Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Traduction de J. ALIX, professeur au Lycée de Tunis
Cependant, le Maure dévastateur partout est mis en fuite et succombe épouvanté sous les coups de son ennemi. Dans sa terreur, il fuit abandonnant les villes qu'il tenait assiégées; éperdu de crainte, il gagne à la hâte le sommet des montagnes et établit dans une forte position, à travers les forêts, ses tentes redoutables. Dans les vallées profondes et les collines élevées se répandent leurs peuplades innombrables ; elles remplissent les plaines et les fleuves au cours sinueux. Les régions voisines se couvrent de leurs troupes nombreuses : partout, sur les montagnes, sous la voûte de feuillage des hautes forêts, se cachent leurs cabanes suspendues aux arbres ; les animaux de toutes sortes s'enfuient, redoutant les traits du Maure cruel et ne peuvent échapper à tant d'ennemis; bientôt ils gisent à terre la poitrine transpercée par le fer. L'oiseau inoffensif n'ose plus suspendre son doux nid au sommet des arbres ou parmi la feuillée. Les barbares attachent à tous les arbres leurs cabanes couvertes de chaume ; sur les monts, aucun sommet ne reste inoccupé : ainsi disparaît le sol, caché sous la neige tombée en couche épaisse ; les plaines, les montagnes, les arbres sont tout blancs au loin, l'atmosphère est obscurcie par les tempêtes qu'elle soulève, la neige qui tombe en flocons épais dérobe l'aspect précis des choses : rien ne permet plus de distinguer les astres.
Quel poète, par un art nouveau, pourrait disposer avec ordre pour moi les noms de tant de peuples, de nations et de combats divers? Justinien, dans ta bonté, instruis-moi des événements. Invite avec douceur la muse à m'assister. Puisse-t-elle adoucir la rudesse des vers que troublent des sons étrangers ! Car les rudes appellations de la langue barbare ressemblent à des hurlements.
Celui qui le premier engage la lutte, poussé par la mort de son père, est un roi Maure, autrefois soumis à l'autorité de Rome, cher aux gouverneurs, fidèle aux généraux en chef: c'est Antalas. Tout frémissant de fureur, il lève son bras redoutable pour exciter les soldats au combat, et dans sa bouillante ardeur, il pousse les barbares en armes à conquérir les dépouilles que promet la guerre. Sur les frontières de Libye, il était resté en paix et avait, pendant dix pleines années, gardé fidélité à Rome. Hélas ! quelle guerre funeste souleva l'imprévoyance d'un lâche gouverneur, en rallumant un feu déjà éteint ! Une aveugle colère jeta les semences de la guerre naissante : un acte de violence fit croire à une perfidie et fut cause d'un affreux massacre.
Antalas avec ardeur soulève les peuples farouches de Libye et jette par ses massacres la terreur dans tout l'univers. A sa suite se rangent les guerriers innombrables des Frexes, issus du même sang que lui et qui, le front haut, exaltent leur roi ; peuple de guerriers vaillants et énergiques, ardents dans la mêlée, soit que dans la plaine ils combattent à pied, pleins d'audace, soit qu'ils frappent de l'éperon les flancs de leurs coursiers frémissants. Puis se présentent en armes les escadrons légers des cavaliers que conduit Siclifas. Terrible, le guerrier vole au milieu de ses soldats, confiant dans son coursier, et il ébranle et pousse au combat ses bataillons armés.
L'indomptable Aor se répand à travers les larges plaines. Là combattent les cohortes des Sinusdis, les farouches Silvaces, le Naffur aux armes redoutables, le barbare Silcadenit qui, fécond en stratagèmes, prépare à l'abri des hautes forêts ses vives et terribles attaques ; il effraie l'ennemi en mettant à profit la difficulté des lieux et se jette avec ardeur dans de hardies et ténébreuses entreprises. Là se rassemblent ceux qui habitent les régions montagneuses de Guru-bis et ses perfides vallées et les collines de Mercure et Ifesa aux forêts épaisses. Avec eux s'avance le redoutable Autilite, guerrier aussi vaillant que son père, leur chef et leur compagnon d'armes, et qui jamais ne respecta ses serments : contre les Africains, il déchaîne tous les crimes; dans sa fureur, il prodigue l'incendie et le pillage, le meurtre et l'esclavage.
