RAOUL GLABER
CHRONIQUE
LIVRE I
Oeuvre mise en page par Patrick Hoffman
Le texte latin provient de Migne
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
A PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.
1824.
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165 NOTICE
SUR RAOUL GLABER.
LES savans n'ont point réussi à déterminer avec précision l'époque de la naissance et de la mort de Rodolphe ou Raoul, dit Glaber ou le Chauve (sans poil); on peut seulement affirmer qu'il publia son ouvrage en 1047, et. qu'il vivait encore en i048. Quant aux événemens de sa vie, on n'en sait que ce qu'il en a dit lui-même dans son histoire. Enfermés dans un cloître, les écrivains de ces temps n'avaient guère pour public que les moines qui y partageaient leur obscurité. Quand une grande supériorité d'esprit ou de caractère ne les poussait pas à prendre aux affaires publiques ou aux controverses théologiques, une part très-active, peu de gens, hors des murs de leur couvent, s'inquiétaient de leur existence, de leurs travaux, seulement de leur nom. Pour eux les liens de famille étaient rompus, les relations sociales à peu près nulles; rien de nos jours ne peut donner l'idée d'un tel isolement. La vie de Raoul Glaber ne fut point, comme il le raconte, paisible et immobile. Dès 166 l'âge de douze ans il annonçait des penchans si licencieux, que son oncle, moine lui-même, le fit entrer dans les Ordres pour le tirer de ses déréglemens. Il porta dans son nouvel état les passions qu'en l'éloignant du monde on avait espéré étouffer. A peine reçu dans un monastère, il s'y montrait indocile, brouillon, ennemi de toute règle, et se faisait chasser. Sur le bruit de sa science et de ses talens, on l'admettait dans quelque autre maison, et bientôt il s'y attirait le même sort. Il parcourut ainsi les monastères de Saint-Léger de Champeaux, Saint-Bénigne de Dijon, Notre-Dame-du-Moutier, Saint-Germain d'Auxerre, Bèze et Cluny, toujours en querelle avec ses frères ou ses supérieurs; et c'est après tant de vicissitudes, même après quelques voyages dans le nord de l'Italie, qu'il n'a laissé d'autres souvenirs de son existence que ceux qu'il a pris lui-même soin de conserver. Il mourut probablement à Cluny, dont l'abbé, Odilon, lui témoigna sans doute plus de bienveillance qu'il n'en avait rencontré ailleurs, à en juger du moins par la dédicace que Raoul lui fit de son livre.
Quand ces détails nous seraient inconnus, on pourrait présumer, d'après cet ouvrage même, que Raoul était d'un esprit actif, mal réglé, plus avide d'apprendre et de produire que de faire de sa science et de son travail un bon emploi. «Fâ- 167 ché, dit-il, de voir que depuis Béde et Paul d'Italie1, personne n'eût essayé d'écrire quelque histoire pour la postérité, il entreprit de raconter les événemens contemporains ou voisins de son temps, depuis l'an 900 jusqu'au moment où il écrivait; et il embrassa dans ce dessein, non-seulement la France, mais «les quatre parties du «monde», expressions qui désignaient alors l'empire romain tout entier. Non content d'avoir étendu à ce point la sphère de son livre, et d'y traiter à la fois, comme l'exigeait presque l'état de la société à cette époque, des affaires ecclésiastiques et des affaires civiles, il y mêla la métaphysique à l'histoire, la poésie à la prose, interrompant sa narration pour se livrer à de subtiles dissertations, à de bizarres hypothèses sur quelques phénomènes naturels venus à sa connaissance, trahissant à chaque pas l'impossibilité de s'assujétir à une marche régulière, et la stérile mais inquiète activité de son imagination; aussi, peu d'ouvrages de ce temps, et c'est beaucoup dire, surpassent le sien en confusion et en inexactitude. Ce n'en est pas moins un des monumens les plus curieux et les plus complets d'une époque qui nous en a si peu laissé; on y rencontre, principalement sur l'histoire des Capétiens, avant leur élévation au trône, des détails qui manquent 168 partout ailleurs, et aussi quelques anecdotes qui peignent avec vérité l'état des mœurs et des esprits. L'empressement avec lequel l'historien a recueilli, quel qu'en fut l'objet, tous les faits, tous les bruits dont il avait entendu parler, n'est pas non plus sans valeur; nous ignorerions sans lui qu'au commencement du xie siècle, une forte pluie de pierres éclata près de Joigny. Les informations plus précises qu'il semble avoir sur ce qui se rapporte à la Bourgogne, et la situation des divers monastères où il passa sa vie, ont fait conjecturer, non sans vraisemblance, qu'il était Bourguignon2.
L'Histoire de Raoul Glaber a été publiée pour la première fois en 1596 dans le Recueil des Historiens de France de Pithou; Duchesne et les Bénédictins l'ont réimprimée dans les leurs. On a aussi du même historien une vie de Guillaume, abbé de Saint-Bénigne de Dijon; et pendant qu'il habitait le monastère de Saint-Germain d'Auxerre, il renouvela les inscriptions en vers des autels, effacées par l'injure des temps, et fit des épitaphes pour les tombeaux des personnes alors illustres qui y avaient été enterrées.
F. G.
Rodulfus Glaber, Historiae sui temporis RODULFI GLABRI CLUNIACENSIS MONACHI HISTORIARUM SUI TEMPORIS LIBRI QUINQUE AB ELECTIONE POTISSIMUM HUGONIS CAPETI IN REGEM AD ANNUM USQUE 1046. RODULFI GLABRI PRAEFATIO. Clarorum virorum illustrissimo ODILONI Cluniacensis coenobii Patri, RODULFUS GLABER. Justissima studiosorum fratrum querimonia, interdumque propria saepius permotus, cur diebus nostri temporis non quispiam existeret, qui futuris post nos multiplicia haec quae videntur fieri tam in Ecclesiis Dei, quam in plebibus, minime abdenda qualicunque styli pernotatione mandaret: praesertim cum, Salvatore teste, usque in ultimam extremi diei horam, sancto Spiritu cooperante, ipse facturus sit in mundo nova cum Patre. Et quoniam in spatio fere ducentorum annorum nemo ista appetens exstitit, id est, post Bedam Britanniae presbyterum, seu Italiae Paulum, qui historialiter quidpiam posteris misisset scriptum: quorum uterque historiam propriae gentis, vel patriae condidit. Dum videlicet constet tam in orbe Romano, quam in transmarinis seu barbaris provinciis perplura devenisse, quae si memoriae commendarentur proficua nimium hominibus forent, atque ad commodandum quibusque cautelae studium potissimum juvarent. Non secius ergo quae dicuntur, quin solito multiplicius circa millesimum humanati Christi Salvatoris contigerunt annum. Et idcirco prout valeo vestrae praeceptioni ac fraternae voluntati obedio, primitus duntaxat ostensurus, quanquam salus annorum a mundi origine pernotata secundum Hebraeorum historias a Septuaginta interpretum translatione discrepet. Illud tamen certissime commendamus, quod annus incarnati Verbi millesimus secundus ipse sit regni Henrici Saxonum regis primus. Isdem quoque annus Domini millesimus fuit regni Rotberti Francorum regis tertius decimus. Isti igitur duo in nostro citra-marino orbe tunc Christianissimi atque praemaximi habebantur. Quorum primus, videlicet Henricus, Romanum postmodum sumpsit imperium. Idcirco vero illorum memoriale seriei temporum stabilivimus. Praeterea quoniam de quatuor mundani orbis partium eventibus relaturi sumus, dignum videtur ut cordi est, qui utique religiosis loquimur, ut vim divinae et abstractae quaternitatis, ejusque conformem convenientiam, Domino praeeunte, suscepto operi inseramus. LIBER PRIMUS. INCIPIUNT CAPITULA LIBRI PRIMI. I. De divina quaternitate. II. De Rodulfo rege. III. De Lothario rege. IV. Qui postmodum Romae imperatores exstiterint. V. De paganorum plagis. CAPUT PRIMUM. De divina quaternitate. Multiplicibus figuris formisque Deus conditor universorum distinguens ea quae fecit, ut per ea quae vident oculi, vel intelligit animus, sublevaret hominem eruditum ad simplicem Deitatis intuitum. In his ergo perscrutandis pernoscendisque primitus claruere Patres Graecorum catholici mediocriter philosophi. Cum enim in plurimis exercitatos haberent sensus perinde in quarumdam quaternitatum speculatione, per quam praesens mundus infimus mundusque futurus datur intelligi supernus. Quaternitates vero earum, quae in sese reflexus, dum a nobis despertiri immobiliter coeperint, mentes simul atque intellectus se speculantium alacriores reddent. Quatuor igitur sunt Evangelia, quae constituunt in nostris mentibus supernum mundum. Tot enim constant elementa, quae perficiunt istum infimum. Quatuor quoque virtutes, quae caeterarum gerunt principatum, nosque per admirationem sui ad caeteras informant. Pari etiam ratione quatuor sensus existunt corporis praeter tactum, qui subtilioribus famulatur caeteris. Quod est ergo aether igneum elementum in mundo sensibili, idem est prudentia in intellectuali. Sursum namque sese erigens, anhelansque desideranter esse circa Deum. Illud quoque quod aer in mundo corporali, idipsum fortitudo in intellectuali, qui cuncta viventia vegetans, et in quemcunque actum promoventia roborat. Simili quippe modo quod gerit aqua in mundo corporali, idem temperantia in intellectuali. Nutrix quippe est bonorum, efferensque copiam virtutum, ac servans fidem per divini amoris desiderium. Conformem quoque terra gerit speciem mundi infimi, justitiae speciei in intellectuali. Scilicet subsistens atque immobilis collocatio rectae distributionis. Dignoscitur namque per omnia similis Evangeliorum complexio spiritalis. Evangelium itaque Matthaei terrae mysticam continet figuram, quoniam Christi hominis caeteris apertius demonstrat carnis substantiam. Illud autem secundum Marcum temperantiae, quae aquae speciem gerit, cum ex Joannis baptismate poenitentiam temperanter indicit. Illud quoque juxta Lucam aerisque et fortitudinis praefert similitudinem, quoniam spatiatim diffusum, plurimisque est historiis roboratum. Illud vero secundum Joannem ignifici aetheris prudentiae, quodque caeteris constat sublimius, formam signanter exprimit, dum simplicem Dei notitiam et fidem insinuans introducit. Quibus etiam speculativis connexionibus, elementorum scilicet ac virtutum, Evangeliorumque, ille convenienter sociatur, videlicet homo, cujus haec invisa concessa sunt obsequio. Namque illius vitae substantiam Graeci philosophi μικρόκοσμον, id est parvum, mundum dixerunt. Visus quippe et auditus, qui intellectum et rationem ministrant, superiori conveniunt aetheri, quod constat subtilius in elementis, quodque quantum caeteris sublimius, eo honestius ac lucidius. Subsequitur vero olfactus, qui aeris et fortitudinis significantiam sorte exprimit. Gustus namque satis convenienter aquae et temperantiae parem portendit significantiam. Tactus ergo, qui omnium constat infimus, caeterisque solidius ac stabilius, terrae ac justitiae congruentissime praefert indicium. Ab his igitur evidentissimis complexibus rerum patenter et pulcherrime silenterque praedicatur Deus, quoniam dum stabili motu in sese vicissim una portendit alteram, suum principale primordium praedicando, a quo processerunt, expetunt, ut in illo iterum quiescant. Constat etiam juxta praedictae stipulationis condictum mente cauta intueri fluvium, qui manat ex Eden Orientis, partiturque in nominatissimos quatuor amnes. Horum igitur primus, id est Phison, qui oris aperitio dicitur, prudentiam signat, quae semper est in optimis diffusa et utilis. Per inertiam quippe paradisus sublatus est homini; necesse habet, ut praeeunte prudentia repetatur. Secundus Geon, qui terrae hiatus intelligitur, temperantiam signat, nutricem utique castitatis, quae scilicet frondes salubriter exstirpat vitiorum. Tertius quoque Tigris, quem incolunt Assyrii, qui interpretantur dirigentes. Per hunc nihilominus signatur fortitudo, quae scilicet, rejectis praevaricatoriis vitiis, dirigens homines per Dei auxilium ad aeterni regni gaudia. Quartus vero Euphrates, cujus etiam nomen abundantiam sonat, patenter justitiam designat, quae pascit ac reficit omnem animam illam desideranter amantem. Cum igitur significantia horum fluminum gerat in se species praedictarum virtutum, pariterque figuram