ÉGINHARD
Des faits et gestes de Charles le Grand, roi des Francs et empereur, par un moine de Saint-Gall
livre premier
texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER
Des faits et gestes de Charles le Grand, roi des Francs et empereur, par un moine de Saint-GallNOTICE SUR LE TRAITÉ DES FAITS ET GESTES DE CHARLEMAGNEPEU d’ouvrages historiques du neuvième siècle contiennent, sur leur origine et l’authenticité de leurs récits, autant de détails et des détails aussi positifs que celui dont nous publions ici la traduction. La préface du premier livre est perdue, mais, dans celle du second et dans le cours de sa narration, l’auteur nous apprend à peu près tout ce que nous avons besoin de savoir. Nous y voyons qu’il écrivit à la demande de l’empereur Charles le Gros, auquel il dédia son ouvrage, et qu’il y travaillait en 884. On sait qu’au mois de décembre 883, Charles le Gros passa quelques jours à Saint-Gall ; ce fut donc très probablement à cette époque que l’historien commença à écrire ; le 30 mai de l’année suivante, il avait fini son premier livre et entamait le second ; alors, dit-il, il était lui-même déjà vieux. Il y a donc lieu de croire que le second livre fut terminé à la fin de l’an 884, et nous avons ainsi la date précise d’une histoire, ou plutôt d’un recueil d’anecdotes composé il y a bientôt mille ans. Quant aux faits, le moine de Saint-Gall nous indique avec la même précision les sources où il les a puisés. C’était d’après des conversations, non d’après des livres, qu’il écrivait. Tout ce qui se rapporte à l’État de l’Église sous Charlemagne, et aux relations de ce prince avec les évêques ou les clercs, il le tenait de Wernbert ou Wérembert, célèbre moine de Saint-Gall, contemporain de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve. Tout ce qui a trait aux guerres de Charlemagne, à sa cour, à sa vie politique et domestique, il l’avait entendu conter par Adalbert, père de ce même Wernbert, et l’un des guerriers qui, à la suite du comte Gérold, avaient pris part aux expéditions de Charlemagne contre les Saxons, les Esclavons et les Avares, qu’il appelle les Huns. Il avait aussi, dit-il, recueilli les récits d’une troisième personne qu’il ne nomme pas. A coup sûr, peu d’écrivains de ces temps barbares nous font aussi bien connaître leurs autorités, et peu d’autorités semblent mériter plus de confiance que celles qui sont ici indiquées. Cependant le moine de Saint-Gall en a lui-même inspiré fort peu à la plupart des érudits, et ils le traitent avec un mépris presque mêlé de courroux. En en recherchant les raisons, on n’en trouve aucune autre si ce n’est qu’il raconte des anecdotes indignes, à leur avis, de la gravité de l’histoire, et ne parle point, comme il convient, de Charlemagne et du clergé. Il est inutile, dit dom Bouquet dans sa préface, de nous mettre en peine davantage de rechercher le nom de cet auteur, car l’ouvrage le déshonore plus qu’il ne l’honore. Outre qu’il est rempli de fables et d’historiettes mal assorties, Charles y est représenté comme un homme qui exerce des cruautés, qui ne respire que menaces, qui jette la terreur partout ; en sorte que, si nous ne le connaissions pas d’ailleurs, nous aurions de lui des sentiments peu avantageux. Les évêques y sont traités indignement ; leurs mœurs, leur faste et leur ambition sont repris avec trop d’aigreur et avec indécence… Enfin il y a de nombreuses erreurs et des fautes énormes de chronologie[1]. En ce qui touche le clergé, le moine de Saint-Gall s’était attendu à de tels reproches ; il s’excuse en plusieurs endroits de la liberté de ses récits, déclare qu’il n’en dirait pas tant s’il ne comptait sur la protection de l’empereur à la demande duquel il écrit, et laisse entrevoir que, s’il osait, il en dirait bien davantage. Mais, quant à Charlemagne, le moine anonyme était, à coup sûr, fort loin de prévoir qu’on l’accuserait d’avoir voulu ternir sa gloire. Il l’admirait autant que l’ont pu faire, au seizième, dix-septième ou dix-huitième siècle, les plus monarchiques érudits ; et en recueillant, sur ce prince, les anecdotes que lui avaient racontées les contemporains, il était fermement convaincu qu’il rassemblait et prouvait tous ses titres aux respects de la postérité. Mais la flatterie, qui bien souvent descend au tombeau avec ceux qu’elle a vantés, devient quelquefois au contraire, à mesure que le temps s’écoule, plus absolue et plus exigeante. Un moine du neuvième siècle ne partageait point, sur les actions et les vertus d’un empereur, la susceptibilité des Bénédictins modernes. Que Charlemagne eût commis des cruautés, qu’il se fût entouré de concubines, qu’il eût traité cavalièrement quelques évêques, un pauvre reclus de Saint-Gall ne songerait point à s’en indigner, ne le remarquait même pas ; ses oreilles et ses yeux étaient fort accoutumés à de tels spectacles, et il se fût indigné à son tour s’il eût entendu prétendre que son héros était déshonoré par quelques faits de cette sorte. Son admiration, à la fois moins ombrageuse et plus robuste, n’en était nullement troublée, et pour regarder Charlemagne comme le plus clément et le plus sage des rois, il ne soupçonnait pas qu’il eût besoin de taire ce qui, au dire de dom Bouquet, nous donnerait aujourd’hui de ce grand homme des sentiments peu avantageux. C’est précisément par cette peinture naïve de son temps et de son héros que l’ouvrage du moine de Saint-Gall mérite toute notre attention. Qu’il ait voulu écrire un panégyrique de Charlemagne, cela n’est pas douteux ; mais sa flatterie est contemporaine et ne s’épouvante ni de la brutalité des actions, ni de la grossièreté des mœurs, ni de la trivialité des plaisanteries, car elle ne s’eu doute même pas. Il se peut aussi que, parmi les anecdotes recueillies par l’élève d’Adalbert, beaucoup soient controuvées ; il se peut que le vieux soldat de Charlemagne, retiré auprès d’une abbaye, ait charmé son repos en racontant à un enfant des aventures embellies ou défigurées, à dessein ou de bonne foi ; mais ce qui nous importe le plus maintenant, ce n’est pas l’exactitude scrupuleuse de ses souvenirs, c’est leur ensemble, c’est l’état général des mœurs qu’ils nous révèlent, et qui ne s’invente point. Authentiques ou altérées, vraies ou fausses même, les anecdotes du moine de Saint-Gall sur le caractère et la vie de Charlemagne ne peuvent manquer de nous intéresser vivement, car c’était là ce qu’on disait, ce qu’on racontait de lui , soixante et dix ans après sa mort. Quant aux erreurs, historiques ou chronologiques, on n’en rencontre guères plus dans cet ouvrage que dans les autres écrits du temps. La vie de Charlemagne par Eginhard, le plus soigné et le plus complet des monuments contemporains, n’en est point exempte ; elles fourmillent dans les chroniques les plus sèches et qui semblent exclusivement destinées placer sous la rubrique de chaque année les événements les plus importants. Il est donc absurde de s’en prévaloir pour refuser toute créance à un écrivain qui, se montre d’ailleurs informé de plusieurs faits que nous ignorerions sans lui. Malgré leur dédain, les érudits se sont appliqués à découvrir le nom de cet écrivain et n’y ont point réussi. Goldast croit que c’est Notker le bègue, moine de Saint-Gall, dont il nous reste quelques écrits et qui mourut dans cette abbaye en 912. Duchesne et dom Rivet ont rejeté cette opinion comme incompatible avec l’âge qu’en 884 l’auteur lui-même semble s’attribuer[2]. Basnage et dom Bouquet au contraire se montrent disposés à l’adopter. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage est un des monuments les plus curieux et les plus instructifs que le neuvième siècle nous ait transmis. François GuizotLIVRE PREMIER[3].De la piété du roi Charles et de son administration ecclésiastique.Le tout-puissant maître des princes, qui ordonne des royaumes et des temps, après avoir brisé l’étonnant colosse, aux pieds de fer ou d’argile, de l’empire romain, a élevé par les mains de l’illustre Charles un autre colosse non moins admirable et à tête d’or, celui de l’empire des Francs. Au moment où ce monarque commença à régner seul sur les régions occidentales du monde, l’étude des lettres était tombée partout dans un oubli presque complet : le hasard amena d’Irlande sur les côtes de la Gaule, et avec des marchands bretons, deux Écossais, hommes profondément verrés dans les lettres profanes et sacrées. Ils n’étalaient aucune marchandise ; mais chaque jour ils criaient à la foule qui accourait pour faire des emplettes : Si quelqu’un désire de la science , qu’il vienne à nous et en prenne, car nous en vendons. Ils disaient ainsi qu’ils vendaient la science, parce qu’ils voyaient la multitude avide d’acquérir plutôt ce qui s’achète que ce qui se donne gratuitement ; et, soit pour exciter le peuple à la désirer aussi ardemment que les autres biens qui s’obtiennent à prix d’argent, soit, comme la suite le prouva, pour frapper d’admiration et d’étonnement par une telle annonce, ils la répétèrent si longtemps que les gens, émerveillés ou les croyant fous, la firent parvenir jusqu’aux oreilles du roi Charles. Toujours plein d’un insatiable amour pour la science, il fit venir en toute hâte ces deux étrangers en sa présence, et leur demanda s’il était vrai que, comme le publiait la renommée, ils apportassent la science avec eux. Oui, répondirent-ils, nous la possédons et sommes prêts à les donner à ceux qui la cherchent sincèrement, et pour la gloire de Dieu. Charles s’enquit alors de ce qu’ils prétendaient pour l’accomplissement de leur offre. Nous réclamons uniquement, répliquèrent-ils, des emplacements convenables, des esprits bien disposés, la nourriture et le vêtement, sans lesquels nous ne pourrions subsister pendant notre voyage ici. Comblé de joie par ces réponses, le monarque les garda quelque temps, d’abord tous les deux auprès de sa personne ; mais bientôt après, forcé de partir pour des expéditions militaires, il enjoignit à l’un, nommé Clément, de rester dans la Gaule, et lui confia, pour les instruire, un grand nombre d’enfants appartenant aux plus nobles familles, aux familles de classe moyenne et aux plus basses ; afin que le maître et les élèves ne manquassent point du nécessaire, il ordonna de leur fournir tous les objets indispensables à la vie, et assigna pour leur habitation des lieux commodes. Quant à l’autre Écossais, Charles l’emmena en Italie, et lui donna le monastère de Saint Augustin près de Pavie, pour y réunir tous ceux qui voudraient venir prendre ses leçons. Albin[4], Anglais de naissance, apprenant avec quel empressement Charles, le plus religieux des rois, accueillait les