Là marchent au combat les Silvaizes et les Macares nomades qui, sur le sommet des monts aux précipices effrayants ou dans les forêts épaisses, établissent en sûreté leurs cabanes à l'ombre du rocher qui les protège ; là ces peuples valeureux que les ondes d'un fleuve séparent de nous, les Silzactes et les Caunes rapides, habitants des régions où le Vadaia, du sommet des monts, répand entre des rives sinueuses son cours à travers le gazon et s'enfuit rapide dans les plaines unies; là les peuples que nourrit l'Agalumne, qu'on voit si loin porter jusqu'aux nues sa cime élevée, et le Macube qui soutient les astres du vaste ciel. Là accourent les peuples que de ses lourds épis nourrit le pays de Sascar infécond où l'orge pousse resserrée sur un sol broussailleux.
Appelés des lointains rivages ici se sont réunis les Astrices, l'Anacutasur, le Célien, l'Imacle, habitants des plaines étroites de l'inculte Zersilis. Gallica, bientôt souillée de notre sang, envoie ses funestes guerriers ; et sans cesse les plaines néfastes de Tillibaris répandent au loin les guerriers venus de Talalat qu'elles ont nourris et élevés dans leur sein; tout auprès, Marta, qui fut cause de notre défaite, étend ses sables voisins de la mer. Jamais l'armée romaine n'eût vu ces champs funestes si les destins, souvent jaloux de la vertu même, n'eussent voulu qu'elle succombât. Ainsi tu l'avais décidé, Dieu tout-puissant. Telle était ta volonté.
Un messager vole jusqu'aux dernières limités de la Libye et appelle aux combats suprêmes les barbares indomptés. Aussitôt se rassemble en bataillons innombrables l'Ilasgue invincible, et dans sa marche précipitée il répand partout la terreur. Le cruel Austur, au galop effréné de son coursier, le suit confiant dans sa vigueur, redoutable par ses armes et par le nombre immense de ses guerriers. Car le belliqueux Austur, qui craint d'engager en rase campagne un combat hasardeux, établit un retranchement formé de chameaux attachés les uns aux autres ; il dispose en cercle une enceinte profonde d'animaux différents, semant des obstacles sous les pas de l'ennemi qui l'attaque, et fondant sur lui s'il chancelle. Alors le cruel Ilasgue se précipite et massacre les légions ennemies au pied de ses étroits remparts. Puis, à l'abri du danger il gagne la plaine, se jette sur les pas de l'ennemi, en fait un nouveau carnage et exerce sa fureur de pillage contre l'armée infortunée.
Le bélier leur sert d'engin pour combattre; ils savent placer en ordre les tentes autour des étendards; nation farouche, guerriers infatigables dont d'innombrables victoires ont accru l'audace, race impie et cruelle qui jamais n'a déposé les armes, ils ne redoutent aucune défaite. Autrefois, pourtant, ils ont connu la peur et pourront la connaître encore; qu'ils se repentent de leurs longues cruautés. Car le vaillant Ilasgue, autrefois percé de coups dans les larges plaines, reçut un cruel châtiment et renonça au pillage et aux combats.
A leur tête était l'orgueilleux Ierna, prêtre de Gurzil. Ce héros, prétendent les païens, avait pour père Ammon à la double corne ; une génisse au regard farouche était sa mère. Tant est grande la démence qui remplit ces esprit aveuglés ! Voilà comment ces peuples malheureux se laissent séduire par de fausses divinités! Le prudent Ifuac accourt aussi, couvert de ses armes. Il s'avance à pied au-devant de l'ennemi; on le reconnaît à son bouclier, ses javelots et son glaive redoutable.
Les guerriers Muctuniens, habitants des déserts de Tripoli, sont venus de leurs brûlants rivages. De ses hauts sommets, la perfide Gadabis envoie ses guerriers et l'odieuse Digdiga aux sinistres remparts a répandu ses troupes sur les contrées voisines. Ailleurs se rassemblent les peuples qui sur les barques de Velanide parcourent les mers, habiles à voguer sur les flots, et jettent l'hameçon où se fixe le poisson qui frétille.
