin, une troupe de cavaliers ennemis, armés jusqu'aux dents, s'élança sur les Chrétiens. Le duc cependant et les siens saisirent leurs armes et sautèrent sur leurs chevaux avant que les Turcs fussent arrivés jusqu'à eux. Ils se battirent aussitôt, et, soutenus par la protection du ciel, ils remportèrent la victoire, tuèrent plusieurs de leurs ennemis, et mirent les autres en fuite. Le duc reprit alors la route d'Antioche et y rentra avec une nouvelle gloire.

CAPUT XI.

Apud Marram oritur contentio inter comitem Tolosanum, et Boamundum. Boamundus partes comitis apud Antiochiam occupat. Principes apud Rugiam conveniunt, nihil utile statuentes. Populus fame laborat.

Capta ergo civitate praedicta, orta est inter dominum Boamundum et Tolosanum comitem grandis controversia. Comes enim Albariensi episcopo eam dare proposuerat; Boamundus vero eam civitatis partem quam occupaverat, pro comitis arbitrio episcopo nolebat concedere, nisi comes eas quas ipse apud Antiochiam possidebat, prius ei resignaret turres. Tandem vero neglecto negotio quod apud Marram gerebatur, dominus Boamundus cum indignatione reversus est Antiochiam, ubi expugnatis turribus quas Tolosani comitis munitas detinebant satellites, ejus inde violenter dejecit familiam; et sic universam absque consorte possedit civitatem. Comes vero videns quod ejus recesserat aemulus, et pro libero arbitrio de urbe capta posset disponere, episcopo eam sicut et prius proposuerat, contulit Albariensi. Dum autem cum eodem ordinaret episcopo, quomodo deputatis ex utroque ordine custodibus, urbem possent ab hostibus conservare indemnem, sentiens hoc populus, moleste nimium coepit ferre; et apud se conqueri, quod moras innecterent principes, et pro singulis captis urbibus lites inter se suscitarent et jurgia, ita ut principale eorum propositum omnino neglectum videretur. Unde convenientes adinvicem ordinaverunt apud se, ut quacunque ex causa absente comite, urbem diruerunt, ne de caetero eorum votis aliquot praestaret impedimentum.

Contigit vero interea, quod convenientibus apud Rugiam, quae quasi in medio inter Antiochiam et praedictam Marram sita est, principibus, ut ad vociferationes populi, super itinere deliberationem haberent, comes vocatus illuc pervenit. Ubi dissentientibus ab invicem, nihil consonum, nihilque utile de proposito constitutum est: ubi dum comes moram faceret, populus qui apud Marram relictus fuerat, nacta occasione ex comitis absentia, multum prohibente et renitente plurimum praedicto episcopo, turres et moenia dejecerant funditus, ut comes rediens, ulterius innectendi moram ex eo causas non haberet. Redeunte vero comite, tristis admodum pro casu, qui acciderat, videns tamen populi voluntatem, factum prudenter dissimulavit. Populus vero nihilominus protervius instabat, orans et petens, ut populo Dei ad peragendum iter incoeptum ducem se praeberet: alioquin ipsi unum quemlibet de militibus sibi praeficerent, qui eorum praeesset exercitui, et eos in via Domini praecederet. Erat praeterea in eodem exercitu tanta famis acerbitas, ut deficientibus alimentis, multi contra morem, ferarum animos induti, ad esum immundorum se converterent animalium. Dicitur etiam, si tamen fas est credere, quod multi prae alimentorum inopia, ad hoc ut carnes humanas ederent, prolapsi sunt; sed neque clades deerat in populo, nec merito deesse poterat, ubi tam immundis et pestilentibus cibis (si tamen cibi dicendi sunt, qui contra naturam sumuntur) misera plebs alebatur. Nec enim momentaneum fuerat, nec ad tempus modicum, illa tanta talisque, quae populum afflixerat, inopia; sed quasi hebdomadibus quinque, vel amplius, circa illam quam expugnare nitebantur urbem, moram fecerant cum hoc periculo. Defecerant autem ibidem non solum bellicis casibus verum etiam valetudinibus variis, viri praeclari et nobiles; inter quos perfectissimae indolis adolescens Engelrandus, filius domini Hugonis comitis Sancti Pauli, aegritudine correptus valida, diem clausit extremum.
 

CHAPITRE XI.

 

Après que les Chrétiens se furent emparés de la ville de Marrah, il s'éleva de graves contestations entre Boémond et le comte de Toulouse. Ce dernier avait fait le projet de donner cette ville à l'évêque d'Albar: Boémond ne voulait pas consentir, selon les désirs du comte, à céder à l'évêque la partie qu'il avait occupée lui-même, si le comte ne lui faisait d'abord remettre les tours dont il s'était emparé à Antioche, et qu'il continuait de garder. Enfin Boémond renonça à la discussion qu'il avait d'abord soutenue à Marrah, repartit pour Antioche le cœur rempli d'indignation, s'empara de vive force des tours que le comte de Toulouse faisait garder par ses satellites, chassa tous ceux qui faisaient partie de l'escorte de ce dernier, et se mit en possession exclusive de la ville. De son côté le comte, délivré de son rival et pouvant désormais disposer à son gré de la place qu'il avait occupée, la donna à l'évêque d'Albar, ainsi qu'il l'avait d'abord résolu. Tandis qu'il cherchait avec cet évêque les meilleurs moyens de pourvoir à la sûreté de sa conquête, en la confiant à la garde d'hommes choisis clans les deux ordres, le peuple, instruit de ses projets, commença à en éprouver beaucoup d'humeur. On se plaignait de tous côtés que les princes perdaient leur temps en délais inutiles, et qu'en se querellant ainsi chaque fois qu'une nouvelle ville était occupée, le but principal de leur entreprise paraissait entièrement négligé. Les Chrétiens se concertèrent ensemble, et résolurent de détruire la ville, aussitôt que le comte se serait absenté pour un motif quelconque, afin qu'il ne restât plus aucun obstacle à l'accomplissement de leurs vœux.

Vers le même temps les princes se rassemblèrent à Rugia, ville située à peu près entre Antioche et Marrah, pour délibérer sur les moyens de satisfaire aux cris du peuple, et de se remettre en route. Le comte de Toulouse avant été convoqué s'y rendit également. Cependant les princes ne purent s'entendre ni s'accorder, et se séparèrent sans avoir pris aucune bonne résolution. Tandis que le comte était à cette réunion, le peuple qui était demeuré à Marrah profita de son absence, et en dépit des efforts de l'évêque pour s'opposer à ce dessein, il renversa de fond en comble les tours et les remparts de la place, afin que le comte à son retour ne pût avoir aucun motif pour un nouveau retard. Raimond, rentré dans la ville, fut extrêmement affligé de ce qui s'y était passé; mais reconnaissant la ferme détermination du peuple, il jugea prudent de dissimuler. Les Chrétiens cependant continuaient de lui adresser les plus vives instances et ne cessaient de le supplier de se mettre à la tête du peuple de Dieu, et de le conduire dans la route où il se trouvait engagé, lui déclarant aussi que, s'il persistait dans ses refus, ils choisiraient parmi les soldats un chef quelconque, qui marcherait en tête de l'armée et la guiderait dans les voies du Seigneur. Les troupes étaient en proie à toutes les horreurs de la disette, et il y avait une telle rareté de vivres qu'un grand nombre d'hommes, devenus, contre toutes leurs habitudes, semblables à des bêtes féroces, ne craignaient pas de se nourrir de la chair de toutes sortes d'animaux immondes. On dit même (et toutefois est-il permis de le croire ?) que plusieurs, dans cette extrême détresse, se laissèrent aller jusqu'à manger de la chair humaine. En même temps le fléau de la peste exerçait aussi ses ravages, et il était bien impossible qu'il en fût autrement, là où le misérable peuple en était réduit à se nourrir de toutes sortes d'aliments mal sains et empoisonnés, si même il est possible d'appeler aliments une nourriture aussi contraire à la nature de l'homme. Ajoutons encore que ce ne fut pas seulement pour quelques moments ou pour quelques jours que les malheureux Chrétiens se virent réduits à ces cruelles extrémités: pendant cinq semaines et plus, qu'ils passèrent sous les murs de Marrah à faire le siège de la ville, ils vécurent sous le poids de cette calamité. Plusieurs hommes nobles et illustres périrent dans cet intervalle, soit dans le cours des combats, soit par suite de maladies diverses; je citerai parmi eux un jeune homme d'un caractère parfait, Engelram, fils du comte Hugues de Saint-Paul, qui mourut victime d'une cruelle maladie.

 CAPUT XII.

Comes in terras hostium ingressus, praedas inde ducit; populum vociferantem non perferens, iter arripit. Junguntur ei Normannorum comes et Tancredus.

His omnibus vir inclytus et insignis dominus comes Tolosanus, mente anxiatus et spiritu, infra se ipsum fluctuabat dubius; nam et periclitantis populi eum affligebat molestia, et fatigabat necessitas; et itineris desiderium, quo tam majores quam minores succensi erant, ita ut etiam cum clamoribus assiduis et frequenti contestatione id importunius exigerent, requiem penitus denegabant. Volens igitur utrique morbo congruum aptare remedium, certus tamen quod alii principes eum in hac parte sequi nollent, ut populo vociferanti et suae satisfaceret conscientiae, diem ad iter aggrediendum populo praefixit quintumdecimum, et ne medio tempore fame, quae nimis invaluerat, populus periclitaretur, assumpta parte militiae, et de turbis pedestribus his, qui videbantur validiores, parte reliqua infra urbem relicta, in terras hostium descendit, ut vitae necessaria plebi quocunque periculo procuraret. Ingressus igitur cum maximo comitatu, regionem hostium opulentissimam, effractis municipiis pluribus, et succensis suburbanis aliquot, greges inde retulit et armenta, servosque et ancillas et alimentorum ingentes copias, ita ut usque ad satietatem plenam, jejunus et esuriens reficeretur populus; et sociis qui apud Marram urbem tuentes remanserant, portiones pro sorte virili deputarent. Regressus igitur coepit comes aestuare, quid faceret, populo iterum clamante, quod ad iter aggrediendum praefixa jam instaret dies et dilationes omnes respueret. Videns autem quod causam foveret populus honestam, et quod corum non posset amplius sustinere instantiam, licet solus esset, nec eum de principibus aliquis sequi decrevisset, cum suo tantum comitatu, succensa urbe et in favillam redacta, iter aggressus est.

Videns autem quia non multos haberet equites, episcopum rogavit Albariensem, ut secum proficisceretur: qui benigne preces admittens comitis, quemdam nobilem virum, Willelmum videlicet de Cumliaco, super res suas cum septem equitibus et peditibus triginta praeficit; qui bona fide et plena devotione res suas conservans commendatas, infra paucos dies, pro septem equitibus habuit quadraginta, et pro triginta peditibus octoginta vel amplius recepit, res domini multiplicans in immensum.

Igitur statuta die iter arripiens profectus est, neminem aliorum operiens. Erant autem in ejus comitatu quasi decem virorum millia, ex quibus vix trecenti quinquaginta erant equites. Cui proficiscenti, Northmannorum comes et dominus Tancredus, uterque cum quadraginta equitibus et numerosa peditum manu se aggregaverunt, comites in itinere se praestantes indivisos. Profecti autem, tantam in itinere rerum invenerunt opulentiam, ut populo nihil amplius esset necessarium. Transeuntes enim per Caesaream, Hamam et Emissam, quae vulgari appellatione Camela dicitur, a principibus earum et ducatum merebantur habere, et rerum venalium forum optimis conditionibus; insuper et dona plurima in auro, argento, gregibus et armentis, et victualibus omnimodis, a municipalibus et oppidanis, per quorum fines transibant, ut eorum parcerent regioni. Sicque per dies singulos eorum augebatur exercitus, et in meliorem proficiebat statum, rebus ad omnem sufficientiam abundans necessariis. Equorum etiam, quorum maximam passi fuerant indigentiam, tam gratis quam pretio ingentem sibi comparaverunt multitudinem, ita ut antequam cum reliquis convenirent principibus, mille et ampliores, exceptis prioribus, in suo haberent exercitu. Tandem cum per dies processissent aliquot, iter agentes mediterraneum, de communi decretum est consilio, ut ad oram redirent maritimam, ut de statu reliquorum principum, quos in finibus Antiochenis post se dimiserant, facilius instruerentur; et a navibus quae ab Antiochia et Laodicea per mare ascendebant, rerum necessariarum assequerentur commercium.
 

CHAPITRE XII.

 

 

Affligé et plein d'angoisse à la vue de tant de malheurs, l'illustre comte de Toulouse flottait incertain sur le parti qu'il avait à prendre en ces conjonctures. La détresse du peuple et ses périls le désolaient et l'accablaient à la fois: enfin les clameurs qu'il entendait de toutes parts ne lui laissaient pas un moment de repos, car tous, grands et petits, enflammés des mêmes désirs, l'importunaient sans relâche et exigeaient impérieusement qu'il fît ses préparatifs de départ. Voulant donc chercher un remède aux maux présents et satisfaire en même temps,aux voeux de son armée et à sa propre conscience, mais certain d'un autre côté que les princes ne seraient pas disposés à le suivre dans cette voie, il assigna au peuple un délai de quinze jours pour l'époque du départ, et afin que dans cet intervalle son armée pût être préservée des dangers toujours croissants de la disette, il prit avec lui un certain nombre de chevaliers et quelques bataillons de gens de pied, choisis parmi ceux qui paraissaient les plus vigoureux, laissa le reste dans la ville, et se porta sur le territoire ennemi, pour y chercher à tout prix des moyens de subsistance. Accompagné d'une troupe nombreuse, il entra dans un pays très riche, s'empara de plusieurs villes, mit le feu à quelques bourgs, prit une immense quantité de bétail gros et menu, beaucoup d'esclaves, hommes et femmes, des provisions de toute espèce, suffisantes pour ramener l'abondance au milieu du peuple affamé, et les envoya à Marrah, à ceux de ses compagnons qui étaient demeurés pour garder la ville, afin qu'ils eussent à se les partager par portions égales et par tâte d'homme. Lui-même retourna aussi dans cette ville et y retrouva les inquiétudes qu'il avait eues avant son départ, le peuple témoignant les mêmes dispositions, criant de tous côtés que l'époque assignée pour se remettre en route était près d'arriver et repoussant avec force toute idée de nouveaux retards. Le comte reconnut que les Chrétiens soutenaient une cause juste et honorable, et qu'il lui serait absolument impossible de résister plus longtemps à leurs voeux; et quoiqu'il se trouvât seul, quoiqu'aucun des autres princes ne fût disposé à le suivre, il se décida à faire brûler la ville et se remit en marche, après l'avoir réduite en cendres, accompagné de tous ceux qui étaient avec lui.

