Flodoard

GUIBERT DE NOGENT

 

HISTOIRE DES CROISADES

 

LIVRE VIII  (suite)

livre VII

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

HISTOIRE DES CROISADES,

 

Par

GUIBERT DE NOGENT.

 

 

 

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CAPUT III.

[XIX.] Quare Deo ascribenda victoria.

--Explicita itaque Deo auctore victoria, Babyloniae princeps militiae, quem patria lingua Admiravisum vocitant, confusus, et infortunium quod sibi acciderat satis admirari non praevalens, multa conqueritur. Considerabat nimirum infinitas quas adduxerat copias, laetissimam juventutem; fortitudine ac specie arma nobilia, commilitonum opes, et, ut sic dixerim, cuncta equestria; et quod animis maximam quorumque inertium parere securitatem solet, pro foribus urbis suae, ad quam certa refugia, in propria pugnavisse provincia. At Francos intuebatur modis omnibus inferiore militia, profligatam diutina fame juventam, rubiginosis ensibus, lanceis nigrantibus, exilem destitutis militum viribus armaturam; cunctis qui prae caeteris videbantur insignes, acri egestate torpentibus, equis omnimodo squalore fatiscentibus: et, ut brevi clausula solvam, pauperrimos omnium, exsulem globum innumerabiles superasse mirabatur indigenas, quin potius, per abjectissimos hominum totius Orientis gloriam concidisse. Juvit quoque nostrorum victoriam plurimum, quod conclamata in hostili exercitu fuga; Admiravisus ille qui praeerat Ascaloni, ubi conspexit Babylonicum vertere terga ducem, fugitivos omnes a propriae urbis ingressu mandat arceri. Mirabantur plane etiam iidem plus nimio hostes, quod minime Franci pro moenibus Jerosolymae, quasi contigui causa praesidii pugnare delegerant, sed sibi obviam duorum itinere dierum pene processerant.

[XX.] At Francis pro tanta Deo, ut par erat, nimium gratulabundis victoria, Robertus Northmanniae comes, vir nunquam suae mirabilis munificentiae, etiam in illius exsilii paupertatibus, expers, hastam illam, quam argento dixeramus ornatam, quae Babylonico principi, veluti signum, praefixa constiterat, a quodam qui rapuerat eam, viginti argenti marchas emit ipsamque in tantae testimonium victoriae ad sepulcrum Domini statuendam Arnulpho, patriarchae vocato, attribuit. At ensem qui ejusdem principis exstiterat, ferunt a quodam septuaginta Byzanteis emptum. Praeterea, portui Ascalonico prosecuta exercitum maxima classis appulerat: ea videlicet illuc occasione conveniens ut Francis evictis, et sub captivitatis vincla conjectis, a victoribus eos emerent, ac per ulteriora Orientis regna venundando distraherent. Hi itaque ubi viderunt foede fugientes Aegyptios, remota continuo delatione velificant, et ad ipsius sali interiora se promovent.

Denique Franci facto ex Sarracenis horribili, praecipue ex Aethiopibus carnificio, ad eorum tentoria jam solitaria revertuntur, ac inaestimabili spoliorum copia reficiuntur. Argenti dives et auri exinde Gaza producitur, Assyriae nobilitatis opes, ac quaelibet pretiosa suppellex habetur: omnimoda animalium genera, variorum armorum utensilia congeruntur: si qua fuere usibus apta, servarunt; quae extera, igne cremarunt. Regrediuntur incomprehensibili triumphantes jubilo, Jerosolymam, infinitis gratiarum lacrymarumque millibus cumulantes Dominicae passionis ac sepulturae memoriam. Tanta autem Francis, ex hujus fortunae coelestis eventibus arrisit ubertas, ut hii, qui prorsus inopes et viatici ipsius egentes, hoc ipsum olim iter inierant, cum multa auri argentique opulentia, ac spectabili equorum mulorumque evectione redirent:

Lux ea Sextilis quae proxima praevenit Idus,
Obtinuit belli tale videre decus.
 

 

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CHAPITRE III.

 

La victoire étant ainsi demeurée aux Chrétiens par la puissance de Dieu, le prince de l'armée de Babylone, que les hommes de son pays appellent émir dans leur langue, confus et ne pouvant assez, s'étonner de la catastrophe qu'il venait d'éprouver, se répandit en plaintes amères. D'un côté il pensait aux troupes innombrables qu'il avait menées à sa suite, et à cette jeunesse brillante et joyeuse qui portait des armes remarquables par leur force et leur qualité: il calculait les richesses de ses compagnons d'armes, qui faisaient, pour ainsi dire, de leur armée une armée de chevaliers ; enfin il remarquait un fait propre à donner la plus grande sécurité aux esprits même les plus timides, savoir, que ses troupes avaient combattu dans leur propre pays, près des portes mêmes de leur ville, dans laquelle elles eussent du trouver un refuge assuré : d'un autre côté il voyait l'armée des Francs inférieure à la sienne sous tous les rapports, une jeunesse déjà abattue par une longue disette, de petites armes, des épées rouillées, des lances toute noircies entre les mains de chevaliers dénués de forces ; ceux qui paraissaient s'élever au dessus des autres, dévorés eux-mêmes d'une cruelle misère, n'ayant que des chevaux exténués de fatigue et rongés de maladie; pour tout dire en un mot, il ne pouvait comprendre que les plus pauvres des hommes, une troupe d'exilés eussent battu les innombrables armées de son pays, et que les hommes les plus vils eussent renversé la gloire de tout l'Orient. Une circonstance qui aida beaucoup à la victoire des nôtres fut que, lorsqu'on eut commencé à croire dans l'armée ennemie qu'il fallait prendre la fuite, l'émir qui commandait à Ascalon ayant vu le prince de Babylone tourner aussi le dos à nos Chrétiens, donna lui-même l'ordre d'empêcher les fuyards d'entrer dans sa ville, et de leur fermer les portes. Enfin ce qui avait mis le comble à l’étonnement des Gentils avait été de voir que les Francs n'eussent pas préféré combattre sous les murs même de Jérusalem, pour avoir derrière eux un point d'appui, et qu'ils se fussent avancés à leur rencontre presque à deux journées de marche.

 

Tandis que les Francs rendaient à Dieu, comme il était juste, mille actions de grâces pour une si grande victoire, et s'en réjouissaient avec transport, le comte de Normandie, qui ne renonça jamais à son extrême munificence, même au milieu des misères de l'exil, acheta, pour vingt marcs d'argent, de l'homme qui l'avait enlevée, cette lance recouverte en argent dont j'ai déjà parlé, et qui était portée comme une espèce de bannière en avant du prince de Babylone ; après l'avoir achetée, le comte la remit à Arnoul, que l'on avait appelé patriarche, pour qu'elle fût déposée, en témoignage de cette grande victoire, auprès du sépulcre du Seigneur. Un autre, à ce qu'on assure, acheta pour soixante et dix byzantins l'épée qui avait appartenu à ce même prince.  Une très grande flotte avait suivi la marche de l'armée égyptienne et abordé au port d'Ascalon, afin de pouvoir, lorsque les Francs auraient été vaincus et réduits en captivité, les acheter des vainqueurs et les transporter pour les vendre dans les royaumes les plus reculés de l'Orient. Mais lorsque les gens de cette flotte virent les Égyptiens s'enfuyant honteusement, ils mirent eux-mêmes à la voile sans le moindre délai, et partirent pour retourner par mer dans les pays de l'intérieur.

 

Après avoir fait une horrible boucherie des Sarrasins, et plus particulièrement des Éthiopiens, les Francs revinrent sur leurs pas, pénétrèrent dans les tentes solitaires de leurs ennemis, et y enlevèrent des dépouilles d'une valeur inappréciable. Ils y trouvèrent d'immenses trésors en or et en argent, richesses de la noblesse d'Assyrie, des effets précieux et de toute espèce, toutes sortes d'animaux, et des amas d'armes de divers genres : tout ce qui pouvait être de quelque utilité fut conservé, et le reste livré aux flammes. Puis triomphants, se livrant à des transports de joie inexprimables, les Chrétiens retournèrent à Jérusalem, versèrent d'abondantes larmes, et rendirent d'infinies actions de grâces à Dieu, en souvenir de la passion et de la mort du Seigneur. Cet heureux événement, don du Ciel, répandit une si grande abondance parmi les Francs, que ceux-là même qui, dès le principe, avaient entrepris cette expédition, complètement pauvres et dénués de provisions pour le voyage, revinrent dès lors avec une grande quantité d'or et d'argent, et un grand nombre de chevaux et de mulets.

 

Cette brillante victoire fut remportée le 13 d'août.

 CAPUT IV.

[XXI.] Diversa prophetarum oracula.

Sed quoniam in hujus voluminis exordio, quaedam exempla praebuimus Scripturarum, quae huic tanto quod explicuimus negotio convenire putavimus, attendendum nunc etiam an Hierosolymitanae obsidioni aliquid consonum apud Zachariam prophetam reperire possimus. « Dicit, inquit, Dominus extendens coelum, et fundans terram; fingens spiritum hominis in eo. » Extendit coelum, qui dilatat Ecclesiam, ut sicut, juxta Isaiam, ab Oriente adduxit semen ejus per apostolos, sic ab Occidente eam debeat congregare per istos. Fundat terram, cum permittit gentilium praecordialiter obdurari perfidiam. Fingit spiritum hominis in eo, cum cujusque fidelis animum format, rationis inditae dono. « Ecce ego ponam Jerusalem superliminare crapulae, omnibus populis in circuitu. » Superliminare, praeeminet ostio: per ostium introitur in domum; crapula officit stomacho. Si ostium, fidem Domini Jesu dicimus, per quam ad Patrem venimus, Jerosolymitanam ecclesiam, quia de ipsa et lex et verbum Domini exierit, non immerito superliminare, ob ea quibus praebuit exordium documenta, vocemus: ad ipsam enim recurrit post annos quatuordecim Paulus, ut Evangelium cum Petro et aliis conferat, ne forte in vacuum cucurrisset aut currat. Sed hoc superliminare, populis omnibus in circuitu est crapula: quia constat omnes eam nationes propter ea, quae ibi resederunt, nostrae credulitatis vestigia fastidire et exsecrari in morem nauseae.

Sed et « Juda erit in obsidione contra Jerusalem. » Non solum, inquit, horrori exteris est, sed et Judas, fidelis scilicet populus, vere confitens eam quae calcatur a gentibus: Jerusalem obsessurus est: « In die illa ponam Jerusalem lapidem oneris cunctis populis. » Si partem pro toto secundum Scripturae usum licet poni, lapis oneris cunctis Jerusalem fit, quia universis Christiani nominis gentibus maximi laboris pondus, in sui liberatione, nuper indixit: « Omnes qui levabunt eam, concisione lacerabuntur, et colligentur adversus eam omnia regna terrae. » Qui sunt, qui Jerusalem levant, nisi qui postquam impleta fuerint tempora nationum, eam a sua conculcatione sublevant? « Jerusalem, inquit Dominus, calcabitur a gentibus, donec impleantur tempora nationum. » Hi concisione lacerantur, quia dici, imo cogitari nullatenus potest, quanta famis sitisque miseria, quantis laborum vulnerumque doloribus eos in obsidendo cruciari constiterit. Et, ut juxta Ezechielem loquar: « Omne caput decalvatum est, et omnis humerus depilatus; » sin alias, vel crebris machinarum impulsibus, seu convehendis oneribus. Sed, levata Jerusalem, « omnia regna terrae adversus eam colligentur; » quod non ut allegoria subintelligendum, sed ut historia noviter relata, supernis oculis intuendum proponitur. Quod enim fuit Orientis regnum, de cujus hominibus ad idem non venerint bellum? Qui enim machinarum omnia genera, quod supra omiseram, obsidendae urbi necessaria secum detulerant: qui etiam praeter bellicos viros, negotiatores ad coemptionem Francorum adduxerant, profecto ex nimietate multitudinis victoriam praesumebant, fortasse majori prorsus majestate numeri, quam Curbaran illum habuisse didicerat.

« In illa die, dicit Dominus, percutiam omnem equum in stupore, et ascensorem ejus in amentia. » Si equus dignitas temporalis accipitur, ascensor equi qui dignitate praeeminet procul dubio intelligitur. Dignitas omnis stupet: quia quidquid usquam imperii, quidquid regni est, adversus hanc novae militiae Dei manum hebetatum, nil audet. Princeps omnis in amentiam vertitur, quia expers est consilii, nec habet quo se vertat, utpote inops virium, quisquis hujus Dominici exercitus fortitudinem experitur. « Et super domum Juda aperiam oculos meos, et omnem equum populorum percutiam in caecitate. » Si Juda, confitens, eos potissimum confessores dicam, qui nunquam a suae credulitatis initio exorbitasse leguntur a fide, Francos utique, quibus omnis tenor hujus innisus est viae. Super hos Deus oculos aperit, cum ipsis effectibus gratiam eis propriae benignitatis ostendit; equum populorum in caecitate percutit, dum superbiam gentilium, consequente eos reprobo sensu, punit. In sacra plane pagina, equus saepe pro superbia ponitur. Quid enim magis caecum, quam sine Dei respectu, Dei filiis inferre bellum? Quid tam reprobum, quam Deum non agnoscere, et ex ipsa ignorantia superbire, et contra fideles bella movere? Sed quo, per verborum lacinias allegoriae libertas excurrit, cum historialis nos veritas, ne per opiniones passim evagari videamur, astringat? Nonne superius hostes diximus caecitate percussos, et gladiis imminentibus stupore suffusos? Et miror qualiter equus videns se egerit, cum rector equi evidentem amentiam incurrerit.

« Et dicent duces Juda in corde suo: Confortentur mihi habitatores Jerusalem in Domino exercituum, Deo eorum. » Quos dixerim Juda duces, nisi fideles illius exercitus principes? Qui confortati sibi Jerusalem habitatores imprecantur, dum totis affectibus, Christianae militiae sanctam illam civitatem fortitudine desiderant instaurari; qua et Christianitas propagetur, memoria Dominica honoretur, gentilitas circumquaque prematur. Sed haec eorumdem fortitudo in Domino exercituum futura dicitur, quod hodieque cernitur, dum manus hominum incredibiliter parva, adversum universa paganitatis regna congreditur, quod totum ex ejus qui coeli virtutibus praeest, sola virtute praesumitur. Ubi bene additur, Deo eorum, et ut non quolibet auctore Deo niti putentur; sed Deo sui ipsorum, scilicet Christianorum.

« In die illa, ponam duces Juda sicut caminum ignis in lignis, et sicut facem ignis in feno: et devorabunt ad dexteram et ad sinistram omnes populos in circuitu. » In hac, inquam, vel fidei, seu divinae prosperitatis die, duces illi, qui vel armis exterius, vel spirituali doctrina interius Christianum populum gubernabunt, erunt caminus: superno, videlicet intrinsecus, amore ferventes, qui peccatorum ligna in gentilitate consumant: et quantum ad exteriora reprobos quosque, ac si fenum, bella succendant. Procul dubio enim scimus Deum ista nequaquam pro unius civitatis liberatione coepisse, sed contra venturi rabiem Antichristi, haec semina, longe lateque fructificatura jecisse. Omnes itaque populos ad dextram et sinistram in circuitu devorant, dum hinc electos, quos dextera innuit, ad pietatem Christianitatis incorporant; illinc reprobos, qui sinistrorsum pertinere noscuntur, digna caedis ultione devastant.

« Et habitabitur Jerusalem rursus in loco suo in Jerusalem. » Si Jerusalem Ecclesia est, locus ejus Christi fides est: Jerusalem ergo in Jerusalem habitatur, cum civitas illa terrestris, ad hoc, ut supernae pacis visioni inhiet, instauratur; locumque habet, quia Christo immutabiliter haeret.

« Et salvabit Dominus tabernacula Juda, sicut in principio, ut non magnifice glorietur domus David; et gloria habitantium Jerusalem contra Judam. » Tabernacula Juda, sicut in principio, Dominus salvat, cum ipse, qui cum patribus nostris mirabilia fecerit, nostris etiam glorificatur adeo temporibus, ut sub aerumnis et calamitatibus majora omnino moderni isti videantur egisse, quam Judaei antiquitus cum uxoribus ac filiis, et continua ventrium plenitudine, sub ducatu apparentium angelorum, frequentibusque miraculis aestimantur implesse. Hos, inquam, veracius salvat: quia eos revera uti filios recipit quos corporaliter occidi permittit, temporaliterque flagellat. Ut non magnifice, inquit, domus David glorietur; id est, veteres qui bellorum victoriis praeeminuerunt, superbire desistant, cum novos quosque potiora exercuisse perpendant. Gloria quoque habitantium Jerusalem, contra Judam elevatur: dum fastus eorum qui ibidem regnavere, et aliqua clara fecere, modernis opponitur. Per David namque, qui potissimum potuit, quidquid in superbia magis habent causae exprimit. Ac si diceret: Etsi David celeberrimus armis exstiterit, et de succedentibus regibus aliquis aliquid gloriae quaesierit, nihil reperitur per quod his nostris exaequari possint. Habitare autem dominari dicimus: unde et a verbo, quod est, habeo, habes, frequentative dictum ponimus. Dicitur vero, et David magnifice gloriari contra Judam, et gloria habitantium Jerusalem: quia ipsi materia sunt superbiendi, nostrorum facta humiliare volentium.

« In die illa, proteget Dominus habitatores Jerusalem. » Et nunquid non hodieque protegit, quos, cuneum nimis exilem, in meditullio gentilitatis infinitae defendit? Audacibus quotidie gentes contiguas armis irritant: et ipsis satis est gentibus si se ab eorum incursione praemuniant, nedum obsidere praesumant.

« Et erit, qui offenderit ex eis in die illa, quasi David; et domus David, quasi Dei, sicut angelus Domini, in conspectu ejus. » Vix invenitur David quidpiam graviter deliquisse, cujus poenam consequenter non legatur in praesenti recepisse. Quicunque igitur ex nostris offenderit, si quasi David, dum non eorum aut luxurias sive superbias, inter eundum, sicut superius continent gesta, Deus ipse impunita reliquit; sed mox, inter ineuntis peccati successus, quae meruere, celerius aut famis, aut quarumlibet difficultatum tormenta rependit. Unde et domus David quasi Dei efficitur, quia per divinae correptionis instantiam ad spiritualis gratiae conceptum reditur. Quibus enim Deus, uti quondam David, paterne disciplinam irrogat, hos statim a suae inspirationis complexu non abdicat. Fit quoque in Dei conspectu ut angelus: quia dum per imminentia flagella homo conspicit se a suis, Deo auctore, eximi affectibus, Deum illico diligere intendit ardentius: dum enim se castigari cognoscit ut filium, amat ut angelus. Dei autem conspectus, pius est hominis interioris affectus.

« Et erit in die illa; quaeram conterere omnes gentes quae veniunt contra Jerusalem. » Ea solemus quaerere, quae nos certum est sub oculis non habere. Quid vero Dei est quaerere, nisi sub aeternae provisionis vocatione facienda proponere? Quaerit ergo Deus conterere omnes gentes quae contra Jerusalem veniunt, et hoc in die illa: quia subtili suo judicio providet ac ordinat quod eos qui fidei contraria agunt aut perpetua damnatione conterat, aut quantum spectat ad examinationem suae ipsorum fragilitatis, imminuat. Unde est, « Tanquam, » inquit, « vas figuli confringes eos, quos rexeris in virga ferrea. » Quod tamen facit Deus illustratione interna, quae est profecto dies; sed illa, quae exprimi videlicet non possit ratiocinatione ulla.

« Et effundam super domum David, et super habitatores Jerusalem, spiritum gratiae et precum. Ipsos habitatores Jerusalem dixerim domum David; quos omnipotens Deus, etsi frequentibus victoriis donavit et donat, creberrimis tamen infortuniis edomuit et redomuit: et dum eos nec continuatione malorum desperare permittit, nec assiduitate bonorum superbire sinit, Spiritum gratiae et precum super ipsos, pius necessario jam dispensator effundit; ut dum nulla prosperitas, quae etiam perfectos quosque resolvit, sine subjecta mox adversitate sibi arridere videtur, semper animus inquietudinum timidus, ad eum qui adjutor est in opportunitatibus, in tribulatione suspirare cogatur.

Ecce jam seposito omni mysterio, materialis illa Jerusalem, quanta putamus aliquoties sub dubietate et timore se habeat, dum, juxta Ezechielem, in medio gentium se attendit positam, et in circuitu suo gentes, circumjacentium nationum infinitatem, suae urbis considerans paucitatem. Et dum barbarum gentium irruptiones indesinenter metuunt, nisi miserabiliter desipiunt, nunquam absque Dei timoris et amoris gratia sunt, quibus nunquam piae affectionis ac precum materiae desunt. Solet nimirum Omnipotens, aculeis adversitatum, ad sui recordationem sollicitare suos: solet titillationibus carnis inurere mentes, ut scilicet, dum ruinam metuunt, votis ac orationibus, Dei subsidio semper inveniantur acclives.
 

 

CHAPITRE IV.

 

Comme dès le commencement de cet ouvrage, nous avons cité quelques passages des Écritures qui nous ont paru parfaitement applicables aux grandes affaires de notre temps, voyons maintenant si nous ne pourrions pas trouver dans le prophète Zacharie quelque chose qui se rapporte exactement au siège de Jérusalem. On lit dans ce prophète : Voici ce que dit le Seigneur, qui a étendu le ciel, qui a fondé la terre et qui forme dans l'homme l'esprit de l'homme. Il étend le ciel celui qui agrandit l'Église, et comme, selon le langage d'Isaïe, il a fait venir sa semence de l'Orient par la main des Apôtres, de même il la fait venir de l'Occident par de nouveaux enfants. Il fonde la terre, lorsqu'il permet que les Gentils s'endurcissent jusqu'au fond du cœur dans leur perfidie ; il forme dans l'homme l'esprit de l'homme, lorsqu'il forme l'esprit de chaque fidèle par la raison qu'il met en lui. Voici, je vais rendre Jérusalem comme une coupe d'assoupissement pour tous les peuples d'alentour. La coupe est élevée au dessus de la porte; par la porte on entre dans la maison : si cette porte est à nos yeux la foi en notre Seigneur Jésus, par laquelle on arrive jusques au Père, nous serons ainsi fondés, d'après les explications qui précèdent, à considérer cette coupe comme l'Église de Jérusalem, d'où sont sorties la loi et la parole du Seigneur, auprès de laquelle Paul retourna au bout de quatorze ans, pour conférer sur l'Evangile avec Pierre et les autres Apôtres, afin de n'avoir pas vainement parcouru, ou de ne pas vainement parcourir le monde. De plus, cette coupe est la coupe d'assoupissement pour tous les peuples d'alentour; car il est certain que toutes les nations qui ont résidé tout autour ont été dégoûtées de suivre les traces de notre croyance, et en ont eu l’aversion comme d'une chose qui donne des nausées.

 

Juda sera du siège qu'on fera contre Jérusalem; non seulement, dit le prophète, Jérusalem sera en horreur aux étrangers, mais Juda même, c'est-à-dire, le peuple fidèle, le véritable confesseur de celle qui est foulée par les Gentils, l'assiégera. En ce temps-là, je ferai que Jérusalem sera pour tous les peuples comme une pierre très pesante. S'il est permis ici de prendre la partie pour le tout, selon le langage habituel des Ecritures, Jérusalem est devenue pour tous comme une pierre très pesante, lorsque tout récemment elle a imposé à toutes les nations qui s'appellent chrétiennes le fardeau du plus rude travail pour assurer sa délivrance. Tous ceux qui entreprendront de la lever, seront meurtris et déchirés, et toutes les nations de la terre s'assembleront contre elle. Quels sont ceux qui entreprendront de la lever, si ce n'est ceux qui, lorsque les temps des nations sont accomplis, cherchent à la soulager de ses foulures? Jérusalem, a dit le Seigneur, sera foulée par les nations, jusqu'à ce que les temps des nations soient accomplis. Ceux-là seront meurtris et déchirés, car on ne saurait en aucune façon dire ni même imaginer de combien de misères de faim et de soif, de combien de fatigues, de blessures et de douleurs ils ont été atteints en faisant ce siège, et pour parler le langage d'Ezéchiel, toutes les têtes ont perdu leurs cheveux, toutes les épaules ont été écorchées : ce qui ne peut s'entendre pour eux que de la nécessité où ils étaient sans cesse de rouler des machines de guerre ou de transporter des fardeaux. Mais lorsque Jérusalem aura été soulagée, toutes les nations de la terre s'assembleront contre elle. Ici, nous ne trouvons plus même le voile de l'allégorie, et le prophète présente aux yeux ce que l'histoire toute récente nous a montré. Quel est en effet le royaume d'Orient d'où il ne soit pas venu des hommes pour faire cette guerre? J'avais omis plus haut de faire remarquer qu'ils avaient traîné à leur suite toutes les machines nécessaires pour faire le siège de la ville : en outre, et sans parler de leurs hommes de guerre, ils avaient également amené des marchands pour acheter les Francs ; car ils se promettaient la victoire de leur immense multitude, plus grande encore peut-être que Corbaran lui-même ne le savait.

