CHAPITRE
PREMIER. Alexandre, selon son projet, pénètre en Égypte, et arrive à Péluse
en sept jours de marche : il trouve dans le port plusieurs vaisseaux de sa
flotte qui l'avait suivi en côtoyant le rivage.
Le persan Mazacès, établi satrape en Égypte par Darius, apprend l'événement
d'Issus, la fuite honteuse de son maître, que la Phénicie, la Syrie et presque
toute l'Arabie sont au pouvoir d'Alexandre. N'ayant d'ailleurs point d'armée à
lui opposer, il s'empresse de lui ouvrir ses villes et son département.
Alexandre jette une garnison dans Péluse ; fait remonter ses vaisseaux jusqu'à
Memphis ; et lui-même, laissant le Nil à sa droite, s'avance vers les
déserts, soumet toutes les villes qu'il trouve sur son passage, et arrive à
Héliopolis. De là, traversant le fleuve, il se rend à Memphis ; immole des
victimes en l'honneur d'Apis et des autres Dieux, et fait célébrer les combats
du gymnase et de la lyre, par les meilleurs acteurs qui lui étaient venus de la
Grèce.
De Memphis il descend le fleuve jusqu'à son embouchure, où il s'embarque avec
les Hypaspistes, les hommes de trait, les Agriens et la cavalerie des Hétaires
; il passe à Canope, tourne les Palus Maréotides, et aborde au lieu où il
devait bâtir Alexandrie.
L'emplacement lui parut propre à fonder une ville dont il présage dès lors la
prospérité future. Avide d'en jeter les premiers fondements, il commença par
en dresser le plan, par y marquer les points principaux d'une place publique, et
des temples qu'il voulait consacrer aux divinités grecques, et à l'Isis
égyptienne ; après avoir déterminé l'étendue de l'enceinte des murs, il
sacrifie pour le succès de son entreprise, et obtient les augures les plus
favorables.
On raconte à cette occasion un fait qui ne me paraît pas hors de
vraisemblance. Alexandre ordonne aux ouvriers de marquer la place des murs à
l'endroit qu'il leur indique : ceux-ci n'ayant rien sous la main pour les
tracer, l'un d'eux s'avise de prendre la farine des soldats, la répand sur les
points désignés par Alexandre, et marque ainsi le plan circulaire des murs de
la ville.
Alors les devins, et particulièrement Aristandre de Telmisse, dont les
prédictions avaient été souvent confirmées, annoncent à Alexandre qu'un
jour toute sorte de biens, et particulièrement ceux de la terre, abonderaient
dans cette ville.
Cependant Hégéloque aborde en Égypte avec ses vaisseaux, et rapporte de la
Grèce les plus heureuses nouvelles. Les habitants de Ténédos ont quitté,
pour le parti d'Alexandre, celui des Perses, où ils avaient été engagés de
force. Ceux de Chio ont secoué le joug des tyrans établis par Autophradates et
Pharnabase ; ils ont pris Pharnabase lui-même. Il est jeté dans les fers avec
Aristonicus, tyran de Méthymnée. Ce dernier s'était réfugié avec cinq
vaisseaux de pirates dans le port de Chio, qu'il croyait encore au pouvoir des
Perses, d'après l'assurance des sentinelles avancées qui lui avaient dit que
Pharnabase y stationnait avec sa flotte. Tous ces pirates avaient été mis à
mort. Hégéloque amenait prisonniers Aristoiniscus, Apollonidès de Chio,
Phisinus et Mégarde, auteurs et fauteurs de la première défection, qui
avaient exercé sur l'île une violente tyrannie. Charès était chassé de
Mitylène : toutes les autres villes de Lesbos s'étaient rendues par
composition. Amphotère, envoyé à Cos avec soixante vaisseaux, avait été
reçu par les habitants de cette île, dont il était déjà en possession lors
du passage d'Hégéloque. Celui-ci amenait tous les prisonniers, excepté
Pharnabase, échappé à Cos, des mains de ses gardes.
Alexandre renvoya ces tyrans aux villes respectives, qu'il établit arbitres de
leur sort ; mais il fit conduire sous benne garde, à Éléphantis, ville
d'Égypte, Apollonidès et ses complices.
CHAP.
2. Cependant Alexandre eut fantaisie de voir le temple d'Ammon en Libye, et d'en
consulter l'oracle, qui passait pour infaillible. Persée, Hercule même
l'avaient interrogé ; l'un, envoyé par Polydecte contre la Gorgone ; l'autre,
marchant en Libye contré Antée, et en Égypte contre Busiris. Alexandre
voulait rivaliser de gloire avec ces héros dont il était descendu ; rapportant
lui-même son origine à Ammon, puisque la fable faisait remonter à Jupiter
celle de Persée et d'Hercule. Son dessein était d'ailleurs de s'instruire de
sa destinée, ou du moins, de passer pour en être instruit. II s'avança donc
le long des côtes jusqu'à Parétonium et parcourut ainsi la longueur de seize
cents stades, dans un désert où l'eau ne lui manqua pas totalement, au rapport
d'Aristobule, De là il tourne vers le temple d'Ammon, à travers le désert et
les sables brûlants de la Libye, où il eut éprouvé les horreurs de la soif,
sans une pluie abondante qui fut regardée comme un prodige, ainsi que le fait
suivant.
Quand le vent du midi souffle dans ces contrées, il élève une si grande
quantité de sable, qu'il en couvre les chemins disparus. Alors ces plaines
offrent l'aspect d'un océan immense ; ni arbres, ni hauteurs pour se
reconnaître ; rien n'indique la route qu'il doit tenir, au voyageur plus
malheureux que le nocher, dont les astres du moins dirigent la navigation.
Alexandre et les siens étaient dans cet embarras lorsque, au rapport de
Ptolémée, deux dragons sifflent et précèdent l'armée. Alexandre accepte
l'augure, ordonne d'en suivre la trace qui dirige leur marche vers le temple et
leur retour. Aristobule prétend, et son opinion paraît plus généralement
adoptée, que ce furent des corbeaux dont le vol guida l'armée. Je crois bien
qu'Alexandre n'arriva que par un prodige ; mais ici, vu la diversité des
récits, tout n'est qu'obscurité.
Le temple d'Ammon s'élève an milieu d'un vaste désert et de sables arides ;
son enceinte très peu étendue, puisqu'elle n'a que quarante stades dans sa
plus grande largeur, est plantée d'arbres qui s'y plaisent, de palmiers et
d'oliviers, c'est le seul point de cette immense solitude où l'oeil rencontre
un peu de verdure. On y voit jaillir une fontaine remarquable par ce
phénomène. Ses eaux, presque glacées à midi, perdent leur fraîcheur à
mesure que le soleil baisse, s'échauffent sur le soir, et semblent bouillantes
à minuit ; l'aurore les refroidit ensuite, et le midi les glace ; chaque jour
est témoin de cet effet. On trouve aussi dans cet endroit un sel fossile que
les prêtres de ce temple portent quelquefois en Égypte dans des corbeilles, et
dont ils font présent au roi ou à d'autres personnages. Ce sel a la
transparence du cristal, ses frustes sont très gros, et excèdent quelquefois
trois doigts de longueur. Plus pur que le sel marin, on le réserve en Égypte
pour les cérémonies religieuses et pour les sacrifices. Alexandre admire la
beauté du lien ; consulte l'oracle, en reçoit, dit-il, une réponse favorable,
et retourne en Égypte, Selon Aristobule, par le même chemin ; selon
Ptolémée, par celui de Memphis qui est le plus court.
CHAP.
3. Plusieurs députations grecques viennent trouver Alexandre à Memphis ;
chacune obtint ce qu'elle demandait ; il y reçoit une recrue de quatre cents
grecs, soudoyés pat Antipater, sous la conduite de Ménétas ; et une autre de
cinq cents chevaux thraces, commandés par Asclepiodore. Il sacrifie à Jupiter
Basileus ; conduit la pompe avec toutes ses troupes sous les armes ; et fait
célébrer des jeux dramatiques et gymniques. S'occupant ensuite du gouvernement
de l'Égypte, il y établit deux satrapes égyptiens, Doloaspis et Petisis,
auxquels il partagea tout le pays ; mais Petisis n'ayant point accepté,
Doloaspis gouverna seul.
Alexandre tire des Hétaires, Pantaléon de Pydne, et Polémon de Pella, qu'il
laisse avec garnison, l'un à Memphis, et l'autre à Péluse : le commandement
des étrangers soldés fut confié à l'étolien Lycidas ; Éugnostus, un des
Hétaires, leur fut adjoint pour la comptabilité ; Eschyle et Ephippus de
Chalcédoine furent chargés de la surveillance ; Apollonius fut nommé satrape
de la Libye voisine, et l'Écnaucratien Cléomène, de l'Arabie que regarde
Héroopolis, avec ordre de ne rien changer à l'administration des impôts qui,
levés par les principaux du pays, seraient ensuite versés entre leurs mains.