quatuor Evangeliorum, non minus easdem virtutes figuraliter gerunt tempora mundani hujus saeculi divisa per quadrum. A mundi namque initio usque ad ultionem diluvii, in his duntaxat, qui ex simplicis naturae amando suum cognoverunt Creatorem, bonitate prudentia viguit, ut in Abel, Enoch, Noe, vel in caeteris, qui mentis ratione pollentes, utilia quae agerent intellexerunt. Ab Abraham vero, et in reliquis patriarchis, qui signis et visionibus fruiti sunt, ut in Isaac, Jacob, Joseph, et in caeteris, temperantia conformata probatur, qui scilicet inter adversa et prospera proprium super omnia dilexerunt auctorem. A Moyse quoque et in reliquis Prophetis, viris videlicet robustissimis, legalium praeceptorum institutionibus fultis, fortitudo sancitur, dum laboriosa siquidem legis praecepta sollicite ab eis exercitata monstrantur. Ab adventu denique incarnati Verbi ac deinceps omne saeculum justitia implet regitque, circumdat veluti caeterarum finis ac fundamentum, sicut dixit suo Baptistae Veritas: Decet, inquiens, nos implere omnem justitiam. Dicturi igitur ab anno 900 incarnati creantis ac vivificantis omnia Verbi ad nos usque, qui claruere viri in Romano videlicet orbe insignes catholicae fidei, cultoresque justitiae, prout certa relatione comperimus, vel visuri superfulmus; seu etiam qui rerum eventusque vel plura contigerunt memoranda tam in sacris Ecclesiis, quam in utroque populo primitus ad illud totius quondam orbis imperium principale, scilicet Romanum, convertimus stylum. Cum ergo omnipotentis Christi virtus utique terrarum principes ad suum incurvasset imperium, tanto minus viguit terror Caesarum, quanto jura illorum veracius comprobantur, plus exstitisse ex timore ferocitatis, quam ex amore piae humanitatis. Sic denique tota paulatim illorum stirps a praefato imperio dispertita atque evacuata, ut majus indigeret sui dominio urbs Romana, ejusque populus, quam ut olim consueverat promere leges et jura externis patriis ac civibus. Coeperuntque plures ex gentibus, quas prius subdiderat, crebris illam infestationibus vexare, illius nomen etiam imperii praeripiendo usurpare nonnulli ex circumjectarum provinciarum regibus. Tunc perinde valentiores et praemaximi reges gentis Francorum Christianitatis justitia pollebant, armorumque industria ac militari robore caeteris excellebant. Quorum videlicet ditioni triumphaliter per plures annos applicatum est totum imperii culmen Inter quos etiam excellentissime micuerunt, Carolus scilicet, qui dictus est Magnus, nec non et Ludovicus cognomento Pius. Hi denique prudenti consilio et virtute quosque in gyro belliones ita proprio subjugavere dominio, ut quasi una domus famularetur suis imperatoribus orbis Romanus; potiusque respublica de paterno gratularetur provectu, quam tuta pompatice extolleretur imperatorum metu. Sed quia horum gesta non disposuimus, seu genealogiam historiali more narrare, ad quem tamen finem regnandi vel imperandi illorum genus devenerit, breviter curavimus intimare. Perduravere igitur reges ex eorum prosapia imperatores tam in Italia quam in Galliis, usque ad ultimum regem Carolum Hebetem cognominatum. Is denique habebat unum inter regni sui primates quemdam Heribertum, cujus ex sacro fonte filium susceperat, qui tamen ei calliditate sua certissime suspectus esse potuisset, si non excogitatae fraudis simultas intervenisset. Cum enim decrevisset idem Heribertus praedictum regem decipere, fingens cujusdam deliberandi occasionem negotii, qualiter illum, ut postmodum fecit, demulcendo in unum castrorum suorum introduceret, ac vinculatum carceri manciparet; tandem vero a quibusdam suggestum est regi, ut cautissime se ageret, ne Heriberti involveretur fraudibus. Dumque ille ex hoc, quod audierat, credulus, cautelam sibi de Heriberto adhibere decrevisset, contigit una die nimis expedite eumdem Heribertum cum suo filio in regis palatium devenire. Surgens itaque rex ei osculum porrexit. Ille vero toto se humilians corpore, osculum regis suscepit. Deinde cum ejus filium osculatus fuisset, stansque juvenis quamvis conscius fraudis, novus tamen calliditatis, regi minime semel supplicaret: pater cernens, qui propter astabat, valenter alapam collo juvenis intulit. « Seniorem, inquiens, et regem erecto corpore osculaturum non debere suscipere quandoque scito. » Quod intuens rex cunctique qui aderant, abhinc deceptionis fraudisque adversus regem Heribertum expertem crediderunt. Videns quoque regem contra se placatum, nihilominus rogabat attentius ut, ad se veniens, negotium deliberaturus, quod dudum poposcerat. Statim vero rex promisit se, quo vellet, iturum. Designato igitur die, venit rex ubi Heribertus rogaverat, tenuem etiam ducens exercitum, amicitiae gratia. Qui nimium pompose die primo ab eo susceptus. In secundo autem, quasi ex jussu regis, praecepit idem Heribertus ut universi qui cum rege venerant, ad propria redirent, veluti ipse cum suis obsequio regis sufficeret. Illi quoque audito Heriberto recesserunt, ignorantes quod regem in vinculis reliquissent. Tenuit enim Heribertus vinctum praedictum regem usque in diem mortis suae. Genuerat praeterea idem rex filium nomine Ludovicum, adhuc tamen puerum, qui, ut cognovit quod de patrefactum fuerat, arripiens fugam, Oceanum transiit, ibique usque ad annos viriles degit. CAPUT II. De Rodulpho rege. Erat igitur tunc temporis Rodulphus Richardi ducis Burgundiae filius, aptus videlicet corpore, et intellectu idoneus. Qui etiam uxorem duxerat, Emmam nomine, sensu scilicet atque aspectu insignem, sororem videlicet Magni Hugonis, cujus si quidem militari industria regnum Francorum dirigebatur. Is quoque Hugo cernens regnum rege destitutum, ac sciens regis instaurationem suo pendere arbitrio, misit ad sororem, consulens illam quem potissimum ad regale eligeret culmen, se videlicet suum fratrem, an potius maritum praedictum, scilicet Rodulphum. Illa igitur prudenter, ut fuerat consulta, respondit magis se velle regis mariti genu osculari quam fratris. Audiens autem Hugo gratanter annuit, regnique solium Rodulpho habere concessit. Qui Rodulphus, carens omni prole, solus sui generis regni culmine potitus obiit. Fuit enim hic Hugo filius Roberti Parisiorum comitis, qui videlicet Robertus brevi in tempore rex constitutus, et ab exercitu Saxonum est interfectus. Cujus genus idcirco adnotare distulimus, quia valde in ante reperitur obscurum. CAPUT III. De Lothario rege. Interea totius regni primates elegerun Ludovicum, filium videlicet praedicti regis Caroli, unguentes eum super se regem haereditario jure regnaturum. Jam enim praedictus Heribertus morte crudeli obierat. Nam cum, divino excruciatus languore, ad vitae exilum propinquaret, atque a suis tam de salute animae quam de suae domus dispositione interrogaretur, omnino nihil aliud respondebat nisi hoc solummodo verbum: « Duodecim fuimus, qui traditionem Caroli jurando consensimus. Hocque plurimum repetens exspiravit. Praeterea Ludovicus ex Gerberga, uxore quondam Gisleberti ducis, genuit filium, nomine Lotharium. Qui, confirmatus in regno, ut erat agilis corpore et validus, sensuque integer, tentavit redintegrare regnum ut olim fuerat. Nam partem ipsius regni superiorem, quae etiam Lotharii regnum cognominatur, Otto rex Saxonum, imo imperator Romanorum, ad suum, id est Saxonum, inclinaverat regnum. Ipsum denique Ottonem, scilicet secundum, filium primi ac maximi videlicet Ottonis, conatus est quondam capere positum in palatio Aquisgranis. Sed quoniam eidem Ottoni clam praenuntiatum a quibusdam est, noctuque cum uxore vix fugae praesidium petens obtinuit. Tunc denique Otto, congregato exercitu sexaginta millia et eo amplius militum, Franciam ingressus, venit usque Parisios, ibique triduo commoratus; coepit redire in Saxoniam, rursusque quoque Lotharius, ex omni Francia atque Burgundia militari manu in unum coacta, persecutus est Ottonis exercitum usque in fluvium Mosam, multosque ex ipsis fugientibus in eodem flumine contigit interire. Dehinc vero uterque cessavit, Lothario minus explente quod cupiit. Hic denique genuit filium nomine Ludovicum. Quem, jam adultum juvenem, ut post se regnaret, regem constituit. Cui etiam adduxit ab Aquitanis partibus uxorem, quae, cernens videlicet juvenem patre minus fore industrium, ut erat ingenio callida, elegit agere divortium, monuitque illum ficte ut simul, de qua advenerat, redirent Provinciam, scilicet jure haereditario sibi subdituram. Ille quoque, non intelligens mulieris astutiam, ut monitus fuerat, ire paravit. Ad quam dum venissent, relinquens eum mulier, suis adhaesit. Cumque patri nuntiatum fuisset, prosequens filium ad se reduxit. Qui simul deinceps degentes, post aliquot annos absque ulla liberorum ope uterque obiit. In his igitur duobus regale seu imperiale illorum genus regnandi finem accepit. CAPUT IV. Qui postmodum Romae imperatores exstiterint. Praescriptorum igitur regum genere exinanit sumpserunt imperium Romanorum reges Saxonum. Quorum scilicet primus Otto Henrici Saxonum regis filius, cujus etiam sororem, nomine Haduidem, duxit uxorem Hugo dux Francorum, cognomento Magnus. Is denique Otto in gloria et vigore imperii non dispar illorum qui ante se imperium rexerant, necnon et in Ecclesiarum atque eleemosynae expensis valde liberalis exstitit. Hujus quoque imperii tempore, egressi audacter Sarraceni ab Africanis partibus occupavere tutiora Alpium montium loca, ibique aliquandiu morantes vastando regionem in gyro, diverso raptu tempus expleverunt. Contigit ergo eodem tempore ut beatus pater Maiolus, ab Italia rediens, in arctissimis Alpium eosdem Sarracenos obviaret. Qui arripientes abduxerunt illum cum suis omnibus ad remotiora montis, ipso tamen patre graviter in manu vulnerato, dum in ea excepisset ultro ictum jaculi super unum de suis venientis. Dispertitis quoque inter se omnibus quae illius fuerant, interrogaverunt eum si tantae ei essent in patria facultates rerum, quibus videlicet se suosque valeret redimere de manibus illorum. Tunc vir Dei, ut erat totius affabilitatis dignitate praecipuus, respondit se in hoc mundo nihil proprium possidere, nec peculiaris rei se fieri possessorem velle; sua tamen ditione non negans plures teneri, qui amplorum fundorum et pecuniarum domini haberentur. Quibus auditis, ipsimet hortabantur illum ut unum e suis mitteret qui suae suorumque redemptionis pretium illis deferret. Insuper pecuniae pondus atque numerum ei determinantes indixerunt. Fuit enim mille librarum argenti, ut videlicet singulis libra una in partem proveniret. Misit quoque vir sanctus per unum de suis ad monasterium scilicet, cui praeerat, Cluniacense, perparvam epistolam ita se habentem: « Dominis et fratribus Cluniacensibus, frater Maiolus miser et captus. Torrentes Belial circumdederunt me, praeoccupaverunt me laquei mortis. Nunc vero, si placet, pro me et his qui mecum sunt capti redemptionem mittite. » Quae ut delata est videlicet praedicti monasterii fratribus, exstitit illis pro vita incomparabilis moeror ac luctus, necnon et totius patriae pertristis nuntius. Distractis quoque ab eisdem fratribus, quaeque in omni ejusdem monasterii ornamentorum erant supellectili, praestitutum pii patris quantocius coadunavere pretium. Sed vir sanctus saecularis, dum interim a Sarracenis captus teneretur, cujus meriti esset latere non potuit. Nam cum ei hora prandii obtulissent cibos quibus vescebantur, carnes videlicet panemque admodum asperum, et dicerent: « Comede, respondit: Ego vero si esuriero, Domini est me pascere; ex his tamen non comedam, quia non mihi in usu fuerunt. » Cernens enim unus illorum viri Dei reverentiam, pietate ductus, exuens brachia simulque abluens, et clypeum, super quem etiam in conspectu venerabilis Maioli satis mundissime panem confecit. Quem etiam citissime decoquens, ei reverentissime detulit. Ipse quoque suscipiens illum, atque ex more oratione praemissa ex eodem reficiens, Domino gratias egit. Alius quoque Sarracenorum eorumdem, cultro deplanans ligni hastulam, posuit incunctanter pedem super