 

En ce jour, dit le Seigneur, je frapperai d'étourdissement tous les chevaux et de frénésie ceux qui les montent. Si l’on doit entendre par le cheval toute dignité temporelle, celui qui monte le cheval est sans aucun doute encore plus élevé en dignité. Toute dignité est frappée d'étourdissement, car tout ce qui exerce le commandement, tout ce qui possède l'autorité demeure comme hébété et perd son audace en présence de cette nouvelle milice de Dieu ; tout prince est atteint de frénésie, car il se trouve dépourvu de sagesse; et quiconque éprouve la force de l'armée du Seigneur ne sait plus de quel côté se tourner, et se sent privé de toute sa vigueur. Et j'aurai les yeux ouverts sur la maison de Juda, et je frapperai d'aveuglement les chevaux de tous les peuples. Si Juda est celui qui confesse, à plus forte raison j'appellerai confesseurs ceux qu'on n'a jamais vus se détourner de la foi dès l'origine de leur croyance, les Français par exemple, sur qui porta tout le poids de cette expédition. Dieu a les yeux ouverts sur eux, en leur donnant, par les effets même, les témoignages de sa bonté particulière. Il frappe d'aveuglement les chevaux des peuples, en punissant l'orgueil des Gentils, et en les poursuivant de sa réprobation. Dans les pages sacrées, le cheval sert très souvent à désigner l'orgueil. Quel plus grand aveuglement en effet que de faire la guerre aux enfants de Dieu, sans aucun égard pour Dieu? Quelle plus grande réprobation que de ne pas reconnaître Dieu, de s'enorgueillir de sa propre ignorance, et de prendre les armes contre les fidèles ? Mais pourquoi rechercher le voile de l'allégorie, à travers les replis du langage, lorsque la vérité historique nous empêche de nous égarer dans des opinions diverses? N'ai-je pas dit déjà que les ennemis étaient frappés d'aveuglement et demeuraient saisis de stupeur devant les glaives suspendus sur leurs têtes? Et certes, il serait étonnant que le cheval eût pu y voir pour se conduire, lorsque celui qui le montait était évidemment atteint de frénésie.

 

Alors les chefs de Juda diront dans leur cœur que les habitants de Jérusalem cherchent leur force dans le Seigneur des armées, qui est leur Dieu. Qui appellerai-je les chefs de Juda, sinon les princes fidèles de cette armée? Ceux-ci font des vœux pour que les habitants de Jérusalem soient fortifiés, lorsqu'ils désirent, de toute l'ardeur de leurs pensées, que la Cité sainte soit relevée par la force de la milice chrétienne, afin que par elle le christianisme se propage, que la mémoire du Seigneur soit honorée, et que les Gentils soient écrasés de tous côtés. On dit en outre que la force de ces hommes sera dans le Seigneur désarmées; ce qui se voit aujourd'hui, lorsqu'une poignée infiniment faible d'hommes en vient aux mains avec tous les royaumes païens, entreprise dont on n'a pu attendre le succès que de la puissance de celui qui domine toutes les puissances du ciel. Aussi ajoute-t-on, avec juste raison, qui est leur Dieu, afin qu'ils ne pensent pas pouvoir s'appuyer sur un Dieu quelconque, mais sur leur Dieu, sur le Dieu des Chrétiens.

 

En ce jour je rendrai les chefs de Juda comme un tison de feu qu'on met sous le bois, comme un flambeau allumé au milieu de la paille ; et ils dévoreront à droite et à gauche tous les peuples qui les environnent. En ce jour, dis-je, de foi ou de prospérité divine, ces chefs, qui gouverneront le peuple Chrétien, soit à l'extérieur par les armes, soit à l'intérieur par la doctrine spirituelle, seront le tison : embrasés de l'amour divin, c'est-à-dire d'un amour intérieur, ils brûleront le bois des pécheurs en détruisant les Gentils; et quant aux combats extérieurs, ils consumeront tous les réprouvés comme de la paille. Car nous savons, à n'en pouvoir douter, que Dieu n'a point entrepris ces choses pour la délivrance d'une seule ville, mais qu'il a jeté en tous sens des semences qui produiront beaucoup de fruits contre les fureurs de l'Antéchrist à venir :Ils dévorent à droite et à gauche tous les peuples qui les environnent, lorsque d'une part ils ramènent dans le sein de l'Église Chrétienne ceux que la droite du Seigneur a marqués de son approbation, et que d'autre part ils frappent et détruisent, par une légitime vengeance, les réprouvés qui, comme l'on sait, sont placés à la gauche.

 

Et Jérusalem sera encore habitée dans le même lieu où elle était d'abord ; Si Jérusalem est l'église, le lieu où elle habite est la foi dans le Christ. Ainsi donc Jérusalem habite dans Jérusalem, lorsque cette cité terrestre est restaurée, pour aspirer avec passion à jouir du spectacle de la paix du Ciel: et elle a une habitation, parce qu'elle est immuablement attachés au Christ.

 

Et le Seigneur sauvera les tentes de Juda, comme il a fait au commencement, afin que la maison de David et les habitants de Jérusalem ne s'élèvent point dans leur gloire contre Juda. Le Seigneur sauve les tentes de Juda comme il a fait au commencement; car lui-même, après avoir fait des choses merveilleuses avec nos pères, est aussi glorifié de notre temps, tellement que les modernes, au milieu de leurs misères et de leurs calamités, paraissent avoir fait des choses bien plus grandes que n'en ont jamais accompli ces Juifs de l'antiquité, avec leurs femmes et leurs enfants, marchant l'estomac toujours bien rempli, sous la conduite des anges qui leur apparaissaient, et au milieu de miracles sans cesse renouvelés. Ceux-ci donc, je puis avec plus de vérité les dire sauvés, parce que le Seigneur accueille réellement comme ses enfants ceux qu'il laisse périr quant au corps et qu'il châtie au temporel, afin, dit-il, que la maison de David ne s'élève pas dans sa gloire, c'est-à-dire, afin que les anciens qui se sont illustrés par leurs victoires dans les combats, cessent de s'enorgueillir, en réfléchissant que les modernes ont fait de plus grandes choses. Les habitants de Jérusalem s'élèvent aussi dans leur gloire contre Juda, lorsque l'on oppose aux modernes l'éclat de ceux qui ont régné dans ces mêmes lieux et y ont fait quelques actions brillantes. Par la désignation de David, qui fut le plus puissant, le prophète exprime tout ce qui peut les enorgueillir le plus, comme s'il disait : Quoique David ait été le plus illustre par ses armes, quoique chacun des rois ses successeurs ait obtenu quelque gloire, on ne trouve rien en eux par où ils puissent être comparés aux autres. Nous disons en outre que le mot habiter veut dire dominer; et en effet nous le trouvons fréquemment employé en ce sens, comme provenant du mot habeo, habes, j'ai, je possède. Enfin on dit que David s'élève dans sa gloire contre Juda, et l’on parle de la gloire des habitants de Jérusalem, parce qu'eux-mêmes sont un sujet de s'enorgueillir à ceux qui veulent rabaisser les actions des nôtres.

 

Toujours le Seigneur protégera les habitants de Jérusalem. Et aujourd'hui donc ne les protège-t-il pas aussi ceux qu'il défend, troupe infiniment faible, au centre même de l'innombrable multitude des Gentils? Tous les jours ils provoquent les nations voisines par leurs armes audacieuses, et ces nations bien loin qu'elles osent les attaquer, ont assez à faire de se défendre de leurs incursions.

 

Et alors celui d'entre eux qui était faible deviendra fort comme David, et ceux de la maison de David paraîtront à leur tête comme des anges, comme les envoyés du Seigneur. Il n'est pas une faute grave de la maison de David dont on ne trouve la punition indiquée dans ce passage. Ainsi donc, quiconque parmi les nôtres a été faible devient comme David, car Dieu même n'a laissé impunies ni les débauches, ni les passions orgueilleuses auxquelles ifs se sont livrés pendant le cours de leur voyage, ainsi que le prouvent les faits que nous avons rapportés plus haut; et bientôt, au milieu même des progrès du péché, il leur a envoyé les maux qu'ils avaient le mieux mérites, la famine ou d'autres souffrances de toute sorte. C'est par là que la maison de David est devenue comme celle de Dieu, parce que le sentiment des châtiments divins ramène à celui de la grâce spirituelle; car ceux que Dieu frappe de ses verges paternelles, comme il frappa jadis David, il ne les rejette point tout à coup de ses embrassements et ne leur retire point ses inspirations. Il devient en outre en présence de Dieu comme un ange ; car lorsque l’homme se voit, par les verges qui le menacent de la part de Dieu, privé de ses affections, il s'applique à aimer Dieu avec plus d'ardeur, et, sachant qu'il est châtié comme un fils, il aime comme un ange. La présence de Dieu signifie le pieux mouvement de l'homme intérieur.

 

Et en ce temps-là, je prendrai soin d'exterminer toutes les nations qui viendront contre Jérusalem. Nous avons coutume de chercher les choses que nous n'avons pas sous les yeux. Mais pour Dieu, qu'est-ce que chercher, prendre soin, si ce n'est arrêter, selon les décrets de la prévoyance éternelle, les choses qui sont à faire ? Dieu donc prend soin d'exterminer toutes les nations qui viennent contre Jérusalem, et il en prend soin en ce temps-là, parce que dans la pénétration de ses jugements, il prévoit et dispose que ceux qui agiront contre la foi, il les frappera d'une damnation éternelle, ou les affaiblira en raison de leur propre fragilité. Aussi le roi prophète a-t-il dit: Vous réduirez en pièces, comme un vase d'argile, ceux que vous aurez gouvernés avec un sceptre de fer. Mais Dieu fait cela par une inspiration intérieure, qui est exprimée par ces mots : En ce temps-là; et cette inspiration ne saurait être décrite par aucun raisonnement.

 

Et je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem l'esprit de grâce et de prière. J'ai dit que les habitants de Jérusalem étaient la maison de David. Quoique Dieu leur ait donné et leur donne encore de fréquentes victoires, en même temps cependant il les a domptés et les dompte encore par de fréquentes infortunes; et ne permettant pas qu'ils se livrent au désespoir par une succession continuelle de maux, ni qu'ils s'enorgueillissent par une abondance extrême de biens, dans ses bienfaisantes dispensations, il répand nécessairement sur eux l'esprit de grâce et de prière, afin que, voyant qu'aucune prospérité (l’écueil même des plus parfaits) ne leur sourit sans qu'une adversité ne vienne bientôt à la suite, leur esprit, toujours craintif et agité de sollicitude, soit amené par là à s'élever, dans ses tribulations, vers celui qui est leur appui et leur recours dans toutes les conjonctures.

 

Mais enfin, mettant de côté tout mystère, peut-on penser que cette Jérusalem matérielle ne soit bien souvent en proie aux incertitudes et à la crainte, lorsqu'elle se voit, selon les paroles d'Ezéchiel, établie au milieu des nations et environnée de leurs terres , et qu'elle considère la petitesse de sa ville, au milieu de l'infinie multitude des peuples qui l'entourent? Croit-on qu'ayant sans cesse à redouter les irruptions des nations barbares, s'ils ne sont misérablement insensés, ceux à qui ne manquent jamais des sujets de prière et de sainte affection, soient jamais dépourvus de la grâce qui inspire la crainte et l'amour de Dieu? C'est par l'aiguillon de l'adversité que le Tout-puissant a coutume de solliciter les siens à se souvenir de lui, il embrase les âmes par les séductions de la chair, afin que, redoutant toujours le péril, elles soient toujours prèles à invoquer le secours de Dieu par les vœux et les prières

 

 CAPUT V.

[XXI.] Christianorum calamitates recoluntur.

--Diximus non semel, sed forte multoties, nec repetere piget: tale quid nusquam gentium a saeculo factum. Si filii Israel, miraculis quae ante eos egerit Dominus mihi inferuntur objectis, his ego multo mirabilius astruam mare confertissimae gentilitatis apertum; his interdiu ex columna nubem divini timoris, noctu lumen divinae spei perhibebo praebitum, quibus Christus ipse columna rectitudinis ac fortitudinis inspiravit exempla; quos verbi Dei, ac si manna coeleste, absque ullius terrenae spei, solum confortavit edulium. Illi pabula coelitus ministrata fastidiunt; Aegyptum derelictam, crebro mentibus et voce revisunt; isti sicut nihil unquam retrogradum moliuntur, ita quidquid penuriae ac necessitatis ingruerit, vivacibus animis amplectuntur. Certe illa apud Antiochiam celebrata calamitas, quae frequentibus propemodum inediis oscitabat, non sine quibusdam nobilibus spectaculis traditur exstitisse. Qua putamus, inter illius omnimodae egestatis exitia, qua nil aegrius apud homines consueverit tolerari, magnanimitate se gesserint, qui Christiana theatra, illi procul dubio tempori ac loco convenientia, non spreverint?

De parvulis cum patribus Jerosolymam profectis. Eorumdem parvulorum exercitus. Plane ab his qui interfuere refertur, cum civitas eadem obsideretur, et crebris congressibus obsessores et urbici miscerentur, fiebat saepissime ut viris hinc indeque cedentibus, et impetum vicissim consilio ac ratione frenantibus, puerorum examina pars ex urbe procederent, pars ex nostrorum filiis e diverso coirent, pariterque dignissimi exspectatione confligerent. Sicut namque in exordio hujus historiae retulimus cum apud occidentales regiones percrebruisset Jerosolymitana profectio, patres cum parvulis filiis hoc ipsum aggrediebantur iter. Unde accidit ut mortuis parentibus aliquorum, ipsi pueruli prosequerentur exercitum, labori assuescerent, et, quantum ad inopiae tolerantiam attinet, majoribus impares nullatenus essent. Hi igitur, per se agmine facto, principes sui ipsorum ex se craverant, ille Hugonis Magni, ille Boemundi, hic Flandrensis, iste Northmannici vocabula, et aliorum alii praeferre personas. Ipsi quoties sibi subjectos alimoniarum penuria vexari conspicerent, ad eos quos praelibavimus principes, victualia rogaturi abibant. Quibus iidem proceres plurima largiebantur, unde eorum convenienter imbecillitas aleretur. Talis ergo tamque spectabilis militia, urbanam pueritiam crebro lacessere, longas arundines pro telis habere, de viminibus scuta contexere, arcillos atque missilia, pro suo quique modo, gestare. His itaque et civitatensibus, grandaevis ex utraque parte spectantibus, medio in campo congressis, urbici quidem ex moenibus, nostri autem pro papilionibus exspectabant. Erat ibi cernere impetus in invicem conclamatos, ictus sine ulla tamen mortium suspicione cruentos. Haec saepe praeludia majorum ad iterandos conflictus praecordia concitabant. Dum enim animos sub membris impotentius fervere viderent, dum illa qualiacunque imbelles conspiciunt alacriter arma movere lacertos, dum alterutrorum laesionibus diversae prospectantium partes ingemunt, ad solita, dimotis e medio pueris, seniores bella concurrunt. Ita Dominicum exercitum vix inveniri contigerat feriatum, dum hi instituuntur, illi quotidie exercentur.

[XXII.] Nudipedum exercitus, ac vitae genus.

Erat praeterea et aliud quoddam in exercitu illo hominum genus quod nudipes quidem incederet, arma nulla portaret, nullam ipsis prorsus pecuniae quantitatem habere liceret; sed nuditate ac indigentia omnino squalidum, universos praecederet, radicibus herbarum, et vilibus quibusque nascentiis victitaret. Hos cum quidam ex Northmannia oriundus, haud obscuro, ut fertur, loco natus, ex equite tamen pedes factus, sine dominio oberrare videret, depositis armis et quibus utebatur induviis, eorum se regem profiteri voluit. Inde rex Thafur barbarica coepit lingua vocari. Thafur autem apud gentiles dicuntur, quos nos, ut nimis litteraliter loquar, trudenues vocamus. Qui ex eo sic appellantur quia trudunt, id est leviter transigunt, quaqua versum peragrantes annos. Erat autem isti consuetudo ut, si quando populus sub se agens ad pontis alicujus deveniret transitum, aut aliquas angustias loci cujuspiam attigisset, iste eumdem praeoccupare festinaret ingressum, et perscrutato ad unguem singillatim quoque suorum, si cui duorum pretium solidorum habere contingeret, hunc confestim a sua ditione secluderet, et eum emere arma jubendo, ad armati contubernium exercitus segregaret. Si quos consuetae tenuitatis amantes, nihil prorsus pecuniae aut reservasse aut affectasse conspiceret, hos suo collegio peculiares ascisceret. Putaret hos forsitan quilibet generali utilitati prorsus incommodos, et, unde aliis poterat suppetere sumptus, absque proficuo tales consumere cibos. At vero hi in convehendis victualibus, in stipendiis contrahendis, in obsessione etiam urbium lapidibus intorquendis, dici non potest quam necessarii forent, cum in portandis oneribus, asinos ac jumenta praecederent; cum balistas et machinas crebris jactibus exaequarent.

Praeterea, cum de paganorum corporibus frusta carnium apud Marram, et sicubi alias, cum nimia fames urgeret, reperirentur adempta, quod ab his et furtim, et quam rarissime factum constat, atrox apud gentiles fama percrebuit quod quidam in Francorum exercitu haberentur qui Sarracenorum carnibus avidissime vescerentur. Unde idem homines, ut potissimum apud illos haec intonuisset opinio, Turci cujusdam vecti corpus intusum, ad eorum terrorem palam omnibus, ut dicitur, ac si carnem mandibilem igni apposito torruerunt. Quod illi agnito, et verum penitus quod fingitur autumantes, jam magis insolentiam Thafurum, quam nostrorum quodammodo principum vehementiam formidabant. Turci, plane antiquorum more gentilium, de cadaveribus tantopere cruciantur insepultis, quanto nemo Christianorum studio de animabus videtur cogitare vel dolere damnatis. Unde, ad eorum rancores dirissime concitandos, in obsidione Antiochena, Podiensis facto edicto celebrari per exercitum praecepit episcopus ut, quicunque Turci cujusquam caput sibi deferret abscisum, duodecim denarios referret statim in praemium. Capita enim eorum cum idem suscepisset antistes, super palos ante ipsorum ora pro moenibus civitatis figi ea jubebat ingentes. Quod eos solebat acerbissime torquere, et exanimare cernentes.

Egit etiam ibi pontifex non reticendum quiddam cum procerum nostrorum consilio, ut, cum victualium inopia urbani nostros laborare sentiscerent, nostri econtrario proponerent quatenus boves aratro jungerent, in conspectu urbis ararent et sererent, ut ex hoc idem urbici subintelligerent quod coeptam obsidionem nulla ratione desererent, qui de futuri anni procuranda fruge tractarent.

Haec et alia mira miranda in hac ipsa expeditione sunt gesta, quae posse ab aliquo comprehendi nullo modo putamus universa, sicut sane nemini a saeculo constat auditum ut sine rege, sine principe, ulla de locis propriis egrederetur gentium, ut sub solo Deo parvus et magnus par addiscerent portare jugum, ut non respectaret servus ad dominum, nec dominus nisi fraternitatem usurparet in famulum; sicut, inquam, de praeteritis super hoc exempla praebere non possumus, ita in posterum similia nunquam futura putamus. Quod ex eo maxima ex parte conjicimus, quia, post captam Hierusalem, tantos Christianarum gentium motus vidimus, tot non imparis dignitatis personas, tot equestres non contemnendi nominis alas, tot pedestres copias pariter commigrasse post eos qui praecessere, et viam secuturis paravere cognovimus, ut pene priorum et divitiis et numero suppares indubie judicemus. Quis enim colligat, eo tempore quo Stephanus comes, de quo supra egimus, et ille Philippi regis frater Hugo Magnus, sepulcri Dominici viam iterato coeperunt, summe mediocris et infimi generis quanta ex solis Franciae partibus (de caeteris enim taceo) frequentia processerit? Tacito Burgundiae duce, quid de Pictavensi comite loquar? qui, praeter militiae grandis, quem secum proposuit ductare, globum, etiam examina contraxerat puellarum? Qui, cum majestatis suae passim personaret testis ambitio, Constantinopolim venit, cum perfidissimo hominum Alexi tyranno colloquium habuit. Cujus proditor ille nequissimus adventum, antequam regia comes isdem digrederetur ab urbe, Turcis per epistolas detulit. « Ecce, inquit, e Franciis pinguissimae ad vos progrediuntur oves, quae minus provido tamen pastore reguntur. » Quid plura? comes tyrannici principis fines excesserat, Turcorum ei exercitus repente obvius astat, vires hominis, utpote adventitias incompositasque debilitans, dispergit, praedatur et superat. Ibi Hugo Magnus, genu sagitta percussus, languore protracto, tandem occubuit, apud Tharsum Ciliciae sortitus jura sepulcri. Haec intra eam, quam Satyriam dicunt, facta fuisse provinciam tradunt.
 

 

CHAPITRE V.

 

Nous l'avons dit, non pas une fois, mais bien souvent, et nous ne craignons pas de le répéter : jamais, dans aucun siècle, aucune nation n'a fait de telles choses. Que si l'on m'objecte les enfants d'Israël, et les miracles que le Seigneur a faits pour eux, j'opposerai à ces exemples, comme un bien plus grand miracle, cette mer couverte de l'innombrable multitude des Gentils, et qui s'ouvre devant ceux-ci; je montrerai cette nuée, qui inspire la crainte divine, leur apparaissant, en plein jour, au milieu d'une colonne, et ce rayon d'espérance céleste guidant au milieu de la nuit ceux à qui le Christ, devenu leur appui, présentait sans cesse des modèles de force et de fermeté, ceux que la nourriture de la parole de Dieu fortifiait seule, comme une manne céleste, sans qu'ils pussent se fonder sur aucune espérance terrestre. Ceux-là prennent en dégoût la nourriture que le ciel même leur fournit ; sortis d'Egypte, ils la redemandent sans cesse du cœur et de la voix. Ceux-ci, ne jetant jamais leurs pensées en arrière, acceptent avec toute la vivacité de leur âme tout ce qui leur est envoyé de misères et de privations. Certes, les calamités endurées devant Antioche, et signalées par une famine presque continuelle, ne se sont pas passées sans offrir quelques scènes véritablement nobles. Au milieu de ce délimitent de tout genre, et tel que les hommes n’ont jamais supporté rien de plus affreux, pense-t-on qu'il n'y eût pas une extrême grandeur d'âme chez des hommes qui ne dédaignaient pas d'assister à des spectacles vraiment chrétiens et, sans aucun doute, parfaitement convenables aux temps et aux lieux où ils se trouvaient?