Le commandement des troupes laissées en Égypte, fut remis à Pencestas et à
Balacre ; celui de la flotte à Polémon. Balacre, qui était garde de la
personne du roi et général de l'infanterie des alliés, fut remplacé dans le
premier emploi par Léonnatus, et dans le second, par Calame. Ombrien de Crète
succède, après la mort d'Antiochus, au commandement de la troupe des archers.
Alexandre divisa ainsi entre plusieurs le gouvernement de l'Égypte, frappé de
l'importance et des forces du pays, qu'il croyait dangereux de mettre dans les
mains d'un seul. Les Romains ont suivi cette politique d'Alexandre, en ne
confiant jamais le proconsulat de l'Égypte à un sénateur, mais à un
chevalier.
Alexandre fait jeter des ponts sur tous les bras du Nil, et au printemps, part
de Memphis pour la Phénicie. Il arrive à Tyr où sa flotte l'attendait ;
sacrifie de nouveau à Hercule, et fait célébrer des jeux gymniques et
dramatiques.
Une députation athénienne, Diophante et Achille abordent sur le vaisseau
sacré. Les députés des villes maritimes s'y étaient réunis. Alexandre leur
accorde leurs demandes, et rend aux Athéniens ceux de leurs concitoyens faits
prisonniers à la bataille du Granique.
Sur la nouvelle que des troubles ont éclaté dans le Péloponnèse, il y fait
passer Amphotère pour secourir ceux qui avaient tenu constamment pour lui, et
refusé d'entrer dans la ligue des Lacédémoniens. Les Phéniciens et les
Cypriens doivent, d'après ses ordres, équiper une flotte de cent voiles,
qu'Amphotère mènera vers le Péloponnèse.
Pour lui, marchant en avant ; il se dirige vers Thapsaque et l'Euphrate, après
avoir laissé dans la Phénicie Géranus de Berroée, pour y percevoir les
tributs ; Philoxène a la même commission en Asie, en deçà du Taurus.
Harpalus de Machate, revenu depuis peu de son exil, leur succède dans
l'administration du trésor royal. Harpalus, attaché à Alexandre du règne
même de Philippe, avait été contraint de fuir avec Ptolémée, Néarque,
Erygius et Laomédon son frère, alors qu'Alexandre était devenu suspect à son
père, à la suite de la répudiation d'Olympias remplacée par Eurydice.
Après la mort de Philippe ; son fils rappelant tous ses partisans exilés,
plaça Ptolémée dans sa garde, et confia ses finances à Harpalus, que sa
faible constitution éloignait des emplois militaires. Erygius eut le
commandement de la cavalerie des alliés. Laomédon son frère, instruit dans
les deux langues, parut propre aux détails concernant les prisonniers faits sur
les Barbares. Néarque fut nommé satrape de la Lycie et des contrées voisines
jusqu'au mont Taurus.
Quelque temps avant la journée d'Issus, les conseils d'un homme pervers, de
Tauriscus, qui finit ses jours en Italie auprès d'Alexandre, roi des Épirotes,
entraînèrent Harpalus dans sa défection. Retiré à Mégare, Harpalus, sur la
promesse qu'Alexandre lui donna d'oublier le passé, retourna vers lui. Loin
d'en recevoir aucun mauvais traitement, il fut rétabli dans sa charge.
Ménandre, l'un des Hétaires, fut envoyé satrape en Lydie, et Cléarque lui
succéda dans le commandement des troupes étrangères.
Asclépiodore remplaça, dans le gouvernement de la Syrie, Arimnas déposé pour
avoir usurpé la prérogative royale, alors qu'il fut chargé de faire les
préparatifs pour la marche de l'armée au centre de l'Égypte.
Alexandre arrive à Thapsaque au mois hécatombéon ; Aristophane était alors
archonte à Athènes.
CHAP.
4. On avait commencé à jeter deux ponts sur l'Euphrate ; mais alors Mazée,
chargé par Darius de défendre le fleuve, paraissant sur la rive opposée avec
trois mille chevaux, dont deux mille stipendiés Grecs, les Macédoniens
craignirent d'abord qu'on achevât cet ouvrage. Mais à l'approche du
conquérant, Mazée ayant pris la fuite avec les siens, on termina les ponts sur
lesquels Alexandre passa avec toute son armée.
Il s'avance à travers la Mésopotamie, laissant à sa gauche l'Euphrate et les
montagnes d'Arménie, ne marchant point de l'Euphrate vers Babylone par la route
directe, mais choisissant celle qui, plus facile, fournissait abondamment des
vivres, des fourrages, et où les chaleurs étaient plus tolérables.
On rencontra quelques éclaireurs de l'armée de Darius qui s'étaient avancés
trop avant, on les fit prisonniers : ils annoncèrent que Darius était campé
sur les bords du Tigre, dont il se préparait à défendre le passage avec une
armée plus nombreuse que celle qui avait combattu dans la Cilicie. Sur ce
récit, Alexandre se porte en hâte vers le Tigre. Arrivé sur ses bords, il ne
trouve ni Darius ni aucun corps pour l'arrêter ; il passe le fleuve sans autre
obstacle que la rapidité de son cours : l'armée campe sur la rive.
Il y eut alors une éclipse totale de lune. Alexandre fit sacrifier à cet
astre, à la terre et au soleil, dont la conjonction produit les éclipses.
Aristandre de s'écrier que cet augure était heureux et promettait le succès
des armes d'Alexandre ; qu'il fallait combattre dans ce mois, que les sacrifices
assuraient la victoire.
On décampe ; on traverse l'Assyrie, ayant le Tigre à droite, et à gauche les
montagnes des Gordiens.
Le quatrième jour, des coureurs annoncent que l'on découvre dans la campagne
la cavalerie de l'ennemi, dont ils n'ont pu reconnaître le nombre.
Alexandre dispose son ordre de bataille. De nouvelles reconnaissances arrivent
à toutes brides, et rapportent que ce qu'on a pris pour la cavalerie ennemie
n'est qu'un détachement de mille hommes.
Prenant alors avec lui l'Agéma, une compagnie des Hétaïres, et l'avant-garde
légère des Péones, il se porte à leur rencontre, en donnant ordre a l'armée
de le suivre au petit pas.
À l'approche d'Alexandre, la cavalerie persane se débande ; il les presse, un
grand nombre échappe ; plusieurs mal servis par leurs chevaux, sont tués ;
d'autres sont faits prisonniers, et l'on apprend d'eux que Darius n'est pas loin
à la tête d'une puissante armée.
On y comptait les Indiens auxiliaires, peuples voisins de la Bactriane ; ceux
mêmes de la Bactriane et de la Sogdiane, conduits par leur satrape Bessus ; et
les Saques, famille des Scythes de l'Asie, indépendants mais alliés de Darius,
tous archers à cheval sous le commandement de Mabacès.
Barsaétès, satrape des Arachotes, amenait avec eux les Indiens montagnards.
Satibarzanes commandait les Ariens ; Phrataphernes, la cavalerie des Parthes,
des Hyrcaniens et des Topyriens ; Atropatès, les Mèdes joints aux Cadusiens,
aux Albaniens, et aux Sacesiniens.
Les habitants des bords de la mer Rouge étaient conduits par Oromobates,
Ariobarzanes et Orxinès ; les Susiens, les Uxiens, par Oxatre ; les
Babyloniens, les Sitaciniéns et les Cariens, par Bupare ; les Arméniens, par
Oronte et Mithraustes ; les Cappadociens, par Ariacès ; ceux de la Coelo-Syrie
et de la Mésopotamie, par Mazée.
On élevait le nombre des fantassins à un million, celui des cavaliers à
quarante mille ; celui des chars armés de faux à deux cents. Il y avait peu
d'éléphants, on en comptait quinze amenés des contrées en deçà de l'Indus.
Darius vint camper avec toutes ces troupes dans la plaine de Gaugamèle, près
du fleuve Boumade, à six cents stades de la ville d'Arbelles, en rase campagne.
Il avait eu le soin de faire aplanir toutes les inégalités du terrain qui
auraient pu empêcher la manoeuvre des chars ou de la cavalerie. En effet, ses
courtisans attribuaient la défaite d'Issus à la difficulté des lieux ; Darius
les crut facilement.