Les Barcéens courent se livrer à leurs brigandages habituels. Ils ont quitté leur pays et déjà se dirigent vers nos terres. Ils ont les armes que la fureur, la guerre et leurs farouches instincts leur ont fournies. Ils ne portent pas, comme les autres guerriers, attachés à leur flanc, le bouclier et le glaive menaçant, mais un anneau, qui entoure leur bras de son cercle, les serre légèrement et ils laissent le fourreau pendre à leur bras nu. Les Maures ne couvrent point leurs bras des manches d'une tunique; le ceinturon garni de la boucle n'entoure point leurs flancs; leurs hordes farouches marchent au combat la tunique flottante et portent deux lances armées d'un fer puissant; un javelot redoutable attaché à leur corps grêle pend depuis leurs épaules : un voile de lin entoure leur tête hideuse, retenu par un nœud solide, et leur pied noir s'appuie sur la grossière chaussure du pays des Maures.
Telles sont les tribus Marmarides dont l'Afrique eut à soutenir le choc. Qui eût pensé que cette magnifique province pût survivre à tant d'infortunes? Ces maux mêmes ne sont pas assez grands. Dieux ! voici que d'un autre rivage se dresse contre elle un chef audacieux, frémissant de colère au souvenir des désastres que lui avaient infligés autrefois dans les sanglants combats les troupes romaines. Telle est l'origine de la haine violente qui amène ce farouche ennemi. Des peuplades innombrables le suivent dans sa marche, les peuples qui habitent la Pierre Géminé, ceux qui vivent dans les régions incultes de Zerquilis, et ceux qui peuplent les montagnes funestes du stérile Navuse et ces lieux déserts; puis ceux que nourrit le sol infertile de l'Arzugis néfaste (c'est le nom que donnent à cette contrée les anciens).
Les hordes de l'Aurasius descendent de leurs régions élevées. Incapables de combattre à pied, ils sont sur leurs coursiers de redoutables guerriers. Leur double lance, faite de genévrier solide, est armée d'un fer aigu. Souvent un bouclier léger repose sur leur dos vigoureux ou pend attaché à leur flanc. Un glaive meurtrier est suspendu à leur bras gauche. Le Maure de Vadis, adonné au labourage, qui deux fois pendant les tièdes années récolte ses moissons, qui deux fois l'an recueille les gerbes de son orge, déchaîne ses fureurs dans des contrées arides que brûle le soleil. En lui quel amour du pillage ! Il supporte l'ardeur dévorante du soleil, la faim, la chaleur du sol et la soif, poussé par la passion delà guerre, par le désir d'un gain honteux.
Déjà l'armée vaillante des Romains, hâtant sa marche, voyait l'ennemi enfouie apparaître sur le haut des monts et sur les collines; dans ces lieux où s'élève la fumée des feux, dans les fourrés, les hauteurs disparaissent aux yeux sous les innombrables bataillons qui les couvrent. Partout le sol se cache aux regards. De tous côtés des appels farouches retentissent confusément dans l'air. On dirait que les bois, que les forêts sonores sont ébranlés par les souffles violents de la tempête qui s'avance ou que sur le rivage les flots de la mer se brisent avec fracas. Là retentit le cri des guerriers, là s'élève le hennissement furieux des coursiers. Les femmes frappent l'air de leurs hurlements aigus. Bientôt du sol s'élève un bruit confus et précipité : c'est une troupe de bergers qui s'enfuient des vallées à l'approche de l'ennemi : on entend le bêlement confus des troupeaux dans la prairie et la poussière s'élève en nuage épais. Déjà le coursier retentissant court à toute bride dans les plaines, déjà l'ennemi pille les troupeaux de grands bœufs. Bientôt s'avancent au-devant de nous, sortant de leurs gorges sauvages, des combattants en faible nombre : on les voit s'avancer en désordre : ils ne cherchent point, bouillants d'ardeur, à joindre l'ennemi ; ils se contentent de pousser des clameurs furieuses. Alors sortant des forêts, l'armée court aux armes avec des signaux réitérés et à la façon des Maures appelle à l'aide les bataillons. Promptement, le Frexes court entamer l'action par un engagement léger et, fuyant devant l'ennemi, il se contente de protéger les troupeaux. Car l'armée barbare n'a pas encore formé ses rangs en ordre régulier de combat.