 

Ceux qui s'y sont trouvés rapportent que, tandis que la ville était assiégée, tandis que, dans leurs fréquentes rencontres, assiégeants et assiégés se confondaient pêle-mêle, il arrivait très souvent que, les hommes se retirant des deux côtés, et mettant, par raison et par sagesse, un frein à leur impétuosité, on voyait des bataillons d'enfants s'avancer, les uns venant de la ville, les autres sortant du milieu des nôtres et du camp de leurs parents, puis s'attaquer et se combattre de la même manière, également dignes de fixer l'attention de tous. Car, ainsi que nous l'avons dit au commencement de cette histoire, lorsque la nouvelle de l'expédition de Jérusalem se fut répandue dans toutes les contrées de l'Occident, les pères entreprirent ce voyage, emmenant avec eux leurs fils encore enfants, Il en résulta que, lors même que les parents de quelques-uns d'entre eux furent morts, les enfants cependant poursuivirent la route, s'accoutumèrent aux fatigues, et en ce qui touche les misères et les privations de tout genre qu'il y avait à supporter, ne se montrèrent nullement inférieurs aux hommes laits. Ces enfants donc, ayant formé un bataillon, s'étaient donné des princes choisis parmi eux; l’un avait pris le nom de Hugues-le-Grand, l'autre de Boémond, celui-ci du comte de Flandre, celui-là du comte de Normandie, représentant ainsi ces illustres personnages et d'autres encore. Toutes les fois que ces jeunes princes voyaient quelques-uns de leurs sujets manquer de vivres ou d'autres choses, ils allaient trouver les princes que nous avons nommés, pour leur demander des vivres, et ceux-ci leur en donnaient avec abondance, afin de les soutenir honorablement dans leur faiblesse. Cette jeune et singulière milice allait très souvent harceler les enfants de la ville, chacun d'eux armé de longs roseaux au lieu de lances, chacun ayant tressé pour son usage un bouclier en osier, chacun portant, selon ses forces, de petits arcs et des traits. Ces enfants donc, ainsi que ceux de la ville, tandis que leurs païens les regardaient des deux côtes, s'avançaient et se rencontraient au milieu de la plaine ; les habitants de la ville se portaient sur les remparts, et les nôtres sortaient de leurs tentes pour assister au combat. On les voyait alors s'exciter réciproquement, s'élancer en poussant des cris, et se porter des coups souvent sanglants, sans que cependant il y eût jamais aucun danger de mort. Souvent aussi ces préludes animaient le courage des hommes murs, et provoquaient de nouveaux combats. En voyant l'ardeur impuissante qui animait tous ces membres délicats et ces faibles bras qui agitaient joyeusement des armes de toute espèce, et après s'être affligés de part et d'autre des blessures reçues ou portées, d'ordinaire les spectateurs plus âgés s'avançaient pour renvoyer les enfants du milieu de la plaine, et engageaient entre eux un nouveau combat. Ainsi il était rare qu'on vît l'armée du Seigneur en repos, les uns s'instruisant pour les combats, et les autres s'y exerçant tous les jours.

 

Il y avait en outre dans l'armée une autre espèce d'hommes, qui marchaient toujours pieds nus, ne portaient point d'armes, n'avaient pas la permission d'avoir le moindre argent, et qui, dégoûtants de dénuement et d'indigence, marchaient en avant de tous les autres, et se nourrissaient de racines, d'herbes et des plus grossiers produits de la terre. Un homme, originaire de Normandie, qui n'était point, à ce qu'on dit, d'une naissance obscure, et qui cependant était devenu de chevalier homme de pied, et ne possédait point de seigneurie, ayant vu ces hommes errants de tous côtés en vagabonds, déposa ses armes et les vêtements qu'il portait d'ordinaire, et voulut se faire leur roi. Il commença par prendre un nom de la langue barbare du pays, et se fit appeler le Roi des Thafurs; on appelle Thafurs parmi les Gentils ceux que nous pourrions appeler, pour parler littérairement, des Trudennes, c'est-à-dire des hommes qui poussent (trudunt) ou traversent légèrement une vie vagabonde. Cet homme était dans l’usage, aussitôt que la population qui marchait sous ses ordres arrivait au passage de quelque pont, ou à l'entrée d'un étroit défilé, d'aller en occuper les avenues, et après avoir fouillé sévèrement ses hommes un par un, s'il arrivait que l'un d'entre eux eut seulement sur lui la valeur de deux sous, il le renvoyait sur-le-champ de sa troupe, lui ordonnait d'acheter des armes, et le forçait de s'aller réunir au corps des hommes armés. Ceux au contraire en qui il reconnaissait le goût de cette pauvreté habituelle, et qu'il voyait n'avoir point mis d'argent en réserve ou n'en avoir point recherches, il les attirait spécialement à lui, pour les incorporer à sa troupe. On serait peut-être disposé à croire que ces gens-là étaient nuisibles à l'intérêt général, et que lorsque les autres auraient pu avoir du superflu, ceux-ci l'absorbaient sans aucune espèce d'avantage. Mais on ne saurait dire à quel point ils se rendaient utiles pour transporter les vivres, pour lever les tributs, pour lancer des pierres durant les sièges, pour porter des fardeaux, marchant toujours en avant des ânes et des bêtes de somme, enfin pour renverser les batistes et les machines des ennemis, à force de les attaquer à coups de pierres.

 

En outre, lorsqu'on eut trouvé quelques morceaux de chair humaine enlevés sur les cadavres des païens devant Marrah et en d'autres lieux, au moment où l'on était en proie à une excessive famine (ce qui fut reconnu d'une manière positive avoir été fait en cachette par ces hommes, et cependant très rarement), cette horrible nouvelle étant parvenue chez les Gentils, le bruit se répandit parmi eux qu'il y avait dans l'armée des Francs des hommes qui se nourrissaient avec la plus grande avidité de la chair des Sarrasins. Et dans la suite ces mêmes hommes, pour répandre encore mieux cette opinion parmi les ennemis, et pour leur inspirer plus de terreur, s'emparèrent un jour du corps tout entier d'un Turc, le mirent, à ce qu'on dit, sur un feu qu'ils avaient préparé à cet effet, et le firent rôtir à la vue de tout le monde, comme une viande bonne à manger. Les Turcs ayant appris ce fait, et croyant à la réalité de ce qui n'était cependant qu'une feinte, en vinrent dès ce moment à redouter les étranges procédés des Thafurs beaucoup plus que toutes les violences d'aucun de nos princes. Selon l'opinion des Gentils de l'antiquité, les Turcs ressentent une aussi vive douleur pour un cadavre qui demeure sans sépulture, qu'aucun Chrétien en peut éprouver à la pensée d'une âme frappée de damnation. Aussi, et pour exciter leur fureur de la manière la plus poignante, l'évêque du Puy ordonna-t-il par un édit qu'il fit publier dans toute l’armée, durant le siège d'Antioche, de donner une récompense de douze deniers, immédiatement payés, à quiconque apporterait une tête de Turc; et lorsque le prélat avait ainsi cocu quelques têtes, il prescrivait de les planter au bout de perches très longues devant les murailles de la ville, et sous les yeux mêmes des ennemis; ce qui leur faisait toujours le plus violent chagrin, et les glaçait d'épouvante.

 

Ce même évêque fit encore en ce lieu, et d'accord avec le conseil de nos princes, une chose que je ne dois pas passer sous silence. Tandis que les assiégés commençaient à s'apercevoir que nous soutirions de la disette des vivres, l'évêque voulut que de leur côté les nôtres attelassent des bœufs à des charrues, et se missent à labourer et à semer les champs, sous les yeux même des habitants, pour leur donner à entendre qu'aucun motif ne pourrait porter les assiégeants à renoncer à leur entreprise, puisqu'ils s'occupaient déjà à s'assurer des récoltes pour l’année suivante.

Telles sont les choses merveilleuses qui furent faites dans le cours de cette expédition, et tant d'autres encore qu'il serait, je crois, impossible à qui que ce soit d'en rassembler tous les détails; et comme on n'a jamais entendu dire dans aucun siècle qu'aucune nation soit sortie de son pays sans roi ni prince, que grands et petits aient su se soumettre à porter le même joug, sous l'autorité seule de Dieu, en sorte que le serviteur n'appartenait point au seigneur, et que le seigneur ne prenait sur le serviteur que les droits de confraternité; comme, dis-je, on ne peut trouver dans le passé aucun exemple semblable, de même je ne crois pas qu'on en rencontre jamais de pareil dans la postérité. Et ce qui autorise à établir cette opinion, c'est que, même après la prise de Jérusalem, nous avons vu un aussi grand mouvement parmi les nations chrétiennes, et autant de personnes dune pareille illustration, autant d'escadrons de chevaliers portant des noms recommandables, autant de bandes innombrables de gens de pied partir de la même manière, marchant sur les traces de ceux qui les avaient précédés, et leur avaient ouvert les voies; en sorte que nous pouvons allumer sans hésitation que cette seconde expédition ne fut point inférieure à la première, ni par les richesses, ni par le nombre de ceux qui y prirent part. Qui pourrait dire, en effet, combien fut grande, à l'époque où le comte Etienne, dont j’ai déjà parlé, et le frère du roi Philippe, Hugues-le-Grand, entreprirent leur second voyage au sépulcre du Seigneur; combien fut grande, dis-je, l’affluence des hommes de la classe moyenne et de la classe inférieure, partis seulement des diverses régions de la France, sans parler même d'autre pays? Si je me tais sur le duc de Bourgogne, que dirai-je du comte de Poitou, qui indépendamment des nombreux chevaliers qu’il avait résolu d'emmener avec lui, rassembla aussi des essaims de jeunes filles? Tandis que la renommée de sa grandeur retentissait de tous côtés, il arriva à Constantinople, et eut une conférence avec le plus perfide de tous les hommes, le tyran Alexis. Ce traître méchant annonça son arrivée aux Turcs, par les lettres qu'il leur écrivit, avant que le comte eût quitté la ville royale: Voici, leur manda-t-il, les brebis les plus grasses du pays de France s'avancent vers vous, conduites par un pasteur doué de peu de sagesse. Que dirai-je de plus? Le comte avait dépassé les limites de l'Empire de ce prince despotique ; tout à coup une armée de Turcs se présenta devant lui, et comme dans sa marche il n'avait pas encore rassemblé et mis ses forces en bon ordre, elle les dispersa, les pilla et remporta la victoire. Dans cette rencontre, Hugues-le-Grand fut blessé d'une flèche au genou ; il languit quelque temps, succomba enfin, et trouva un sépulcre à Tarse de Cilicie. Ces événements eurent lieu, dit-on, dans la province appelée Satyrie.

 CAPUT VI.

[XXIII.] Perfidus imperator Francorum duces deludit.

--At Stephanus comes cum quibusdam pontificibus regni nostri, inter quos Hugo Suessionicus, et Parisiorum Guillelmus illustris indolis generisque viri, qui praesulatui suo in primaevo flore clarissimis moribus ministrabant, et Engelrannus Laudunensis, vir sicut forma et eloquentia, utinam sic religione! conspicuus, cum multa ordinum omnium dignitate moenia Constantinopolitana subintrant. Quos ad se imperator evocat, magnis primores eorum donariis munerat. Consultantibus illis, an prioris exercitus, seu diversa proficiscerentur via, ille veraciter intulit non tantum eos habere equitatum, ut sufficiant a prioribus tramitem tenere diversum. Illi, nova sese putantes et superioribus valentiora facturos, profitentur se per exteras regiones ituros. Pariter vero ab imperatore expostulant quatenus ubique generale universalis Graeciae habere mercatum, ipso jubente, debeant. Spopondit ille, et sciens eos in propriam hac sua insolentia veluti conspirasse perniciem, eorum quem providebat optime errori laetabundus assensit. Per Paphlagoniam igitur, non dicam modo quibuslibet peregrinantibus, sed ne scripturis quidem, nisi quam rarissime cognitam provinciam, nescio quod monentur intrare desertum. Viaticum portare eos prohibet imperator, nisi quantum diebus quadraginta solis esset necessarium. Praeterea pene quodammodo dehortatur viatici lationem, dum magnifice pollicetur totius terrae negotii prosecutionem.

Internecioni traditur exercitus Francorum.

Euntibus ergo et jam in profundae solitudinis ulteriora progressis, vulgus quod sine viatico, spe promissi negotii, incaute processerat, coeperat in dies vehementissima fame urgeri, intumescere ac emori; exercitus quoque cadaverum passim decumbentium fetore vexari. Aliquoties plane, cum postremos egenae multitudinis duces exercitus castigarent, ne equitatum tardius sequerentur praecedentem, ne in eos Turci videlicet involarent, illi famis torsionibus acti, votis et precibus exoptare ut venirent. Armeniorum jam pene fines attigerant, exesis hominibus, animalibus inedia moribundis, subito ingruunt Turcorum millia numerosa. Sed Franci, qui primas tunc exercitus videbantur actitare custodias, facile eorum, lassabundi licet, illico obtudere molimina. Postridie, cum Turci Francos a prima fronte discessisse vidissent, Langobardis, Liguribus et Italis, priora, proh dolor! occupantibus loca, irruunt, persensa anteriorum ignavia hostes acerrimi; hisque qui praeibant et signa ferebant, foede terga dedentibus, totus non tam fugae, quae nimium tenuis ut pote fame tabentium fuerat, sed internecioni miserandae patet exercitus. Fugientes non qua venerant regrediebantur, nec, ut gregatim saltem fugerent, glomerabantur; sed quorsum quemque ferebat animus, verterat illo gradum, sine dubio moriturus. Quae eorum caedes et insecutio perseveravit pene continuis octo diebus.

Erat in eo quidam archiepiscopus Mediolanensis exercitu, qui capellam Beati Ambrosii, planetam scilicet et albam, si qua alia nescio, secum tulerat, auro tantique pretii gemmis ornatam ut nusquam terrarum reperire quis huic valeret aequandam. Hanc Turci abduxere correptam, Deo fatui illius praesulis, qui rem adeo sacram barbaris terris intulerat, tali damno ulciscente dementiam. Tanta fuit ibidem promiscui sexus Christianitatis occisio, tanta pecuniarum, vestium, auri argentique repertio, ut, de illo quod expeditio prima intulerat, damno, haec una victoria sufficienti Turcis potuerit esse solatio. Cum enim ducenta, et, ut aliqui astruunt, his amplius ferme millia Christiani nominis illic essent, vix septem millia resederunt. Comes autem Stephanus, cum plerisque potentibus, inter quos Harpinus Bituricensis vir magnificus, et comes trans Ararim Stephanus, ibidem fuere, pariterque Hierosolymam devenere. Ubi positis, cum imperatoris Babylonici exercitus apud Ramothenam urbem Balduino, nunc regi, bellum obtulisset, Harpinus memoratus regi intulit quatenus praelium differret, donec quidquid virium poterat habere, conferret; rex ait: « Si times, inquit, fuge Biturigas, » hisque dictis, inconsulte conflixit, omnesque suas illico copias, in praedictam civitatem compulsus, amisit; ipse solus evasit. Multi tunc in captivitatem acti; multi, quo fine defecerint, hucusque sumus incerti.

Harpinus Bituricensis monachum induit.

--Harpinus captivus abducitur; deinceps a captivitate solutus, in Franciam rediens monachus efficitur. De Carnotensi Stephano nihil certi habetur, nisi quod interemptus, sine ullis tamen indiciis, creditur; intra turrim nimirum quamdam cum aliis innumeris comprehensus, apud praefatam urbem, utrum captivitatis sorti fuerit, an mortis, addictus, certis scire auctoribus hucusque nequivimus, nisi quod ad fidem necis ejus, quia nusquam comparuit, procliviores sumus. Turci plane caesorum cadavera, post victoriam, desectis solent damnare capitibus, eaque pro signo asportare triumphi. Quibus sublatis, difficile est prorsus cujusque personam ex corpore trunco cognosci. Eadem autem ambiguitas et de quibusdam clarissimis viris aliis hactenus est habita. Interea rex ipse, qui, ut praelibatum est, solus evaserat, et non modo pro communi, quod imminebat, exitio lugebatur a suis, sed etiam cum cachinno interfectus clamabatur ab ethnicis; per horrida quaedam et paucis comperta montana procedens, desperatae tandem Hierosolymae, et extrema jam pericula cum debitis moeroribus praestolanti, post biduum, nisi fallor, se intulit. Qui collecto celerrime quem potuit equitatu, et delectu optimorum peditum pro facultate habito, clementiori jam Domino, cum triumphanti, sed non diu, gentilitate, bello decernere parat. Cum ergo regem mortuum sic putarent, reparatis continuo copiis apparuit; longe altera quam pridem auctoritate conflixit, et in fugam eos agens, novum ipsorum timorem, atrocissimae caedis punctione reflavit.

[XXIV.] Godefridi regis obitus. At quoniam Godefridum regem, hujus Balduini germanum, nequaquam superius obisse, materia ordinem praeoccupante, retulimus, dignum est ut quo fine defecerit, et ubi sepultus sit breviter explicemus. A quodam contiguae gentilitatis principe eidem transmissa feruntur exenia lethalibus, ut patuit, venenis infecta, quibus utens improvide, cum eum qui miserat suspicaretur amicum, subita infirmitate decubuit, nec mora, exanimatus occubuit. Sunt et a quibus, hac opinione repulsa, naturaliter feratur obisse diem. Sepelitur autem, in testimonium ejus quam fide vitaque meruerat redemptionis aeternae, circa ipsum Dominicae passionis locum, in eo jure obtinens omnimodo monumentum, quem eruerat quemque defenderat a conculcatione ac irruptione gentilium. Cujus mira humilitas et monachis etiam imitanda modestia, illo praedicabili admodum regni sui tempora titulo insignivit, ut nunquam intra Hierosolymitanam civitatem regium coronatus diadema tulerit: ea consideratione videlicet, quia generalis universorum salutis auctor Dominus noster Jesus Christus, spineum ibidem sertum humana irrisione gestaverit.

Godefrido successit germanus frater Balduinus.

--Quo, ut praefati sumus, exacto, a fraterna eum temperantia et sagacitate futurum degenerem nulla ratione credentes, Balduinum ex Edessa transferunt, et sanctae illius Christianitatis novae coloniae regnare constituunt. Quaedam nempe clarissima in eorum virorum natura notaverant, et notata dilexerant, tranquillos utique, et totius nescios jactantiae mores, irremissam, et plusquam regiae competeret majestati, sine ulla pene formidine mortis audaciam, remotam quoque ab omni habitu ipsorum, petulantiam, et supra opum suarum vires liberalitatem omnino munificam. Hujus autem Balduini erga suos fides, erga se comtemptus, ex uno conjici valet facto, quod videlicet dum in expeditione contra hostes ageret, pro ereptione cujusdam peditis in tantum sese periculo ingesserit, ut, gravissimum vulnus excipiens, vix discrimina paratae necis evaserit.
 

 

CHAPITRE VI.

 

Cependant le comte Etienne était parti avec quelques évêques de notre royaume, parmi lesquels étaient Hugues de Soissons, et Guillaume de Paris, hommes d'un caractère et d'une naissance illustres, qui, dans la fleur de l'Age, gouvernaient leurs diocèses avec une sagesse éclatante, et Enguerrand de Laon, distingué par sa beauté et son éloquence ; et plut à Dieu qu'il l'eût été autant par ses sentiments religieux! Le comte entra dans les murs de Constantinople avec une brillante suite d'hommes de tous les rangs; l'empereur les appela auprès de lui et combla de ses dons les principaux d'entre eux, ils le consultèrent pour savoir s'ils devaient suivre les traces de la première armée, ou prendre un autre chemin; et l'empereur leur répondit avec véracité qu'ils n'avaient pas une assez forte cavalerie pour s'engager dans une route autre que celle qu'avaient suivie leurs devanciers. Mais eux, espérant faire des choses nouvelles et se distinguer plus que les précédentes expéditions, déclarèrent qu'ils traverseraient d'autres contrées et demandèrent en même temps à l'empereur de donner des ordres, afin qu'ils pussent obtenir la faculté de commercer sans obstacle dans tout l'empire Grec. Il le leur promit, et, voyant que par cette entreprise hasardeuse ils conspiraient eux-mêmes leur propre ruine, il consentit avec joie à l’aveu dont il prévoyait très bien les résultats. Etant donc entrés dans la Paphlagonie, province très peu connue, je ne dis pas seulement des pèlerins, mais qu'on ne trouve même que très rarement désignée dans les Écritures, ils se laissèrent persuader de s'engager dans je ne sais quels déserts; l'empereur les avait invités à ne transporter de vivres qu'autant qu'ils en auraient besoin pour quarante jours et les avait dissuadés d'en prendre davantage, en leur promettant, dans sa magnificence, de pourvoir à leurs intérêts, sur toute l'étendue de son territoire.

 

Ils allèrent donc en avant, et s'étant engagés de plus en plus dans ces profondes solitudes, le peuple, qui s'était avancé imprudemment sans avoir de provisions, se confiant aux promesses qu'il avait reçues, se trouva bientôt livré à une famine qui allait croissant de jour en jour ; on voyait les hommes enfler et mourir, et l'armée était en outre désolée de la puanteur des cadavres qui jonchaient la terre de tous côtés. Quelquefois aussi, lorsque les chefs châtiaient ceux de cette multitude affamée qui demeuraient en arrière, pour les forcer à suivre la marche plus rapide de la cavalerie et à ne pas s'exposer à être attaqués subitement par les Turcs, on les voyait, au milieu des tourments qu'ils enduraient, faire des vœux et adresser des prières au Ciel pour que ceux-ci vinssent les attaquer. Ils étaient sur le point d'atteindre aux frontières de l'Arménie, les hommes entièrement épuisés, les animaux mourant de faim, lorsque tout à coup les Turcs s'élancèrent sur eux par milliers : les Français, qui ce jour-là formaient l'avant-garde de l'armée, quoique très fatigués, n'eurent pas de peine à déjouer les efforts de l'ennemi. Mais le lendemain, les Turcs voyant que les Français avaient quitté la première ligne et étaient, ô douleur! remplacés par les Lombards, les Liguriens et les Italiens, s'élancèrent en ennemis acharnés, prenant avantage de la lâcheté des hommes de l'avant-garde. Ceux-ci, qui marchaient donc les premiers et portaient les étendards, tournèrent le dos honteusement, et toute l'armée se trouva ainsi livrée, bien moins encore au malheur d'une déroute (car la famine l'avait trop exténuée pour qu'elle pût fuir) qu'aux plus déplorables scènes de carnage : ceux qui fuyaient ne retournaient point au lieu d'où ils étaient partis, on ne cherchait point à se rallier pour fuir du moins par bandes nombreuses, chacun dirigeait sa marche où l'emportaient ses esprits égarés et comme pour aller chercher une mort inévitable. Ils furent ainsi poursuivis et massacrés sans relâche, presque pendant huit jours de suite.

 

Il y avait dans l'armée un certain archevêque de Milan, qui avait emporté avec lui une chape du bienheureux Ambroise, toute blanche et resplendissante (je ne sais s'il avait encore d'autres chefs), et tellement ornée de dorures et de pierreries d'une grande valeur, qu'en aucun autre lieu de la terre on n'eût pu en trouver de semblable. Les Turcs s'en emparèrent et l’emportèrent, et Dieu punit ainsi la folie de ce prélat étourdi, qui avait porté dans le pays des Barbares un objet aussi sacré. Il y eut en cette occasion un si grand carnage de Chrétiens des deux sexes, on leur enleva tant de richesses, tant d'or et d'argent et de vêtements précieux, que cette seule victoire suffit pour indemniser les Turcs de toutes les pertes qu'ils avaient subies par le fait de la première expédition. Celle-ci était forte de deux cent taille individus Chrétiens, et même plus, au dire de quelques personnes, et il ne s'en sauva que sept mille tout au plus. Le comte Etienne, et plusieurs des hommes puissants, parmi lesquels étaient Harpin, homme magnifique, de la ville de Bourges, et le comte Etienne d'au-delà de la Saône, arrivèrent enfin à Jérusalem.

 

Lorsqu'ils y furent rendus, l'armée du roi de Babylone était devant Ramla, offrant la bataille à Baudouin, qui règne maintenant à Jérusalem. Harpin dont je viens de parler engagea le roi à éviter le combat, jusqu'à ce qu'il eût rassemblé toutes les forces dont il pourrait disposer, et le roi lui dit alors ; Si tu crains, fuis, et va-t'en à Bourges. — A ces mots il engagea imprudemment la bataille, perdit toutes ses troupes, fut rejeté dans la ville de Ramla et s'échappa seul. Beaucoup de Chrétiens furent emmenés en captivité, et nous ignorons encore en ce moment quelle fut la fin de beaucoup d'autres. Harpin fut fait prisonnier; puis, ayant recouvré sa liberté, il retourna en France et se fit moine. On ne sait encore rien de positif au sujet du comte Etienne de Chartres; mais l’on croit qu'il fut tué, sans en avoir cependant de preuve certaine. Renfermé dans une des tours de la ville de Ramla avec un nombre infini de Chrétiens, il y fut pris, et nous n'avons pu découvrir jusqu'à ce jour s'il fut emmené en captivité ou frappé de mort : toutefois nous sommes plus portés à adopter cette dernière supposition, attendu qu'il n'a jamais reparu depuis cette époque. Les Turcs ont coutume, à la suite d'une victoire, d'enlever les têtes des cadavres de leurs ennemis, et de les transporter en triomphe; et, dans ce cas, il est extrêmement difficile de reconnaître des corps ainsi tronqués. On est demeuré jusqu’à présent dans la même incertitude, au sujet de quelques autres hommes très illustres.