savants, s’embarqua et se rendit à la cour de ce prince. Disciple de Bède, le plus érudit des commentateurs après saint Grégoire, Albin surpassait de beaucoup les autres savants des temps modernes dans la connaissance des écritures. Charles, à l’exception du temps où il allait en personne à des guerres importantes, eut constamment et jusqu’à sa mort Albin avec lui, se faisait gloire de se dire son disciple, l’appelait son maître, et lui donna l’abbaye de Saint-Martin près de Tours pour s’y reposer, quand lui-même s’éloignerait, et instruire ceux qui accouraient en foule pour l’entendre. Après une longue absence, le très victorieux Charles, de retour dans la Gaule, se fit amener les enfants remis aux soins de Clément, et voulut qu’ils lui montrassent leurs lettres et leurs vers ; les élèves sortis des classes moyenne et inférieure présentèrent des ouvrages qui passaient toute espérance, et où se faisaient sentir les plus douces saveurs de la science ; les nobles, au contraire, n’eurent à produire que de froides et misérables pauvretés. Le très sage Charles, imitant alors la justice du souverain juge, sépara ceux qui avaient bien fait, les mit à sa droite, et leur dit : Je vous loue beaucoup, mes enfants, de votre zèle à remplir mes intentions et à rechercher votre propre bien de tous vos moyens. Maintenant efforcez-vous d’atteindre à la perfection, alors je vous donnerai de riches évêchés, de magnifiques abbayes, et vous tiendrai toujours pour gens considérables à mes yeux. Tournant ensuite un front irrité vers les élèves demeurés à sa gauche, portant la terreur dans leurs consciences par son regard enflammé, tonnant plutôt qu’il ne parlait, il lança sur eux ces paroles pleines de la plus amère ironie : Quant à vous, nobles, vous fils des principaux de la nation, vous enfants délicats et tout gentils, vous reposant sur entre naissance et votre fortune, vous avez négligé mes ordres et le soin de votre propre gloire dans vos études, et préféré vous abandonner à la mollesse, au jeu, à la paresse ou à de futiles occupations. Ajoutant à ces premiers mots son serment accoutumé, et levant vers le ciel sa tête auguste et son bras invincible, il s’écria d’une voix foudroyante : Par le roi des cieux, permis à d’autres de vous admirer ; je ne fais, moi, nul cas de votre naissance et de votre beauté ; sachez et retenez bien que, si vous ne vous hâtez de réparer par une constante application votre négligence passée, vous n’obtiendrez jamais rien de Charles. Ce prince fit l’un de ces élèves pauvres dont on a parlé ci-dessus, chef suprême et écrivain de sa chapelle ; les rois des Francs appelaient ainsi les choses saintes qu’ils possédaient, à cause de la chape de saint Martin qu’ils avaient coutume de porter dans toutes leurs guerres comme un gage de sûreté pour eux et de triomphe sur l’ennemi. Un jour qu’on annonça la mort d’un certain évêque au très prudent Charles, il demanda si ce prélat avait envoyé devant lui dans l’autre monde quelque portion de ses biens et du fruit de ses travaux. Pas plus de deux livres d’argent, seigneur, répondit le messager. Le jeune homme dont il s’agit ne pouvant contenir dans son sein la vivacité de son esprit, s’écria malgré lui en présence du roi : Voilà un bien léger viatique pour un voyage si grand et de si longue durée. Après avoir délibéré quelques instants en lui-même, Charles, le plus prudent des hommes, dit au jeune clerc : Qu’en penses-tu ? si je te donnais cet évêché, aurais-tu soin de faire de plus considérables provisions pour ce long voyage ? L’autre se hâtant de dévorer ces sages paroles, comme des raisins mûrs avant le terme et qui seraient tombés dans sa bouche entr’ouverte, se précipita aux pieds de son maître et répondit : Seigneur, c’est à la volonté de Dieu et à votre puissance à en décider. — Cache-toi, reprit le roi, sous le rideau tiré derrière moi, et tu apprendras combien tu as de rivaux pour ce poste honorable. Dés que la mort de l’évêque fut connue les officiers du palais, toujours prêts à épier les malheurs ou tout au moins le trépas d’autrui, impatiens de tout retard et s’enviant les uns les autres, firent agir, pour obtenir l’évêché, les familiers de l’empereur. Mais celui-ci, ferme dans son dessein, les refusa tous, disant qu’il ne voulait pas manquer de parole à son jeune homme. A la fin la reine Hildegarde envoya d’abord les grands du royaume et vint ensuite elle-même solliciter cet évêché pour son propre clerc. Le roi reçut sa demande de l’air le plus gracieux, l’assura qu’il ne pouvait ni ne voulait lui rien refuser, mais ajouta qu’il ne se pardonnerait pas de tromper son jeune clerc. A la manière de toutes les femmes quand elles prétendent faire prédominer leurs désirs et leurs idées sur la volonté de leurs maris, la reine, dissimulant sa colère, adoucissant sa voix naturellement forte et s’efforçant d’amollir par des manières caressantes l’aine inébranlable de Charles, lui dit : Cher prince, mon seigneur, pourquoi perdre cet évêché en le donnant à un tel enfant ? Je vous en conjure, mon aimable maître, vous ma gloire et mon appui, accordez-le à mon clerc votre serviteur dévoué. Alors le jeune homme à qui Charles avait enjoint de se placer derrière le rideau auprès duquel lui-même était assis, et d’écouter les prières que chacun ferait, s’écria d’un ton lamentable mais sans quitter le rideau qui l’enveloppait : Seigneur roi, tiens ferme ; ne souffre pas que personne arrache de tes mains la puissance que Dieu t’a donnée. Alors ce prince, ami courageux de la vérité, ordonna à son clerc de se montrer et lui dit : Reçois cet évêché, mais apporte tes soins les plus empressés à envoyer devant moi et devant toi-même dans l’autre monde de grandes aumônes et un bon viatique pour le long voyage dont on ne revient pas. Parmi la suite de ce monarque était un autre clerc, d’une naissance vile et abjecte, peu instruit dans les lettres ; tout le mondé le haïssait et s’efforçait de le faire chasser ; mais le très compatissant Charles, touché de sa pauvreté, ne pouvait se laisser persuader de le rejeter et de l’éloigner de sa présence. Il arriva qu’une certaine veille de Saint-Martin l’empereur apprit la mort d’un évêque, fit venir un des clercs de sa cour, fort recommandable par la noblesse de son origine et son savoir, et lui conféra l’évêché vacant. Fou de joie, celui-ci rassemble dans sa demeure beaucoup des officiers du palais, reçoit avec un grand faste plusieurs gens de sa paroisse accourus pour le féliciter, et leur fait préparer à tous un splendide festin. Chargé de nourriture, gorgé de vin et enseveli dans l’ivresse, il ne parut pas aux offices de cette sainte nuit. Il était d’usage que le maître du choeur désignât la veille à chacun le répons qu’il devait chanter la nuit ; celui qui porte : Seigneur, si je suis encore nécessaire à ton peuple, etc., avait été assigné au clerc qui déjà tenait l’évêché dans ses mains. Comme il était absent, un long silence eut lieu après la leçon ; les clercs l’exhortaient réciproquement à réciter le répons; mais chacun s’en excusait à son tour, disant qu’il avait le sien à chanter. Que quelqu’un chante donc enfin, s’écria l’empereur. Alors ce clerc, repoussé de tous, fortifié par la providence divine et encouragé par l’ordre du roi, entonna le répons. Bientôt le clément prince, ne croyant pas ce clerc en état de tout chanter, ordonna de l’aider ; les autres ayant obéi, le pauvre diable, à qui personne n’avait appris à l’avance le verset, se mit, une fois le répons fini, à psalmodier très harmonieusement l’oraison dominicale. Chacun voulait l’empêcher de continuer, mais le très sage monarque, désirant voir où il en viendrait, défendit que personne le tourmentât. Le clerc, terminant son verset par ces paroles, Que ton règne vienne, les autres, bon gré, mal gré, furent forcés de répondre : Que ta volonté soit faite. Après les Laudes qui suivent les Matines, le roi retourna dans son palais et se mit auprès de la cheminée dans sa chambre à coucher pour se réchauffer et se revêtir de riches habits à cause de la solennité de la fête. Faisant alors appeler ce clerc, ancien serviteur, mais chanteur tout nouveau, il lui dit : Qui t’a ordonné de réciter le répons ? — Seigneur, répondit le clerc tout effrayé, vous avez commandé que quelqu’un chantât. — Bien, reprit le roi à la manière des anciens ; mais, ajouta-t-il, qui t’a donc désigné le verset ? Le clerc, animé, comme on le croit, par une inspiration d’en haut, s’expliqua dans ces termes que les inférieurs avaient alors coutume d’employer pour honorer, adoucir ou flatter leurs supérieurs: Joyeux seigneur, joyeux monarque, n’ayant pu m’enquérir auprès de personne d’un autre verset, j’ai réfléchi en moi-même que, si j’en choisissais un qui ne fût pas convenable, je serais assez malheureux pour encourir votre désapprobation ; je me suis donc décidé à chanter celui dont la fin me paraissait se rapprocher de l’esprit du répons. L’excellent empereur, lui souriant alors avec bonté, dit tout haut devant les grands de sa cour : Cet orgueilleux qui n’a pas assez craint ou respecté ni Dieu, ni un maître qui se montrait son ami, pour s’abstenir de la débauche une seule nuit, et tout au moins jusqu’à ce que le répons que j’apprends qu’il devait chanter fût commencé, n’aura, point l’évêché ; c’est la volonté de Dieu et la mienne. Quant à toi, le Seigneur te l’accorde et je t’y nomme ; prends soin de le gouverner conformément aux règles canoniques et apostoliques. Un autre prélat étant mort, Charles lui donna pour successeur un certain jeune homme. Celui-ci, tout content, se préparait à partir, ses valets lui amenèrent, comme il convenait à la gravité épiscopale, un cheval qui n’avait rien de fringant, et lui préparèrent un escabeau pour se mettre en selle. Indigné qu’on le traitât comme un infirme, il s’élança de terre sur sa bête si vivement qu’il eut grand’peine à se tenir, et à ne pas tomber de l’autre côté. Le roi, qui vit ce qui se passait de la balustrade du palais, fit appeler cet homme, et lui dit : Mon brave, tu es vif, agile, prompt, et tu as bon pied ; la tranquillité de notre Empire est, tu le sais, sans cesse troublée par une multitude de guerres ; nous avons par conséquent besoin dans notre suite d’un clerc tel que toi ; reste donc pour être le compagnon de nos fatigues, puisque tu peux monter si lestement ton cheval. En racontant de quelle manière se distribuaient les répons, j’ai oublié de dire quelle règle était suivie pour les leçons ; je vais réparer en peu de mots cette omission. Parmi les hommes attachés à la chapelle du très docte Charles, personne ne désignait à chacun les leçons à réciter, personne n’en