Toutefois, la guerre ne commença pas aussitôt avec l'effusion du sang. Le valeureux Geiserith, accompagné du prudent Amantius, sur l'ordre du général, précède l'armée pour examiner les positions de l'ennemi, sonder les vallées et préparer les routes. Bientôt, sur une colline élevée les bataillons romains s'arrêtent et observent du regard les farouches barbares, prêts à faire connaître au général les mouvements encore incertains de l'ennemi. Ils n'osent affronter les barbares en armes, ni parcourir ces régions pleines d'ennemis. Qui eût osé de sang-froid contempler tant de milliers de soldats? Ainsi lorsque les sauterelles, portées dans les nues par le souffle de l'Auster, tombent et se répandent vers la fin du printemps dans les champs de Libye ou lorsque du haut des airs le Notus les précipite vers la mer et les entraine dans un immense tourbillon, le laboureur anxieux fré mit d'épouvante: il craint de voir ses moissons ruinées par le terrible fléau, ses fruits délicats et ses jardins verdoyants dévastés, l'olivier florissant atteint dans ses tendres rameaux.
Déjà les soldats romains se repliaient pour communiquer au général leurs informations. Les barbares, postés aux environs, les entourent avec leur promptitude habituelle. Déjà s'avancent les redoutables bataillons : les ennemis accourent en foule du haut des monts ; de toutes les gorges on voit se répandre dans les plaines l'Austur et les Muctuniens qui s'avancent pleins d'ardeur, couverts de leurs armes invincibles. Bientôt survient le vaillant Ilasgue. Déjà poussant ses bataillons au-devant de l'ennemi il s'avançait au galop de ses innombrables coursiers. Il se presse, il se hâte : d'instant en instant ses rangs s'épaississent et bientôt il dépasse en nombre les Romains. La plaine se remplit de lances et la terre retentit d'un immense tumulte. Ainsi lorsque les vents avec un puissant murmure poussent devant eux les nuages qui s'enfuient, la nue d'où s'échappent des feux sans nombre et la tempête qui accourt du fond de l'horizon se précipitent sur la terre et chassent avec violence la grêle redoutable. Le voyageur, sous la pluie et le vent, transi de froid, baisse tristement la tête et grince des dents: vaincu par la tempête, il courbe le dos et gagnant un endroit abrité, court se réfugier dans les forêts ou les maisons. Ainsi les cavaliers romains, vaincus, se retiraient devant un ennemi redoutable. En vain rappelant leur brillant courage, ils tentent des actions d'éclat ; ils cèdent, entourés par l'ennemi trop nombreux. Ils n'ont plus la force de lancer le trait ou le lourd javelot. C'est à peine si de l'épée seule ils peuvent écarter les ennemis ; à peine si les boucliers parent les coups. Un cri douloureux retentit dans les airs. En arrêtant les traits qui les frappent, les boucliers font entendre un bruit sourd. La vie même des soldats est en jeu au milieu des périls affreux. Alors l'armée romaine s'efforce de se dégager peu â peu du combat et cherche à gagner les collines voisines.
Cependant, une nouvelle rapide parvient jusqu'aux oreilles des soldats confiants et jette un trouble profond dans le camp : les farouches ennemis, dit-on, sont descendus en foule des forêts et des montagnes; la plaine est couverte de leurs bataillons odieux; â tous les passages apparaissent leurs guerriers et leurs armes étincelantes. Déjà, peut-être, les chefs ont succombé dans une lutte terrible. Aussitôt, toute la cavalerie se lance dans la plaine découverte, car tous ont au cœur l'affection pour leurs compagnons d'armes, l'ardeur guerrière et la crainte de leur chef Le général, dont la voix répand l'effroi, pousse en avant ses soldats; quelquefois, il frappe de la lance les retardataires. Il leur donne l'ordre de quitter le camp et leur répète de venir au secours de leurs compagnons. Il fait porter promptement les aigles dans la plaine; il se place en tête des chefs, puis apostrophe ceux qui s'attardent dans les camps et répand l'effroi par les sons de l'airain retentissant. La trompette, jetant ses appels multiples, fait entendre ses sons précipités qui glacent d'épouvante.