 

Cependant le roi qui, comme je l'ai dit, s'était seul échappé, était pleuré par tous les siens, en raison des graves périls qui les menaçaient; et, de plus, les païens proclamaient avec une joie moqueuse la nouvelle de sa mort : lui cependant, traversant d'affreuses montagnes, connues de bien peu d'individus, arriva deux jours après, si je ne me trompe, à Jérusalem, où l'on s'attendait déjà aux plus grands périls et où l’on se livrait à une douleur bien légitime. Il rassembla très promptement tout ce qu'il put convoquer de chevaliers et l'élite des hommes de pied, et le Seigneur se montrant plus clément, le roi se disposa à faire de nouveau la guerre aux Gentils, triomphants en ce moment, mais seulement pour quelques instants. Tandis que ceux-ci le croyaient réellement mort, il reparut aussitôt à la tête de ses nouvelles troupes, combattit avec plus de vigueur qu'il n'avait fait auparavant, et, mettant ses ennemis en fuite, il leur inspira de nouveau une grande terreur, et en fit un affreux carnage.

 

 Mais comme, entraîné par mon sujet, je n'ai point encore parlé de la mort du roi Godefroi, frère de ce roi Baudouin, il est juste que je dise en peu de mots comment il finit et en quel lieu il fut enseveli. On rapporte qu'un prince d'une tribu de Gentils située dans le voisinage, lui ayant envoyé des présents infectés de poisons mortels, comme cela fut reconnu par la suite, Godefroi s'en servit imprudemment, ne se méfiant point de l'amitié de celui qui les lui avait envoyés, qu'il fut subitement saisi d'un mal qui le força à s'aliter, et qu'il en mourut bientôt après. Quelques personnes cependant rejettent cette opinion et disent que Godefroi mourut d'une mort naturelle. Il fut enseveli, en témoignage de l'éternelle rédemption qu'il avait méritée autant par sa foi que par la conduite de toute sa vie, auprès du lieu même de la passion du Seigneur, et obtint à bien juste titre un monument dans le lieu qu'il avait délivré et défendu des irruptions et des insultes des Gentils. Son admirable humilité, sa tempérance digne d'être offerte en exemple aux moines même, ajoutèrent un nouvel éclat à son règne, d'ailleurs si recommandable; car il ne voulut jamais porter la couronne royale dans la cité de Jérusalem, sur le motif que notre Seigneur Jésus-Christ, l'auteur du salut du genre humain, livré aux insultes de l'homme, n'y avait porté qu'une couronne d'épines.

 

Après sa mort, les Chrétiens jugeant que son frère Baudouin ne lui serait nullement inférieur en tempérance et en habileté, le firent venir d'Edesse et le chargèrent de régner sur cette nouvelle et sainte colonie de Chrétiens, ils avaient reconnu et appris à chérir, dans le caractère de ces deux hommes, des qualités éclatantes, des vertus douces et exemples de toute espèce d'orgueil, un courage inébranlable, qui les élevait toujours au dessus des craintes de la mort, et les emportait même plus loin qu'il n'eut convenu peut-être à la majesté royale; enfin une générosité tout-à-fait magnifique et toujours supérieure à leur fortune. Un seul fait suffira à prouver combien Baudouin était toujours fidèle aux siens, et savait s'oublier lui-même. Dans une expédition qu'il avait entreprise contre les ennemis, il s'exposa à un si grand péril pour sauver un de ses hommes de pied, qu'il reçut lui-même une grave blessure, dont il faillit perdre la vie.

 CAPUT VII.

[XXV.] Prognostica de Christianorum expeditione Jerosolymitana. Fuit interea quiddam, quod maxime gentium innumerabilitatem circumpositarum, ne contra nostri nominis insurgerent paucitatem, vehementer exterruit, nec minus hodieque terrere dignoscitur: quod scientia scilicet astrorum, quae apud Occidentales quo tenuior exstat et rarior, eo apud Orientales, ubi et originem habuit, continuo usu ac frequenti memoria magis fervere cognoscitur, evidens idem gentiles prognosticum se accepisse testantur, et jamdudum ante infortunia, ipsa praescientia quia a Christiano populo subigerentur; sed artis ipsius peritia ad integrum instrui non poterant quo ista tempore complerentur.

[XXVI.]--Ante duodecennium ferme enim quam proceres nostri Hierosolymitanum aggrederentur iter, Robertus Flandrensium senior comes, de quo in primo hujus operis egimus libro, cum multis opibus Hierusalem, orationis gratia, est profectus. Qui cum eadem moraretur in urbe aliquot, desiderio videndi loca sancta, diebus, et ob sui munificentiam, cognoscendi plurima, etiam quae apud gentiles fierent, permitteretur habere licentiam, quadam die, uti ab his didici qui familiarem inibi comiti praestiterant comitatum, universi pene urbis ejusdem cives ad templum confluunt Salomonis, et per universum diem maxima ibidem habita concione, ad sua tandem in vesperum diverticula sunt regressi. Hospitabatur tunc comes isdem apud aliquem gravioris aevi et expertioris ingenii, vitaeque, quantum ad eos, sanctioris Sarracenum, cui servus Dei usitatius erat vocabulum. Qui cum ab eo redeunte domum sciscitaretur quid in illo tandiu consedere eis collibuisset templo, super quibus etiam adeo laciniosa disputatione tractassent? Intulit homo: « Insolita, inquit, signa quaedam in ipsis stellarum cursibus recursibusque conspeximus, ex quibus certa admodum conjectura collegimus, Christianae conditionis has in provincias homines deventuros, nosque per praelia assidua et frequentes victorias devincendos. Quod tamen utrum valde in posterum differatur, an proxime fieri debeat, penitus nobis incertum constat. Ex ipsa tamen astronomica nobis portentione perpatuit quod hii ipsi quibus superno gentem nostram judicio superare, et a natalibus oris amoliri conceditur, idem postremo vincendi a nobis, et ab ea quam usurpabunt patria, bellorum sint jure pellendi. Cui coelesti indicio, veterum sectae nostrae oraculorum passim, ex quibusque voluminibus statim lectio recensa concinuit, idipsum aperta locutione testificans, quod jubar aethereum contectioribus signis innuerat. »

Quibus gentilis hominis verbis illa, quae superius relata sunt, Curbaran matris dicta concordant; nec apud nos dubium est quia eadem ipsa ratione qua illa adversus Christianos dehortabatur praeliari filium, isti etiam frenantur qui Hierosolymitano exitio inhiant, ne bella ineant contra id quod sibi ostensum est fatale decretum. Etsi namque primum multiplicibus nostros praeliis urgere insistunt, at nunc contra eos tanto remissius agunt, quanto non eos, sed Dominum pro eis exerceri et confligere sentiunt. Si autem cuiquam forte incredibile fiat quod futura quis astrologica arte praenoscere valeat, illud nobis evidens argumentum praebeat, quod imperator Eraclius, per hujusmodi disciplinam, gentem circumcisam contra Romanum imperium praescierit surrecturam; nec tamen non Judaeos futuros, sed Sarracenos, qui haec agerent, per eam potuit providere peritiam. Intueamur et magos, qui, cum natum regem, et hunc ipsum Deum et hominem, sideris editi repentina inspectione sensissent, quibus esset regnaturus partibus etiam noverant.

[XXVII.]--In hoc ipso novo Dei adversus homines diabolicos procinctu, hoc etiam videbitur attendendum, quia factum ei omnimodis videatur congruere Gedeonis. Cum enim infinita multitudo nostrorum ad subeunda proposita unanimiter pertinax putaretur, probatur ad aquas, voluptates utique atque delicias, ut qui videlicet Deum sequi deligerent, famis sitisque cruciatibus, mortiumque variarum casibus non cederent; qui autem post corpora Deum projicerent, ad fluxa sese desideria, quod flexus illic poples significat, enerviter inclinarent. Qui autem biberunt manu ad os projiciente, ipsi sunt qui, Diogenis instar, vacante omni deliciarum cura, inter Deo serviendum, quoquo pacto satisfecere naturae. Trecenti fuere, qui sub Gedeone probantur, quia sicut exterius, ita interius bajulare crucem, quae Thau littera significatur, trecentos innuitur, qui hac perseverantia honorantur. Quare enim a Dominica sese multi nostrorum turpiter excepere militia? nisi quia sedulo gravi carpebantur inedia; et, quia sine Cerere et Libero friget Venus, nulla eisdem, corpusculis flaccescentibus, libidinis inerat perpetrandae facultas, quae etiam si suppeteret, non aliqua pateret opportunitas.

Hi ergo qui probati inventi sunt, « tubas habent » in manibus, quia divinum sermonem, cujus solatio inter tot discrimina recreantur, proferunt in operibus. « Lagenas tenent, » dum in continuo procinctu positi, ab omni carnalitatis foeditate se continent. Intra lagenas « lampades habent, » quia in vasis corporum fictilibus piae intentionis, omni luce clariores thesauri renitent. « In tres eos Gedeon partes dividit » dum quosdam ex eis Christus ad coronam proprii cruoris effusione contrahit; alios ad custodiam sanctae civitatis, ac si ad cultum terrae promissionis inducit, per quos hodieque paucissimos totius imperio Orientis obsistit, caeteros in patriam ad testimonium tantae victoriae, et pii hujus exsilii imitationem redire permisit. « Lagenis ergo fractis, lampades emicant, » quia occisis corporibus, spiritus, divino amore ferventes, recta ad Dominum intentione commigrant. Hostes inde territi subiguntur, quia eos non immerito formidant, qui, spe aeternitatis audaces, mortem vita ipsa charius amplectuntur. « Quorum enim animalium, ut ait Apostolus, sanguis infertur in Sancta per pontificem, horum corpora cremantur extra castra. » Unde Dominus extra portam passus est. Exierunt itaque hii ad eum extra castra, extra videlicet carnis desideria, dum improperium ejus portant crucis, mortificationem in vitiis scilicet ac concupiscentis servant.
 

 

CHAPITRE VII.

 

Une circonstance particulière servit surtout à empêcher cette innombrable multitude de peuples qui entouraient les Chrétiens de se lever contre leur faible troupe, en leur inspirant une violente terreur, dont aujourd'hui encore ils ne sont pas moins préoccupés. On sait que la science des astres, très peu connue et très peu cultivée chez les Occidentaux, est au contraire constamment étudiée chez les Orientaux, parmi lesquels elle a pris naissance, et qui en conservent les souvenirs avec un soin toujours croissant. Or, les Gentils affirment avoir eu des présages irrécusables, longtemps même avant le commencement de leurs malheurs, d'après lesquels ils doivent être subjugués par le peuple chrétien; mais leur art n'a jamais pu leur faire connaître précisément à quelle époque ces pronostics doivent être accomplis.

 

Douze ans environ avant que nos seigneurs entreprissent leur expédition en Terre-Sainte, Robert l'ancien, comte de Flandre, dont nous avons déjà parlé dans le premier livre de cette histoire, se rendit à Jérusalem pour y faire ses prières, emportant beaucoup de richesses. Il y demeura quelques jours, afin de visiter les lieux saints, et ses largesses lui fournirent même les moyens d'apprendre un grand nombre des choses qui se passaient parmi les Gentils. Un jour, ainsi que je l'ai appris de ceux qui avaient accompagné le comte, presque tous les habitants de la ville se rendirent en foule au temple de Salomon, et après y avoir tenu une assemblée pendant la plus grande partie de cette journée, ils ne rentrèrent dans leurs maisons que le soir. Le comte était alors logé chez un homme d'un âge avancé, d'un esprit sage, d'une vie toute sainte, autant du moins qu'elle peut l'être parmi les Sarrasins, et que pour cela l'on appelait communément le serviteur de Dieu. Lorsqu'il fut rentré dans sa maison, le comte lui demanda pourquoi les Sarrasins étaient demeurés si longtemps dans le temple, et de quels objets on avait pu s'occuper dans une conférence et des discussions si longues? Le vieillard lui répondit : Nous avons vu, dans les mouvements divers des étoiles, des signes extraordinaires, dont nous avons recueilli, par des conjectures positives, l'assurance que des hommes de condition chrétienne viendront dans ce pays et nous subjugueront à la suite de nombreux combats et de fréquentes victoires. Mais nous sommes encore dans une complète incertitude, pour savoir si ces événements se réaliseront prochainement ou dans un a avenir éloigné. Toutefois ces apparitions célestes nous ont appris clairement que ces mêmes hommes, à qui il est donné par la volonté du Ciel de vaincre notre nation et de nous expulser des lieux de notre naissance, seront enfin vaincus par nous et chassés, par le droit de la guerre, des pays qu'ils auront usurpés sur nous. En relisant avec soin les oracles de notre foi épars dans un grand nombre de volumes, nous les avons trouvés parfaitement d'accord avec ces signes célestes, et ils nous oui attesté, en un langage tout-à-fait clair, ce que les étoiles étincelantes nous avaient annoncé parties signes plus obscurs.

 

Les paroles que la mère de Corbaran adressa à son fils, ainsi que nous l'avons raconté plus haut, sont tout-à-fait en accord avec le discours que ce Gentil adressa au comte de Flandre; et pour nous, nous ne doutons point que les mêmes motifs qui poussaient la mère de Corbaran à détourner son fils de combattre les Chrétiens, n'aient influé sur ceux qui brillaient du désir de renverser Jérusalem, et ne les aient empêchés d'agir, en entreprenant de nouveaux combats, au mépris du décret fatal qui leur avait été annoncé. Si dans le principe nous les avons vus presser vivement les nôtres et leur livrer de fréquentes batailles, maintenant, au contraire, ils agissent contre eux d'autant plus faiblement, qu'ils sentent bien que ce n'est point eux, mais le Seigneur lui-même qui combat pour eux. S'il était par hasard quelqu'un qui regardât comme incompréhensible que l’on puisse être instruit des choses à venir par l'art de l'astrologie, nous lui ferions savoir, comme une preuve incontestable, que l'empereur Héraclius apprit par des procédés de ce genre qu'une race de circoncis s'élèverait contre l'empire romain, sans qu'il lui fût cependant possible de reconnaître par ce moyen que ce seraient non les Juifs, mais les Sarrasins qui se déclareraient contre lui. Voyez encore les Mages, qui ayant appris tout à coup, par la seule inspection d'une étoile, qu'un roi venait de naître, et que ce roi était Dieu même devenu homme, surent en outre en quels lieux il régnerait.

 

Dans cette nouvelle expédition de Dieu contre les hommes du démon, on doit encore remarquer combien l'événement se rapporte en tous points à l'histoire de Gédéon. Tandis que cette multitude innombrable des nôtres est jugée à l'unanimité propre à l'accomplissement de cette entreprise, elle est éprouvée auprès des eaux, au milieu des voluptés et des délices qui l'entourent : ce qui veut dire que ceux qui auront préféré suivre Dieu ne seront point ébranlés par les tourments de la faim et de la soif, ni par la mort, sous quelque forme qu'elle se présente, et que ceux qui abandonneront Dieu après avoir abandonné leur corps, se livrant à tous leurs désirs déréglés (ce qui est désigné par les genoux mis en terre), se prosterneront et seront énervés. Ceux qui burent en prenant de l'eau dans la main et la portant à la bouche, sont ceux qui, comme Diogène, libres de tout désir de volupté, et uniquement occupés de servir Dieu, satisfaisaient aux besoins de la nature, sans s'arrêter à en choisir les moyens. Ceux qui furent éprouvés sous Gédéon étaient au nombre de trois cents; ce qui représente ceux des nôtres qui furent jugés dignes, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, de l’honneur de porter la croix, laquelle reproduit la figure de la lettre tau et l'indication du nombre de trois cents. Pourquoi, en effet, un grand nombre des nôtres se séparèrent-ils honteusement de la milice du Seigneur, si ce n'est parce qu'ils étaient constamment en proie à toutes sortes de privations, et parce que, selon ces paroles sine carne et libero friget Venus, l'amour est glacé s'il manque de pain et de vin; tandis que leurs misérables corps succombaient à l'excès de leurs fatigues, ils n'avaient aucun moyen de se livrer à leurs passions déréglées; et quand même ils en auraient eu les moyens, ils n'en trouvaient du moins aucune occasion.

 

Ceux donc qui sont trouvés dignes de l'épreuve, portent des trompettes dans leurs mains, parce qu'ils proclament par leurs œuvres la parole divine, dont les consolations les soulagent au milieu de tant de maux. Ils portent des cruches ; car, toujours prêts à combattre, ils s'abstiennent de toute souillure de la chair. Au milieu de ces cruches sont des lampes; car, dans les corps, vases d'argile, brillent des trésors de pieux sentiments, plus éclatants que toute lumière, Gédéon les divisa en trois bandes ; et parmi les nôtres le Christ donna la couronne à quelques-uns, lorsqu'ils répandirent leur propre sang; à d'autres il confia la garde de la sainte Cité, pour maintenir le culte de la terre de promission, et c'est par eux encore, quoiqu'ils soient en bien petit nombre, qu'il résiste aujourd'hui à tout l'empire d'Orient ; enfin il permit aux autres de retourner dans leur pairie pour rendre témoignage de cette grande victoire et afin qu'ils engageassent leurs frères à les imiter par un saint exil. Les cruches étant cassées, les lampes brillent, parce que lorsque les corps sont morts, les âmes embrasées de l'amour divin montent en droite ligne vers le Seigneur. Ensuite les ennemis frappés de terreur sont vaincus, parce qu'ils redoutent, non sans de justes motifs, ceux qui, rendus courageux par l'espoir de éternité, embrassent la mort avec plus d'ardeur que à vie; car, comme le dit l'apôtre: Les corps des animaux, dont le sang est porté dans le sanctuaire par le souverain sacrificateur, sont brûlés hors du camp. C'est aussi pour cela que le Seigneur a souffert hors de la porte. Les nôtres aussi sont allés à lui en sortant du camp, c'est-à-dire qu'ils ont renoncé aux désirs de la chair, en supportant la honte de la croix, et en se maintenant dans la mortification, au milieu des vices et de la concupiscence.

 CAPUT VIII.

[XXVIII.] Sed quantum cum bonae voluntatis affectu valuerit tanti hujus laboris assumptio, hoc uno subjecto exemplo colligi potest. Quod idcirco proponendum duximus, ut liquido perpendamus quantum pure peccata confessis et sincere poenitentibus profuerit istius peregrinationis devota susceptio, si tantopere poenitentiae ac confessionis pene prorsus exsortibus, valuisse probatur, terroremque incussisse diabolo.

[XXIX.] Quidam a diabolica fraude cum iter Jerosol. arripuisset, atque inibi sacerdoti peccata aperuisset, liberatur.

--Vir equestris ordinis quidam maritimarum, nisi fallor, partium, cujusdam fratrem proprium hostilitate perdiderat. Cujus interfectionem adeo homo idem aegre tulerat, ut inconsolabili moerore tabesceret; majoris enim potentiae qui eum peremerat videbatur, ut moerenti ulciscendi defunctum spes ulla suppeteret. Intolerabili ergo dolore defecto, et luctuosa omnibus ubique momentis prosequenti mente germanum, cum novior in dies irreparabilis damni refricaretur acerbitas, et, sine respectu cujuspiam solatii, inevitabilis memoriae lacerum miseri hominis jecur poena torqueret, dum angores assiduos ad extremum repetendae ultionis centuplicat difficultas, diabolus, diutina experientia callens, et spirituali alacritate omni mortali natura facilior, qui in cunctis tempora aucupatur et causas, hujus nimirum arrisit opportunitati tristitiae.

Die itaque quadam, cum vecordiae interioris squalidus tabo, et exhausto suspirio profundissimi languoris anhelus, potandum equum, ipsi insidens, duceret ad aquas, e regione altrinsecus in altera fluminis crepidine positum daemonem conspicatur. Apparuit autem ei in specie viri cujusdam, quem contractis cruribus existentem saepenumero videre consueverat. Videbatur etiam et ipse eques, accipitrem manu gestans; lutei, ut praeferebat, coloris tunicam habens. Quem cum ille eminus attendisset, et recordatus cogniti, quem fore putabat, hominis consuetae debilitatis et formae, prae vehementia inopinae novitatis haesisset, nequam spiritus, procacitatis antiquae non immemor, primus effert: « Non sum, inquit, quem aestimas. Scias autem me esse diabolum, ad diuturnae tuae torsionis praebenda remedia missum. Magister namque meus, qui omnibus in moerore positis, si sibi assentiant, compassibiliter suffragari dignatur, ad te me dirigit; nec, si ei prout tibi dixero acquiescere velis, solatium morabitur. Cum enim sit liberalis, nec desit opulentia infinita dandorum, affectantibus opes, supra quam valeat aestimari, largus est munerum subsidio, egentibus, ultra quam sperari id posset, non differt adminiculum. Tu vero, qui vetus infortunium animi aegritudine semper recentiori deploras, si quid est unde queraris, exprome; sciens indubie te multo majora sumpturum, quam praesumas exposcere. Si fratrem intuleris interfectum, ultionis sententiam accelerari cognosces; si quaelibet quaesieris incrementa, mirabere factum. »

Ergo velis, jubeas, suberit pro velle facultas.

Attenderat ille insolitum valde pecus, mirabatur diabolum cum maximo stupore loquentem; sed quantum pollicitationis lenocinio trahebatur, tantum pollicitatoris nequitia terrebatur. Vicit tandem ambitio promissorum, et se fatetur oblata gratanter accipere: « Attamen, inquit diabolus, si te hujus meae sponsionis fructus oblectat, et te principis mei, qui ad te me misit, gratuita benevolentia utcunque pellexit; cum ipsis effectibus, tam de ultione germani quam de successibus fortunarum quae pronuntiavi, vera probaveris, hoc meus ipse magister a te exigit, quatenus hominium sibi facias, et translata fide Christianitatis, in ipsum indivisibiliter te ei cohaesurum spondeas, ab his etiam quae vetuerit perseveranter abstineas. Sunt autem specialia, a quibus, cum ad ipsum concesseris, cohiberi usquequaque te velit: ne unquam videlicet ullam ingrediaris ecclesiam, ne quem etiam baptizatum sacro de fonte suscipias, » et tertium quiddam pariter vetuit quod exciderat ab ejus qui mihi narravit memoria. Cui homo haec ait: « Facili a me observantia poterunt sine aliqua procrastinatione teneri, de hominio vero faciendo, aliquas peto inducias dari. » Abhorrebat sane multum homo idem, liberae adhuc rationis intuitu, quod exsecrabilis adeo a se fidei traductio peteretur; sed tolerabilius judicabat Christianis officiis abstinere, quam ipsius credulitatis fundamento carere.

Denique nec mora, in tantum fraternae, suggerente maligno, suppeditatur ei opportunitas ultionis, ut crebrescentibus omnino superarentur viri vota fortunis. In huncque modum succedente remedio, ab illius animo oblitterabatur sensim moeroris atrocitas, cum tamen interim nullo modo res praesumeret sibi a diabolo attentare prohibitas. Cum interea antiquus humanae naturae hostis sedulo eidem homini apparere, nec modo, ut assolet, solitudinem ejus, aut secreta aucupari loca, sed in media etiam vulgi astantis frequentia, improvidum subito convenire, beneficia jam experta proponere, potiora in posterum polliceri, de fidei translatione sedulo satis hortari. Ille autem largitati omnimodo fieri gratulabundus expertae, obsequia tanti principis liberalitati sempiterna promittere, super ejus vero, quod frequens exigebatur, hominii pensione, jugiter inducias obsecrare.

Igitur cum homo isdem creberrimis et inter medias invisibiliter turmas apparitionibus urgeretur, Dei nutu, per Latinum orbem Hierosolymitani itineris fama porrigitur, et quisque, qui aliquo sese crimine persenserat implicitum, illuc, novas Deo poenitentias aperiente, dirigitur. Inter quos iste proficisci delegit, sed nefarium, quod cum diabolo magna jam ex parte pepigerat, foedus nulla confessione retexit. Profecto itaque et aemulationem Dei habenti, licet non secundum scientiam, dum operum initio bonorum confessio non est praemissa malorum, tanta gratiae Dei, inter eundum, hominem comitatur ubertas, in tantum Deo placuit labor, quamlibet minus plena pietate praesumptus, ut in ipso expeditionis itinere, nullis eum funestus exactor compellare auderet angariis. Quin potius, ac si nihil cum eodem pactionis habitae meminisset, nullis vel in visione ei appareret modis.