Comme il n'avait qu'un petit nombre de cavaliers, il demanda a l'évêque d'Albar de vouloir bien le suivre: celui-ci, empressé d'obtempérer à cette invitation, confia le soin de ses alliaires à un noble, nommé Guillaume de Comliac, en lui laissant sept cavaliers et trente fantassins. Guillaume se chargea de la défense de ses intérêts et s'en acquitta avec autant de fidélité que de dévouement; en peu de jours il porta le nombre de ses cavaliers à quarante, celui de ses fantassins à quatre-vingts, et fit prospérer à l'infini les affaires de son seigneur.

Au jour fixé pour le départ, le comte de Toulouse se mit en route, sans attendre personne, à la tête de dix mille hommes environ, mais ayant tout au plus trois cent cinquante cavaliers. Le comte de Normandie et Tancrède vinrent bientôt se réunir à lui, amenant chacun quarante cavaliers et un nombre considérable de gens de pied, et depuis ce moment ils marchèrent, toujours sans se séparer. Ils trouvèrent sur leur chemin tout ce qui leur était nécessaire, et le peuple vécut dans une grande abondance. Ils traversèrent successivement Césarée, Hamath et Emèse vulgairement appelée Camela: les princes de ces villes leur accordèrent des escortes d'hommes, et leur firent fournir à de bonnes conditions toutes les denrées; les habitants des villes et des bourgs par où ils passaient leur faisaient en outre de riches présents en or, en argent, en bestiaux et en denrées de toute espèce, pour obtenir que le pays fût ménagé. L'armée s'accroissait de jour en jour, vivait au milieu de l'abondance et s'avançait dans l'état le plus satisfaisant. D'abord elle n'avait qu'un très petit nombre de chevaux; peu à peu elle en recruta beaucoup plus, les uns achetés à prix d'argent, les autre reçus à titre gratuit, en sorte qu'avant de s'être ralliée aux autres princes, elle se trouva en avoir plus de mille, sans compter ceux qui étaient partis de Marrah. Après avoir marché pendant quelques jours, suivant une route au milieu des terres, les princes résolurent dans un conseil de se rapprocher du rivage de la mer, afin de recevoir plus facilement des nouvelles des autres princes, qu'ils avaient laissés en arrière dans les environs d'Antioche, et pour pouvoir aussi se procurer toutes les choses dont ils auraient besoin par le moyen des vaisseaux qui allaient d'Antioche à Laodicée.

 

 CAPUT XIII.

Praedonum incursus in itinere, comitis sustinet exercitus: contra quos comes prudenter irruit. Castrum repugnans effringitur. Ante Archis castra locantur, et finitimorum nuntii ad principes accedunt.

Fuerant sane toto illo itinere, ex quo a Marra discesserant, eis cuncta satis prospera, nisi quod saepius circa expeditionis novissima, praedones quidam occulte consueverant irruere; et de senibus et valetudinariis, qui exercitum non poterant aequis subsequi passibus, nonnullos interimebant aut captivabant, quorum fraudibus comes argute obvians, praeeuntibus exercitum domino Tancredo, domino quoque Northmannorum duce Roberto, una cum Albariensi episcopo, ipse cum quibus viris insignibus et egregiis post exercitum remansit in insidiis, ut praedictis malefactoribus, qui proficiscentem exercitum pone sequebantur, ut incautos opprimerent, tempore occurreret opportuno. Factumque est ut more solita irruentibus maleficis, comes e latebris egrediens, eis se daret obviam; et repente irruens prosterneret universos, equos eorum et spolia, et de captivis aliquot, cum multa laetitia in expeditionem referens. Ab ea die tute et sine difficultate incedebat populus, rebus necessariis affluenter abundans; nec fuit in omni regione quam praeterierunt proficiscentes, a dexteris vel a sinistris civitas ulla, vel municipium, cujus cives exercitui et ejus ducibus non dirigerent munera; foedus non impetrarent a transeuntibus et amicitiam: excepto uno, cujus habitatores de sua multitudine et loci praesumentes munimine, nec forum eis obtulerunt rerum venalium, nec impetrato foedere, ducibus miserunt exenia; sed junctis agminibus nostrorum expeditioni conati sunt impedimentum praestare. Quod videntes nostri, justa indignatione succensi, in eos irruerunt unanimiter; et in momento dissolutis eorum manipulis, et captivatis nonnullis, eorum oppidum effregerunt violenter; gregesque eorum et armenta, equos etiam, qui in subjectis pascuis alebantur, et omnem eorum substantiam diripientes, adduxerunt secum.

Erant autem in eodem exercitu finitimorum principum nuntii, ad hoc ut pacem impetrarent missi. Hi nostrorum videntes vires et audaciam, ut plenam pacem suis obtinerent dominis, ad propria revertebantur, ut qui eos miserant, de nostrorum muribus et fortitudine plenius instruerent; sed mox cum equis et aliis muneribus revertebantur. Post dies autem aliquot, regione media cum omni tranquillitate decursa, in campestria urbis antiquae et loci situ munitissimae, haud longe a mari, quae Archis appellatur, descenderunt, satis in vicino juxta urbem castrametantes.
 

CHAPITRE XIII.

 

Toutes choses avaient réussi au gré de leurs désirs depuis leur départ de Marrah; seulement il arrivait assez souvent que des brigands se précipitaient sur les derrières, attaquaient à l'improviste les vieillards, les malades, tous ceux qui ne pouvaient suivre de très près la marche de l'armée; et tuaient parfois quelques hommes, ou faisaient quelques prisonniers. Afin de s'opposer efficacement à leurs entreprises, le comte de Toulouse fit marcher en avant de l'armée Tancrède, Robert, duc de Normandie, et l'évêque d'Albar, et se tint lui-même en arrière avec quelques hommes illustres et pleins de valeur, se plaçant en embuscade pour pouvoir attaquer en temps opportun les malfaiteurs qui couraient sur les traînards et cherchaient à les surprendre sans moyens de défense. Ils se présentèrent en effet, selon leur usage, pour attaquer les Chrétiens; mais le comte, sortant aussitôt des lieux qui le cachaient, s'élança sur eux avec impétuosité, les mit en déroute, leur prit leurs chevaux et tout ce qu'ils avaient, fit quelques prisonniers, et alla, plein de joie, porter à son armée les dépouilles qu'il venait d'enlever. Depuis ce moment, le peuple Croisé s'avança en toute assurance et sans rencontrer aucun obstacle, trouvant partout en grande abondance ce dont il avait besoin. Dans tout le pays qu'il parcourut, il n'y eut pas une ville, pas un bourg, à droite et à gauche de la route, qui n'envoyât des présents à l'armée et à ses chefs, qui ne fit demander aux pèlerins et n'en obtînt des traités de bonne amitié. Une seule ville dont les habitants avaient confiance en leur nombre et en la solidité de leurs fortifications, ne leur fit point offrir la faculté d'acheter des denrées, ne sollicita point de traité, et n'envoya point de présents aux princes; elle réunit, au contraire, ses troupes, et lit tous ses efforts pour s'opposer an passage de l'expédition. Animés d'une juste indignation, les nôtres se précipitèrent tous ensemble sur cette armée; les bataillons furent rompus en un instant; on fit quelques prisonniers, on s'empara de la place de vive force, et les Chrétiens prirent et emmenèrent avec eux tout le gros et le menu bétail, ainsi que les chevaux qui se nourrissaient en liberté dans les pâturages voisins, et enfin tout le butin qu'ils trouvèrent dans la ville.

Il y avait aussi dans cette armée des messagers expédiés par tous les princes des environs pour venir demander la paix. Lorsqu'ils virent de nouvelles preuves de la force et de l'audace de nos troupes, pressés d'obtenir toute sécurité pour leurs seigneurs, ils retournèrent en toute hâte auprès de ceux-ci pour leur rendre un compte exact de tout ce qui s'était passé, et revinrent bientôt ramenant des chevaux, et portant beaucoup d'autres présents. Quelques jours après, ayant traversé cette contrée en parfaite tranquillité, les Chrétiens descendirent dans une plaine non loin de la mer, où se trouve, dans une position très forte, une ville antique, nommée Archis [06], et ils établirent leur camp assez près de ce lieu.

 CAPUT XIV.

Describitur Archis. Captivi ex nostris qui in urbe Tripolitana detinebantur, urbem obsidendam significant.

Est autem Archis una de urbibus provinciae Phoenicis, ad radices Libani, in colle sita munitissimo, quatuor aut quinque a mari distans milliaribus, longe lateque diffusa, optimi soli, et glebae uberis habens planitiem; cui etiam et laetissima non desunt pascua, et aquarum commoditates viventium. Hanc, ut veterum habent traditiones, Aracheus septimus filiorum Chanaan fundasse dicitur, et de suo nomine Arachis dixisse; sed postea corrupto nomine, Archis dictam fuisse. Circa hanc, ut praemisimus, nostri castra locaverunt sua, non casu fortuito; sed quorumdam ex nostris, qui in vinculis hostium detinebantur, litteris et exhortatione commoniti. Erant enim in civitate Tripolitana, quae est civitas nobilissima in littore maris sita, ab Archis sex aut quinque distans milliaribus, de nostris aliquot, qui in ea violenter detinebantur. Ab initio enim obsidionis Antiochenae, et maxime post urbem debellatam, coeperunt nostri ut sibi victum propagarent, compellente inopia, imprudenter circuire regiones, et se hostibus circumjacentibus ultro ad praedam exponere. Unde factum erat, ut vix esset civitas vel oppidum, quod de populo nostro non haberet captivos; juxta quem modum in urbe Tripolitana, de qua praemisimus, de nostris plus quam ducenti eadem detinebantur conditione. Qui nostrorum intelligentes adventum, significaverunt principibus, ut nullatenus ab Archis discederent, sed eam vallarent obsidione; sic enim aut urbem infra paucos dies possent recipere; aut a rege Tripolitano, ut ab obsidione desisterent, infinitam extorquere pecuniam et captivorum fratrum obtinere liberationem. Quod et factum est; nam statim accedentes ad urbem, propius castris circumpositis obsidione vallaverunt: tum ut id tentarent quod eis intimatum fuerat; tum ut reliquos principes operirentur, qui eos in proximo subsecuturi credebantur.
 

CHAPITRE XIV.

 

Archis, l'une des villes de la province de Phénicie, située au pied du mont Liban et sur une colline très forte, à quatre ou cinq milles de la mer, s'étend au loin sur cette colline, ayant à ses pieds une plaine riche et très fertile, où l'on trouve de beaux pâturages et d'excellentes eaux. Elle fut fondée, suivant les traditions antiques, par Aracheus, septième fils de Chanaan, qui lui donna son nom, d'où l'on a fait par corruption celui d'Archis. Ainsi que je viens de le dire, les Chrétiens dressèrent leur camp près de cette ville, et ils le firent de dessein prémédité, par suite des lettres et des avertissements qu'ils reçurent de quelques-uns de leurs frères qui étaient retenus prisonniers chez les ennemis. Il y avait en ce moment quelques Chrétiens captifs, et gardés de force dans la noble ville de Tripoli, située sur les bords de la mer, à cinq ou six milles d'Archis. Depuis le commencement du siège d'Antioche, et plus encore après la prise de cette ville, les Croisés, pressés souvent par le défaut de ressources et par le besoin d'aller chercher des vivres, avaient pris fort imprudemment l'habitude de se répandre dans le pays, et s'exposaient fréquemment, dans ces courses, à tomber entre les mains de leurs ennemis. Il n'y avait presque pas de ville ou de bourg où l'on ne retînt ainsi quelques Chrétiens en captivité. en ce moment on en comptait plus de deux cents à Tripoli. Lorsqu'ils furent avertis de l'arrivée prochaine de leurs frères, ils firent dire aux princes de ne pas s'éloigner d'Archis, et de mettre même le siège devant cette place, afin de pouvoir s'en emparer au bout de quelques jours d'attaque, ou du moins pour faire payer fort cher la levée de ce siége au roi de Tripoli, et lui arracher ainsi une grosse somme d'argent, en même temps que la liberté des captifs qu'il retenait. Les princes agirent conformément à cette invitation; ils se rapprochèrent de la ville, dressèrent leur camp tout autour des remparts pour travailler à l'investissement de la place, soit pour tenter d'obtenir les résultats avantageux qui leur étaient promis, soit aussi pour attendre l'arrivée des autres princes qu'ils croyaient disposés à marcher incessamment sur leurs traces.

CAPUT XV.

 A castris egressi quidam, urbem Antaradon occupant viriliter; unde cum spoliis uberibus ad castra redeunt, et continuant obsidionem.

Egressi autem de castris eisdem equites centum, cum peditum ducentorum duobus manipulis; et Raimundum Pelet secuti, usque ad urbem Antaradon, quae vulgari appellatione Tortosa dicitur, ab obsidione viginti vel amplius distantem milliaribus, ut experirentur si quid sibi necessarium et usui futurum reperirent, pervenerunt. Est autem Antarados civitas in littore maris sita, juxta se insulam habens modicam, quasi per duo distantem milliaria, ubi antiqua et per multa saecula insignis civitas, Arados nomine fuit. Hujus Ezechiel propheta memoriam facit, ad principem Tyri dirigens sermonem, ita: Habitatores Sidonii et Aradii fuerunt remiges tui. Et idem infra: Filii Aradii cum exercitu tuo erant super muros tuos, in circuitu tuo. A cujus nomine et praedicta civitas nomen accepit, ut Antarados diceretur, eo quod praedictae Arado esset opposita. Harum utraque sita est in Phoenice provincia, et ejusdem civitatis unus et idem auctor fuit, Aradius videlicet, novissimus natu filiorum Chanaan, filii Cham, filii Noe. Ad hanc itaque urbem accedentes domini Tolosani exercitus pars praedicta, urbem coeperunt acrius impugnare; sed cum resistentibus civibus animose satis, in ejus expugnatione non possent multum proficere, nocte irruente, in diem crastinam distulerunt negotium, ut receptis consortibus, qui eos subsequi decreverant, facto mane ad idem opus fortiores resurgerent. At vero cives timentes ne majores ea nocte accederent copiae, quibus tandem resistere non valerent, cum uxoribus et liberis et familia urbem egressi, ad montes vicinos, ut fugam saluti consulerent, se contulerunt. Nostri porro summo mane se adhortantes adinvicem, casus qui de nocte illa acciderat ignari, ut opus continuarent hesternum et ad urbem impugnandam se armarent, accedentes cominus, et eam reperientes vacuam, intrepide et constanter ingressi sunt, victualibus et spoliis eam invenientes redundantem Unde onerati usque ad supremam satietatem, ad castra reversi sunt; eis quae interim acciderant, cuncta per ordinem edocentes et de successu proprio universum laetificantes exercitum.
 