Aussitôt l'armée s'ébranle, formée en cohortes nombreuses. Le ciel est souillé par la poussière que soulève le sabot des chevaux. L'éclat du soleil pâlit, ses rayons étincelants sont interceptés et la poussière qui s'élève du sol voile le firmament. Ainsi s'élève l'Eurus des monts élevés d'Eolie et déchaîne ses fureurs; la tempête soulève les sables du rivage et trouble les airs de son souffle redoutable, les vents qui se combattent déchirent les nuages : ainsi, les bataillons nombreux de l'armée romaine ébranlent les plaines, et l'ennemi, apercevant au loin la poussière, déjà suspend sa marche. Le prudent Melangus, d'une roche voisine voit les Romains qui s'avancent et, par un cri puissant jetant l'alarme parmi les soldats, donne le signal en usage chez les barbares. Peu à peu, ils abandonnent la plaine et se replient en sûreté dans leurs camps.
Mais le vaillant général arrive avec son armée et, apercevant les ennemis établis sur la montagne, il recueille ses soldats joyeux, heureux de les voir sains et saufs. Ils lui parlent des glorieux combats qu'ils ont soutenus au milieu de tant de dangers et de ces gorges funestes. Il ordonne de creuser un fossé et d'établir le camp à peu de distance de l'ennemi. Les soldats exécutent promptement ses ordres et bientôt dans la plaine unie se dressent les tentes blanches aux toiles éblouissantes. Les vaillants soldats romains, après avoir établi le camp, vaquent à différents travaux. Les uns placent en ordre les longues lances, vérifient les carquois et tendent les arcs. Ils dressent les tentes sur les mâts élevés, ils enfoncent les lances dans le sol mou des prairies et, selon l'usage, ils appuient les boucliers contre les lances; ils attachent les courroies aux cuirasses et aux casques et mettent en réserve les balles de fronde et les autres armes de jet. D'autres, à la hâte, rassemblent les coursiers vaillants et leur apportent une nourriture abondante. D'autres, habiles à préparer les mets, courent apprêter le repas et plaçant la marmite sur la flamme veillent à la cuisson des aliments. Les uns tirent d'un puits l'eau fraîche, les autres disposent en cercle des tertres sur le gazon et placent au milieu des plateaux chargés de mets et purifiés avec l'eau.
Cependant, le général, le cœur en proie à des soucis divers, songeait aux ennemis, à la nature des lieux, aux Africains prisonniers que la guerre avait mêlés parmi les barbares, victimes infortunées enlevées au milieu du pillage. Il est troublé de mille inquiétudes; souvent il se demande en lui-même quelle résolution il prendra dans son incertitude. Tantôt, cédant à sa valeur, il est prêt à engager le combat. Tantôt la pitié lui dit de s'abstenir : il craint d'exposer au danger les captifs pour lesquels il combat. Sa pensée vigilante se porte de tous côtés. Son âme, flottant dans cette alternative, tantôt décide, tantôt hésite. L'ardeur de combattre embrase son cœur. La pitié et la haine l'animent tour à tour. Ainsi le laboureur voyant les moissons mêlées aux épines couvrir ses champs, le cœur affligé veut, sans retard, enlever de ses terres les buissons stériles; mais il songe à ses blés, il s'émeut et examine les pertes auxquelles il s'expose; il craint que les épines mal arrachées n'étouffent ses récoltes ou que les blés ne périssent en même temps que les plantes pernicieuses. Ainsi, l'auguste général roulait tour à tour dans son cœur ces pénibles pensées, pesant tout avec prudence, se demandant vers quel avis il penchera, à quelle résolution il s'arrêtera. Il ne peut ni rester en repos, ni assis, se livrer à un paisible entretien. Silencieux, il pousse de fréquents soupirs. Tandis qu'il est en proie à ces préoccupations, tandis que l'incertitude oppresse son cœur, il se lève tout à coup, résolu à combattre au milieu de ses soldats. Il va et revient, épuisant son esprit et son corps.