Capta postremo Hierusalem, cum in ipsa cum aliis ad tempus diversaretur urbe, et nocte aliqua cum quibusdam putaretur dormire militibus, sollicitus super suis suorumque, qui sub dio, pro regionis consuetudine, commanebant equis, respexit ad illos, et speciem stantis considerans hominis inter eos, furem suspicatus exsurgit, et quis esset vocibus turbatus inquirit. Cui mox ille, habitudine quam consuescet illata, quasi reverens ac pudibundus ait: « Nonne me nosti? » At ille, veluti vetus sibi innovaretur opprobrium, multo severius infert: « Novi, inquit. » Quibus utrobique prolatis, nec ille post interrogationem aliquid percunctationis attexuit nec iste quidpiam responsis adjecit. Quae apparitio, quantum ad hominem quamvis otiosa fuerit, Deo tamen dispensante, quiddam nobis non otiose innuit: diabolum videlicet non obliviose praeterisse hominem, sed ex ipsa sui ostensione et effectu enuntiasse quid voluerit, et silentio prodidisse, quia nequiverit. Quid plura? Rediit, sed nec inter redeundum diabolus se illi conspicabilem usquam importunumve praebuit. At eo domi constituto, nefarii confestim consilii miserabili illi personae resuscitatur assessor, ut vix pauca tempora ab hujusmodi commonitorio feriata forent. « Possunt homines ab his quos verentur interstitiis aliquibus disparari, eosque ab inquietudinibus conclavia sua parietesque distinguunt; spiritualem vero nequitiam nec praesentiae populorum nec munimenta claustrorum a suis excursibus arcent. »

Viro igitur illi adeo individuum perpetienti atque lethaliter fastidienti latronem, die quadam obvium habere contigit quemdam Christi sacerdotem, scientia, benignitate, ac pia hilaritate praecipuum, nomine Cononem. Cui cum, secundum temporis quae tunc erat angustiam (suo enim quisque sollicitabatur itinere), eam quam patiebatur exprompsisset miseriam, data pro loco consolatione vir bonus ille quam potuit, et accepta sponsione de reditu, dimisit. At tamen cruentissima fera non siluit, sed creberrimae interim lenocinio suasionis irritare non desiit. Nec mora, homo, molestiarum et pene quotidianae interpellationis impatiens, ad medicum rediit, confessione ad purum facta poenitentiam omni affectu suscipit, et, suscepta, exsecutorem proprium deinceps nunquam vidit. Ecce pia ista peregrinatio pensemus quantum valuerit puris, quae tantum attulerit tutelae ac securitatis impuris.

[XXX.] Quae fortiter in Oriente gesta sunt, soli Deo tribuenda. Constat quoque consideratione dignissimum, non sine re ab hujus gratia profectionis reges abjectos, ne personae videlicet spectabilis sublimitas effectus sibi videretur arrogare supernos. Igitur coelesti Domino referenda laus est, ac hominis tacenda penitus. Non tot militias ducum coegit quilibet, aut meruit triumphos. Poenos Regulus obtudit rebelles, laus in eum studii refertur. Alexander agens Eoa regna stragibus immodicis fatigans, Magni praevaluit parare nomen. Hic, comes Stephanus, cui indita fuerat sacri exercitus summa curandi, quasi quae soli competebant Deo temerarius usurpasset, ac si ignaviae condemnatus abjicitur, et Hugo Magnus, veluti homo regii nominis, sequestratur. Pulsis ergo magni nominis umbris, et cui innitebatur potentia extrusa, uni jam incumbens Dei subsidio, pusillus grex ille remansit, et, ut ad rem ventum est, secundum Scripturae dictum, non ex genere, sed eligente Deo, « Insuspicabilis portavit diadema. »

Honorem itaque sui nominis Deus, qui facit mirabilia, nolens deferre alteri, ipse solus dux ejus fuit, ipse rexit, ipse correxit, ipse ad efficientiam coepta direxit, ipse hucusque regna porrexit. Agnos igitur, ex lupis quos fecerat, in suo non eorum brachio congregavit, sinus sui tuitione levavit, piae spei gaudio fetos, ad quae desideraverant videnda portavit

CHAPITRE VIII.

 

Voici un seul exemple qui suffira à prouver tout ce qu'on peut recueillir de bons fruits d'une telle entreprise, si l'on y a apporté de bonnes intentions; nous avons cru devoir le rappeler ici, pour faire voir avec évidence combien ceux qui se sont confessés de leurs péchés en toute pureté et qui s'en sont repentis sincèrement ont pu tirer de profit de leurs vœux et de l'accomplissement de leur pèlerinage, puisqu'on y verra que les commencements seuls de la repentance et de la confession ont suffi pour produire un bon effet, et inspirer au diable une grande terreur.

 

Un homme, de l’ordre des chevaliers, habitant des bords de la mer, avait perdu son frère dans un combat. Sa mort lui avait fait un tel chagrin qu'il séchait de douleur et se montrait inconsolable, car l'homme qui avait tué son frère était trop puissant pour que celui qui survivait pût conserver aucun espoir de venger jamais le défunt. Tandis qu'il était ainsi accablé d'une douleur intolérable, et que le cruel souvenir de son frère le poursuivait sans cesse, taudis que de jour en jour il était plus vivement frappé de l'amertume de cette perte irréparable, et que, sans trouver aucune consolation, son misérable cœur était incessamment préoccupé de l'image à laquelle il ne pouvait échapper ; enfin, tandis que la difficulté d'obtenir une vengeance centuplait encore ses douleurs, le diable, habile par une longue expérience, et qui, dans son activité si supérieure à celle de notre mortelle nature, va de tous côtés épiant les occasions et les prétextes, sourit en découvrant dans la tristesse de cet homme une circonstance favorable à ses vues.

 

Un jour donc que celui-ci, dévoré du venin qui rongeait son cœur, poussant de profonds soupirs, et respirant à peine dans l'amertume de sa douleur, était monté sur son cheval et le conduisait au bord de l'eau pour le faire boire, il aperçut le démon établi de l'autre côté et sur la rive du fleuve. Il lui apparut sous la figure d'un homme qu'il avait coutume de voir très souvent, et qui avait les jambes torses. Cette fois il paraissait monté sur un cheval, portant un épervier sur sa main, et une tunique de couleur jaune, ainsi qu'il l'avait ordinairement. L'ayant vu de loin et se souvenant en même temps d'un homme dont il connaissait la faiblesse et les difformités, et qu'il croyait voir encore, le chevalier demeurait immobile, saisi d'une extrême surprise en remarquant un changement aussi inopiné, lorsque l'esprit méchant, rappelant son antique impudence, lui adressa le premier la parole: Je ne suis point celui que tu crois : sache que je suis un diable, envoyé pour te fournir des remèdes dans tes longues angoisses. Mon maître, qui daigne, dans ses compassions, porter secours à tous ceux qui sont dans la douleur, s'ils se donnent à lui, m'envoie auprès de toi, et si tu veux consentir aux choses que je le dirai, tu ne tarderas pas à éprouver du soulagement. Car, comme mon maître est fort généreux, et possède des richesses infinies à distribuer à ceux qui aspirent aux richesses, il se montre facile à leur accorder le secours de ses dons au-delà même de ce qu'on peut évaluer, il ne diffère point d'assister ceux qui sont dans le besoin, et les comble par delà leurs espérances. Quant à toi, qui déplores une vieille infortune avec une amertume d'esprit toujours nouvelle, si tu as a te plaindre de quelque chose, dis-le, et sache que, sans aucun doute, tu recevras encore beaucoup plus que tu n'oseras même demander. Si tu te plains de la mort de ton frère, tu verras accélérer le décret de la vengeance; si tu désires des biens quelconques, tu seras étonné de la promptitude avec laquelle tes vœux seront accomplis; aie donc une volonté, ordonne, et ta volonté sera exécutée.

 

Cependant le chevalier regardait avec la plus grande attention cet être extraordinaire ; frappé d'une extrême stupeur, il considérait avec étonnement le diable qui lui parlait et autant le charme séduisant de ces promesses l'attirait, autant il était épouvanté de la méchanceté de celui qui les lui présentait. Le désir de les voir accomplir l'emporta enfin, et il déclara accepter ces offres avec reconnaissance : Toutefois, reprit le diable, si les doux fruits de mes promesses te séduisent si tu es invinciblement attiré par la bienveillance toute gratuite de mon maître qui m'envoie vers toi, lorsque tu auras éprouvé par les effets, tant en ce qui concerne la vengeance de ton frère que les succès de ta fortune, la vérité des choses que je t'ai annoncées, voici ce que mon maître exige de toi : Que tu lui rendes hommage, que tu lui transportes ta foi de Chrétien, que tu t'engages à t'attacher indissolublement à lui, que tu t'abstiennes constamment des choses qu'il t'aura interdites. Il est, par exemple, des choses spéciales qu'il voudra te défendre absolument, lorsque tu te seras une a fois donné à lui comme d'entrer jamais dans une église quelconque, de présenter qui que ce soit sur les fonts de baptême; et il ajouta encore à cela une troisième défense, dont celui qui m'a rapporté cette histoire ne s'est pas souvenu. À quoi l'homme lui répondit : Il me sera facile d'observer sans aucun retard les défenses qui me seront faites ; quant à l'hommage que tu m'imposes, je demande quelque délai. En effet, jouissant encore du libre usage de sa raison, cet homme avait horreur de l'exécrable proposition de transporter sa foi au démon, et trouvait moins dur de s'abstenir des devoirs du Chrétien que de renoncer à ce qui faisait le fondement même de sa croyance.

 

Enfin, et sans le moindre retard, il trouva, par les suggestions de l'esprit malin, l'occasion de venger la mort de son frère, et ses richesses s'accrurent aussi fort au-delà de ses vœux. A mesure qu'il trouvait ainsi un remède à ses maux, l'amertume de ses douleurs se calmait peu à peu dans son âme, et en même temps il n'osait en aucune façon violer les défenses que le diable lui avait faites. Cependant l'antique ennemi de la nature humaine ne cessait de lui apparaître très fréquemment; il ne se bornait pas à l'épier, selon son usage, dans sa solitude et dans les lieux où il se retirait; au milieu même de la foule du peuple, il se présentait à lui inopinément, lui rappelait les bienfaits qu'il avait reçus, lui en promettait de nouveaux pour l'avenir, et l'invitait sans relâche à lui transférer sa foi. Lui, de son côté, parfaitement reconnaissant des largesses qu'il avait déjà obtenues, promettait de se consacrer à jamais au service d'un prince si généreux ; mais quand il se voyait plus vivement pressé de rendre hommage à celui qui l'interrogeait, il le suppliait instamment de lui accorder un nouveau délai.

 

Tandis que cet homme était sans cesse poursuivi de semblables apparitions, et les retrouvait visibles cependant à lui seul, au milieu même de la foule des hommes, le bruit de l'expédition du monde latin vers la ville de Jérusalem se répandit de tous côtés par la volonté de Dieu, et quiconque se sentait le cœur chargé de quelque crime entra dans ces voies où Dieu lui offrait de nouveaux moyens de pénitence, Parmi ceux-ci, l'homme dont je parle résolut de partir aussi ; mais il ne dévoila point par la confession le traité criminel qu'il avait déjà presque, entièrement conclu avec le diable. Cet homme donc étant parti, ainsi animé du zèle de Dieu, quoiqu'il ne fût point selon la science, puisqu'il n'avait point fait précéder ce commencement de bonnes œuvres par la confession des mauvaises, la grâce de Dieu l'accompagna dans son voyage avec une telle abondance, Dieu agréa si bien ses efforts, quoiqu'ils ne fussent pas produits par une piété en tous points accomplie, que durant tout le cours de son expédition, son funeste persécuteur n'osa l'inquiéter de ses sollicitations; bien plus, et comme s'il eût entièrement oublié son traité, il ne se présenta pas même devant lui en vision. Enfin, après la prise de Jérusalem, cet homme étant demeuré dans la ville avec tous les autres, une nuit, tandis que l'on croyait qu'il dormait ainsi que quelques chevaliers, inquiet pour ses chevaux et pour ceux de ses compagnons qui, selon l'usage du pays, passaient la nuit en plein air, il se retourna de leur côté; et voyant au milieu d'eux une figure d'homme debout, et le prenant pour un voleur, il se leva et lui demanda d'une voix troublée qui il était. Celui-ci, reprenant bientôt ses formes accoutumées, lui dit d'union respectueux et comme embarrassé de honte : Ne me connais-tu pas ? Et l'homme alors, comme si on lui eût reproché l'opprobre de sa vie passée, répondit beaucoup plus sévèrement : Je te connais. A la suite de cette demande et de la réponse, le premier ne lui adressa plus de nouvelle question, et le second n'ajouta pas un mot à sa réponse. Cette apparition, quoiqu'elle ait eu peu de suites par rapport au chevalier, nous apprend cependant, par un effet des dispensations de Dieu, une chose qui n'est pas sans importance, savoir que le diable n'avait point abandonné cet homme par oubli; qu'en se montrant ainsi à lui, et par le fait seul de son apparition, il avait assez déclaré ce qu'il voulait, mais qu'en même temps son silence ultérieur trahissait son impuissance. Que dirai-je de plus? L'homme revint, et même pendant son voyage le diable ne se présenta point devant lui, et ne se rendit point importun. Mais aussitôt qu'il fut rentré dans sa maison, le malheureux vit reparaître auprès de lui celui qui ne donne jamais que de criminels conseils, et à peine pouvait-il être quelques instants sans entendre répéter des avertissements tels que celui-ci : Les hommes peuvent être séparés par quelque distance de ceux qu'ils redoutent : leurs appartenions et leurs cloisons les délivrent de leurs importunités ; mais ni la présence des hommes, ni les barrières des cloîtres n'éloignent l'esprit malin de leurs pas.

 

Un jour, tandis que cet homme souffrait ainsi dans sa personne, et ressentait un dégoût mortel du larron, il lui arriva de rencontrer un prêtre du Christ, homme distingué par sa science, sa bonté et la pieuse hilarité de son esprit, nommé Conon. Après qu'il lui eut raconté les maux qu'il souffrait, autant que le lui permit le temps dont chacun d'eux put disposer, le bon prêtre lui donna à son tour quelques consolations, et le quitta en obtenant de lui la promesse de venir le revoir. Cependant la bête cruelle ne demeura point en silence, et ne cessa, au contraire, de provoquer cet homme, et de chercher à le gagner par ses tentatives réitérées de séduction. Fatigué enfin de ses importunités et de ses interpellations journalières, l’homme retourna auprès du médecin, lui fit une confession en toute pureté, se soumit à la pénitence en toute sincérité de cœur, et, dès qu'il l'eut accomplie, il ne revit plus jamais son persécuteur. Par là nous pouvons voir combien la pieuse entreprise de ce pèlerinage a pu être profitable aux hommes purs, puisqu'elle a donné tant d'appui et de force même aux impurs.

 

Il est une autre circonstance bien digne de fixer notre attention. Ce n'est pas sans motif que les rois ont été exclus de la grâce de participer à cette expédition; ainsi les personnes du rang le plus élevé n'ont pu s'attribuer les choses qui venaient d'en haut. La louange en doit donc être rapportée au Seigneur des cieux, et il faut garder le silence sur l’homme. Ce n'est point un des chefs du monde, quel qu'il soit, qui a rassemblé tant de chevaliers et obtenu de tels triomphes. Régulus, battant les Carthaginois ses ennemis, a mérité d'être célébré pour ses victoires ; Alexandre, en combattant dans les royaumes de l'Orient, et se fatiguant de massacres, a pu parvenir à se faire décerner le nom de Grand. Mais ici le comte, à qui l'on avait confié la charge de prendre soin de l'armée sacrée, comme s'il eût usurpé témérairement ce qui n'appartenait qu'à Dieu seul, est rejeté et presque convaincu de lâcheté, et Hugues-le-Grand est mis également de côté, comme un homme qui porte un nom royal. Toute apparence de grands noms ainsi repoussée, privé de l'appui de toute puissance célèbre, le petit peuple demeura seul dans sa faiblesse, s'appuyant uniquement sur le secours de Dieu. Et, lorsque l'événement a été accompli, non selon la naissance, mais selon l'élection de Dieu, on a vu, conformément aux paroles de l'Ecriture : Tel qui a porté le diadème, auquel on n'aurait jamais pensé.

Dieu, qui fait les miracles, n'ayant donc point voulu transmettre à un autre l'honneur de son nom, lui seul fut le chef du peuple, seul il guida, redressa, amena l'entreprise à son résultat, et étendit ses royaumes jusques en Orient. Ceux qu'il avait transformés de loups en agneaux, il les rassembla par son bras, et non par leurs bras; il aplanit devant eux les obstacles, et, les soutenant par les joies de leurs pieuses espérances, il les transporta aux lieux qu'ils avaient tant désiré de voir.

 CAPUT IX.

[XXXI.] Fulcherius Carnotensis suggillatur et corrigitur. 1. Asserens plures cruce divinitus insignitos, refellitur.

--Praesentis historiae corpori, auctore mundi propitio, posituri calces, Fulcherium quemdam, Carnotensem presbyterum, qui Balduini apud Edessam ducis dudum capellanus exstiterat, quaedam quae nos latuerant alia, diverse etiam a nobis aliqua, sed pauca, haecque fallaciter et scabro ut caeteri, sermone, fudisse comperimus. Cujus etsi non omnia, nonnulla tamen detegenda, et huic schedulae compaginanda censuimus. Cum enim vir isdem ampullas et sesquipedalia verba projiciat, et luridos inanium schematum colores exporrigat, nuda mihi rerum gestarum exinde libuit membra corripere, meique qualiscunque eloquii sacco, potius quam praetexta contexere.

 

Dicitur in sui, nisi fallor, opusculi referre principio, quosdam qui Hierosolymitanum adorsi videbantur iter, illud quod Apulos Epirotasque dirimit, locatis pupibus, aequor ingressos, et, utrum inexplorato sese commiserint mari, seu carinas nimia sui numerositate depresserint, nescio, constat tamen sexcentos pene illic navim fregisse viros. Qui intercipientibus omnes sali turbidi procellis enecti, nec mora, impatientis aestu pelagi ad continentem ejecti, eo ipso quo in birris, palliis ac tunicis uti consueverant universi, in superficie scapularum sunt insignes crucis signo reperti. Quod sacrum stigma divinitus cuti eorum potuisse imprimi, ob ipsorum fidei evidentiam faciendam, nemo licet fidelis ambigat, tamen ei qui hoc scripsit, si advivit, sollicite pensandum est, an res ita se habeat. Viae enim hujus cum Christianarum ubique gentium percrebuisset initium, et id non sine divina fieri voluntate per Romanum clamaretur imperium, quilibet extremae vulgaritatis homines, et etiam muliebris indignitas, hoc sibi tot modis, tot partibus usurpavere miraculum. Ille paulisper intextas ex suffusione sanguinis rigas, crucis astruens, ostentabat in oculo: iste pupillarem, qua foede caecutiebat, maculam, eundi sibi commonitorium perhibens, pro coelesti exhibebat oraculo. Alius, aut novorum pomorum succis, seu quolibet genere fuci, cuilibet particulae corporis moliebatur speciem crucis, ut sicut oculorum subsellia pingi solent stibio, ita divini in se spectaculi, vel vireret vel ruberet, fraude facta et commentis ostensio.

Meminerit lector abbatis illius, quem supra retuli ferro sibi scalpsisse frontem, et quem postmodum dixerim factum Caesareae Palaestinae pontificem. Testor Deum, me, Bellovaci per id temporis constitutum, vidisse ad se versum obliquatas aliquantulum die media nubes, ut vix quidpiam majus quam aut gruis, aut speciem viderentur praetulisse ciconiae, cum ecce, crucem coelitus sibi missam urbanae passim voces conclamavere frequentiae. Ridiculum est quod dicam, sed non ridiculis auctoribus rem probatam. Muliercula quaedam in hoc ipsum promoveri coeperat iter. Quam novis nescio quibus rudimentis imbutus, praeter inertis jura naturae, versabundus prosequebatur anser. Et ecce, fama volans Pegaseis motibus acta, et castra replevit et urbes, a Deo ad Hierusalem redimendam etiam anseres destinatos. Nec tantum deferebatur mulieri miserae, ut ipsa anserem ductitaret, sed ea duci ferebatur ab ansere. Quod ita Cameraci probatum est, ut, stante hinc et inde populo, per mediam ecclesiam mulier ad altare procederet, et anser e vestigio mulieris a tergo, nullo sollicitante, succederet. Qui quidem intra Lotharingiam mox, ut comperimus, obita sibi morte decessit; qui sane rectius Hierusalem isset, si, pridie quam proficisceretur, suae seipsum dominae festa convivia praebuisset. Quod totum ob hoc a nobis historiae veraci attexitur, ut se noverint quique commonitos, « quatenus nequaquam, fide vulgi fabulis attributa, Christiana gravitas levigetur. »

[XXXII.] Secundo Pyrro, ut Antiochiam traderet, Christum apparuisse, falsitatis arguitur. Denique rursus idem perhibet auctor, Pyrro Antiochiae proditori Deum apparuisse; et ut Francis proderet urbem in visione jussisse. Facile hoc ei fuit qui Cain et Agar se audibilem, et conspicabilem asinae angelum praebuit. Verum omnes qui sancta civitate recepta rediere, et qui super gestis ad nos rebus epistolas direxere, praecipue Ansellus de Ribodimonte, nil tale dixere, imo nec Pyrri vir idem mentionem habuit, sed a tribus eam civibus traditam minime tacuit. In qua etiam refertur quod antequam tres illi proceres de urbis deditione serio tractavissent, fucatam nostris obtulerunt pacem, spondentes sese reddituros proxime civitatem. Quae mutuo data securitas in tantum valuit, ut intra urbis moenia aliquoties de Francis exciperent, suique cum nostris conventicula crebra miscerent. Dum ergo exercitus minus inter ista sibi, nimietate securitatis, invigilat, praetensis Turci insidiis quosdam ex Francis interimunt, nec ipsi tamen indemnes existunt. Ibi quemdam nostri egregiae indolis juvenem qui apud regem Francorum comes stabuli fuerat, nomine Walonem, amittunt.


[XXXIII.] Tertio lanceam Dominicam respuens.

--Lanceae Dominicae inventionem cassare dicitur, et quia falsitati obnoxius erat, hominem damnatum praesumpti ignis adustione testatur. Cui non modo super hac re modernorum testimonia refragantur; sed etiam vetustissimi quique fide plenissima stipulantur quod, cum olim loca sancta expeterent, antequam Turci Orientis ac Syriae regna pervaderent, eamdem in eadem urbe lanceam adorare deoscularique solerent. Nunquid nam Fulcherii presbyteri, qui, nostris apud Antiochiam fame periclitantibus, feriatus epulabatur Edessae, tot prudentium, qui interfuere dum reperiretur, ingeniis praevalebit argutia? cum etiam Balduinus, qui post regem Balduinum Edessae praefatae praefuit, in sua ad archiepiscopum Manassem profiteatur epistola, cum eam beato revelante Andrea repertam, tum a nostris audaciam, contra Turcos ingruentes praeliandi, fiducia ipsius admissam. Sicne spectabilis Podiensis ille episcopus desipuisse putabitur, ut incerti nominis lanceam sub tanta reverentia ferret, dum adversus Curbaran congressurus egreditur? Ibi certe constat quiddam memorabile factum, quod scilicet, dum Curbaran idem herbae ignem jussisset subjici, praesulque idem Francorum ad bella properantium conspiceret ora ac oculos profluentes fumi densitate suffundi, hinc sacram praeferens lanceam, inde pia dextera contra emergentes nebulas crucis pingens effigiem, ubi Jesu omnipotentis flebiliter evocavit auxilium, dicto celerius, in eos qui emiserant, ejus pietas tetri vaporis retorsit globum. Porro, si de inventoris interitu agitur, qui aliquot post ignis experientiam traditur vixisse diebus, fateor, dicam quomodo iste obierit, de quo incertum est an laesus fuerit, si dicat mihi cur is, qui apud beatum Gregorium linguas omnes acceperat, propria dentibus membra disciderit.

[XXXIV.] Quarto in obsidione Antiochena rutilum jubar crucis in modum apparuisse.

--Praeterea dum in obsidione Antiochena morantur, astruit, nisi fallor, noctu rutilum, in modum ignis, super exercitum emicuisse jubar, et speciem, haud ambigua forma, pariter exhibuisse crucis. Quod quique illic sapientum incendium ad bella retulere futura, ubi tamen esset, quod crux videretur innuere, certa salus, et successura victoria. Hoc non refellimus; id plane uberrimis testimoniis approbatur. Hoc, inquam, rimarum plenus poterit tacuisse Parmeno.

Nec dissimile quid inter ipsa viae hujus initia constitit accidisse, quod quidem superius cum, de motibus eclypticis et siderum, qui visus est, lapsibus loquerer, me contigit praeterisse. Quadam enim aestivi diei vespertina irruente hora, tanta ab aquilonis plaga conflagratio apparuit, ut plurimi e domibus propriis sese proriperent, quaerentes quinam hostes provincias suas adeo gravi ambustione vastarent. Quae omnia futurorum exstitisse portenta bellorum, indubie retinemus. At jam his omissis, quae carptim delibanda censuimus, relationis seriem prosequamur.
 