CHAPITRE XV.

 

Cent cavaliers et deux compagnies de deux cents hommes de pied sortirent du camp des Chrétiens sous la conduite de Raymond Pelet, et marchèrent jusqu'à la ville d'Antarados, vulgairement appelée Tortose, située à plus de vingt milles de distance d'Archis, pour chercher à se procurer les choses dont ils pourraient avoir besoin. Antarados est bâtie sur les bords de la mer, environ à deux milles de distance d'une petite île où fut autrefois la ville d’Arados, antique et célèbre pendant plusieurs siècles. Le prophète Ezéchiel en a fait mention lorsqu'il a dit en écrivant au prince de Tyr: « Les habitants de Sidon et d'Arados ont été vos rameurs [07].». Et en un autre passage: « Les Aradiens, avec leurs troupes, étaient tout autour de vos murailles [08] ». La ville d'Antarados reçut son nom de celle qui l'avait précédée, et l'ut ainsi appelée parce qu'elle se trouve placée en face de l'antique Arados. L'une et l'autre sont situées dans la province de Phénicie; elles ont aussi une origine commune, et furent fondées par Aradius, le plus jeune des fils de Chanaan, fils de Cham, fils de Noé.

Les troupes qui s'étaient détachées de l'expédition du comte de Toulouse étant arrivées auprès d'Antarados, commencèrent à l'attaquer vivement. De leur côté, les citoyens se défendirent avec assez de courage; et comme les assiégeants ne purent réussir au premier moment dans leur entreprise, la nuit étant venue, ils s'ajournèrent au lendemain pour attendre l'arrivée de quelques-uns de leurs compagnons qui leur avaient promis de les suivre de près, et livrer alors un nouvel assaut avec des forces plus considérables. Pendant cette même nuit, les citoyens de la ville, craignant aussi qu'il ne se rassemblât sous leurs murs un plus grand nombre d'ennemis auxquels il leur serait impossible de résister, sortirent secrètement avec leurs femmes, leurs enfants et toute leur suite, et se retirèrent dans les montagnes voisines, cherchant dans la fuite leur unique moyen de salut. Le matin, au point du jour, les Chrétiens, ignorant le départ des assiégés, s'encouragèrent les uns les autres à reprendre l'œuvre de la veille. Après s'être bien armés pour recommencer leurs attaques, ils se rapprochèrent des murailles, et, voyant la ville dégarnie d'habitants, ils y entrèrent avec intrépidité, et trouvèrent une grande quantité de vivres et toute sorte de butin, dont ils s'emparèrent aussitôt. Ils retournèrent alors au camp de leurs frères, chargés à satiété de riches dépouilles, et racontèrent tout ce qui leur était arrivé à ceux de leurs amis qui s'étaient mis an marche pour venir les rejoindre. Toute l'armée se réjouit beaucoup de ce nouveau succès.

CAPUT XVI.

Dux Godefridus cum Flandrensium comite et expeditionum residuo. Laodiciam pervenit, Guinimerum a vinculis expedit, classem ei restituens, Boamundus usque ad praedictam urbem abeuntes prosequitur.

Interea circiter Kalendas Martias, populus, qui Antiochiae remanserat; videns praefixam ad iter aggrediendum imminere diem, dominum Lotharingiae ducem Godefridum, dominum quoque Robertum Flandrensium comitem, et alios principes multa coepit urgere instantia, ut iter arriperent; et eis volentibus voti consummationem adimplere, ducatum praeberent. Praetendebant et domini comitis Tolosani, ducis quoque Normannorum, et domini Tancredi fidem et constantiam, et admirabilem gratiam quam plebi Dei exhibuerant, eos jam per dies multos in via Domini fideliter praecedentes. His et hujusmodi persuasi principes antefati, compositis sarcinis et necessariis ad iter praeparatis, assumpta secum universa tam equitum quam peditum multitudine, quibus cordi erat et in proposito versus Hierosolymam proficisci, in Kalendis Martiis apud Laodiciam Syriae quasi ad viginti quinque millia virorum fortium et armatorum convenerunt, praedictos principes secuti. Sed et dominus Boamundus cum suo comitatu illuc usque eos prosecutus est; non tamen aut cum eis proficisci, aut ibi moram facere longiorem poterat, ne forte recens captam Antiochiam hostibus circumpositis, temere vel ad tempus inobservatam negligere videretur; tamen ut societatis memor et gratiae, quam in via Domini cum aliis contraxerat proceribus, eos usque ad locum prosecutus est supradictum, quidquid officii et humanitatis poterat prompta exhibens devotione, ut sui memoriam altius imprimeret abeuntibus. Reversus est ergo salutatis principibus, et sumpta cum multo gemitu et suspiriis licentia, ut civitatis sibi creditae curam ageret diligentem, populo apud Laodiciam derelicto.

Est autem Laodicia, civitas nobilis et antiqua, sita in maris littore, quae fideles habens habitatores, sola de urbibus Syriae, imperatoris Graecorum jurisdictioni erat supposita. Ad hanc Guinimerus quidam Boloniensis, quem superius cum classe apud Tharsum Ciliciae, dum dominus ducis frater Balduinus eam occupasset, applicuisse meminimus, cum eadem classe sua pervenerat. Et dum eam imprudenter, non comparatis viribus aggrederetur impugnare et suae mancipare ditioni, captus erat a civibus et carceri cum omni suo pene comitatu mancipatus. Hunc quia de terra patris sui advenerat, et apud Tharsum praedictam, fratri suo utilitati fuerat et honori, dominus dux a praeside civitatis et loci primatibus sibi petiit restitui; qui verbo ducis non audentes in quopiam contraire, praedictum Guinimerum cum sociis universis et classe quam induxerant, duci restituerunt; quem suae classi dux praeficiens, aequis eum passibus per terras gradientem subsequi praecipit: quod et factum est.
 

CHAPITRE XVI.

 

 

Vers le commencement de mars, le peuple qui était demeuré à Antioche, voyant approcher l'époque fixée pour le départ, recommença à solliciter vivement le duc de Lorraine, le comte de Flandre, et les princes qui se trouvaient encore dans la ville, les suppliant de remplir leur devoir de chefs, et de marcher à la tète de ceux qui désiraient bâter l'accomplissement de leurs vœux. On leur citait pour exemple le zèle et la fidélité qu'avaient montrés le comte de Toulouse, le duc de Normandie, et le seigneur Tancrède; on admirait la bienveillance qu'ils avaient témoignée pour le peuple de Dieu, en le conduisant dans les voies du Seigneur, en avant de tous les autres. Ces discours et d'autres semblables déterminèrent les princes à se mettre en route: en conséquence, ils firent préparer leurs bagages et tout ce qui était nécessaire pour reprendre leur marche, et conduisant la multitude des cavaliers et des gens de pied, qui avaient fermement résolu de se rendre à Jérusalem, ils se réunirent à Laodicée de Syrie, â la tête de vingt-cinq mille hommes, pleins de force et bien armes, et suivirent la trace des princes qui les avaient précédés, Boémond les accompagna jusque-là avec son escorte: il lui était impossible cependant de suivre plus longtemps leur marche, ou même de s'arrêter avec eux à Laodicée, de peur que les ennemis, placés dans le voisinage, ne jugeassent qu'il négligeait la garde d'Antioche, ou qu'il l'abandonnait témérairement; toutefois pour montrer qu'il se souvenait de l'alliance d'amitié qu'il avait contractée avec les autres princes, en marchant avec eux dans les voies du Seigneur, il suivit leurs pas et les accompagna jusqu'à la ville que j'ai nommée, montrant le plus grand empressement à leur rendre tous les bons offices dont il était capable, et leur témoignant beaucoup d'affection, afin de vivre à jamais dans le souvenir de ceux qu'il était prés de quitter. Après avoir salué les princes et pris congé d'eux tous, au milieu des pleurs et des gémissements, Boémond reprit la route d'Antioche, afin d'aller prendre soin de la ville confiée désormais à sa garde.

Laodicée, où le peuple Croisé s'arrêta après le départ du prince d’Antioche, est une ville noble et antique, située sur les bords de la mer, et habitée par des Chrétiens: c'est la seule des villes de Syrie qui reconnaisse la domination de l'empereur des Grecs. Un certain Guinemer de Boulogne, dont j'ai déjà parlé, et qui était d'abord arrivé à Tarse de Cilicie avec sa flotte, lorsque Baudouin, le frère du duc, avait pris possession de celte ville, s'était rendu ensuite à Laodicée, et y avait également conduit ses vaisseaux. Il voulut dans son imprudence attaquer cette place, et tenter de s'en rendre maître; mais les forces dont il pouvait disposer se trouvant beaucoup trop inférieures en nombre, il fut, pris par les habitants de cette ville et mis en prison, ainsi que la plupart de ceux qui l'accompagnaient. Comme il était venu des terres appartenant au père de Godefroi, et avait eu l'occasion d'être utile et de rendre hommage à son frère Baudouin, après la prise de Tarse, le duc demanda sa liberté au gouverneur et aux principaux habitants de la ville; et ceux-ci n'osant le contrarier en rien, lui rendirent Guinemer, ainsi que tous les hommes et les vaisseaux qu'il avait conduits. Le duc lui donna le commandement de sa flotte, et lui prescrivit de le suivre pas à pas, tandis qu'il s'avancerait sur les terres avec l'armée; et Guinemer accomplit fidèlement ses instructions.

 CAPUT XVII.

Dux, et qui cum eo erat exercitus, Gabulum obsidet. Tolosani fraus intercedit. Archis properantes reliquis associantur principibus; obsidio non proficit.

Egressus igitur Loadicia Syriae praedictus exercitus, receptis his quos in eadem urbe repererant, et qui ab Antiochia et Cilicia et urbibus finitimis, causis familiaribus et occupationibus domesticis detenti, tardius egressi fuerant, oram legentes maritimam, ad urbem Gabulensem, quam vulgari appellatione Gibellum dicunt, quae a praedicta Laodicia duodecim distat milliaribus, pervenerunt. Ubi cum per aliquod temporis intervallum castris in gyrum locatis urbem obsedissent, is qui civitati praeerat, principis Aegyptii procurator (nam haec prima de urbibus maritimis Aegyptiorum erat sujecta potestati) aureorum sex millia duci obtulerat, insuper ingentia munera, si ab obsidione desisteret; quem, tanquam sordidorum contemptorem munerum, cum flectere nequivisset, ad alia se convertens studia, legatos de quorum fide praesumebat et industria, ad comitem direxit Tolosanum, praedictam pollicens pecuniam, si eum a ducis manibus posset expedire. Ille autem, ut dicitur, clam oblata sumpta pecunia, confinxisse dicitur, quod infinita hostium multitudo a tractu descenderet Persico, propositum habens eas injurias ultum ire, quas Persarum populus sub duce Corbagath passus fuerat apud Antiochiam, et quod non inferius priore bellum parabatur redivivum: et super his omnibus nuntios se dicebat recepisse fide dignos, de quorum verbo nullatenus esset ambigendum. Missa igitur legatione per virum venerabilem, dominum Albariensem episcopum, et directis epistolis, dominum ducem et comitem Flandrensium anxie nimis sollicitat ut, obsidione soluta, properare non differant, sed communibus periculis fraterna compassione occurrant. Illi vero, audita fratrum necessitate, et quod imminere dicebatur periculo, in simplicitate spiritus gradientes, soluta statim obsidione et itinere maturato, transeuntes urbem Valeniam, quae sub oppido Margat, in littore maris sita est; deinde Marecleam, quae prima de urbibus Phoenicis a Septentrione venientibus occurrit, Antaradum, quae vulgari appellatione Tortosa dicitur, quae similiter una est de urbibus supra nominatae provinciae, in littore maris similiter constituta, pervenerunt. Quam reperientes habitatoribus vacuam, insulae quae ab Occidente eidem objecta est civitati, ubi et nostrorum naves aliquot opportuna statione locatas invenerant, vicinitatem admirati sunt. Unde compendia secuti, infra paucos dies ante urbem Arscensem cum omni sua multitudine constiterunt. Quibus dominus Tancredus occurrens, fraudem comitis universam seriatim edocuit: unde et seorsum, longe a tabernaculis eorum qui praecesserant, castrametati sunt. Videns autem comes, quod ab eo aliorum principum esset alienatus animus, missis muneribus, eos sibi reconciliare satagebat. Unde factum est ut, post modicum temporis intervallum, reconciliatis sibi principibus, excepto domino Tancredo, qui adversus eum graves suscitabat quaestiones, in unum corpus circa urbem convenerint expeditiones. Cumque comes ante ducis adventum multis jam diebus inutiliter ibi consumpsisset operam, spes erat quod in adventu reliquorum principum, urbs facile superari posset, et obsidentium labor optato fine consummari; sed contra spem accidit. Nam, neque prius neque posterius propitium in eo facto habuit populus Dominum; quoties enim urbem nitebantur impugnare, et ad varia se attollebant nocendi argumenta, ut vel agerent ad dejiciendum murum, vel contra eum assultus committerent, toties nova occurrebant impedimenta, et omnis eorum evacuabatur conatus, frustrabantur opera, impensa deperibat: ita ut manifeste daretur intelligi, quod in eo opere, eorum conatibus favor se subtraxisset divinus. Quippe occidebatur populus, et viri nobiles et praeclari inutiliter decumbebant. Ceciderunt ibi viri nobiles et praeclari, casu miserabili, uterque jactu lapidis, Anselmus de Riburgismonte, vir in armis strenuus et perpete dignus memoria; et Pontius de Baladuno, vir nobilis et familiaris domino comiti Tolosano.

Propterea et populus invitus ibi detinebatur, cui erat in proposito iter inceptum consummare: unde nec operam dabat cum studio, nec multam in facto impendebat sollicitudinem, maxime autem post ducis adventum; etiam qui cum comite Tolosano advenerant ejus familiares et domestici, se subtrahebant ex industria, ut comes affectus taedio, aliorum principum vias sequeretur, qui etiam inviti et compellente comite contra conscientias detinebantur.
 