viri Dei codicem, Bibliam videlicet, quam ex more secum semper ferre consueverat. Dumque vir sanctus intuens ingemuisset, aliqui minus feroces ex ipsis, perspicientes, suum increpuerunt comparem, dicentes non debere magnos prophetas sic pro nihilo duci ut illorum dicta pedi substerneret, si quidem Sarraceni Hebraeorum, quin potius Christianorum, prophetas legunt, dicentes etiam completum jam esse in quodam suorum, quem illi Mahomed nuncupant, quidquid de universorum Domino Christo sacri vates praedixere. Sed, ad errorem illorum comprobandum, etiam ipsorum genealogiam penes se habent, ad similitudinem videlicet evangelii Matthaei, qui scilicet ab Abraham narrat genealogiae catalogum usque ad Christum, per Isaac successionem descendens. In cujus videlicet semine universorum promissa atque praedicta est benedictio illorum, inquiens: Ismael genuit Nabaioth, atque deinceps usque in erroneum illorum descendens figmentum, quod scilicet tantum est a veritate alienum quantum a sacra et catholica auctoritate extraneum. Praeterea, ut beati Maioli sanctitas claresceret, is qui ejus volumen pede calcaverat, eodem die pro quavis occasione, revera judicio Dei, caeteri furiose irruentes in eum, eumdem ei truncaverunt pedem. Plures vero jam ex ipsis erga eum coeperunnt mitiores ac reverentiores existere. Tandem vero quidam de fratribus illuc expeditius remeantes, data eisdem Sarracenis praesignata pecunia, patrem cum viris tantum qui cum eo capti fuerant, in patriam reduxerunt. Ipsi denique Sarraceni paulo post, in loco qui Fraxinetus dicitur, circumacti ab exercitu Willermi Arelatensis ducis, omnesque in brevi perierunt, ut ne unus quidem rediret in patriam. Ipso igitur in tempore mortuus est praedictus Otto imperator, suscepitque filius ejus, secundus videlicet Otto, idem imperium, quod satis strenue dum adviveret rexit. Eodem ergo imperante, venerabilis pontifex Adalbertus, ex provincia quae lingua Sclavorum vocatur Bethem, in civitate Braga regens ecclesiam sancti martyris Vitisclodi, egressus ad gentem Bruscorum, ut eis verbum salutis praedicaret, dumque apud eosdem plurimam egisset praedicationem, multique ex eis converterentur ad fidem Christi, praedixit suis quoniam in eadem regione martyrii coronam esset accepturus; ac ne paverent, eis pariter indicavit, quia praeter eum ibidem nemo ex eis erat perimendus. Contigit enim ut die quadam, praecipiente eodem episcopo, quaedam profana arbor sita juxta fluvium, cui etiam superstitiose immolabat universum vulgus, videlicet excisa convelleretur, constructoque ac sacrato in eodem loco altari, missarum solemnia per se episcopus ex plebe paravit. Qui, dum in ipsis sacramentis peragendis esset constitutus, ictibus jaculorum ab impiis perfossus, tandemque sacrum solemne peractum, simulque praesentis vitae imposuit terminum. Denique discipuli ejus, accepto corpore sui domini, illud secum ferentes, in propriam sunt reversi patriam. Cujus etiam meritis usque in praesens largiuntur hominibus plurima beneficia. Sequenti quoque, post multa nobiliter gesta remque publicam decenter dispositam, tempore obiit Otto, relinquens filium Ottonem videlicet tertium, adolescentem tamen fere duodecim annorum. Qui, ut erat juvenculus, acer tamen viribus et ingenio, suscepit jure paterno regimen imperii. Contigit igitur imperii illius initio ut sedes apostolica urbis Romae proposito viduaretur pontifice. Ipse vero illico, imperiali usus praecepto, quemdam sui consanguineum, cujusdam ducis filium illo delegit, atque ex more in sede apostolica sublimari mandavit. Quod utique dum sine mora peractum fuisset, pergrandis calamitatis occasio exstitit. Erat enim quidam Crescentius, Romanorum civis praepotens, qui, ut illorum mos est, quantum onerosior pecuniae, tantum pronior serviens avaritiae. Hic autem non plane, ut rei probavit eventus, parti favebat Ottonis. Nam ipsum pontificem, quem, ut diximus, ordinari, Otto jusserat, idem Crescentius omni destitutum honore a sede expulit, alterumque procaciter in ejus loco subrogavit. Sed mox ut Otto hocf actum comperit, ira accensus, cum permaximo exercitu Romam properavit. Quod cum cognovisset Crescentius, illum scilicet urbi propinquare, conscendens cum suis turrim quae sita est extra civitatem trans Tiberim, ob altitudinem sui Intercoelos vocatam, vallavit eam, defensurus pro vita. Tandem cum pervenisset imperator ad urbem, primitus jussit comprehendere illum male securum pontificem, videlicet Crescentii arrogantia constitutum. Comprehensumque, praecepit ejus manus quasi sacrilegas amputari, deinde vero aures abscindi atque oculos expelli . Post haec denique comperiens Crescentium, ut diximus, turre vallatum, quae scilicet paulo post illum crudeli erat redditura neci, praecepit eamdem circumdari densa obsidione sui exercitus, ne videlicet Crescentio quoquo modo locus daretur confugii. Interea, jubente imperatore, construuntur in gyro machinae ex lignis celsarum abietum nimium artificiose compositae. Cernens quoque Crescentius nullam posse evadendi viam reperire, licet tardius poenitudinis adinvenit consilium; non tamen ei praestitit miserendi aditum. Quadam igitur die, quibusdam de imperatoris exercitu consentientibus, egrediens latenter Crescentius, de turre scilicet, birro indutus, et operto capite, veniensque improvisus corruit ad imperatoris pedes, oransque se ab imperatoris pietate vitae servari. Quem cum respexisset imperator, conversus ad suos, ut erat amaro animo, dixit: « Cur, inquiens, Romanorum principem, imperatorum decretorem, datoremque legum, atque ordinatorem pontificum, intrare sinistis magalia Saxonum? Nunc quoque reducite eum ad thronum suae sublimitatis, donec ejus honori condignam videlicet praeparemus susceptionem. » Qui suscipientes illum, scilicet ut jussum fuerat, illaesum reduxerunt ad turris introitum. Ingressusque nuntiavit secum pariter reclusis quoniam solummodo tantum contingeret illis vivere quandiu ipsa turris tueri valeret ab hostium captione, nec ullam prorsus salutem debere ultra sperare. At imperatoris exercitus a foris urgendo impellens machinas; paulatimque euntes applicatae sunt turri. Sicque pugnae inito certamine, dumque alii desuper contendentes intrare, alii prorupere ad ostium turris illudque considentes evellunt, sursumque certatim gradientes, ad turris superiora pervenerunt. Respiciens quoque Crescentius cernit se teneri ab his quos putabat pugnando longius arceri posse. Capto namque ipso ac graviter vulnerato, caeterisque, qui cum illo inventi fuerant, trucidatis, miserunt ad imperatorem quid de eo praeciperet. Qui ait: « Per superiora, inquit, propugnacula illum dejicite aperte, ne dicant Romani suum principem nos furatos fuisse. » Quem, ut jussum fuerat, projicientes, deinde post terga boum religatum per paludes viarum plurimum devolventes, ad ultimum vero in conspectu civitatis in trabe excelsa pendere dimiserunt. His denique ita gestis, accersiens imperator Gerbertum videlicet Ravennae archiepiscopum, constituit illum principalem Romanorum pontificem. Isque Gerbertus e Galliis oriundus exstitit, minorum etiam gerens prosapiam, sed tamen ingenio acerrimus, artiumque liberalium studiis plenissime instructus. Proinde Remorum etiam a rege Francorum Hugone fuerat constitutus pontifex. Sed quoniam, ut diximus, valde erat acer ac providus, intelligens Arnulphum ejusdem urbis archiepiscopum, quo vivente ordinatus fuerat ex consensu ejusdem regis, niti in pristinam reformari sedem, caute iter arripiens ad praedictum devenit Ottonem. Qui satis honorifice ab eodem susceptus; quem etiam statim Ravennae, inde vero, ut diximus, Romanae urbis sublimavit pontificem. Contigit igitur ipso in tempore ut idem imperator, suggerente tam ipso pontifice quam aliis quibusque zelum profectus religionis domus Dei gerentibus, quosque in beati Pauli Ecclesia nomine tenus monachos, caeterum prave degentes, inde expellere deberet; ac alterius instituti, quos videlicet canonicos dicimus, in eodem loco servituros, ut ei suggestum fuerat, substituturus esset. Cumque hoc appeteret implere decretum, apparuit ei noctu per visum beatissimus apostolus Paulus, atque eumdem imperatorem hujusmodi monere curavit. « Si vere, inquiens, zelus divinae servitutis optimi operis te adurit, vide ne hujus propositi institutum praesumas in monachis immutare expellendis. Non enim omnino expedit cujusque ecclesiastici ordinis quamvis ex parte depravati, proprium unquam abjici seu immutari propositum. In eo namque unusquisque judicandus est ordine, in quo se primitus Deo vovit servire. Reemendari tamen licet corrupto cuique in eadem propriae vocationis sorte. » Taliter quippe monitus, imperator retulit suis quae audierat ab Apostolo, curamque agens qualiter eorumdem institutum, scilicet monachorum, quivisset ad melius informare, non expellere a loco vel immutare. Interea minus idoneo usus consilio, praedicti Crescentii Joannis in suam uxorem assumens, quam etiam paulo post, ut inconsulte acceperat, divortium agens dimisit. Tandem quoque nitens remeare ad Saxoniam, morte superveniente in Italia obiit. Cernens quoque exercitus, quem secum duxerat, se suo domino destitutum, coegerunt se pariter in unum agmen, ne ab iis quos in Italia presserant trucidarentur, imposito ante se in equo defuncti imperatoris corpore. Sicque in patriam tuti pervenientes in monasterio beatae semper virginis Mariae Aquisgranis decenter sepelierunt. Suscepit igitur, post Ottonem videlicet tertium, regnum Saxonum illius consanguineus Henricus, qui, etiam non regni sui , imperator factus est Romanorum. Sed interim libet ex parte commemorare quibus vicissim cladibus, praescriptorum regum temporibus, tam externis quam intestinis consequenter sit flagellatus orbis Romanus. Constat igitur ab anterioribus illud principale totius orbis imperium fuisse divisum, scilicet ut, quemadmodum universae Latinitatis Roma gerere deberet principatum, ita Constantinopolis tam Graecorum speciale caput in transmarinis orientis partibus quam caeterorum. Sed dum semel in sese novit dispertiri, postmodum paulatim pars utraque usitatius didicit minui, videlicet donec contingeret illud admodum coarctari praeliis, ut foret brevius, et istud appeteret moderari extraneus. Et quoniam magis contingebat tyrannide imperare, quam vel liberali pietate, vel originali propagine, idcirco par erat talium contumaciam cum sibi subditis crebris infestationum plagis atterere. CAPUT V. De paganorum plagis. Denique circa nongentesimum Verbi incarnati annum, egressus ab Hispania rex Sarracenorum Algalif, veniensque cum exercitu maximo in Italiam, scilicet traditurus humanas res cum suis in praedam, cum gladio atque incendio demoliendas. Qui cum venisset, depopulans totam regionem usque Beneventum progressus est. Ex aliquibus tantum civitatibus Italiae primates, collecto agmine, nisi sunt adversus praedictum Algalif inire pugnam. Sed cum se cernerent exercitu nimium impares, ut saepius mos est istis modernis Italicis, fugae potius quam bellum , petiere praesidium. Interea reversi cum suo principe ad Africam Sarraceni, ab illo tempore non destiterunt impugnare regionem Italiae, quamvis plurimis fuissent praeliis lacessiti tam ab imperatoribus quam a patriae ducibus ac marchionibus, usque ad Altmuzor illorum principem, et praedictum Henricum Romanorum imperatorem. Praescripto igitur tempore, non minor clades in Galliarum populis, Normannorum infestatione, exstitit hostium. Qui videlicet Normanni nomen inde sumpsere, quoniam raptus amore primitus egressi ex aquilonaribus partibus audacter occidentalem petiere plagam. Siquidem lingua illorum propria Nort aquilo dicitur, Mint quoque populus appellatur. Inde vero Normanni, quasi aquilonaris populus denominantur. Hi denique in primo egressu diutius circa mare Oceanum degentes, brevibus contenti stipendiis, quousque in gentem coaluere non modicam. Postmodum vero telluris ampla et pelagi hostili manu pervagantes, aliquas urbes ac provincias in propriam redegere sortem. In processu quoque temporis ortus est vir