indiquait la fin, soit avec de la cire, soit par quelque marque faite avec l’ongle ; mais tous avaient soin de se rendre assez familier ce qui devait se lire, pour ne tomber dans aucune faute quand on leur ordonnait à l’improviste de dire une leçon. L’empereur montrait du doigt ou du bout d’un bâton celui dont c’était le tour de réciter, ou qu’il jugeait à propos de choisir, ou bien il envoyait quelqu’un de ses voisins à ceux qui étaient placés loin de lui. La fin de la leçon, il la marquait par une espèce de son guttural : tous étaient si attentifs quand ce signal se donnait, que, soit que la phrase fût finie, soit qu’on fût à la moitié de la pause, ou même à l’instant de la pause, le clerc qui suivait ne reprenait jamais au-dessus ni au-dessous, quoique ce qu’il commençait ou finissait ne parût avoir aucun sens. Cela, le roi le faisait ainsi pour que tous les lecteurs de son palais fussent les plus exercés, quoique tous ne comprissent pas bien ce qu’ils lisaient. Aucun étranger, aucun homme même connu, s’il ne savait bien lire et bien chanter, n’osait se mêler à ces choristes. Dans un de ses voyages, Charles s’étant rendu à une certaine grande basilique, un clerc, de ceux qui vont de pays en pays, ne connaissant pas les règles établies par ce prince, vint se ranger parmi les choristes. N’ayant rien appris de ce que ceux-ci récitaient, pendant que tous chantaient, il restait muet et l’esprit perdu. Le paraphoniste vint à lui, et, levant son bâton, le menaça de lui en donner sur la tête s’il ne chantait. Le malheureux, ne sachant que faire, ni de quel côté se tourner, mais n’osant pas sortir, se mit à remuer la tête circulairement, et à ouvrir les mâchoires fort grandes pour imiter autant que possible les manières des chantres. Les autres ne pouvaient s’empêcher de rire ; mais l’empereur, toujours maître de lui-même, ne parut point s’apercevoir des contorsions que faisait cet homme pour se donner l’air de chanter, de peur que le trouble de son esprit ne le poussât à quelque sottise encore plus grande, et attendit avec une contenance calme la fin de la messe. Ayant ensuite mandé le pauvre diable, et plein de pitié pour ses chagrins et ses fatigues, il le consola en lui disant avec bonté : Brave clerc, je vous remercie de votre chant et de votre peine, et lui fit donner une livre pesant d’argent pour soulager sa misère. Je ne veux pas avoir l’air d’oublier où de négliger de rapporter en preuve du mérite et de l’habileté dé ce prince, un fait qui m’est bien connu : c’est qu’il n’y eut aucun de ceux qu’il avait formés qu’on ne citât comme un très savant abbé ou un fort illustre prêtre. C’est auprès de lui que mon seigneur Grimald[5] étudia les sciences libérales, d’abord dans la Gaule, et ensuite en Italie. Cependant, afin que les hommes instruits de ces détails ne me taxent pas d’inexactitude pour n’avoir fait à cet égard aucune exception, je dirai que deux fils de meuniers, moines de Saint-Colomban, et sortis de l’école tenue sous les auspices de Charles, ne furent pas jugés dignes de diriger des évêchés ou des monastères, mais obtinrent, l’un après l’autre, et, comme on le croit, en considération de leur auguste maître, le prieuré du couvent de Bobbio, et s’acquittèrent avec zèle de cet emploi. Charles, insatiable de gloire, voyait l’étude des lettres fleurir dans tout son royaume ; mais il s’affligeait qu’elle n’atteignit pas à la sublimité des anciens Pères de l’Église. Dans son chagrin, formant des vœux au-dessus d’un simple mortel, il s’écria : Que n’ai-je onze clercs aussi instruits et aussi profondément versés dans toutes les sciences que Jérôme et Augustin ! Le docte Albin, quoique se regardant avec raison comme très ignorant en comparaison de ces Pères, fut cependant saisi d’indignation, ne put s’empêcher de la laisser éclater un moment, et, osant plus qu’aucun mortel n’aurait osé en présence du terrible empereur, répondit : Le Créateur du ciel et de la terre n’a pas fait d’autres hommes semblables à ces deux-là, et vous voulez en avoir une douzaine ! C’est ici le lieu de citer un fait que les gens de notre âge croiront difficilement, et auquel moi-même qui écris je n’ajouterais pas une foi entière, en raison de l’extrême différence qui se remarque entre notre plain-chant et celui de Rome, s’il ne fallait avoir plus de confiance dans la véracité de nos pères que dans l’ignorance de notre temps. Charles donc, dévoré d’un zèle infatigable pour le service de Dieu, pouvait se féliciter d’avoir, autant qu’il était possible, atteint l’accomplissement de ses vœux pour l’étude des lettres ; il se désolait cependant que des provinces entières, les campagnes et les villes mêmes ne s’accordassent pas sur la manière de louer Dieu, c’est-à-dire, de moduler le plain-chant. Il mit donc ses soins à obtenir douze clercs habiles dans le chant d’église, du pape Étienne, d’heureuse mémoire, le même qui, quand Childéric, ce lâche roi des Francs, eut été déposé et rasé, intervint, selon la coutume des anciens Pères, dans le gouvernement du royaume[6]. Ce pontife, qui ne pouvait qu’approuver le sage désir et les pieux efforts de l’empereur, lui envoya de sa résidence apostolique en France, et je désigne par ce nom toutes les provinces en deçà des Alpes, douze clercs très savants dans le plain-chant, en commémoration du nombre des saints apôtres, car il est écrit : Dans ce jour, dix hommes des peuples de toutes langues prendront un Juif par la frange de sa robe [Zacharie, 8, 23]. A cette époque, la supériorité de gloire dont brillait Charles avait amené les Gaulois et les Aquitains, les Æduens[7] et les Espagnols, les Allemands et les Bavarois à se glorifier, comme d’une grande distinction, de porter le nom de sujets des Francs ; mais les Grecs et les Romains ont au contraire toujours envié la gloire des Francs : les clercs dont on vient de parler furent donc à peine sortis de Rome, qu’ils délibérèrent entre eux sur les moyens de varier tellement leur chant, qu’il ne pût jamais y avoir sur ce point, ni unité ni accord dans l’empire, et dans le pays même des Francs. A leur arrivée, cependant, le roi les accueillit honorablement, et les répartit dans les villes les plus distinguées de ses États ; mais dans chacune des provinces qui leur furent assignées pour chanter et instruire les autres, ces clercs se donnèrent chacun mille peines pour chanter aussi diversement et aussi mal qu’ils purent l’imaginer. L’ingénieux Charles ayant, une certaine année, passé, soit à Trèves, soit à Metz, les fêtes de la naissance et de l’apparition de Notre-Seigneur, écouta le chant avec un soin vigilant et éclairé, ou plutôt s’en pénétra complètement ; l’année suivante, célébrant les mêmes fêtes à Paris ou à Tours, il ne reconnut plus aucun des sons du chant qu’il avait entendu l’année précédente dans les premières villes ; il s’aperçut ainsi que les clercs envoyés sur divers points n’étaient pas plus d’accord que par le passé dans leur chant, et signala cette manœuvre au saint pape Léon, successeur d’Étienne[8]. Ce pontife rappela ses clercs à Rome, et les condamna, soit à l’exil, soit à la prison pour leur vie. Il écrivit ensuite à l’illustre monarque : Si je vous envoie d’autres clercs, aveuglés comme leurs prédécesseurs par le même sentiment d’envie, ils ne manqueront pas de se jouer également de vous ; mais voici une manière de satisfaire vos vœux, et j’y veillerai ; envoyez-moi deux des clercs les plus capables qui soient auprès de vous ; que ceux qui m’entourent ne s’aperçoivent pas que ces hommes vous appartiennent, et avec l’assistance de Dieu, ils acquerront dans le plain-chant toute l’habilité que vous souhaitez. La chose se fit ainsi. Au bout d’un temps assez court, le pape renvoya les deux clercs parfaitement instruits à Charles, qui garda l’un auprès de sa personne et donna l’autre à l’église de Metz, sur la demande de Drogon son fils, qui en était évêque[9]. Le zèle habile du dernier ne se renferma pas dans le lieu où on l’avait placé, et s’étendit bientôt par toute la France ; aussi tous ceux qui dans ce pays parlent le latin, appellent-ils encore aujourd’hui chant messin le chant d’église ; quant à nous qui parlons la langue teutonique ou tudesque, nous le nommons familièrement met ou mette, ou aussi métisque, en suivant les règles de la formation des mots dans le grec. Le très pieux et très tempérant Charles avait en carême l’habitude, une fois la messe et les vêpres célébrées, de manger à la huitième heure du jour ; il ne violait pas cependant la règle du jeûne, ne prenant rien depuis cette heure jusqu’à la même heure du lendemain, conformément au précepte de Notre-Seigneur. Un certain évêque, plus sévère que ne le recommande l’homme sage, et encore plus sot, eut la légèreté d’en reprendre ce prince. Le très sage empereur dissimulant son indignation, reçut la réprimande avec humilité, puis lui dit : Vous avez a bien parlé, brave évêque ; mais moi je vous prescris de ne goûter de rien qu’après que les derniers officiers de mon palais auront mangé. Quand Charles était à table, les ducs et les chefs ou rois des diverses nations le servaient. Son repas fini, ceux-ci prenaient le leur, servis par les comtes, les préfets et les grands revêtus de différentes dignités. Lorsque ces derniers sortaient de table, les officiers militaires, et civils du palais s’y mettaient ; les chefs de toute espèce de service les y remplaçaient ; à ceux-ci succédaient les serviteurs ; de cette manière les gens du rang le plus inférieur ne mangeaient pas avant le milieu de la nuit. Le carême était prés de finir, et l’évêque dont on vient de parler avait subi pendant tout ce temps la punition imposée par Charles. Évêque, lui dit alors ce clément empereur, vous reconnaissez maintenant, j’espère, que si, pendant le carême, je mange avant la nuit, ce n’est pas par intempérance, mais par sagesse. Un autre évêque auquel Charles demandait de bénir le pain, le fit, en prit d’abord pour lui, et voulut en présenter ensuite à ce prince ; mais ce monarque, fort soigneux de la politesse, lui dit : Gardez pour vous tout ce pain, le rendit ainsi confus, et refusa de recevoir sa bénédiction. Le prudent Charles ne confia jamais plus d’un seul comté à aucun de ses comtes, si ce n’est à ceux qui étaient préposés à la garde des frontières des peuples barbares. Jamais non plus il ne donna à aucun évêque, sinon par des considérations très déterminantes, des abbayes ou des églises dépendantes du domaine royal. Quand ses conseillers ou ses familiers lui demandaient pourquoi il en agissait ainsi : C’est, répondit-il, qu’avec ce domaine ou cette métairie attachée , soit à une petite abbaye , soit à une