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ŒUVRES D'AUSONE

 

texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER

 

L'ÉPHÉMÉRIDE, OU L'EMPLOI DE LA JOURNÉE

 

épigrammes        parentales 


 

ŒUVRES D'AUSONE

L'ÉPHÉMÉRIDE, OU L'EMPLOI DE LA JOURNÉE[i].

DÉJÀ la clarté du matin perce tes fenêtres, déjà gazouille au nid l'hirondelle éveillée, et toi, comme au commencement et au milieu de la nuit, Parménon, tu dors !
Les loirs dorment l'hiver entier, mais ils s'abstiennent de nourriture-Tu ne dors ainsi, toi, que parce que tu bois beaucoup, et que tu engraisses ta panse outre mesure.
Aussi la voix n'entre plus dans les replis de ton oreille ; le siége de ton intelligence est accablé d'un épais sommeil, et l'éclat de la lumière étincelante ne peut dessiller tes yeux.
Un jeune homme autrefois dormit des années entières ; et ce sommeil qui durait et le jour et la nuit, dit la fable, c'est la Lune qui le prolongeait[ii].
Lève-toi, paresseux à déchirer de verges ; lève-toi, de peur qu'une main que tu ne soupçonnes pas ne le donne le long sommeil ; arrache tes membres de cette molle couche[iii], Parménon.
Peut-être aussi que ce chant mesuré sur le mètre saphique t'invite au sommeil. Chasse ce mode lesbien qui endort, ardent ïambe !

AVANT-PROPOS.

ENFANT, debout ! Donne-moi ma chaussure et ma tunique de lin : donne-moi tous les vêtements que tu m'as préparés, pour que je sorte. Donne-moi de l'eau de fontaine pour me laver les mains, la bouche et les yeux. Ouvre-moi la chapelle, mais sans aucun apprêt extérieur. De pieuses paroles, des vœux innocents suffisent quand on s'adresse à Dieu. Je ne demande point d'encens à brûler, ni de gâteaux de miel ; et le foyer sur l'herbe vive, je le laisse aux autels païens. J'ai à prier Dieu, et le Fils du Dieu Très-Haut, majesté de même essence, associée au Saint-Esprit. Me voici prêt à commencer ma prière : mon esprit ressent la présence du Seigneur et tremble[iv].

LA PRIÈRE.