quidam in pago Trecassino ex infimo rusticorum genere, Astingus nomine, in vico videlicet qui Tranquillus dicitur, tribus a civitate distans milliaribus. Qui juvenis, valens robore corporis, perversae tamen indolis, superbiendo abjiciens fortunam pauperum parentum, elegit exsul fore dominandi victus cupidine. Denique clam egrediens ad praedictam Normannorum gentem, illis tantummodo primitus adhaesit qui, assiduo raptui servientes, victum caeteris ministrabant, quos etiam illi communiter Flottam vocant. Illoque aliquandiu huic nequam mori inserviente, coepit pessimis commilitonibus tanto existere diligentior, quanto efficiebatur flagitiosior. Paulatimque robustior caeteris viribus ac rebus effectus, omnes pariter illum constituere terra marique principem. Constitutus autem hujusmodi, ampliore crudelitate assumpta, parvi pendens praeteritorum saevitiam, coepit suum in longinquas gladium dilatare provincias. Postmodum etiam cum universa pene, cui praeerat, gente conscendens ad superiores Galliarum partes, quamvis pestifer parens nativum male quaerens revisere solum. Qui cum venisset, gladio et igne ultra omnem hostium cladem universa demoliens, nemine repugnante, diutius consumpsit. Tunc quoque domus Ecclesiarum per Gallias universae, praeter quas municipia civitatum vel castrorum servarunt, omnimodis dehonestatae atque igne succensae sunt. Universis siquidem peragratis Galliis, opimaque diversarum rerum potitus spolia, ad propria reduxit exercitum. Sicque deinceps tam ab ipso Astingo quam ab ejus successoribus, illius videlicet gentis principibus, in spatio fere centum annorum hujusmodi clades illata est longe lateque populis Galliarum. Haec quoque, quae retulimus, per intervalla defunctorum regum seu imperatorum tam in Italia quam in Galliis, priusquam restaurarentur, saepius contigerunt. Sed cum interea praedictae gentis exercitus more solito ad Gallias procedere decrevisset, occurrit illis jam longius a solo proprio remotis venerabilis Burgundiae dux Richardus, pater scilicet regis Rodulphi, ut supra commemoravimus. Initoque cum eis praelio, tanta caede eosdem prostravit, ut perpauci ex eis fuga lapsi ad propria vix remearent. Et licet posthaec plures insulas ac provincias mari contiguas iidem scilicet Normanni depopulaverint, in partes tamen Francorum regum sorte regendas non deinceps, nisi ab eisdem regibus evocati, conscenderunt. Quin etiam paulo post vicissim scilicet Franci, necnon et Burgundionum plerique, cum praedictis Normannis, catholicae fidei jam effectis cultoribus, pacifice junxere connubia, atque unius regis regnum pari consensu decrevere dici et esse. Indeque orti duces excellentissimi. Guillermus videlicet, atque post ipsum quique denominati, paterno seu avito jure Richardi. Illorum quippe ducaminis principatus fuit metropolis civitas Rothomagorum. Cum igitur praedicti duces ultra caeteros viguerint militiae armis, tum perinde prae caeteris gratia communis pacis ac virtute liberalitatis. Nam omnis provincia quae illorum ditioni subjici contigerat, ac si unius consanguinitatis domus vel familia, inviolatae fidei concors degebat. Nempe furi ac praedoni apud illos comparabatur quicunque hominum, in aliquo negotio, plus justo , vel falsum quidpiam venundandum mentiens, subtrahebat alteri. Egenorum quoque et pauperum omniumque peregrinorum, tanquam parentes filiorum, curam gerebant assiduam. Dona etiam amplissima sacris Ecclesiis pene in toto orbe mittebant, ita ut etiam ab oriente, scilicet monte denominatissimo Sina, per singulos annos monachi Rothomagum venientes, qui a praedictis principibus plurima redeuntes auri et argenti suis deferrent xenia. Hierosolymam vero ad sepulcrum Salvatoris centum auri libras secundus misit Richardus, ac quosque cupientes illuc devote peragrare donis juvabat immensis. Praeterea in successibus praedictorum temporum, exigentibus culpis peccantium hominum, orta est discordia duorum regum, Francorum videlicet ac Saxonum. Quae scilicet, diutius exardescens, occulto Dei judicio rursus terribile flagellum ingruit populis Galliarum. Denique Hungarorum princeps cum omni ipsius gentis militari exercitu, hujus discordiae mali occasione, fines Galliarum irrumpens, semel ac bis omnem miserabiliter depopulans regionem, utrumque etiam genus hominum captans, tum rebus humanis abducens, nemine obstante, diripuit. Quae denique clades tandiu desaevit, quousque Deo propitiante utriusque regni principes, Francorum videlicet ac Saxonum, unius fidei ac consanguinitatis vinculo necterentur. Evacuato siquidem priorum regum genere, sedatisque jurgiis, coepit orbis novorum regum pace sub amica reflorescere, Christique regnum per fontem sacri baptismatis circumquaque tyrannos sibi subjugare. Ipsa denique Hungarorum gens, post tot patrata flagitia, post tot flagella gentibus illata, cum suo rege ad catholicam fidem conversa, quae prius consueverat crudeliter rapere aliena, libens impertitur pro Christo propria; a quibus etiam jamdudum diripiendo captivabantur, undecunque in miserrima mancipia distrahendi, qui reperiebantur Christiani; ab eisdem quoque foventur nunc ceu fratres vel liberi. Illud nihilominus nimium condecens ac perhonestum videtur, atque ad pacis tutelam optimum decretum, scilicet ut ne quisquam audacter Romani imperii sceptrum praeproperus gestare princeps appetat, seu imperator dici aut esse valeat, nisi quem papa sedis Romanae morum probitate delegerit aptum reipublicae, eique commiserit insigne imperiale. Cum videlicet olim ubique terrarum quilibet tyranni, sese procaciter impellentes, saepissime sint imperatores creati, atque eo minus apti Reipublicae, quo constat eos tyrannide quam pietatis auctoritate processisse. Anno igitur Dominicae incarnationis septingentesimo decimo, licet insigne illud imperiale diversis speciebus prius figuratum fuisset, a venerabili tamen papa Benedicto sedis apostolicae fieri jussum est admodum intellectuali specie idem insigne. Praecepit fabricari quasi aureum pomum, atque circumdari per quadrum pretiosissimis quibusque gemmis, ac desuper auream crucem inseri. Erat autem instar speciei hujus mundanae molis, quae videlicet in quadam rotunditate circumsistere perhibetur, ut dum siquidem illud respiceret princeps terreni imperii, foret ei documentum, non aliter debere imperare vel militare in mundo quam ut dignus haberetur vivificae crucis tueri vexillo. In ipso etiam diversarum gemmarum decoramine, videlicet imperii culmen plurimarum virtutum speciebus exornari oportere. Cumque postmodum praedictus papa imperatori, videlicet Henrico hujus rei gratia Romam venienti, obviam cum maxima virorum et sacrorum ordinum multitudine processisset ex more, eique hujusmodi insigne scilicet imperii in conspectu totius Romanae plebis tradidisset: suscipiens illud hilariter, circumspectoque eo, ut erat vir sagacissimus, dixit: « Optime pater, inquiens ad papam, istud facere decrevisti nostrae portendendo innuens monarchiae, qualiter sese moderari debuerat, cautius perdocuisti. » Deinde manu gerens illud auri pomum, subjunxit: « Nullis, inquit, melius hoc praesens donum possidere ac cernere congruit quam illis qui, pompis mundi calcatis, crucem expeditius sequuntur Salvatoris. » Qui protinus misit illud ad Cluniacense monasterium Galliarum, quod etiam tunc temporis habebatur religiosissimum caeterorum, cui et alia dona plurima contulerat ornamentorum. Sed et illud nimirum etiam perpendendum quoniam, cum ista quae retulimus, videlicet de conversionibus perfidarum ad fidem Christi gentium, extrinsecus in aquilonaribus atque occidentalibus orbis partibus persaepe fieri contigerit, nusquam talia in orientalibus atque meridianis ejusdem orbis plagis contingit audiri. Cujus denique veracissimus praesagii index fuit constitutio illa crucis Dominicae, dum in ea Salvator penderet in loco Calvariae. Nam cum retro illius verticem suspensi tum fuisset, crudus nimium populis oriens, tunc etiam in ejus oculorum conspectu lumine fidei repleturus constitit Occidens. Sic quoque omnipotentem ipsius dexteram ad misericordiae opus extensam, sacri verbi fide mitis suscepit septentrio, ejusque laevam gentibus barbarorum tumultuosis sortitur meridies. Sed licet hujus sacri breviter meminerimus portenti, nostrae tamen, id est catholicae, manet inviolabile subsidium fidei, quoniam in omni loco et gente absque exceptione, quicunque sacro regeneratus fonte, credens omnipotentem Patrem ejusque Filium Jesum Christum pariter, et in Spiritum sanctum, unum solumque verum Deum, si quid boni egerit ex fide, Deo acceptum fore, atque omnem qui sic permanserit, perenni vita beate vivere. Hoc quippe soli Deo nosse competit, cur humanum genus majus seu minus propriae salutis capax efficitur in diversis partibus orbis. Sed idcirco ista retulimus quoniam usque in fines praedictarum orbis binarum partium, videlicet septentrionalis et occidentalis, Christi Domini deveniens Evangelium illarum populis locavit optimum in sacrae fidei fundamentum; cum videlicet e diverso minus reliquas duas, scilicet orientalem atque meridianam penetraverit, ac illarum populos cautius in proprii erroris feritate irretitos sciverit. Sed ne boni Conditoris proinde dispensationi contumeliosa a quoquam inferatur in hac parte calumnia, cautius nihilominus prospiciendus est sacer Scriptuarum canon. In quo videlicet canone omnis procul dubio forma invenitur expressa mundani saeculi: ut scilicet ipsius auctoris bonitas pariterque justitia probabiliter demonstrentur, videlicet in his qui salvi fiunt, et in his qui pereunt. Nam sicut primus hominum pater propriae salutis arbiter a totius boni auctore primitus fuerat constitutus, ita ab eodem Redemptore universis pro captu spontanea generaliter oblata est salus. Sed tamen occulta illius dispensatio, cui semper et simul totum, quidquid esset habet, praesto fuit, ac cui nihil defuit, ostendit spaciatim per incrementa temporum sese omnipotentem solum bonum atque veracem, tam per opera pietatis quam per ultionem vindictae justae retributionis. Non enim principalis bonitas aliquando vacat a pietatis opere, quin imo semper aggregat plerosque ex massa filiorum praevaricatoris in sinum filii suae Deitatis. Dumque id quotidie in mundo agitur, quid aliud quam Omnipotentis bonitas, etiam immobiliter mobilis et mobiliter immobilis, operari monstratur? Atque idcirco quanto praesentis saeculi terminus imminet propius, tanto ista fieri, quae dicuntur, contigerit frequentius. Suspiciendum etiam quomodo paulatim ab ipso humani generis exordio ipsius auctoris sit manifestata cognitio. Primus igitur hominum Adam etiam cum omni suo genere Deum conditorem suum praedicat, dum per transgressionis praecepti illius culpam privatus paradisi gaudiis, multatusque exsilio, sese miserum clamat lugendo. Sed accepto diffusius per universum orbem terrae incremento, nisi proprii auctoris bonitatis providentia misericordiae reduxisset ad sinum, totum penitus idem genus humanum in sui erroris atque caecitatis praecipitium jam olim irrevocabiliter fuisset demersum. Idcirco ab exordio sui, divina boni Conditoris dispensatione, prolata sunt ei prodigiosa rerum miracula, ac portentosa elementorum signa, nec non et sagacissimorum virorum, tam spem quam formidolositatem inculcatura, divinitus oracula. Ac velut idem Conditor per sex dierum intervalla cuncta mundanae rerum machinae proferendo perficiens opera, hisque editis requievit, die septima videlicet; ita per sex millia annorum spatia operatus est, pro eruditione hominum exhibendo illis frequentia signanter ostenta. Scilicet ut non, praeteritis saeculis, quodquam dimissum est vacans ab his signis tempus miraculorum, aeternum Deum praedicantibus, usquequo illud maximum rerum principium apparens homine vestitus in mundo. Sexta duntaxat aetate praesentis saeculi, atque ut putatur, quod sit finis in septima hujus mundanae molis diversorum laborum, ut ab illo procul dubio, unde coepit quidquid esse habuit exordium, in eodem competentissimum propriae quietis inveniat finem. EXPLICIT LIBER I.