église, je m’acquiers un vassal fidèle, aussi bon ou même meilleur que tel comte ou tel évêque. Certains motifs le décidaient cependant à combler quelques personnes ; c’est ainsi qu’il en usa pour Udalric, frère de l’illustre Hildegarde, mère de tant de rois et d’empereurs : après la mort de cette princesse, Udalric se vit privé de toutes ses dignités en punition de quelque faute ; mais un certain bouffon ayant murmuré aux oreilles du miséricordieux Charles: Qu’Udalric en perdant sa sœur, avait aussi perdu tous les honneurs dont il jouissait en Orient et en Occident, l’empereur se mit à pleurer à ces paroles, et rétablit son beau-frère dans ses anciennes grandeurs. Écoutant la voix d’une juste pitié, il ouvrit aussi une main libérale en faveur des saints lieux, comme la suite le montrera. Pendant un de ses voyages il arriva dans un certain évêché qui se trouvait sur sa route, ou plutôt qu’il ne pouvait éviter ; et l’évêque du lieu, désirant satisfaire le prince, prodigua pour le bien recevoir tout ce qu’il pouvait avoir. Mais l’empereur étant arrivé avant le moment où on l’attendait, le prélat troublé courut çà et là à la manière des hirondelles, fit nettoyer et approprier, non seulement les églises et les maisons, mais même les cours et les rues ; puis, accablé de fatigue et tout triste, se rendit au-devant du monarque. Le pieux Charles l’ayant remarqué, jeta les yeux de côté et d’autre, parcourut chaque endroit de ses regards, et dit à l’évêque : Mon excellent hôte, vous faites toujours, je le vois, bien disposer toutes choses pour notre entrée. Le prélat, tranquillisé par ces paroles, comme par une inspiration du ciel, saisissant et baisant la main invincible de l’empereur, et cachant son chagrin le mieux qu’il pouvait, répondit : Il est juste, seigneur, que partout où vous paraissez tout soit déblayé bien à fond. Alors le plus sage des princes, prenant les choses dans un autre sens, répliqua. Si je sais déblayer, j’ai aussi appris à remplir. Puis il ajouta : Recevez ce domaine qui touche à votre évêché, et que vos successeurs le possèdent jusqu’à la fin des siècles. Dans le même voyage, il s’arrêta chez un certain évêque, établi dans un endroit où l’empereur ne pouvait éviter de passer. Ce jour-là, qui était un samedi, ce prince ne voulait point manger de chair de quadrupède ni de volatile ; le prélat, n’avant pu se procurer sur-le-champ du poisson, ordonna, comme le permettait la pauvreté de l’endroit, de servir au roi un excellent fromage tout blanc de graisse. Le modeste Charles, habitué à se trouver bien partout, et à se contenter de tout, ménageant l’embarras du prélat, ne demanda pas autre chose ; mais prenant son couteau et enlevant le moisi qui lui paraissait abominable, il ne mangeait que le blanc du fromage. L’évêque, qui se tenait auprès du roi comme un serviteur, s’approchant davantage, lui dit : Pourquoi, seigneur empereur, fais-tu ainsi ? ce que tu rejettes est le meilleur. Alors Charles, qui ne savait pas tromper et, croyait ne pouvoir être trompé par personne, suivit le conseil du prélat, mit dans sa bouche de la partie moisie du fromage, et la mâchant peu à peu, l’avala comme on fait le beurre ; puis, approuvant l’avis de l’évêque, il lui dit : Tu as dit vrai, mon cher hôte ; n’oublie donc pas de m’envoyer chaque année à Aix-la-Chapelle deux caisses de pareils fromages. Le pauvre évêque, consterné de l’impossibilité de satisfaire à cette demande, et se croyant déjà en danger de perdre son état et son siège, répliqua : Je puis bien, seigneur, me procurer des fromages, mais je ne saurais distinguer ceux de cette espèce des autres, et je crains de vous paraître répréhensible. Mais Charles, à qui les choses extraordinaires et peu connues ne pouvaient ni échapper ni demeurer cachées, dit à cet évêque ignorant des choses même au milieu desquelles il était élevé : Coupe tous les fromages par le milieu ; lorsque tu en reconnaîtras de bons, réunis-en les parties avec une broche de bois et envoie-les-moi dans une caisse ; quant aux autres, réserve-les pour toi, tes clercs, et ta maison. Cet ordre fut exécuté deux années de suite, et le roi, sans s’expliquer autrement, prescrivit de recevoir ce présent de fromages. La troisième année l’évêque vint et voulut présenter lui-même ce qu’il amenait de si loin et avec tant de fatigues. Alors le sage monarque, touché des soins et de la peine du bon prélat, fit don à son évêché d’une excellente métairie, dont lui et ses successeurs tirèrent du froment, du vin et les autres choses nécessaires à la vie. Nous avons raconté comment le judicieux Charles élevait les humbles ; disons maintenant comme il savait humilier les superbes. Il était un certain évêque, avide de vaine gloire et de frivolités ; le roi s’en étant aperçu avec sa remarquable sagacité, ordonna à un marchand juif, qui se rendait fréquemment dans la Terre Sainte et de là rapportait habituellement beaucoup de raretés précieuses dans les pays en deçà des mers, de trouver quelque moyen de jouer et duper ce prélat. Le Juif prenant un de ces rats qui se rencontrent d’ordinaire dans les maisons, l’embauma avec divers aromates et le présenta à l’évêque en question, disant qu’il apportait de Judée cet animal vraiment curieux qu’on n’avait pas vu jusqu’alors. Le prélat, enchanté de cette merveille, offre trois livres d’argent pour pria de cette admirable rareté. La belle somme, dit le Juif, pour une pareille curiosité ! Je la jetterais au fond de la mer plutôt que de consentir que qui que ce fût l’acquît à si vil prix. L’évêque qui, quoique très riche, ne donnait jamais rien aux pauvres, promit dix livres pour avoir cette chose incomparable. L’astucieux marchand, feignant alors une grande colère, s’écria : Que le Dieu d’Abraham ne permette pas que je perde ainsi ma peine et ma dépense pour apporter cette pièce rare ! L’avare prélat, soupirant après ce miraculeux objet, proposa vingt livres ; mais le Juif, furieux, enveloppant son rat dans une magnifique étoffe de soie, fait mine de s’en aller. L’autre, comme s’il s’était trompé, mais vraiment fait pour l’être, rappelle alors le marchand et lui donne une pleine mesure d’argent afin de se rendre possesseur de cet animal si précieux. Enfin le Juif, après s’être encore fait beaucoup prier, ne tomba d’accord du marché qu’à grand’peine, porta l’argent qu’il venait de recevoir à l’empereur et l’instruisit de tous les détails ci-dessus racontés. Quelque temps après le roi appela tous les évêques et les grands du royaume à une assemblée ; après qu’un grand nombre d’affaires urgentes furent terminées, ce prince fit apporter tout l’argent dont il s’agit au milieu du palais, puis dit : Évêques, vous les pères et les pourvoyeurs des pauvres, vous devez les secourir et Jésus-Christ lui-même en leur personne, et ne point vous montrer avides de vaines frivolités ; mais maintenant, faisant tout le contraire, vous vous adonnez plus que tous les autres mortels à l’avarice ou aux vaines frivolités. Un de vous, ajouta-t-il, a donné à un Juif toute cette somme d’argent pour un de ces rats qui se trouvent d’ordinaire dans nos maisons et qu’on avait embaumé à l’aide de certains aromates. Le prélat, qui s’était si honteusement laissé tromper, courut aux pieds du roi implorer le pardon de sa faute, et ce prince, après l’avoir vertement réprimandé, le renvoya couvert de confusion. Pendant que le vaillant Charles était occupé à la guerre contre les Huns, ce même évêque fut chargé de la garde de la très auguste Hildegarde. Commençant à s’enfler de la bonté familière avec laquelle cette princesse le traitait, il poussa l’insolence au point de demander impudemment, afin de s’en servir en guise de canne et au lieu de crosse épiscopale dans les jours de fête, la baguette d’or que l’incomparable empereur avait fait faire comme une marque de sa dignité. La reine, se moquant finement de cette prétention, lui dit qu’elle n’osait confier cette baguette à personne, mais se rendrait fidèlement l’interprète de ses vœux auprès du roi. Au retour de ce monarque elle lui exposa en plaisantant la demande de l’évêque. Charles l’accueillit en riant et promit de faire plus que ne sollicitait le prélat. Toute l’Europe s’était, pour ainsi dire, réunie afin de célébrer le triomphe de l’empereur sur la redoutable nation des Huns. Ce prince dit alors en présente des grands et des hommes de rang intérieur : Les évêques devraient mépriser les choses de ce monde et animer par leur exemple les autres hommes à ne désirer que les biens célestes. Mais maintenant ils se sont, plus que tous les autres mortels, tellement laissés corrompre par l’ambition que l’un d’eux, non content du premier siége épiscopal de la Germanie, aurait voulu s’approprier, à notre insu et en échange du bâton d’évêque, le sceptre d’or que nous portons comme marque de notre commandement. Le coupable reconnut sa faute, en obtint le pardon et se retira. Je crains bien, ô mon empereur et seigneur Charles[10], quand je ne songe qu’à remplir vos ordres, d’encourir l’animadversion des prêtres de tous rangs, et surtout des évêques ; mais je m’inquiète peu de la haine de tous les grands, pourvu que je ne perde pas votre appui. Le très pieux monarque Charles ordonna que, dans toute l’étendue de son vaste royaume, tous les évêques prêcheraient dans leur cathédrale avant un certain jour que lui-même aurait fixé, et que ceux qui ne le feraient point seraient dépouillés de leur évêché. L’apôtre a dit en effet : Si quelqu’un souhaite l’épiscopat, il désire une fonction et une oeuvre sainte [I Timothée, 3, 1]. Mais, sérénissime prince, je vous l’avoue en secret, on recherche des honneurs dans les évêchés, et on ne s’inquiète point s’ils exigent un grand et utile travail. L’évêque dont on a déjà parlé fut vivement effrayé de cet ordre ; il ne savait autre chose que se plonger dans les délices, et s’abandonner à son vain orgueil. Craignant cependant, s’il était privé de son siège, de se voir forcé de renoncer à sa vie toute de luxe, il invita deux des principaux officiers de la cour le jour de fête fixé par l’ordonnance, et, après la lecture de l’Évangile, il monta en chaire, comme pour prêcher les assistants. Tout le monde accourut, saisi d’étonnement, à un spectacle si fort inattendu. Le seul qui ne remuât pas fut un pauvre très roux qui, n’ayant point de bonnet, et honteux de la couleur de ses cheveux, se couvrait la tête de sa robe. L’homme dont nous parlons, et qu’on ne peut appeler réellement un évêque, dit à son bedeau, homme dont les fonctions et la dignité répondaient à celles de ce que les anciens Romains nommaient édile : Fais venir vers moi cet homme qui a la tête