Dévoré des mêmes soucis, Recinaire, s'attachant à ses pas, accompagne le chef magnanime, Recinaire, la gloire du général, héros plein de bonté, l'ornement du conseil. Il est l'auxiliaire Adèle du général, son compagnon dans les dangers, à la fois vaillant soldat, conseiller sage et clairvoyant. Le chef aime à se rappeler que dans les glorieux triomphes qu'il remporta il supporta avec lui les rudes fatigues de la guerre, qu'avec lui il conquit la couronne glorieuse du triomphe. Alors, aussi, il marche aux côtés du général, accablé des mêmes soucis cuisants et, dans un paisible entretien, cherche à calmer le chef.
« Ma résolution, dit le général, hésite au milieu des dangers qui nous menacent de tous côtés; l'angoisse étreint mon cœur, tandis qu'en proie au doute, je cherche le moyen de nous sauver. Une victoire chèrement achetée n'est pas une véritable victoire, ou si les intérêts que je soutiens sont sacrifiés, quel sera le bénéfice du triomphe? Je souffre de voir que de tous côtés le mal se mêle au bien. D'une part, je m'expose à des pertes cruelles; d'autre part, je compromets ma gloire. Ce n'est qu'en renonçant à la pitié que je remporte de nouvelles victoires. Les prisonniers africains mêlés aux barbares succombent si je ne me décide à combattre ; et quelle gloire mériterons-nous si nous abandonnons ces infortunés? Jamais je ne pourrai vaincre l'ennemi. Conseille-moi, quel parti dois-je suivre dans ces difficiles circonstances, que dois-je faire?
Alors le vaillant Recinaire répond avec gravité, et d'une voix mesurée prononce ces paroles : Le courage qui dispose de tout avec sagesse, voilà le véritable courage, lui seul se fait agréer, lui seul est capable de vaincre et soumettre les peuples. Il convient, illustre général, que la pitié auguste enchaîne ton indomptable énergie. Quelque entreprise que tu fasses désormais, la victoire se rangera de notre côté. Telle est la leçon qui se dégage des choses. Il faut sur l'heure envoyer au monarque cruel des ambassadeurs chargés de lui proposer la paix. Qu'ils ramènent avec eux les prisonniers. Que le farouche Austur ou le cruel Ilasque s'éloignent de nos terres. Que ce peuple, qui jusqu'ici a dû supporter le joug du prince, courbe la tête. S'il se retire, rien n'est perdu. Tu pardonneras généreusement aux barbares et nous aurons triomphé sans violence. Si, au contraire, ce peuple rebelle, dans son orgueil, refuse de courber la tête, c'est par les armes qu'il te faudra le réduire. N'aie point de remords, si les malheureux prisonniers viennent à succomber; Jean sera exempt de toute faute. La pitié qui est née dans ton cœur ne subira aucune atteinte. Ces sages conseils du héros dévoué plurent au général; mais bien qu'il soit délivré de ces soucis, il n'est pas exempt d'alarmes. D'autres inquiétudes accablent son cœur.