 

CHAPITRE IX.

 

 

Au moment où nous allions mettre un terme à cet ouvrage, entrepris sous la protection du Créateur du monde, nous avons appris qu'un nommé Foucher, prêtre de Chartres, qui a été longtemps chapelain du duc Baudouin à Édesse, a rapporté certaines choses qui nous étaient demeurées inconnues, et d'autres, en petit nombre cependant, d'une manière autre que nous n'avons fait, et celles-ci toujours faussement et en un style grossier semblable à celui des communs écrivains. Quoique nous ne voulions pas reprendre tout ce qu'il a dit, nous avons cru cependant devoir relever quelques-uns de ses récits et consigner ces corrections dans notre ouvrage. Comme cet homme emploie toujours un langage ampoulé, n'écrit que des mots longs d'un pied et demi, et délaie dans de pâles couleurs les frivoles figures de son style, j'ai résolu de prendre les événements qu'il rapporte dans toute leur nudité, et de les présenter avec les expressions, quelles qu'elles soient, qui se rencontreront sous ma plume, au lieu de les revêtir de la robe doctorale.

 

On dit, si je ne me trompe, qu'il rapporte, dans le commencement de son petit ouvrage, que quelques-uns de ceux qui entreprirent le voyage de Jérusalem, ayant loué des vaisseaux, s'embarquèrent sur la mer qui sépare les habitants de la Pouille de ceux de l'Épire ; et soit qu'ils se fussent confiés à une mer qu'ils ne connaissaient pas, soit qu'ils se trouvassent trop entassés dans leurs navires, je ne sais lequel des deux, et quoi qu'il en soit, il est certain qu'ils perdirent environ six cents hommes sur ces vaisseaux, et qu'après qu'ils eurent été noyés au milieu de la tempête et rejetés tout aussitôt sur le continent par le roulement des vagues, ou leur trouva à la superficie dis épaules le même signe de la croix que tous avaient coutume de porter sur leurs manteaux de bure ou sur leurs tuniques. Que ce sceau sacré ait pu être imprimé sur leur peau par la puissance de Dieu, pour mettre leur foi en évidence, il n'est aucun fidèle qui en doute un seul instant ; toutefois que celui qui a écrit ces choses, s'il est encore en vie, examine soigneusement si elles se sont réellement passées ainsi qu'il le rapporte. On sait que, lorsque la nouvelle de cette expédition se fut répandue chez toutes les nations chrétiennes, et tandis qu'on proclamait dans tout l'empire Romain qu'une telle entreprise ne pouvait s'accomplir que par la volonté du ciel, les hommes du rang le plus obscur, les femmes même les moins dignes, usurpèrent ce prétendu miracle en employant des inventions de toutes sortes. Celui-ci, en se tirant un peu de sang, traçait sur son corps des raies en forme de croix, et les montrait ensuite à tous les yeux. Celui-là produisait la tache dont il était honteusement marqué à la prunelle, et qui obscurcissait sa vue, comme un oracle divin qui l'avertissait d'entreprendre ce voyage. Un autre employait le suc des fruits nouveaux, ou toute autre espèce de préparation colorée, pour tracer, sur une partie quelconque de son corps, la forme d'une croix ; et comme on a coutume de peindre le dessous des yeux avec du fard, de même ils se peignaient en vert ou en rouge pour pouvoir, à la suite de cette fraude, se présenter comme des témoignages vivants des miracles du Ciel.

 

Que le lecteur se souvienne à ce sujet de cet abbé dont j'ai déjà parlé, qui fit une incision sur son front à l'aide du fer, et qui plus lard, comme je l'ai dit, devint évêque de Césarée de Palestine. Je prends Dieu à témoin qu'habitant à cette époque à Beauvais, je vis une fois, au milieu du jour, quelques nuages disposés les uns devant les autres un peu obliquement, et de telle sorte qu'on aurait pu tout au plus leur trouver la forme d'une grue ou d'une cigogne, quand tout à coup des milliers de voix, s'élevant de tous côtés, proclamèrent qu'une croix venait d'apparaître dans le ciel. Ce que je vais dire est bien ridicule, et cependant la chose est établie sur des témoignages dont on ne saurait se moquer. Une petite femme avait entrepris le voyage de Jérusalem : instruite à je ne sais quelle nouvelle école, et faisant bien plus que ne comporte sa nature dépourvue de raison, une oie marchait en se balançant à la suite de cette femme. Aussitôt la renommée volant avec rapidité, répandit dans les châteaux et dans les villes la nouvelle que les oies étaient envoyées de Dieu à la conquête de Jérusalem, et l’on n'accorda pas même à cette malheureuse femme que ce fût elle qui conduisit son oie, au contraire c'était l'oie, disait-on, qui la guidait elle-même. On en fit si bien l'épreuve à Cambrai, que le peuple se tenant de côté et d'autre, la femme s'avança dans l'église jusqu'à l'autel, et l'oie marchant toujours sur ses pas, s'avança à sa suite, sans que personne la poussât. Bientôt après, selon ce que nous avons appris, cette oie mourut dans le pays de Lorraine. Et certes elle fût allée bien plus sûrement à Jérusalem, si la veille de son départ, elle se fût donnée à sa maîtresse pour être mangée en un festin. Je n'ai rapporté tout ce détail, dans cette histoire destinée à constater la vérité, qu'afin que tous se tiennent pour avertis de prendre garde à ne pas rabaisser la gravité de leur qualité de chrétiens, en adoptant légèrement les fables répandues dans le peuple.

 

Le même auteur affirme encore que Dieu apparut à Pirrus, celui qui trahit les habitants d'Antioche, et qu'il lui ordonna, dans une vision, de livrer la ville aux Francs. Cela fut facile sans doute à celui qui se fit entendre à Caïn et à Agar, et qui fit voir un ange à l'ânesse. Mais tous ceux qui sont revenus de la Cité sainte après qu'elle eut été prise, ou qui nous ont écrit des lettres sur les événements qui se sont passés, en particulier Anselme de Ribourgemont, n'ont rien dit de semblable ; bien plus, ce dernier n'a pas même fait mention de Pirrus, et n'a point caché cependant que la ville avait été livrée par trois de ses citoyens. L'on rapporte encore qu'avant que ces trois nobles eussent traité sérieusement pour livrer la place ils offrirent aux nôtres une paix trompeuse, promettant de leur remettre la ville très prochainement; que cette proposition faite et acceptée inspira une telle sécurité, que quelquefois des Francs étaient reçus dans l'enceinte même de la ville, et que les habitants se mêlaient souvent avec les nôtres. Mais tandis que notre armée, dans l'excès de sa confiance, se gardait avec moins d'attention, les Turcs ayant dressé des embûches tuèrent quelques Francs, et eux, de leur côté, ne furent pas à l'abri de pareils événements. En une occasion semblable, les nôtres perdirent un jeune homme de belle espérance, nommé Galon, qui avait été connétable du roi de France.

 

On dit que Foucher nie la découverte de la lance du Seigneur, et affirme que l'homme qui fut accusé de fausseté à cette occasion en fut aussi convaincu en se brûlant dans le feu qu'il osa affronter. Or non seulement les témoignages les plus récents sur ce point contredisent entièrement celui-là, mais en outre les hommes les plus âgés et les plus dignes de foi affirment que, lorsqu'ils allaient jadis visiter les lieux saints, avant que les Turcs se fussent emparés des royaumes d'Orient et de la Syrie, ils avaient coutume d'adorer et de baiser cette même lance dans la même ville. Et d'ailleurs la maligne assertion de ce prêtre Foucher, qui vivait dans le repos et se gorgeait au milieu des festins, tandis que les nôtres mouraient de faim dans Antioche, pourrait-elle prévaloir jamais sur les déclarations de tant d'hommes sages, qui étaient présents lorsqu'on découvrit la lance ? Ajoutez à cela que Baudouin, qui remplaça le roi Baudouin dans le gouvernement de la ville d'Edesse, déclare formellement, dans la lettre qu'il a écrite à l'archevêque Manassé, d'une part, que cette lance fut découverte par la révélation du bienheureux André ; d'autre part, que les nôtres en conçurent un si grand courage que, dans la confiance qu'elle leur inspira, ils n'hésitèrent plus à aller combattre les Turcs qui les menaçaient. Peut-on croire en outre que le vénérable évêque du Puy eût été assez insensé pour porter, avec tant de témoignages de respect, une lance qui eût eu une origine incertaine, alors qu'il sortit de la ville pour marcher contre Corbaran? Il y eut à cette occasion un événement bien mémorable et reconnu pour certain. Corbaran avait donné l'ordre de mettre le feu aux herbes des champs : le prélat ayant vu que les Francs qui s'avançaient pour combattre avaient les yeux et le visage enveloppés et abîmés par les tourbillons de cette épaisse fumée, d'un côté portant en avant la lance sacrée, et d'un autre côté traçant avec sa main droite l'image de la croix sur les nuages qui s'élevaient autour de lui, implora d'une voix lamentable le secours du tout-puissant Jésus; et aussitôt, plus promptement que la parole, sa sainte prière repoussa les torrents de cette noire vapeur vers ceux qui les avaient soulevés. Quant à la mort de l'homme qui avait découvert à lance, et qui, dit-on, ne survécut que peu de jours à l'épreuve du feu, je dirai comment il est mort, et pourquoi l'on ne sait pas encore s'il fut ou non réellement atteint par les flammes, lorsque Foucher m'aura dit pourquoi celui qui avait reçu le don de toutes les langues auprès du bienheureux Grégoire déchira lui-même ses membres de ses propres dents.

 

Foucher dit encore, si je ne me trompe, que pendant qu'on était occupé du siège d'Antioche ; on vit pendant la nuit, au dessus de l’armée, une apparition d'un rouge éclatant et semblable à du feu, et qui présentait la forme d'une croix, de manière à ne pouvoir s'y méprendre ; que de l'avis de tous les hommes sages cette couleur d'incendie figurait les guerres qui devaient avoir lieu, et que la croix que l’on avait reconnue était un gage assuré de salut et des victoires que l’on remporterait. Je ne nie point ce récit, qui est même appuyé sur de nombreux témoignages ; mais Foucher eut bien pu n'en rien dire parmi tant d'autres omissions.

 

Il est certain qu'il arriva quelque chose d'à peu près semblable au commencement même de l'expédition, et j'avais omis de le rapporter, lorsque j'ai parlé des mouvements que l'on remarqua dans les astres, et de la chute de quelques étoiles. Ainsi donc, en un jour d'été et vers le soir, on vit, du côté de l'Orient, le ciel s'embraser si vivement que beaucoup de gens s'élancèrent hors de leurs maisons, et demandèrent quels étaient les ennemis qui allaient répandant ainsi ce vaste incendie dans toute la contrée. Nous pouvons regarder comme certain que toutes ces apparitions annonçaient les prodiges des guerres qui devaient avoir lieu. Maintenant, laissant de côté ces détails que nous avons cru devoir relever en passant, nous allons reprendre la suite de notre récit.

 CAPUT X.

[XXXV.] Iterum de Hierosolymitanae civitatis obsidione.

--Hierosolymorum igitur civitas obsessa, exprimi non potest quanta sit civium suorum animositate defensa. Videres contra balearia instrumenta, quibus compererant saxa torqueri, trabibus obtegere muros, atque psiathiis Graecos ignes injicere machinis, praesertim qui materiei inopiam difficultatem maximam noverant obsidionis; sed quia Francia praeminebat ingeniis, furores ignium respersio curat aceti, et praeacuta falce reciditur, si quid videretur pependisse pro muris. Uncos ferreos longis hastilibus addunt, quibus nostrae partis e machinis propugnantes loricatos corripiunt; quae nostri mucronibus exertis, pro hastilibus fustes reddunt. Sed in eo vel maxime Sarracenorum vehemens probabatur instantia, quia si quem suorum contigisset ictu a nostris obrui, percussi clypeum dicto citius constabat ab alio rapi, et in eodem, unde ille ruerat, loco constitui, ut nostris daretur ad sui exanimationem intelligi neminem eorum jactibus laedi.

[XXXVI.] Ipsa in obsessione Boemundus non aderat. Petit Hierosolymam.

--Feliciter igitur urbe capta, Boemundus qui Antiochiae, fame, cruoribus, ac frigore Francorum, obtinuerat principari, apud eam, caeteris proficiscentibus, maluit remorari, quam pro Jesu Domini sepulcri liberatione vexari. Et dum contendit inepte pro unius aedis turriculaeque custodia, praeteriti sui universi laboris fructum visus est amisisse et gaudia. Quid enim sibi profuit currere, ubi consequi noluit comprehendere? Attamen, quia hactenus exercitui Dominico plurimum emolumenti armis contulit atque consilio, non est absurdum paucis intexere qualiter illum contigerit illo ire. Ad Balduinum itaque Edessenum legatione directa, sollicitat ut secum pariter ad invisendum Salvatoris sepulcrum veniat. Ipse etenim non avaritiae obtentu, sed propriae civitatis tuitione retentus, urbi similiter nequaquam obsidendae concurrerat. Christianorum plane ipsa erat civitas, et circumpositae gentilitatis vires crebro patiebatur infestas. Cumque vir isdem se spopondisset iturum, conflatis utique equitum peditumque copiis ingentibus, praesertim cum eis incumberet non modo quorumque, sed contiguae omnino universitatis metus, Hierosolymitanum sunt iter adorsi. Cumque singulorum in simul contubernia convenissent, et viginti hominum millia ferme complessent, inter eundum eos crudelis victualium coangustare coepit egestas, ut nec escarum condimenta pani, neque suppeteret panis ad escas. Provinciarum nempe, diuturna diversarum obsidionum mora, et prolixis longe lateque expeditionibus, opibus exhaustae, non sufficiebant ullatenus tantae animalium virorumque frequentiae suppeditare stipendia.

A Turcis captivus abducitur Boemundus. Libertate concessa redit in Galliam, ducit Constantiam regis filiam, ac veneno exstinctus est.

--Arctata igitur miserabilibus inediis multitudo, asininarum carnium equinarumque, quae alias didicerat, edulia repetivit, nec ab eorum usu, habita etiam in talibus parcitate, calamitas ista desivit, donec Tiberiadem civitatem, quinque hominum millium, sub Domino, pastione celebrem, desideriis affecta subivit. Ibi aliquantulum ea quam patiebatur tabe cibo uberiori sopita, tandem Hierosolymam pervenitur, sed ea adeo foetida recens caesorum cadaverum numerositate reperitur, ut nusquam aura nisi corruptissima narium orisve spiraculo hauriretur. Qui a rege Godefrido gratulanter excepti, Dominico quod imminebat interfuere Natali. Quod, ut rationis censura responderat, Bethleem actum, non modo ex sua mutua qui convenerant visione, sed magis ex sua victoria suo insperabiliter saeculo praestita, Francis supra quam credi potest res tripudiosa fuit. Inde digressis, cum sua quisque repetisset, a Turcorum manu immodica, cum urbem quamdam adiret, Boemundus invaditur, in remotissimas Persidis regiones captivus abducitur. Quod ubi Tancredi illustris attigit notionem, quamprimum occupare Antiochiam properat, Laodiciae Pergama munit; utraeque enim Boemundo munia pensitabant. Laodiciam pridem Robertus Northmanniae comes habuerat, sed cum prodigi hominis exactiones urbici tolerare non possent, pulsis summae custodibus arcis, ejus abegere dominium, odioque ipsius Rothomagensis abjuravere monetae usum. At Boemundus cum annis aliquot in carcere resedisset, tandem, cum pacto, tum pecuniaria redemptione resolvitur. Nec multo post tempore exacto, Antiochia Tancredo commissa, navigio in Appulia transvectus venit in Franciam, et Constantia regis Philippi filia multo auro a patre impetrata, fecit Carnotum ejus nuptias in magna gloria. Deinde in Appuliam regressus, magnam regni Constantinopolitani imperatoris partem sibi subegit, et susceptis ex filia regis duobus filiis, veneno vitam finivit.

[XXXVII.] Godefridi regis gesta summatim perstringuntur. At Godefridus, cujus in equestri gloria quantitatis exstiterit, pro clausula laudis, quia superius plura relata sunt, ex praefati Balduini verbis accipi poterit. Est autem idem comitis Hugonis ex Reiteste filius. Qui dum Edesseno ducatui a postmodum rege Balduino praeficitur, jam dudum Turcorum manus, proh dolor! incidit, et multo tempore clausus, Deo se protegente, vivens ab eorum manibus evasit. Exstat vero ejus hujusmodi de eo, verbis utique meis vestita sententia: « Festum sancti Dionysii agebatur, rexque idem a quadam sua, vocabulo Morocoria, civitate regrediebatur, et ecce centum viginti Turci eidem insidiabantur, cum viginti eum tantummodo equites comitarentur. Quos ubi, inquit, attendimus, remota formidine arma corripimus; ipsi vero, quia repente ingruerant, fugituros nos pro nostra paucitate putabant. At nos, sumpto de expertis Dei adminiculis jugibus ausu, superque ipsum spiritu innitentes, barbaros aggredimur, tanta in eos caede bacchamur, ut ex illis octoginta caesis, nonaginta pariter equos caperemus. » Et post aliqua, vir isdem, cum irrisorie meminisset eorum qui ab Antiochia fugerant, et qui Constantinopolim legatione functi reditum distulerant, ad animandos qui in Francia resederant Francos de sua fortuna sic sequitur: « Multum, ait, nos opulenter nos habemus, et ut aliorum supersedeam gazis, decem quibus solus principor castra, et abbatia una, marchas mihi pendunt annuatim mille quingentas. Et si Deus arrideat urbem mihi cepisse Calepiam, centum mox meo habiturus sum sub jure castella. Retrogradis, inquit, nolite credere, qui nos inedia fatiscere celebrant; scriptis potius meis credite. »
 

 

CHAPITRE X.

 

Pendant que la ville de Jérusalem fut assiégée, on ne saurait dire avec quelle ardeur ses citoyens travaillèrent à la défendre. Vous les auriez vus lancer sans relâche des pierres contre nos instruments à projectiles, garnir leurs murailles de poutres, et surtout jeter sur nos machines des feux appelés par eux feux grégeois, parce qu'ils savaient que la plus grande difficulté parmi les nôtres était le manque d'eau ; mais les Francs, supérieurs par leur esprit inventif, parvinrent à arrêter la fureur des flammes en répandant beaucoup de vinaigre, et s'appliquèrent aussi à couper avec des faux recourbées tout ce que les ennemis suspendaient en dehors de leurs remparts. Les Sarrasins attachaient des crochets de fer au bout de leurs longues lances pour saisir ceux des nôtres qui, revêtus de leurs cuirasses, combattaient du haut de nos machines; mais les nôtres, tirant leur glaive, coupaient les lances et les transformaient en bâtons impuissants. Enfin ce qui montrait le plus le violent acharnement des Sarrasins, c'est qu'aussitôt qu’un de leurs hommes tombait frappé par les nôtres, un autre venait s'emparer de son bouclier et s'établissait dans la position où le précédent avait succombé, pour donner le change aux nôtres, et ajouter à leur désespoir en leur faisant accroire qu'aucun de leurs ennemis ne périssait sous leurs coups.

 

Après que la ville d'Antioche eut été heureusement prise par les Chrétiens, Boémond, qui en avait obtenu la principauté, grâce au sang des Francs et aux souffrances de tout genre qu'ils avaient endurées, soit par le froid, soit par la famine, aima mieux demeurer dans cette ville, lorsque tous les autres en partirent, que d'aller s'exposer à de nouvelles fatigues pour délivrer le sépulcre du Seigneur Jésus. Aussi, tandis qu'il faisait sottement tous ses efforts pour se maintenir dans la possession d'une maison et d'une petite tour, on jugea qu'il avait perdu tout le fruit et toutes les joies de ses précédents travaux. A quoi lui servait en effet d'avoir couru, puisqu'il ne voulait pas consentir à poursuivre l'objet de ses efforts? Toutefois, et comme jusqu'alors il avait rendu de grands services à l'armée du Seigneur, tant par la force de ses armes que par la sagesse de ses conseils, il ne sera pas déplacé de dire en peu de mots comment il parvint enfin à se rendre à Jérusalem. Il envoya donc un messager à Baudouin d'Édesse pour l'inviter instamment à se réunir à lui et à aller visiter le sépulcre du Sauveur, car Baudouin, retenu pareillement, non par avarice, mais par la nécessité de demeurer pour défendre la ville qu'il occupait, n'était point parti non plus pour aller assiéger la Cité sainte. La ville d'Édesse était remplie de Chrétiens et se trouvait sans cesse exposée aux efforts des Gentils qui l'enveloppaient de toutes parts. Baudouin ayant donc promis à Boémond de partir avec lui, tous deux rassemblèrent de nombreuses troupes de chevaliers et d'hommes de pied, car ils avaient lieu de redouter tous les habitants des pays au milieu desquels ils se trouvaient, et ils entreprirent ainsi le voyage de Jérusalem. Lorsque leurs forces furent réunies, ils eurent à peu près vingt mille hommes sous leurs ordres ; mais bientôt ils commencèrent à éprouver toutes les horreurs de la disette, n'ayant ni assez de denrées pour suppléer au défaut du pain, ni assez de pain pour pouvoir se passer d'autres denrées. Les provinces, épuisées par les sièges divers que les villes avaient eu à soutenir, et par les nombreuses bandes qui les avaient parcourues en tous sens, n'avaient plus assez de ressources pour fournir à l'entretien d'un si grand nombre d'hommes et d'animaux.

 

Le peuple, dans cette misérable situation, se nourrit, comme il avait fait d'autres fois, de la chair des ânes et des chevaux, et ils ne cessèrent d'en manger, mettant même beaucoup de soin à éviter toute profusion ; que lorsqu'ils furent arrivés à Tibériade, objet de leurs vœux les plus ardents, et ville célèbre par le repas des cinq mille hommes que le Seigneur rassasia. Après avoir un peu réparé leur misère par les vivres qu'ils trouvèrent en plus grande abondance dans ce lieu, ils arrivèrent enfin à Jérusalem ; mais la ville était encore tellement infectée par les cadavres des hommes qu'on avait tués en foule, qu'on n'y respirait qu'un air empoisonné. Le roi Godefroi les accueillit avec une extrême joie et comme les fêtes de la Nativité approchaient, ils demeurèrent pour y assister. Elles furent célébrées à Bethléem, ainsi que la raison le prescrivait ; et ces cérémonies furent pour tout le peuple un sujet de joie bien plus grand qu'on ne pourrait le dire, non tant parce que tous les Chrétiens s'y trouvaient réunis que parce qu'ils célébraient la victoire inespérée si heureusement accordée à leur temps. Ils partirent ensuite de Bethléem ; chacun retourna chez lui ; et Boémond, en arrivant auprès d'une ville, fut tout à coup attaqué par une nombreuse armée turque ; fait prisonnier et emmené dans les contrées lointaines de la Perse. Aussitôt que l'illustre Tancrède fut informé de cet événement, il se hâta de prendre possession d'Antioche et de fortifier Laodicée de Pergame, qui toutes deux reconnaissaient l’autorité de Boémond. Le comte Robert de Normandie s'était emparé précédemment de la ville de Laodicée ; mais les habitants, n'ayant pu tolérer longtemps les exactions de cet homme prodigue, chassèrent ceux qu'il avait chargés de garder la citadelle supérieure s'affranchirent de sa domination et abolirent, en haine du comte, l'usage de la monnaie de Rouen. Après avoir demeuré quelque années en captivité, Boémond parvint à se racheter par un traité et en donnant beaucoup d'argent, et recouvra sa liberté. Peu de temps après sa délivrance, il confia la ville d'Antioche à Tancrède ; s'embarqua, passa dans la Pouille, et de là en France. Là, ayant à force d'or obtenu du roi Philippe sa fille Constance, il célébra son mariage à Chartres avec une grande pompe; puis il retourna dans la Pouille, conquit une bonne partie des États de l'empereur de Constantinople, et, après avoir eu deux enfants de la fille du roi, il mourut enfin par le poison.