Instruit de ces dispositions par les prisonniers, Alexandre fit halte à
l'endroit même où il était. Il retint pendant quatre jours ses troupes au
camp pour les refaire, et s'y fortifia. En effet, il avait résolu d'y laisser
les bagages, les soldats inutiles, et de mener ses troupes à l'ennemi sans
autre équipage que leurs armes. L'armée s'ébranle vers la seconde veille de
la nuit pour engager l'action générale au lever de l'aurore.
Sur la nouvelle de l'approche d'Alexandre, Darius se prépare au combat.
Alexandre s'avance en ordre de bataille. Les armées n'étaient éloignées que
de soixante stades, et ne se découvraient point encore ; en effet, elles
étaient séparées par des hauteurs. Dès qu'Alexandre y fut arrivé apercevant
les Barbares, il fait halte ; et rassemblant les Hétaires, les chefs de
l'armée, et les commandants des troupes macédoniennes et étrangères, il mit
en délibération s'il ferait donner de suite la phalange sur l'ennemi, ce qui
était l'avis du plus grand nombre ; ou s'il camperait dans cet endroit, selon
le conseil dé Parménion ; qu'alors on reconnaîtrait les lieux et les
environs, les embuscades ou les pièges cachés, les dispositions et
l'ordonnance de l'ennemi. L'avis de Parménion l'emporta. L'armée campa en
ordre de bataille.
Alexandre, prenant avec lui les troupes légères et la cavalerie des Hétaires,
fait le tour des lieux qui devaient être le théâtre du combat.
De retour, il rassemble de nouveau le conseil : « Braves guerriers, je
n'enflammerai point votre courage par des discours, vos propres exploits vous
parlent assez haut. Allez, dites seulement aux soldats qu'il ne s'agit plus ici
de la conquête de la Coelo-Syrie, de la Phénicie ou de l'Égypte, mais de
l'empire de l'Asie à qui cette journée doit donner un maître. Ce peu de mots
suffit à des héros éprouvés. Souvenez-vous seulement d'observer l'ordre
déterminé ; gardez le silence tant qu'il sera nécessaire ; et qu'on ne pousse
un cri général que dans le moment décisif ; soyez attentifs à recevoir
l'ordre ; et prompts a l'exécuter. Que chacun sache qu'il est responsable d'un
succès qu'il peut assurer, que la négligence seule ferait perdre.»
Après avoir ainsi animé les chefs en peu de mots, et lui-même plein de
confiance en leur résolution et leur courage, il fait prendre à ses soldats
des aliments et du repos.
On assure que Parménion se rendit à la tente d'Alexandre, et lui conseilla
d'attaquer les Perses pendant la nuit, où l'ombre et la surprise augmenteraient
le désordre de l'ennemi. Mais Alexandre à haute voix, et de manière a être
entendu de ceux qui l'entouraient : « Il serait honteux de dérober la victoire
; c'est ouvertement, et non par un détour que je veux triompher. » On trouva
plus d'héroïsme que d'orgueil dans ce mot, à mon avis, plein de prudence.
En effet, dans la nuit, au milieu même de l'inégalité des armes, il peut
arriver de ces accidents imprévus qui, funestes au plus fort, rangent
tout-àcoup la victoire du côté le plus faible, et de la manière la plus
imprévue. La valeur d'Alexandre devait préférer d'être exposée au grand
jour. Darius vaincu dans une attaque nocturne, n'en aurait conçu aucune
humiliation. D'un autre côté, en supposant que les Macédoniens eussent été
repoussés, l'ennemi connaissait parfaitement tous les lieux dont il disposait,
tandis qu'engagés sui un terrain inconnu, les Grecs auraient eu à se défendre
non seulement contre les vainqueurs, mais encore contre les prisonniers dont la
multitude pouvait les accabler, je ne dirai point seulement en cas d'échec,
mais même en cas d'avantage peu marqué. Je trouve, d'après ces
considérations, autant de sagesse que de grandeur dans la réponse d'Alexandre.
CHAP.
5. Darius resta rangé en bataille toute la nuit. Il avait négligé de
fortifier son camp, et il craignait une surprise. Rien ne nuisit davantage à
son parti que cette longue attente sous les armes. Cette crainte qui se
réveille à l'approche d'un grand combat, avait depuis longtemps pénétré
dans le coeur de ses troupes.
Telles furent les dispositions de Darius : on retrouva ce plan après la
bataille, si l'on en croit Aristobule.
À la gauche la cavalerie de la Bactriane avec les Dahes et les Arachotes ;
près d'eux la cavalerie et l'infanterie persane confondues, Les Perses,
appuyés sur les Susiens, les Susiens sur les Cadusiens, s'étendaient depuis la
pointe de l'aile gauche jusqu'au milieu du corps de bataille.
À la droite, les Coelo-Syriens et les habitants de la Mésopotamie soutenus par
les Mèdes, ensuite les Parthes et les Saques ; enfin les Topyriens et les
Hyrcaniens touchant aux Albaniens et aux Sacesiniens qui venaient rejoindre le
centre où Darius paraissait au milieu de sa famille et des nobles de son
empire, entouré des Indiens, des Cariens Anapastes, et des archers Mardes.
Les Uxiens, les Babyloniens, les Sitaciniens et les habitants des bords de la
Mer rouge étaient rangés derrière sur une seconde ligne.
Darius avait protégé son aile gauche ; en face de la droite d'Alexandre, par
la cavalerie Scythe, mille Bactriens, et cent chars armés de faux. Cinquante
autres et la cavalerie de l'Arménie et de la Cappadoce étaient au devant de
l'aile droite. Un pareil nombre de chars armés de faux et les éléphants
couvraient le centre où Darius avait encore rassemblé autour de lui
l'infanterie grecque à sa solde, la seule qu'il put opposer à la phalange
macédonienne.
Alexandre disposa son armée dans l'ordre suivant : Sa droite était composée
de la cavalerie des Hétaires ; au premier rang la compagnie royale, sous les
ordres de Clitus : ensuite celles de Glaudias, d'Ariston, de Sopolide,
d'Héraclite, de Démétrius, de Méléagre, et enfin d'Hégéloque. Philotas
eut le commandement général de cette cavalerie.
Elle était appuyée sur l'infanterie, formée de la phalange macédonienne : on
y distinguait l'Agéma, les Hypaspistes conduits par Nicanor ; les bataillons de
Coenus, de Perdiccas, de Méléagre, de Polysperchon, d'Amyntas, qui, envoyé en
Macédoine pour des recrues, avait été remplacé alors par Simias.
À la gauche de la phalange, la troupe de Crarérus. Il commandait toute
l'infanterie de cette aile, et Parménion en dirigeait toute la cavalerie
composée des alliés sous les ordres d'Erigius, et des chevaux Thessaliens sous
ceux de Philippe. Parménion avait autour de lui l'élite thessalienne, les
Pharsaliens.
Tel était le front de la bataille. Derrière s'étendait une seconde ligne
mobile dont les chefs avaient ordre de faire volte face, si les Perses tentaient
d'envelopper l'armée ; ils devaient étendre ou resserrer leur phalange au
besoin.
À la droite, près les compagnies royales, étaient disposés la moitié des
Agriens sous les ordres d'Attalus, ensuite les archers macédoniens sous ceux de
Brison, soutenus des vieilles bandes étrangères conduites par Cléandre.
Devant les Agriens on avait jeté la cavalerie légère et les Péones,
commandés par Arétès et Ariston, et en avant était la cavalerie étrangère
sous Ménidas. Le front de l'aile droite était couvert par l'autre moitié dès
Agriens, des hommes de traits et des frondeurs sous Balacre, en face des chars
armés de faux. Ménidas et sa troupe eurent l'ordre de prendre l'ennemi en
flanc, s'il cherchait à les tourner. Telle était la disposition de l'aile
droite.
À la pointe de l'aile gauche, sur un front oblique, les Thraces de Sitalcès,
la cavalerie alliée conduite par Coeranus, et celle des Odrisiens par Agathon ;
en avant la cavalerie des étrangers à la solde, sous Andromaque ; l'infanterie
thracienne couvrait les bagages.
Toute l'armée d'Alexandre montait à sept mille chevaux et quarante mille
hommes de pied.
Les armées s'étant approchées, Darius et le centre qu'il occupait se
trouvèrent en face d'Alexandre et des compagnies royales. Alexandre appuie sur
sa droite ; les Perses suivent ce mouvement et font déborder leur aile gauche.
Déjà la cavalerie scythe atteignait celle qui couvrait le front d'Alexandre,
sans qu'il s'en occupât ; il suivait sa direction, et il était déjà arrivé
à l'endroit du terrain aplani par les Perses, lorsque Darius, craignant que les
Macédoniens ne vinssent à s'étendre sur un sol plus inégal où ses chars
armés de faux ne pourraient rouler, ordonne à ceux qui couvraient son aile
gauche d'investir la droite de l'ennemi pour empêcher Alexandre de s'étendre.