CHAPITRE XVII.

 

Les Chrétiens rallièrent encore à Laodicée ceux de leurs frères qu'ils trouvèrent dans cette ville, et tous ceux qui étaient demeurés en arrière à Antioche, dans la Cilicie, dans toutes les villes des environs, n'ayant pu partir d'abord, afin de terminer leurs affaires particulières. Ainsi réunis, ils suivirent les bords de la mer, et se rendirent à la ville de Gabul, vulgairement appelée Gibel [09], à douze milles de Laodicée. Ils dressèrent leur camp tout autour de cette place, et l'assiégèrent pendant quelque temps. C'était, sur leur route, la première des villes maritimes qui fût soumise à la puissance des Égyptiens. Le gouverneur de cette place, délégué du prince d'Égypte, offrit au duc six mille pièces d'or et de riches présents, pour l'engager à lever le siège; mais comme le duc méprisa ces honteuses propositions, et se montra inflexible, le gouverneur se tourna d'un autre côté, et envoya au comte de Toulouse des députés, dont le zèle et l'habileté lui inspiraient toute confiance, les chargeant de faire les mêmes offres à ce Seigneur, s'il pouvait le délivrer des mains du duc de Lorraine. Raymond, à ce qu'on rapporte, reçut secrètement l'argent qu'on lui proposa. On ajoute qu'il imagina de dire qu'une multitude innombrable d'ennemis descendait en ce moment du golfe Persique, dans le dessein de venger les injures faites à l'armée persanne, sous la conduite de Corbogath, devant les murs d'Antioche; que cette nouvelle armée était aussi forte que la précédente, et se disposait à recommencer la guerre; qu'enfin, ces rapports lui avaient été adressés par des hommes dignes de foi, et qu'il était impossible d'élever aucun doute sur leur réalité. En conséquence, il chargea le vénérable évêque d'Albar d'aller de sa part en députation auprès des princes, et lui remit des lettres par lesquelles il sollicitait vivement le duc de Lorraine et le comte de Flandre de renoncer au siège de Gibel, de se remettre aussitôt en marche, et de venir avec des sentiments fraternels se réunir à leurs alliés, et leur porter secours dans ce pressant danger. Les princes, dès qu'ils furent instruits de cette nouvelle, l'accueillirent dans toute la simplicité de leur cœur, levèrent le siège de Gibel, et continuèrent leur route. Ils passèrent d'abord, à Valénia [10], ville située sur les bords de la mer, au dessous du bourg de Margat [11], puis à Maréclée [12], la première des villes de la province de Phénicie que rencontrent ceux qui descendent du nord, et arrivèrent ensuite à Antarados, vulgairement appelée Tortose, ville de la même province, et également située sur les bords de la mer. Ils la trouvèrent entièrement dégarnie d'habitants, et admirèrent en même temps l'île voisine, située en face de la place du côté de l'Occident, et dans laquelle les vaisseaux de la flotte avaient rencontré une bonne station, où ils attendirent l'arrivée de l'armée de terre. De là des Chrétiens prirent des chemins raccourcis, et arrivèrent en peu de jours sous les murs d'Archis, où ils s'arrêtèrent avec tout le reste de l'armée. Tancrède étant allé au devant d'eux, leur raconta avec détail la fraude du comte de Toulouse, et lorsqu'ils en furent instruits, les princes adressèrent leur camp loin des tentes de ceux qui les avaient précédés. Cependant Raymond voyant que les princes avaient perdu toute affection pour lui, leur adressa des présents et fit les plus grands efforts pour se réconcilier avec eux. Il y réussit au bout de quelque temps, et rentra en grâce auprès de tous, à l'exception de Tancrède qui persistait à porter de vives plaintes contre lui; les divers corps d'armée se réunirent, et ne formèrent qu'une seule armée autour de la ville. Le comte de Toulouse avait fait de vaines tentatives pour s'en emparer, avant l'arrivée du duc; il espéra qu'il lui serait facile d'y parvenir avec le surcroît de forces qu'il venait de rallier; mais ses espérances furent déçues. Après comme avant la concentration de l'armée chrétienne, le Seigneur ne se montra point favorable à cette entreprise. Toutes les fois que l'armée faisait un nouvel effort pour attaquer la Place et cherchait quelque nouvelle manière de nuire aux assiégés, soit que l'on tentât de renverser les murailles, soit qu'on livrât un assaut, on rencontrait quelque obstacle imprévu; les Chrétiens se consumaient en vains efforts; toutes leurs fatigues, toutes leurs attaques demeuraient sans résultat; en sorte qu'il devint évident que la faveur divine s'était retirée, en cette circonstance, de l'armée des assiégeants. Le peuple périssait inutilement, des hommes nobles et illustres succombaient sans qu'on pût retirer aucun fruit de leur mort. Ce fut ainsi que périrent misérablement, frappés chacun d'une pierre, deux hommes nobles et pleins de distinction. Anselme de Ribourgemont, fort dans la guerre et digne d'un éternel souvenir, et Pons de Balasu, ami particulier du comte de Toulouse.

Cependant le peuple, dont l'unique désir était de poursuivre sa route, se voyait avec peine retenu sous les murs d'Archis, et agissait sans zèle et sans vigueur, surtout depuis l'arrivée du duc de Lorraine. Ceux même qui avaient suivi le comte de Toulouse, ses domestiques et ses familiers les plus intimes, cherchaient à se soustraire aux travaux du siège, afin que le comte, fatigué et ennuyé, se décidât à partir avec les autres princes, qui de leur côté ne s'arrêtaient que fort contre leur gré, et pour céder, malgré le cri de leur conscience, aux sollicitations de leur collègue.

 

 CAPUT XVIII.

Renovatur quaestio de lancea Domini: Inventor rogum intrat accensum; paucis post diebus moritur.

Renovata est ibi quaestio de lancea, quae apud Antiochiam reperta fuerat: utrum ea esset, qua de latere Domini sanguis et unda profluxit; an res esset commentitia. Dubitabat enim valde super hoc populus; sed et majores penitus fluctuabant incerti; aliis dicentibus quod vere ipsa esset, quae Domini cruore maduerat, ejus latus aperiens, et per inspirationem divinam in consolationem plebis revelata; aliis asseverantibus, quod versutiarum Tolosani comitis esset argumentum, et gratia quaestus adinventio ficta. Hujus autem dissensionis auctor erat praecipuus quidam Arnulphus, domini Normannorum comitis familiaris et capellanus; vir quidem litteratus, sed immundae conversationis et scandalorum procurator; de quo in sequentibus multa dicenda occurrent.

Cumque diu super hoc in populo sermo hic discurreret contradictorius, hic qui eam revelationem sibi factam fuisse asserebat, ut populo fidem faceret et omnem toleret ambiguitatem, rogum copiosum praecepit accendi, pollicens se, auctore Domino, certo per ignem experimento fidem se facturum incredulis, quod nihil confictum, nihil commento adumbratum in eo facto intercessisset; sed sola revelatione divina, ad notitiam hominum et eorum consolationem, totum esset procuratum. Accenso igitur rogo copioso admodum, cujus incendii fervor etiam circumpositos terrere poterat, convenit universus populus a majore usque ad minorem, in ea sexta feria, quae sanctum Domini Pascha praecedit, in qua et mundi Salvator pro nostra salute passus esse legitur, ut tantae rei plenum haberet experimentum. Qui vero tam periculosum examen sponte subiturus erat dicebatur Petrus Bartholomei, clericus quidem, sed modice litteratus, et quantum ad humanum diem dijudicare pertinet, homo simplex videbatur; qui oratione facta in conspectu circumpositarum legionum, assumpta secum praedicta lancea, per ignem transivit, quantum populo videbatur, illaesus. Verum hoc ejus factum non solum non amputavit quaestionem, sed majorem suscitavit; nam infra paucos dies vita decessit, cujus accelerati obitus occasionem, cum homo sanus et vitalis prius videretur, quidam asserebant tentatum incendium, dicentes quod in eo tanquam fraudis patronus, mortis causam collegisset. Alii vero dicebant quod ab incendio sanus evaserat et incolumis; sed egressum ab igne, turbae, causa devotionis irruentes, oppresserant et contriverant eatenus, ut vitae finem ministrarent. Sicque res, quae in dubium venerat, nullam recipiens decisionem, majus induxit ambiguum.
 

CHAPITRE XVIII.

 

On renouvela sous les murs d'Archis, les contestations qui étaient survenues à l'occasion de la lance trouvée à Antioche, sur la question de savoir si c'était bien réellement la lance qui avait percé le flanc du Seigneur, et en avait fait sortir du sang et de l'eau, ou si le fait allégué n'était qu'une fable. Le peuple doutait beaucoup de la réalité du récit, et les principaux de l'armée se montraient également incertains. Les uns disaient que c'était bien la même lance qui avait été trempée dans le sang du Seigneur, au moment, où on lui ouvrit le flanc, et qu'une inspiration divine l'avait révélée à l'armée des Croisés, pour les consoler dans leur affliction; d'autres affirmaient que c'était une invention faite à plaisir, uniquement par un motif d'avidité, et qui ne faisait que mettre au jour la fourberie du comte de Toulouse. Cette discussion avait été suscitée, et était entretenue principalement par un certain Arnoul, ami et chapelain du comte Robert de Normandie, homme lettré, mais de mœurs dissolues et scandaleuses; j'aurai souvent occasion de parler de lui dans la suite de cette histoire.

Tandis que le peuple s'entretenait diversement sur ce sujet, l'homme qui affirmait avoir eu cette révélation, voulant confirmer la croyance publique et dissiper tous les doutes, ordonna d'allumer un grand bûcher, promettant qu'avec l'aide de Dieu, et en se soumettant à l'épreuve du feu, il prouverait à tous les incrédules qu'il n'y avait eu dans son récit aucune tromperie, ni aucune fausse interprétation, et que tout ce qu'il avait rapporté était bien le fait d'une révélation divine, manifestée pour instruire et consister les hommes. On disposa donc un grand bûcher, et l'on y mit le feu; sa violence était bien propre à effrayer tous les assistants. Tout le peuple se rassembla, les grands comme les petits, le sixième jour de fête qui précède celui de la sainte Pâque, jour où Notre-Seigneur souffrit pour notre salut; tous se montraient empressés à connaître l'issue d'une si grande entreprise; l'homme qui devait subir de son plein gré une si périlleuse épreuve, se nommait Pierre Barthelemi; c’était un clerc, peu lettré, et qui paraissait très simple, autant toutefois qu'il est permis d'en juger dans cette vie mortelle. Après avoir prononcé une prière en présence de toutes les légions, il prit en main la lance et traversa le feu, sans en être blessé, du moins à ce que le peuple crut voir, Cependant, loin de décider la question, cette action ne fit qu'en susciter une autre encore plus difficile. Barthelemi mourut peu de jours après, et quelques-uns affirmèrent que, comme il avait paru auparavant parfaitement sain et rempli de vie, une mort si prompte ne pouvait provenir que de l'épreuve qu'il avait voulu tenter, et qu'il avait trouvé une occasion de mort dans le feu, pour s'être porté le défenseur d'une fraude. D'autres disaient au contraire qu'il était sorti sain et sauf du bûcher, et qu'après qu'il avait échappé à l'action du feu, la foule, se précipitant sur lui dans son transport de dévotion, l'avait tellement serré et écrasé de tous côtés que c'était là la véritable et unique cause de sa mort. Ainsi cette question demeura encore complètement indécise, eut même enveloppée d'une plus grande obscurité.

 CAPUT XIX.

 Nuntii, qui a nostris principibus missi fuerant in Aegyptum, revertuntur.

Per idem tempus legati nostri qui, invitantibus Aegyptiis, qui ad obsidionem Antiochenam missi a calipha Aegyptio venerant, ut praemisimus, descenderant in Aegyptum, post annum quo tam violenter quam dolose detenti fuerant, ad principes, qui eos miserant, sunt reversi; venerantque cum eis Aegyptiorum principis legati, verba deferentes multum ab his quae prius attulerant, dissimilia. Cum enim multa prius obtinere laborassent precum instantia, ut nostrorum principum contra insolentiam Turcorum et Persarum haberent gratiam et auxilium; nunc mutato cantico, pro summo beneficio se arbitrabantur nostris indulgere, si Hierosolymam ducentos aut trecentos simul permitteret inermes accedere et completis orationibus redire incolumes. Quod verbum nostri principes pro ludibrio habentes, praedictos nuntios redire compulerunt, significantes quod non secundum propositas conditiones particulatim illuc accederet exercitus; sed junctis agminibus Hierosolymam proficiscerentur unanimes, regno ejus periculum illaturi. Hujus autem mutationis causa fuerat quiddam, quod ex nostra victoria, quae apud Antiochiam acciderat, habuerat ortum. Nam Turcis ita ibi periclitantibus, ita per omnem Orientem eorum confractus est gladius; et sublimis quae fuerat gloria, versa est in confusionem, ut ubicunque cum aliis nationibus erat eis negotium, in omni loco succumberent, et calculum reportarent in omni conflictu deteriorem. Juxta quam eorum conditionem, invalescente super eos Aegyptiorum regno, per manum cujusdam, cui erat nomen Emireius, principis militiae regis Aegyptiorum, Hierosolymam amiserant, quam triginta et octo annis ante ab eisdem Turci eripuerant violenter. Unde factum est, ut hostes, quos prius quasi fortiores horruerant, nunc per nostrorum operam dejectos, et confractis viribus, in imo videntes constitutos, nostrorum auxilium, quod prius instanter nimis expetierant, contemnebant.
 

CHAPITRE XIX.

