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IBÉRIQUE

TEXTE GREC

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cette traduction se rapproche le plus possible du texte grec : elle ne cherche pas à la beauté littéraire. J'espère ne pas avoir fait de contresens et ne pas avoir réinventé l'histoire (Philippe remacle)

 

 

CHAPITRE I

Frontières de l'Espagne - Le Roi Arganthonius - Occupation ancienne des Carthaginois - Hamilcar Barca - Sa mort

[1] Les montagnes des Pyrénées s'étendent de la mer Tyrrhénienne à l'Océan boréal. La partie orientale est habitée par les Celtes, appelés plus tard du nom de Galates et de Gaulois. De là, à l'ouest, en commençant à la mer Tyrrhénienne et faisant un circuit par les colonnes d'Hercule jusqu'à l'Océan boréal, habitent les Ibériens et les Celtibères. Ainsi la totalité de l'Ibérie est entourée par la mer, sauf la partie du côté des Pyrénées, les plus grandes et peut-être les plus abruptes montagnes d'Europe. De ce périple, leurs navigateurs ne fréquentent qu'une partie, la mer Tyrrhénienne jusqu'aux Colonnes d'Hercule : ils ne traversent l'Océan occidental et le boréal que pour passer chez les Bretons, et cela à la faveur du reflux. Or, ce trajet est d'une demi-journée. Pour le reste, ni les Romains ni les peuples soumis n'ont navigué sur cet Océan. La grandeur de l'Ibérie, maintenant appelée Hispania par certains, est presque incroyable pour un simple pays. Sa largeur est de dix mille stades, et sa longueur est égale à sa largeur. Beaucoup de nations de divers noms l'habitent, et beaucoup de fleuves navigables la traversent.

[2] Quels ont été, à ce que l'on croit, les premiers habitants de l'Ibérie et ceux qui l'ont possédée après eux, je n'ai pas la moindre envie de m'en occuper, n'écrivant ici que l'histoire des Romains. Seulement je puis dire que les Celtes me paraissent avoir jadis franchi les Pyrénées et avoir habité avec les premiers occupants. De là est venu le nom de Celtibères. Je pense également que très tôt les Phéniciens ont fréquenté l'Espagne aux fins de commerce, et en ont occupé certains endroits. De la même façon, les Grecs visitèrent Tartessos et  son roi Arganthonius. Certains d'entre eux s'établirent en Espagne. Le royaume d'Arganthonius était en Espagne. A mon avis, Tartessos était alors la ville située sur le bord de la mer qui s'appelle maintenant Carpessos. Je pense aussi que les Phéniciens ont construit le temple d'Hercule qui se trouve aux détroits. Les rites religieux qu'on y exécute sont de type phénicien, et le dieu est considéré par ses adorateurs comme Hercule le Tyrien, et non le Thébain. Mais je laisse ces sujets aux amateurs d'antiquités.

[3] Cette terre riche, remplie de toutes les bonnes choses, fut d'abord exploitée par les Carthaginois avant les Romains. Ils en occupèrent une partie et pillèrent le reste, jusqu'à ce que le Romains les eussent expulsés de la partie qu'ils occupaient, et l'eussent immédiatement occupée eux-mêmes. Le reste, les Romains l'ont acquis au prix de lourds labeurs, sur une longue période, et malgré des révoltes fréquentes, ils l'ont par la suite soumis et l'ont divisé en trois parties, et ont nommé un préteur dans chacune d'elles. Comment ils ont soumis chacune de ces parties, et comment ils se sont opposés aux Carthaginois pour la possession de celles-ci, et après, aux Ibériens et aux Celtibériens, ce livre le montrera. La première partie contient ce qui se rapporte aux Carthaginois puisqu'il est nécessaire pour moi de présenter leurs relations avec l'Espagne dans mon histoire espagnole. Pour la même raison, ce qui s'est passé entre les Romains et les Carthaginois en Sicile, depuis le début de l'invasion et de la mainmise romaines sur cette île se trouve dans l'histoire de la Sicile.

[4] La première guerre extérieure faite par les Romains contre les Carthaginois pour la Sicile se fit en Sicile elle-même. La première faite pour l'Espagne se fit de la même manière en Espagne. Au cours de celle-ci, les combattants y envoyèrent de grandes forces, et dévastèrent l'Italie et l'Afrique. Cette guerre commença après la CXLe olympiade, date précise, quand ils rompirent les traités qui, après la guerre de Sicile, avaient été conclus entre eux. Or, voici à quel propos furent rompus ces traités. Hamilcar, surnommé Barca, quand il commandait en Sicile l'armée des Carthaginois, avait promis maintes gratifications aux Celtes qui étaient alors à sa solde, et à ceux des Libyens (Africains) qui étaient ses alliés ; puis, à son retour en Libye, ils les réclamèrent, et ainsi s'alluma la guerre libyque contre les Carthaginois.  Lors de cette guerre, les Carthaginois souffrirent beaucoup de la part des Africains, et ils cédèrent la Sardaigne aux Romains en compensation des dommages qu'ils avaient infligés aux négociants romains durant cette guerre. Quand Hamilcar fut accusé de tout cela par ses ennemis, qui le tenaient pour responsable des calamités qui s'étaient abattues sur son pays, il demanda la protection de hauts personnages. Le plus populaire était Hasdrubal qui avait épousé la fille de Barca. C'est comme cela qu'il échappa au châtiment, et comme une révolte des Numides éclata à ce moment, il prit le commandement des forces carthaginoises avec Hannon le Grand, bien qu'il n'eût pas encore rendu compte de son ancien commandement.

[5] À la fin de cette guerre, Hannon fut rappelé pour répondre à certains griefs portés contre lui à Carthage, et Hamilcar garda seul le commandement de l'armée. Il y associa son gendre Hasdrubal, traversa les détroits à Gadès, et commença à piller le territoire des Espagnols, bien qu'ils ne lui eussent fait aucun mal. C'était en fait pour lui une occasion de quitter sa patrie, et aussi d'accomplir des exploits et d'acquérir de la popularité. Quand il prenait des biens, il les divisait, donnant une part aux soldats pour stimuler leur ardeur pour les pillages futurs. Une autre partie était envoyée au trésor de Carthage, et la troisième, il la distribuait aux chefs de sa propre faction. Ceci continua jusqu'à ce que certains rois espagnols et d'autres chefs de clan s'unissent et le missent à mort de la façon suivante. Ils chargèrent beaucoup de chariots de bois et les firent avancer avec des bœufs, suivant derrière, prêts au combat. Quand les Africains virent cela, ils se mirent à rire, sans s'apercevoir du stratagème. Quand ils en virent aux mains, les Espagnols mirent le feu aux chariots, et chassèrent les bœufs vers l'ennemi. Le feu, porté dans toutes les directions par les bœufs en fuite, jeta la confusion chez les Africains. Leurs rangs ainsi rompus, les Espagnols s'élancèrent sur eux et tuèrent Hamilcar lui-même ainsi que beaucoup d'autres  venus à son aide.

CHAPITRE II

Hasdrubal remplace Hamilcar - Élévation d'Hannibal - Il attaque Sagonte - L'appel des Sagontins à Rome

[6] Les Carthaginois, appréciant les profits qu'ils tiraient d'Espagne, envoyèrent un autre chef d'armée et désignèrent Hasdrubal, beau-fils d'Hamilcar, qui était toujours en Espagne, y commandant toutes leurs forces. Il avait avec lui en Espagne Hannibal, fils d'Hamilcar et frère de sa propre épouse, un jeune homme, ardent guerrier, aimé des soldats, et qui peu après devint célèbre par ses exploits militaires. Il le nomma lieutenant général. Hasdrubal se concilia beaucoup de tribus espagnoles par la persuasion, parce qu’il était populaire dans ses rapports personnels, et là où la force était nécessaire, il se servait du jeune homme. De cette façon, il s'enfonça de l'Océan occidental à l'intérieur jusqu'au fleuve Iberus (l'Èbre) qui divise l'Espagne en deux, et à une distance de voyage d'environ cinq jours des Pyrénées, coule vers le bas dans l'Océan boréal.

[7] Les Sagontains, une colonie de l'île de Zacynthe, qui se trouvait environ à mi-chemin entre les Pyrénées et le fleuve Iberus, et d'autres Grecs qui demeuraient dans le voisinage d'Emporia et d'autres villes espagnoles, ayant des appréhensions pour leur sûreté, envoyèrent des ambassadeurs à Rome. Le Sénat, qui était peu disposé à voir la puissance carthaginoise augmenter, envoya une ambassade à Carthage. On convint que la limite de la puissance carthaginoise en Espagne serait le fleuve Iberus ; au delà de ce fleuve, les Romains ne pouvaient pas mener de guerre contre les sujets de Carthage, et les Carthaginois ne pouvaient traverser l'Iberus pour faire la guerre.  Les habitants de Sagonte et les autres Grecs d’Espagne devaient rester libres et autonomes. Ainsi ces accords furent ajoutés aux traités entre Rome et Carthage.

[8] Un peu plus tard, alors qu'Hasdrubal gouvernait cette région de l'Espagne appartenant à Carthage, un esclave dont le maître avait été cruellement tué, le tua secrètement lors d'une partie de chasse. Hannibal le condamna pour ce crime, et le mit à  mort au milieu des pires tortures. Alors, l'armée proclama Hannibal général, bien qu’il fût encore très jeune, mais cependant fort aimé par les soldats, et le Sénat carthaginois confirma leur avis. Ceux de la faction opposée, qui avait craint la puissance d'Hamilcar et d'Hasdrubal, quand ils apprirent leur mort, dédaignèrent Hannibal à cause de sa jeunesse et poursuivirent les amis de ceux-ci et leurs partisans avec de vieilles charges. Le peuple prit le parti des accusateurs, par rancune contre ceux qui étaient alors poursuivis, parce qu'il se rappelait la sévérité ancienne du temps d'Hamilcar et d'Hasdrubal, et ordonna de rendre au trésor public les grands cadeaux qu'Hamilcar et Hasdrubal lui avait accordés, comme étant des dépouilles de l'ennemi. Les accusés envoyèrent des messagers à Hannibal lui demandant de les aider, et l'avertirent que, s'il négligeait ceux qui pouvaient l'aider chez lui, il serait complètement dédaigné par les ennemis de son père.

 [9] Hannibal avait prévu tout cela et il savait que la persécution de ses amis était le commencement d'un complot contre lui-même. Comme son père et son beau-frère, il décida de ne pas supporter cette hostilité considérant que ce serait une menace perpétuelle,  et  de ne pas toujours être sous la coupe  de l'inconstance des Carthaginois, qui habituellement remboursaient les bienfaits qu'on leur faisait par de l'ingratitude. On disait aussi de lui que quand il était jeune garçon, il avait fait le serment sur l'autel, à l'exemple de son père, que devenu adulte, il serait l'ennemi implacable de Rome. Pour ces raisons, il pensa que, s'il pouvait impliquer son pays dans de lourdes entreprises prolongées et le plonger dans les doutes et dans les craintes,  ses propres affaires et celles de ses amis seraient beaucoup plus sûres. Mais il voyait l'Afrique et les régions soumises à l'Espagne en paix. S'il pouvait déclencher une guerre contre Rome, ce qu'il désirait beaucoup, il pensait que les Carthaginois auraient l'esprit assez occupé et auraient peur, et que s'il  réussissait, il récolterait une gloire immortelle en gagnant pour son pays le gouvernement du monde habitable -quand les Romains seraient vaincus, il n'y aurait aucun autre rival- et s'il échouait, la tentative elle-même lui apporterait une grande renommée.

[10] Considérant que la traversée de l'Iberus  serait un commencement brillant, il demanda aux Turbuletes, voisins des Sagontains, de porter plainte chez lui en prétendant que ces derniers envahissaient leur pays et leur faisaient beaucoup d'autres maux. Ils déposèrent cette plainte. Alors, Hannibal envoya leurs ambassadeurs à Carthage, et écrivit des lettres privées disant que les Romains incitaient l'Espagne carthaginoise à se révolter, et que les habitants de Sagonte coopéraient avec les Romains dans ce but. Il ne renonça pas à cette tromperie, mais continua à envoyer des messages de la sorte jusqu'à ce que le Sénat carthaginois l'autorisât à faire avec les Sagontains ce qui lui semblait bon. Pour avoir un prétexte, il s'arrangea pour que les Turbuletes vinsent de nouveau déposer une plainte contre les Sagontains, et que ces derniers lui envoyassent aussi des ambassadeurs. Quand Hannibal leur demanda d'expliquer leurs différends devant lui, ils répondirent qu'ils devaient en référer d'abord à Rome. Hannibal leur ordonna alors de sortir de son camp, et la nuit suivante, il traversa l'Iberus avec toute son armée, dévasta le territoire des Sagontains, et installa des machines devant leur ville. Ne pouvant pas la prendre, il l'entoura d'un mur et d'un fossé, plaça de nombreuses garnisons, et les visita à intervalles.

[11] Les Sagontains, accablés par cette attaque soudaine et inattendue, envoyèrent une ambassade à Rome. Le Sénat leur envoya ses propres ambassadeurs. Ils les chargea d'abord de rappeler à Hannibal l'accord, et s'il ne voulait pas obéir, d'aller à Carthage et de se plaindre de lui. Quand ils arrivèrent en Espagne et qu'ils approchèrent de son camp venant de la mer, Hannibal leur  interdit d'approcher. C'est pourquoi, ils partirent pour Carthage avec les ambassadeurs des Sagontains, et rappelèrent aux Carthaginois leur accord. Ces derniers accusèrent les Sagontains de commettre beaucoup de méfaits sur leurs sujets. Quand les Sagontains proposèrent de soumettre le problème global aux Romains comme arbitres, les Carthaginois leur répondirent qu'il n'y avait pas besoin d'arbitrage parce qu'ils pouvaient se venger. Quand cette réponse fut rapportée à Rome, certains proposèrent d'envoyer de l'aide aux Sagontains. D'autres proposèrent un délai, en disant que les Sagontains ne faisaient pas partie des alliés dans l'accord signé avec eux, mais étaient simplement des hommes libres et autonomes, et qu'ils étaient encore libres bien qu'assiégés. C'est cette dernière opinion qui l'emporta.