Il prend une prompte décision : il ordonne à un écuyer rapide de porter un message au roi orgueilleux et lui donne en ces termes ses instructions : Transmets mes paroles au chef rebelle. Porte aux oreilles de ce prince orgueilleux nos avertissements. Aux peuples coupables, Rome pardonne; dans sa pitié, elle oublie les offenses et elle en détruit la trace. Elle est lente à accabler les peuples de ses armes, si du moins ils renoncent à combattre, s'ils viennent humblement solliciter son alliance, le pardon et la paix : le prince agissant avec clémence règne sur l'univers par la douceur et la fermeté : il soulage les vaincus et terrasse les orgueilleux. Ne souffre pas que la crainte enchaîne ton cœur en souvenir de tes fautes. Tout parlera en ta faveur si tu reviens à nous, et nous t'accordons volontiers, sans que tu les sollicites, le pardon et la paix. Ces peuples si nombreux apprendront quelle est la puissance de Rome, avec quelle douceur et quelle modération elle use du pouvoir. Infortuné, quelle destinée t'entraîne! N'avais-tu pas toujours été notre fidèle allié, n'aimais-tu pas à te réjouir de nos triomphes, soumis alors à nos lois? Quel destin funeste te pousse, orgueilleux ennemi, à nous faire la guerre? Renonce enfin aux tristes exploits que tu accomplis dans ta fureur sur cette terre infortunée. Que te sert, malheureux, de harceler les légions romaines? Pourquoi entraîner à leur perte tant d'infortunés? Penses-tu peut-être que quelque peuple barbare puisse un jour triompher des Romains? Nous sommes maîtres du royaume des Parthes, nous commandons aux Laziens, aux Huns, aux Francs et aux Gèles. Et les peuples barbares qui sous la voûte du ciel couvrent le vaste univers jouissent d'emplois à notre cour; sous l'autorité d'un prince bienveillant, ils obéissent avec joie à nos ordres, oubliant les combats et courbent la tète sous un aimable joug. Sans retard, prends en considération mes paroles : c'est le salut de ton peuple et des tiens. Ce n'est point en lâches et pour implorer notre salut que nous t'envoyons ce message ; nous ne fuyons point les combats, nous ne sollicitons pas la paix. C'est pour les prisonniers, c'est pour vous, c'est pour votre salut que s'alarme notre prévoyante pitié, cette vertu qui maintient l'univers dans l'obéissance. C'est elle qui me commande d'épargner votre camp voué à une ruine certaine. En considération des prisonniers, nous t'accordons le pardon. Si, dans ton obstination, tu oses mettre ta conduite en opposition avec mes paroles, prépare-toi pour demain au combat, entoure tes camps d'un retranchement, entasse, selon l'usage, tes troupeaux; élève des remparts que bientôt nous enlèverons. Dispose en ordre tes troupeaux de moutons et tes chèvres pleines ; place au milieu les boucs bêlants, à la face hideuse. Il n'est pas besoin d'amener de béliers pour renverser les tours creuses de l'ennemi. C'est plutôt en les enlevant que nous te rendrons vulnérable : au milieu de tes brebis ils te seront ravis jusqu'au dernier et tes défenses, mises au pillage, serviront à nos festins. Gurzil, ce dieu taillé dans le bois dont l'appui, annonçait-on, devait donner la victoire à tes armes, fendu et mis en pièces sera jeté sous vos yeux dans l'ardent brasier. Tes peuples dispersés, on recherchera dans cette plaine et à travers les monts les œuvres qu'enfanta l'impiété des Maures. Et lorsque dans le combat régulier nos mains couvrant la plaine de vos cadavres tièdes et mutilés auront lavé vos crimes, vous reconnaîtrez alors notre supériorité dans les combats, tandis que notre glaive vengera les malheureux Africains et que vos bataillons voués au trépas succomberont au milieu de vos remparts anéantis.
A peine a-t-il achevé qu'aussitôt l'envoyé s'éloigne vers les montagnes. Traversant le camp ennemi, il passe sans hésitation au milieu des tentes et gagne l'habitation du roi barbare. La nuit humide fait briller aux cieux les astres et les étoiles qui errent sous la voûte céleste. Car la lune, dont le croissant s'est évanoui, refusant sa lumière aux terres couvertes de ténèbres, s'était plongée dans les flots. Le mois, qui touchait à sa fin, avait diminué son éclat. Mais, dans les tentes des chefs, on ne s'aperçoit pas des ténèbres de la nuit. Les feux innombrables des foyers brillent d'un vif éclat dans le camp. Sur le haut des montagnes voisines, le sol est éclairé de mille lumières et les forêts épaisses rayonnent dans les ténèbres. Qui eût pu dans cette nuit distinguer le ciel de la terre, discerner ce qui était astre lumineux de ce qui était flammes? Tout n'était que lumière. Sur la terre brillent les feux, aux cieux les étoiles. Chaque fois que vole une étincelle s'élevant d'un brasier, on croirait voir un astre qui tombe au sein de la nuit. Celui qui, ne soupçonnant rien, aperçoit de loin les tentes, frémit à la pensée que des astres nouveaux se sont levés au ciel. Le matelot s'égare sur la plaine liquide; rien ne lui permet plus de distinguer les astres ; et, ramenant son navire au port, il refuse de naviguer.