Vers la même époque, nos princes virent revenir auprès d'eux les députés qu'ils avaient envoyés Égypte, sur l'invitation pressante de ceux qui étaient venus les trouver, pendant qu'ils faisaient le siège d'Antioche, de la part du calife égyptien. Ces députés revinrent enfin, après avoir été retenus pendant un an, soit par artifice, soit de vive force; ils étaient accompagnés d'une nouvelle députation du prince d'Égypte, chargé d'apporter un message bien différent de ceux qu'il avait d'abord adressés. Dans le principe, il avait fait les plus grands efforts et sollicité nos princes avec les plus vives instances pour en obtenir des secours qui l'aidassent à se garantir des entreprises insolentes des Turcs et des Persans. Maintenant il changeait complètement de langage, et croyait accorder aux Chrétiens le plus grand bienfait, en leur permettant d'aller sans armes à Jérusalem, par troupes de deux on trois cents à la fois, et d'en revenir sains et saufs, après avoir accompli leur voeu et prononcé leurs prières. Les princes prirent ces propositions pour une insulte, forcèrent les députés égyptiens à repartir sur-le-champ, et leur déclarèrent que leur armée ne marchait point par petits détachements, ainsi qu'on semblait le penser d'après les propositions qui leur étaient offertes; que tous les bataillons, au contraire, se réunissaient pour se porter en même temps à Jérusalem, et pour y mettre en péril la domination de leur maître. Ce changement dans les dispositions des Égyptiens était provenu de celui qui arriva clans l'état des affaires publiques, après la victoire que les Croisés remportent auprès d'Antioche. A la suite de leur défaite, les Turcs se trouvèrent exposés aux plus grands dangers, et vint briser le glaive par lequel ils avaient étendu leur domination sur tout l'Orient: naguère une gloire éclatante les avait élevés jusques aux cieux, ils tombèrent alors dans la confusion; sur tous les points où ils avaient affaire à diverses autres nations, ils succombèrent successivement, et essuyèrent autant de défaites qu'ils eurent de rencontres avec leurs ennemis. L'empire d'Égypte, profitant de ces circonstances, s'éleva sur leurs ruines; un certain Émir, chef de la milice du roi des Égyptiens, leur enleva la ville de Jérusalem, dont ils s'étaient emparés de vive force sur les Égyptiens, trente-huit ans auparavant. A la suite de ces succès, et voyant tombés dans le plus profond abaissement ces ennemis qu'ils avaient tant redoutés, comme les plus forts, et que les armes des Chrétiens avaient dispersés et détruits, les Égyptiens méprisèrent désormais les secours qu'ils avaient recherchés d'abord avec le plus vif empressement.

 CAPUT XX.

Imperatoris legati adsunt, de Boamundo conquerentes. Imperatorem nuntiat venturum; principes dissentiunt; pugnatur cum Tripolitanis, et vincuntur hostes; nostri victores in castra redeunt.

Advenerant praeterea Constantinopolitani imperatoris legati, multum conquerentes de domino Boamundo, qui contra legem pactorum et exhibiti tenorem juramenti Antiochiam praesumebat detinere; allegantes in conspectu principum, quod domino suo praebitis corporaliter juramentis, omnes qui per eum transierant, tractis sacrosanctis Evangeliis, promiserant quod neque de oppidis, neque de civitatibus aliquam, quae de imperio ejus fuerant, usque Hierosolymam, detinere praesumerent, sed ea capta, ejus imperio resignarent; de reliquis vero habitae conventionis partibus, nullam omnino habebant memoriam. Certum est autem, quod id inter eum et principes, apud Constantinopolim convenerat; sed in fine conventorum fuerat annexum, quod ipse cum omni suo comitatu, et ingentibus copiis eos deberet sine dilatione subsequi, et auxilium in suis necessitatibus ministrare. Quibus de communi principum consilio responsum est, quod imperator pacta conventa prior violaverat; unde merito et ab his quae juxta legem pactorum sibi poterant competere, casum patiebatur. Iniquum enim est ei fidem servari, qui contra pactum nititur versari. Nam, cum nostris principibus ex compacto teneretur obligatus, quod convocatis exercitibus, statim eos sequeretur; et per mare navibus continuum eis ministrari faceret commercium, et rerum venalium toto itinere exhiberi praeciperet opulentiam, utrumque neglexit fraudulenter adimplere, cum sine difficultate utrumque posset effectui mancipare. Unde quod de Antiochia factum fuerat, quoniam id jure fecisse videbantur, ratum volebant permanere et inconvulsum, ut is eam jure haereditario possideret in perpetuum, cui de communi liberalitate concessa fuerat. Instabant praeterea ejusdem imperatoris legati, persuadere cupientes, ut ejusdem imperatoris adventum, quem in Kal. Julii adfuturum promittebant, praestolaretur exercitus, pollicentes quod singulis principibus ingentia daturus esset munera; sed et plebeis cum multa liberalitate stipendia, unde honeste sustentari possent, esset largiturus. Super quo deliberationem habentes, dissentiebant ab invicem. Nam Tolosanus comes exspectandum esse tanti principis adventum utile judicabat, sive ex eo quod ita futurum arbitraretur; sive ex eo quod ea occasione principes et populum detinere laboraret: quousque urbem quam obsederat, sibi posset vindicare. Turpe enim et ignominiosum reputabat, si a proposito ita manifeste deficeret, desiderium non valens adimplere. Aliis autem, opposita longe melior videbatur sententia, videlicet ut coepto instarent itineri, et votum pro quo tot labores pertulerant, feliciter consummarent: fraudes enim imperatoris, et ejus versutias, quas saepius experti fuerant, declinare judicabant commodius, ne ejus labyrinthis et ejus ambagibus iterum se involverent, a quibus non satis facile postmodum possent expediri. Effusa est igitur inter principes contentio, et eorum pene in nullo consonabant desideria. Unde et is, qui urbi praeerat Tripolitanae, cum prius infinitam obtulisset pecuniae summam ut, obsidione soluta, ab ejus finibus nostrae migrarent expeditiones, cognito schismate, quod inter principes erat exortum, non solum dare pecuniam prius oblatam renuit, verum nostris sponte occurrere, et cum eis experiri proposuit. Factum est autem, quod de communi consilio, relicto Albariensi episcopo, et aliis nonnullis viris potentibus in obsidione, qui castra tuerentur, principes indicto praelio, instructis aciebus, et ordine congruo dispositis, versus Tripolim agmina dirigunt:

quo pervenientes, ejusdem loci praesidem, cum universa civium multitudine tam equitum quam peditum extra urbem reperiunt, ubi, ordinatis pari modo agminibus, nostrorum adventum praestolabantur intrepidi. Cum enim duobus mensibus et amplius aliquid, comes Tolosanus in praedicta obsidione operam consumpsisset inutiliter, nec profecisset quidpiam, coeperant eos Tripolitani contemnere, et nostrum exercitum minus et minus habere suspectum, quasi ab ea virtute quam prius audierant, facti degeneres, in seipsis strenuitatis consuetae paterentur defectum. Postquam ergo ad urbem ventum est, et hostium contra se positas nostris datum est intueri legiones, in eos statim irruerunt animosius, et primo impetu dissolutis eorum cohortibus hostes in fugam versos, infra urbem certatim se recipere proterva compulerunt instantia, septingentis ex eorum numero gladio peremptis; de nostris vero tres aut quatuor cecidisse dicuntur. Ibi celebraverunt pascha, quarto Idus Aprilis.
 

CHAPITRE XX.

 

Les princes avaient reçu aussi des députés de l’empereur de Constantinople, chargés de leur porter plainte contre le seigneur Boémond, qui, disaient ils, osait retenir la ville d'Antioche, malgré le texte des traités et le serment de fidélité qu'il avait prononcé. Ils dirent, en outre, en présence des princes, que tous ceux qui avaient passé à Constantinople s'étaient engagés envers leur maître, corps pour corps et par serment, la main sur les Saints Évangiles, à ne prétendre retenir pour eux aucun des bourgs, aucune des villes qui auraient fait auparavant partie de l'Empire, et à les restituer au contraire à l'empereur, s'ils parvenaient à s'en rendre maîtres. Quant aux autres conditions, également stipulées dans le même traité, les députés en avaient complètement perdu le souvenir. Il est certain, en effet, que la convention qu'ils rappelaient avait été arrêtée à Constantinople, entre les princes et l'Empereur; mais on avait ajouté, à la suite du même traité, que l'Empereur s'engageait à suivre lui-même l'expédition des Chrétiens, à la tête de nombreuses troupes, et qu'il prêterait secours aux princes dans toutes les choses dont ils auraient besoin. Ceux-ci tinrent donc conseil à ce sujet, et répondirent ensuite aux députés que l'Empereur avait violé le premier les conventions auxquelles il avait souscrit; que c'était donc avec justice qu'il n'obtenait pas ce dont les princes avaient pu s'emparer en exécution du même traité; car, ajoutèrent-ils, il ne serait pas juste de persévérer à demeurer fidèles envers celui qui a manqué à tous ses engagements. L'Empereur s'était obligé envers nos princes à rassembler ses armées et à marcher immédiatement à leur suite; il avait en outre promis d'entretenir de continuelles relations avec eux, par mer et par ses vaisseaux, et de leur faire fournir en abondance, sur toute la route, toutes les denrées dont ils pourraient avoir besoin; cependant il avait négligé frauduleusement d'accomplir ses promesses, quand il lui eût été extrêmement facile de les faire exécuter. En conséquence, et quant à ce qui s'était passé à Antioche, comme ils jugeaient qu'ils étaient complètement dans leur droit, les princes voulurent que la chose demeurât ainsi qu'elle avait été réglée, et que celui auquel ils avaient, librement et d'un commun accord, fait la concession de cette ville, en demeura en possession, pour en jouir lui et ses héritiers à perpétuité. Les députés de l'Empereur insistèrent cependant pour engager les princes à attendre avec leur armée l'arrivée de leur maître, faisant tous ses efforts pour leur persuader qu'il ne manquerait pas d'arriver au commencement de juillet, et ajoutant encore qu'il ferait donner de riches présents à chacun des princes, et que, dans sa libéralité, il accorderait aussi aux gens du peuple une bonne solde, avec laquelle chacun aurait de quoi se soutenir honorablement. Les princes délibérèrent encore sur ces propositions et se partagèrent entre différents avis. Le comte de Toulouse jugea qu'il serait utile d'attendre l'arrivée d'un si grand souverain, soit qu'il comptât, en effet, sur l'accomplissement de ses promesses, soit qu'il saisît avec plaisir cette occasion de retenir ses collègues et le peuple chrétien, jusqu'au moment où il lui serait enfin possible de s'emparer de la ville qu'il assiégeait, car il redoutait la honte et l'ignominie qui pourraient rejaillir sur lui, s'il se voyait contraint d'abandonner son entreprise avant de l'avoir menée à bien. Le parti contraire paraissait de beaucoup préférable aux autres princes, et ils aimaient mieux poursuivre leur route et marcher sans retard à l'accomplissement des vœux pour lesquels ils avaient déjà supporté tant de fatigues. Il leur paraissait surtout convenable d'éviter les fraudes et les artifices de l'Empereur, dont ils avaient eu si souvent à se plaindre, plutôt que de se laisser envelopper de nouveau dans le labyrinthe de sa politique tortueuse, et d'avoir ensuite grande peine à s'en débarrasser. Cette diversité d'opinions fit naître de vives disputes entre les princes, et il leur fut impossible de s'entendre pour concilier des désirs contraires. Le gouverneur de Tripoli en profita: il avait d'abord offert des sommes considérables pour que l’armée chrétienne levât le siège d'Archis et consentît à s'éloigner de ses frontières; mais lorsqu'il connut le schisme qui régnait dans le camp, non seulement il refusa de donner l'argent qu'il avait promis, mais, en outre, il fit ses dispositions pour marcher contre nos troupes et tenter le sort des combats. Les princes en furent instruits, et, après avoir tenu conseil, ils laissèrent en arrière l'évêque d'Albar avec quelques autres hommes considérables qu'ils chargèrent de la défense de leur camp, sous les murs d'Archis; puis ils se préparèrent à la guerre, remirent l'ordre dans leurs bataillons, et, après avoir bien disposé toutes choses, ils conduisirent leur armée du côté de Tripoli.

Arrivés près de la ville, ils trouvèrent le gouverneur qui s'était porté en dehors des murs, à la tête de tous les habitants; ceux-ci s'étaient organisés en troupes d'infanterie et de cavalerie; ils tenaient un bon ordre de bataille et attendaient, avec assurance, l'arrivée des Chrétiens. Comme pendant deux mois consécutifs, et même un peu plus, le comte de Toulouse avait perdu son temps sous les murs d’Archis, sans obtenir aucun résultat, les gens de Tripoli commençaient à le regarder d'un œil de mépris; de jour en jour ils avaient appris à moins redouter notre armée, et pensaient, en voyant des troupes montrer si peu de vigueur, qu'elles avaient perdu ce courage et cette force qu'ils avaient tant entendu vanter. Cependant, aussitôt que les Chrétiens furent arrivés auprès de la ville et se trouvèrent en présence de leurs ennemis rangés en ordre de bataille, ils s'élancèrent sur eux avec ardeur, rompirent leurs cohortes dès le premier choc, les mirent en déroute et les poursuivirent vivement, pour les contraindre à chercher un refuge derrière leurs remparts. Ils leur tuèrent sept cents hommes et n'en perdirent cependant que trois ou quatre de leur côté. Le 9 avril, l'armée célébra les fêtes de Pâques, près de Tripoli.

 CAPUT XXI.

Praeses Tripolitanus multa pecunia et muneribus a nostris pacem impetrat. Principes de fidelium consilio, qui in illis partibus habitabant, viam eligunt maritimam.

Obtenta igitur victoria, in castra iterum reversi sunt, ubi nihilominus vociferari et acclamare coepit populus universus, ut, illa perniciosa obsidione dimissa, versus Hierosolymam, quo eorum omnino festinabat desiderium, iter arriperent; obtinuitque proterva instantia populus, ut incensis castris, dux et Flandrensium comes, nec non et Normannorum comes, sed et Tancredus, populo satisfacientes, invito et plurimum retinente comite Tolosano, obsidionem deserentes, versus Tripolim, tanquam iter continuaturi, expeditiones direxerunt. Erantque in eo facto procliviores, qui ab initio praedicti comitis castra fuerant secuti ita ut eum deserentes, praedictos principes certatim sequerentur: quo intellecto, videns quod neque precibus neque pollicitis eos revocare poterat, faciens de necessitate virtutem, alios secutus est, licet invitus.