[12] Les Sagontains ne comptant plus sur l'aide de Rome, et atteints par la famine qui s'était abattue sur eux, comme Hannibal maintenait un siège permanent -il avait entendu dire que la ville était très prospère et très riche, et pour cette raison il ne relâchait pas le siège- publièrent un édit demandant d'apporter tout l'argent et tout l'or, public et privé, au forum, où ils le fondirent avec du plomb et du cuivre pour qu'il ne fût d'aucune utilité pour Hannibal. Puis, pensant qu'il valait mieux mourir en combattant que mourir de faim, ils firent une sortie de nuit sur les assiégeants alors qu'ils étaient endormis et ne s'attendaient pas à une attaque, et en tuèrent une partie au saut du lit, d'autres qui s'armaient maladroitement, et d'autres encore qui combattaient véritablement. La bataille continua jusqu'à ce que de nombreux Africains et tous les Sagontains fussent massacrés. Comme du haut des murs, les femmes  étaient témoins de la mort de leurs maris, certaines d'entre elles se jetèrent des toits, d'autres se pendirent, et d'autres tuèrent leurs enfants avant de se tuer elles-mêmes. Telle fut la fin de Sagonte, une ville grande et puissante. Quand Hannibal apprit ce qu'on avait fait de l'or, il en fut irrité et fit mettre à mort après les avoir torturés tous les adultes survivants. Voyant que la ville n'était pas loin de Carthage, que la terre était fertile et qu'elle était située le long de la mer, il la fit reconstruire et en fit une colonie carthaginoise, et je pense qu'elle s'appelle maintenant Carthage Spartarian (qui produit une plante appelée spartos).

CHAPITRE III

La guerre est déclarée - Les deux Scipions - Leur défaite et leur mort

[13] Les Romains envoyèrent alors des ambassadeurs à Carthage, exigeant qu'Hannibal leur fût livré pour avoir violé le traité à moins qu'ils ne souhaitassent en assumer la responsabilité. S'ils ne le livraient pas, on déclarerait la guerre immédiatement. Les ambassadeurs obéirent à leurs instructions, et quand les Carthaginois refusèrent de livrer Hannibal, ils déclarèrent la guerre. On raconte que cela se fit de la façon suivante. Le chef de l'ambassade, faisant un pli à sa toge dit en souriant: « C'est là, Carthaginois, que j'apporte la paix ou la guerre, choisissez ce que vous voulez. » Ces derniers répondirent : « Prends ce que tu veux. » Quand les Romains choisirent la guerre, tous se mirent à crier : « Nous l'acceptons. » Alors ils écrivirent immédiatement à Hannibal qu'il était libre de dévaster toute l'Espagne, car le traité était rompu. C'est pourquoi, il marcha contre toutes les tribus voisines, et les soumit, soit par la persuasion, soit par la terreur, soit par la destruction. Alors, il rassembla une grande armée, ne disant à personne quel était son but, mais il prévoyait de la lancer contre l'Italie. Il envoya également des ambassadeurs chez les Gaulois, et fit examiner les passages des Alpes, qu'il traversa plus tard, laissant son frère Hasdrubal aux commandes en Espagne.

[14] Quand les Romains virent qu'ils devaient faire la guerre caux les Carthaginois en Espagne et en Afrique -ils n'avaient jamais pensé à une incursion des Africains en l'Italie- ils envoyèrent Tiberius Sempronius Longus avec cent soixante navires et deux légions en Afrique. Ce que Longus et les autres généraux romains ont fait en Afrique a été raconté dans mon histoire punique. Mais ils envoyèrent aussi Publius Cornelius Scipio en Espagne avec soixante navires, dix mille fantassins, et sept cents cavaliers, et ils envoyèrent son frère Gnæus Cornelius Scipio avec lui en tant que légat. Le premier, Publius, apprenant des négociants de Massilia qu'Hannibal avait franchi les Alpes et était entré en l'Italie, et craignant qu'il ne tombât inopinément sur les Italiens, laissa à son frère le commandement de l'Espagne et cingla avec ses quinquérèmes vers l'Étrurie. Ce que lui et les autres généraux romains ont fait ensuite en Italie, pendant seize ans et avec des difficultés énormes, jusqu'à ce qu'Hannibal fût chassé d'Italie, sera expliqué dans le livre suivant, qui contiendra tous les exploits d'Hannibal en Italie, et s'appelle le livre d'Hannibal de l'histoire romaine.

[15] Gnæus ne fit rien de notable en Espagne avant que son frère Publius ne reprît le commandement. Quand la période d'activité de ce dernier se termina, les Romains, ayant expédié les nouveaux consuls contre Hannibal en Italie, le nommèrent proconsul, et l'envoyèrent de nouveau en Espagne. A partir de ce moment, les deux Scipions dirigèrent la guerre en Espagne. Hasdrubal fut le général qui s'opposa à eux jusqu'à ce que les Carthaginois le rappelassent, lui et une partie de son armée, pour s'opposer à une attaque de Syphax, le chef des Numides. Les Scipions l'emportèrent facilement sur les autres. Beaucoup de villes passèrent également volontairement de leur côté parce qu’ils étaient aussi habiles à combattre qu'à convaincre.

[16] Les Carthaginois, ayant fait la paix avec Syphax, renvoyèrent de nouveau Hasdrubal en Espagne avec une plus grande armée qu'auparavant, et avec trente éléphants. Avec lui vinrent aussi deux autres généraux, Magon et un autre Hasdrubal, fils de Giscon. A partir de là, la guerre devint  plus sérieuse pour les deux Scipions. Ils l'emportèrent néanmoins, et ils anéantirent beaucoup d'Africains et d'éléphants. C'est pourquoi, comme l'hiver arrivait, les Africains rentrèrent dans leurs quartiers d'hiver à Turditania, Gnæus Scipio à Orso, et Publius à Castolo. Quand Publius apprit qu'Hasdrubal approchait, il sortit de la ville avec une petite force pour reconnaître le camp de l'ennemi et tomba inopinément sur Hasdrubal. Publius et toutes ses forces furent encerclés par la cavalerie de l'ennemi, et furent tués. Gnæus, qui n'était au courant de rien, envoya quelques soldats à son frère pour obtenir du blé. Ils tombèrent sur une autre force africaine, et engagèrent le combat contre eux. Quand Gnæus apprit cela, il sortit pour les aider avec les troupes qu'il avait en armes. Les Carthaginois qui avaient détruit la première armée chargèrent Gnæus, et l'obligèrent à se réfugier dans une tour. Ils y mirent le feu, et le brûlèrent lui et ses camarades.

[17] C'est ainsi que périrent les deux Scipions, hommes excellents en tous points, et fort regrettés par les Espagnols qui, grâce à ceux-ci, étaient passés du côté des Romains. Quand Rome apprit la nouvelle, le peuple en fut fort triste. On envoya en Espagne, Marcellus, qui venait de rentrer de Sicile, et avec lui Claudius [Nero], avec une flotte, mille cavaliers, dix mille fantassins, et des moyens suffisants. Comme ils ne firent rien d'important, la puissance carthaginoise augmenta jusqu'à ce qu'elle embrassât presque la totalité de l'Espagne, et les Romains furent limités à un petit espace dans les montagnes des Pyrénées. Quand on apprit cela à Rome, le peuple fut complètement découragé, et se mit à craindre que ces mêmes Africains fissent une incursion en Italie du nord alors qu'Hannibal en ravageait l'autre extrémité. Ils désiraient abandonner la guerre en Espagne, mais ce n'était pas possible parce qu'on craignait que cette guerre ne passât en Italie.

CHAPITRE IV

Cornelius Scipion - Son arrivée en Espagne - Il attaque la Nouvelle Carthage - Prise de la ville et vaste butin

IV. [18] C'est pourquoi, un jour fut fixé pour choisir un général pour l'Espagne. Comme personne ne se présentait, on s'alarma encore plus, et un lourd silence s'empara de l'assemblée. Finalement Cornelius Scipion, fils de ce Publius Cornelius qui avait perdu la vie en Espagne, un homme encore très jeune, il avait seulement vingt-quatre ans, mais réputé pour sa discrétion et la noblesse de son âme, s'avança et fit un discours impressionnant sur son père et sur son oncle, et après s'être lamenté sur leur destin dit qu'il était le seul membre de la famille qui restait pour les venger, eux et son pays. Il parla longtemps et avec fougue, comme  possédé par une divinité, promettant de soumettre non seulement l'Espagne, mais aussi l'Afrique et Carthage. Pour beaucoup, cela semblait vantardise de jeune homme, mais il remonta le moral du peuple -ceux qui ont perdu le moral sont encouragés par des promesses- et il fut choisi pour l'Espagne dans l'espoir qu'il ferait un exploit digne de son esprit audacieux. Les plus vieux répliquèrent qu’il ne possédait pas un esprit audacieux, mais téméraire. Quand Scipion entendit ces mots, il rappela l'assemblée, et répéta devant elle ce qu'il avait dit, déclarant que sa jeunesse ne serait pas un inconvénient, mais il ajouta que si un de ses aînés souhaitait assumer la charge, il la lui laisserait volontiers. Comme personne n'acceptait, on le félicita et on l'admira encore plus, et il partit avec dix mille fantassins et cinq cents cavaliers. On ne lui permit pas d'en prendre davantage aussi longtemps qu'Hannibal ravageait l'Italie. Il reçut de l'argent, des équipements de toutes sortes, et vingt-huit navires de guerre avec lesquels il partit pour l'Espagne.

[19] Prenant les forces qui se trouvaient sur place, et les adjoignant en un seul corps à celles qu'il avait amenées, il fit une lustration, et prononça le même genre de discours grandiloquent que celui qu'il avait prononcé à Rome. Le bruit courut immédiatement dans toute l'Espagne, lassée de la domination carthaginoise et regrettant amèrement la vertu des Scipions, que Scipion, fils de Scipion, leur avait été envoyé comme général par la providence divine. Quand il entendit ce que l'on racontait, il fit croire que tout ce qu'il faisait, il le faisait, inspiré par les dieux. Il apprit que l'ennemi s'était divisé en quatre camps séparés entre eux par de grandes distances, contenant ensemble vingt-cinq mille fantassins et plus de deux mille cinq cents cavaliers, et qu'ils gardaient leurs approvisionnements en argent, nourriture, armes, traits, et bateaux, sans compter des prisonniers et des otages de toute l'Espagne, dans la ville de Sagonte ainsi nommée autrefois, mais alors appelée Carthage, et qu'elle était sous la responsabilité de Magon avec dix mille soldats carthaginois. Il décida d'attaquer là en premier lieu, à cause de la grandeur des forces et de la grande abondance des magasins, et parce qu'il croyait que cette ville, avec ses mines d'argent, son territoire riche et prospère, regorgeant de tout, et sa proximité avec  l'Afrique, constituait une base sûre des opérations par voie de terre et de mer contre l'ensemble de l'Espagne.

[20] Excité par ces pensées et ne communiquant ses intentions à personne, il fit sortir son armée au coucher du soleil, et marcha toute la nuit vers la Nouvelle Carthage. Il y arriva le matin suivant, prit l'ennemi par surprise, commença à encercler la ville de fossés et projeta de commencer le siège le jour suivant, plaçant des échelles et des machines partout sauf à un endroit où le mur était le plus bas, et où, comme il était entouré d'une lagune et de la mer, les gardes étaient peu nombreux. Après avoir chargé les machines de pierres et de traits durant la nuit, et avoir posté sa flotte dans le port pour que les navires ennemis ne pussent s'échapper. Il espérait vraiment s'emparer de la ville et de tout ce qu'elle contenait. Le jour venu, il fit monter les machines, commanda à une partie de ses troupes d'attaquer l'ennemi sur les murs, alors que d'autres poussaient les machines contre les murs d'en bas. Magon plaça ses dix mille hommes aux portes, sortit à un moment favorable, uniquement avec des épées, les lances étant inutiles dans un espace si étroit, et envoya d'autres défendre les parapets. Il faisait une bonne utilisation de ses machines, pierres, traits, et catapultes, et effectuait un travail efficace. Il y avait des cris et des encouragements des deux côtés, et aucune des deux  parties n'était de reste en audace et en courage,  jetant les pierres, les flèches, et les javelots les uns de la main, d’autres avec des machines, d’autres encore avec des frondes ; tout ce dont on disposait en équipement ou troupes, était utilisé jusqu'à épuisement.

[21] Scipion souffrit beaucoup. Les dix mille Carthaginois qui étaient aux portes sortaient avec les épées dégainées, et attaquaient ceux qui opéraient sur les machines. Bien qu'ils combattissent bravement, ils n'en souffraient pas moins de leur côté, jusqu'à ce que finalement la persévérance et la résistance des Romains prissent le dessus. Avec le changement de fortune, ce sont ceux qui étaient sur les murs qui commencèrent à peiner. Quand les échelles furent mises en place, les Carthaginois qui étaient sortis avec leurs épées rentrèrent par les portes, les fermèrent, et montèrent sur les murs, ce qui donna de nouveaux soucis aux Romains. Scipion, en tant que général en chef, était partout à la fois, donnait des ordres et encourageait ses hommes. Il avait noté qu’à l'endroit où le mur était bas et lavé par les vagues, la mer se retirait pendant le temps de midi. C'était la marée descendante quotidienne parce qu’à un moment de la journée les vagues montaient jusqu'aux seins, à un autre, elle n'allait que jusqu'aux genoux. Scipion observa le phénomène. Après avoir calculé le mouvement de la marée, et vu qu'elle serait basse pour le reste du jour, il attaqua à cet endroit et s'écria : « Maintenant, soldats, maintenant, c'est notre chance. Maintenant, la divinité vient à mon aide. Attaquez cette partie du mur où la mer vient à notre secours. Apportez les échelles. Je vais vous montrer le chemin. »

[22] Il fut le premier à se saisir d'une échelle et à la porter dans la lagune, et il commença à monter où personne d'autre n'avait encore essayé de le faire. Mais ses écuyers et d'autres soldats l'entourèrent, et le retinrent, pendant qu'ils réunissaient un grand nombre d'échelles, les plaçaient contre le mur, et commençaient à monter. Il y avait des cris et des clameurs de tous les côtés, on donnait et on recevait des coups. Les Romains prirent finalement le dessus, et réussirent à occuper certaines des tours, où Scipion plaça des trompettes, leur ordonnant de jouer comme si la ville était déjà prise. Cela en fit accourir d'autres, et jeta la consternation chez l'ennemi. Une partie des Romains sauta à l'intérieur, et ouvrit les portes à Scipion qui se précipita à l'intérieur avec son armée. Certains  habitants se réfugièrent dans leurs maisons, mais Magon appela ses dix mille hommes sur l'agora. Après que la plupart de ces derniers furent taillés en pièces, il se réfugia avec le reste dans la citadelle que Scipio investit  immédiatement. Quand Magon vit qu'il ne pouvait rien faire avec ses forces en déroute et démoralisées, il se rendit.