Celui-ci les fait attaquer par Ménidas. Cependant la cavalerie des Scythes et
des Bactriens se porte à leur rencontré en plus grand nombre ; Alexandre la
fait charger par le corps d'Aretès, les Péones et les étrangers.
Les Barbares plient ; des Bactriens, accourant à leur secours, les ramènent au
combat, qui devient sanglant. Les Macédoniens y perdent beaucoup de monde,
l'ennemi ayant sur eux l'avantage du nombre, et la cavalerie Scythe celui des
armes défensives. Cependant ils soutiennent le choc avec courage, et,
réunissant leurs forces, ils mettent l'ennemi en désordre. Alors les Barbares
font rouler contre Alexandre les chars armés de faux pour rompre sa phalange ;
mais leur espoir fut trompé. En effet, dès qu'ils s'ébranlaient, les Agriens
et les frondeurs de Balacre faisaient pleuvoir sur les conducteurs une grêle de
traits, les précipitaient des chars, saisissaient les rênes et tuaient les
chevaux. Quelques-uns uns traversèrent les rangs, qui s'étaient ouverts à
leur passage, suivant l'ordre d'Alexandre ; ils ne reçurent et ne firent aucun
dommage ; ils tombèrent au pouvoir des Hypaspistes et des Hippocomes.
Darius ébranle toute son armée. Alexandre pousse à la tête de son aile
droite et ordonne à Aretès de se porter sur la cavalerie ennemie prête à la
tourner. À peine Alexandre vit le corps d'Aretès qui venait soutenir les siens
ébranlés, s'ouvrir les premiers rangs des Barbares, qu'il se précipite de ce
côté.
Formant le coin avec la cavalerie des Hétaires et la phalange, il fond à pas
redoublés, et à grands cris, sur Darius. La mêlée dura peu ; Alexandre et sa
cavalerie pressent les Perses de toutes parts, les frappent au visage. La
phalange serrée, hérissée de fer, les accable. Darius lui-même sent
redoubler une terreur qu'il éprouvait depuis longtemps, il cède à Alexandre
et fuit le premier. La cavalerie perse, qui tournait l'aile droite des
Macédoniens, est mise en déroute par Aretès, qui en fait un grand carnage.
Simias, apprenant que l'aile gauche des Grecs a du désavantage, cesse de suivre
Alexandre et fait halte. En effet, le front ayant été ouvert, une partie de la
cavalerie indienne et persane s'était fait jour jusqu’aux bagages des
Macédoniens, où le désordre fut extrême. Les Perses y accablèrent les Grecs
surpris, sans armes, et qui ne pensaient pas que l'on pût rompre les deux
lignes qui les séparaient de l'ennemi. Ajoutez que les prisonniers qu'ils
gardaient se tournèrent contre eux. Les chefs de la seconde ligne, à la
nouvelle de ce désordre, font volte face, et, prenant les Perses à dos, en
tuent une partie embarrassée dans les bagages, et mettent le reste en fuite.
L'aile droite de Darius qui ignorait sa fuite, enveloppant la gauche
d'Alexandre, prenait Parménion en flanc. Dans le premier embarras, Parménion
envoie prévenir Alexandre du danger où il se trouve, et lui demande du
secours. Alexandre cesse de poursuivre l'ennemi, et, et revenant à la tête des
Hétaires, se porte vivement sur l'aile droite des Barbares, mais donne dans une
partie de la cavalerie ennemie qui fuyait, composée des Parthes, des Indiens et
des Perses les plus braves : le choc fut des plus terribles ; car les Barbares,
se retirant en ordre de marche et en masse, tombent sur Alexandre non plus à
coups de javelots ou en développant leurs manoeuvres accoutumées, mais en le
pressant de front et de tout le poids de leur choc, combattant en désespérés,
comme des gens qui ne disputent plus la victoire, mais leur propre vie.
Il périt dans cette action soixante Hétaires ; Héphestion, Coenus et Ménidas
furent blessés.
Alexandre l'emporta. Il n'échappa que ceux qui se firent jour à travers ses
rangs. Il arrive à l'aile droite ; l'avantage était rétabli par la valeur de
la cavalerie thessalienne, qui rendait la sienne inutile.
Il se remet à la poursuite de Darius, et ne s'arrête qu'à la nuit.
Parménion poussait aussi de son côté les fuyards.
Alexandre, après avoir passé le Lycus, y campe pour faire rafraîchir les
chevaux et les soldats.
Parménion s'empare du camp des Barbares, de tout le bagage, des éléphants et
des chameaux.
Alexandre, ayant laissé reposer sa troupe, part vers le milieu de la nuit pour
Arbelles, où il espère surprendre Darius et tous ses trésors. Il y arrive le
lendemain, après avoir poursuivi les fuyards l'espace de six cents stades.
Darius avait traversé Arbelles sans s'y arrêter, mais il y avait laissé ses
trésors, son char et ses armes, dont Alexandre s'empara.
Alexandre ne perdit dans ce combat que cent hommes et environ mille chevaux
percés de coups ou excédés de fatigues. Presque la moitié de cette perte fut
du côté des Hétaires. Du côté des Barbares on compta, dit-on, trois cent
mille morts, et le nombre des prisonniers fut encore plus considérable. On
s'empara des éléphants et de tous les chars qui n'avaient point été brisés.
Telle fut l'issue de ce combat qui confirma la prédiction d'Aristandre.
CHAP.
6. Darius se retira précipitamment à travers les montagnes de l'Arménie vers
les Mèdes, accompagné dés Bactriens échappés à l'ennemi, des Perses
alliés à sa famille, et de quelques Mélophores : il fut joint par deux mille
stipendiaires étrangers, sous la conduite de Paron Phocéen et de Glaucus d'Étolie.
Le vaincu prenait la route de la Médie, dans la pensée qu'Alexandre suivrait
celle de Suse et de Babylone, parce qu'il y trouverait des vivres et plus de
facilités dans sa marche. Babylone et Suse étaient, en quelque sorte, le prix
de la victoire ; et la route de la Médie était difficile à tenir pour une
grande armée.
Il ne se trompa point ; Alexandre en sortant d'Arbelles marcha sur Babylone.
Près de ses murs il range son armée en bataille. Tous les habitants sortent à
sa rencontre, précédés des prêtres et des magistrats, et lui livrant la
ville et la citadelle, apportent des présents, des trésors.
Le conquérant entre dans Babylone il ordonne de relever les temples détruits
par Xerxès, particulièrement celui de Bélus, auquel les Babyloniens rendent
un culte spécial.
Mazée est nommé satrape ; Apollodore d'Amphipolis, commandant des troupes.
Asclépiodore est chargé du recouvrement des tributs ; Mythrinès, qui avait
livré la ville de Sardes, obtient le gouvernement de l'Arménie.
Alexandre a des conférences avec les mages, les consulte sur tout ce qui
concerne la restauration des temples, et sacrifie, d'après leurs conseils, à
Bélus.
Il marche vers Suse. Le fils du satrape vient à sa rencontre avec un courrier,
de Philoxène qu'Alexandre avait dépêché à l'issue du combat vers cette
ville, lequel lui annonce que Suse et ses trésors sont en son pouvoir.
Alexandre arrive en cette ville le vingtième jour de marche ; il s'empare des
trésors ; l'argent seul montait à cinquante mille talents. Parmi les meubles
de prix, on trouva plusieurs objets que Xerxès avait enlevés de la Grèce
entre autres les statues d'airain d'Harmodius et d'Aristogiton. Alexandre les
renvoya aux Athéniens : on les voit encore aujourd'hui dans le Céramique, du
côté où l'on monte vers la ville, vis-à-vis le temple de Cybèle ; près
l'autel des Eudanemiens qui s'élève dans le portique connu de tous les
initiés aux mystères d'Éleusis.
Alexandre fait célébrer, selon l'usage des Grecs, une fête aux flambeaux et
des jeux gymniques. Il nomme satrape des Susiens Abulites, Persan ; laisse le
commandement de la citadelle à Mazare, l'un des Hétaires ; celui de toutes les
troupes, à Archélaüs, et marche vers les Perses. Il envoie Ménes vers les
côtes de la Syrie, de la Phénicie et de la Cilicie, en qualité de satrape, et
lui remet trois mille talents, avec ordre d'en faire passer à Antipater autant
qu'il sera nécessaire pour soutenir la guerre contre les Lacédémoniens.