Cumque vix quinque milliaribus progressi, ante urbem Tripolitanam castrametati essent, ejus loci praeses, qui Egyptii caliphae in ea regione procurabat negotia, deposita illa tali arrogantia, qua prius cum nostris principibus de pari posse contendere arbitratus fuerat, cognoscens seipsum, missa legatione a principibus, obtinuit ut, datis quindecim millibus aureorum, insuper etiam muneribus in equis, mulis, sericis et vasis pretiosis, et restitutis universis quos de nostro populo detinebat captivis, a sibi commissa discederent provincia; ac tribus, quibus praeerat civitatibus, Archis videlicet, Tripolis ac Biblio cum suis pertinentiis parcerent transeuntes. Misit insuper greges et armenta, et alimentorum uberem copiam, ne prae victualium inopia, suburbana spoliare compellerentur, et agrorum cultoribus inferre molestiam. Accitis etiam quibusdam fidelibus

Syris, montis Libani habitatoribus, qui urbibus illis a parte supereminet orientali, excelsus admodum et in sublime juga porrigens, tanquam a viris prudentibus et locorum gnaris, qui ad eos gratulabundi descenderant, ut fraternae charitatis dependerent affectum, consilium ab eis petierunt, qua via versus Hierosolymam tutius possent incedere, et commodius. Illi tandem, compensatis bona fide universarum viarum, quae illuc ducebant tam commoditatibus quam compendiis, novissime viam eis commendaverunt maritimam, ut et directiorem sequerentur, et navium suarum quae proficiscentem subsequebantur exercitum, eis solatium non deesset. Erant autem in nostrorum classe, non solum Guinimeri, sociorumque ejus, qui a Flandria, Normannia et Anglia, ut praemisimus, descenderant; verum et Januensium, Venetorum, Graecorumque naves, quae a Cypro, Rhodo, et aliis insulis rebus onustae venalibus frequenter accedebant, quae nostris legionibus multam inferebant consolationem. Assumptis ergo ducibus itineris, tum ex praedictis fidelibus, tum ex Tripolitani principis familia, oram legentes maritimam, juga Libani a sinistris habentes, Biblium pertranseuntes, supra ripam fluminis secus locum cui nomen est Maus, castrametati sunt, ubi per diem vulgus debile, et eos, qui non ita celeriter subsequi poterant, operientes, habuerunt requiem.
 

CHAPITRE XXI.

 

Après avoir remporté cette victoire, les princes rentrèrent dans leur camp. Le peuple recommença alors à demander à grands cris qu'on abandonnât ce siège funeste, et qu'on se remît en route pour Jérusalem, objet des désirs de tous les Chrétiens. A force d'instances, ils obtinrent enfin ce qu'ils demandaient. On mit le feu au camp; le duc et le comte de Flandre, le comte de Normandie et Tancrède furent les premiers à se montrer favorablement disposés; ils abandonnèrent le siège d'Archis en dépit du comte de Toulouse, qui fit de vains efforts pour les retenir, et dirigèrent la marche de leurs troupes vers Tripoli, pour suivre la route qui devait les mener à Jérusalem. Ceux mêmes qui avaient accompagné le comte dès le principe étaient alors les plus empressés à suivre le mouvement de l'armée. Ils l'abandonnèrent à l'envi les uns des autres, pour marcher sur les pas des princes, et le comte, voyant qu'il ni était tout à fait impossible de les retenir par prières ou par promesses, se fit de nécessité vertu, et suivit le mouvement général, quelque regret qu'il en éprouvât.

Après une marche de vingt milles, ils établirent leur camp en face même de la ville de Tripoli. Le gouverneur de cette place, qui faisait dans ce pays les affaires du calife d'Égypte, renonçant aux prétentions arrogantes qui lui avaient persuadé naguères qu'il pourrait traiter de pair avec nos princes, et se connaissant mieux maintenant, leur envoya une députation qui vint offrir quinze mille pièces d'or, apportant en même temps des présents en chevaux, en mulets, en soiries, en vases précieux, et promettant aussi de rendre la liberté à tous ceux des Chrétiens qu'on retenait prisonniers; il obtint, à ces conditions, que notre armée se retirerait de sa province et qu'elle respecterait, sur son passage, les trois villes qui formaient le ressort de son gouvernement, savoir, Archis, Tripoli [13] et Biblios [14], ainsi que leurs dépendances. Il envoya en outre, aux Chrétiens, du gros et du menu bétail et toutes sortes de vivres en grande abondance, pour éviter que le défaut de subsistances les portât à ravager les campagnes ou les propriétés des laboureurs.

Quelques fidèles de Syrie, qui habitaient le mont Liban, lequel domine, du côté de l'orient, toutes les villes que je viens de nommer, et dont la cime s'élève jusques aux cieux, vinrent les féliciter sur leur passage, et leur témoigner de tendres sentiments de fraternité. Les Croisés s'adressèrent à eux comme à des hommes sages et qui, de plus, avaient une connaissance exacte des localités, pour savoir quelle serait la route qui les conduirait à Jérusalem le plus sûrement et le plus commodément. Après avoir examiné sérieusement et le bonne foi les diverses routes, sous le rapport de la commodité et de la direction la plus courte, les Syriens les engagèrent à suivre les bords de la mer, qui leur offraient, en effet, la voie la plus directe, et leur assuraient, en outre, l'avantage d'avoir toujours à leur disposition les vaisseaux qui suivaient la marche de l'armée. Outre ceux que conduisait Guinemer, et sur lesquels étaient montés ses compagnons, venus avec lui de Flandre, de Normandie et d'Angleterre, comme je l'ai déjà dit, la flotte se composait encore de vaisseaux génois, vénitiens et grecs, qui venaient très souvent de Chypre, de Rhodes et des autres îles, chargés de toutes sortes de marchandises, et rendaient, par là, de grands services à nos légions. Les Croisés prirent aussi avec eux quelques guides, tant parmi les Syriens que parmi les gens au service du prince de Tripoli, et suivirent les bords de la mer, laissant sur la gauche les sommités du Liban, et, après avoir passé Biblios, ils dressèrent leur camp sur la rive d'un fleuve, près d'un lieu nommé Maus. Ils s'y reposèrent un jour entier pour attendre les gens faibles et tous ceux qui, par un motif quelconque, ne pouvaient suivre la marche de l'armée.

CAPUT XXII.

Proficiscentes urbes praetereunt in littore maris sitas, Liddamque et Ramulam perveniunt.

Die demum tertia ante urbem Beritensium, secus fluvium, qui juxta urbem labitur, castrametati sunt: ubi, a praeside loci, ut satis parcerent et arboribus, data pecunia et victualibus ad sufficientiam ministratis, nocte quieverunt una. Sequenti vero die Sidonem pervenientes, secus fluenta, aquarum commoditatem secuti, locaverunt tabernacula. Ubi, nescimus qua fiducia, qui urbi praeerat nostris principibus nullam exhibuit humanitatis gratiam; sed de viribus praesumens suis, exercitum nostrum aggressus est molestare: in quo facto non multum successit ei prospere. Nam quibusdam ex nostris in eos irruentibus, qui eorum discursionibus provocati, diutius dissimulare non poterant, interfectis ex eis aliquot, reliquos infra urbem se recipere compulerunt: unde factum est ut noctem illam in castris, cessantibus eorum molestiis, cum omni tranquillitate peragerent. Mane autem facto, ut aliquantisper recrearetur populus, moram ibi facere decreverunt, mittentes de exercitu expeditiores quosdam, qui de urbanis adjacentibus victui necessaria contraherent: qui comportatis, gregibus et armentis et victualium ingente copia, cum sospitate regressi sunt omnes, excepto quodam nobili viro, Galtero videlicet de Verra, qui, redeuntibus aliis, ad ulteriora progrediens, ut majorem praedam contraheret, dubia sorte sublatus, comparare desiit, universis ejus dubium exitum nimis moleste ferentibus.

Sequenti postmodum die transcursis scopulosis ex parte plurima locis, per loca planiora, a dextris relicta antiqua urbe Sarepta Sidoniorum, viri Dei Heliae nutricia, transmisso flumine, qui medius discurrit, egregiam illius regionis metropolim Tyrum, vetustissimum Agenoris et Cadmi domicilium, pervenerunt; ubi circa illum egregium et saeculis admirabilem fontem hortorum et puteum aquarum viventium castrametati, in pomoeriis late patentibus et multa commoditate refertis, nocte quieverunt una: dehinc die restituta, iterum ad iter se accingentes, exsuperatis angustiis, quae inter montes proeminentes et mare periculose nimis jacent mediae, iterum in plana descenderunt, quae urbi Acconensium subjecta sunt. Ubi juxta civitatem, secus fluvium, qui eamdem urbem praeterlabitur, castrametati, a procuratore et civibus munera suscipientes, rerum venalium bonis conditionibus habuerunt commercium; factus est insuper nostris principibus familiaris et amicus, spondens quod si, post captam Hierosolymam, viginti dierum spatio, absque contradictione in regno possent consistere, aut Aegyptiorum vires superare, ipse urbem Acconensem absque difficultate ulla eis resignaret.

Inde vero progressi Galilaeam a laeva deserentes, inter Carmelum et mare, Caesaream secundae Palaestinae metropolim, quae prisco nomine Turris Stratonis appellata est, pervenientes, secus fluvium, qui de paludibus eidem urbi adjacentibus defluit, castrametati sunt; ubi et sanctum Pentecostes diem, quarto Kal. Junias celebraverunt, a praedicta urbe, vix duobus distantes milliaribus. Inde post diem tertium, itineris resumentes laborem, relictis a dextra locis maritimis, Antipatrida et Joppe, per late patentem planitiem, Eleutheriam pertranseuntes, Liddam quae est Diospolis, ubi et egregii martyris Georgii gloriosum usque hodie sepulcrum ostenditur, in quo secundum exteriorem hominem in Domino creditur requiescere, pervenerunt. Cujus ecclesiam, quam ad honorem ejusdem martyris, pius et orthodoxus princeps Romanorum augustus, illustris memoriae dominus Justinianus multo studio et devotione prompta aedificari praeceperat, audito nostrorum adventu, solotenus hostes dejecerant paulo ante, timentes ne trabes ecclesiae, quae multae proceritatis erant, in machinas et tormenta ad expugnandam urbem vellent convertere. Compertum autem habentes quod in vicino nobilis quaedam esset civitas, Ramula nomine, cum quingentis equitibus dominum Flandrensium comitem praemiserunt, qui civium praetentarent animos, et quidnam haberent propositi experirentur: qui accedentes ad urbem propius, videntes quod nemo ad eos egrederetur, portas, quas patentes repererunt, ingressi sunt, urbem penitus reperientes vacuam. Nocte enim quae praecesserat, cognito nostrorum adventu, abeuntes cum uxoribus et liberis, et universa eorum familia, urbem vacuam reliquerant: quod statim remisso nuntio, comes legionibus significans, ad urbem eos accedere maturare consuluit. Illi vero, completis de more orationibus, ad urbem accedentes, in omni commoditate frumenti, vini et olei, ibi continuum exegerunt triduum, episcopum eidem ecclesiae praeficientes quemdam Robertum Normannum genere, de episcopatu Rothomagensi, cui utramque urbem, Liddam videlicet et Ramulam cum adjacentibus suburbanis, jure perpetuo possidendas contulerunt, primitias laborum suorum cum omni devotione egregio martyri dedicantes.
 

Le troisième jour, ils allèrent établir leurs tentes auprès de la ville de Béryte [15], sur les bords du fleuve qui baigne les murs de cette place. Le gouverneur leur envoya de l'argent et des vivres en quantité suffisante, pour obtenir qu'on épargnât les environs et les arbres, et ils y passèrent la nuit. Le jour suivant, ils arrivèrent à Sidon [16] et s'y reposèrent, ayant toujours soin de profiter du voisinage des eaux. Je ne saurais dire par quel excès de présomption celui qui commandait dans cette ville se résolut à ne montrer aucun empressement à bien recevoir les Croisés. Se confiant légèrement aux forces dont il pouvait disposer, il essaya même d'inquiéter les mouvements de notre armée, et cette tentative ne lui réussit nullement provoqués par les excursions des Chrétiens, les ennemis parurent déterminés à ne pas les supporter plus longtemps; mais quelques-uns des nôtres s'élancèrent aussitôt sur eux, leur tuèrent quelques hommes et forcèrent les autres à se retirer à l'abri de leurs remparts. Dès ce moment, ils ne tentèrent plus de troubler les pèlerins, et ceux-ci passèrent tranquillement la nuit dans leur camp. Le lendemain les princes résolurent de demeurer encore, afin de donner quelque repos au peuple, et ils choisirent dans l'armée les hommes les plus intrépides pour les envoyer dans tous les environs chercher les vivres dont ils avaient besoin. Ils ramenèrent beaucoup de gros et de menu bétail, et toutes sortes d'autres provisions, et rentrèrent au camp sains et saufs, n'ayant perdu qu'un seul homme. C'était un noble nommé Gautier de Verra, qui marcha seul en avant pour chercher, sans doute, un plus riche butin, tandis que ses compagnons reprenaient le chemin de la ville. Il ne reparut plus au camp, on n'eut plus aucune nouvelle de lui, et les Croisés pleurèrent sa perte, présumant bien qu'il avait trouvé la mort.

Le lendemain ils se remirent en marche, traversèrent d'abord un pays couvert de rochers, puis descendirent dans une plaine, laissant sur leur droite l'antique Sarepta de Sidon [17], terre nourricière d'Élie, l'homme de Dieu; et après avoir passé le fleuve qui coule au milieu du pays, ils arrivèrent à la belle ville de Tyr, métropole de cette contrée, antique résidence d'Agénor et de Cadmus, et allèrent dresser leurs tentes auprès de cette belle fontaine des jardins, digne de l'admiration de tous les siècles, non loin du puits d'eaux vives, et au milieu de riches vergers qui s'étendaient de tous côtés et leur offraient toutes sortes d'agréments. Ils passèrent la nuit dans ces lieux; le lendemain ils poursuivirent leur route, franchirent les dangereux défilés situés entre la mer et les montagnes, dont les rochers s'avancent en saillie sur le chemin, et arrivèrent ensuite dans la plaine, au milieu de laquelle se trouve la ville d'Accon [18]. Les Croisés dressèrent leur camp, non loin de cette ville, sur les bords du fleuve qui l'arrose. Le gouverneur et les habitants leur offrirent des présents, et ils eurent aussi la faculté d'acheter toutes sortes de marchandises, à de bonnes conditions; le commandant se montra très bien disposé pour nos princes, et se lia d'amitié avec eux; il leur promit même, s'ils pouvaient s'emparer de Jérusalem dans l'espace de vingt jours, et s'établir sans contestation dans le pays, ou triompher des forces des Égyptiens, de leur livrer la ville d'Accon sans aucune résistance.