[23] Après avoir pris cette ville riche et puissante par audace et par chance en un jour, le quatrième depuis son arrivée, il en fut considérablement exalté, et il lui sembla que plus que jamais il avait été inspiré par la divinité. Il commença à y croire lui-même, et à le faire croire aux autres, non seulement alors, mais durant tout le reste de sa vie. C'est pourquoi, il entrait fréquemment seul dans le Capitole, et refermait les portes comme s'il recevait des conseils du dieu. Encore maintenant, dans les cortèges publics, seule la statue de Scipion est amenée du Capitole, toutes les autres sont prises dans le forum. La ville investie, il acquit de grandes quantités de marchandises, utiles pour la paix et pour la guerre, beaucoup d'armes, de traits, de machines. Les chantiers de construction navale contenaient trente-trois vaisseaux de guerre.  Il prit aussi du blé et des équipements divers, en ivoire, en or, et en argent, certains sous forme de plats, une partie marquée et une autre non marquée, aussi que les otages et les prisonniers espagnols, et tous les Romains qui avaient été précédemment capturés. Le jour suivant, il sacrifia aux dieux, célébra la victoire, félicita les soldats pour leur courage, et après avoir parlé à son armée, il  fit un discours aux habitants au cours duquel il leur demanda de ne pas oublier le nom des Scipions. Il renvoya tous les prisonniers espagnols chez eux afin de se concilier les villes. Il donna des récompenses à ses soldats pour leur courage, la plus élevée à celui qui avait escaladé le premier le mur, la moitié au second, un tiers au suivant, et aux autres selon leur mérite. Le reste de l'or, de l'argent, et de l'ivoire, il l'envoya à Rome dans les bateaux capturés. La ville fit des sacrifices pendant trois jours, parce qu'après tant d'épreuves, elle avait retrouvé sa bonne fortune ancestrale. Toute l'Espagne, et les Carthaginois qui étaient là, furent surpris de l'importance et de la rapidité de cet exploit.

CHAPITRE V

Scipion marche contre les deux Hasdrubal - Bataille de Carmone

IV. [24] Scipion plaça une garnison dans la Nouvelle Carthage et commanda de monter à une hauteur normale le mur lavé par la marée. Il se rendit alors dans le reste de l'Espagne, envoyant des amis pour rallier ceux qu'ils pouvaient, et soumettant les autres. Il restait deux généraux carthaginois, tous deux appelés Hasdrubal. L'un des deux, fils d’Hamilcar, recrutait une armée de mercenaires au loin parmi les Celtibères. L'autre, fils de Giscon, envoya des messagers aux villes qui étaient encore fidèles, les invitant à maintenir leur allégeance aux Carthaginois parce qu'une armée innombrable viendrait bientôt à leur aide. Il envoya un autre Magon dans le pays voisin pour recruter des mercenaires partout où il pourrait, pendant qu'il faisait une incursion dans le territoire de Lersa qui s'était révolté, prévoyant de faire le siège d'une de leurs villes. À l'approche de Scipion, il se retira vers Bætica, et campa devant la ville. Le jour suivant, il fut battu par Scipion qui prit son camp ainsi que Bætica.

[25] Alors, Hasdrubal commanda à toutes les forces carthaginoises qui restaient en Espagne de se rassembler dans la ville de Carmone pour combattre Scipion avec toutes les forces réunies. Là  arrivèrent un grand nombre d'Espagnols amenés par Magon, et des Numides de Masinissa. Hasdrubal avait son infanterie dans un camp fortifié, Masinissa et Magon, qui commandaient la cavalerie, bivouaquaient devant lui. Scipio divisa sa propre cavalerie pour que Lælius attaquât Magon tandis que lui-même s'opposerait à Masinissa. Ce combat fut pendant un certain temps incertain et dur pour Scipion, car les Numides envoyaient leurs flèches sur ses hommes, puis se retiraient soudainement, et de nouveau se retournaient et revenaient à la charge. Mais quand Scipion ordonna à ses hommes de lancer leurs javelots et de les poursuivre sans arrêt, les Numides, n'ayant plus l'occasion de se retourner, s'enfuirent dans leur camp. Scipion renonça à les poursuivre et plaça son camp dans une position fortifiée, qu'il avait choisie, à environ dix stades de l'ennemi. Toute la force de l'ennemi se composait de soixante-dix mille fantassins, cinq mille cavaliers, et trente-six éléphants. Scipion n'en possédait pas le tiers. Pendant un certain temps, il hésita donc et n'osa pas engager le combat, à part quelques petites escarmouches.

[26] Quand ses approvisionnements commencèrent à manquer et que la faim s'abattit sur son armée, Scipion considéra qu'il serait honteux de faire retraite. C'est pourquoi il fit un sacrifice, et donna audience à quelques soldats juste après le sacrifice, et prenant le regard et l'aspect de quelqu'un d'inspiré, il leur dit que la divinité lui était apparue comme à l’accoutumée, et qu'elle lui avait indiqué d'attaquer l'ennemi, et qu'elle l'avait assuré qu'il valait mieux faire confiance au ciel qu’au nombre de ses soldats parce que ses anciennes victoires avaient été gagnées par la faveur divine plutôt que par la force du nombre. Afin d'inspirer confiance en ses paroles, il commanda  aux prêtres d'introduire des entrailles dans l'assemblée. Tandis qu'il parlait, il vit des oiseaux voler au-dessus combatifs et poussant des  cris. Les voyant, il les montra et cria que c'était un signe de victoire que les dieux lui avaient envoyé. Il suivit leur mouvement, les regarda et cria comme un possédé. L'armée entière, le voyant tourner çà et là, imita ce qu'il faisait, et  fut enflammée à l'idée d'une victoire certaine. Quand il eut obtenu tout ce qu'il souhaitait, il n'hésita pas, et sans permettre à leur ardeur de se refroidir, mais toujours comme un inspiré, il cria : « Ces signes nous indiquent que nous devons combattre immédiatement. » Quand ils eurent pris la nourriture, il leur commanda de s'armer, et les mena à l'ennemi qui ne les attendait pas, donnant le commandement des cavaliers à Silanus et celui des fantassins à Lælius et à Marcius.

[27] Hasdrubal, Magon, et Masinissa, éloignés seulement de dix stades, alors que Scipion venait sur eux inopinément et que leurs soldats n'avaient pas encore pris leur repas, rassemblèrent leurs forces en hâte, au milieu de la confusion et du tumulte. La bataille s'engagea avec la cavalerie et l'infanterie, les cavaliers romains l'emportant sur l'ennemi par la même tactique que précédemment, en ne donnant aucun sursis aux Numides accoutumés à se retirer en faisant volte-face, et ce faisant, en rendant leurs flèches inefficaces en raison de la proximité. L'infanterie était  fort accablée par un grand nombre d'Africains, et eut le dessous pendant toute la journée, et Scipion ne pouvait courir vers eux bien qu'il les encourageât tout le temps. Finalement, confiant son cheval à un garçon, et se saisissant du seul bouclier d'un soldat, il  se précipita entre les deux armées, en criant : « Romains, sauvez votre cher Scipion en danger. » Ceux qui étaient tout près virent dans quel danger il se trouvait, et ceux qui étaient éloignés l'entendirent, et tous ensemble furent pris de honte et de crainte pour la sûreté de leur général : ils chargèrent furieusement l'ennemi, poussant des cris de guerre. Les Africains ne purent résister à cette charge. Ils reculèrent, car leurs forces diminuaient par manque de nourriture (ils n'en avaient pris aucune de toute la journée). Puis, en peu de temps, ce fut un carnage terrible. Telle fut la victoire de Scipion lors de la bataille de Carmone bien qu'elle fût  longtemps indécise. Les pertes romaines furent de huit cents hommes, celles de l'ennemi de quinze mille.

[28] Après cette bataille, l'ennemi fit retraite à toute vitesse, et Scipion le suivit lui portant des coups et l’importunant chaque fois qu'il pouvait le rattraper. Après qu'ils eurent occupé une forteresse où il y avait abondance de nourriture et d'eau, et où rien ne pouvait être tenté sauf un long siège, Scipion partit pour d'autres affaires. Il laissa Silanus pour continuer le siège tandis qu'il entrait dans d'autres régions d'Espagne et les soumettait. Les Africains qui étaient assiégés par Silanus abandonnèrent leur position et firent retraite de nouveau jusqu'à ce qu'ils arrivassent à Gades. Silanus, leur ayant fait tout le mal possible, rejoignit Scipion à la Nouvelle Carthage. Entre-temps, Hasdrubal, le fils d'Hamilcar, qui rassemblait toujours des troupes le long de l'Océan boréal, fut appelé par son frère Hannibal pour venir le plus rapidement possible en Italie. Afin de tromper Scipion, il se déplaça le long de la côte boréale, et passa en Gaule, par les Pyrénées, des mercenaires celtibères  qu'il avait enrôlés. De cette façon, il entra en Italie sans que les Italiens le sussent.

CHAPITRE VI

Scipion visite l'Afrique - Autres opérations en Espagne - Destruction d'Ilurgia - Le destin d'Astapa

V. [29] Alors, Lucius, son frère, revenu de Rome, dit à Scipion que les Romains pensaient l’envoyer comme général en Afrique. Scipion l'avait fortement désiré depuis toujours, et avait espéré que les événements iraient dans ce sens. C'est pourquoi il envoya Lælius avec cinq navires en Afrique en mission chez le roi Syphax pour lui faire des présents, lui rappeler l'amitié des Scipions, et lui demander de rejoindre les Romains s'ils faisaient une expédition en Afrique. Syphax promit de le faire, accepta les présents, et en envoya d'autres en retour. Quand les Carthaginois découvrirent cela, ils envoyèrent également des délégués à Syphax pour rechercher son alliance. Scipion en entendit parler et jugeant que c'était une question primordiale de gagner et de confirmer l'alliance de Syphax contre les Carthaginois, prit avec lui Lælius, et passa en Afrique avec deux navires, pour voir Syphax en personne.

[30] Alors qu'il approchait du rivage, les délégués carthaginois qui étaient toujours avec Syphax, l'attaquèrent avec leurs vaisseaux de guerre, sans que Syphax le sût. Mais il hissa ses voiles, les dépassa et atteignit le port. Syphax s'entretint avec les deux parties, mais fit une alliance avec Scipion en privé, et après avoir signé des engagements, il le renvoya. Il retint aussi les Carthaginois, qui voulaient encore attendre Scipion, jusqu'à ce qu'il fût à une bonne distance en mer. Tel fut le danger qu'encourut Scipio à l'aller et au retour. On raconte qu'à un banquet donné par Syphax, Scipion était étendu sur le même divan qu'Hasdrubal, et que ce dernier l'interrogea sur  beaucoup de sujets, et fut considérablement impressionné par sa gravité, et qu'il dit ensuite à ses amis que Scipion était remarquable non seulement en temps de guerre, mais également lors d'un repas.

[31] A cette époque, quelques Celtibères et Espagnols servaient comme mercenaires chez Magon, bien que leurs villes fussent passées aux Romains. Marcius les attaqua, en tua quinze cents, et le reste s'enfuit dans leurs villes respectives. Il encercla sur une colline sept cents cavaliers ainsi qu'une troupe de six mille fantassins, commandés par Hannon. Quand ils furent réduits aux dernières extrémités par la faim, ils envoyèrent des messagers à Marcius pour obtenir des conditions de paix. Il leur dit de livrer d'abord Hannon et les déserteurs, et qu'alors il traiterait. C'est pourquoi ils se saisirent d’Hannon, bien qu'il fût leur général, et qu'il eût écouté la conversation, et ils livrèrent aussi les déserteurs. Alors, Marcius exigea aussi les prisonniers. Quand il reçut ces derniers, il leur ordonna de déposer une somme convenue d'argent dans un endroit précis de la plaine, parce que des hauteurs n'étaient pas l’endroit approprié pour des suppliants. Quand ils descendirent dans la plaine, il dit : « Vous méritez la mort pour avoir pactisé avec l'ennemi et fait la guerre contre nous après que votre pays a embrassé notre cause. Néanmoins, si vous rendez vos armes, je vous laisserai partir sans vous punir. » Ils en furent fort irrités et crièrent d'une seule voix qu'ils ne rendraient pas leurs armes. Une rixe grave s'ensuivit au cours de laquelle environ la moitié des Celtibères tombèrent, non sans s'être vengés, l'autre moitié s'enfuit vers Magon, qui était arrivé auparavant au camp d’Hannon avec soixante navires de guerre. Quand il apprit le désastre d’Hannon, il fit voile vers Gadès et attendit la suite des événements, souffrant pendant ce temps du manque de provisions.

[32] Tandis que Magon restait tranquille, Silanus fut envoyé par Scipion pour recevoir la soumission de la ville de Castax. Comme les habitants le recevaient avec hostilité, il campa devant celle-ci, et communiqua le fait à Scipion. Ce dernier lui envoya quelques machines de siège et s'apprêtait à les suivre, mais il se détourna pour attaquer la ville d'Ilurgia. Cette ville avait été l’alliée des Romains sous les deux Scipions précédents, mais à leur mort, elle changea de camp secrètement, et  hébergea des soldats romains comme dans une ville amie, mais les avait livrés aux Carthaginois. Pour venger ce crime, Scipion, dans son indignation, prit la ville en quatre heures, et, bien que blessé au cou, il ne cessa le combat avant de l’avoir prise. Les soldats, par amour pour lui, dans leur fureur, en oublièrent de piller la ville, mais massacrèrent la population entière,  femmes et enfants compris, bien que personne ne leur en eût donné l'ordre, et ils ne s'arrêtèrent que quand toute la ville fut rasée. Quand il arriva à Castax, Scipion divisa son armée en trois, et investit la ville. Il n'engagea pas le combat, mais donna aux habitants l'occasion de se repentir, car il avait entendu qu'ils y étaient disposés. Ces derniers, après avoir massacré ceux de la garnison qui n'étaient pas d'accord et liquidé toute opposition, rendirent la ville à Scipion qui y installa une nouvelle garnison et plaça la ville sous le commandement d'un de ses propres citoyens, un homme de grande réputation. Il revint alors à la Nouvelle Carthage, et il envoya Silanus et Marcius vers les détroits pour dévaster le pays autant qu'ils le pourraient.