L'esprit en éveil, le Maure et le Romain, revêtus de leurs armes, passaient la nuit sans dormir. Ils courent de tous côtés et font le tour des retranchements. L'oreille attentive, ils observent tous les bruits, toujours sur leurs gardes, craignant que l'ennemi ne tente quelque surprise à la faveur de la nuit et n'attaque le camp à l’improviste. Ils se dispersent de tous côtés, tour à tour ils gardent le camp et tour à tour, couverts de leur armure de fer, ils goûtent un paisible repos, laissant leur front s'incliner sur leur poitrine. Ils appuient la tête les uns sur leur bouclier, les autres sur leur carquois : ils tiennent à la main l'arc ou la lance. D'autres, assis, se soutenant de leurs épées, penchent la tête sur leur poitrine. A peine le sommeil a-t-il fui de leurs paupières que de nouveau ils laissent de plus en plus retomber la tête, incapables d'en soutenir le poids ; ils ferment et entrouvrent les yeux, et leur tête qui s'incline frappe leur poitrine oppressée.
Tandis qu'ils veillent en se remplaçant à tour de rôle et qu'ils se fatiguent à courir de tous côtés, les autres soldats, en sûreté dans le camp, goûtent le sommeil d'un cœur tranquille. Cependant, leur imagination est obsédée des exploits funestes de Mars. Des rêves troublent leur esprit inquiet et leur font voir dans la nuit mille apparitions. Dès que le Romain a détendu ses membres dans un doux assoupissement, aussitôt accourt le sommeil les ailes encore humides de rosée et sous son influence le souffle s'exhale des poitrines. Celui-ci, s'élançant du haut des monts, croit s'emparer du camp ennemi. Son corps repose inerte ; mais son esprit reste en éveil ; il fait la guerre, remporte la victoire, entraine l'ennemi prisonnier ou le blesse, de son bouclier il évite avec adresse les traits qui le menacent. Tantôt chez lui les gestes et la pensée sont en désaccord, tantôt ils sont unis. Il s'imagine qu'il combat dans les forêts, car son corps alangui par le sommeil reste sans mouvement. Souvent, ses yeux contemplent la mêlée sanglante : ses yeux clos ont en spectacle le combat. En proie à une colère terrible, il veut mouvoir les bras. Ses membres accablés par le sommeil restent languissants. Que de fois sa main saisissant le fer et croyant frapper l'ennemi atteint une poitrine amie, et les soldats rient de leur rêve lorsqu'ils rappellent leurs combats imaginaires.
L'armée des Maures, elle aussi, au milieu des forêts, comme pressentant l'avenir, est en proie aux alarmes que font naître les destins ennemis. Les barbares voient le camp enlevé et sont en proie à un pénible sommeil. Ils sont sans vigueur, ils n'ont pas la force de déplorer la perte de leurs chameaux; personne ne se lève pour les venger. Ils voient s'enfuir dans les plaines les soldats en déroute, cherchant en vain à se défendre. D'autres meurent çà et là, succombant par des trépas divers. Ils cherchent à s'enfuir, mais leurs membres sont alanguis par la peur et alourdis par le sommeil. L'ennemi farouche répand partout la terreur et redouble les coups. Tandis que des deux mains le barbare se prépare à porter de terribles blessures, sa tête roule sur la poitrine de son épouse. Alors celle-ci est entraînée. Car le vainqueur orgueilleux, la saisissant par les cheveux, l’entraîne loin des forêts. Ainsi, tous frémissent de terreur au souvenir des songes qui ont agité leur âme, tandis qu'ils rappellent le douloureux sommeil de la nuit. Ces visions les épouvantent. Mais ils se réjouissent de voir qu'elles étaient mensongères. Quelques instants de répit font goûter aux infortunés les joies qu'ils procurent.