Amyntas arrive avec les troupes levées en Macédoine. Alexandre jeta la
cavalerie dans les cadres des Hétaires, et les fantassins dans ceux de
l'infanterie, par ordre de nations. Ensuite il divisa en deux corps, placés à
chaque aile, celui de la cavalerie qui, jusque là n'en avait formé qu'un seul.
Il leur donna pour chefs les plus vaillants des Hétaires.
Alexandre part de Suse avec son armée, traverse le Pasitigre et entre dans le
pays des Uxiens. Ceux d'entre eux qui habitaient les plaines et soumis à la
domination des Perses se rendirent. Les montagnards indépendants annoncent au
Macédonien qu'il ait à leur payer le tribut qu'ils exigeaient des rois de
Perse pour le passage. Mais Alexandre : « Je vous conseille de vous rendre dans
ces défilés où vous devez m'arrêter ; c'est là que vous recevrez le tribut.
»
Il prend avec lui ses gardes, les Hypaspistes et huit mille hommes du reste de
l'armée, et se dirigeant de nuit par un chemin détourné, ayant pour guide des
Susiens, il franchit en une marche des défilés inaccessibles, pénètre dans
un bourg des Uxiens, les surprend ; plusieurs sont tués dans leurs lits, les
autres se dispersent dans les montagnes ; le vainqueur fait un butin
considérable. Il marche précipitamment vers les gorges où il avait donné
rendez-vous aux Uxiens pour recevoir le tribut. Cratérus qu'il a détaché en
avant a dû occuper les hauteurs pour fermer la retraite à l'ennemi ;
lui-même, il double le pas, s'empare des défilés, range ses troupes et fond
sur les Barbares avec tout l'avantage du lieu.
Consternés de la rapidité d'Alexandre, privés du poste sur lequel ils
comptaient, les Barbares fuient sans en venir aux mains. Une grande partie
périt sous le fer des Macédoniens qui les poursuivent, une autre dans les
précipices ; le plus grand nombre se sauvant sur les montagnes où Cratérus
les a devancés, y reçoivent la mort : Ainsi payés de leur audace, les Uxiens
eurent beaucoup de peine à obtenir d'Alexandre qu'il leur laissât leurs terres
à la condition d'un tribut annuel.
Ptolémée rapporte que la mère de Darius supplia en leur faveur Alexandre, et
obtint qu'ils conserveraient leurs possessions, mais à condition qu'ils
paieraient en tribut annuel cent chevaux, cinq cents bêtes de charge et trente
mille têtes de bétail : les Uxiens ne connaissant ni l'argent, ni
l'agriculture, et étant un peuple nomade.
Alexandre renvoie ensuite en Perse, par la grande route, les bagages, la
cavalerie thessalienne, celle des alliés et des étrangers ; et les troupes
pesamment armées sous la conduite de Parménion.
Prenant avec lui l'infanterie macédonienne, la cavalerie des Hétaires, celle
des éclaireurs, les Agriens et les archers, il s'avance rapidement par les
montagnes.
Arrivé aux Pyles persiques, il y trouve le satrape Ariobarzane à la tête de
quarante mille hommes, et de sept cent chevaux retranchés dans les gorges dont
il a fermé l'entrée par un mur.
Alexandre campe aux pieds, et dès le lendemain entreprend l'attaque. La
position du lieu la rendait difficile ; les Macédoniens étaient criblés de
blessures par les traits ou par le jeu des machines. Alexandre fit suspendre
l'action.
Quelques-uns des prisonniers lui promettent alors de le mener par un chemin
détourné. Instruit de la difficulté de ce passage, il laisse Cratérus dans
le camp avec la troupe qu’il commande, celle de Méléagre, quelques archers
et cinq cents chevaux. Il lui ordonne de livrer l'assaut, dès qu'il sera
instruit par le son des trompettes du passage effectué, et de l'attaque qu'il
livrera aux Perses. Lui-même, à la tête des Hypaspistes, des troupes de
Perdiccas, des plus habiles archers, de la première compagnie de ses Hétaires,
renforcée par un peloton de cavalerie, s'avance pendant la nuit à cent stades,
fait un détour et s'approche des Pyles.
Amyntas, Philotas et Coenus conduisent le reste de l'armée par la plaine. Ils
doivent jeter un pont sur le fleuve qui leur ferme l'entrée de la Perse.
Alexandre poursuit sa route rapidement et presque toujours à la course, malgré
les difficultés. Arrivé avant le jour au premier poste des Barbares, il
égorge les gardes avancées, traite, de même le second poste ; ceux du
troisième fuient à son approche, non dans le camp d'Ariobarzane, mais sur les
hauteurs où la crainte les pousse ; de sorte qu'au point du jour Alexandre
attaque à l'improviste le camp de l'ennemi. À peine on parut devant les
retranchements, que Cratérus, averti par l'éclat des trompettes, donne
l'assaut. L'ennemi épouvanté fuit sans en venir aux mains ; pressés de tous
côtés, et par Alexandre et par ceux de Cratérus, beaucoup tentent de regagner
leurs retranchements, mais les Macédoniens s'en étaient emparés par les soins
de Ptolémée, qu'Alexandre, dans l'attente de l'événement, y avait détaché
avec trois mille hommes d'infanterie. La plupart des Barbares tombèrent sous
les coups des Macédoniens ; la terreur s'emparant des autres, ils fuient à
travers les précipices où ils périrent. Ariobarzane, avec quelques chevaux,
se sauve dans les montagnes.
Alexandre se reportant rapidement vers le gros de l'armée, traverse le pont que
les siens avaient jeté, et s'avance à grandes journées dans la Perse, pour ne
point laisser, à ceux qui gardaient le trésor royal, le temps de le piller
avant son arrivée. Il s'empare également de l'argent que Cyrus l'ancien avait
accumulé à Persépolis. Alexandre établit Phrasaorte satrape des Perses, et
brûle le palais des rois, contre l'avis de Parménion qui demande en vain qu'on
l'épargne. C'était, disait-il, ruiner sans aucun avantage ses conquêtes ;
c'était aigrir les Asiatiques qui s'imagineraient qu'Alexandre n'avait d'autre
but que de ravager l'Asie sans vouloir la conserver. Mais celui-ci : « Une
armée perse est venue en Grèce, a détruit Athènes, brûlé nos temples,
dévasté tout le pays : je dois cette vengeance aux Grecs. » Alexandre en agit
ici avec peu de prudence, et ne vengea nullement l'outrage que les anciens
Perses avaient fait à la Grèce.
CHAP.
7. Alexandre apprend que Darius, s'est retiré dans la Médie, il y vole.
En effet, telle était la résolution de celui-ci : qu'Alexandre s'arrête à
Suse et à Babylone ; Darius attendrait, chez les Mèdes, les révolutions que
pourraient éprouver les affaires du conquérant. Que s'il était, poursuivi par
l'armée victorieuse, il fuirait chez les Parthes ; chez, les Hyrcaniens et
même jusque dans la Bactriane, dont il ravagerait tout le pays pour ôter à
l'ennemi les moyens de le poursuivre longtemps. Il envoie donc aux pyles
caspiennes les femmes, le bagage et tout l'attirail qu'il traînait à sa suite,
et s'arrête à Ecbatane avec le peu de troupes qu'il a pu ramasser.
Alexandre, marchant à sa poursuite tombe sur le pays des Parétaques, s'en
empare et leur laisse pour satrape Oxathres qui avait déjà gouverné Suse en
cette qualité.
On lui annonce en chemin que Darius vient à sa rencontre, qu'il veut encore une
fois tenter la fortune des armes ; que les Scythes et les Cadusiens se sont
réunis aux Perses. Alexandre laisse derrière lui tout le bagage avec ordre de
le suivre, et marche avec toutes ses troupes, rangées en bataille, vers la
Médie, où il arrive le douzième jour. Il reçoit alors des nouvelles
contraires : il apprend que Darius n'a d'autre espoir que dans la fuite ; il
redouble d'ardeur à le poursuivre. À trois journées d'Ecbatane, Bisthanes,
fils d'Ochus qui avait régné en Perse avant Darius, vient au-devant
d'Alexandre, et lui annonce que celui-ci a pris la fuite depuis cinq jours avec
neuf mille hommes, dont six mille fantassins, emportant de la Médie sept mille
talents. Arrivé à Ecbatane, Alexandre renvoie vers les côtes la cavalerie
thessalienne et des autres alliés, sous la conduite d'Epocillus, escortés de
quelques chevaux, parce qu'il retint les leurs. Il ajouta deux mille talents à
leur solde, et ne garda près de lui que ceux d'entre eux qui voulurent y rester
; ils se trouvèrent en assez grand nombre. Il écrit à Menés de fournir aux
autres les bâtiments nécessaires pour les conduire vers l'Eubée.