[33] Il y avait une ville du nom d'Astapa qui avait toujours été complètement du côté carthaginois. Marcius en fit le siège et prévint les habitants que, s'ils étaient capturés par les Romains, ils seraient réduits en esclavage. C'est pourquoi, ils rassemblèrent tous leurs objets de valeur sur l'agora, empilèrent du bois autour d'eux, et mirent leurs épouses et leurs enfants sur le tas. Ils firent jurer à cinquante parmi les meilleurs de leurs  hommes que quand ils verraient la ville tomber, ils tueraient les femmes et les enfants, mettraient le feu au bûcher, et se tueraient par dessus. Alors, appelant les dieux à témoins de ce qu'ils avaient fait, ils sortirent contre Marcius, qui n'avait pas prévu cela. C'est pourquoi, ils repoussèrent facilement les troupes légères et la cavalerie en face d’eux. Quand ils en arrivèrent aux légionnaires, ils gardèrent le dessus parce qu'ils combattaient avec l'énergie du désespoir. Enfin, les Romains l'emportèrent par leur nombre, parce que les Astapiens n'étaient certainement pas inférieurs à eux en courage. Quand ils furent tous tombés, les cinquante qui étaient restés derrière égorgèrent les femmes et les enfants, allumèrent le feu, et se jetèrent dedans, en laissant à l'ennemi une victoire stérile. Marcius, admirant le courage des Astapiens, épargna les maisons.

CHAPITRE VII

Révolte dans l'armée de Scipion - Fin de la révolte - Masinissa fait alliance avec Scipion

[34] Ensuite, Scipion tomba malade, et le commandement de l’armée revint à Marcius. Certains soldats qui avaient dépensé tout ce qu'ils avaient en vivant dans la prodigalité, et qui, parce qu'ils n'avaient plus rien, considéraient qu'ils n'avaient obtenu aucune compensation convenable pour leurs durs travaux, que c'était Scipion qui s'était approprié la gloire de leurs exploits, se mutinèrent contre Marcius, se retirèrent et installèrent leur propre camp. Beaucoup de garnisons les rejoignirent. Des messagers vinrent les trouver de la part de Magon : ils leur apportaient de l'argent et les invitaient à se rallier à lui. Ils prirent l'argent, choisirent des généraux et des centurions parmi eux, s'organisèrent, eurent leur propre discipline militaire, et s'échangèrent des serments entre eux. Quand Scipion apprit cela, il envoya des lettres aux mutins séparément leur disant que c'était à cause de sa maladie qu'il n'avait pas encore pu les rémunérer pour leurs services. Il en invita d'autres à discuter avec leurs camarades pour les faire revenir sur leurs décisions. Il envoya également une lettre commune à tous les soldats, comme si la réconciliation était déjà faite, en leur disant que sous peu,  il leur payerait ce qu'il leur devait, et leur disant de venir à la Nouvelle Carthage pour chercher des vivres.

[35] En lisant ces lettres, certains prétendirent qu'il ne fallait pas lui faire confiance. D'autres le crurent. Finalement, ils se mirent d'accord pour aller ensemble à la Nouvelle Carthage. Quand ils arrivèrent, Scipion demanda aux sénateurs qui étaient avec lui de s'attacher chacun se son côté à l'un des chefs des mutins quand ils entreraient, comme pour les ramener dans le droit chemin, de les inviter chez eux, et de les arrêter. Il ordonna également aux tribuns militaires de prendre dès l'aube avec eux leurs soldats les plus fidèles, avec leurs épées, et de les poster à des intervalles dans les endroits idoines dans l'assemblée, et si quelque tumulte s'élevait, de dégainer et de mettre à mort immédiatement les trublions sans attendre les ordres. Peu de temps après le lever du jour, Scipion se rendit au tribunal, et il envoya des hérauts partout pour appeler les soldats à l'endroit de la réunion. L'appel était inattendu et ils avaient honte de faire attendre leur général malade. Ils croyaient également qu'on les appelait pour les payer. Aussi est-ce en courant qu'ils arrivaient de tous les côtés, certains sans leurs épées, d'autres vêtus seulement de leurs tuniques, n'ayant pas eu le temps dans leur précipitation de revêtir leur équipement.

[36] Scipio avait autour de lui une garde discrète. D'abord, il les accusa de leurs méfaits. « Néanmoins, dit-il, je ne blâme que les auteurs de la conspiration, que je punirai avec votre aide. » En achevant ces mots, il commanda aux licteurs de diviser la foule en deux, et quand cela fut fait, les sénateurs traînèrent les chefs coupables au milieu de l'assemblée. Comme ils hurlaient et appelaient leurs camarades à l’aide, celui qui ouvrait la bouche, était tué par les tribuns. Le reste de la foule, voyant que l'assemblée était encerclée par des hommes en armes, demeura dans un profond silence. Alors, Scipion ordonna que les mutins qui avaient été traînés au milieu fussent frappés de verges, et que ceux qui avaient demandé de l'aide fussent frappés le plus fort. Après quoi, il ordonna qu'on les attachât à des pieux, le cou vers le  sol, et qu'on leur coupât la tête. Les hérauts proclamèrent le pardon des autres. C'est ainsi que se termina la révolte dans le camp de Scipion.

[37] Pendant la révolte de l'armée romaine, un certain Indibilis, un des chefs qui avaient fait alliance avec Scipion, fit une incursion dans le territoire des alliés de Scipion. Quand Scipion marcha contre lui, il combattit vaillamment, et tua environ douze cents Romains, mais après avoir perdu vingt mille de ses propres hommes, il demanda la paix. Scipion lui infligea une amende, et puis conclut un accord avec lui. Au même moment, Masinissa franchit les détroits à l'insu d'Hasdrubal, et établit des relations amicales avec Scipion : il jura de se joindre à lui si la guerre passait en Afrique. Cet homme resta fidèle en toutes  circonstances pour la raison suivante. La fille d'Hasdrubal lui avait été promise alors qu'il combattait sous son commandement. Mais le roi Syphax était follement amoureux de la même fille, et les Carthaginois considérant qu'il était primordial d'avoir comme allié Syphax contre le Romains, la lui donnèrent sans consulter Hasdrubal. Ce dernier, quand il apprit la chose, la cacha à Masinissa par respect pour lui. Quand Masinissa apprit cela, il fit une alliance avec Scipion. L'amiral Magon, désespérant du succès carthaginois en Espagne, partit chez les Ligures et les Gaulois pour recruter des mercenaires. Tandis qu'il était absent pour ces motifs, les Romains s'emparèrent de Gadès, qu'il avait abandonnée.

[38] C'est à cette époque, avant la 144e olympiade, que les Romains commencèrent à envoyer chaque année en Espagne des préteurs aux nations conquises, comme gouverneurs ou surveillants du maintien de la paix. Scipion y laissa une petite force appropriée pour un temps de paix, et emmena ses soldats malades et blessés dans une ville qu'il appela Italica d'après le nom de l'Italie : ce fut la ville natale de Trajan et d'Hadrien, qui devinrent plus tard empereurs de Rome. Scipion lui-même rentra à Rome avec une grande flotte magnifiquement pavoisée, et remplie de captifs, d'argent, d'armes et toutes sortes de butin. La Ville lui fit un accueil remarquable, lui accordant des honneurs glorieux et sans précédent à cause de sa jeunesse, de la rapidité et la grandeur de ses exploits. Même ceux qui l'enviaient reconnurent que ses folles promesses, formulées il y a bien longtemps, s'étaient réalisées dans les faits. Et ainsi, admiré de tous, il reçut l'honneur d'un triomphe. Dès que Scipion quitta l'Espagne, Indibilis se rebella de nouveau. Les généraux en Espagne, rassemblant de nouveau une armée à partir des garnisons et toutes les forces qu'ils pouvaient obtenir chez les tribus soumises, le battirent et le tuèrent. Les responsables de la révolte furent traduits en justice et punis de mort avec confiscation de leurs biens. Les tribus qui avaient pris le parti d'Indibilis furent mises à l'amende, privées de leurs armes, durent fournir des otages, et on y plaça des garnisons plus importantes. Ces choses se produisirent juste après le départ de Scipion. C'est ainsi que se termina la première guerre entre Rome et l'Espagne.

CHAPITRE VIII

Caton le censeur - Sa victoire en Espagne - Révolte des Lusones - Gracchus l'Ancien en Espagne

[39] Plus tard, quand les Romains furent en guerre contre les Gaulois sur le Pô, et contre Philippe de Macédoine, les Espagnols se révoltèrent de nouveau, pensant que les Romains étaient alors trop affairés pour s'occuper d'eux. Sempronius Tuditanus et Marcus Helvius furent envoyés de Rome comme généraux pour les combattre, et après ceux-ci, Minucius. Comme la révolte s'étendait, Caton y fut envoyé, avec de plus grandes forces. C'était sans doute un homme très jeune, austère, laborieux, mais intelligent et d'une éloquence remarquable au point que les Romains l'appelèrent Démosthène pour ses discours parce qu'ils avaient entendu dire que Démosthène avait été le plus grand orateur de la Grèce.

[40] Quand Caton arriva en Espagne à l'endroit appelé Emporia, l'ennemi se rassembla de toutes parts contre lui au nombre de quarante mille. Il laissa passer un petit moment pour discipliner ses forces. Comme il était sur le point de combattre, il renvoya les navires dont il disposait à Marseille. Alors, il dit à ses soldats qu'ils n'avaient pas à craindre la supériorité numérique de l'ennemi -le courage pouvait toujours surmonter le nombre- mais plutôt le manque de navires. Aussi n’y avait-il aucune sécurité pour eux à moins de remporter la victoire sur l'ennemi. Par ces mots, il n'insufflait pas, comme d'autres généraux, l'espoir à son armée, mais la crainte. Alors, il commanda le combat. Durant la bataille, il allait ici et là pour encourager et exciter ses troupes. Comme le conflit restait indécis jusqu'à la soirée et que beaucoup étaient tombés des deux côtés, il monta sur une haute colline avec trois cohortes de réserve, d’où il pouvait avoir regard sur l'étendue du combat. Quand il vit que le centre de ses propres lignes était  en grande difficulté,  il vint à leur secours, s'exposant au danger, et rompit les rangs de l'ennemi par sa charge et ses cris, et c'est à ce moment que débuta sa victoire. Il les poursuivit toute la nuit, prit leur camp, et en tua un grand nombre. A son retour, les soldats le félicitèrent comme l’auteur de la victoire. Après quoi, il fit reposer son l'armée et vendit le butin.

[41] Alors des ambassadeurs vinrent à lui de tous les côtés. Il  réclama des otages. À chacune de leurs villes, il envoya des lettres scellées, et il chargea les porteurs de les remettre toutes le même jour : il avait fixé le jour en calculant combien de temps elles prendraient pour arriver à la ville la plus éloignée. Les lettres recommandaient aux magistrats de toutes les  villes de démolir leurs murs le jour même de la réception. S'il y avait un jour de retard, il menaçait de les vendre comme esclaves. Comme ils avaient été récemment vaincus lors d'une grande bataille, et ne sachant si ces ordres avaient été envoyés à eux seuls ou à tous, ils étaient dans l'embarras, redoutant,  s'ils étaient les seuls, d'être des adversaires faibles pour les Romains, mais si cela concernait d’autres aussi, ils craignaient d'être les seuls à tarder. Comme ils n'avaient pas le temps de se concerter et que les soldats qui apportaient les lettres les pressaient d’obéir, ils décidèrent de se soumettre, chaque ville ne pensant qu'à sa propre sécurité. Et ainsi  firent-ils détruire leurs murs à toute vitesse parce qu'une fois qu'ils avaient décidé d'obéir, ils pensaient que ceux qui effectueraient le travail le plus rapidement recevraient le plus de faveur. Aussi les villes situées le long du fleuve Iberus, en un jour, et par ce seul stratagème, démolirent leurs propres murs. A partir de là, pouvant moins résister aux Romains, elles demeurèrent plus longtemps en paix.

[42] Quatre olympiades plus tard, c'est-à-dire aux environs de la 150e  olympiade, beaucoup de tribus espagnoles, manquant de terres, y compris les Lusones et d'autres qui demeuraient le long du fleuve Iberus, se révoltèrent contre les Romains. Elles furent battues par le consul Fulvius Flaccus et la plupart d'entre elles furent dispersées entre les villes. Les autres, manquant de terres et vivant de rapines, se rassemblèrent à Complega, une ville nouvellement fondée et riche, qui s'était développée rapidement. Prenant cette ville comme base d'opération, ils exigèrent que Flaccus leur livrât à chacun d'eux un manteau, un cheval et une épée en récompense de leurs morts pour finir la guerre, et qu'il quittât lui-même l'Espagne ou qu'il en subît les conséquences. Flaccus répondit qu'il leur donnerait abondance de manteaux, et suivant de près leurs messagers, il campa devant la ville. Loin de mettre  à  exécution leurs menaces, ils prirent la fuite, pillant en cours de route les barbares voisins. Ces gens portaient un vêtement épais avec un double pli qu'ils attachaient avec une agrafe comme on le fait pour un manteau militaire, et qu'on appelle le sagum.

[43] Flaccus fut remplacé au commandement par Tiberius Sempronius Gracchus. En ce temps-là, la ville de Caravis, qui était alliée de Rome, fut assiégée par vingt mille Celtibères. Comme on signalait que la ville était sur le point d'être prise, Gracchus s'empressa d'autant de lui porter secours. Il tournait en rond autour des assiégeants, et n'avait aucun moyen de communiquer à la ville sa présence. Cominius, un préfet de cavalerie, ayant examiné la question soigneusement, et communiqué son plan à Gracchus, se revêtit d'un sagum espagnol, et se mêla secrètement aux fourrageurs de l'ennemi. De cette façon, il gagna l'entrée de leur camp comme s'il était Espagnol, le traversa pour entrer dans Caravis, et dit au peuple que Gracchus approchait. Aussi, ils supportèrent le siège patiemment et tinrent bon jusqu'à ce que Gracchus arrivât trois jours plus tard. Les assiégeants se sauvèrent. Au même moment, les habitants de Complega, au nombre de vingt mille, vinrent au camp de Gracchus en suppliants, tenant des branches d'olivier, et quand ils arrivèrent, ils l'attaquèrent inopinément, et jetèrent  une grande confusion. Gracchus leur abandonna adroitement son camp et fit semblant de fuir. Faisant alors soudainement demi-tour,  il tomba sur eux tandis qu'ils pillaient, tua la plupart d'entre eux et prit Complega et le pays environnant. Alors, il distribua la terre aux pauvres et les y installa. Il conclut des traités minutieux avec toutes les  tribus, avec des conditions précises pour être amis du peuple romain, et s'échangèrent des serments. Ces traités furent souvent désirés ardemment dans les guerres suivantes. C'est de là que Gracchus devint célèbre en Espagne et à Rome, et on lui attribua un splendide triomphe.