couverte, et se tient près de la porte. L’autre, se hâtant de remplir les ordres de son maître, saisit le pauvre malheureux, et se mit à le traîner vers l’évêque. Le pauvre, craignant d’être sévèrement puni pour avoir osé se tenir la tête couverte dans le temple du Seigneur, se défendit de toutes ses forces de se laisser mener au tribunal d’un juge rigoureux. Le prélat, voyant d’en haut ce qui se passait, dit à haute voix, tantôt s’adressant à son serviteur : Amène cet homme, prends garde qu’il ne s’échappe ; et tantôt interpellant le pauvre : Que tu le veuilles ou non, il faut venir ici. Comme celui-ci, vaincu par la violence où la terreur, commençait à s’avancer : Arrive plus près, s’écrie l’évêque ; approche encore. Prenant ensuite le pan de robe qui couvrait la tête de ce misérable, il l’arrache et dit aux assistants : Regardez, peuple, ce roux est un misérable. Se retournant ensuite vers l’autel, il fit la consécration, ou du moins feignit de la faire. Cette messe si exemplaire terminée, on se rendit dans une salle ornée de tapisseries, de tentures et de tapis de tous genres, et l’on y trouva un festin magnifique servi dans des vases d’or ou d’argent, enrichis de pierres précieuses, et dont les jouissances purent, au gré de leurs désirs, dédommager les convives de l’ennui qui les avait péniblement fatigués. Le prélat, assis sur de moelleux coussins de plume, vêtu de la soie la plus précieuse, couvert de la pourpre impériale, n’ayant rien qui lui manquât que le sceptre et le nom de roi, était entouré de compagnies de soldats si richement équipés qu’en comparaison d’eux les palatins, c’est-à-dire, les grands de l’invincible Charles, se trouvèrent bien misérables. Quand ceux-ci demandèrent la permission de quitter ce festin d’un luxe inconnu même aux Sarrasins, l’évêque, pour étaler plus pompeusement encore sa magnificence et sa gloire, fit venir les chanteurs les plus habiles et des joueurs de toutes sortes d’instruments, dont les accents et les sons auraient amolli les cœurs les plus fermes, et durci les flots les plus liquides du Rhin. Cependant les convives dont les estomacs commençaient à se fatiguer, tenaient dans leurs mains des coupes de toutes les formes, remplies de drogues et de parfums divers, et couronnées d’herbes et de fleurs qui avaient tout le brillant des pierres précieuses et l’éclat de l’or, et répandaient un vif incarnat. De leur côtés, les pâtissiers, les bouchers, les cuisiniers, les charcutiers préparaient tout ce qui peut irriter la gourmandise de ventres déjà rassasiés, et y mettaient un art qu’on n’employait jamais dans les repas du grand Charles. Sur le matin, le prélat, revenu à des pensées plus sobres, et commençant à rougir du luxe qu’il avait étalé la veille devant les officiers de l’empereur, se les fit amener, les combla de présents vraiment royaux, et les conjura de rendre de lui un bon et honorable témoignage auprès du terrible monarque, et de dire comment il avait, en leur présence même, prêché publiquement dans sa cathédrale. A leur retour, Charles leur demanda pourquoi l’évêque les avait invités à venir chez lui. Ceux-ci, tombant aux pieds du roi, lui répondirent : Ce fut, seigneur, pour honorer en nous votre nom, plus qu’il n’était dû à notre faible mérite. Cet excellent prélat, ajoutèrent-ils, est d’une fidélité parfaite à vous et aux vôtres, et très digne de la plus haute charge ecclésiastique. Si, en effet, vous daignez en croire notre misérable témoignage, nous dirons à votre Sublimité que nous l’avons entendu prêcher avec une véritable éloquence. Mais l’empereur, qui connaissait l’incapacité du prélat, s’enquit avec plus de détail du sermon qu’il avait fait ; et les autres, n’osant pas le tromper, lui racontèrent tout ce qui s’était passé. Il comprit alors que l’évêque, craignant de désobéir à ses ordres, s’était efforcé de dire au moins quelques paroles, par la frayeur qu’il avait de lui, et le laissa dans son siège, tout indigne qu’il en était. Peu de temps après, un jeune clerc, parent de l’empereur, ayant chanté parfaitement l’alléluia dans une grande solennité : Notre clerc a bien chanté tout à l’heure, dit Charles au même évêque. Celui-ci prenant, avec sa sottise accoutumée, ces paroles pour une plaisanterie, et ignorant que le clerc appartenait au roi par les liens du sang, répondit : Les laboureurs en font autant pour exciter leurs bœufs au travail. A cette impertinente réplique le monarque jeta sur lui des regards foudroyants qui le firent rentrer tout étonné jusqu’en terre. Un autre prélat, d’un fort petit endroit, ne se contentât pas, pendant sa vie même, de passer, comme les apôtres et les martyre, pour intercesseur en faveur des hommes auprès de Dieu, mais prétendait qu’on lui rendit les honneurs divins. Il s’étudiait cependant à cacher cet orgueil sous les dehors de la sainteté, de peur d’être haï de tous et rangé parmi les idoles du paganisme. Il avait parmi ses vassaux un homme d’une naissance au-dessus du vulgaire, brave et industrieux ; jamais toutefois celui-ci ne reçut de l’évêque, je ne dirai pas un bienfait, mais un seul propos bienveillant. Ne sachant que faire pour adoucir l’âme implacable du prélat, il pensa que, s’il pouvait prouver qu’il avait fait, par la puissance de son nom, quelque chose de miraculeux, il parviendrait à obtenir ses bonnes grâces. Un jour donc qu’il partait de chez lui pour se rendre chez son évêque, il prit avec lui deux petites chiennes de la race qu’on nomme en gaulois lévriers, qui, en raison de leur extrême agilité, prenaient facilement les renards et les autres bêtes fauves de petite espèce, et qui même, par la vitesse de leur course, surprenaient souvent des oiseaux[11]. Notre homme ayant aperçu dans son chemin un renard qui guettait des rats, lance ses chiens sans bruit et à l’improviste. Ceux-ci se lancent à toute course sur le renard et le saisissent à la portée d’une flèche ; le maître, qui les avait suivis avec la plus grande vitesse, parvient à arracher l’animal sain et sauf de leurs dents et de leurs griffes. Cachant ensuite comme il put ses chiens et ne se sentant pas de joie, il entra chez son seigneur avec son présent et lui dit humblement : Voici, Seigneur, l’offrande que ma pauvreté me permet de vous présenter. L’évêque, souriant, lui demanda comment il avait réussi à prendre un renard vivant. L’autre, jurant par le salut de son seigneur qu’il ne lui cacherait pas la vérité, répliqua : Comme je traversais à cheval le champ que voici, j’aperçus ce renard à peu de distance, et, lâchant les runes, je me mis à courir après ; mais l’animal, fuyant avec une malheureuse vitesse, je ne pouvais presque plus l’apercevoir ; élevant alors la main, je l’ai conjuré en disant : Au nom de mon seigneur Réchon, arrête-toi et ne remue pas davantage. Voilà que, tout à coup, il est demeuré coi comme si des chaînes l’eussent attaché à la terre, et je l’ai pris aussi facilement que j’aurais fait une brebis abandonnée. Le prélat, gonflé de vaine gloire, dit devant tout le monde : C’est maintenant que ma sainteté se montre clairement ; je sens ce que je suis et sais ce que je serai un jour. Depuis ce moment il aima plus que tous les autres gens de son intimité cet homme qui jusqu’alors lui avait été si odieux. Puisque j’ai inséré ici cette histoire parce que l’occasion s’en est présentée, il ne me paraît pas hors de propos de conserver, par le secours de l’écriture, les autres faits dignes de mémoire qui se sont passés vers le même temps. Dans la nouvelle France était un certain évêque d’une admirable tempérance et sainteté, dont la générosité et la charité n’avaient rien d’égal. L’antique ennemi de toute justice, irrité de tant de perfections, lui inspira un tel désir de manger de la viande pendant le carême, qu’il se croyait menacé de la mort la plus prochaine s’il ne satisfaisait son besoin d’une telle nourriture. Plusieurs saints et vénérables prêtres le fortifièrent dans cette idée par leurs conseils et l’engagèrent à consentir qu’on lui donnât de la viande pour rétablir sa santé, sauf ensuite à se mortifier, selon son habitude, tout le reste de l’année. Ne voulant point se montrer désobéissant à leur avis et traître à sa propre vie, il céda à leur autorité, et, réduit à la dernière extrémité, mit dans sa bouche un morceau de la chair d’un quadrupède ; mais à peine eut-il commencé à mâcher, à peine son palais eut-il senti même légèrement le goût sensuel de la viande, qu’il fut saisi d’éloignement, de dégoût, de haine, non seulement pour la chair et pour toute autre nourriture, mais même pour la lumière du jour et la vie, désespéra de son propre salut, ne voulut plus ni boire ni manger et refusa de mettre sa confiance et son espoir dans le Sauveur des pécheurs. Les premières semaines du carême passées, ces mêmes pères lui conseillèrent, puisqu’il reconnaissait avoir été trompé par les illusions du démon, de tâcher d’adoucir, effacer et laver ce péché d’un moment par des jeûnes plus sévères, la contrition du cœur et d’abondantes aumônes. L’évêque, homme bien formé à la piété, cédant à cet avis, se condamna, pour confondre la malice du démon et obtenir du restaurateur de toute innocence le pardon de sa faute, à des jeûnes de deux et trois jours, se priva du repos du sommeil, servit lui-même les pauvres et les voyageurs, leur lavant les pieds et leur donnant des habits et de l’argent autant que le lui permettaient ses facultés. Voulant faire plus encore, il réunit, le samedi saint, de tous les coins de la ville un grand nombre de cuves, y fit préparer des bains chauds où il admit les indigents depuis le matin jusqu’à la nuit, rasa de sa propre main ces indigents, arracha de ses ongles les boutons pestilentiels et les aspérités galeuses qui couvraient leurs corps velus, les frotta de pommades, et les revêtit, ainsi régénérés pour ainsi dire, de robes blanches. Au moment où le soleil se couchait et comme il ne restait plus personne qui eût besoin de ses soins, l’évêque se mit dans le bain, et, en sortant la conscience bien lavée, il se couvrit d’ornements d’une éclatante blancheur et se prépara, d’après le jugement des évêques, à célébrer les offices solennels devant le peuple. Comme il marchait vers l’église, l’ennemi rusé du genre humain, désirant renverser les projets du prélat, et le forcer, malgré le vœu qu’il avait fait, à renvoyer un pauvre sans le laver, prit la forme du lépreux le plus dégoûtant et le plus livide, couvert d’ulcères en suppuration, revêtu d’une robe toute roide de taches d’un pus sanglant, marchant d’un pas chancelant, et ne faisant entendre que des sons rauques ; dans cet état il se présente sur le seuil de l’église au