En partant de là, les Chrétiens laissèrent sur leur gauche la Galilée, passèrent entre le mont Carmel et la mer, et arrivèrent à Césarée, métropole de la seconde Palestine, anciennement appelée Tour de Straton. Ils établirent leur camp sur les bords de la rivière qui sort des étangs voisins, à deux milles, environ de la ville, et y célébrèrent les fêtes de la Pentecôte, le 28 juin. Après une journée de repos, ils se remirent de nouveau en route, laissant sur leur droite les villes maritimes d'Antipatris [19] et de Joppé [20], et, s'avançant à travers une vaste plaine, ils traversèrent l'Eleuthère [21], et arrivèrent ensuite à Lydda [22], l'ancienne Diospolis, où l'on montre encore aujourd'hui le glorieux sépulcre de l'illustre martyr George, dans lequel on voit qu'il repose dans le Seigneur. Le très-pieux et très-orthodoxe empereur des Romains, Justinien, de célèbre mémoire, avait fait construire une église en l'honneur de ce saint martyr, et avait montré en cette circonstance beaucoup de zèle et de dévotion. Les ennemis, lorsqu'ils furent instruits de la prochaine arrivée des Chrétiens, firent raser cette église jusqu'au sol, craignant que les Croisés ne voulussent s'emparer des poutres qui étaient d'une extrême longueur, et les convertir en machines et en instruments de guerre pour faire le siège de leur ville. Nos princes ayant appris qu'il y avait dans le voisinage une noble ville appelée Ramla, détachèrent en avant cinq cents cavaliers commandés par le comte de Flandre, avec ordre de se porter de ce côté, et de chercher à s'assurer des dispositions des habitants. Ils se rapprochèrent de la ville, et, voyant que personne ne se présentait sur les remparts, et que les portes étaient ouvertes, ils entrèrent sans obstacle, et ne trouvèrent presque personne. En effet, les habitants de Ramla, ayant appris l'arrivée des Chrétiens, étaient sortis de la ville la nuit précédente, emmenant avec eux leurs femmes, leurs enfants et tous ceux qui composaient leurs maisons. Le comte envoya aussitôt des exprès au camp des princes, pour les inviter à venir le rejoindre sans délai. Après avoir fait leurs prières, selon l'usage, les Croisés se rendirent dans la ville, où ils trouvèrent en grande abondance du grain, du vin et de l'huile, et y demeurèrent pendant trois jours. Ils nommèrent évêque de cette église un certain Robert, originaire de Normandie et de l'évêché de Rouen, et lui conférèrent en toute propriété et pour toujours les deux villes de Lydda et de Ramla, ainsi que leurs dépendances, consacrant en toute dévotion à l'illustre martyr les prémices de leurs travaux.

CAPUT XXIII.

Hierosolymitae viris fortibus, armis et victualibus, urbem communiunt diligenter. Cives fideles ex plurima parte extra urbem projiciunt.

Interea Hierosolymitae, de nostrorum adventu nuntiis edocti frequentibus, scientes quod omnis quae advenire dicebatur multitudo, speciale et praecipuum haberet civitatem illam obtinendi propositum, quanta possunt diligentia, quanta valent sollicitudine, urbem communire satagunt; victui necessaria, armorum genera quaelibet, ligna, ferrum et chalybem, et quaecunque obsessis solent praestare praesidium, corrogare, et in urbem inferre, studiis se invicem provenientibus, contendunt. Sed et princeps Aegyptius, qui multo labore eodem anno, Turcorum expulso principatu, praedictam urbem receperat, comperto quod ab Antiochia noster discesserat exercitus, quanto poterat studio, turres reparari praeceperat et moenia. Civibus ut eorum sibi et fidem conciliaret et gratiam, de proprio aerario cum multa liberalitate ministrari praecipiens stipendia, tributorum et vectigalium praestationes remittens in perpetuum: qui tum ut vitae consulerent et saluti, tum ut tantae libertatis sublimarentur privilegio, regiae satagentes parere voluntati, convocatis vicinarum urbium civibus, viris fortibus et industriis, et armatis, optime, urbem communierant diligenter. Insuper etiam convenientes omnes unanimiter in atrio templi, quod erat spatiosissimum, ut nostrorum praevenire possent adventum et praecidere, decreverunt ut, interfectis universis fidelibus, qui ejus urbis erant habitatores, ecclesiam Dominicae Resurrectionis dejicerent funditus, et sepulcrum Domini ab eadem radicitus convellerent, ne illorum occasione aut orationis gratia, fidelium populus deinceps accedere, aut urbem frequentare proponerent. Sed tandem cognito, quod per hoc majora populorum nostrorum in se conflarent odia, et in suum vehementius irritarent interitum, mutato consilio, extorta ab eis violenter universa pecunia, et quidquid habere videbantur, quatuordecim aureorum millia, tum a patriarcha, qui tunc urbi praeerat, tum a populo civitatis, tum ex adjacentibus monasteriis abstulerunt: unde oportuit eumdem virum venerabilem, ut haberet unde tantam summam extortae pecuniae solvere posset (nam ad id universorum non sufficiebant patrimonia) et ut inopiam suam, et plebis quocunque modo consolaretur tenuitatem, in Cyprum insulam navigare, ut ibi a fidelibus eleemosynarum et piae largitionis mendicaret suffragia, quae attritae et esurienti plebi Dei, quae Hierosolymis et in ejus finibus habitabat, mitteret ad vitae sustentationem.

Nec etiam hoc eis visum est sufficere, sed extortis a plebe per quaestiones et gravia tormenta bonis omnibus, exceptis solis senibus et valetudinariis mulieribus et parvulis, omnes alios urbe depulerunt: qui usque ad nostrorum adventum in viculis suburbanis delitescentes, quotidie mortem exspectabant, non audentes urbem introire; sed nec exterius inter persequentem populum, tuta eis dabatur requies, habentibus locorum incolis omnem eorum suspectam operam, et eos usque ad immundas et intolerabiles perurgentibus angarias.

Erat praeterea eodem tempore, in eadem Deo amabili civitate, vir vitae venerabilis et fide insignis, Geraldus nomine, qui ei, de quo supra diximus, praeerat xenodochio, in quo pauperes, qui orationis gratia ad urbem accedebant, hospitabantur, et aliqualem pro loco et tempore sumebant refectionem. Hunc credentes pecuniarum aliquam habere repositionem, et suspectum habentes ne in nostrorum adventu aliquid eis moliretur damnosum, vinculis subjecerunt et verberibus, ita ut manuum ac pedum torquendo ejus confringerent articulos, et membrorum partem maximam redderent inutilem.
 

CHAPITRE XXII.

 

Cependant les habitants de Jérusalem, instruits fréquemment par leurs exprès de la marche de nos troupes, et sachant bien que cette immense multitude de Chrétiens qui s'avançait vers eux avait principalement pour objet de s'emparer de leur ville, s'occupaient avec le plus grand zèle et avec toute l'activité possible du soin de la fortifier, et faisaient tous leurs efforts pour rassembler de toutes parts et faire ensuite transporter dans la ville de nombreux approvisionnements en denrées, en armes de toutes sortes, en bois, en fer, en acier, et enfin les divers objets qui peuvent être de quelque utilité dans une place assiégée. Le prince égyptien, qui, dans le cours de cette même année, était parvenu, en s'y donnant beaucoup de peine, à expulser les Turcs de Jérusalem et à s'en rendre maître, ordonna de réparer les tours et les murailles avec la plus grande activité, aussitôt qu'il apprit que l'armée chrétienne venait de quitter Antioche. Afin de s'assurer de la fidélité et de la bienveillance des citoyens, il prescrivit avec beaucoup de libéralité qu'on leur payât une bonne solde sur son propre trésor, et leur remit à perpétuité les tributs et les charges diverses auxquelles ils étaient assujettis. Les habitants, soit pour travailler eux-mêmes à leur propre défense, soit pour mériter les privilèges et les franchises qui leur étaient accordés, s'empressèrent d'obéir aux ordres de leur souverain; ils convoquèrent tous les citoyens des villes voisines, et firent entrer à Jérusalem un grand nombre d'hommes forts et adroits, parfaitement bien armés. Puis ils se rassemblèrent tous dans le vestibule de la mosquée, qui était extrêmement vaste, et résolurent, pour mieux s'opposer à l'arrivée des armées chrétiennes, de mettre à mort tous les fidèles qui habitaient dans la ville, de renverser de fond en comble l'église de la Sainte-Résurrection et le sépulcre du Seigneur, afin que les Croisés renonçassent à leur projet de s'approcher de la ville, ou même d'y entrer, soit pour y visiter leurs frères, soit pour faire leurs prières dans les lieux saints. Cependant, comme ils apprirent qu'une telle conduite exciterait contre eux les haines les plus violentes, et irriterait les peuples Croisés au point de les animer plus vigoureusement à l'entière destruction des habitants, ils changèrent d'avis, et enlevèrent de vive force aux fidèles tout leur argent et tout ce qu'ils pouvaient posséder; en outre ils exigèrent une somme de quatorze mille pièces d'or, tant du patriarche alors existant que des habitants de la cité et des monastères des environs. Les patrimoines des fidèles n'auraient pas suffi à payer une si forte somme: le vénérable patriarche se vit donc obligé, pour se la procurer, et pour soulager d'une manière quelconque sa misère et celle de son malheureux peuple, de se rendre dans l’île de Chypre, et de mendier auprès de ses frères pour en obtenir des aumônes et de pieuses largesses, qu'il envoyait ensuite au peuple de Dieu qui habitait à Jérusalem et dans les environs, pour le défendre de le famine et le secourir dans son affliction.

Nos ennemis ne s'en tinrent pas là; après avoir enlevé au peuple tout ce qu'il possédait à force de vexations et de tortures, ils chassèrent tous les hommes de la ville, et n'y laissèrent que les vieillards, les malades, les femmes et les enfants. Ces malheureux, exilés jusqu'à l'arrivée de notre armée, vécurent cachés dans les bourgs et villages du voisinage, attendant la mort de jour en jour, et n'osant rentrer dans la ville. Au dehors même, ils n'avaient ni plus de sûreté, ni plus de repos, au milieu d'une population de persécuteurs; les habitants leur témoignaient la plus grande méfiance sur la moindre de leurs actions, et en exigeaient incessamment toutes sortes de corvées honteuses et intolérables.

Il y avait vers le même temps, dans la cité agréable au Seigneur, un homme vénérable, illustre par sa piété, nommé Gérald: il était chef de cet hôpital, dont j'ai déjà parlé, dans lequel on donnait l'hospitalité aux pauvres qui allaient à Jérusalem pour y faire leurs prières, à quoi on ajoutait quelques secours alimentaires proportionnés aux ressources du temps et du lieu. Les citoyens s'imaginèrent que cet homme avait quelque dépôt d'argent, et, craignant qu'il ne machinât quelque entreprise pernicieuse pour le moment de l'arrivée de notre armée, ils l'accablèrent de coups et le chargèrent de fers, qui lui serraient les pieds et les mains à tel point que les articulations en furent brisées, et qu'il se trouva privé de l'usage de la plupart de ses membres.

CAPUT XXIV.

Bethlehemitae ad principes legatos dirigunt; dirigitur illuc Tancredus, qui ecclesiam et locum occupat.

Consummato igitur ibi triduo, custodibus ibi aliquot deputatis, qui munitiorem ejusdem civitatis partem ab hostium tuerentur insidiis, summo diluculo ad exsequendum se accingunt propositum. Unde, assumptis itineris ducibus, viris prudentibus, et locorum peritis, pervenerunt Nicopolim. Est autem Nicopolis civitas Palaestinae: hanc, dum vicus adhuc esset, sacer Evangeliorum liber appellavit Emmaus, beatusque Lucas evangelista hanc dicit ab Hierosolymis distare stadiis sexaginta. De hac Sozomenus in sexto Tripartitae Historiae libro ita ait: Hanc Romani post vastationem Hierosolymorum, Judaeamque victoriam, Nicopolim ex eventu victoriae vocaverunt. Ante hanc urbem in trivio, ubi Christus cum Cleopha post resurrectionem noscitur ambulasse, tanquam ad alium vicum iturus, fons quidam est salutaris, in quo passiones hominum diluuntur, et alia pariter animalia diversis detenta languoribus emundantur: quod ut ita contingat, traditur ex quodam itinere apparuisse Christum ad fontem cum discipulis suis, et lavasse pedes: ex quo aqua facta est diversarum medicamen passionum. Haec praedictus historiographus de castello Emmaus ita disserit: Ubi noctem illam in aquarum abundantia, et rerum copia victui necessariarum egerunt tranquillam;

ubi circa noctis medium, fidelium qui in civitate Bethlehem habitabant, legatio adfuit ad ducem Godefridum, orans et petens cum multa instantia, ut illuc aliquam militiae partem dirigeret. Convenientibus enim ex universis finitimis oppidis et locis suburbanis hostibus, Hierosolymam properabant, tam ut urbem tuerentur quam ut ipsi etiam in urbe salutis sibi invenirent consilium. Timebant autem praedicti fideles, ne ad partes eorum accedentes, ecclesiam dejicerent, quam multo pretio saepius ab eisdem hostibus, ne dejiceretur, redemerant. Audita igitur et cum pietatis affectu suscepta fratrum fidelium postulatione, electis ex suorum numero centum expeditis equitibus, ad locum praedictum, ut fidelibus opem ferrent, dux praecipit contendere: quibus dominus Tancredus datus est primicerius, et consors itineris: qui ducibus ejusdem loci habitatoribus, ad locum summo diluculo perveniunt destinatum; ubi a civibus cum hymnis et canticis spiritualibus honorifice suscepti, introducente eos populo et clero, ingressi ecclesiam, felicis puerperae diversorium, et Salvatoris praesepe, in quo felicium cibus animalium requievit, beatis oculis conspexerunt. Ubi etiam et cives ejusdem loci, prae gaudii et exsultationis immensitate, votiva Domino cantica psallentes, in signum victoriae, domini Tancredi vexillum super ecclesiam statuerunt.

At vero, qui in exercitu remanserant, prae itineris desiderio, loca venerabilia scientes in proximo constituta, pro quorum amore et reverentia tot labores, tot pericula tertio jam anno sustinuerant, noctem ducebant insomnem, votis ardentibus auroram deposcentes, ut itinerarii sui felicem conspicerent clausulam, et tam longae peregrinationis beatam consummationem possent intueri. Videbatur eis nox ultra solitum vices suas producere, partemque lucis futurae sibi usurpare indebite, omnisque mora animis ardentibus periculosa videbatur, eratque abominabilis, juxta id quod proverbialiter dici solet: Animo cupienti nihil satis festinatur; et item illud: Dilatione votum creverat.
 