CHAPITRE IX

Les Belli et les Titthi - Début de la guerre contre Numance - Claudius Marcellus en Espagne - Fait un armistice - Licinius Lucullus lui succède - Sa conduite infâme - Scipion le second Africain - Retraite des Romains

[44] Quelques années plus tard, une autre guerre importante éclata en Espagne pour la raison suivante : Segeda, une grande et puissante ville d'une tribu des Celtibères appelée Belli, fut incluse dans les traités conclus par Gracchus. Elle persuada certaines des villes plus petites de s'établir dans son propre territoire, et ensuite, s'entoura d'un mur de quarante stades de circonférence. Elle força également les Titthi, une tribu voisine, de s'associer à l'entreprise. Quand le Sénat apprit cela, il fit interdire la construction du mur, exigea le tribut imposé par Gracchus, et ordonna aux habitants de fournir un contingent pour l'armée romaine, parce que c'était l'une des conditions du traité conclu avec Gracchus. Pour le mur, ils répondirent que Gracchus avait interdit aux Celtibères de construire de nouvelles villes, mais non   d'accroître celles qui existaient. Quant au tribut et au contingent militaire, ils dirent qu'ils en avaient été exemptés par les Romains eux-mêmes après le départ de Gracchus. C'était vrai, mais le Sénat, en accordant ces exemptions, ajoutait toujours qu'elles ne perduraient que selon le bon plaisir du peuple romain.

[45] C'est pourquoi le préteur Nobilior fut envoyé contre elles avec une armée de presque trente mille hommes. Quand les Ségédéens apprirent son arrivée,  leur mur n'étant pas encore fini, ils se sauvèrent avec leurs épouses et leurs enfants chez les Arévaques, et demandèrent à ces derniers de les recevoir. Les Arévaques acceptèrent et choisirent pour général un Ségédéen appelé Carus, qu'ils considéraient comme un homme de guerre. Le troisième jour après son élection, il plaça vingt mille fantassins et cinq cents cavaliers en embuscade dans une forêt dense et tomba sur les Romains pendant qu'ils la traversaient. La bataille resta indécise pendant longtemps, mais à la fin, il remporta une splendide victoire, massacrant environ six mille citoyens romains. Ce grand désastre fut  ressenti douloureusement  à Rome. Mais alors qu'il était engagé dans une poursuite désordonnée après la victoire, les cavaliers romains, qui gardaient les bagages, tombèrent sur lui et tuèrent Carus lui-même, malgré ses prodiges de bravoure, ainsi que six mille hommes avec lui. La nuit mit finalement un terme au conflit. Ce désastre se produisit le jour où les Romains ont l'habitude de célébrer la fête de Vulcain. C'est pourquoi, depuis cette époque, aucun général ne peut engager ce jour-là un combat de son plein gré.

[46] Les Avéraques se rassemblèrent aussitôt, la nuit même, à Numance,  ville fortifiée, et choisirent Ambo et Leuco pour généraux. Trois jours plus tard, Nobilior avança, et plaça son camp à vingt-quatre stades de l'endroit. Il fut rejoint par trois cents cavaliers et dix éléphants envoyés par Masinissa. Quand il attaqua l'ennemi, il plaça ces animaux à l'arrière où ils ne pouvaient être vus. Alors, quand la bataille s'engagea, l'armée ouvrit ses rangs et fit apparaître les éléphants. Les Celtibères et leurs chevaux, qui n'avaient jamais vu auparavant d'éléphants, furent déconcertés et se sauvèrent en direction de  la ville. Nobilior avança immédiatement vers les murs de la ville, où la bataille faisait rage, jusqu'à ce qu'un des éléphants fût frappé à la tête par la chute d'une grosse pierre. Alors, il devint enragé, poussa un énorme barrissement, se retourna contre les siens, et commença à détruire tout ce qui était sur son chemin, ne faisant aucune distinction entre amis et ennemis. Les autres éléphants, affolés par ses cris, commencèrent à faire la même chose, piétinant les Romains sous leurs pattes, les dispersant et les lançant en l'air. C'est toujours la façon d'agir des éléphants quand ils sont affolés. Alors ils prennent tout le monde pour ennemis. C'est pourquoi certains les appellent l'ennemi commun, à cause de leur inconstance. Les Romains s'enfuirent dans tous les sens. Quand les Numantins virent tout cela, ils firent une sortie, et les poursuivirent, tuant environ quatre mille  hommes et trois éléphants. Ils prirent également des armes et des enseignes. La perte des Celtibères fut d'environ deux mille  hommes.

[47] Nobilior, s'étant remis de ce désastre, attaqua les dépôts de vivres que l'ennemi avait installés dans la ville d'Axinium, mais il n'obtint pas de résultats, et après y avoir perdu plusieurs de ses hommes, il revint de nuit à son camp. Alors, il envoya Biesius, son maître de cavalerie, pour conclure une alliance avec une tribu voisine, et pour demander de l'aide en cavalerie. Ils lui en donnèrent, et pendant qu'il revenait avec cette cavalerie, les Celtibères l'attirèrent dans une embuscade. Quand ceux qui étaient en embuscade se firent voir, les alliés s'enfuirent, mais Biesius combattit l'ennemi et fut tué ainsi que plusieurs de ses soldats. Devant une telle succession de désastres chez les Romains, la ville d'Ocilis, où se trouvaient les vivres et l'argent des Romains, passa du côté des Celtibères. Alors, Nobilior, désespérant de tout, rentra dans ses quartiers d'hiver, s'abritant comme il le pouvait. Il souffrit beaucoup du manque de vivres, n'ayant que celles qui se trouvaient à l'intérieur du camp, ainsi que des violentes tempêtes de neige et d'un froid glacial de sorte que plusieurs de ses hommes périrent alors qu'ils étaient partis chercher  du bois, et d'autres à l'intérieur moururent victimes du confinement et du froid.

[48] L'année suivante, Claudius Nobilior fut remplacé au commandement par Marcellus qui amenait avec lui huit mille fantassins et cinq cents cavaliers. L'ennemi essaya de lui tendre aussi une embuscade, mais il se déplaçait avec circonspection, et installa son camp devant Ocilis avec son armée entière. Comme il était renommé pour sa bonne fortune dans la guerre, il conclut immédiatement un traité avec la ville et lui accorda le pardon, prenant des otages et imposant une amende de trente talents d'argent. Les Nergobriges, entendant parler de sa modération, envoyèrent des ambassadeurs, et lui demandèrent ce qu'ils devaient faire pour obtenir la paix. En réponse, il leur ordonna de fournir cent cavaliers comme auxiliaires, et ils promirent de le faire. Toutefois, pendant ce temps, ils attaquaient l'arrière-garde des Romains, emportant beaucoup de bagages. Quand les chefs des cent cavaliers arrivèrent selon l'accord et qu'on les interrogea sur l'attaque de l'arrière-garde, ils répondirent que c'était le fait  de certains des leurs qui n'étaient pas  au courant de l'accord. Marcellus mit alors les cent cavaliers sous les chaînes, vendit leurs chevaux, dévasta leur pays, distribua le butin à ses soldats et assiégea la ville. Quand les Nergobriges virent approcher les machines et les terrasses, ils envoyèrent un héraut, ayant une peau de loup au lieu d’un caducée, et ils demandèrent leur pardon. Marcellus répondit qu'il ne l'accorderait pas, à moins que tous les Arévaques, les Belli et les Titthi ne le demandassent aussi. Quand ces tribus entendirent cela, elles envoyèrent de bonne grâce des ambassadeurs, et demandèrent que Marcellus ne leur infligeât qu'une légère punition, et qu'il en revînt aux termes de l'accord conclu avec Gracchus. Certains indigènes qu'ils avaient incités à faire la guerre étaient opposés à cet accord.

[49] Marcellus envoya des ambassadeurs de chaque camp à Rome pour y débattre de leur conflit. En même temps, il envoya des lettres privées au Sénat pour le pousser à la paix. Il désirait que la guerre se terminât sous son commandement, pensant qu'il y gagnerait la gloire. Certains des ambassadeurs de la faction amie arrivèrent en ville et y furent traités comme des invités, mais, comme c'était l'usage, ceux de la faction hostile furent logés hors des murs. Le Sénat rejeta la proposition de paix et prit comme prétexte qu'ils avaient refusé de se rendre aux Romains quand Nobilior, le prédécesseur de Marcellus, le leur avait demandé. Aussi ils répondirent que Marcellus leur annoncerait la décision du Sénat. Et pour la première fois, on tira au sort l’armée pour l'Espagne, au lieu du recrutement habituel, parce que, beaucoup s'étaient plaints d'avoir été traités injustement par les consuls lors de l'enrôlement alors que certains avaient été choisis pour des campagnes plus faciles. Le consul Licinius Lucullus fut nommé commandant, et il prit pour légat Cornelius Scipion qui se distingua peu après par la conquête de Carthage et de Numance.

[50] Tandis que Lucullus faisait route, Marcellus informa les Celtibères de la guerre prochaine, et leur rendit les otages en réponse à leur demande. Alors, il fit venir le chef de l'ambassade des Celtibères à Rome et  conféra longuement avec lui en privé. Dès ce moment, on le suspecta, et cela fut fortement confirmé par la suite des événements, d'avoir cherché à les persuader de s'en remettre à lui, parce qu'il essayait par tous les moyens de terminer la guerre avant l'arrivée de Lucullus. Juste après cet entretien, cinq mille Arévaques occupèrent la ville de Nergobriga. Marcellus marcha contre Numance, plaça  son camp à cinq stades de celle-ci, et repoussa les Numantins à l'intérieur des murs quand leur chef Litenno s'arrêta, et exigea d'avoir un entretien avec Marcellus. Cela lui fut accordé. Il déclara que les Belli, les Titthi et les Arévaques se remettaient entièrement entre les mains de Marcellus. Celui-ci fut enchanté de ces paroles, et après avoir exigé des otages et reçu de l'argent, il les laissa aller librement. Ainsi la guerre contre les Belli, les Titthi et les Arévaques se termina-t-elle avant que Lucullus n'arrivât.

[51] Lucullus était avide de renommée et avait besoin d'argent parce qu'il était pauvre. Il envahit le territoire des Vaccæens, une autre tribu Celtibère, voisine des Arévaques, contre qui la guerre n'avait pas été déclarée par le Sénat, et qui n'avait jamais attaqué les Romains ni offensé Lucullus lui-même. Traversant le  Tage, il arriva à la ville de Cauca, et établit son camp près de celle-ci. Les citoyens lui demandèrent la raison de sa venue et pourquoi il voulait la guerre, et quand il répondit qu'il était venu pour aider les Carpetans que les Vaccæens avait maltraités, ils se retirèrent à l'intérieur de leurs murs, puis en sortirent et attaquèrent les coupeurs de bois et les fourrageurs, en tuant beaucoup et poursuivant les autres jusqu'au camp. Une bataille s'engagea : les Caucæens, qui combattaient comme des vélites, eurent l'avantage au début, mais quand ils eurent lancé tous leurs traits, ils furent obligés de s'enfuir, n'étant pas accoutumés à un combat de longue haleine, et tout en cherchant à rejoindre les portes, environ trois mille d'entre eux furent massacrés.

[52] Le jour suivant, les anciens de la ville sortirent, des couronnes sur la tête et portant des branches d'olivier, et demandèrent à Lucullus ce qu'ils devaient faire pour établir des relations amicales. Il répondit qu'ils devaient donner des otages, cent talents d'argent, et fournir un contingent de cavalerie à l'armée romaine. Comme ils acceptaient toutes ces demandes, il exigea qu'une garnison romaine fût installée dans la ville. Comme les Caucæéns acceptaient de nouveau, il fit entrer deux mille soldats soigneusement choisis, à qui il donna l'ordre, quand ils seraient à l'intérieur, d'occuper les murs. Quand ce fut fait, Lucullus arriva avec le reste de son armée et leur commanda au bruit de la trompette de tuer tous les Caucæéens mâles et  adultes. Ces derniers, invoquaient les dieux qui président aux promesses et aux serments, et reprochaient la perfidie des Romains.  Ils furent cruellement massacrés.  Seuls quelques-uns sur vingt mille s'échappèrent par un défilé. Lucullus pilla la ville et jeta l'opprobre sur le nom romain. Le reste des Barbares quittèrent ensemble les campagnes et se réfugièrent sur des hauteurs inaccessibles ou dans les villes les plus fortes, emportant ce qu'ils pouvaient, et brûlant ce qu'ils laissaient de sorte que Lucullus ne trouva rien à piller.

[53] Ce dernier, après avoir traversé un pays désert, arriva à la ville d'Intercatia où plus de vingt mille fantassins et deux mille cavaliers s'étaient réfugiés. Lucullus, dans son inconscience, les invita à signer un traité. Ils lui reprochèrent le carnage des Caucæéns, et lui demandèrent s'il leur donnait les mêmes garanties qu'il avait données à ceux-là. Lui, comme tous les coupables, irrité contre ses accusateurs, au lieu de se faire des reproches, ravagea leur territoire. Alors, il fit le siège de la ville, fit élever plusieurs terrasses, et à plusieurs reprises, mit ses forces en ordre de bataille pour engager le combat. L'ennemi n'y répondit pas, mais lança seulement des projectiles. Il y avait un Barbare qui se distinguait par son armure splendide, et qui souvent s'installait entre les armées et défiait les Romains à un combat singulier, et comme personne ne relevait le défi, il se moquait d'eux, les insultait par des gestes, et s'en allait. Après l'avoir fait plusieurs fois, Scipion, qui était encore tout jeune, en fut fort chagriné, s'élança et accepta le défi. La fortune fit qu'il remporta la victoire sur ce géant bien qu'il fût lui-même de petite taille.