Il donne ordre à Parménion de rassembler tous les trésors de la Perse dans le
fort d'Ecbatane, sous la garde d'Harpalus, et de plusieurs affidés qui
défendraient la place avec six mille Macédoniens et quelques chevaux ;
Parménion doit passer ensuite en Hyrcanie par le territoire des Cadusiens avec
les étrangers, les Thraces et le reste de la cavalerie, excepté celle des
Hétaires.
Alexandre écrit à Clitus, commandant les compagnies royales, et qu'une maladie
retenait à Suse, de venir le rejoindre chez les Parthes, en prenant à son
passage les Macédoniens laissés à Ecbatane. Lui-même, à la tête de la
cavalerie des Hétaires, des troupes légères, des chevaux étrangers à sa
solde, sous la conduite d'Erigius, de la phalange macédonienne, hors ceux
laissés à la garde du trésor, des archers et des Agriens, poursuit vivement
Darius.
La marche forcée lui fit laisser un grand nombre de malades sur la route, et
perdre beaucoup de chevaux. Loin de ralentir sa course, il arrive le onzième
jour à Rhagues. Le douzième l'eût conduit aux Pyles caspiennes ; mais Darius
les avait déjà passées ; partie de ceux qui l'accompagnaient dans sa fuite se
retirèrent dans leurs foyers, partie vinrent se rendre à Alexandre qui,
perdant tout espoir d'atteindre Darius, demeura cinq jours à Rhagues pour
donner du repos à ses troupes. Il nomme satrape de Médie Oxydatès, que Darius
avait pris et laissé à Suse dans les fers, ce qui lui concilia l'amitié
d'Alexandre.
Il marche avec son armée vers les Parthes, fait la première halte aux Pyles
caspiennes, les passe le lendemain, et pénètre dans un pays cultivé. Mais
apprenant qu'il avait un désert intérieur à traverser, il envoie Coelius
fourrager avec quelques chevaux et quelques fantassins pour approvisionner
l'armée.
Cependant Bagistanes, un des premiers de Babylone, et Antibelus, un des fils de
Mazée, arrivent de l'armée de Darius. Ils annoncent que ce prince est arrêté
par Nabarzanes qui accompagnait sa fuite, à la tête de mille chevaux, et que
Bessus, satrape de la Bactriane, ainsi que Brazas, satrape des Arachotes et des
Drangues, le retiennent prisonnier.
À cette nouvelle, Alexandre crut devoir redoubler sa marche. Il prend avec lui
ses Hétaires, des chevaux légers, l'élite de son. infanterie, et part sans
attendre le retour de Coenus. Il laisse à Cratérus le commandement du reste de
l'armée, avec ordre de le suivre à petites journées.
Les siens ne portent que leurs armes, et des vivres pour deux jours.
Il marche toute la nuit et ne s'arrête que le lendemain à midi, pour faire
reposer le soldat. Continuant sa route vers le soir, il arrive au point du jour,
et ne trouve point l'ennemi dans le camp d'où était parti Bagistanes. On lui
confirma que Darius, prisonnier de Bessus, est traîné sur un char ; que
celui-ci a été porté au commandement par la cavalerie Bactriane, et les
autres Barbares, Artabase, ses enfants et les Grecs toujours fidèles à Darius,
n'approuvant ni ne pouvant empêcher cette trahison, s'étaient retirés sur les
montagnes, sans vouloir reconnaître Bessus. Le projet des autres était, si
Alexandre les poursuivait, de lui livrer Darius, et d'obtenir grâce à ce prix
; sinon de lever le plus de troupes qu'ils pourraient, et de se partager
l'empire, qu'ils se garantiraient réciproquement. Bessus les commandait pour
l'instant, comme parent de Darius, et satrape du pays dans lequel ils se
trouvaient.
Cette nouvelle ranime l'ardeur d'Alexandre ; malgré les fatigues que ses
troupes et ses chevaux avaient éprouvées dans une longue route, il force sa
marche toute la nuit, et le jour suivant, à midi, il arrive près d'un bourg
où les fuyards avaient campé la veille.
Il apprend que les Barbares doivent marcher de nuit. Il peut les couper par un
chemin plus court, mais il n'y trouvera point d'eau : n'importe, il s'y fait
conduire. Son infanterie ne pourrait suivre les chevaux ; cinq cents cavaliers
cèdent les leurs à autant de fantassins d'élite, et à leurs officiers qui
les montent, sans changer d'armes. Nicanor, commandant les Hypaspistes, Attalus,
chef des Agriens, et quelques autres légèrement armés, suivent la route qu'on
prise les fuyards ; le reste de l'infanterie marche en bataillon carré.
Alexandre part sur le soir, et court à toutes brides. Après un chemin de
quatre cents stades, au point du jour il atteint les Barbares qui fuyaient en
désordre et sans armes. Peu lui résistent : à son aspect, la plupart se
sauvent sans combattre ; quelques-uns périssent dans l'action ; tout le reste
prend la fuite.
Cependant Bessus et ses complices entraînent Darius. Dès qu'ils se virent
pressés par Alexandre, Satibarzane et Barzaente massacrent Darius, le laissent
mourant, et s'échappent avec six cents chevaux.
À l'arrivée d'Alexandre, Darius n'était plus. Le vainqueur envoie son corps
aux Perses pour recevoir la sépulture et les honneurs funèbres rendus à ses
prédécesseurs.
Il établit satrape des Parthes et des Hyrcaniens, le Parthe Ammynape qui, de
concert avec Mazacès, lui avait livré l'Égypte ; et lui adjoint Tlepolème,
un des Hétaires.
Ainsi périt Darius, à l'âge de cinquante ans, Aristophon étant Archonte à
Athènes, dans le mois hécatomboeon. Ce prince faible et peu versé dans l'art
militaire n'opprima point ses peuples : attaqué par les Grecs et les
Macédoniens, il n'en eut pas le temps ; et quand, il en aurait eu la volonté,
ses propres périls suffisaient pour l'en détourner. Il fut malheureux pendant
tout le cours de sa vie, et son règne ne fut qu'un enchaînement de calamités.
En effet, la guerre commença par la défaite de ses satrapes sur le Granique ;
il perd l'Ionie, l'Éolie, les deux Phrygies, la Lydie et la Carie, à
l'exception d'Halicarnasse qui lui fut bientôt enlevée, ainsi que toutes les
côtes maritimes jusqu'à la Cilicie. Battu complètement lui-même près
d'Issus, il voit sa mère, sa femme et ses enfants tomber au pouvoir de l'ennemi
; dépouillé de la Phénicie et de l'Égypte, il livré la bataille d'Arbelles,
s'enfuit des premiers, et perd une armée innombrable, l'élite de vingt
nations. Fugitif, banni dans son empire, dénué de tout secours, roi en même
temps et captif de ses sujets, il est traîné avec ignominie par les compagnons
de sa fuite qui le trahissent et l'égorgent. Et, par un contraste étrange, on
le voit obtenir, après sa mort, des obsèques magnifiques, ses enfants une
éducation convenable ; et Alexandre devenir son gendre.
CHAP.
8. Prenant ensuite les troupes qu'il avait laissées en arrière, Alexandre
marche vers l'Hyrcanie, située à gauche du chemin qui conduit dans la
Bactriane. Ce pays en est séparé par de hautes montagnes couvertes de bois, et
s'étend à l'opposite jusqu'aux bords de la mer Caspienne. Avide de subjuguer
les Pagres, plus encore de poursuivre les Grecs stipendiaires de Darius qu'on
lui dit être réfugiés dans leurs montagnes, Alexandre divise son armée en
trois corps, prend avec lui le plus nombreux et les plus légèrement armé, et
marche par les routes les plus courtes et les plus difficiles ; il envoie
Cratérus contre les Tapuriens avec sa troupe, celle d'Amyntas, quelques chevaux
et quelques archers ; Érigyus doit conduire les étrangers, le reste de la
cavalerie et de toute ; l'armée, les chariots et les bagages, par le chemin
plat qui était le plus long.
Alexandre franchit les premières hauteurs, il y campe. Prenant ensuite les
Hypaspistes, l'élite de la phalange macédonienne, et quelques archers, il
aborde le passage le plus difficile, laissant derrière lui des gardes partout
où il craignait que sa suite ne fût inquiétée par les Barbares des
montagnes. Il passe les défilés avec ses archers, et campe dans la plaine aux
bords d'une petite rivière.
Là, Nabarzanes Chiliarque, Phradapherne, satrape des Parthes et de l'Hyrcanie,
et quelques Perses, les premiers de la cour de Darius, viennent trouver
Alexandre et se soumettre. Il demeura campé quatre jours dans cet endroit où
tous ceux de sa suite le rejoignirent sans avoir été inquiétés, sinon les
Agriens de l'arrière-garde ; mais ils repoussèrent facilement à coups de
traits les Barbares qui étaient venus fondre sur eux.