CHAPITRE XXIV.

 

Après avoir passé trois jours à Ramla, les princes y laissèrent quelques hommes pour garder la partie de la ville la mieux fortifiée, et la défendre contre toute tentative des ennemis, et se remirent ensuite en marche. Ils prirent avec eux de bons guides qui connaissaient bien le pays, et arrivèrent à Nicopolis [23], ville située dans la Palestine. Elle n'était encore qu'un village au temps où furent écrits les livres des saints Évangiles, dans lesquels elle est désignée sous le nom d'Emmaüs; le bienheureux Luc, l'évangéliste, dit qu'elle est à soixante stades de Jérusalem. Sozomène en parle en ces termes dans le sixième livre de son Historia tripartita: « Après la destruction de Jérusalem et la soumission de la Judée, les Romains donnèrent à Emmaüs le nom de Nicopolis, en commémoration de leur victoire. En avant de cette ville et sur le carrefour où l'on sait que le Christ se promena avec Cléophas, après sa résurrection, comme pour se rendre en un autre lieu, est une fontaine salutaire qui guérit les maladies des hommes et dissipe également celles des autres espèces d'animaux. Pour expliquer ce phénomène, les traditions rapportent que le Christ, sortant d'un chemin voisin, arriva vers cette fontaine, accompagné de ses disciples, et qu'il s'y lava les pieds; depuis ce moment, cette eau acquit une vertu spécifique pour guérir toutes sortes de maux ». Les Chrétiens passèrent tranquillement la nuit dans la ville d'Emmaüs, et y trouvèrent en abondance de bonnes eaux et toutes les choses nécessaires à la vie.

Vers le milieu de cette même nuit une députation des fidèles qui habitaient à Bethléem vint se présenter devant le due Godefroi, et le supplia avec les plus vives instances d'envoyer dans cette ville un détachement de ses troupes. Elle dit que les ennemis accouraient en foule de tous les bourgs et les lieux voisins, et qu'ils se rendaient en toute hâte à Jérusalem, tant pour s'employer à la défense de la place que pour pourvoir eux-mêmes à leur sûreté. Les députés annoncèrent que leurs concitoyens craignaient aussi que leurs persécuteurs ne vinssent de leur côté et ne détruisissent l'église, qu'ils avaient déjà rachetée si souvent, en payant des sommes considérables. Le duc accueillit avec une tendre piété la demande de ces fidèles, et leur témoigna une bienveillance toute fraternelle; il choisit dans sa troupe cent cavaliers bien armés, et leur ordonna de se rendre à Bethléem pour y porter secours à leurs frères; Tancrède fût mis à la tête de cette expédition; ils partirent sur-le-champ avec leurs guides, et arrivèrent au point du jour au lieu de leur destination. Les citoyens les reçurent honorablement, en chantant des hymnes et des cantiques sacrés; ils entrèrent dans la ville, escortés par le peuple et par le clergé; on les conduisit à l'église. Ils virent avec des transports de joie le lieu où habita la bienheureuse mère du Sauveur du monde, et la crèche ou il reposa, nourriture offerte aux heureuses créatures de cette terre. Là encore les citoyens de la ville, pleins de joie et ivres de l'excès de leur bonheur, chantèrent des cantiques consacrés aux louanges du Seigneur, et, pour célébrer leur victoire, ils firent arborer au-dessus de l'église la bannière de Tancrède.

Pendant ce temps ceux qui étaient demeurés à l'armée s'animaient de plus en plus du désir d'avancer vers le but de leur voyage. Comme ils se savaient tout près des lieux vénérables pour l'amour desquels ils avaient supporté tant de fatigues et bravé tant de périls depuis près de trois années, il leur fut impossible de dormir pendant toute cette nuit. Leurs vœux les plus ardents appelaient l'aurore qui leur ferait voir le terme fortuné de leur pèlerinage et leur pourrait faire espérer de toucher enfin à l'accomplissement de leurs vœux. Il leur semblait que la nuit se prolongeait au-delà de son cours ordinaire et qu'elle usurpait injustement sur le jour trop tardif à paraître. Dans l'ardeur qui les animait, tout délai leur paraissait dangereux à la fois et plein d'horreur, et l'on voyait en ce moment se vérifier ce proverbe que rien ne va assez vite au gré d'un cœur qui désire, et que tout retard accroît la vivacité de ses vœux.

 CAPUT XXV.

Proficiscens exercitus Hierosolymam pervenit; sed interim excitatur tumultus, in quo cadunt nonnulli de hostibus.

Postquam autem in castris cognitum fuit quod Bethlehemitarum nuntios dux nocte illa susceperat, et de suis in eorum subsidium praemiserat quosdam, non exspectata procedendi licentia vel opportunitate, qualem lux exoriens iter agentibus solet ministrare, intempestae noctis silentio, excitantibus se mutuo plebeis et moram arguentibus, invitis principibus, surrexerunt iter arripientes. Cumque processissent aliquantulum, vir quidam nobilis et strenuus, Gastus Biterrensis, assumpto sibi triginta expeditorum equitum comitatu, ab exercitu separatus versus Hierosolymam, aurora jam illucescente, coepit contendere, ut si quas extra urbem gregum aut armentorum reperiret copias, eas secum in expeditionem deduceret. Cumque jam urbi esset proximus, juxta votum occurrerunt ei animalia, quibus pauci praeerant pastores, qui, visa nostrorum militia, in urbem perterriti aufugerunt. Gastus vero interim, relicta absque custodibus secum trahens animalia, ad exercitum revertebatur: cum ecce ad pastorum vocem exciti Hierosolymitae, correptis armis, praedam abactam violenter revocare cupientes, certatim insecuti sunt abeuntem. Vir vero insignis, insectantium veritus multitudinem, relicta praeda, saluti fugiendo consulens, in collis cujusdam culmine cum suo substitit comitatu; dumque ibi rei praestolaretur eventum, ecce per vallem eidem loco subjectam, dominus Tancredus, cum praedictis centum equitibus, a Bethlehem rediens ad exercitum maturabat, quibus praedictus vir nobilis occurrens, casum qui ei acciderat, ex ordine pandit. Conjunctis itaque agminibus, eos qui praedam reducebant verso secuti sunt itinere; et antequam in urbem se reciperent, subito in eos irruentes, interfectis pluribus, reliquisque in fugam versis, praedam iterum receptam violenter abducentes, ad exercitum cum multa laetitia sunt reversi: a quibus cum quaereretur unde praedam illam contraxerant, respondentes quod de agro Hierosolymitano eam abduxissent, audito nomine civitatis, pro qua tot et tantos labores pertulerant, prae fervore devotionis lacrymas et suspiria cohibere non valentes, pronos in terram se dederunt, adorantes et glorificantes Deum, de cujus munere venit, ut sibi a fidelibus suis digne et laudabiliter serviatur; quique populi sui vota benigne exaudire dignatus est, ut juxta eorum desideria, ad loca optata mererentur pervenire. Unde progressi pusillum, e vicino urbem sanctam contemplantes, cum gemitu et suspiriis prae gaudio fusis spirituali, pedites, et nudis ex plurima parte vestigiis, coepto ferventius insistentes itineri, subito ante urbem constiterunt, castra circumponentes eo ordine, quo a majoribus principibus singulis designabatur. Videbatur impletum esse, quod per prophetam praemissum fuerat vaticinium, et exhibitum historialiter verbum Domini: Leva, Hierusalem, oculos, et vide potentiam regis. Ecce Salvator tuus venit solvere te a vinculo. Et illud: Elevare, elevare, consurge, Hierusalem ; solve vincula colli tui, captiva filia Sion.
 

CHAPITRE XXV.

 

 

Dès qu'on eut appris dans le camp que des députés de Bethléem avaient été introduits auprès du duc de Lorraine, et qu'il venait de les renvoyer avec des hommes de sa troupe pour aller porter secours à cette ville, les gens du peuple, sans attendre la permission de s'avancer, sans se donner le temps de voir paraître le jour qui eût pu favoriser leur marche, se lèvent au milieu même de la nuit, s'encouragent les uns les autres, se plaignent des retards qu'on leur impose, et se mettent en route, en dépit des ordres des princes. Ils s'étaient déjà portés un peu en avant, lorsqu'un homme noble et vaillant, Gaston de Beziers, prenant avec lui une trentaine de cavaliers et se séparant du reste de la troupe, poussa du côté de Jérusalem; l'aurore commençait à poindre, et Gaston poursuivit sa marche pour voir s'il ne trouverait pas dans les environs de la ville quelques troupeaux de gros ou de menu bétail qu'il lui fût possible d'enlever et de ramener au camp. En effet, lorsqu'il se trouva arrivé assez près de la ville, il rencontra des bestiaux qui étaient gardés par quelques bergers, et ceux-ci, dès qu'ils virent arriver des hommes armés, prirent la fuite, remplis d'épouvante et se retirèrent à Jérusalem. Gaston, s'étant emparé des bestiaux demeurés sans gardiens, avait repris le chemin du camp, lorsque les citoyens de la ville, avertis par les cris des bergers, coururent aux armes, et s'élancèrent à la poursuite du guerrier chrétien, pour lui enlever le butin dont il s'était emparé. Gaston cependant, redoutant le nombre de ceux qui se précipitaient sur ses traces, et cherchant à leur échapper par la fuite, se sauva vers une colline et s'arrêta sur le sommet avec son escorte: tandis qu'il attendait pour voir le tour que prendraient les choses, Tancrède revenant de Bethléem avec les cent cavaliers qu'il y avait conduits, et pressant sa marche pour rentrer dans le camp, vint à passer dans la vallée qui se trouvait au pied de la même colline, et Gaston lui raconta aussitôt ce qui venait de lui arriver. Ils réunirent leurs forces, rebroussèrent chemin et se mirent à poursuivre les habitants de Jérusalem, qui emmenaient leurs bestiaux. Ils les atteignirent avant qu'ils eussent pu rentrer dans la ville, les attaquèrent vivement, leur tuèrent plusieurs hommes, mirent les autres en fuite, reprirent une seconde fois leur butin, et retournèrent au camp, remplis de joie. Comme on leur demandait où ils avaient pu trouver l'occasion de s'emparer de ces bestiaux, ils répondirent qu'ils les avaient pris dans la campagne même de Jérusalem. En entendant prononcer le nom de cette cité, pour laquelle ils avaient supporté tant et tant de fatigues, les Chrétiens ne purent se défendre, dans la ferveur de leur dévotion, de verser des larmes et de pousser de profonds soupirs; ils tombèrent la face contre terre, adorant et glorifiant Dieu, dont la bonté avait permis que ses fidèles le servissent honorablement et d'une manière digne d'éloges, qui avait daigné exaucer avec bienveillance les vœux de son peuple, et leur accorder, selon leurs désirs, l'insigne faveur d'arriver enfin dans ces lieux, objet de leurs plus ardentes espérances. Alors s'étant un peu avancés, ils contemplèrent de près la cité sainte, versant des larmes de joie et de piété, poussant de profonds gémissements, marchant à pied et la plupart d'entre eux sans chaussure: ils poursuivirent leur route avec la plus vive ardeur, s'arrêta cent tout à coup en face même de la ville, et dressèrent leur camp dans l'ordre que les principaux chefs de l'armée avaient déterminé, et que chacun d'eux leur indiqua. Ainsi se trouvèrent accomplies les prédictions du prophète; ainsi les paroles du Seigneur se convertirent en un événement historique: Isaïe avait dit: « Réveillez-vous, réveillez-vous, levez-vous, Jérusalem. Sortez de la poussière, levez-vous, asseyez-vous, ô Jérusalem: rompez les chaînes de votre con, fille de Sion, captive depuis si longtemps [24] !».

(01) Tout vice de l’âme attire des reproches d’autant plus éclatants que celui qui s’y livre est plus illustre.

(02) Ou Hézas.

(03)  Aujourd’hui Rawendus, sur une montagne escarpée.

(04) Peut-être Biro ou Al-Bir sur l’Euphrate.

(05)  Entre Hamath et Alep.

(06) Ou Archas; aujourd’hui Arka.

(07) Ezéchiel, chap.27

(08) Ibid v.II

(09) Gabala dans Strabon et Pline, Gavala dans la table de Peutinger, et aujourd'hui Dschebaïl. On y voit encore les restes d'un amphithéâtre. M. Michaud se trompe, à mon avis, lorsqu'il conjecture que c'est le Giblim de la bible, où l'on embarquait les bois du Liban qu'on envoyait h Salomon. (Histoire des Croisades, tom. I, P.345). Ce Giblim est beaucoup plutôt, je pense, l'ancienne Biblos ou Biblios, dite aussi aujourd'hui Gebal, Gebaïl, Dschebail, entre Tripoli et Béryte.

(10) La Balanea des anciens, Balanias d'Abulféda, aujourd'hui Bancas.

(11)   Aujourd'hui Merkab.

(12) Aujourd'hui Merakia.

(13) Aujourd'hui Tarbolos ou Trablos.

(14) Aujourd'hui Gebaïl ou Dschebaïl.
 

(15) Aujourd'hui Bairouth ou Barouth.

(16)   Aujourd'hui Saïd ou Seïd.

(17) Aujourd’hui Sarfend.

(18)  L'ancienne Polémaïs, aujourd'hui Saint-Jean-d'Acre.

(19)  Fondée par Hérode, sur l’emplacement de l'ancien bourg de Caphar-Saba, et nommée Antipatris en l'honneur de son père Antipater. Elle est à quelques lieues de la mer, et Guillaume de Tyr la confond ici, comme ailleurs, avec la ville d'Arsur, ou Arsuf, qui est en effet an bord de la mer, et correspond probablement à l'ancienne Apollonia. C'est de cette dernière qu'il veut parler.

(20) Jaffa.

(21) Rivière qui se jette dans la mer près d'Arados, et que Guillaume, on ne sait comment, place ici beaucoup plus au sud.

(22)  Aujourd’hui Loddo ou Ludd.

(23) Aujourd'hui Cubeïh; comme elle portait anciennement le nom d'Emmaüs, Guillaume de Tyr l'a confondue avec le village d'Emmaüs de l'Évangile; c'est une erreur grave: Nicopolis on Emmaüs, ville assez considérable, était à 176 stades de Jérusalem, tandis qu'Emmaüs, simple village, n'en était, comme le dit saint Luc, qu'à soixante stades. Du reste, cette erreur se rencontre dans un grand nombre d'ouvrages anciens et modernes.

(24)  Isaïe, chap.51, v.17; chap.52, v.2