DIEU tout-puissant[v], que je ne connais qu'en esprit et en adoration ; ignoré des méchants, mais que nulle âme pieuse n'ignore ; qui n'as ni commencement ni fin ; plus ancien que le temps qui fut et sera ; toi dont notre âme ne peut comprendre ou notre langue définir la forme et la grandeur : il n'est donné de te contempler, d'entendre les commandements de ta bouche, qu'à celui-là seul qui est assis à la droite de son père, qu'à l'auteur de toutes choses, cause lui-même de toute création, Verbe de Dieu et Verbe Dieu, antérieur au monde qu'il devait créer ; engendré dans le temps où le temps n'était pas encore ; mis au jour avant que le jour, avant que l'aurore vermeille n'illuminât le ciel ; sans qui rien n'eût existé, par qui tout existe ; dont le trône est au ciel ; qui siége au-dessus de la terre, de la mer et de l'impénétrable chaos de la nuit obscure ; qui, toujours à l'œuvre, donne le mouvement à toute chose, la vie à la matière ; Dieu engendré d'un père non engendré ; qui, pour punir l'astuce d'un peuple orgueilleux, appela les nations en son royaume, et en fit une branche adoptive[vi], dont les rejetons meilleurs lui seraient fidèles ; qui permit à nos aïeux de contempler sa divinité[vii], et ceux qui l'avaient vu virent aussi son père ; qui, chargé de nos iniquités, subit les outrages d'une mort douloureuse, voulant nous apprendre ainsi qu'il est un chemin pour retourner à la vie éternelle, et que l'âme n'y retourne pas seule, mais que le corps tout entier remonte aux régions célestes, et ne laisse à la terre, ou il n'est plus, qu'un cercueil vide enfermé dans le sépulcre.
Fils du Très-haut, qui apportas le salut au monde, qui reçus du Père toutes ses vertus paternelles, qui ne ménages point tes dons comme un dieu jaloux, et qui pourtant n'en épuises jamais la source, ouvre un accès à nies prières, et porte-les aux oreilles de ton père.
Donne-moi, ô mon père, une âme invincible contre tous les vices, et détourne de moi la malice et le venin nuisible de la vipère. Qu'il suffise au serpent d'avoir autrefois perdu Ève, et trompé Adam avec elle : mais nous, tardifs rejetons de leur postérité, nous, race prédite par la bouche véridique des prophètes, donne-nous le pouvoir d'éviter les piéges mortels dressés par le démon. Ouvre-moi la route où, libre des liens de ce corps souffrant, je m'élèverai vers ces régions sublimes, vers cette voie lactée qui brille dans le ciel, au delà du globe errant de la lune et du séjour dés vents : route suivie par les saints patriarches, par Élie[viii], emporté autrefois tout entier sur un quadrige à travers les airs, et avant lui par Énoch[ix], qui disparut aussi avec son corps entier.
Donne-moi, ô mon père, la lumière tant désirée de la vie éternelle, si je ne jure point par les dieux de pierre, si je n'embrasse que l'autel témoin de l'auguste sacrifice, si j'y dépose l'offrande d'une vie sans tache, si je vous confesse publiquement, toi le Père, lui le Seigneur, le Dieu ton Fils unique, et celui qui procède de l'un et de l'autre, l'Esprit qui volait sur les eaux de la mer[x].
Pardonne-moi, ô mon père ; purifie mon cœur déchiré d'angoisses, si je ne cherche ta divinité ni dans les fibres, ni dans le sang répandu des victimes ; si je ne suppose pas ta présence dans le secret de leurs entrailles ; si je m'abstiens du péché, malgré mon penchant à l'erreur, et si je désire, plutôt que je ne réponds, d'être trouvé bon et pur. Aie pitié de mon âme repentie, si je déteste ces membres fragiles, si je m'accuse au fond du cœur, si une profonde terreur tourmente mes sens, et devance les tardives tortures de l'enfer, et si mon âme déchirée endure déjà les supplices de son autre vie.
Accorde à nos prières, ô mon père, l’accomplissement de ces vœux : ne rien craindre, n'ambitionner rien ; trouver suffisant ce qui peut me suffire ; ne point vouloir le mal, et n'être point un sujet de honte pour moi-même ; ne faire à personne ce qu'au même instant je ne voudrais pas qu'on me fit à moi-même ; éviter la souillure d'une faute avérée ; et la tache même du soupçon ; car la différence paraît bien faible entre l'accusé et le vrai coupable : n'avoir aucun moyen de pouvoir le mal, et rencontrer la tranquille occasion de pouvoir le bien ; être sobre en mes repas, simple en mes vêtements, cher à mes amis, et posséder toujours intact le titre de père[xi] : ne souffrir ni du corps ni de l'âme ; conserver à tous mes membres le libre exercice de leurs fonctions, sans que jamais une blessure ou la perte de quelques parties ne m'en fasse regretter l'usage : goûter le repos, vivre en paix, n'attacher aucun prix aux merveilles de la terre ; et quand ma dernière heure sera venue, être assez fort de ma conscience pour ne désirer la mort ni la craindre[xii] : enfin, quand ta grâce m'aura lavé de mes fautes cachées, mépriser tout ici-bas, et n'avoir d'autre joie alors que d'espérer ton jugement : tant qu'il tarde à venir et qu'il diffère son heure, écarte loin de moi le serpent cruel dont les caresses trompeuses ne sont qu'un piége.
Ces vœux d'une âme pieuse, qui tremble de douleur pour ses péchés, appuie-les, par ton intercession, auprès du Père éternel, ô Christ, Sauveur, Dieu et Seigneur, esprit, gloire, Verbe, vrai fils du vrai Dieu, lumière de lumière, qui habites avec ton père dans l'éternité, et qui règnes dans les siècles ; toi que célèbrent en chœurs harmonieux les cantiques de David et les voix qui ébranlent les airs en répondant Amen[xiii] !

LA SORTIE.

ASSEZ de prières données à Dieu, quoique jamais le pécheur ne puisse assez adresser de prières au Seigneur. Esclave, donne-moi mon vêtement de ville. Je vais souhaiter à mes amis un bonjour et une bonne santé : c'est un usage réciproque entre nous. Comme je ne reviendrai que dans quatre heures, et qu'il sera près de midi, il est temps d'avertir Sosie.