[54] Cette victoire releva le courage des Romains, mais la nuit suivante,  ils furent saisis de panique. Un corps de cavalerie de l'ennemi, sorti pour faire du fourrage avant que Lucullus n'arrivât, revint et ne put entrer dans la ville parce qu'elle était encerclée par les assiégeants.  Ils se mirent à pousser des cris et créèrent de la perturbation tandis que ceux qui se trouvaient à l'intérieur des murs criaient à leur tour. Ces bruits causèrent une terreur étrange dans le camp romain. Leurs soldats étaient malades à cause du manque de sommeil et en raison de la nourriture inhabituelle que ce pays fournissait. Ils n'avaient ni vin ni sel ni vinaigre ni huile, mais se nourrissaient de blé et d'orge, de la chair bouillie et sans sel de cerfs et de lapins, ce qui amena la dysenterie, dont beaucoup moururent. Enfin, quand la terrasse fut terminée, ils purent avec  leurs machines de guerre marteler les murs de l'ennemi.  Ils en abattirent une partie, et se précipitèrent dans la ville, mais ils furent rapidement repoussés. Obligés de se retirer et ne connaissant pas l'endroit, ils tombèrent dans un réservoir où beaucoup périrent. La nuit suivante, les Barbares réparèrent leur mur écroulé. Comme les deux parties souffraient alors énormément, la famine s'étant abattue sur les deux camps, Scipion promit aux Barbares que s'ils concluaient un traité, celui-ci ne serait pas violé. Ils avaient tellement confiance en  ses paroles que la guerre  prit fin aux conditions suivantes : les Intercatiens donnèrent à Lucullus dix mille manteaux, du bétail, et cinquante otages. Quant à l'or et à l'argent que Lucullus réclamait -c'était le seul but de sa guerre, pensant que toute l'Espagne regorgeait d'or et d'argent- il n'en obtint pas. Non seulement, ils n'en avaient pas, mais les Celtibères ne faisaient aucun cas de ces métaux.

[55] Il se dirigea vers Pallantia, une ville fort renommée pour son courage, où beaucoup de réfugiés s'étaient rassemblés. Pour cette raison, certains lui conseillèrent de passer à côté sans l'attaquer. Mais, ayant entendu dire que c'était un endroit riche, il ne s'en alla que quand la cavalerie des Pallantiens, en harcelant sans arrêt ses fourrageurs, l'eut empêché de se ravitailler. Quand la nourriture manqua, Lucullus retira son armée, marchant en ordre de bataille en carré, poursuivi par les Pallantiens jusqu'au fleuve Durius. Alors, les Pallantiens se retirèrent de nuit dans leur propre pays. Lucullus passa dans le territoire des Turditaniens, et y installa son camp d'hiver. Telle fut la fin de la guerre contre les Vaccæens, menée par Lucullus sans autorisation du peuple romain, mais il n'eut jamais à s'en expliquer.

CHAPITRE X

La guerre en Lusitanie - Les exploits de Mummius - Servius Galba - Sa conduite infâme

[56] Au même moment, une autre région de l'Espagne autonome appelée la Lusitanie, sous la conduite de Punicus, ravageait les champs des Romains, et ayant mis en fuite leurs préteurs, Manilius d’abord, et ensuite Calpurnius Piso, tuèrent six mille Romains dont Terentius Varro, le questeur. Enhardi par ce succès, Punicus ravagea le pays jusqu'à l'océan, et ajouta les Vettons à son armée.  Il assiégea les Blasto-Phéniciens, qui étaient soumis à Rome. On dit qu'Hannibal, le Carthaginois, y avait installé des colons d'Afrique. De là leur nom. Punicus reçut sur la tête une pierre et fut tué. Il fut remplacé par un homme appelé Cæsarus. Ce dernier livra bataille  contre Mummius arrivé de Rome avec une autre armée, fut défait et mis en fuite, mais pendant que Mummius le poursuivait de façon désordonnée, il fit demi-tour, tua environ neuf mille Romains, reprit le butin qu'ils lui avaient pris, ainsi que son propre camp, et prit aussi celui des Romains, ainsi que beaucoup d'armes et d'enseignes que les Barbares par dérision promenèrent dans toute la Celtibérie.

[57] Prenant les cinq mille soldats qui lui restaient, Mummius les exerça dans son camp, n'osant pas sortir dans la plaine tant qu'ils n'auraient pas repris courage. Alors qu'il attendait le moment favorable, les Barbares passèrent tout près, emportant une partie du butin qu'ils avaient pris. Il les attaqua soudainement, en tua un grand nombre, et reprit le butin et les enseignes. Une partie des Lusitaniens de l'autre côté du Tage, sous la conduite de Caucenus, irritée contre les Romains, envahit les Cunéens, qui étaient soumis aux romains, prirent leur grande ville, Conistorgis, et s'approchèrent des Colonnes d'Hercule qu'ils franchirent. Certains d'entre eux dévastèrent le territoire de l'Afrique, alors que d'autres faisaient le siège de la ville d'Ocile. Mummius les poursuivit avec neuf mille fantassins et cinq cents cavaliers, tua environ quinze mille d'entre eux qui étaient occupés à piller, et quelques-uns des autres, et leva le siège d'Ocile. Tombant par hasard sur une partie d'entre eux qui transportaient le butin, il les tua tous, de sorte qu'il ne laissa personne pour annoncer l'étendue du désastre. Tout le butin transportable, il le distribua  à ses soldats. Le reste, il le consacra aux dieux de la guerre et le brûla. Après avoir accompli ces exploits, Mummius retourna à Rome et obtint le triomphe.

[58] Il fut remplacé par Marcus Atilius, qui fit une incursion chez les Lusitaniens, en tuant sept cents et prit leur plus grande ville, Oxthracæ. Ceci terrifia les tribus voisines, et tous lui firent des propositions de reddition. Parmi ces derniers, il y avait une partie des Vettons, une nation limitrophe des Lusitaniens. Mais quand il repartit dans ses quartiers d'hiver, ils se révoltèrent tous immédiatement et assiégèrent quelques-uns soumis aux Romains. Servius Galba, successeur d'Atilius, s'empressa d'aller à leur secours. Après avoir marché cinq cents stades, de jour comme de nuit, il arriva en vue des Lusitaniens, et engagea immédiatement au combat une armée fatiguée. Heureusement, il rompit les rangs de l'ennemi, mais il poursuivit imprudemment les fugitifs. Cette poursuite fut molle et désordonnée à cause de la fatigue de ses hommes. Quand les Barbares les virent dispersés, certains s'arrêtant pour se reposer, ils se regroupèrent et tombèrent sur eux et en tuèrent environ sept mille. Galba, avec la cavalerie qu'il avait avec lui, se sauva dans la ville de Carmone. Là, il accueillit les fugitifs, et après avoir rassemblé vingt mille alliés, il se dirigea vers le territoire des Cunéens, et passa l'hiver à Conistorgis.

[59] Lucullus, qui avait fait la guerre contre les Vaccæens sans autorisation, passait l'hiver en Turditanie. Quand il apprit que les Lusitaniens faisaient des incursions dans son voisinage, il envoya une partie de ses meilleurs lieutenants, et tua environ quatre mille Lusitaniens. Il en tua quinze cents autres alors qu'ils traversaient les détroits près de Gadès. Le reste se réfugia sur une colline. Lucullus les encercla par un retranchement, et en prit un très grand nombre. Alors, il envahit la Lusitanie et la dévasta en partie. Galba fit la même chose de l'autre côté. Quand des ambassadeurs vinrent le trouver pour appliquer le traité conclu avec Atilius, son prédécesseur, bien qu'ils eussent transgressé ce traité, il les accueillit favorablement, fit une trêve et feignit de les comprendre disant que c'était parce qu'ils avaient été forcés de voler par pauvreté, qu'ils avaient fait la guerre et violé leurs engagements. « C'est, dit-il, la pauvreté du sol et la misère qui vous ont forcés à faire cela. Si vous souhaitez vous tenir tranquilles, je  donnerai une bonne terre pour vos pauvres, et je vous répartirai en trois groupes dans un pays fertile. »

[60] Séduits par ces promesses, ils abandonnèrent leurs propres habitations et vinrent tous ensemble à l'endroit prescrit par Galba. Il les répartit en trois groupes, et montrant à chaque groupe une plaine, il leur demanda de demeurer dans cette plaine jusqu'à ce qu'il leur eût assigné leurs terres. Alors, il se rendit au premier groupe et leur dit, puisqu'ils étaient amis, de déposer leurs armes. Quand ils l'eurent fait, il les entoura d'un fossé, y fit entrer des soldats avec leurs épées, et les fit tous massacrer, tandis qu'ils se lamentaient à haute voix et invoquaient les noms des dieux et la bonne foi.  Il se hâta vers les deuxième et troisième groupes, et les fit massacrer de la même façon alors qu'ils ignoraient encore le destin du premier groupe. Ainsi, il vengea la trahison par une autre trahison, d'une façon indigne d'un Romain, mais en imitant les Barbares. Quelques-uns s'échappèrent, dont Viriathe, qui devint peu après le chef des Lusitaniens, tua de nombreux Romains et accomplit les plus grands exploits, que je rapporterai un peu plus loin. Galba, encore plus avide que Lucullus, distribua le butin à l'armée et à ses amis, et garda le reste pour lui-même, bien qu'il fût un des plus riches romains. Même en temps de paix, dit-on, il ne cessa jamais de mentir et de se parjurer pour s'enrichir. Bien que détesté et mis en accusation, il échappa au châtiment grâce à ses richesses.

CHAPITRE XI

L'ascension de Viriathe - Il défait Vetilius - Il défait Plautius lors de deux batailles -  Il est défait par Maximus Æmilianus

[61] Peu après, ceux qui avaient échappé à la perfidie de Lucullus et de Galba, se rassemblèrent au nombre de dix mille et attaquèrent la Turditanie. Gaius Vetilius marcha contre eux, amenant une nouvelle armée de Rome et prenant aussi les soldats qui se trouvaient déjà en Espagne, de sorte qu'il avait environ dix mille hommes. Il tomba sur leurs fourrageurs, en tua un grand nombre, et accula les autres dans un endroit où, s’ils y restaient, ils risquaient de périr de famine, et s’ils en sortaient, de tomber aux mains des Romains. Dans cette situation, ils envoyèrent des messagers à Vetilius avec des branches d'olivier, demandant une terre où s'installer, et décidant, à partir de ce moment d'obéir aux Romains en toutes choses. Il promit de leur donner des terres, et un accord était déjà presque conclu quand Viriathe, qui avait échappé à la perfidie de Galba et était alors parmi eux, leur rappela la mauvaise foi des Romains, combien de fois ces derniers avaient attaqué en violation de tous leurs serments, et que cette armée tout entière était composée d'hommes qui avaient échappé aux parjures de Galba et de Lucullus. S'ils lui obéissaient, il leur montrerait une façon sûre de quitter cet endroit.

[62] Enhardis par les nouveaux espoirs qu'il leur donnait, ils le choisirent  comme chef. Il les rangea en ligne de bataille comme s'il avait l'intention de combattre, mais il leur donna l'ordre, dès que lui-même serait monté à cheval, de se disperser dans toutes les directions et de se rendre par différents itinéraires jusqu’à la ville de Tribola, et de l’y attendre. Il choisit mille hommes seulement à qui il demanda de rester avec lui. Ces dispositions étant prises, tous se sauvèrent dès que Viriathe monta sur son cheval. Vetilius, craignant de poursuivre ceux qui s'étaient dispersés dans toutes les directions, se retourna vers Viriathe qui se tenait là, attendant apparemment le moment d'attaquer, et lui offrait le combat. Ce dernier, ayant des chevaux très rapides, harcelait les Romains en attaquant,  puis en se retirant, puis en attaquant de nouveau, se retirant, et attaquant encore. De cette façon, il occupa toute la journée et le lendemain à tourner en rond autour du même champ de bataille. Quand il supposa que les autres avaient réussi leur évasion, il se hâta de nuit par des chemins détournés, et arriva à Tribola grâce à ses chevaux agiles. Les Romains ne purent le poursuivre au même rythme en raison du poids de leur armure, de leur ignorance des routes et de l'infériorité de leurs chevaux. Voilà comment Viriathe, d'une façon inattendue, sortit son armée d'une situation désespérée. Cet exploit, connu par les diverses tribus limitrophes, lui apporta la renommée, et beaucoup vinrent renforcer son armée, ce qui lui permit de faire la guerre aux Romains pendant huit ans.

[63] Il est de mon intention de regrouper cette guerre contre Viriathe, harcelant tellement les Romains et les gênant encore plus, et de reprendre plus loin les autres événements qui se produisirent en Espagne durant cette période. Vetilius le poursuivit et le rejoignit à Tribola. Viriathe tendit d’abord une embuscade dans des taillis denses, puis se retira jusqu'à ce que Vetilius traversât l'endroit. Alors, il fit demi-tour, et ceux qui étaient en embuscade sortirent des taillis. Des deux côtés, ils commencèrent à tuer les Romains, à les amener au bord des falaises, et à les faire prisonniers. Vetilius lui-même fut fait prisonnier, et l'homme qui le captura, ne sachant pas qui il était, mais voyant qu'il était vieux et gros, et le jugeant sans valeur, le tua. Des dix mille Romains, six mille se retirèrent avec difficulté vers la ville de Carpessos sur le bord de la mer, qui, selon moi, était appelée autrefois par les Grecs Tartessos, et qui eut comme roi Arganthonius, qui, dit-on, vécut cent cinquante ans. Les soldats, qui s'étaient échappés à Carpessos, furent postés sur les murs de la ville par le questeur qui accompagnait Vetilius, mais ils étaient démoralisés. Après avoir demandé et obtenu cinq mille alliés des Belli et des Titthi, il les envoya contre Viriathe qui les tua tous, de sorte qu'il n'y en eût pas un seul pour raconter ce qui s'était passé. Ensuite, le questeur ne fit plus rien  en attendant de l'aide de Rome.

[64] Viriathe attaqua sans crainte la région fertile des Carpétans, et il la ravagea jusqu'à ce que Caius Plautius arrivât de Rome avec dix mille fantassins et treize cents cavaliers. Alors, Viriathe fit de nouveau semblant de fuir, et Plautius envoya quatre mille hommes à sa poursuite. Il se retourna contre eux et les tua tous sauf quelques-uns. Alors, il traversa le Tage et campa sur une montagne couverte d'oliviers, appelée la montagne de Vénus. Plautius le rattrapa, et désireux de réparer son échec, engagea le combat, mais fut battu au milieu d'un grand carnage, se sauva en débandade vers les villes, et prit ses quartiers d'hiver au milieu de l'été sans oser envoyer des troupes nulle part. C'est pourquoi, Viriathe parcourut tout le pays sans crainte, et exigea des propriétaires des récoltes sur pied de lui en payer la valeur et s'ils ne le faisaient pas, il les détruisait.