 

Comme j'ai déjà fait connaître par plusieurs récits les titres du roi Godefroi à l'illustration d'un vaillant chevalier, je terminerai, pour mettre le comble à ces éloges, en rapportant les paroles de ce Baudouin dont j'ai déjà parlé. Ce dernier était fils du comte Hugues de Réthel. Le roi Baudouin, lorsqu'il parvint au trône, lui confia le gouvernement du pays d'Edesse ; mais bientôt, ô douleur! il tomba au pouvoir des Turcs et après avoir vécu longtemps en captivité, protégé de Dieu, il parvint enfin à s'échapper vivant d'entre leurs mains. Voici donc le récit de Baudouin au sujet de Godefroi, récit que je revois toujours de mon propre langage : C'était la fête de Saint-Denis. Le roi revenait de l’une de ses villes, nommée Morocoria ; mais voici que cent vingt Turcs s'étaient placés en embuscade contre lui, tandis que vingt chevaliers seulement raccompagnaient. Lorsque nous les reconnûmes, ajoute-t-il, déposant toute crainte, nous saisîmes nos armes, et ceux qui nous avaient attaqués subitement pensaient que nous prendrions la fuite en raison de notre petit nombre. Mais nous, puisant une nouvelle audace dans notre expérience de la protection constante de Dieu, et nous reposant sur lui en esprit, nous attaquâmes les barbares et nous les massacrâmes avec une telle fureur, que nous leur tuâmes quatre-vingts hommes, et leur prîmes quatre-vingt-dix chevaux. Après avoir parlé d'autres choses, le même Baudouin, rappelant en termes de mépris ceux qui s'étaient enfuis d'Antioche, et qui, après avoir accompli leur mission ai Constantinople, avaient différé de revenir, et cherchant à animer les cœurs de ceux qui étaient demeuré: en France, ajoute en parlant de sa fortune : Nous avons ici beaucoup de richesses, et sans parler des trésors que possèdent les autres, dix châteaux, où je commande seul, et une abbaye me paient tous les ans quinze cents marcs ; et si Dieu me fait la faveur que je m'empare de la ville d'Alep, j'aurai bientôt cent châteaux sous ma juridiction. N'ajoutez pas foi, ajoute-t-il, aux paroles de ceux qui retournent en arrière et qui publient que nous périssons de faim, mais croyez plutôt ce que je vois écris.

 

 CAPUT XI.

[XXXVIII.] De Balduino rege.

Rex igitur Godefridus, ubi post vitam nobilem beatior futurus excessit, Hierosolymitani nequaquam temperantiae ejus ac serenitatis obliti, et degenerare verentes ipsius germanum, ducem Edessenum, missis interpretibus, ad regis jura compellant. Qui quidem in ducatu, splendore se habuit, ut clypeum aureum quovis iter agens, prae se ferri faceret, qui aquilam expressam in se haberet. Erat autem schematis Argolici. Morem enim gentilibus gerens, hucusque togatus incesserat, barbam remiserat, sese adorantibus flectebatur, solo tapetibus stratis vescebatur; at si quod municipium vel urbem suae ditionis intraret, ante ejus gradientis vehiculum, duorum ore equitum gemina tuba perstreperet. Legationi ergo obtemperans, Hierosolymam proficisci aggreditur. Sed ubi contigua gentilitas, profecturi aucupata propositum, contemplatur euntem, conscensis, aura sibi incassum obsecundante, Liburnis, cum dux per ejusdem aequoris, satis mediocri comitatu, properaret arenas, ferventibus remis, rostrisque cavantibus undas, obviam se praebere concertans, littori classem appellere maturabat. At dux, omnium quae fieri dextris quirent mortalibus expers, moeroribus intimis pulsat Altissimum, et proponit ei quod subiturus obedienter erat, pro fide ejus tuenda, regni negotium. Et ecce, quae mobilitate ferebantur aligera, naves, limacea morositate resistunt, et quo ampliorem tonsis salum verrentibus quisque nititur ad processum, tanto, spei suae mutatione ridicula, studiosius prorae rotabantur ad puppes. Ita improborum fuso molimine, dux merita libertate potitus, de recipienda purpura evidens coelitus sumpsit auspicium. Illud me praeterierat quod Pisanus antistes Daibertus, cum aliqua suae plebis frequentia, episcopo quodam Apulo comite Hierosolymam jam cum Boemundo, et hoc ipso duce praecesserat.

Regno capessito Balduinus Arabes coercet.

--Primos suos post regna accepta procinctus, et intra sinus exercuisse perhibetur Arabicos. Ubi dum ad Sinai montis usque devexa procederet, reperit incultum, et Aethiopicis simile hominum genus. Quibus, pro agresti usu ac deformitate insolita, vitae indulsit munus. Ibi in ecclesia quae Sancti dicebatur Aaron oravit, ubi sua Deus cum patribus oracula celebravit et exercitus de Contradictionis fonte potavit. Ubi, quia Moyses in labiis distinxerat, nec Deum coram filiis Israel sanctificaverat, a terra eum Deus promissionis absentat. Et istic presbyteri illius mei titubavit opinio; non enim Sinai, sed mons Or dignoscitur esse, Petrae quondam Arabum conterminus urbi, ubi et Aaron hominem exuit, et aqua de intimo percussae rupis emergit.

[XXXIX.] Juge miraculum Hierosolymis de lumine divinitus accenso.

--In illa sancta Hierosolymorum civitate vetus quoddam miraculum inoleverat; quod vetus idcirco dixerim quia ex quo idem fieri coeperit, orbis fere Latinus ignorat. At nos conjiciendo perpendimus quia, postquam calcari ante haec nostra tempora coepit a gentibus, id pro suorum qui ibi degebant, per idve temporis conveniebant, annuerit Dominus; quod videlicet in ipso paschali Sabbato, sepulcri lampas Dominici videatur quotannis accensa divinitus. Erat autem id moris in urbe ut, circumitis pagani universorum aedibus, singularum focos usque ad favillas exstinguerent, et tanta id fiebat ab ethnicis indagine, quantum idipsum putabatur fieri fidelium fraude, non fide. Cum ergo hoc modo Vulcanus eliminaretur ab oppido, ea hora qua nostrae religionis obsequium plebem catholicam solemni resurrectionis atque baptismatum interesse mandat officio, vidisses per universam gentiles exertis mucronibus oberrare basilicam, mortemque nostrorum quibusque minari; cerneres fidei nostrae e regione cultores indigenas, gravi penes Deum moerore torqueri, eos vero nil minus, quos de abditis mundi finibus orationis vota illo contraxerant vel causa miraculi, luminis omnes munus unimoda intentione precari. Nec tunc erat importuna dilatio quin desideriis aestuata petitio, alacri leniretur effectu. Audivi a personis, quae illuc iere, senilibus, quod papyrus vel lichinus (nam utro utantur utriusque non novi) gentilis semel cujusdam sit theca sublatus, ferrumque remansit inane; sed, coelitus labente miraculo, ex ferro lumen emersit. Dumque fraude virtutes cupit enervare supernas, didicit, « contra suam ipsarum naturam, Deo suo militare naturas. »

[XL.] Ob peccata Christianorum amplius haud apparet.

Anno ergo, ex quo rex praefatus susceperat sceptra, sequenti, ejus fuisse traditur difficultas tanta miraculi ut vix imminente nocte orantium flentiumque potuissent vota compleri. Sermo praefati praesulis factus ad populum, de confessione sollicitat peccatorum. Rex et praesul resarciendis pacibus instant, si qua fidei honestatique non congruunt, corrigi promittuntur. Interea, urgente negotio, tam enormium criminum ibi eo die est facta confessio, ut, nisi poenitudo succederet, digne fieri videretur luminis sancti, ablata dilatione, sublatio. Cujus tamen etiam tunc, post correptionem, non remoratur accensio.

At altero posthac anno, ubi ad eam ventum est horam qua sepulcrum gloriosum flamma coelestis efficeret, universorum penitus vota suspiciunt. Graecis igitur ac Syris, Armeniis pariter ac Latinis, quibusque per suarum linguarum idiomata, Deum ac ejus convocantibus sanctos; rege, proceribus, et populo, poenitentia cordiumque rugitibus prosequentibus cleros; misero omnes exulcerabantur affectu, quod ea urbe jam a Christianis obtenta, inibi contingebant quae nunquam evenisse sub paganis audierant.

Interim Fulcherius Carnotensis, assumpto sibi patriarchae Daiberti capellano, in montem proficiscitur Oliveti? Ibi enim suboriri Dei lucerna solebat, si quando Hierosolymis non aderat. Sed reversis, et nil gratum ad praestolantis ecclesiae referentibus aures, orationes a diversis geminantur ad populum, non tamen quae aegros foveant, sed incentivae lugentium. Ea dies, re infecta, universos in sua recta remisit; nox gemina irruit, acrisque moestitia generaliter omnium pectora torsit. In crastino deliberant ut ad templum usque Domini, debito cum moerore procedant. Ierant, gaudii prorsus Paschalis immemores, dum nullus habitu differt a die Parasceves, cum ecce ab aedituis ecclesiae post euntium terga concinitur quia sacri monumenti lampas accenditur. Quid immorer? Tanto eo die gratia, aucto suae ubertatis ex dilatione successu, emicuit, ut illa Dei claritas non quidem simul, sed vicissim, intra sepulcri ecclesiam, lampades ferme quinquaginta tetigerit. Haec non modo inter sacra contigere mysteria, verum cum peractis officiis rex pranderet in aula, cogitur frequentibus nuntiis ad nova videnda lumina rejecta consurgere mensa. Dici non potest quibus convaluerit moeror ille solatiis, cum eo die, quod nunquam praesumpserat, intra eamdem urbem, in templo Domini, coronari rex ipse consenserit, ob hujus favorem muneris.

[XLI.] Franci patriam repetentes a Turcis trucidantur.

--Igitur Franci, qui sacram suis redemerant cruoribus urbem, cum ad dulce solum, visuri parentes, filios ac uxores, redire gestirent, qua venerant, per mediterranea scilicet, fisi forsitan numero ac audacia, repedare deliberant. Cumque per Nicaeae quam pridem coeperant fines praetergredi libere cogitant, Turci, quos urbe reddita inibi praediximus, objiciendos aliquando Francis, ab imperatore repositos, obvios eis acri manu se exhibent, et ut presbyter ille meus, nisi falso, fatetur, immani centum millia digladiatione trucidant. Sed in tanti expressione numeri vereor virum falli, quia eum alias etiam aequo promptiorem in supputationibus constat haberi, verbi gratia, eos qui Hierosolymam profecti sunt, sexagies centena millia audet ipse taxare. Cui sufficientiae miror si omnium Cisalpinarum partium, imo totius Occidentis regna valerent, cum sciamus indubie quod in primo pro moenibus Nicaeae congressu, vix equestres integre apparatus habentium centum millia fuisse tradantur. Et si de illis plane agat, eosque sub hac forte percenseat, qui motum quidem eundi fecerint, sed per diversas quaquaversum provincias, terra et mari, morbo fameque, defecerint, nec sic profecto tantae hominum infinitati supplendae suffecerint. Francis ergo, ut dictum est, ferali caede prostratis, plerique superstitum, rebus Jerusalem revertuntur amissis. Quibus liberalissimus rex et valde condoluit, et beneficia plurima contulit, et reditum ad patriam pelagi evectione suasit.
 

 

CHAPITRE XI.

 

Lors donc que le roi Godefroi termina sa noble vie, pour aller être encore plus heureux, les habitants de Jérusalem, qui n'oubliaient ni sa modération ni la douceur de son caractère, et qui redoutaient de tout perdre en changeant de race, appelèrent le duc d'Edesse, son propre frère, à venir prendre possession de ses droits et lui envoyèrent des députés. Celui-ci vivait dans son duché avec le plus grand éclat, tellement que toutes les fois qu'il se mettait en route, il faisait porter devant lui un bouclier d'or, sur lequel était représenté un aigle, et qui avait la forme d'un bouclier grec. Adoptant les usages des Gentils, il marchait portant une robe longue, il avait laissé croître sa barbe, se laissait fléchir par ceux qui l'adoraient, mangeait par terre sur des tapis étendus, et s'il entrait dans une ville qui lui appartînt, deux chevaliers, en avant de son char, faisaient retentir deux trompettes. Baudouin se rendit à la demande des députés et entreprit le voyage de Jérusalem. Les Gentils qui vivaient dans les environs, informés de sa résolution et l'ayant vu partir, montèrent sur de légers navires, et partant par un vent favorable, mais qui soufflait vainement, tandis que le duc s'avançait avec une escorte peu considérable sur les rivages sablonneux de la même mer, ils faisaient force de rames, leurs navires fendaient les eaux, et ils se hâtaient pour prendre les devants et pour rapprocher leur flotte du rivage. Pendant ce temps le duc, qui n'avait rien de ce qui fait réussir par les mains des mortels, implorait le Très Haut dans sa profonde douleur, et lui promettait de lui obéir en toutes choses et de gouverner selon la foi les affaires du royaume. Or voici, les vaisseaux des Gentils qui voguaient naguère comme avec des ailes, s'arrêtent bientôt et n'avancent qu'avec une lenteur de limaçon ; plus les rames balayent la vaste mer pour presser leur marche, et plus ils reconnaissent le ridicule de leurs espérances renversées. Enfin les projets des méchants étant ainsi déjoués, le duc, délivré comme il l'avait mérité, trouva dans cette faveur du ciel l'heureux présage de la pourpre qu'il allait recevoir. J'avais omis de dire que l'archevêque de Pise, Daimbert, était déjà parti pour Jérusalem avec une petite escorte de gens de son pays et avec l’évêque de la Pouille, sous la conduite de Boémond, et qu'il avait devancé Baudouin.

 

Après que celui-ci eut pris possession de son royaume, ses premières expéditions furent, dit-on, dirigées vers le pays d'Arabie. Tandis qu'il s'avançait à travers les sinuosités du mont Sinaï, il y trouva une race d'hommes grossiers et semblables aux Éthiopiens et leur fit grâce de la vie, à raison de leurs manières sauvages et de leur extrême laideur. Il fit ses prières dans l'église qu'on appelait de Saint-Aaron, où Dieu rendit ses oracles pour nos pères, où l'armée but des eaux de la fontaine de contradiction et où Moïse qui n'avait point voulu croire, ni rendre grâce à la sainteté de Dieu en présence des enfants d'Israël, reçut la défense d'entrer dans la terre de Promission. Ici je signale une autre erreur de mon prêtre Foucher, on sait que ce n'est point sur le mont Sinaï, mais sur le mont d'Hor, limitrophe de l'ancienne ville de Petra en Arabie, qu'Aaron fut dépouillé de ses vêtements d'homme et que l'eau jaillit en abondance du rocher que la verge avait frappé.

 

Depuis une longue antiquité un miracle se renouvelait dans la sainte cité de Jérusalem, et je dis une longue antiquité parce que le monde latin ignore presque absolument à quelle époque il avait commencé. Cependant, en y réfléchissant, j'ai lieu de présumer que ce fut lorsque Jérusalem eut commencé à être foulée aux pieds par les Gentils, avant le temps de nos succès, que le Seigneur accorda ce miracle à ceux des siens qui vivaient dans ces lieux, ou qui s'y rassemblaient dans le même temps. Ce miracle consistait en ce que, la veille de la fête de Pâques, la lampe du sépulcre du Seigneur était tous les ans allumée par le feu divin. Il était aussi d'usage dans la même ville que les païens parcourussent les maisons de tous les habitants, pour y éteindre jusqu'à la dernière étincelle de feu, et ils le faisaient avec d'autant plus de soin qu'ils pensaient que cet événement provenait de la fraude des fidèles et non de leur foi. Après que le feu avait été ainsi chassé de la ville, et à l’heure ou les préceptes de notre religion appellent le peuple catholique à assister à l’office solennel de la résurrection et des baptêmes, vous eussiez vu les Gentils errant le glaive nu dans notre basilique, menacer les nôtres de leur donner la mort, et dans le même temps les indigènes, sectateurs de notre foi, offrir à Dieu leur profonde douleur, et tous ceux que leurs vœux avaient rassemblés à Jérusalem des contrées du monde les plus reculées, soit pour y faire leurs prières, soit pour assister à ce miracle, solliciter aussi avec une ardeur unanime le don de la lumière. Il n'y avait point alors de délai fâcheux, et les vœux adressés au Ciel avec tant d'ardeur étaient promptement exaucés. J'ai entendu raconter à des personnes âgées qui étaient allées à Jérusalem, qu'une fois un Gentil ayant frauduleusement enlevé le papyrus ou la mèche (car je ne sais duquel des deux on se sert), le fer demeura seul ; mais que lorsque le miracle descendit du ciel, la flamme sortit du fer même. Et tandis que ce Gentil cherchait à détruire ainsi par la fraude les puissances du ciel, il apprit que les éléments combattent pour leur Dieu, même en contradiction avec leur propre nature.

 

L'année donc où le roi Baudouin avait reçu le sceptre de son prédécesseur, on rapporte que le miracle s'opéra si difficilement que ce ne fut que vers rentrée de la nuit que les prières et les larmes des assistants parvinrent enfin à l'obtenir. Le pontife dont j'ai parlé plus haut prononça un sermon devant le peuple et le pressa instamment de confesser ses péchés; le roi et le pontife conjurèrent les fidèles de rétablir la paix entre eux, et tous promirent de réformer ce qui pourrait être contraire à leur foi ou à l'honneur. Dans cette urgente nécessité, il fut fait confession en ce jour de crimes tellement énormes que, si la pénitence ne leur eût succédé, on eût dû trouver juste que la lumière sacrée fût retirée sans le moindre retard, et cependant à la suite de ces remontrances elle ne tarda plus à paraître.

 

L'année suivante, lorsque l'on eut atteint l'heure où le sépulcre devait être glorifié par la flamme du ciel, tous les fidèles l'invoquèrent du fond de leurs cœurs. Grecs et Syriens, Arméniens et Latins, chacun dans sa langue, implorèrent Dieu et les saints. Le roi, les grands, le peuple, marchant à la suite du clergé, dans la pénitence, et poussant des gémissements dans l'amertume de leurs cœurs, tous étaient déchirés de la plus profonde douleur, en voyant qu'après que les Chrétiens étaient en possession de la ville, il arrivait en ce lieu des choses qu'on n'avait jamais appris être arrivées sous la domination des païens.

 

Pendant ce temps, Foucher de Chartres, prenant avec lui le chapelain du patriarche Daimbert, se rendit sur la montagne des Oliviers, où la flamme de Dieu paraissait ordinairement, lorsqu'on ne la voyait pas dans Jérusalem. Ils revinrent, mais sans apporter de nouvelle agréable aux fidèles qui les attendaient, et alors diverses personnes adressèrent de nombreux discours au peuple, non pour soulager les affligés, mais pour provoquer les lamentations. Ce jour-là, tous rentrèrent dans leurs maisons, sans que le miracle se fût opéré; la nuit survint, et les angoisses de tous les fidèles en furent redoublées. Le lendemain, ils délibérèrent de se rendre au temple du Seigneur, avec les témoignages d'une bien juste affliction. Ils s'étaient mis en marche, oubliant complètement les joies de la solennité de Pâques, et nul ne se présentait autrement habillé qu'il ne l'avait été la veille, quand tout à coup les marguilliers de l'église annoncent, en chantant derrière la procession, que la lampe vient de s'allumer dans le monument sacré. Que tardé-je de le dire? En ce jour, la grâce, accrue par le délai, brilla en si grande abondance que la lumière de Dieu atteignit, non point simultanément, mais successivement, environ cinquante lampes dans l'église du sépulcre. Et ce ne fut pas seulement pendant la célébration des saints mystères que le miracle s'opéra ; on le vit encore lorsque les offices furent terminés ; et tandis que le roi était allé dîner au palais, de fréquents messagers l'invitèrent à quitter sa table pour venir voir les lampes nouvellement allumées. On ne saurait dire combien la douleur fut changée on allégresse, lorsque, ce même jour, le roi, en reconnaissance de cette faveur du ciel, consentit, ce qu'il n'avait pas osé jusques alors, à être couronné dans la ville même et dans le temple du Seigneur.

 

Les Francs, qui avaient racheté la Cité sainte au prix de leur sang, ayant alors vivement désiré de retourner dans leur patrie pour revoir leurs parais, leurs femmes et leurs enfants, résolurent, se confiant dans leur nombre et leur courage, de reprendre, pour s'en aller, la route qu'ils avaient déjà suivie au milieu des terres. Tandis qu'ils pensaient pouvoir traverser librement le territoire de la ville de Nicée qu'ils avaient prise dans le principe, les Turcs, que l'empereur, ainsi que nous l'avons déjà dit, avait rétablis dans cette ville pour les opposer aux Francs en une occasion favorable, se portèrent avec ardeur à la rencontre des Chrétiens, et selon l'aveu, peut-être fort exagéré, du prêtre Foucher, ils en firent un horrible carnage, et en tuèrent cent mille. Mais je crains que ce prêtre ne se soit trompé dans le nombre qu'il indique; car il est certain qu'en d'autres occasions il s'est montré aussi fort exagéré dans ses calculs, comme, par exemple, lorsqu'il ose dire que ceux qui se rendirent à Jérusalem étaient au nombre de six millions d'individus. J'aurais peine à croire que tous les pays en deçà des Alpes, et je dirai même tout l'Occident, pussent fournir un pareil nombre d'hommes, et nous savons en même temps, à n'en pouvoir douter, que, dans la première bataille livrée devant les murs de Nicée, il y avait tout au plus cent mille hommes de l’ordre des chevaliers complètement équipes. Et, quand même il aurait voulu comprendre dans son énumération tous ceux qui se mirent en marche pour cette expédition, mais qui périrent de tous côtés dans les divers pays qu'ils traversèrent, sur terre et sur mer, par l'effet des maladies ou des disettes, je ne pense pas qu'ils pussent à beaucoup près s'élever à un nombre aussi considérable. Les Francs ayant donc été, comme je viens de le dire, livrés à un affreux carnage, la plupart de ceux qui survécurent retournèrent à Jérusalem après avoir perdu tous leurs effets. Le roi, dans son extrême libéralité, prit part à leurs douleurs, les combla de ses bienfaits, et les engagea à se confier à la mer, pour retourner dans leur patrie.

 

 

 CAPUT XII.

[XLII.] Turci debellantur ab Jerosolymorum rege.

At Babylonicus princeps, non tam de Jerosolymorum amissione, quam de Francorum qui inibi desederant contiguitate confectus, crebris aggreditur expeditionibus regem pulsare novum, et per Accharon civitatis portum frequentiorem moliebatur incursum. Accharon autem Robertus Northmannorum comes obsederat, dum Jerosolymae obsidendae Domini exercitus properat; sed dux eum Godefridus, fructuosioris negotii contemplatione, diduxerat. Babylonicus itaque missis ingentibus copiis, regem Christianum bello lacessit. Qui suo humili grege, cui a Domino dicitur: « Noli timere, » conflato, et aciebus, ut poterat, distributis, profanos impetiit; et nec mora, veluti pecuaria bruta caedendo, non aliter quam rapidissimus pulverem turbo dispersit. Secundo novem militum millia miserat, quibus Aethiopicorum peditum ad millia fere viginti, manus gregaria, suberat. Quorum occursui rex pius equitum, peditum, vix mille coegerat, et tamen, septem agminibus exinde dispositis, in eorum confertissimas phalanges magnanima securitate se fudit. Ubi princeps idem, quemdam eminus equitem gentilium conspicatus, tanto adnisu virtutis irrupit, ut pectori ipsius telo transposito vexillum quod telo inerat pariter inferret, exemptaque hasta a vulnere vexillum teneretur in pectore. Qua sui suorumque animositate hostes conterriti primo cesserunt; sed pro numero ac viribus, redeunte ipsis audacia, nostris unanimiter ingruunt, et de fuga cogitare compellunt.

Hoc sibi infortunii accidisse ad id non sine prudentia retulere, quod nequaquam huic tanto negotio praesto crucem Dominicam habuere. Crucem autem ipsam, ut ferunt, cum abditis quibusdam lateret, uti pridem lancea, locis, Syro quodam, nescio an Armenio, indice repererunt. Tali ergo castigatiores effecti, non tam damno quam coeptae victoriae naevo, cum Babylonici principis prioribus non impares copiae sese tertio obtulissent, rex optimus, qua valuit frequentia, sed ex Deo securior, occurrit, et pro facultate locatis ordinibus tanta animorum vehementia hinc indeque concurritur, tanto, licet valde impari, carnificio pars utraque conciditur, ut ex gentili agmine sex millia, ex Francis centum milites sternerentur. Et quia non aquilarum, non draconum insigniri superbiis curaverunt, sed humilis Crucifixi opprobrium, sibi crucem videlicet praetulerunt, victores illico laudatissime existentes, terga eos dedere compulerunt.

[XLIII.] Franci Caesaream obsident ac expugnant.