L'HEURE DES INVITATIONS.

Voici l'heure de prévenir les amis ; il ne faut pas, par notre faute ou la leur, retarder le dîner. Vite, esclave, cours chez nos voisins : tu sais lesquels ; pendant que je parle, va et reviens. J'en ai invité cinq ; le roi de la table fera le sixième ; c'est le compte juste pour tout repas ; au delà de ce nombre, c'est une cohue. Il est parti : nous voilà seuls avec Sosie.

LE MOMENT DE SURVEILLER LE CUISINIER. 

SOSIA, le dîner ! Tout entier sur la quatrième heure[xiv], le soleil brûle, et l'ombre incline déjà vers la cinquième. Vois si la sauce et les assaisonnements relèvent la saveur de tes ragoûts, car on y est souvent trompé : goûte-les pour t'en assurer. Que tes mains retournent et agitent les bouillantes casseroles ; plonge vivement tes doigts dans la sauce brûlante, et que ta langue humectée les suce en vibrant à plusieurs reprises. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .     

[lacune de plusieurs vers[xv]]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De quadrupèdes et d'oiseaux, ou des monstres marins accolés à des animaux terrestres, jusqu'à ce qu'enfin, balayées par les Eurus, les nuées se dissipent dans l'espace limpide où elles s'évaporent. Tantôt je vois le forum et les procès, tantôt les magnificences d'un vaste théâtre ; ou bien je suis aux prises avec des escadrons de cavaliers, ou des brigands qui m'égorgent. Une bête féroce nous déchire le visage, ou nous parcourons, le glaive à la main, l'arène ensanglantée. Je marche à pied sur la mer qui a brisé mon navire, je franchis les vagues à la course, ou tout à coup j'ai des ailes et je vole dans les airs. Les songes nous exposent encore à d'infâmes amours, aux voluptés honteuses de la nuit, à tous les incestes de la tragédie. Ce qui me sauve alors, c'est ma pudeur, qui interrompt le sommeil et dissipe les prestiges des songes : délivré de ces visions hideuses, mon esprit veille ; ma main, que ma conscience rassure, parcourt tout le lit avec sécurité ; l'opprobre disparaît de ma couche, et le crime s'évanouit avec le rêve qui s'envole. Je me vois applaudir au milieu des triomphateurs, et puis soudain on m'entraîne désarmé au nombre des Alains captifs. Les temples des dieux, les saints portiques, les palais dorés frappent ries regards, ou je :rois m'étendre sur la pourpre de Sarra, et bientôt je m'attable en convive dans les tavernes enfumées.
Un divin poète[xvi] plana, dit-on, sur les branches d'un orme les vains fantômes des songes engourdis ; il imagina deux portes : l'une, de sa voûte d'ivoire, chasse en foule dans les airs les images toujours trompeuses ; l'autre, de corne, ouvre passage aux visions vraies. Que si, dans le doute, on me laisse le choix, je préfère la riante illusion qui m'abuse, aux songes vains qui m'épouvantent : oui, j'aime mieux être trompé ; car, bien que toujours les tristes images s'évanouissent, il vaut mieux perdre un bonheur espéré, que de redouter un malheur : c'est déjà un bien pour moi que de n'avoir point à craindre. Il est des gens aussi qui conjecturent la douleur et la joie à l'encontre des songes, et tirent d'une vision des événements qui la démentent. Fuyez, songes funestes, vers ces mondes obliques des cieux, où le souffle de l'ouragan promène dans l'espace les nuées errantes, habitez les pôles lunaires ; pourquoi vous glisser en nos logis, et jusque sur la couche obscure de nos étroites demeures ! Laissez-moi passer en paix mes nuits paresseuses jusqu'au retour de Lucifer aux rayons d'or et de rose. Que si vous ne tourmentez pas mon repos de vos prestiges, si un doux sommeil me caresse de sa muette haleine, nous avons à la campagne tout un bois d'ormes au vert feuillage, je vous le donnerai pour y loger vos insomnies.