Alexandre pénètre dans l'Hyrcanie et marche vers Zadracarte. Cratérus y
arrive presque en même temps, sans avoir joint les Grecs à la solde de Darius
; mais il a soumis par force ou par composition tout le pays qu'il a parcouru.
Érigyus se réunit à eux avec tout le bagage. Bientôt Artabaze, avec ses
trois fils, Cophène, Aribarzanes et Arsame se rendent près d'Alexandre, suivis
d'une députation des Grecs de leur parti, et d'Autophradates, satrape des
Tapuriens. Alexandre conserve ce dernier dans sa place, accueille avec honneur
Artabaze et ses enfants, par égard pour leur dignité et leur fidélité envers
Darius. Il répondit aux députés Grecs demandant à être reçus dans son
parti, qu'il ne traiterait point avec eux ; qu'ils avaient violé indignement la
loi de leur patrie qui défendait aux Grecs de prendre parti contre les Grecs
pour des Barbares ; qu'ils n'avaient qu'à se rendre à discrétion, ou songer
à leur salut. Ils se soumirent à discrétion, en demandant qu'il envoyât vers
eux un de ses chefs, auquel ils se rendraient. Ils étaient environ au nombre de
quinze cents. Alexandre leur envoie Andronique et Artabase.
Il court vers les Mardes ayant avec lui les Hypaspistes, les hommes de trait,
les Agriens, les corps de Coenus et d'Amyttas, les archers à cheval et la
moitié de la cavalerie des Hétaires.
Il fit un grand nombre de prisonniers dans ses courses, et tua la plus grande
partie de ceux qui en appelèrent aux armes.
Nul guerrier, avant Alexandre, n'avait pénétré chez les Mardes que semblaient
défendre la difficulté des lieux, et la pauvreté qui ajoutait encore à leur
courage. Le conquérant avait déjà traversé leur pays qu'ils rie
soupçonnaient pas encore sa marche ; ils furent défaits aussitôt que surpris.
Plusieurs se retirèrent clans les montagnes d'un accès difficile et escarpé :
mais Alexandre les ayant atteints dans cet asile qu'ils croyaient inaccessible,
ils lui envoyèrent des députés pour se rendre sous ses lois avec toute leur
province.
Il les rangea sous le gouvernement d'Autophradates, satrape des Tapariens. De
retour dans son camp, il trouva les Grecs à la solde de Darius, qui s'y
étaient rendus, et au nombre desquels étaient Callistratides, Pausippus,
Monime et Anomante, députés vers Darius par les Lacédémoniens, et Dropidès
par les Athéniens. Il les retint prisonniers ; renvoya en liberté les
députés de Synope, dont les intérêts étaient séparés de ceux de la
Grèce, et qui, soumis à l'empire des Perses, avaient rempli leur devoir en
députant vers leur souverain. Il mit aussi en liberté les Grecs au service de
Darius avant la déclaration de guerre, et le député des Carthaginois
Héraclide.
Il retint le reste des Grecs à son service, aux conditions qu'ils avaient
obtenues de Darius. Il leur donna pour chef Andronique qui les avait amenés :
on approuva la politique qui leur conserva la vie.
Il pousse ensuite vers Zadracarte, capitale de l'Hyrcanie ; s'y arrête quinze
jours, qu'il emploie aux sacrifices, aux jeux gymniques, et se dirige vers les
Parthes.
Il touche au territoire des Arriens, à Susia une de leurs villes. Le satrape de
la contrée, Satibarzanes, vient le trouver ; Alexandre lui rend son
gouvernement, en lui adjoignant Anaxippe, un des Hétaires, avec quarante
archers à cheval pour protéger le pays des Arriens, contre les insultes de
l'armée qui le traverse.
CHAP.
9. Des Perses annoncent que Bessus a ceint la tiare, revêtu la pourpre, et
s'est fait proclamer roi de l'Asie sous le nom d'Artaxerxès ; que, soutenu par
les Perses retirés près de lui, par les Bactriens, il attend un renfort des
Scythes ses alliés. Alexandre, après avoir réuni toutes ses troupes, se
dirige vers la Bactriane ; il est joint en route par Philippe, amenant de la
Médie la cavalerie étrangère qu'il commande, celle des Thessaliens restés
volontairement au service, et les étrangers, sous la conduite d'Andromaque. Le
chef des Hypaspistes, Nicanor était mort de maladie. Alexandre reçoit la
nouvelle que Satibarzanes, ayant fait massacrer Anaxippe et son détachement, a
soulevé les Arriens rassemblés sous leur capitale Artacoana. Son projet est de
se réunir à Bessus contre Alexandre, aussitôt que ce dernier sera éloigné,
et d'accabler les Macédoniens du poids de toutes leurs forces dans une action
générale.
Alexandre rebrousse aussitôt chemin, accompagné de la cavalerie des Hétaires,
des archers, des hommes de trait, des Agriens, des corps de Coenus, d'Amyntas,
et laissant le reste l'armée sous les ordres de Cratérus, marche à grandes
journées sur Satibarzanes. Il parcourt six cents stades en deux jours, et
arrive sous Artacoana.
Consterné de la marche rapide d'Alexandre, Satibarzanes fuit avec quelques
chevaux ; la plupart de ses soldats effrayés l'abandonnent dans sa fuite. Le
conquérant poursuit vivement les complices de la révolte une partie est tuée,
l'autre est jetée dans les fers. Il nomme Arzacès à la place de Satibarzanes
; et, rejoignant son armée, vient à la capitale des Zarangéens.
Barzaente, l'un des meurtriers de Darius et satrape de ce pays, fuit, à
l'approche d'Alexandre, vers les Indiens en deçà du fleuve. Ces peuples le
renvoient chargé de chaînes vers Alexandre, qui punit de mort sa perfidie à
l'égard de Darius.
On découvre la conjuration de Philotas contre la vie du roi. Ptolémée et
Aristobule rapportent qu'Alexandre en avait été instruit dès son séjour en
Égypte mais qu'il avait refusé d'y croire, plein de confiance dans le fils,
d'estime et d'amitié pour le père. Ptolémée ajoute que le criminel fut
amené devant les Macédoniens ; qu'Alexandre l'accusa devant l'assemblée
générale ; que Philotas se justifia d'abord ; que les témoins parurent
ensuite, et le convainquirent d'avoir été instruit des embûches dressées à
Alexandre sans les lui avoir révélées, quoiqu'il entrât deux fois par jour
dans sa tente. Philotas et ses complices périrent percés de traits par les
Macédoniens.
Polydamas, l'un des Hétaires, fut chargé de lettres pour les chefs qui
commandaient dans la Médie, savoir : Cléandre, Sitalcès et Ménidès ;
placés sous les ordres de Parménion qu'ils tuèrent. Alexandre supposait-il la
complicité de Parménion avec son fils, ou craignait-il sa vengeance après la
mort de Philotas ? Parménion jouissait de la plus grande autorité, non
seulement auprès d'Alexandre, mais encore auprès de toute l'armée où il
avait maintes fois exercé le commandement général ou particulier avec la plus
grande distinction.
On mit aussi en jugement, sous prétexte de complicité, à cause de l'amitié
qu'ils portaient à Philotas, Amyntas et ses trois frères, Polémon, Attale et
Simmias. La désertion de Polémon, à la nouvelle de l'emprisonnement
d'Amyntas, semblait donner du poids à l'accusation ; mais Amyntas s'étant
lavé complètement, ainsi que ses frères, dans sa défense devant
l'assemblée, fut absous généralement, et ne profita de sa liberté que pour
retirer son frère de chez l'ennemi, après en avoir obtenu la permission de ses
juges. Il acheva de se justifier en ramenant Polémon le même jour : mais il
périt peu de temps après percé d'un trait à l'attaque d'une place, laissant
du moins une mémoire sans reproche.
Alexandre divise le commandement de la cavalerie ; sa politique redoutait de
confier, même à un seul de ses amis, le principal corps et le plus belliqueux
de l'armée ; il donna la première de ces divisions à Ephestion, et la seconde
à Clitus.
Il arrive à la contrée des Agriaspes Evergètes qui avaient secouru Cyrus, le
fils de Cambyse, dans son expédition contre les Scythes. Alexandre les traita
avec distinction en mémoire de la conduite de leurs aïeux, et par égard pour
leurs institutions. En effet, ces peuples ne vivent point comme les Barbares ;
mais à l'exemple des Grecs civilisés, ils connaissent la justice. Il leur
accorde la liberté et le territoire qu'ils voudraient lui demander : ils n'en
choisirent qu'un de peu d'étendue.