--His ita probe, ut decebat, explosis, e vestigio quo numerosiorem potuit conflat exercitum, et Caesaream Palaestinorum eximiam, non contuitu millium, sed spe potius virium obsidione praecingit. Acceleratur itaque fabrica machinarum, multiplex circum muros ballista porrigitur. Quod arietem vocitant, a fronte ferrata trabes inducitur. Comparata moenibus castra phalarum, sed non una procedunt, et, murorum propugnaculis assistentes, non solum variorum imbre missilium Sarracenos illapidant, sed etiam collatis mucronibus aliquando trucidant. Fervere ibi cerneres maximis tormenta lapidibus, et non modo parietem muri vexare forasticum, verum procera acrium molibus ictuum civitatis irritare palatia. Pulsare quam saepius aedes ac moenia saxis omiserant, et cum liquore plumbeo ferri candentis offulas, ut conflagretur oppidum, amenta recussa dispergunt. Interea aries muris illiditur, et dum inferius foramen affectat, universa circumpositi munimenti soliditas fatiscendo laxatur. Dum ergo Franci nituntur ad intima, et studium laesionis Sarracenos impellit ad extera, caedes agebant mutuas. Ubi etiam machinae jactura cadentis, plurima de nece nostrorum, animos diversae partis exsuscitat. Sarraceni namque, cum sint in expositis aciebus inertes, intra praesidia mira sunt sagacitate rebelles.

Igitur die obsidionis vicesima, cum rex fretus juventute lectissima oppidanos graviter urgeret, e machina muro repente insilit. Post ipsum miles irruit, hostem fugacem disjicit. Francis itaque regem tota alacritate sequentibus, per urbem infinita turba perimitur, nemini parcitur, nisi quod puellaris ad obsequium inventa servatur. Passim gaza disquiritur, et non modo arca, verum Sarraceni tacentis gula discutitur; fauces enim quae glutierant Byzantea, pugno succutiente, rejiciunt, et quae officia eis locis indebita usurparant, auri frustra feminarum puerperia fundunt. Nec mora, captae civitati Francorum colonia, illic habitatura, dimittitur. Non multo post Accharon aggreditur, et diuturnis moliminibus fatigatam, proprio sub jure coercet. Plures etiam postmodum alias cepisse dignoscitur urbes; sed ita meditullio rabidae illius gentilitatis intersitas, ut vix aliquid tutum nostrorum inibi liceat cogitare coloniis. Sarracenos tamen bella continua crebris adeo victoriis contemptibiles Christianis militibus reddidere, ut anno praeterito mirum quiddam cognoverimus evenisse.
 

 

CHAPITRE XII.

 

 

Cependant le prince de Babylone, troublé, moins de la perte de Jérusalem que du voisinage des Francs qui s'étaient établis dans le pays, dirigea de Fréquentes expéditions contre le nouveau roi, et entreprit à diverses reprises de l'attaquer, en s'appuyant sur le port de la ville d'Accaron. Le comte Robert de Normandie avait assiégé cette place, lorsque l'armée du Seigneur s'avançait pour attaquer Jérusalem. Mais le duc Godefroi l'avait emmené dans l’espoir d'un plus utile succès, et le prince de Babylone y ayant envoyé beaucoup de troupes, s'en servit ensuite pour faire la guerre au roi chrétien. Celui-ci ayant alors rassemblé son petit troupeau, à qui le Seigneur a dit : Ne crains point, et ayant formé divers corps aussi bien qu'il lui fut possible, alla attaquer les profanes, et les tuant tout aussitôt comme des bêtes brutes, il les dispersa comme le rapide ouragan disperse la poussière dans les airs, une seconde fois, le prince de Babylone avait envoyé neuf mille chevaliers, soutenus par un corps d'environ vingt mille hommes de pied Ethiopiens, troupe de simples soldats ; et le roi très pieux n'avait pu réunir que mille hommes, tant gens de pied que chevaliers, pour marcher à leur rencontre : il forma cependant sept corps, et s'élança dans les rangs serrés des ennemis avec une confiance magnanime. Ayant vu de loin un chevalier gentil, le roi s'élança sur lui avec une telle vigueur qu'il lui enfonça sa lance dans la poitrine, et avec elle la bannière qui était attachée à l'extrémité, et lorsqu'il retira vivement sa lance, la bannière demeura dans le corps de l'ennemi. Effrayés par le brillant courage du roi et de tous les siens, les infidèles reculèrent d'abord; mais, reprenant courage, et se confiant en leur nombre et en leurs forces, ils revinrent tous ensemble sur les nôtres, et les contraignirent à songer à la fuite.

 

 Les Chrétiens attribuèrent le malheur qui leur arriva dans cette occasion, à ce que, dans leur imprudence, ils n'avaient pas, pour une si grande entreprise, porté avec eux la croix du Seigneur. Cette croix, qui était demeurée cachée, de même que la lance auparavant, fut découverte, dit-on, par les indications d'un homme né Syrien ou Arménien, je ne sais précisément lequel des deux. Ils devinrent plus sages par cet événement, qui cependant fut moins un véritable échec que l'interruption d'une victoire; et lorsque l'armée du prince de Babylone, aussi forte que les précédentes, se présenta une troisième lois pour combattre, le vaillant roi marcha à leur rencontre avec toutes les forces qu'il put rassembler ; mais plus confiant encore en son Dieu, et après qu'il eut disposé ses troupes selon ses ressources, on s'attaqua des deux côtés avec une telle véhémence, et, malgré l'extrême disproportion des forces, on fit des deux côtés un si grand carnage, que dans l'armée des Gentils six mille hommes furent renversés sur la place, et parmi les Francs cent chevaliers. Et comme les Chrétiens n'avaient point cherché à s'enorgueillir par des bannières représentant les images des aigles ou des dragons, mais faisaient porter devant eux le signe de l'opprobre de celui qui fut humblement crucifié, à savoir la croix, devenus tout-à-coup vainqueurs, ils forcèrent leurs ennemis à prendre la fuite.

 

A la suite de cet heureux événement, le roi s'empressa, comme il était convenable, de rassembler une plus nombreuse armée et alla, se confiant en ses forces et sans compter celles des ennemis, mettre le siège devant la belle ville de Césarée de Palestine. On construisit à la hâte des machines, on dressa de nombreuses balistes autour des murailles, on garnit une poutre d'une tête de fer, pour faire ce qu'on appelle un bélier. Des tours en bois furent aussi élevées ; mais elles ne s'avancèrent pas simultanément, et les assiégeants su rapprochant des fortifications et des murailles, assaillirent les Sarrasins en faisant pleuvoir sur eux des projectiles de toutes sortes, et quelquefois aussi tirant leurs glaives, ils tuaient quelques-uns de leurs ennemis. Là, vous eussiez vu les machines vomissant avec fureur les plus grosses pierres, qui non seulement allaient souvent frapper les murs extérieurs, mais souvent même atteignaient de leur choc les palais les plus élevés dans l'intérieur de la ville. Dans le même temps le bélier battait la muraille, et tandis qu'il était dirigé pour faire une brèche dans la partie inférieure, les coups redoublés ébranlaient tous les points environnants. Pendant que les Francs faisaient ainsi les plus grands efforts, les Sarrasins animés de la même ardeur se portaient en dehors, et des deux côtés on tuait beaucoup de monde. La chute d'une de nos machines, qui amena la mort de plusieurs des nôtres, inspira un nouveau courage aux deux partis. Les Sarrasins, toujours malhabiles lorsqu'ils combattent en rase campagne, résistent avec une admirable habileté lorsqu'ils sont défendus par des remparts.

 

Enfin, le vingtième jour du siège, le roi à la tête d'une jeunesse d'élite pressait vivement les assiégés, quand tout à coup il sauta d'une machine sur la muraille, un chevalier le suivit, et ils mirent l'ennemi en fuite. Les Francs s'élancèrent avec la plus grande ardeur sur les traces du roi, on tua dans la ville un nombre infini de Sarrasins, on n'épargna personne, et les jeunes filles seules furent réservées pour être réduites en captivité. On rechercha de tous côtés des trésors, on les disputa non seulement aux asiles les plus cachés, mais aux gosiers même des Sarrasins qui gardaient le silence; les mains allaient chercher dans l'intérieur de leurs corps, et leur faisaient rendre les byzantins qu'ils avaient avalés; sur les femmes même on trouva des morceaux d'or, cachés de la manière la plus bizarre. Dès que la ville fut prise, on y laissa une colonie de Francs pour veiller à sa défense. Et peu après le roi alla assiéger Accaron, et après l'avoir fatiguée par de fréquents assauts, il la soumit à sa domination. On sait qu'il s'empara encore de plusieurs autres villes, mais tellement placées au milieu de cette race forcenée des Gentils, qu'il y avait très peu de sûreté à vouloir y établir des colonies de Francs. Ces combats successifs, ces victoires fréquentes rendirent les Sarrasins tellement méprisables aux yeux des chevaliers chrétiens, qu'il est arrivé l’année dernière un événement vraiment étonnant, et que je veux rapporter.

 


 

 CAPUT XIII.

[XLIV.] Miles quidam protervius quam debuerat contra regem sese habuerat, quem rex ipse Tiberiadi civitati praefecerat. Rex ergo citatus ob insolentiam hominis ira, jussit eum a suae ditionis terra recedere. Qui cum duobus equitibus, dum abire properaret, armigeris totidem comitatus, maximas subito copias gentilitatis offendit. Qui, suo diffidens numero, ad Deum vero utcunque respectans, concisa camisia, quam subuculam dicunt, hastae pro vexillo apposuit, itidemque socios facere jussit. Fecerunt, et clamore sublato, sonipedes calcaribus urgent, obviosque feruntur in hostes. Qui territi repentinis ausibus, dum aestimant quod quasi praevios sequerentur multae cohortes, fugam ineunt, seque tribus illis caedendos exponunt. Plurimi perimuntur, plusquam ferre sufficiant spolia rapiuntur. Quo eventu ille secundo compungitur, Deoque gratulabundus rediens, regi prosternitur, ei obediturum deinceps fideliter pollicetur.

[XLV.] Pecuniae ad solvenda militibus stipendia mirabiliter reperiuntur. Aliquando idem rex pecuniae grandi angustabatur inopia, ut etiam deessent menstrua quae militibus debebantur stipendia, cum ecce se ei munifica mirabiliter praebuit divina clementia. In tantum namque jam vexabantur, ut eum satellites ac milites deserere meditarentur. Cum ecce, Joppitae juvenes cum lavandi, imo ludendi gratia haud procul a maris littore mergerentur, reperiunt quadam die in ipso arenarum salique confligio, manticas magnis auri ponderibus plenas, quas amiserant Venetii, quos ibi constiterat fregisse carinas. Quae regi delatae, cunctis miraculum ineffabile! regi pene desperato et novae Christianitati praebuere solatium.

[XLVI.] Cur uxorem rex repudiarit.

--Sed quoniam calumniae patere dignoscitur, quia uxori dicitur dedisse repudium, causa sic traditur. Mulier ipsa ex optimis terrae oriunda gentilibus, post maritum ipso jubente Hierosolymam tendens, ad portum usque Sancti Simeonis, marina evectione, devenerat. Quae in celeriorem ibi translata carinam, dum cursum suum expedire nititur, in insulam quamdam barbaricam flaminum importunitate defertur. Quam idem insulani corripiunt, quemdam ejus comitiae episcopum cum officialibus caedunt, diu ipsam detentam postmodum abire permittunt. Quae cum ad virum venisset, incontinentiam ethnicam rex ipse habens non sine ratione suspectam, a toro proprio prorsus abstentam, mutato habitu, posuit eam cum monachabus aliis apud beatam Matrem Dei Virginis Matris Annam. Ipse vero gaudet vivere coelebs, quia non est ei colluctatio adversus carnem et sanguinem, sed contra mundi rectores.

[XLVII.] Miles sagittis confossus et capitis abscisione martyrii palmam promeruit.

--Circa paschalem anni praeteriti festivitatem, miles ille praelibatus, quem praefectum Tiberiadi diximus, cui victoria illa provenerat, in quodam bello nostrorum parti minus accommode facto capitur, et in quamdam ipsorum gentilium urbem, ab ipsis vivus abducitur. Qui, cum sacrilega inibi nescio quae festa peragerent, exhibitum praefatum equitem, de propriae gratia fidei diffidenda abjurandaque compellant. At is, digna sibi admodum animi obfirmatione tantae nefas abusionis abjiciens, penitus vel audire perhorruit. Nec mora, vir ille, cum omni jam nominandus favore, corripitur. Alligatus stipiti, ut ferunt, campo medio sistitur, ac numeroso sagittarum undique grandine terebratur. Inde exempto vertex a capite serra dividitur, idemque, in modum poculi, regi Damasceno, a quo haec gerebantur, ad terrorem nostrorum quasi exinde bibituro conficitur. Qui, sub infractae voto confessionis occumbens, ex praedicato milite praedicandum in saecula martyrem fecit. Isdem Gervasius vocabatur, apud castrum Basilicas pagi Suessionici nobiliter oriundus.

CHAPITRE XIII.

 

Un chevalier que le roi avait fait gouverneur de la, ville de Tibériade, s'étant montré trop insolent envers ce prince, le roi irrité de son audace lui ordonna de sortir de la terre qui reconnaissait sa domination. Celui-ci s'étant hâté de partir avec deux autres chevaliers et deux écuyers, rencontra tout à coup un corps considérable de Gentils. Ne pouvant compter sur le petit nombre d'hommes qui le suivaient, mais mettant toute sa confiance en Dieu, il déchira sa chemise, l'attacha au bout de sa lance en guise de bannière, et ordonna à ses compagnons d'en faire autant, ils lui obéirent, et alors pressant leurs chevaux de leurs éperons et poussant de grands cris, ils se lancèrent sur les ennemis. Ceux-ci effrayés de cette attaque soudaine, et croyant que les chevaliers marchaient en avant d'un corps plus considérable, prirent aussitôt la fuite, et se livrèrent ainsi à la fureur de ces trois chevaliers. Ils leur tuèrent en effet plusieurs hommes, et leur enlevèrent beaucoup plus de dépouilles qu'ils ne pouvaient en emporter. Touché de componction à la suite de cet heureux événement, et rendant grâces à Dieu, le chevalier revint se prosterner devant le roi et lui promit d'obéir désormais fidèlement.

 

Une autre fois le roi se trouvait dans une extrême pénurie d'argent, et n'avait pas même de quoi payer à ses chevaliers la solde qu'il leur devait tous les mois : la clémence divine déploya sa munificence d'une manière miraculeuse. Tous les Chrétiens étaient réduits à une si grande détresse que les serviteurs et les chevaliers du roi songeaient déjà à le quitter. Mais voici, des jeunes gens de Joppé étant allés se baigner ou plutôt s'amuser dans l'eau, non loin du rivage de lamer, trouvèrent un jour au milieu des sables et de l'eau salée des bourses remplies d'une grande quantité d'or, que les Vénitiens avaient perdues en ce lieu, lorsque leurs navires y firent naufrage. On porta ces bourses au roi ; leur découverte parut à tous un miracle inconcevable, et cet or rendit un immense service au roi, réduit presque au désespoir, et à toute la colonie chrétienne.

 

Quant aux bruits qui ont été répandus contre le roi, et par lesquels on l'accuse d'avoir répudié sa femme, voici ce qu'on rapporte à ce sujet. Sa femme, issue d'une famille des plus illustres parmi les Gentils du pays, se rendit à Jérusalem à la suite de son mari, et, d'après ses ordres, arriva par mer au port de Saint-Siméon. Là, pressée de hâter sa marche, elle passa sur un bâtiment plus léger ; mais les vents contraires la portèrent dans une île habitée par des Barbares. Les insulaires la prirent, massacrèrent un évêque de sa suite et d'autres ecclésiastiques, la retinrent, elle-même longtemps, et lui permirent enfin de partir. Elle rejoignit alors son époux ; mais le roi se méfiant, non sans motif, de la vertu des Gentils, l'éloigna de son lit, et lui faisant changer d'habits, rétablit avec d'autres religieuses dans un couvent de la bienheureuse Anne, mère de la Vierge mère de Dieu. Lui-même se réjouit maintenant de vivre dans le célibat, puisqu'il n'a point à lutter contre la chair et le sang, mais contre les maîtres du monde.

 

Vers les fêtes de Pâques de l'année dernière, le chevalier dont je viens de parler qui avait été, comme j'ai dit, gouverneur de Tibériade et avait remporté cette victoire contre les Turcs, fut fait prisonnier dans uns rencontre moins heureuse, et emmené vivant en captivité dans une ville appartenant aux Gentils. Tandis qu'on célébrait dans cette ville je ne sais, quelle fête sacrilège, les Gentils firent sortir ce chevalier et le pressèrent de renoncer à sa propre croyance, et d'abjurer sa foi. Mais lui, avec une fermeté d'âme bien légitime, rejetant un si grand crime, eut horreur même d'en entendre la proposition. Aussitôt cet homme, dont le nom ne doit plus être prononcé qu'avec éloge, fut saisi, attaché, à ce qu'on rapporte, contre un arbre au milieu d'une plaine et percé de mille flèches ; puis on lui coupa le crâne avec une scie, et afin de répandre la terreur parmi les nôtres, on donna à ce crâne la forme d'un vase, comme si le roi de Babylone, par les ordres de qui ces choses se faisaient, devait s'en servir désormais pour boire. Ainsi mourant pour maintenir intacte la confession de sa foi, ce chevalier devint un martyr, digne d'être illustré dans tous les siècles. Il se nommait Gervais, et était noble et originaire d'un château du pays de Soissons.

 CAPUT XIV.

[XLVIII.] Quae retulit Guibertus, a viris sinceritate fideque praeditis accepit. Haec hactenus, Deo favente, digesta a viris omnimoda praeditis sinceritate comperimus. Qui si uspiam, aliorum secuti opiniones, falsi sumus, studio nequaquam fallendi id fecimus. Gratias agimus Deo, civitatis illius sanctae, per nostrorum studia, Redemptori. Ipse namque eadem cum obsideri coepisset, cuidam in Bethania consistenti anachoritae, uti pro certo nobis relatum est, revelavit civitatem quidem illam instantius obsidendam, solo autem die Parasceves invadendam, hora vero qua Christus cruci illatus est capiendam, ut se esse ostenderet qui eam denuo a suis aerumnis, membrorum suorum dolore, redimeret. Haec vir isdem, accitis quibusdam nostrae partis principibus, indicavit, quae omnia modus urbis captae probavit. Gratias itidem Deo, qui sua facta, suo Spiritu, ore nostro composuit.

Caeterum, si quidpiam ab his minus quae assolet Julius Caesar cum Hircio Pansa, in Historia Gallici, Hispanici, Pharsalici, Alexandrini Numidicique belli, diligenter putabitur explicatum, nimirum perpendi debet eosdem ipsos qui fecerint et qui scripserint bellis interfuisse. Unde fit ut ab eorum relatibus nihil excipiatur, quae generaliter specialiterque sunt acta: quot hinc millia, quot e regione fuerunt, qui praetores, qui legati huic distinendae manui, qui duces, qui aliunde principes praefuerunt, quid equitatus, quid levis armatura peregerit, quot spiculis scuta trajecta, et ut eorum proprie verbis utar, « postquam consules, aut pro consulibus cecinere receptui, » quot dirempto praelio sint desiderati, quot saucii. Nos qui haec scribimus, sicut alia professio detinet, et rerum visio nullam praebet audaciam, in referendo audita censuimus aliquoties etiam parsum iri. Ex Julianorum disciplina quiritum, legionarii milites, turmae, manipuli et cohortes pro suis quique cogebantur signis assistere, propter opportuna loca, non secus ac oppida vel urbes, castra vallo turribusque praecingere, ubi acierum productio immineret, collium praeoccupare vicinias, locorum summopere iniquitates excedere; ibi calonum lixarumque numerosa officia, exercitus impedimenta ditissima. At hujus ordinis, imo industriae, quia pene nil exstitit apud nostros, non dicam Francica temeritate, sed fide experrecta et viribus acta res est.

Dicant qui volunt plura me omisisse quam scripserim, ego malui minor esse quam nimius. Si qua facta alia quis noverit, mandet, ubi scribenda libuerit. Gratulemur Deo tantisque victoribus, qui frumentariae rei inopia, fossis didicerunt victitare radicibus. Si quis de Parthorum, quos Turcos diximus, aut Caucasi nomine ambigat, Solinum De memorabilibus, Pompeium Trogum de origine Parthica, Jordanem Gothicum de Baetica retegat.

Deus ergo tandem pio labori limes assistat. Amen.

EXPLICIT LIBER VIII GESTORUM DEI PER FRANCOS.
 

 

CHAPITRE XIV.

 

Telles sont les choses faites par la grâce de Dieu, que nous avons pu découvrir jusqu'à ce jour par les récits d'hommes d'une bien certaine sincérité. Que si en suivant ainsi les opinions des autres, nous avons erré en quelque chose, nous ne l'avons point fait dans l'intention de tromper. Nous rendons grâces à Dieu, rédempteur de cette Cité sainte, par les efforts de nos frères. Lui-même en effet, lorsqu'on eut entrepris de l'assiéger, révéla, selon ce qui nous a été donné pour certain, à un anachorète habitant de Béthanie, que la ville devait être assiégée très vivement, mais qu'elle ne serait envahie que la veille du jour, et prise qu'à l'heure même où le Christ fut mis sur la croix, afin de montrer que c'était bien lui qui la rachetait enfin de ses souffrances, par les maux faits à ses propres membres. Ce même homme ayant alors rassemblé quelques-uns de nos princes, leur rapporta ces choses, qui se trouvèrent ensuite prouvées par la manière dont la ville fut prise. Nous rendons grâces aussi à Dieu, qui par son esprit a mis tous ces faits dans notre bouche.

 

Du reste, si quelqu'un pense que nous les avons moins bien exposés que n'ont écrit Jules-César et Hirtius Pansa, historiens des guerres des Gaules, des Espagnes, de Pharsale, d'Alexandrie et de Numidie, il doit considérer que ces hommes ont assisté eux-mêmes aux guerres qu'ils ont décrites. Aussi ne trouve-t-on omise dans leurs relations aucune des choses générales ou particulières qui ont été faites. On y voit combien il y avait de milliers d'hommes, et combien de chaque contrée, quels étaient les commandants en chef et les lieutenants chargés de diriger l'armée, les généraux et les princes du parti opposé, ce qu'ont fait la cavalerie et les troupes légères, combien de boucliers ont été transpercé par les javelots; et, pour me servir de leurs propres expressions, après que les consuls ou leurs délégués eurent fait sonner la retraite, combien d'hommes manquèrent à la suite d'un combat, et combien il y eut de blessés. Mais nous qui avons écrit ces choses, qui sommes retenus par d'autres occupations, et qui ne les ayant pas vues ne pouvons avoir autant de confiance en nous-mêmes, en rapportant ce que nous avons appris, nous avons cru quelquefois devoir user d'une juste réserve. Selon la discipline des soldats de Jules-César, les légionnaires, les compagnies, les brigades de cavalerie et les cohortes étaient tenus de se rassembler autour de leurs étendards; si les localités étaient favorables, ils retranchaient leur camp avec un fossé et des tours, presque aussi bien que nos bourgs ou nos villes en sont garnis; lorsque l'armée devait se porter en avant, ils allaient à l'avance occuper les abords des montagnes et aplanir les obstacles que présentait le terrain, et pour cela il y avait dans l'armée d'innombrables emplois de valets, de serviteurs et des bagages très considérables. Mais comme chez les nôtres on ne trouve presque aucun exemple de dispositions, ou plutôt d'habiletés semblables, je ne dirai point que les événements se sont accomplis par le courage des Francs, mais plutôt par l'activité et la force de leur foi.

 

Que ceux qui le voudront disent que j'ai omis plus de choses que je n'en ai rapporté ; j'ai mieux aimé être trop concis que trop long. Si quelqu'un connaît d'autres faits, qu'il prenne soin de les écrire comme il le trouvera bon. Rendons grâces à Dieu et à de si grands vainqueurs, qui lorsqu'ils n’avaient pas de froment à manger, ont appris à se nourrir des racines qu'ils arrachaient à la terre. Si quelqu'un conserve des doutes au sujet des Parthes, que nous avons appelés Turcs, et du mont Caucase, qu'il consulte Solin dans son livre de Memorabilibus, Trogue-Pompée, sur l'origine des Parthes, et Jornandès le Goth sur la Bétique.

 

Que Dieu veuille mettre enfin un terme à ces pieux travaux. Amen!