devant de l’évêque. Le saint pontife, éclairé par l’inspiration divine qui lui fit connaître sous quel ennemi il était menacé de succomber, retourna sur ses pas, ôta ses ornements blancs, fit chauffer de l’eau sur-le-champ, y plongea le misérable lépreux, et prenant un rasoir se mit à lui raser sa tête hideuse. Déjà il avait rasé l’un des côtés depuis l’une des oreilles jusqu’au milieu du cou, et commençait à en faire autant de l’autre côté ; mais, arrivé au bout, il vit, ô prodige étonnant ! se reformer des poils plus longs que ceux qu’il avait coupés. Comme ce miracle ne cessait de se renouveler, et que l’évêque ne cessait pas de raser, voici tout à coup, je frémis en le racontant, qu’un œil d’une grandeur extraordinaire paraît au milieu de la poitrine du pauvre et sous la main du prélat. Celui-ci, saisi d’effroi à la vue d’un tel prodige, saute en arrière, et se signe au nom du Christ à très haute voix. A l’invocation de ce saint nom, le perfide ennemi du salut, ne pouvant cacher ses artifices, s’évanouit sous la forme de fumée, et dit en partant : Cet œil te surveillait avec vigilance quand tu as mangé de la viande en carême. Dans le même pays était un autre prélat d’une incomparable sainteté, qui par une imprudente sécurité, et pour ainsi dire dans une complète ignorance du sexe des femmes, permettait aussi facilement à de jeunes religieuses qu’a de vieux prêtres de loger sous le même toit que lui, pour s’instruire par ses leçons. Dans les fêtes même de Pâques, et après l’office divin qui s’était prolongé au-delà du milieu de la nuit, où il but plus qu’il ne fallait du vin du Rhin, il se laissa trop subjuguer, hélas, par la force de cette liqueur, ainsi que par les charmes du visage et les grâces voluptueuses d’une très belle religieuse, fit entrer cette femme dans son lit, quand tout le reste de la société se fut retiré, et s’abandonna avec elle aux plaisirs d’une sale débauche. Quand le jour parut, se levant promptement, et, comme les Gentils, effaçant avec de l’eau la souillure de la nuit, il se présenta, la conscience chargée d’une faute honteuse, devant les yeux de ce vrai Dieu à qui rien n’échappe. Mais les premiers chants finis, comme son ministère l’appelait à entonner l’hymne angélique, saisi d’effroi il se tait, pose sur l’autel les ornements destinés à célébrer les saints mystères, et se tournant vers le peuple confesse son crime, court se jeter aux pieds de l’autel, et lave son péché dans un torrent de larmes, précieux gage du repentir. Le peuple cependant qui, dans ce jour le plus grand de l’année, ne voulait pas que les solennités de la messe fussent célébrées par un autre que son pasteur lui-même, le presse de se relever, et de s’acquitter des terribles mystères. Mais celui-ci ne pouvait se remuer, et ce débat dura près de trois heures. A la fin, Dieu, dans sa clémence, touché des supplications du peuple et du repentir de l’évêque, revêtit de ses ornements sacerdotaux le prélat encore étendu sur le pavé, lui donna le courage de célébrer les mystères redoutables, même aux puissances célestes, le traita dans sa miséricorde comme un exemple d’une sincère pénitence, et le mit, pour l’avenir, en garde contre une sécurité qui, vaine toujours et en toutes choses, n’est jamais et nulle part solide dans ce monde. Dans la France qu’on appelle antique, était aussi un autre évêque d’une avarice qui passait toute mesure. Une certaine année où tous les biens de la terre avaient été généralement frappés d’une stérilité sans exemple, cet avide spéculateur sur les besoins de tous les vivants et même des mourants, enchanté de l’extrême nécessité à laquelle le peuple était réduit, avait rempli ses magasins, dans l’espoir de vendre ses denrées au plus haut prix. Alors un démon, de ceux qu’on nomme fantômes, dont l’occupation est de tromper les hommes par des illusions fantastiques, prit l’habitude de se rendre dans la demeure d’un forgeron, et de s’y amuser à faire entendre toutes les nuits le bruit des marteaux et des enclumes. Ce malheureux père de famille s’efforçant de garantir, lui et ses outils, de la griffe du démon, par le signe de la croix, gage du salut, l’esprit velu lui dit : Compère, si tu consens à ne pas m’empêcher de me jouer dans ta boutique, apporte ici ton petit poinçon, et chaque jour tu le trouveras plein. Le pauvre homme qui craignait plus la misère pour son corps que l’éternelle perdition de son âme, se laissa persuader par le tentateur. Celui-ci ayant pris un très grand vase, courut le remplir au cellier de Bromius, le riche prélat en question, et son vol fait il laissa couler le reste du vin sur le pavé. Déjà plusieurs cuves en avaient été vidées ainsi ; l’évêque soupçonnant que c’était un tour du démon, aspergea la cave d’eau bénite, et la mit sous la garantie du signe invincible de la croix. La nuit venue, le rusé soldat de l’antique larron du monde arrive avec son vase ; mais il n’ose mettre la main aux cuves remplies de vin que la sainte croix avait touchées ; d’un autre côté, il ne peut s’en aller ; découvert sous la forme humaine qu’il avait prise, et chargé de liens par le gardien de la maison, il est traîné devant tout le peuple comme un voleur, attaché à un poteau et décapité ; au moment de tomber, il s’écria seulement : Malheur à moi, malheur à moi ! j’ai perdu le poinçon du compère. Encore que cette histoire soit vraie, je ne l’ai rapportée que pour faire connaître combien profitent peu les biens mal acquis et amoncelés dans les temps de malheur, et combien est puissante l’invocation du nom de Dieu, même quand ce sont les méchants qui y recourent. En fixant mes regards uniquement sur le chef des Francs, et passant en revue les diverses parties de son vaste empire, j’ai laissé derrière moi les grands et les hommes de rang inférieur des autres nations. Il faut en venir cependant aux Italiens nos voisins, qu’une simple muraille sépare de nous. Dans ce pays était un certain évêque fort avide des vaines curiosités de ce monde. Le diable s’en étant aperçu, prit une forme humaine, alla trouver un certain pauvre qui n’était pas exempt d’avarice, et lui promit de le combler de richesses, s’il voulait faire avec lui un pacte à tout jamais. Ce malheureux avant souscrit à ce traité, le perfide ennemi des hommes lui dit : Je vais me changer en un superbe mulet ; monte sur moi, et rends-toi à la cour de l’évêque. Dès qu’il commencera à désirer le mulet, défends-toi de le vendre, traîne en longueur, refuse, exagère le prix, feins de la colère, fais mine de te retirer ; alors il enverra certainement après toi et te promettra de grosses sommes. Comblé d’argent, et comme vaincu par ses prières, livre enfin le mulet, non de bonne grâce, mais à regret, et cherche partout sans perdre un instant une retraite obscure où te cacher. La chose se fit ainsi ; le prélat ne pouvant supporter d’attendre jusqu’au lendemain à jouir de son acquisition, monte le mulet dans la pleine chaleur de midi, traverse la ville en se promenant, gagne la campagne d’une course rapide, et s’avance sur les bords du fleuve pour y goûter la fraîcheur. Vieux et jeunes suivaient par honneur la promenade de ce noble personnage et ses pas précipités, et s’empressaient de voir fendre l’eau à cet homme bouffi comme un dauphin. Mais voilà tout à coup que Bélial, l’ancien ennemi du genre humain, comme s’il était impatient de la bride et du frein, et se sentait brûlé des vrais feux de l’enfer, se met à s’enfoncer dans les profondeurs du fleuve, et à entraîner l’évêque avec lui. Il fit si bien qu’à peine le secours des soldats et l’adresse de pêcheurs, qui naviguaient près de là, purent tirer le prélat des eaux. L’ennemi si fertile en embûches, qui, dans la route que nous parcourons, a l’habitude de nous cacher les piéges qu’il nous tend, ne cesse de tromper celui-ci par un artifice et celui-là par un autre. Un certain évêque, dont il est à propos de supprimer le nom dans un fait pareil, s’était rendu coupable de fornication ; déjà la chose s’était tellement répandue parmi le peuple que plusieurs rapports en avaient instruit Charles, le pieux surveillant des évêques ; ce sage prince dissimulant pendant quelque temps, refusait d’ajouter foi à de frivoles propos ; mais la renommée, qu’aucun mal n’égale en rapidité, faible d’abord comme la plus petite mouche, surpasse bientôt l’aigle même en grandeur. Cacher ce fait n’était donc plus possible. Charles, qui recherchait toujours la justice avec la plus exacte sévérité, envoya deux de ses officiers avec ordre de s’arrêter le soir, dans quelque endroit proche de la ville, de se rendre de grand matin et à l’improviste chez l’évêque, de lui demander de leur dire la messe ; et s’il refusait, de l’en presser en son nom, jusqu’à ce qu’il consentît à célébrer lui-même les saints mystères. Le prélat ne sut que faire ; la nuit même il avait péché aux yeux de l’éternel surveillant, et n’osait cependant offenser les envoyés du monarque. Craignant toutefois plus les hommes que Dieu, il plongea dans une source très froide ses membres brûlants, et se mit en devoir d’accomplir les terribles sacrifices. Tout à coup, soit que sa conscience le tourmentât, soit que l’eau eût pénétré ses veines, il fut saisi d’un tel refroidissement que tous les soins de la médecine ne lui furent d’aucun secours ; bientôt une fièvre cruelle le conduisit au tombeau, et la volonté du juge éternel le força de rendre son âme. Au milieu de ces tentations au surplus, et dans toutes celles de ce genre par lesquelles le démon et ses satellites abusent les mortels, il est bon d’avoir devant les yeux cette sentence de Jésus-Christ qui, pour récompenser l’admirable courage avec lequel saint Pierre confessait son saint nom, lui dit : Vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle [Math., 16, 18]. Ainsi Dieu a daigné accorder à son Église de demeurer immobile et inébranlable dans ces temps les plus fertiles en dangers et en crimes ; et en effet, comme les rivaux sont toujours tourmentés des fureurs de l’envie, ce fut chez les Romains une habitude remarquable de voir tous les hommes de quelque importance perpétuellement jaloux, ou plutôt ennemis de tous les saints personnages appelés pour un temps au siège apostolique. Il arriva donc que quelques-uns de ces hommes aveuglés par l’envie accusèrent d’un crime digne de mort le pape Léon, de sainte mémoire, dont nous avons parlé ci-dessus, et tentèrent de le faire priver de la vue ; mais, effrayés et confondus par quelque signe de la volonté divine, ils n’osèrent arracher les yeux au pontife, et se contentèrent de les lui couper par le milieu avec des rasoirs. Léon le fit savoir secrètement par quelques-uns