[65] Quand ces faits furent connus à Rome, ils envoyèrent Fabius Maximus Æmilianus, le fils d'Æmilius Paulus qui l'avait emporté sur Persée, roi de Macédoine, en Espagne, lui donnant le pouvoir d'enrôler une armée. Car Carthage et la Grèce venaient d'être conquises, et la troisième guerre macédonienne venait de se terminer par une victoire. Pour ménager les soldats qui revenaient de ces endroits, il enrôla des jeunes gens qui n'avaient jamais fait la guerre : au total deux légions. Il obtint en plus des troupes des alliés, et arriva à Orso, une ville d'Espagne, avec en tout quinze mille fantassins et environ deux mille cavaliers. Comme il ne souhaitait pas engager le combat tant que ses forces n’étaient pas bien disciplinées, il passa par les détroits à Gadès afin de sacrifier à Hercule. Pendant ce temps, Viriathe attaqua les fourrageurs, en tua beaucoup, et frappa les autres de terreur. Le légat  de Fabius voulant le combattre, Viriathe le battit aussi, et prit un grand butin. Quand Maximus arriva, Viriathe rangea ses forces à plusieurs reprises, et demanda le combat. Mais Maximus refusa le combat avec l'armée entière, et continua à exercer ses hommes. Souvent, il les envoyait faire des escarmouches, éprouvant la force de l'ennemi, et donnant de l'assurance à ses propres hommes. Chaque fois qu'il envoyait des fourrageurs sans armes, il les faisait toujours accompagner de légionnaires, et lui-même parcourait toute la région avec sa cavalerie. Il avait vu  son père Paulus faire cela lors de la guerre macédonienne. A la fin de l'hiver, l’armée étant bien disciplinée, il attaqua Viriathe, et il fut le deuxième général romain à le mettre en fuite bien qu'il eût combattu vaillamment, s'emparant de deux de ses villes, dont il pilla l'une, et brûla la seconde. Il poursuivit Viriathe jusqu'à un endroit appelé Bæcor, et tua plusieurs de ses hommes, après quoi, il prit ses quartiers d'hiver à Cordoue.

[66] Alors Viriathe, moins confiant qu'auparavant, fit sortir les Arévaques, les Titthi et les Belli, peuples guerriers, de leur allégeance aux Romains, et ceux-ci commencèrent à faire une autre guerre pour leur propre compte qui fut longue et pénible pour les Romains, et qui s'appela la guerre de Numance du nom d'une de leurs villes. Je ferai un exposé sur celle-ci après en avoir fini avec la guerre contre Viriathe. Un dernier combat s'engagea dans une autre région d'Espagne contre Quintus, un autre général romain. Celui-ci, vaincu, retourna à la montagne de Vénus. Alors, Viriathe attaqua et tua mille soldats de Quintus, captura quelques enseignes, et poursuivit le reste de ses soldats jusqu'à leur camp. Il chassa également la garnison d'Itucca, et ravagea le pays des Bastitaniens. Quintus ne pouvait leur venir en aide en raison de sa lâcheté et de son inexpérience. Au contraire, il rentra dans ses quartiers d'hiver à Cordoue au milieu de l'automne, et envoya souvent Caius Marcius, un Espagnol de la ville d'Italica, pour le combattre.

CHAPITRE XII

Suite de la guerre contre Viriathe - Traité avec Viriathe - Le traité est rompu par les Romains - D. Junius Brutus - Des bandes de guérilleros coopèrent avec Viriathe - Viriathe est assassiné - Portrait de Viriathe

[67] À la fin de l'année, Fabius Maximus Servilianus, frère d'Æmilianus, remplaça Quintus au commandement, amenant deux nouvelles légions de Rome ainsi que quelques alliés. Ses forces s'élevaient à environ dix-huit mille fantassins et seize cents cavaliers. Il écrivit à Micipsa, roi de Numidie, de lui envoyer quelques éléphants le plus rapidement possible. Alors qu'il se hâtait vers Itucca avec son armée morcelée, Viriathe l'attaqua dans un grand fracas, au milieu de clameurs barbares, avec six mille hommes portant les cheveux longs qu'ils ont l'habitude de secouer dans les batailles afin de terrifier leurs ennemis, mais il ne fut pas effrayé. Il tint tête bravement, et l'ennemi fut repoussé sans obtenir de résultat. Quand le reste de son armée arriva, ainsi que dix éléphants et trois cents cavaliers d'Afrique, il établit un grand camp, s'avança contre Viriathe, le battit et le poursuivit. La poursuite se fit dans le désordre, et quand Viriathe s'en aperçut, alors qu'il se sauvait, il fit demi-tour, tua environ trois mille Romains, et repoussa le reste vers leur camp. Il attaqua aussi le camp où seulement quelques hommes tenaient les portes, la plupart se cachaient sous leurs tentes, remplis de crainte, et c'est avec difficulté que le général et les tribuns purent les en faire sortir. Là, Fannius, gendre de Lælius, montra un courage extraordinaire et les Romains furent sauvés par l'arrivée de l'obscurité. Mais Viriathe continua à attaquer durant la nuit ou dans la chaleur du jour, surprenant chaque fois l'adversaire, le harcelant avec son infanterie légère et ses chevaux rapides, jusqu'à ce qu'il forçât Servilianus à rentrer de nouveau à Itucca.

[68] Comme Viriathe manquait depuis un moment de vivres et que son armée s'était fort réduite, il brûla son camp durant la nuit, et rentra en Lusitanie. Servilianus ne le poursuivit pas, mais attaqua le pays de Béturie, et pilla cinq villes qui avaient pris le parti de Viriathe. Après cela, il marcha contre les Cunéens, et de là, une fois de plus, contre la Lusitanie pour attaquer Viriathe. Tandis qu'il avançait, deux chefs de brigands, Curius et Apuleius, avec dix mille hommes, attaquèrent les Romains, les mirent en pleine confusion, et prirent du butin. Curius mourut au combat, et peu après Servilianus récupéra le butin, et prit les villes d'Escadia, de Gemella et d'Obolcola, qui hébergeaient des garnisons de Viriathe. Il en pilla d'autres et en épargna aussi certaines. Après avoir capturé environ dix mille  hommes, il en fit  décapiter cinq cents  et  vendit le reste comme esclaves. Alors, il rentra dans ses quartiers d'hiver, alors qu'il était commandant depuis deux ans. Après ces exploits, Servilianus rentra à Rome, et fut remplacé par Quintus Pompée Aulus. Le frère de ce dernier, Maximus Æmilianus, reçut la reddition d'un capitaine des brigands du nom de Connoba, le libéra, mais fit couper les mains de tous ses hommes.

[69] Tout en suivant Viriathe, Servilianus fit le siège d'Erisana, une de ses villes. Viriathe entra dans la ville de nuit, et au point du jour, attaqua ceux qui travaillaient dans les fossés, les contraignant à lâcher leurs pioches et à s'enfuir. Il battit de la même manière le reste de l'armée, qui avait été rangée en ordre de bataille par Servilianus, la poursuivit, et amena les Romains au milieu de falaises d’où ils ne pouvaient s'échapper. Viriathe ne fut pas arrogant à l'heure de la victoire, mais vit en celle-ci une occasion favorable de terminer la guerre, et de gagner la gratitude des Romains, il fit un accord avec eux, et cet accord fut ratifié à Rome. Viriathe fut déclaré ami du peuple romain, et on décréta que tous ses partisans garderaient la terre qu'ils occupaient alors. Ainsi, la guerre contre Viriathe, qui fut si pénible aux Romains, semblait se terminer d'une manière satisfaisante.

[70] La paix ne fut pas de la longue durée. Cæpio, frère du Servilianus qui l'avait conclue, et son successeur, n'étaient pas d'accord avec ce traité, et écrivirent à Rome qu'il était vraiment indigne de la dignité du peuple romain. Le Sénat l'autorisa d'abord à gêner Viriathe comme il le voulait, s'il le faisait secrètement. Il persista à envoyer sans arrêt des lettres. Il obtint de rompre le traité et de reprendre ouvertement les hostilités contre Viriathe. Quand la guerre fut ouvertement déclarée, Cæpio prit la ville d'Arsa que Viriathe avait abandonnée, et poursuivit Viriathe, qui s'était sauvé et avait détruit tout sur sa route, jusqu'à la Carpetanie, les forces romaines étant beaucoup plus fortes que les siennes. Viriathe considérant qu'il était imprudent de s'engager dans une bataille à cause de l'infériorité de son armée, ordonna à la plus grande partie de son armée de faire retraite par un défilé caché alors qu'il déployait le reste sur une colline comme s'il avait l'intention de combattre. Quand il jugea que ceux qu'il avait fait partir auparavant avait atteint un endroit sûr, il se hâta vers eux avec un tel mépris de l'ennemi et une telle rapidité que ses poursuivants ne comprirent pas par où il était allé. Cæpio se retourna contre les Vettons et les Callaiques et pilla leurs champs.

[71] Suivant l'exemple de Viriathe, beaucoup d'autres bandes de brigands firent des incursions en Lusitanie et la ravagèrent. Sextus Junius Brutus, qui fut envoyé contre eux, renonça à les suivre dans ce vaste pays limité par des fleuves navigables, le Tage, le Lethe, le Durios et le Bætis, parce qu'il considérait qu'il était extrêmement difficile de les rattraper alors qu'ils passaient d'un endroit à l'autre à la façon des voleurs : il eût été  honteux pour lui de ne pas y arriver, mais la victoire n’aurait pas été très glorieuse. Il se retourna contre leurs villes, pensant qu'il se vengerait ainsi sur elles, et en même temps prendrait quantité de butin pour son armée, et que les voleurs se disperseraient, chacun de son côté, quand leurs maisons seraient menacées. Dans cette idée, il commença à tuer qui il rencontrait sur sa route. Les femmes combattaient et périssaient en compagnie des hommes avec un tel courage qu'elles ne poussaient aucun cri même au milieu du carnage. Certains des habitants se sauvèrent dans les montagnes avec ce qu'ils pouvaient emporter, et quand ces derniers demandèrent le pardon, Brutus le leur accorda, prenant leurs biens comme amende.

[72] Il traversa alors le fleuve Durios, portant la guerre partout et prenant des otages chez ceux qui se rendaient, jusqu'à ce qu'il arrivât au fleuve Lethe. Il fut le premier des Romains à penser traverser ce fleuve. L’ayant traversé, il avança vers un autre fleuve appelé le Nimis, où il attaqua les Bracari parce qu'ils avaient pillé un convoi de vivres. C'étaient des peuples très guerriers. Les femmes combattaient avec les hommes, qui ne se retournaient jamais, ne montraient jamais leurs dos et ne poussaient jamais de cris. Parmi les femmes qui furent capturées, certaines se tuèrent, d'autres tuèrent leurs enfants de leurs propres mains, préférant  la mort à la captivité. Il y eut quelques villes qui se rendirent à Brutus et qui se révoltèrent peu après. Brutus les réduisit de nouveau.

[73] Une des villes qui fut souvent soumise et qui souvent se rebella s'appelait Talabriga. Quand Brutus s'avança contre elle, les habitants le supplièrent de leur pardonner, et offrirent de se rendre à sa discrétion. Il exigea d'abord d'eux tous les déserteurs, les prisonniers, les armes qu'ils avaient, et de plus, des otages, et ensuite, il leur ordonna d'évacuer la ville avec leurs épouses et leurs enfants. Quand ils eurent obéi, il les fit encercler avec son armée, et leur fit un discours, rappelant le nombre de fois qu'ils s'étaient révoltés et lui avaient fait la guerre. Après leur avoir fait peur et fait croire qu'il allait leur infliger une punition terrible, il cessa ses reproches. Après les avoir privés de leurs chevaux, de leurs vivres, de l'argent public, et de toutes leurs ressources, il leur donna l'autorisation de rentrer dans leur ville, contrairement à leur espérance. Ces résultats obtenus, Brutus renta à Rome. J'ai réuni ces événements dans  l'histoire de Viriathe parce qu'ils furent le fait d'autres bandes de brigands à la même époque qui désiraient l'imiter.

[74] Viriathe envoya ses plus fidèles amis Audax, Ditalco et Minurus chez Cæpio pour négocier une paix. Ces derniers, subornés par de grands cadeaux et de nombreuses promesses, acceptèrent d'assassiner Viriathe. Voici comment ils s'y prirent. Viriathe, à cause de ses soucis et de son activité excessive, dormait peu, et la plupart du temps, dormait avec son armure, de sorte qu'une fois réveillé, il était prêt à toute éventualité. C'est pourquoi, il autorisait ses amis à lui rendre visite la nuit. Tirant profit de cette coutume, ceux qui complotaient avec Audax, au moment où ils montaient la garde, entrèrent dans sa tente comme s'ils devaient lui faire part d'une urgence, juste au moment où il s'endormait, et le tuèrent en lui enfonçant un poignard dans la gorge, qui était la seule partie de son corps non protégée par l'armure. La nature de la blessure fut telle que personne ne soupçonna ce qui s'était passé. Les meurtriers s'enfuirent chez Cæpio, et demandèrent leur récompense. Aussitôt, il leur donna la permission de garder en toute sécurité ce qu'ils avaient déjà reçu ; quant au reste de leurs demandes, il s'en référa à Rome. Quand le jour se leva, les serviteurs de Viriathe et le reste de l'armée pensèrent qu'il se reposait toujours et s'étonnaient de ce repos exceptionnellement long, jusqu'à ce que certains d'entre eux découvrissent qu'il était mort dans son armure. Aussitôt, ce furent deuil et lamentations dans tout le camp, tous pleuraient, craignant pour leur propre sûreté, pensant aux dangers qu'ils couraient, et voyant de quel général ils étaient privés. Mais leur plus grande affliction était de ne pas trouver les auteurs du crime.