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169 CHRONIQUE PROLOGUE. Au plus illustre des grands hommes, à Odilon, père de l'abbaye de Cluny, le moine Raoul Glaber. J'AI bien souvent partagé les justes regrets des studieux frères de notre Ordre, et ceux que vous avez quelquefois exprimés vous même, de ne voir, parmi nos contemporains, personne s'occuper de transmettre à la postérité, sous quelque forme que ce fût, les événemens multipliés dont nous sommes témoins, dans les églises du Seigneur comme parmi les peuples. Ce n'est pas cependant pour les abandonner à l'oubli que le Sauveur a déclaré lui-même qu'il ne cesserait, avec l'aide du Père et la participation du Saint-Esprit, d'en opérer de nouveaux dans le monde jusqu'à la dernière heure du dernier jour. Dans un espace de près de deux cents ans, c'est-à-dire depuis le prêtre Béde, en Bretagne, et Paul, en Italie, il ne s'est trouvé personne qui essayât d'écrire quelque histoire pour la postérité. Encore ces deux écrivains ont-ils traité seulement celle de leur propre nation, 170 de leur patrie. Cependant il est bien certain que tout l'empire romain, les provinces au-delà des mers, les pays barbares, ont été le théâtre d'une foule d'événemens qui seraient très-profitables pour les hommes s'ils leur étaient racontés, et deviendraient surtout pour chacun d'eux d'excellentes leçons de prudence et de circonspection. On en peut dire autant des faits qui se pressent avec une vivacité peu ordinaire depuis environ l'an 1000 de l'Incarnation du Christ notre sauveur. Je vais donc, pour obéir à vos conseils et au désir de nos frères, essayer de les raconter, en passant rapidement sur les commencemens; quoique l'interprétation des Septante ne soit pas conforme aux livres historiques des Hébreux pour la computation des années depuis la création du monde, cependant on peut croire en toute assurance que l'année 1002 de l'Incarnation du Verbe répond à la première du règne de Henri, roi des Saxons, et la millième année de notre ère à la treizième du règne de Robert, roi des Français. Ces deux princes passaient alors pour les rois les plus chrétiens et les plus puissans de notre continent. Henri même, le premier d'entre eux, reçut bientôt l'empire de Rome, et c'est pour cela que nous avons déterminé l'époque précise de leur règne pour nous guider dans le cours des temps. Au reste, puisque nous devons embrasser dans ce livre les événemens des quatre parties du monde, nous croyons devoir, surtout en nous adressant à des religieux, faire précéder cet ouvrage, entrepris au nom du Seigneur, de quelques détails sur la doctrine abstraite de la divine quaternité, sur ses rapports et ses harmonies.
CHAPITRE Ier. EN créant l'univers, Dieu a distingué toutes choses par des apparences et des formes variées, pour que l'homme instruit, à l'aide des objets présentés à sa vue, ou conçus par son esprit, pût s'élever jusqu'à la connaissance simple de la Divinité. C'est aussi en cherchant à percer et approfondir le sens caché de ces figures que se sont distingués les pères grecs de l'Église catholique, qui sans doute n'étaient pas médiocrement philosophes. Parmi les différens sujets sur lesquels ils se sont exercés, se trouve le système des quaternités, dont l'étude peut servir à la fois à l'intelligence de ce bas monde et du monde futur ou supérieur. Or ces quaternités et leurs influences respectives, une fois déterminées avec précision, rendront plus dispos l'esprit et l'intelligence de ceux qui les méditeront. Il y a donc quatre évangiles qui constituent dans notre esprit le monde supérieur; et ce bas monde se compose d'autant d'élémens. Il y a aussi quatre vertus qui dominent toutes les autres, et nous forment par leur union au reste des vertus. Nous voyons pareillement aussi notre corps pourvu de quatre sens, outre le toucher, moins subtil que les autres, et destiné seule 172 ment à les servir. Or ce que l'éther, ou l'élément du feu, est dans le monde sensible, la prudence l'est dans le monde intellectuel, car elle s'élève comme lui, et elle aspire de tous ses vœux à prendre place près de Dieu. Ce que l'air est dans le monde corporel, la force l'est aussi dans l'intellectuel; c'est elle qui soutient tous les êtres vivans; c'est elle qui fortifie tout ce qui a besoin de développer quelque activité. De même encore l'eau, dans le monde corporel, est représentée dans l'intellectuel par la tempérance. N'est-elle pas en effet comme la nourrice des gens de bien, la mère d'une foule de vertus, la conservatrice de la foi dans les cœurs qu'elle échauffe de l'amour divin? La terre, à son tour, représente en ce monde la justice dans l'intellectuel, c'est-à-dire la règle fixe et immobile d'une distribution impartiale. On peut aisément se convaincre que les quatre Evangiles embrassent des rapports spirituels tout-à-fait analogues. L'Évangile de Matthieu contient la figure mystique de la terre et de la justice, puisqu'il explique plus clairement que les autres la substance corporelle du Christ incarné. Celui de Marc est Je symbole de la tempérance, qui répond à l'eau; car, par le baptême de Jean, il nous montre la faute lavée par la pénitence. Celui de Luc a bien de l'analogie avec l'air et la force, car il occupe plus d'espace, et est soutenu par une multitude de récits. L'autre, enfin, selon Jean, en insinuant dans notre esprit la connaissance simple de Dieu et la foi dans nos cœurs, n'est-il pas la représentation exacte de l'éther, de la prudence, et de ce qui s'élève 173 par sa sublimité au dessus de tout? L'homme lui-même est en harmonie avec cet enchaînement mystérieux de rapports entre les élémens, les vertus et les Évangiles, qui ont été créés pour lui; aussi les philosophes définissent-ils sa substance un microcosme, c'est-à-dire un petit monde. En effet, la vue et l'ouïe, qui servent d'instrumens à l'intelligence et à la raison, répondent à l'éther, parce que c'est l'élément le plus subtil, et que son élévation au dessus des autres, lui assure par cela même un rang plus honorable et plus brillant. Vient ensuite l'odorat; il appartient à la même catégorie que l'air et la force. Quant au goût, il représente assez exactement l'eau et la tempérance. Ainsi donc le toucher, le plus grossier comme aussi le plus solide et le plus ferme de tous les sens, correspond naturellement à la terre et à la justice. Cet enchaînement de rapports évidens semble, par son admirable clarté, comme un concert muet à la louange de Dieu; car, au milieu de cette variété invariable dont ils subis- sent la loi, en s'appelant l'un et l'autre tour à tour, ils ne cessent de proclamer la source première dont ils découlent, et vers laquelle ils demandent à retourner, pour y trouver le repos. Il faut, dans l'esprit du même système, considérer avec non moins d'attention le fleuve qui prend sa source dans l'Eden d'orient, et se partage ensuite en quatre fleuves très-fameux. Le premier d'entre eux, le Phison, que l'on interprète pour l'ouverture de la bouche, signifie la prudence qui verse toujours avec abondance ses conseils salutaires. En effet, puis- 174 que c'est par la négligence que l'homme a perdu le paradis, il faut, pour y rentrer, qu'il prenne la prudence pour guide. Le second, le Gœon, ou le gouffre de la terre, signifie la tempérance, cette vertu qui nourrit la chasteté, et qui élague d'une main bienfaisante le feuillage pernicieux des vices. Le troisième est le Tigre, qui passe chez les Assyriens, mot que nous traduisons par les conducteurs; il indique la force sans doute, parce qu'il écarte tous les vices de prévarication pour conduire l'homme, avec l'aide de Dieu, à la béatitude éternelle. Le quatrième enfin, l'Euphrate, dont le nom annonce aussi l'abondance, désigne évidemment la justice, qui nourrit et récrée toute ame sincèrement éprise d'elle. Ces fleuves peignent donc dans leur sens mystique l'image des quatre vertus dont nous avons parlé, ainsi que la figure des quatre Evangiles. Ces mêmes vertus ne se trouvent pas moins clairement figurées encore dans la division de la durée du monde en quatre époques. En effet, depuis le commencement du monde jusqu'à la vengeance de Dieu par le déluge, chez ces hommes qui, pratiquant les lois de la simple nature, ne connurent du Créateur que sa bonté, ce fut le règne de la prudence: chez Abel, par exemple, Enoch, Noé et tous les autres qui, éclairés par une raison puissante, comprirent si bien leurs véritables intérêts. Du temps d'Abraham et des autres patriarches qui furent avertis par des prodiges et des visions, comme Isaac, Jacob, Joseph, etc., la tempérance règna à son tour, et nous les voyons tous, au sein de la bonne ou de la mauvaise fortune, aimer toujours leur auteur 175 au dessus de toutes choses. Lorsque Moïse et les autres prophètes, tous hommes d'une grande vigueur, eurent fondé leurs institutions et leur législation, ce fut la force qui les soutint, pendant qu'ils méditaient avec une attention laborieuse les préceptes de la loi. Enfin, depuis l'Incarnation du Verbe jusqu'à nos jours, c'est la justice qui remplit, dirige et embrasse toute cette époque, selon la parole de la vérité à Jean-Baptiste: «Il faut que nous soyons remplis de toute justice3» Nous nous proposons donc de rappeler ici tous les grands hommes que nous avons pu connaître par nous-mêmes ou par des renseignemens sûrs, et qui, depuis l'an 900 de l'Incarnation du Verbe, qui crée et vivifie tout, jusqu'à nos jours, se sont distingués par leur attachement à la foi catholique, ou aux lois de la justice. Comme nous comprendrons aussi dans cette histoire la foule d'événemens et de faits remarquables qui se sont passés, tant dans les saintes églises que dans l'un et l'autre peuple, nous devons, avant tout, jeter un coup d'œil sur un empire autrefois maître du monde, l'empire romain. Lorsque la vertu toute-puissante du Christ eut soumis partout à son empire les princes de la terre, la tyrannie des Césars se décrédita d'autant plus qu'ils tenaient évidemment leurs droits de la crainte qu'inspirait leur férocité, et non de l'amour qu'un souverain peut mériter par sa douceur et son humanité. Aussi leur postérité, privée par des progrès insensibles d'une partie de l'empire, finit par en être entièrement dé- 176 pouillée, et Rome; avec ses citoyens, si fiers autrefois de dicter des conditions et des lois aux villes et aux nations étrangères, fut réduite à défendre à son tour sa propre indépendance. C'est alors que des peuples soumis auparavant par ses armes commencèrent à l'inquiéter par des incursions fréquentes, et que des rois voisins prétendirent lui ravir le titre même d'empire, pour se l'approprier. Les rois de France, les plus forts et les plus puissans de la chrétienté, se distinguaient par leur justice, en même temps qu'ils l'emportaient sur tous les autres par le pouvoir des armes et la science militaire; et l'empire, soumis à leur puissance, servit pendant long-temps à décorer leur triomphe. Parmi eux, se distinguèrent surtout Charles, surnommé le Grand, et Louis le Pieux. Ceux-ci, par leur prudence et leurs sages conseils, surent si bien contenir dans le cercle de leur domination les peuples subjugués, que tout le monde romain obéissait à ses empereurs comme une seule famille, et que la république dut s'applaudir d'avoir échangé contre une domination paternelle la sécurité et la pompe orgueilleuse dont elle jouissait autrefois, mais qu'elle devait à la crainte inspirée par ses empereurs. Cependant, comme nous n'avons pas entrepris de raconter avec l'exactitude de l'histoire leurs faits, ni leur généalogie, nous nous contenterons d'indiquer en peu de mots quand finit le règne ou l'empire de leurs descendans. Il exista donc des rois et des empereurs de leur race, tant en Italie que dans les Gaules, jusqu'au dernier roi Charles, surnommé le Simple. 177 Celui-ci avait parmi les grands de son royaume un certain Héribert, dont il avait tenu le fils sur les fonts sacrés du baptême, et dont l'esprit rusé aurait dû suffire pour éveiller ses soupçons, avant même que la découverte de ses projets perfides les eût confirmés. En effet, cet Héribert avait résolu de tromper le roi, en prétextant quelque affaire dont ils avaient à délibérer, pour l'attirer, comme il le fit plus tard à force de caresses, dans un de ses châteaux, où il pût l'enchaîner et le garder en prison. Mais on finit par suggérer au roi qu'il eût à se conduire avec beaucoup de précaution, pour n'être pas enveloppé dans les piéges d'Héribert. Docile à ces avis, il s'était promis de se tenir sur ses gardes contre Héribert, lorsqu'un jour ce seigneur pénètre sans obstacle avec son fils dans le palais du roi, et pendant que le prince se lève, en lui tendant les bras pour l'embrasser, il se baisse dans la posture la plus humble, pour recevoir l'accolade du roi. Le monarque embrasse ensuite le fils: ce jeune homme était debout; et quoique initié aux desseins perfides de son père, plus novice pourtant dans Fart de la dissimulation, il ne songea point du tout à s'incliner devant le roi. Son père, qui se tenait près de lui, l'ayant vu, lui appliqua un vigoureux soufflet, en lui disant: «Quand le seigneur roi vous embrasse, apprenez à ne pas rester debout pour recevoir.cet honneur.» Cette action d'Héribert convainquit le roi et tous les assistans de son innocence, et dissipa tout soupçon de fraude et de supercherie. Voyant donc qu'il avait calmé le ressentiment du prince, Héribert n'en fit que 178 plus d'instances pour l'engager à venir chez lui régler cette affaire dont il parlait depuis long-temps. Aussitôt le roi lui promit de le suivre partout où il voudrait. Au jour convenu4, il se rendit en effet dans un lieu que lui avait désigné Héribert, et n'emmena avec lui qu'une faible escorte, pour donner à ce seigneur une preuve de confiance. Le premier jour, il reçut un accueil magnifique; le second, Héribert, d'après un ordre prétendu de Charles, invita ceux qui avaient accompagné le roi à se retirer chez eux, parce que, disait-il, sa garde et lui suffiraient pour le service du prince. Ils partirent donc; mais, en exécutant les ordres d'Héribert, ils ne se doutaient guère qu'ils laissaient leur roi dans les fers. Héribert tint le monarque en prison jusqu'à sa mort. Charles avait un fils nommé Louis, alors encore enfant. Le jeune prince n'eut pas plus tôt appris l'aventure de son père, qu'il prit la fuite, passa l'océan, et resta dans sa retraite jusqu'à l'âge viril.