de ses amis à Michel, empereur de Constantinople[12]. Celui-ci refusa son secours en disant : Ce pape possède un royaume plus considérable même que le nôtre ; qu’il se venge donc de ses ennemis avec ses propres forces. Alors le saint pontife, obéissant à l’inspiration de Dieu, qui voulait que celui qui, de fait, était déjà le chef et l’empereur d’une foule de nations, obtint glorieusement, et par l’autorité apostolique, les titres d’Empereur, de César et d’Auguste, sollicita l’invincible Charles de venir à Rome. Ce prince avait toujours toutes prêtes les forces nécessaires à des expéditions guerrières ; et, quoiqu’il ignorât complètement pour quel motif on recourait à lui, ce chef du monde se rendit en toute hâte, avec une suite pompeuse et l’élite de ses soldats, dans l’ancienne capitale de l’univers. Dès que les auteurs détestables du crime apprirent sa venue, ainsi que de vils pourceaux habitués à fuir l’aspect de leur maître, ils coururent se cacher dans des antres, des cavernes, et autres asiles secrets ; mais échapper sur cette terre à l’adroite sagacité de Charles, leur était impossible, et on les amena bientôt après, chargés de chaînes, dans la basilique de Saint-Pierre. Là, le vénérable père Léon prit d’une main ferme l’Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le posa sur sa tête, et devant Charles et son armée, en face même de ses persécuteurs, prononça le serment suivant : Comme j’espère, au jour du jugement dernier, participer aux bienfaits du saint Evangile, je suis innocent du crime qu’on m’a faussement imputé. Sur-le-champ Charles cria d’une voix terrible aux siens : Veillez à ce qu’aucun de ces hommes ne s’échappe. Tous furent saisis et condamnés à divers genres de mort ou à un exil sans retour. Le roi étant resté quelques jours à Rome pour faire reposer son armée, le pontife apostolique convoqua autant de gens des environs qu’il put, et, en leur présence, ainsi qu’en celle des invincibles comtes du très glorieux Charles, il proclama ce prince qui n’en soupçonnait rien, empereur et défenseur de l’Église romaine. Ce titre, Charles ne put le refuser, parce qu’il le regardait comme lui étant conféré par la volonté de Dieu ; mais il le reçut à regret, persuadé que les Grecs, enflammés par l’envie, machineraient quelque projet funeste contre le royaume des Francs, et même, dans leur inquiète prudence, se persuaderaient que Charles, comme déjà le publiait la renommée, voulait tomber à l’improviste sur leurs États pour les soumettre à sa domination. Ce bruit s’était surtout répandu parce qu’autrefois des envoyés du monarque de Byzance étant venus assurer Charles, au nom de leur maître, que celui-ci voulait être son ami fidèle, le traiterait comme un fils, et l’aiderait dans sa pauvreté s’ils étaient plus proches voisins, ce prince magnanime, ne pouvant dissimuler le feu de sa colère, éclata en ces mots : Plût à Dieu que nous ne fussions pas séparés par ce petit bras de mer ! peut-être que nous prendrions notre part des richesses de l’Orient, ou du moins nous en jouirions en commun avec vous : mot que les gens qui ne savent pas quelle est la pauvreté de l’Afrique, font dire à Charles sur les rois de ce pays. Au surplus, celui qui donne et rétablit la santé fit éclater si complètement l’innocence du bienheureux pape Léon, qu’après la cruelle et coupable incision de ses yeux, il recouvra la vue plus brillante qu’auparavant ; il lui resta seulement, comme signe de ses vertus, une très belle cicatrice qui, comme un fil très fin d’une blancheur de neige, relevait la douceur de ses regards. Je ne veux cependant pas être accusé d’ignorance par les ignorants eux-mêmes, pour avoir répété, d’après Charles, que la mer que ce grand empereur appelait un petit détroit, nous séparait seule des Grecs. Qu’on sache bien, si on le veut, que les Huns, les Bulgares et plusieurs nations féroces, encore tout entières, et que la guerre n’avait pas même entamées fermaient par terre le chemin de la Grèce. Dans la suite, le belliqueux Charles courba jusqu’à terre le front de ces peuples, comme les Esclavons et les Bulgares, ou les extirpa complètement du sol, comme les descendants non des Huns, mais d’hommes qui avaient la dureté du fer ou du diamant. J’en parlerai bientôt ; mais je dirai d’abord quelques mots des édifices que l’auguste César Charles, à l’exemple du très sage Salomon, construisit avec magnificence à Aix-la-Chapelle, soit en l’honneur de Dieu, soit pour lui-même et tous les évêques, abbés, comtes et étrangers qui se rendaient dans cette ville de tous les points de l’univers. Dès que le vaillant empereur put jouir de quelque repos, ce ne fut pas pour languir dans l’oisiveté, mais pour s’occuper avec zèle de tout ce qui intéressait le service de Dieu. Son ardeur à bâtir, d’après ses propres plans et dans son pays natal, une basilique beaucoup plus belle que les ouvrages des anciens Romains, fut telle qu’il eut bientôt le plaisir de jouir de l’accomplissement de ses vœux. Pour élever ce monument, il appela de tous les pays en deçà des mers, des maîtres et des ouvriers dans les arts de tout genre, mit à leur tête et préposa à l’exécution de l’ouvrage un abbé, le plus habile d’entre eux, mais dont il ignorait la friponnerie. A peine l’empereur était-il absent, que cet homme renvoyait chez eux, et de sa propre autorité, les ouvriers qui se rachetaient à prix d’argent ; quant à ceux qui ne le pouvaient, ou pour qui leurs maîtres ne le faisaient pas, l’abbé, comme autrefois les Égyptiens accablaient le peuple de Dieu d’ouvrages iniques, surchargeait ces malheureux de travaux immenses, et ne leur laissait jamais le moindre repos. Il avait amassé par cette fraude une quantité incalculable d’or et d’argent et de vêtements de soie ; les objets de peu de valeur étaient suspendus dans sa chambre ; les plus précieux, il les avait cachés dans des coffres et des écrins. Voilà que tout à coup on lui annonce que sa maison est en feu ; il y court en toute hâte, et se précipite à travers les flammes dans son cabinet qui renfermait ses caisses remplies d’or. Ne voulant pas se contenter d’en emporter une seule, il en charge plusieurs sur ses épaules, et se met en devoir de sortir ; mais une poutre immense, minée par le feu, tombe sur lui, détruit son corps par les flammes terrestres, et livre son âme à celles qui ne s’éteignent jamais. Ainsi la justice divine veillait pour le religieux Charles, quand lui-même, tout entier ans grands intérêts de son royaume, ne pouvait en prendre le soin. Dans ces mêmes constructions, était employé un ouvrier qui surpassait tous les autres pour les ouvrages d’airain et de verre. Tanchon, moine de Saint-Gall, avant fondu une excellente cloche dont l’empereur admirait beaucoup le son, ce maître passé dans l’art de travailler l’airain lui dit : Seigneur roi, ordonnez qu’on m’apporte beaucoup de cuivre ; et pour que je puisse le purifier parfaitement à la fonte, faites-moi donner, au lieu d’étain, autant d’argent qu’il est nécessaire, mais au moins cent livres pesant, et je vous ferai une cloche telle que l’autre sera muette en comparaison. Ce prince, le plus généreux des rois, qui n’attachait pas son cœur aux richesses, quoiqu’il en possédât d’immenses, commanda de fournir à cet homme tout ce qu’il demandait. Ce misérable, l’ayant reçu, s’en alla tout joyeux, nettoya le cuivre avec soin, y mêla de l’étain parfaitement purifié, au lieu d’argent, fabriqua en peu de temps une cloche bien supérieure à l’autre avec ce métal altéré, en fit l’épreuve, et la présenta au monarque. Celui-ci, satisfait de l’excellente forme de cette cloche, ordonna d’y attacher le battant, et de la suspendre dans le clocher. On le fit sur-le-champ. Le gardien de l’église, tous les chapelains, les hommes de service même, se remplaçant les uns les autres, s’efforcèrent de tirer quelque son de cette cloche, mais ne purent y parvenir. L’homme qui l’avait fondue, et s’était rendu coupable de cette fourberie sans exemple, se saisit tout à coup de la corde, et tire la cloche ; le fer qui la traversait par le milieu se détache, tombe sur sa tête déjà chargée d’iniquités, et perçant son corps déjà privé de vie, vient jusqu’à terre avec les intestins de cet homme. On retrouva tout l’argent en question, et l’équitable Charles le fit distribuer entre les plus pauvres de ses officiers. C’était un usage dans ces temps-là que partout où quelques travaux devaient s’exécuter d’après les ordres de l’empereur, comme des ponts des vaisseaux, des passages, ou le nettoiement, le cailloutis et le comblement des chemins locaux, les comtes les faisaient faire par l’intermédiaire de leurs vicaires et de leurs officiers, avec aussi peu de travail qu’il était possible, et y employaient les gens de basse classe ; mais quand il s’agissait d’ouvrages plus considérables, et surtout de constructions nouvelles, ni duc, ni comte, ni évêque, ni abbé n’était, sous aucun prétexte, dispensé d’y contribuer. On peut en citer comme preuve les arches du pont de Mayence qui furent faites par le concours général, et régulièrement ordonné, de toute l’Europe. Ce monument, au surplus, périt par la fraude de quelques malintentionnés qui voulaient piller des marchandises de contrebande déchargées des vaisseaux. Étaient-ce des églises dépendantes du domaine national dont on prescrivait de peindre les plafonds ou les murailles ? cette charge regardait les évêques ou les abbés voisins ; mais s’il fallait en bâtir de nouvelles, tous les évêques, ducs, comtes, abbés, chefs des églises royales, sous quelque dénomination que ce fût, et généralement ceux qui avaient obtenu des bénéfices publics, étaient tenus, par un travail non interrompu, de les élever depuis les fondations jusqu’au faîte. C’est ce qu’attestent non seulement la basilique construite à Aix-la-Chapelle en l’honneur de Dieu, mais encore les travaux faits dans cette ville pour l’utilité des hommes, et les demeures de tous les gens revêtus de quelque dignité, construites d’après les plans de l’habile Charles, autour du palais, et de telle manière que l’empereur pouvait, des fenêtres de son cabinet, voir tout ce que ceux qui entraient ou sortaient faisaient, pour ainsi dire, de plus caché. Les habitations des grands étaient de plus suspendues, pour ainsi dire, au-dessus de la terre. Non seulement les officiers et leurs serviteurs, mais toute espèce de gens, trouvaient sous ces maisons un abri contre les injures de l’air, la neige et la pluie, et même des fourneaux pour se défendre de la gelée, sans que toutefois ils pussent se soustraire aux regards du vigilant Charles. La description de ces édifices, je me borne à l’abandonner