épigrammes        parentales 


[i] D'après les Bénédictins (Hist. littér., t. 1er, 2e part., p. 292), cette pièce ; « qui contient toutes les actions d'une journée sainte, semble avoir été faite pour l'usage de la jeunesse, » à laquelle Ausone tâchait de donner ainsi, « les principes d'une éducation chrétienne. » Il faut avoir bien envie de faire de ce poète un chrétien, pour voir toutes les actions d'une journée sainte dans ces vers, où, à part la prière, qui peut-être n'est pas d'Ausone, on ne rencontre que des allusions à la mythologie, des goûts mondains, des invitations à dîner, des détails gastronomiques, et enfin une invocation aux songes. Cette pièce a dû être composée, non pas dans les écoles de Bordeaux , mais à la cour, à Trèves, où Ausone, comblé d'honneurs et de richesses, menait grand train, et affectait forcément une ferveur de christianisme qui n'était ni dans sa conviction peut-être, ni certainement dans ses habitudes. — Voir la Notice.

[ii] Souvenir de la fable d'Endymion.

[iii] Parodie d'un vers d'Horace, liv. III, ode II, v. 37.

[iv] Quelques éditeurs, Tollius et Fleury entre autres, ajoutent ici un mauvais vers :
Pavetne quidquam spes, fides ?

Cette réflexion, écrite par quelque esprit fort sur la marge d'un vieux manuscrit, avait été découverte d'abord par Vinet, qui n'avait pu en déchiffrer que ces mots : Pavetne mequam spes fides, dont on fit pavet nequidquam spes, fides, et ensuite le vers que nous venons de citer. Souchay condamne cette ridicule interpolation, et la rejette avec raison.

[v] Cette prière se retrouve dans un manuscrit sous le nom de S. Paulin de Nole, l'élève d'Ausone, et elle a toujours été insérée parmi ses œuvres. — Voir S. Pontii Meropii Paulini Opera, Paris, 1685, in-4°.
Il est une autre prière qu'on a voulu aussi attribuer à Ausone, et qui a été quelquefois imprimée parmi ses œuvres sous ce titre : Oratio consulis Ausonii versibus rhopalicis (*). Évidemment elle n'est pas de lui ; cependant, comme elle a été publiée sous son nom, et que, comme tour de force, elle mérite d'être comparée au Griphe, à la Technopégnie et autres nugœ du même genre, nous l'avons comprise dans l'Appendice, à la fin de ce volume (n° II), après avoir essayé de la traduire.

(*) Les vers rhopaliques sont des hexamètres composés de cinq mots, le premier d'une syllabe, le second de deux, le troisième de trois, le quatrième de quatre, le cinquième de cinq. C'est à cette gradation ascendante des mots et des syllabes que ces vers doivent leur nom (de rñpaon, massue, à cause de leur forme). — Voir le Menagiana, t. III, p. 347, édit. de 1729.

[vi] Voir l'Épître de saint Paul aux Romains, ch. II.

[vii] Voir l'Évangile selon saint Jean, ch. XIV.

[viii] Rois, liv. IV, ch. 2.

[ix] Énoch, le père de Mathusalem. Genèse, ch. V.

[x] Genèse, ch. I.

[xi] C'est-à-dire, n'avoir à déplorer la perte d'aucun de mes enfants.

[xii] Souvenir de Martial, liv. X, épigr. 47 :
Summum nec metuas diem nec optes.

Souchay cite aussi ce quatrain célèbre que notre vieux poète Maynard a fait graver sur la porte de son cabinet :
Las d'espérer et de me plaindre
Des Muses, des grands et du sort,
C'est ici que j'attends la mort,
Sans la désirer ni la craindre.

[xiii] Tollius et Fleury rapprochent de ces vers un passage tout semblable d'un poème de S. Paulin à Nicétas (Carm., XVII, v. 115) :
Psallet alternis citharista toto
Æquore David.
Audient Amen tremefacta cete, etc.

Ce qui pourrait bien être un motif de plus pour attribuer cette prière à S. Paulin.

[xiv] C'est-à-dire que l'ombre commence à tourner vers la cinquième heure marquée sur le cadran solaire. Cette cinquième heure répond à peu près, pour nous, à onze heures du matin.

[xv] Les passages perdus comprenaient sans doute la description du dîner, les occupations de la soirée, le souper et le coucher ; car au dernier fragment le poète demande une bonne nuit aux songes.

[xvi] Virgile, Énéide, liv. VI.

épigrammes        parentales