CHAPITRE II. IL y avait alors un fils de Richard, duc de Bourgogne, qui s'appelait Rodolphe; il était bien fait de corps et d'un esprit capable; il avait pour épouse Emma, femme aussi remarquable par son jugement que par sa beauté. Elle était sœur de Hugues le Grand, dont 179 l'habileté militaire gouvernait alors le royaume des Francs. Ce seigneur voyant le trône vacant, et sachant bien que l'élection d'un roi dépendait de sa volonté, envoya demander à sa sœur lequel elle préférerait voir élever à la royauté, de Hugues son frère, ou de Rodolphe son mari. Emma répondit adroitement à cette question qu'elle aimait mieux embrasser les genoux de son mari que ceux de son frère. Hugues remplit avec plaisir le vœu de sa sœur, et laissa passer la couronne dans les mains de Rodolphe6. Celui-ci mourut sans enfans, et fut le seul de sa famille qui occupa le trône. Hugues était fils de Robert, comte de Paris, qui avait eu le titre de roi pendant peu de temps, et qui fut tué par l'armée des Saxons. Nous n'avons pas parlé plus tôt de sa généalogie, parce qu'en remontant plus haut elle est très-obscure.
CHAPITRE III. CEPENDANT les grands de tout le royaume élurent Louis7 fils du roi Charles, dont nous avons parlé, et le firent sacrer comme devant régner sur eux par droit d'hérédité. Quant à Héribert, il avait péri d'une mort cruelle. Après une maladie de langueur qu'il avait eu long-temps à souffrir, il était entouré de ses proches qui le pressaient, à sa dernière heure, de songer au salut de son ame, et de régler ses affaires domestiques8. Mais on ne put jamais obtenir de lui 180 d'autre réponse que ce peu de mots: Nous étions douze qui avions juré de trahir Charles: et il avait encore ces paroles sur les lèvres quand il expira. Au reste, Louis eut de Gerberge, veuve du duc Gislebert, un fils nommé Lothaire9. Quand ce prince monta sur le trône, comme il était d'un esprit ferme, autant que souple et robuste de corps, il essaya de rétablir son royaume tel qu'il était, autrefois. Othon, roi des Saxons et empereur romain, avait ajouté à ses États de Saxe la partie supérieure du royaume des Francs, que l'on nomme encore Lothairrègne (Lorraine). Lothaire tâcha de surprendre Othon II, fils du grand Othon, premier du nom, dans son palais d'Aix-la-Chapelle; mais ce prince en fut averti secrètement10, et eut beaucoup de peine à se dérober avec sa femme, par une fuite nocturne, aux embûches de son ennemi. Enfin, ayant rassemblé une armée de soixante mille hommes et plus, il entra en France, pénétra jusques aux portes de Paris, y resta trois jours, et commença à retourner en Saxe. Lothaire, de son côté, ayant réuni toutes les forces de la Bourgogne et de la France, poursuivit l'armée d'Othon jusqu'à la rivière de Meuse, où un grand nombre de fuyards périrent dans les eaux. Là, les deux princes cessèrent leurs hostilités, sans que Lothaire eût pu réussir dans ses projets. Il engendra un fils nommé Louis11. Quand ce jeune prince fut parvenu à l'adolescence, Lothaire l'établit roi et le désigna pour son successeur12; il lui choisit aussi pour épouse une princesse d'Aquitaine, qui s'aperçut bientôt que le jeune homme n'hériterait pas des talens de son père. Dès 181 lors elle résolut de se séparer de son époux; et comme elle était douée d'une grande finesse, elle lui fit entendre adroitement qu'ils feraient bien de revenir ensemble dans la province qu'elle avait quittée, supposant que ses droits héréditaires lui en assuraient la possession. Louis, sans soupçonner l'artifice, céda aux conseils de sa femme, et partit avec elle. Quand ils furent en Aquitaine, elle laissa son époux pour rejoindre les siens. Lothaire en ayant reçu la nouvelle, alla chercher son fils et le ramena avec lui: ils vécurent ensemble, et quelques années après moururent13 tous deux sans enfans. Avec ces deux princes s'éteignit leur race impériale et royale.
CHAPITRE IV. LA famille de ces princes étant donc épuisée, les rois des Saxons se rendirent maîtres de l'Empire romain. Le premier d'entre eux fut Othon14 fils d'Henri roi des Saxons, et frère d'Hedwige qui épousa Hugues le Grand, duc de France. Othon égala en gloire et en puissance tous ceux qui avaient gouverné l'Empire avant lui, et secourut les églises et les pauvres avec une grande libéralité. Sous le gouvernement de ce prince, les Sarrasins osèrent quitter l'Afrique pour venir s'emparer, dans les Alpes, des positions les plus 182 sûres. Ils y restèrent quelque temps à ravager le pays et à dévaster dans leurs courses toutes les campagnes d'alentour. Il arriva qu'à la même époque 15 le bienheureux père Maïeul16 revenant d'Italie, rencontra les Sarrasins sur son passage, dans les défilés des Alpes. On le saisit, on l'entraîne avec tous les siens dans les retraites secrètes des montagnes: cependant le bon père avait été blessé grièvement à la main par un coup de javelot qu'il avait reçu volontairement pour préserver un des hommes de sa suite. Après avoir partagé entre eux toutes ses dépouilles, les Sarrasins lui demandèrent s'il avait, dans sa patrie, assez de bien pour pouvoir se racheter de leurs mains, lui et les siens. L'homme de Dieu, dont l'affabilité égalait la dignité, leur répondit qu'il ne possédait rien en propre dans ce monde, et n'y voulait rien posséder, sans pourtant dissimuler qu'il comptait parmi les hommes soumis à sa domination des personnes qui passaient pour avoir de l'argent et des propriétés considérables. A ces mots ils le pressèrent eux-mêmes d'envoyer un des siens chercher sa rançon et celle de ses compagnons d'infortune; ils allèrent même jusqu'à déterminer la somme qu'ils exigeaient; ils la fixèrent à mille livres, sans doute pour que chacun d'eux eût une livre dans le partage. Le saint homme envoya donc un des siens porter, au monastère de Cluny qu'il dirigeait, une lettre fort courte, ainsi conçue: «Aux seigneurs et frères de Cluny, le frère Maïeul, 183 «malheureux et captif. Les douleurs de la mort m'ont environné; et les torrens de l'iniquité m'ont rempli de trouble17; envoyez donc, s'il vous plaît, ma rançon et celle de mes compagnons de captivité.» Quand cette lettre fut portée aux frères du monastère de Cluny, une douleur incomparable, un chagrin plus cruel que la mort les saisit en apprenant cette nouvelle si fatale pour la patrie toute entière. Ils réunirent tous les ornemens qui servaient à embellir l'abbaye, pour payer au plus tôt la rançon imposée au bon père. Cependant cet homme divin ne put rester longtemps entre les mains des Sarrasins, sans trahir lui-même son rang et son mérite, car lorsqu'ils lui offrirent, à l'heure du dîner, leur nourriture ordinaire, comme des viandes et du pain très-dur, en lui disant d'en prendre sa part; «Si j'ai besoin, leur répondit-il, le «Seigneur me donnera de la nourriture; quanta celle que vous m'offrez, je ne saurais en manger parce que je n'y suis point accoutumé.» L'un d'eux, en voyant son air respectable, cédant à un sentiment de pitié, découvre ses bras, les lave, pétrit assez proprement un pain sur son bouclier, sous les yeux, du vénérable Maïeul, le fait cuire aussi en peu de temps, et le lui présente avec le plus grand respect. Maïeul l'accepte, commence par l'oraison accoutumée, mange pour soutenir ses forces, puis rend grâces au Seigneur. Un autre Sarrasin, en façonnant avec son couteau une petite lance de bois, vint tout-à-coup à mettre le pied sur un livre du père: c'était la Bible qu'il n'oubliait jamais d'emporter partout avec lui; à la vue de cette profanation il poussa un gémissement. Quelques 184 autres barbares, témoins de cette scène, réprimandèrent leur camarade, en disant que les grands prophètes méritaient plus d'égards, et qu'il ne fallait pas fouler aux pieds leurs paroles; car les Sarrasins lisent les prophètes hébreux, et les livres chrétiens; ils prétendent même reconnaître, dans un de leurs compatriotes qu'ils appellent Mahomet, l'accomplissement de toutes les prédictions de» saints prophètes relatives à Jésus-Christ, seigneur et maître de toutes choses; et pour justifier leur aveuglement, ils ont aussi leur généalogie imitée de l'évangile de Matthieu, où se trouve la généalogie des Juifs depuis Abraham jusques au Christ, en descendant par Isaac et ses enfans, dont la postérité devait être bénie en toutes choses d'après les promesses et les prédictions du Seigneur; «Ismael, disent aussi leurs livres, engendra Nabaioth...» et puis ils descendent ainsi jusqu'à la fin de leurs impostures, toutes aussi éloignées de la vérité que contraires à l'autorité sacrée de la religion catholique. Au reste, pour que la sainteté du bienheureux Maïeul brillât dans tout son éclat, le jour même Dieu voulut que les autres Sarrasins, je ne sais à quel propos, se jetassent avec furie sur celui qui avait ainsi profané le livre, et lui coupassent le pied. Plusieurs d'entre eux commencèrent aussi à prendre avec lui un ton plus doux et plus respectueux. Enfin, quelques frères s'étant hâtés de revenir dans le camp des Sarrasins avec la somme qu'ils avaient prescrite, ramenèrent dans sa patrie le bon père et tous ceux-là seulement qui avaient été pris avec lui. Peu après les Sarrasins ayant été resserrés à leur tour dans un lieu appelé Frainet, par l'armée de Guil- 185 laume, duc d'Arles, y périrent bientôt jusqu'au dernier, sans qu'un seul pût regagner son pays. Dans ce même temps mourut l'empereur Othon18: il transmit à son fils Othon II le même Empire, que ce dernier administra avec assez de succès jusqu'à sa mort. Il était encore empereur lorsque le vénérable pontife Adalbert19, de la province appelée Béthem 20,en langue esclavonne, et chargé d'administrer dans la ville de Prague l'église du saint martyr Vitisclod, se rendit en Prusse pour y prêcher aux peuples la parole du salut. Après y avoir opéré, par des instructions fréquentes, un grand nombre de conversions à la foi catholique, il prédit aux siens qu'il recevrait, dans ce pays même, la couronne du martyre; et pour les empêcher de concevoir aucune crainte pour leur propre vie, il leur annonça en même temps que personne n'y périrait que lui. En effet, un jour le saint évêque fit abattre et couper un arbre profane placé sur le bord du fleuve, et auquel le peuple superstitieux immolait des victimes; il éleva, sur la place même, et consacra un autel où il se disposa à accomplir la solennité de la messe. Au moment où il était tout entier au divin sacrifice, il fut percé de traits par des impies, et se soutint jusqu'à la fin de la sainte cérémonie, qui fut aussi le terme de sa vie. Enfin, ses disciples ayant pris le corps de leur maître, l'emportèrent avec eux, et rendirent à sa patrie ce saint homme, par les mérites duquel les hommes obtiennent jusqu'à présent de nombreux bienfaits. 