Le prince sacrifie à Apollon, et fait arrêter Démétrius, l'un de ses gardes,
soupçonné d'avoir trempé dans la conjuration de Philotas. Ptolémée est
nomme à sa place.
Alexandre marche sur Bessus dans la Bactriane ; soumet en passant les Dragogues
et les Drangues, ainsi que les Arachotes auxquels ils laisse Memnon pour
satrape. Il subjugue lés Indiens finitimes, malgré les neiges, le manque de
provisions et les fatigues multipliées de ses soldats. Apprenant la nouvelle
défection des Arriens par les manoeuvres de Satibarzanes, qui était entré sur
leur territoire avec deux mille chevaux que Bessus lui avait envoyés, Alexandre
détache contre eux le persan Artabaze, les Hétaires, Érigyus et Caranus, avec
ordre à Phratapherne, satrape des Parthes, de se joindre à ces troupes. Il y
eut entre les Grecs et les Barbares un combat sanglant. L'ennemi ne lâcha pied
que quand Satibarzanes, aux prises avec Erigyus, tomba renversé d'un coup de
lance dans le visage ; mais alors la déroute des Barbares fut complète.
Cependant Alexandre arrivé au pied du Caucase, y bâtit une ville qui porte son
nom ; sacrifie à la manière accoutumée, et franchit les sommets de cette
montagne. Il nomme le persan Proexès satrape de la contrée, sous la
surveillance de Niloxenus qu'il y laisse avec des troupes.
Le Caucase est, au rapport d'Aristobule, la montagne la plus élevée de l'Asie.
En effet il s'étend dans une longueur immense, et l'on regarde comme en faisant
partie cette longue chaîne de montagnes dont le nom varie avec celui des
nations qui les habitent, et qui se prolonge jusqu'au Taurus, frontière de la
Cilicie et de la Pamphylie ; sa cime paraissait à l'ordinaire aride et
dépouillée ; il ne croit sur cette partie éloignée du Caucase que le
térébinthe et le silphium. Il ne laisse cependant pas d'être habité, et
couvert de nombreux troupeaux qui se nourrissent de ces plantes, attirés par
l'odeur du silphium dont ils broutent la fleur et la tige jusque dans ses
racines. Voilà pourquoi les Cyréniens, auxquels il est précieux,
l'environnent de haies pour le soustraire à la dent des troupeaux qu'ils en
écartent.
CHAP.
10. Bessus, soutenu des Perses de sa faction, d'environ sept mille Bactrianes et
des Dahes qui habitent en deçà du Tanaïs ravage tout le pays au-dessous du
Caucase pour arrêter par le défaut de subsistances, le vainqueur dont il
apprend la marche.
Alexandre, malgré la hauteur des neiges et la difficulté des convois, poursuit
sa route, Bessus pressé, traverse l'Oxus, brûle ses bâtiments de transport,
et se retire à Nantaque, dans la Sogdiane, suivi des Dahes, de la cavalerie
Sogdiane, sous la conduite de Spitamène et d'Oxyarte. Les cavaliers Bactriens
abandonnent Bessus au moment où ils le voient chercher son salut dans la fuite.
Alexandre, après avoir fait rafraîchir son armée à Drapsaque, prend le
chemin de Bactres et d'Aorne, villes principales de la Bactriane, les emporte du
premier assaut, jette une garnison dans Aorne, commandée par Archélaüs l'un
des Hétaires.
Le reste de la Bactriane cède bientôt ; le persan Artabaze en obtient le
gouvernement.
On s'avance vers l'Oxus. Ce fleuve prend sa source dans le Caucase ; c'est le
plus considérable qu'Alexandre ait eu à traverser dans l'Asie, après ceux des
Indes les plus grands des fleuves connus : il se jette dans la mer Caspienne,
près de l'Hyrcanie.
Nul moyen de le traverser alors : sa largeur est de six stades ; son lit est
encore plus profond et plein de sable ; son cours extrêmement rapide ; il est
également difficile d'y fixer ou d'y retenir des pilotis. On manquait de bois
pour y jeter des ponts : tirer de plus loin ces matériaux, les rassembler
aurait perdu un temps précieux ; on a recours à l'expédient suivant. On
remplit de paille et de sarments secs les peaux qui formaient les tentes des
soldats, on les coud de manière à les rendre imperméables, on les attache
entre elles, on s'aide de ce moyen, et l'armée traverse le fleuve en cinq
jours.
Avant de le passer il renvoya les Thessaliens qui restaient et les Macédoniens
que l'âge ou leurs blessures rendaient inhabiles au combat. Stazanor, l'un des
Hétaires, est nommé satrape des Arriens à la place d'Arzames qui paraît
vouloir remuer et dont il doit s'assurer.
Cependant Alexandre s'avance rapidement pour atteindre Bessus. Des courriers de
Spitamène et de Datapherne, viennent lui annoncer que s'il veut envoyer
quelques chefs, avec un détachement ; ils lui remettraient Bessus qu'ils ont
arrêté.
À cette nouvelle, Alexandre ralentit sa marche, mais détache en avant
Ptolémée, fils de Lagus, avec trois compagnies de la cavalerie des Hétaires,
toute celle des archers, et un gros d'infanterie, composé de la troupe de
Philotas, de mille Hypaspistes, de tous les Agriens, et de la moitié des hommes
de trait.
Ptolémée part, et ayant fait, en quatre marches, le chemin de dix journées,
arrive au lieu où les Barbares avaient campé la veille avec Spitamène. Il y
apprend que Spitamène et Datapherne balancent dans leur résolution. Laissant
en arrière l'infanterie qui doit le suivre en ordre de bataille, et, poussant
avec sa cavalerie, il arriva à une bourgade où Bessus était retenu par
quelques soldats : car Spitamène s'était retiré avec les siens, n'osant le
livrer lui-même.
Ptolémée fait cerner la place (elle était fortifiée), et annonce aux
habitants qu'ils n'ont rien à craindre s'ils veulent lui livrer Bessus.
Ptolémée et ses troupes sont introduits dans les murs ; Bessus est pris.
On députe vers Alexandre pour l'en informer, et prendre ses ordres sur la
manière dont Bessus doit lui être présenté. Il sera exposé nu, attaché
avec une corde à droite de la route que tiendra l'armée. Ptolémée exécute
l'ordre.
Alexandre venant à passer sur son char, s'arrête, et interrogeant Bessus : «
Pourquoi as-tu trahi, chargé de fers et massacré ton roi, ton ami, ton
bienfaiteur ? » Et Bessus : « Ce ne fut point de mon propre mouvement, mais de
l'avis de tous ceux qui accompagnaient alors Darius et qui croyaient à ce prix
trouver grâce devant vous. »
Alexandre le fait frapper de verges : Un hérault répète à haute voix les
reproches que le roi vient de lui adresser.
Après ce premier supplice, Bessus est traîné à Bactres, où il doit subir la
peine capitale.
Tel est le récit de Ptolémée. Celui d'Aristobule varie ; il prétend que ce
fut dans cet état d'humiliation que les persans Spitamène et Datapherne
livrèrent Bessus à Ptolémée et le conduisirent devant Alexandre.
Celui-ci ayant remonté sa cavalerie des chevaux qu'il trouva, car il en avait
perdu un grand nombre en traversant le Caucase et l'Oxus se dirigea d'abord vers
Maracande, capitale de la Sogdiane, et ensuite vers le Tanaïs, qui prend sa
source dans le Caucase, et va se jeter dans la mer d'Hyrcanie.
Les Barbares, selon Aristobule, appellent ce fleuve Orxante. Ce n'est point le
Tanaïs dont parla Hérodote, ce huitième fleuve de la Scythie qui prend sa
source dans un grand lac et va se perdre aux palus Méotides. Celui-ci sépare
l'Europe de l'Asie, comme le détroit au-delà de Cades sépare l'Afrique de
l'Europe, et le Nil l'Afrique de l'Asie.
De ce côté, quelques Macédoniens s'étant écartés pour fourrager, furent
tués par les Barbares ; qui se retirèrent ensuite sur une montagne escarpée,
qui paraissait inaccessible. Ils étaient au nombre de trente mille. Alexandre
court sur eux avec toutes ses troupes légères ; plusieurs fois les
Macédoniens tentent d'escalader la montagne ; ils sont repoussés par les
Barbares et criblés de traits. Alexandre eut lui-même la jambe percée d'une
flèche, et une partie du tibia entamée. Cependant le poste fut emporté ; un
grand nombre de Barbares périt sous le fer des Macédoniens ; à peine dix
mille échappèrent.