entièrement aux gardes de vos archives, et je reviens à ce qui, lors de leur construction, arriva par la volonté de Dieu. Le prévoyant empereur avait ordonné aux grands établis dans le voisinage de mettre tous leurs soins à nourrir les ouvriers qu’ils envoyaient et d’être attentifs à leur fournir les approvisionnements nécessaires à leurs travaux. Quant aux ouvriers venus des parties les plus éloignées de l’Empire, il fut prescrit à Luitfried, préfet du palais, de les vêtir et nourrir sur les fonds publics et de leur procurer constamment et avec vigilance les matériaux indispensables pour les bâtisses qu’ils avaient à faire. Pendant les courts séjours que fit le monarque sur les lieux, la chose s’exécutait ; dès qu’il s’éloignait, elle cessait totalement. Le surintendant retira, des souffrances de ces malheureux, de si énormes sommes d’argent, que Pluton, ou Plutus même, ne put transporter tant de richesses aux enfers qu’avec le secours d’un chameau ; c’est ce que les mortels surent bientôt de science certaine. Et en effet le glorieux Charles se servait, pendant les offices de la nuit, d’un manteau très ample et qui tombait fort bas, dont le nom et l’usage sont passés de mode. Les chants du matin terminés, il retournait dans sa chambre et prenait des vêtements impériaux conformes à la saison ; tous les clercs, revêtus de leurs ornements, venaient aux offices qui précédaient le jour et veillaient, soit dans l’église, soit sous le portique qu’on appelait alors petite cour, pour attendre le roi quand il se rendrait à la messe ; si quelqu’un d’eux se sentait pressé par le sommeil, il penchait sa tête sur la poitrine de son compagnon. Un des plus pauvres de ces clercs qui allait fréquemment dans la maison de ce Luitfried pour y laver et raccommoder ses vêtements ou plutôt ses haillons, comme ont besoin de le faire les officiers du dernier rang, s’endormit sur les genoux d’un de ses compagnons, et vit un géant plus grand que le démon qui luttait contre saint Antoine, s’avancer du palais du roi à la demeure de Luitfried par un ponceau jeté sur un petit ruisseau, et traîner après lui un énorme chameau qui pliait sous le faix d’une charge immense. Saisi d’étonnement, quoique tout endormi, le clerc demanda au géant de quel pays il venait et où il allait. Je passe, répondit l’autre, de l’habitation du roi à celle de Luitfried, pour mettre celui-ci sur ces bagages et les plonger eux et lui dans les enfers. Le clerc, réveillé par cette vision et tremblant de peur que le terrible Charles ne le trouvât endormi, lève la tête, excite ses compagnons à se défendre du sommeil, et leur dit : Écoutez, s’il vous plait, le rêve que je viens de faire. J’ai cru voir Polyphème qui foule la terre de ses pieds, frappe les astres de son front, et dont la mer Ionienne ne baigne pas même les flancs élevés ; il s’avançait du palais de l’empereur à la maison de Luitfried avec un chameau pesamment chargé ; quand a je lui ai demandé le but de cette course, il m’a répondu : Je vais placer Luitfried sur ce que porte mon chameau et le conduire ainsi aux enfers. Ce récit était à peine terminé, qu’une jeune fille de la maison de Luitfried, et bien connue d’eux tous, accourt se prosterner à leurs pieds et les supplie de prier pour la mémoire de son ami Luitfried. Ils demandèrent ce qui lui était arrivé. Seigneurs, répondit-elle, il est allé bien portant aux latrines, et, comme il tardait beaucoup trop à en sortir, nous y sommes accourus et l’avons trouvé sans vie. Ayant appris cette mort subite et que déjà les ouvriers ainsi que les domestiques ne se gênaient pas pour mettre au grand jour l’avarice et la cupidité de cet homme, Charles ordonna de s’emparer de ses trésors ; ils étaient incalculables, et le roi, le plus équitable de tous les juges après Dieu, sachant par quelles iniquités ces richesses avaient été amassées, prononça publiquement cette sentence : Aucune partie de ces biens, fruits de l’injustice et de la fraude, ne peut être employée à la délivrance de l’âme de ce malheureux ; qu’on les partage donc entre les ouvriers occupés à la construction de ces bâtiments et les plus pauvres de nos officiers. Je vais rapporter encore deux événements arrivés dans le même lieu. Un certain diacre qui, suivant l’habitude des Cisalpins, se livrait au péché contre nature, entra dans le bain, se fit raser de très près, nettoya sa peau, coupa ses ongles, fit tailler ses cheveux en rond et fort courts, et revêtit une chemise de fin lin et d’une éclatante blancheur ; puis, ne pouvant s’en dispenser, ou plutôt voulant paraître dans toute sa pompe, il eut l’audace d’aller, avec une conscience souillée, comme la suite le prouve, lire l’Évangile en présence du Dieu suprême, de ses saints anges, du sévère monarque et de tous les grands de sa cour. Pendant qu’il lisait, une araignée, descendant le long de son fil du haut du plafond, frappa la tête de ce malheureux et remonta promptement à la voûte. Le rigoureux Charles vit la même chose se répéter deux ou trois fois, dissimula et laissa faire ; le clerc, de son côté, n’osait, par crainte de l’empereur, se défendre, et croyait d’ailleurs que ce n’était pas une araignée qui l’attaquait, mais des mouches qui le tourmentaient. La lecture de l’Évangile finie, cet homme resta jusqu’à la fin de l’office ; mais à peine était-il sorti de la basilique qu’il commença de s’effrayer, et, en moins d’une heure, il mourut. Le pieux roi, se regardant comme coupable d’homicide pour n’avoir pas empêché les attaques de l’araignée dont il avait été le témoin, se condamna lui-même à une pénitence publique. Le glorieux Charles avait un clerc avec lequel tous les autres ne pouvaient entrer en comparaison ; on disait de lui ce qu’on n’a jamais dit d’aucun mortel, qu’il surpassait tout le monde dans la science des lettres divines et humaines, les chants d’église et du monde, la composition et la déclamation de poèmes nouveaux, et surtout par la plénitude et le charme inestimable de sa voix. Mais, dans son orgueil, il oubliait que celui que l’inspiration divine avait rendu le plus sage des législateurs reconnaissait lui-même la faiblesse de sa voix et l’embarras de langue qui rendait sa parole trop lente[13] ; il oubliait que le même Moïse envoyait son disciple [Josué], qui cependant commandait aux corps célestes par la vertu de la bonté de Dieu qui résidait en lui, consulter Éléazar [Nombres, 27, 21] ; il oubliait que Jésus-Christ notre Seigneur n’accorda pas la faculté de faire des miracles, durant sa vie, à celui même dont il avait dit qu’il ne s’était élevé personne de plus grand parmi les enfants des hommes[14] ; que Notre-Seigneur voulut que celui qui l’avait connu par l’inspiration de son père[15] et à qui il confia les clefs du ciel, rendit hommage à la sagesse de Paul [Galates, 2, 9], et permit que son disciple bien-aimé parmi tous les autres fût saisi d’une telle frayeur qu’il n’osa entrer dans le tombeau de son maître, comme le faisaient fréquemment de faibles femmes[16]. Mais il est écrit : On donnera à tous ceux qui ont déjà [Math, 25, 29], et ces saints personnages obtinrent ce qui leur manquait, parce qu’ils savaient de qui ils tenaient leur don. Ce clerc, au contraire, ne reconnaissait pas d’où lui venaient ses talents, ou, s’il le savait, il ne montrait pas assez de gratitude envers leur auteur ; aussi les perdit-il ; un jour en effet qu’il se tenait près de l’auguste empereur qui lui montrait une bonté familière, il devint tout à coup invisible ; l’invincible prince fut frappé d’étonnement à la vue de ce prodige inouï et incroyable ; revenant enfin à lui-même, il fit le signe de la croix de Notre-Seigneur, et ne trouva plus, au lieu où était son clerc, qu’un charbon très noir et presque éteint. Avant de m’occuper des guerres de Charles, j’ai encore à parler du manteau long et pendant, que l’empereur portait là nuit. Les ornements des anciens Francs, quand ils se paraient, étaient des brodequins dorés par dehors, arrangés avec des courroies longues de trois coudées, des bandelettes de plusieurs morceaux qui couvraient les jambes, par-dessous des chaussettes ou haut-de-chausses de lin d’une même couleur, mais d’un travail précieux et varié ; par-dessus ces dernières et les bandelettes, de très longues courroies étaient serrées en dedans et en forme de croix, tant par devant que par derrière ; enfin, venait une chemise d’une toile très fine ; de plus, un baudrier soutenait une épée, et celle-ci, bien enveloppée, premièrement, par un fourreau, secondement, par une courroie quelconque, troisièmement, par une toile très blanche et rendue plus forte avec de la cire très brillante, était encore endurcie vers le milieu par de petites croix saillantes, afin de donner plus sûrement la mort aux Gentils. Le vêtement que les Francs mettaient en dernier par-dessus tous les autres, était un manteau blanc ou bleu de saphir, à quatre coins, double, et tellement taillé que, quand on le mettait sur ses épaules, il tombait par devant et par derrière jusqu’aux pieds, tandis que des côtés il venait à peine aux genoux. Dans la main droite se portait un bâton de pommier, remarquable par les nœuds symétriques, droit, terrible, avec une pomme d’or ou d’argent, enrichie de belles ciselures. Pour moi , naturellement paresseux, et plus lent qu’une tortue, comme je ne venais jamais en France, ce fut dans le monastère de Saint-Gall que je vis le chef des Francs revêtu de cet habit éclatant. Deux rameaux de fleurs d’or partaient de ses caisses ; le premier égalait en hauteur celle du héros, le second croissant peu à peu décorait glorieusement le sommet du tronc, et s’élevant au dessus le couvrait tout entier. Mais, lorsque cédant au penchant de l’esprit humain, quand les Francs qui vivaient au milieu des Gaulois, virent ceux-ci revêtus de saies brillantes et de diverses couleurs, épris de l’amour de la nouveauté, ils quittèrent leur vêtement habituel et commencèrent à prendre celui de ces peuples. Le sévère empereur qui trouvait ce dernier habit plus commode pour la guerre, ne s’opposa point à ce changement. Cependant dès qu’il vit les Frisons, abusant de cette facilité, vendre ces petits manteaux écourtés aussi cher qu’autrefois on vendait les grands, il ordonna de ne leur acheter, au prix ordinaire, que de très longs et larges manteaux. A quoi peuvent servir, disait-il, ces petits manteaux ? Au lit, je ne puis m’en couvrir ; à cheval, ils ne me défendent ni de la pluie ni du vent, et quand je satisfais aux besoins de la nature, j’ai les jambes gelées. [1]
Recueil des historiens des
Gaules et de la France, t. 5, préface, p. X.
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