186 Othon mourut ensuite 21 après s'être distingué par une foule de belles actions, et avoir administré la république avec honneur; il laissait un fils, Othon III, âgé d'environ douze ans22,. Quoique bien jeune encore, ce prince, déjà ferme et d'un caractère entreprenant, hérita des droits de son père à l'Empire. Au commencement de son règne le Siége apostolique vint à vaquer à Rome; aussitôt, usant de l'autorité d'empereur, il y plaça le fils d'un duc son parent23 et ordonna24 qu'on l'élevât, selon l'usage, au Saint-Siége. Son ordre fut exécuté sur-le-champ, mais ce fut bientôt l'occasion d'un grand malheur. Il y avait alors un des citoyens romains les plus puissans, nommé Crescentius, qui, selon l'habitude de ses compatriotes, s'adonnait d'autant plus à l'avarice, qu'il possédait plus d'argent. Il paraît, et l'événement le prouvera bientôt, qu'il n'était pas partisan d'Othon, car, après avoir dépouillé de tout honneur le pontife qu'Othon venait d'élire, comme nous l'avons dit, il l'expulsa du Saint-Siége, et eut l'insolence de lui donner un successeur25. Mais bientôt, lorsqu'Othon eut appris cette nouvelle, il entra eu fureur et se hâta de marcher à Rome avec une armée formidable26. Crescentius ayant su que l'empereur s'approchait de la ville, monta avec les siens sur une four située hors de Rome, et au-delà du Tibre; sa hauteur lui avait fait 187 donner le nom d'Entre-ciel; il s'y fortifia, et résolut de s'y défendre jusqu'à la mort. L'empereur étant donc entré dans la ville, commença par faire saisir le pontife mal assuré, qui devait son élévation à l'insolence de Crescentius; il lui fit couper les mains, comme coupable de sacrilége, puys les oreilles, puis enfin on lui arracha les yeux. Sachant ensuite que Crescentius s'était fortifié, comme nous l'avons dit, dans cette tour qu'il devait bientôt quitter pour subir une mort cruelle, il la fit bloquer étroitement par son armée, pour ne laisser à Crescentius aucun moyen de s'enfuir. Cependant, par l'ordre de l'empereur, on éleva à l'entour, avec beaucoup d'art, des machines faites du bois des sapins les plus hauts. Crescentius, voyant qu'il ne pouvait plus songer à s'échapper, chercha enfin son recours dans un repentir tardif, qui n'émut pas la pitié du vainqueur. Un jour, après avoir gagné quelques soldats de l'empereur, il sort secrètement de la tour, enveloppé dans un manteau, la tête couverte, et tout-à-coup il vient se jeter aux pieds du prince, implorant sa pitié, et demandant la vie. L'empereur, ayant abaissé sur lui un regard, se tourna vers les siens et leur dit avec amertume: «Pourquoi laisse-t-on pénétrer dans les cabanes des Saxons le prince des Romains, le maître de l'Empire, l'arbitre des lois, et l'électeur des papes? Reconduisez-le sur le trône de sa sublime grandeur en attendant que nous lui préparions un accueil digne de sa majesté.» Les soldats, en effet, dociles à cet ordre, prennent Creseentius, et le reconduisent avec respect jusqu'à l'entrée de la tour: là, il annonce aux Romains renfermés avec lui qu'ils ne pourront 188 plus vivre qu'autant qu'ils sauront défendre la tour des attaques de l'ennemi, car, s'il est vainqueur, plus d'espoir de salut. Cependant, au dehors, l'armée impériale fait mouvoir et pousse les machines qui s'avancent par des progrès insensibles jusqu'au pied de la tour; quand elles y sont appliquées le combat commence. Pendant que les uns cherchent à pénétrer par le haut, les autres se précipitent sur la porte qui finit par céder à leurs coups; ils montent alors à l'envi, et parviennent au faîte. Crescentius, en les voyant, sent qu'il est désormais au pouvoir de ses ennemis, au moment même où il espérait repousser leurs efforts en prolongeant le combat; blessé grièvement, il est pris par les vainqueurs. Tous les Romains trouvés avec lui sont égorgés, et l'on attend que l'empereur prononce sur le sort du captif. «Qu'on le précipite, dit-il, au milieu des remparts, à la vue de tout le peuple, pour que les Romains ne nous accusent pas de leur avoir dérobé leur prince.» On l'y précipite en effet, puis on le fait traîner par des bœufs dans la boue des carrefours, et l'on finit par élever un gibet où il est suspendu publiquement. Après cette action, l'empereur ayant fait venir près de lui Gerbert, archevêque de Ravenne27 l'établit souverain pontife des Romains. Ce Gerbert était originaire des Gaules: sa famille n'était pas des plus illustres, mais il avait un esprit distingué, nourri d'une science profonde par l'étude des arts libéraux. Il avait été nommé aussi archevêque de Rheims, par Hugues, roi des Francs; mais comme il avait l'esprit fin et pénétrant, il soupçonna qu'Arnoul, archevêque 189 de cette même ville, auquel il allait succéder avec l'autorisation du roi, ferait des démarches pour rentrer dans sa première dignité, et il se rendit prudemment vers Othon. L'empereur lui fit une réception honorable, le nomma sur-le-champ à l'archevêché de Ravenne, et bientôt après l'éleva au pontificat de Rome. Il arriva qu'à cette même époque, l'empereur, par le conseil du pape et d'autres personnes également zélées pour l'avantage de la religion et de la maison de Dieu, voulut chasser de l'église de Saint-Paul des moines qui n'avaient de religieux que le nom, se conduisant du reste très-mal. Il devait encore, d'après les mêmes avis, leur substituer, pour servir à leur place, des moines d'un autre Ordre, de ceux que nous appelons chanoines. Dans le temps qu'il songeait à exécuter ce dessein, il eut pendant la nuit une vision, dans laquelle lui apparut le bienheureux apôtre saint Paul, qui voulut bien donner ces instructions à l'empereur: «S'il est vrai que ce soit le zèle de l'excellente œuvre du divin amour qui t'embrase, garde-toi de changer la règle de cette église, en chassant les moines qui l'occupent. Il n'est jamais permis de rejeter ou de changer la règle d'un Ordre ecclésiastique, quand il serait en partie dépravé, car chacun sera jugé dans l'Ordre où il s'est consacré au service de Dieu; et si un moine est corrompu, il pourra toujours s'amender dans l'église où l'a appelé sa vocation.» Après cet avertissement, l'empereur répéta aux siens les paroles qu'il avait entendues de la bouche de l'Apôtre, et ne s'occupa plus que d'améliorer la règle des moines, sans songer à les chasser, ni même à les changer. 190 Cependant il ne fut pas aussi bien inspiré, quand il prit pour épouse la veuve de ce Jean Crescentius, et peu de temps après cette résolution peu réfléchie, il la répudia. Enfin, au moment où il se préparait à revenir en Germanie, la mort le surprit en Italie. Les soldats qu'il avait amenés avec lui se voyant privés de leur chef, se réunirent en une seule troupe, pour n'être point massacrés par les gens qu'ils avaient opprimés en Italie. Ils firent porter à leur tête le corps de leur ancien empereur sur un cheval28 et, après avoir dans cet ordre gagné sûrement leur patrie, ils l'ensevelirent honorablement à Aix-la-Chapelle, dans le monastère de la bienheureuse Marie, toujours vierge. Othon III eut pour successeur au trône des Saxons Henri29 son parent, qui devint aussi empereur des Romains après huit ans de règne30. Mais je m'arrête ici, pour raconter, en partie par quelle suite de malheurs successifs le monde romain fut désolé au dedans comme au dehors sous les rois dont nous venons de parler. Il est sûr qu'en partageant l'empire du monde, on avait voulu assurer à Constantinople la domination de toutes les provinces soumises aux Grecs dans l'Orient, même de celles qui étaient situées au-delà des mers, comme Rome, à son tour, devait régner aussi sur tout l'empire latin. Mais une fois que l'univers eut appris à se déchirer entre deux maîtres, chacun d'eux s'accoutuma à voir insensiblement décroître son pouvoir, jusqu'à ce qu'enfin, res- 191 serré par une suite de guerres dans des limites plus étroites, il offrît une proie plus facile à l'ambition de l'étranger. Et comme toute la puissance des empereurs reposait plutôt sur la tyrannie que sur une douceur libérale ou sur les droits d'une possession héréditaire, il était juste que les peuples, pour se venger d'un gouvernement si fatal à ses sujets, portassent la désolation dans ses Etats par de fréquentes invasions.
191 CHAPITRE
V. ENFIN, vers l'an 900 de l'Incarnation du Verbe, Algalif31, roi des Sarrasins, étant sorti de l'Espagne, conduisit une armée nombreuse en Italie, comptant s'enrichir des dépouilles de ce pays, et prêt à le ravager, le fer et la flamme à la main. Il s'avança jusqu'à Bénévent, dévastant tout sur son passage. Cependant les grands de quelques villes d'Italie réunirent leurs forces, pour présenter la bataille à Algalif. Mais voyant que leurs troupes n'étaient pas en état de se mesurer avec lui, ils préférèrent, selon l'usage de ces Italiens modernes, chercher leur sûreté dans la fuite, que dans une résistance courageuse. Sur ces entrefaites, les Sarrasins revinrent en Afrique avec leur prince; et depuis cette époque, quoique battus en plusieurs rencontres, tant par les empereurs que par les ducs et marquis du pays, ils ne cessèrent plus de venir attaquer l'Italie, jusqu'au temps de leur roi Altmuzor32 et de Henri, empereur des Romains. 192 Les peuples des Gaules n'avaient pas moins à souffrir alors des incursions et des ravages des Normands. Le nom de Normands leur venait de cet amour du pillage qui les entraînait du fond des provinces septentrionales dans les pays occidentaux, car dans leur langue, nord signifie septentrion, et mint désigne le peuple33. C'est pour cela qu'on les appelle Normands, ou peuple du nord. Dans leurs premières incursions, ils restaient dans les parages de l'Océan, se contentant de lever quelques contributions sur les côtes; mais lorsqu'ils eurent formé une nation redoutable, on les vit répandre au loin la guerre sur terre et sur mer, et ils finirent par s'approprier des villes et des provinces. Dans la suite des temps naquit, près de Troyes, un homme, de la plus basse classe des paysans, nommé Hastings. Il était d'un village appelé Tranquille34 à trois milles de la ville; il était robuste de corps, et d'un esprit pervers. L'orgueil lui inspira dans sa jeunesse du mépris pour la pauvreté de ses parens; et cédant à son ambition, il s'exila volontairement de son pays. Il parvint à s'enfuir chez les Normands. Là, il commença par se mettre au service de ceux qui se vouaient à un brigandage continuel pour procurer des vivres au reste de la nation, et que l'on appelait la flotte. Après avoir quelque temps débuté dans ce méchant métier, il l'emporta bientôt sur ses compagnons les plus endurcis, par son intelligence, c'est- 193 à-dire par son audace dans le crime. Enfin différentes circonstances ayant concouru à augmenter ses forces et son pouvoir, tous les siens le reconnurent pour leur prince sur terre et sur mer. Trouvant dans ce haut rang une carrière nouvelle ouverte à sa cruauté, et ne voyant dans les fureurs de ses prédécesseurs que des exemples trop modérés pour la sienne, il commença à promener son glaive dans les pays lointains. Bientôt même il vint, avec presque toute la nation qu'il commandait, débarquer sur les côtes supérieures des Gaules, et rendre une funeste visite à cette terre natale qui avait enfanté un tel monstre. Il pénétra, sans éprouver de résistance, dans ce pays, où il porta partout la destruction, le meurtre et l'incendie, plus cruel envers sa patrie que les plus cruels ennemis. Alors aussi toutes les églises des Gaules qui n'étaient pas défendues par des villes fortifiées ou des châteaux forts, se virent abandonnées aux derniers outrages, et devinrent la proie des flammes, car il parcourut toutes les Gaules, emportant avec lui les plus riches dépouilles, avant de ramener ses soldats dans leur pays. Depuis ce temps, Hastings lui-même, et les princes de cette nation qui lui succédèrent, ne manquèrent pas, durant cent ans, de renouveler au loin les mêmes désastres chez tous les peuples des Gaules. Les événemens que nous venons de raconter se passèrent dans l'intervalle qui s'écoula depuis la chute des empereurs et rois en Italie et dans les Gaules, jusqu'à leur rétablissement. Cependant l'armée des Normands ayant résolu de faire, selon son habitude, une nouvelle incursion dans les Gaules, le vénérable Richard, duc de Bourgogne, 194 père du roi Rodolphe, comme nous l'avons déjà dit, marcha à leur rencontre, les trouva déjà loin de leur pays, leur livra bataille, et en fit un si grand carnage, qu'un très-petit nombre d'entre eux échappèrent par la fuite, et parvinrent avec peine à rentrer dans leurs foyers. Quoique les Normands aient depuis encore ravagé quelques îles ou quelques provinces le long des côtes, cependant ils ne vinrent occuper dans la suite une partie du royaume des Francs que parce qu'ils y furent appelés par les rois mêmes du pays. Bien plus, quelque temps après, les Normands s'étant convertis à la foi catholique, les Francs et la plupart des Bourguignons s'empressèrent de contracter amicalement avec eux des mariages, et déclarèrent, d'un consentement général, qu'ils ne feraient plus ensemble qu'un même royaume, de nom comme de fait. De ces alliances sont sortis des ducs très-illustres, comme Guillaume et tous ceux qui après lui empruntèrent le nom de Richard, leur père ou leur aïeul. Rouen fut la capitale de leur duché. Ils l'emportèrent sur les autres par la gloire de leurs armes dans la guerre, comme par leur union dans la paix et par leur libéralité. En effet, toute la province qui leur était échue en partage semblait former une seule maison, une même famille, unie par les liens d'une concorde inviolable. Us traitaient comme voleur et comme brigand tout homme qui avait recours au mensonge pour demander dans une affaire plus qu'il n'avait droit d'exiger, ou pour soustraire quelque chose à un autre par sa mauvaise foi dans les marchés. Les pauvres, les indigens, tous les étrangers, étaient comme leurs enfans d'adoption, 195 et trouvaient toujours en eux des soins vraiment paternels. Ils envoyaient aussi presque dans l'univers entier les dons les plus magnifiques aux saintes églises. On voyait même tous les ans des moines venir de l'Orient, du célèbre mont Sina, à Rouen, et remporter à leur tour des secours en or et en argent, dont ces princes les avaient chargés pour leur communauté; enfin Richard deuxième du nom envoya à Jérusalem cent livres d'or pour le sépulcre du Sauveur; et tous ceux qui desiraient y faire un pélerinage de dévotion recevaient de lui les plus riches présens. De plus, dans la succession des temps, la vengeance divine, pour punir les fautes et les péchés des hommes, suscita des sujets de discorde entre les rois des Francs et des Saxons, et cet incendie embrasa tout pendant long-temps; car Dieu, dans les secrets de sa justice, avait voulu affliger les peuples des Gaules d'une plaie épouvantable. Enfin, le prince des Hongrois, profitant de ces divisions, vint avec. toute l'armée de sa nation faire une irruption sur les frontières des Gaules. Il ravagea jusques à deux fois ce malheureux pays, fit main-basse sur les Saxons et les Gaulois, et en emmena beaucoup avec lui, après avoir pillé et enlevé tous leurs biens, sans trouver aucun obstacle. Ce fléau dura jusqu'à ce que les princes des deux royaumes de Saxe et des Gaules fussent, avec l'aide de Dieu, réunis par les liens de la parenté et d'une religion commune. En effet, la race des premiers rois s'étant éteinte, et leur haine avec eux, l'univers, sous des rois amis, put' refleurir dans la paix, et le royaume du Christ conquérir partout les 196 tyrans purifiés dans les fonts sacrés du baptême. Les Hongrois eux-mêmes, après avoir commis tant de crimes, et, porté tant de fois la désolation chez les peuples, convertis enfin, avec leur roi, à la religion catholique, sacrifièrent volontairement leur propre bien pour le Christ, eux qui s'étaient habitués à ravir celui des autres; et ces hommes, qui pillaient autrefois les Chrétiens, et les emmenaient en captivité pour leur servir d'esclaves quand ils les rencontraient sur leur passage, les accueillent à présent comme leurs frères ou comme leurs propres enfans. Néanmoins, il paraît convenable et juste, et c'est une mesure nécessaire aussi pour la conservation de la paix, qu'aucun prince n'ose saisir avidement le sceptre de l'Empire romain, et ne puisse usurper le titre ou le pouvoir d'empereur, si le pape de l'Eglise romaine ne l'a choisi d'avance, comme digne, par l'innocence de ses mœurs, île commander à la république, et ne lui a remis entre les mains les insignes de l'Empire. Combien, en effet, ne vit-on pas autrefois de tyrans par toute la terre, qui, à force de témérité et d'audace, parvenaient à se faire créer empereurs, tout indignes qu'ils étaient de gouverner la république, puisque leur pouvoir était fondé sur la tyrannie plutôt que sur l'autorité de la piété? L'an 71035 de l'Incarnation du Seigneur, quoique l'insigne de la dignité impériale eût déjà reçu différentes formes, le vénérable pape Benoît36 en fit faire un dont la figure était entièrement allégorique. On façonna, 197 par son ordre, une pomme d'or entourée de quatre côtés des pierres les plus précieuses, et surmontée d'une croix d'or. Elle représentait ainsi la figure du monde, qu'on nous peint en effet sous la forme d'un globe: on voulait par là que le prince de l'empire terrestre, en jetant les yeux sur cet emblème, n'oubliât jamais que, soit en gouvernant, soit en combattant, il devait toujours se montrer digne d'être protégé par l'étendard de la croix vivifiante; et ces pierres diverses, qui servaient d'ornemens, apprenaient aussi aux princes que le souverain pouvoir doit être relevé par l'éclat d'une foule de vertus. Le pape Benoît s'étant donc avancé selon l'usage, avec un cortége nombreux de citoyens et d'Ordres religieux, au-devant de l'empereur37 Henri, qui venait à Rome à cet effet, lui remit entre les mains, à la vue de tout le peuple, ce symbole de la puissance impériale. Henri le reçut avec joie, et l'ayant considéré de tous côtés: «Bon père, dit-il au pape avec la sagacité qui lui était ordinaire, en me mettant sous les yeux le signe de notre monarchie, vous m'avez en même temps donné une leçon ingénieuse sur la manière dont je dois l'administrer.» Puis, pesant dans sa main cette pomme d'or, il ajouta: «Personne n'a plus de droit à «posséder et à considérer ce présent, que ceux qui foulent aux pieds les biens de ce monde pour suivre plus légèrement la croix du Sauveur.» Et il l'envoya sur-le-champ au monastère de Cluny, qui passait dès lors pour l'abbaye la plus religieuse de toutes, et que sa libéralité avait déjà enrichie de plusieurs ornemens. 198 Une chose bien digne encore de notre attention, c'est que, pendant que l'univers voyait ainsi les conversions des infidèles à la foi du Christ se multiplier dans le Nord et dans l'Occident, l'Orient et le Midi ne donnaient pas le même exemple. Tout cela se trouvait annoncé comme par un présage certain dans la position même de la croix du Seigneur, quand le Sauveur y était suspendu sur le Calvaire. En effet, pendant que l'Orient avec ses peuples féroces était caché derrière la face du Sauveur, attaché sur la croix, l'Occident, au contraire, placé devant ses regards, recevait de ses yeux la lumière de la foi dont il devait être bientôt rempli. Sa droite toute-puissante, étendue pour le grand œuvre de miséricorde, montrait le Nord qui allait être adouci par l'effet de la parole divine, pendant que sa gauche tombait en partage aux nations barbares et tumultueuses du Midi. Cependant, malgré cette sainte prophétie que nous venons de rapporter en peu de mots, ce n'en est pas moins une des lois inviolables de notre foi, qu'en tout lieu, comme chez tous les peuples, tout homme régénéré par les eaux sacrées du baptême, croyant fermement que le Père tout-puissant avec son fils Jésus-Christ et le Saint-Esprit forment un seul Dieu véritable, et faisant quelque bonne œuvre de piété, sera bien vu de Dieu, et qu'en restant fidèle à cette conduite, il obtiendra une vie éternelle de béatitude. Du reste, c'est à Dieu seul qu'il appartient de savoir pourquoi le genre humain est plus ou moins digne d'entrer dans la voie du salut éternel, selon qu'il habite telle ou telle partie du monde. Pour nous, en faisant cette observation, nous avons voulu seulement 199 rappeler que l'Evangile du Christ notre Seigneur, en pénétrant jusqu'aux extrémités de ces deux parties du monde, le Septentrion et l'Occident, y a établi notre sainte religion sur les plus solides fondemens, mais qu'il ne s'est pas également propagé dans les deux autres, l'Orient et le Midi, et qu'il y a laissé les peuples barbares enlacés plus étroitement dans les liens de l'erreur. Cependant, de peur que l'on n'en prenne occasion de proférer quelque calomnie contre la juste providence de notre bon Créateur, examinons avec soin le texte des saintes Ecritures, et nous y trouverons exprimée sans aucun doute l'image du monde entier. Nous y verrons comment la bonté de Dieu se prouve, aussi bien que sa justice, par ceux qui font leur salut, comme par ceux qui perdent leur ame. Car, de même que le premier père des hommes avait d'abord été établi maître de son propre salut, par l'auteur de tout bien, ainsi, le Rédempteur offre généralement à tous les hommes une voie de salut qu'il met à leur portée, et qu'il abandonne à leur volonté. Cependant, les conseils secrets de sa justice qui embrasse toujours, et toujours à la fois, tout ce qui est, sans laisser rien échapper, montrent assez, dans le développement des siècles, qu'il est le seul Tout-Puissant, le seul Dieu de bonté et de vérité, et qu'il sait concilier ses œuvres de clémence avec le partage inévitable d'une juste vengeance, car sa bonté incomparable ne manque pas de témoignages qui puissent souvent l'attester. Bien plus, il choisit sans cesse dans la postérité d'Adam, prévaricateur, une foule d'élus qu'il rappelle dans le sein du fils de sa divinité. 200 Et tant d'exemples dont le monde est témoin chaque jour, qu'annoncent-ils autre chose que la bonté du Tout-Puissant, toujours changeante, quoique toujours la même, toujours immuable dans ses changemens? Et plus la fin de ce siècle approche, plus ces preuves éclatantes semblent se multiplier. Admirons encore comment s'est révélée peu à peu la connaissance du Créateur, depuis l'origine du monde. Le premier homme, Adam avec toute sa race, reconnaît le Dieu qui l'a créé, lorsque, privé par sa faute des joies du paradis, et relégué dans l'exil, il fait éclater sa douleur par des pleurs et des gémissemens. Mais depuis que ses enfans recurent en héritage l'univers tout entier avec l'immense étendue de la terre, le genre humain n'aurait pas tardé à se plonger irrévocablement dans l'abîme de son aveuglement et dans le précipice de l'erreur, si la bonté de la Providence ne l'avait ramené dans le giron de sa miséricorde. Aussi, dès les premiers temps, la divine bonté du Créateur enfanta des prodiges, fit sortir des miracles du sein des élémens, et plaça dans la bouche des sages des oracles qui devaient réveiller dans le cœur des hommes l'espérance ou la crainte. De même que le Créateur a consacré six jours à achever les ressorts de la machine du monde, et s'est reposé le septième, après avoir accompli son ouvrage, de même aussi il a opéré pendant six mille ans des miracles pour instruire la race humaine par leur fréquente apparition; car, de tous les âges précédens, aucun n'avait manqué d'annoncer, par des signes miraculeux, l'éternelle Providence, jusqu'au temps où le souverain principe des choses a revêtu l'humanité 201 pour apparaître au monde, c'est-à-dire jusqu'au sixième âge, qui est le siècle présent: car on pense que dans le septième la machine du monde verra finir aussi ses travaux, sans doute afin que tout ce qui a reçu l'être trouve alors son repos et sa fin dans celui qui lui donne l'existence. |
(1) Paul Diacre. (2) Histoire littéraire de la France, tom. vii, pag. 599; Mémoires de l'académie des inscriptions, tom. viii, pag. 553, dans un mémoire de M. de Sainte-Palaye, sur Raoul Glaber. (3) Évangile selon saint Matth. c. iii, v. 15. (4) En 933. (5) Ou Raoul. (6) En 923. (7) En 936. (8) En 943. (9) En 954. (10) En 978. (11) En 979. (12) En 985. (13) Lothaire mourut en 986, et Louis l'année suivante. (14) Othon Ier succéda l'an 936 à son père Henri, roi de Germanie. Il ne fut couronné empereur qu'en 962, et mourut en 973, (15) En 972. (16) Maiolus ou Maïeul, nommé en 948 coadjuteur de l'abbé de Cluny, et mort en 994. (17) Paum. 17, v. 5. (18) En 973. (19) Saint Adalbert, martyr en 997, sous le règne d'Othon III. (20) La Bohême (21) En 933. (22) De 4 ans. Il était né on 980. Il fui couronné empereur en 996 par le pape Grégoire V. (23) Brunon. Sou nom de pape est Grégoire V. (24) En 996. (25) Jean Philagathe, évêque de Plaisance. (26) En 997. (27) En 999. (28) En 1002. (29) Henri, duc de Bavière, petit-fils du duc Henri, frère de l'empereur Othon Ier. Il ne fut couronné empereur que la douzième année de son règne. (30) En 1014. (31) C'est-à-dire le Khalife. (32) Almanzor. (33) Mann, homme. (34) Camusat dit que Tranquille est un petit village du diocése de Troyes, à neuf lieues de cette ville, et nommé aujourd'hui Trancost ou Trancout. (35 Il faut sans doute corriger cette date cty substituer celle de 1014. (36) Benoît VIII, qui fut élu pape en 1012, couronna Henri empereur en 1014, et mourut en 1024. (37) En 1014. |