[75] Ils parèrent le corps de Viriathe de vêtements splendides, et le brûlèrent sur un bûcher élevé. On offrit beaucoup de sacrifices en son honneur. Les cavaliers et les fantassins revêtus de leurs armures marchaient autour de lui, chantant ses éloges à la mode barbare. Ils continuèrent jusqu'à ce que le feu s'éteignît. Quand les obsèques se terminèrent, ils organisèrent des jeux de gladiateurs sur sa tombe, si grand était le regret de Viriathe après sa mort, un homme, bien que  Barbare,  doté des plus grandes qualités militaires, toujours le premier dans le danger, et le plus équitable dans la distribution du butin. Jamais il ne consentit à prendre plus que sa part, même lorsque ses amis le  lui demandaient, mais ce qu'il obtenait, il le distribuait aux plus courageux. C'est pourquoi, bien que ce soit très difficile d'y arriver et qu'aucun commandant n'y arrive facilement, en huit années de cette guerre, avec une armée composée de diverses tribus, il n'y eut chez lui aucune sédition, les soldats lui obéissant toujours et toujours prêts au combat. Après sa mort, ils prirent pour général un nommé Tantalos, et ils attaquèrent Sagonte, la ville qu'Hannibal avait détruite, reconstruite et appelée Carthage d'après son propre pays. Quand ils furent repoussés de là, et comme ils traversaient le fleuve Bætis, Cæpio les serra tellement que Tantalos épuisé rendit son armée à Cæpio à condition qu'ils fussent traités en sujets. Ce dernier prit toutes leurs armes, et leur donna suffisamment de terre pour qu'ils ne dussent plus voler par manque de ressources. Ainsi se termina la guerre contre Viriathe.


CHAPITRE XIII

La guerre contre Numance - Pompée Aulus assiège Numance - Il conclut un traité avec Numance - Le Sénat le refuse - Mancinus conclut un nouveau traité - Æmilius Lepidus engage une guerre contraire aux ordres du Sénat - Le Sénat refuse le traité de Mancinus

[76] Notre histoire en revient à la guerre contre les Arévaques et les Numantins, que Viriathe avait poussé à se révolter. Cæcilius Metellus fut envoyé contre eux de Rome avec une plus grande armée, et il soumit les Arévaques, leur tombant dessus en les terrorisant soudainement tandis qu'ils moissonnaient. Mais il restait toujours les deux villes de Termantia et de Numance. Numance était difficile d'accès en raison de deux fleuves et ravins boisés et denses qui l'entouraient. Il n'y avait qu'une route d'accès, et elle avait été bloquée par des fossés et des palissades. Les Numantins étaient des soldats de premier ordre,  environ huit mille cavaliers et fantassins au total. Malgré leur petit nombre, ils causèrent cependant aux Romains de grands ennuis par leur courage. À la fin de l'hiver, Metellus rendit à son successeur, Quintus Pompée Aulus, le commandement de l'armée, qui comprenait trente mille fantassins et deux mille cavaliers, admirablement entraînés. Comme il campait devant Numance, Pompée dut partir quelque part. Les Numantins attaquèrent un corps de cavalerie qui l'accompagnait, et le détruisirent. Il rentra et positionna son armée dans la plaine. Les Numantins descendirent pour le rencontrer, mais se retirèrent lentement comme s'ils allaient prendre la fuite, jusqu'à ce qu'ils eussent amené Pompée aux fossés et aux palissades.

[77] Quand il vit ses forces mises en échec jour après jour dans les escarmouches par des ennemis inférieurs en nombre, il se retourna contre Termantia, pensant qu'elle serait plus facile à prendre. Il engagea le combat et perdit sept hommes, et un de ses tribuns, qui apportait du ravitaillement à son armée, fut mis en fuite par les Termantins. Lors d'un troisième affrontement, ils rabattirent les Romains dans un endroit rocheux où une grande partie de leur infanterie et de leur cavalerie fut précipitée au bas d'un ravin en même temps que les chevaux. Le reste, frappé de panique, passa la nuit en armes. Au point du jour, l'ennemi sortit et engagea un combat qui dura toute la journée avec une fortune égale. La nuit mit fin au combat. Alors, Pompée marcha contre une petite ville du nom de Malia, qui avait une garnison de Numantins. Les habitants tuèrent la garnison par trahison, et livrèrent la ville à Pompée. Il exigea d'eux qu'ils rendissent leurs armes, et qu'ils livrassent des otages, après quoi, il se dirigea vers Sedatania qu'un chef de brigands du nom de Tanginos dévastait. Pompée le battit et fit beaucoup de prisonniers. Si intrépides étaient ces brigands qu'aucun des captifs ne supporta la servitude. Certains se tuèrent, d'autres tuèrent ceux qui les avaient achetés, d'autres encore coulèrent les navires qui les emportaient.

[78] Pompée, reprenant le siège de Numance, essaya de détourner le cours d'un fleuve afin de réduire la ville par la famine. Les habitants le harcelèrent pendant qu'il effectuait ces travaux. Ils se précipitaient dehors en foule sans aucun signal, assaillaient ceux qui travaillaient au détournement  du fleuve, lançaient des traits sur ceux qui venaient à leur aide du camp, et finalement enfermèrent les Romains dans leurs propres fortifications. Ils attaquèrent aussi les fourrageurs, en tuèrent beaucoup, et parmi eux Oppius, un tribun militaire. Ils attaquèrent aussi dans un autre secteur des Romains qui creusaient un fossé, et tuèrent environ quatre cents d'entre eux y compris leur chef. Une commission arriva de Rome pour Pompée, ainsi qu'une armée de nouvelles recrues, des  débutants indisciplinés, en remplacement des soldats qui avaient terminé six années de guerre. Pompée, honteux de tant de désastres, et désirant effacer son déshonneur, resta dans son camp la période hivernale avec ces recrues débutantes. Les soldats, exposés au froid rigoureux, sans abris, et buvant l'eau et respirant  l’air du pays, souffrirent de l’estomac, et quelques-uns moururent. Un détachement sortit pour du fourrage, les Numantins leur tendirent une embuscade près du camp romain et les provoquèrent au combat. Les Romains ne supportant pas l'affront, s'élancèrent contre eux. Alors, ceux qui étaient en embuscade, surgirent et plusieurs simples soldats et beaucoup de nobles perdirent la vie. Enfin, les Numantins vinrent à la rencontre des fourrageurs qui revenaient, et en tuèrent beaucoup aussi.

[79] Pompée, démoralisé par tant de malheurs, se retira des villes avec la commission sénatoriale pour passer le reste de l'hiver, attendant son successeur au printemps. Craignant de devoir être rappelé pour rendre compte, il fit secrètement des ouvertures aux Numantins pour mettre fin à la guerre. Les Numantins eux-mêmes, épuisés  par la mort de tant de leurs hommes les plus courageux, par la perte de leurs récoltes, par le manque de nourriture et par la longueur de la guerre, plus longue qu'ils ne s'y attendaient, envoyèrent des ambassadeurs à Pompée. Il leur conseilla publiquement de se rendre à sa discrétion, parce qu'aucun autre genre de traité ne semblait digne du peuple romain, mais en privé, il leur dit comment ils devaient se comporter. Quand ils furent parvenus à un accord et que les Numantins eurent capitulé, il exigea et reçut d'eux des otages, ainsi que les prisonniers et les déserteurs. Il exigea également trente talents d'argent. Ils en donnèrent une partie immédiatement, et Pompée accepta d'attendre le reste. Son successeur, Marcus Popillius Læna, était arrivé quand ils apportèrent le dernier acompte. Pompée ne craignait plus rien pour la guerre puisque son successeur était présent, et sachant qu'il avait conclu une paix honteuse  sans l’autorisation de Rome, il nia avoir conclu un accord avec les Numantins. Ces derniers prouvèrent le contraire en faisant venir les témoins qui avaient participé à la transaction, les sénateurs, les préfets de cavalerie eux-mêmes, et les tribuns militaires. Popillius les envoya à Rome pour plaider contre Pompée. Le procès s'ouvrit devant le Sénat. Les Numantins et Pompée s'affrontèrent. Le Sénat décida de continuer la guerre. Alors, Popillius attaqua les Lusoniens qui étaient voisins des Numantins, mais il n'obtint aucun résultat, et à l'arrivée de son successeur au commandement, Hostilius Mancinus, il rentra à Rome.

[80] Mancinus eut de nombreux engagements contre les Numantins au cours desquels il fut chaque fois battu, et finalement, après de grandes pertes, il se réfugia dans son camp. Sur la fausse rumeur que les Cantabres et les Vaccæens venaient secourir les Numantins, il prit peur, éteignit ses feux, et se sauva au milieu de l'obscurité dans un endroit désert où Nobilior par le passé avait installé un camp. Enfermé dans cet endroit au point du jour, sans préparatifs ni fortifications, et encerclé par les Numantins qui les menaçaient tous de les faire périr s'il ne faisait pas la paix, il la conclut dans des termes identiques à ceux qui avaient été précédemment conclus entre les Romains et les Numantins. Ils conclurent cet accord par un serment. Quand ces choses furent connues à Rome, ce fut une grande indignation envers ce traité honteux, et l'autre consul, Æmilius Lepidus, fut envoyé en Espagne. Mancinus fut rappelé à Rome pour être jugé. Les ambassadeurs de Numance le suivirent. Mais Æmilius fatigué de ne rien faire en attendant la décision de Rome (certains hommes recherchaient le commandement non pour le bien de la ville, mais pour leur gloire ou le butin ou l'honneur d'un triomphe), accusa faussement les Vaccæens d'avoir fourni aux Numantins des vivres pendant la guerre. C'est pourquoi il ravagea leur pays, et fit le siège de leur ville principale, Pallantia, qui n'avait nullement violé le traité, et il persuada Brutus, son gendre, qui avait été envoyé de l'autre côté de l'Espagne, comme je l'ai dit plus haut, de le rejoindre dans cette entreprise.

[81] Ils furent rattrapés par Cinna et Cæcilius, messagers de Rome, qui leur dirent que le Sénat se demandait pourquoi, après tant de désastres en Espagne, Æmilius cherchait une nouvelle guerre, et ils leur remirent un sénatus-consulte interdisant d'attaquer les Vaccæens. Mais comme il avait déjà commencé la guerre, il considéra que le Sénat ignorait la chose, et aussi que Brutus s'était joint à lui, et que les Vaccæens avaient fourni aux Numantins des vivres, de l'argent et des hommes. C'est pourquoi, il répondit qu'il serait dangereux d'abandonner la guerre, car presque toute l'Espagne se rebellerait s'ils imaginaient que les Romains avaient peur. Il renvoya à Rome la commission de Cinna sans qu'elle eût accompli sa mission, et il écrivit dans ce sens au Sénat. Après cela, il fit construire dans un endroit favorable des machines, et se mit à rassembler des vivres. Tandis qu'il faisait cela, Flaccus, qui avait été envoyé récolter du fourrage, tomba dans une embuscade, mais s'en tira à bon compte. Il fit propager le bruit parmi ses hommes qu’Æmilius avait pris Pallantia. Les soldats poussèrent un cri de victoire. Les Barbares, en l'entendant et pensant que la rumeur était vraie, se retirèrent. C'est de cette façon que Flaccus sauva son convoi du désastre.

[82] Le siège de Pallantia se prolongeait, les vivres manquaient aux Romains, et ils commencèrent à souffrir de la faim. Tous leurs animaux périrent et plusieurs hommes moururent de privations. Les généraux, Æmilius et Brutus, gardèrent le moral longtemps. Mais vaincus par le manque de vivre, ils donnèrent soudainement l'ordre la nuit, à la dernière veille, de se retirer. Les tribuns et les centurions allaient çà et là pour accélérer le mouvement afin que tous fussent partis avant le jour. Si grande fut la confusion qu'ils abandonnèrent tout, même les malades et les blessés, qui s'accrochaient à eux et les suppliaient de ne pas les laisser. Leur retraite se fit dans la cohue et dans la confusion : elle ressemblait à une déroute. Les Pallantins attaquaient leurs flancs et leurs arrières, et firent de gros dégâts de l'aube jusqu'au soir. Quand la nuit arriva, les Romains, affaiblis par la fatigue et la faim, se jetèrent dans la plaine par compagnies, n'importe comment, et les Pallantins, poussés par une intervention divine, rentrèrent dans leur propre pays. Voilà ce qui arriva à Æmilius.

[83] Quand ces choses furent connues à Rome, Æmilius fut privé de son commandement et de son consulat, et quand il rentra à Rome comme simple citoyen, il reçut en plus une amende. Le conflit devant le Sénat entre Mancinus et les ambassadeurs de Numance continuait toujours. Ces derniers montrèrent le traité qu'ils avaient conclu avec Mancinus ; lui, de son côté, mit tout sur le dos de Pompée, son prédécesseur au commandement, qui lui avait remis une armée qui ne valait rien et sans ressources, avec laquelle Pompée lui-même avait souvent été battu, et c'est pourquoi il avait conclu un traité semblable avec les Numantins. Il ajouta que la guerre s'était déroulée sous de mauvais présages parce qu'elle avait été déclarée par les Romains en violation de ces accords. Les sénateurs étaient également irrités contre  les deux, mais Pompée échappa au châtiment parce qu'il avait été jugé pour cette affaire bien avant. Ils décidèrent de livrer Mancinus aux Numantins pour avoir conclu un traité honteux sans leur autorisation. En cela, ils suivirent l'exemple de leurs pères, qui par le passé avaient livré aux Samnites vingt généraux qui avaient conclu des traités semblables sans autorisation. Mancinus fut conduit en Espagne par Furius, et livré nu aux Numantins, mais ils refusèrent de le recevoir. Calpurnius Piso fut choisi comme général pour les combattre, mais il ne marcha pas contre Numance. Il envahit le territoire de Pallantia, et après avoir pris un peu de butin, il passa le reste de sa période d'activité dans des quartiers d'hiver en Carpetanie.

CHAPITRE XIV

Scipion, le second Africain, envoyé contre Numance - Il rétablit la discipline dans l'armée - Les maximes de Scipion en temps de  guerre - Escarmouches avec les Numantins

[84] Rome, fatiguée de cette guerre contre Numance, guerre qui se prolongeait et plus difficile qu'on ne l'avait cru, élut Cornélius Scipion, le vainqueur de Carthage, une seconde fois consul, le croyant seul capable de soumettre Numance. Comme il n'avait toujours pas l'âge pour être consul, le Sénat vota, de la même façon qu'ils l'avaient fait quand Scipion avait été nommé général contre les Carthaginois, que les tribuns du peuple devaient abroger la loi concernant la limite d'âge et la rétablir l'année suivante. Scipion fut donc nommé consul une seconde fois et se hâta vers Numance. Il n'enrôla aucune armée parce que la Ville était épuisée par tant de guerres et parce qu'il y avait beaucoup de soldats en Espagne. Avec le consentement du Sénat, il prit avec lui un certain nombre de volontaires que lui avaient envoyés des villes et des rois par amitié personnelle. À ces derniers, il ajouta cinq cents de ses clients et de des amis qui formèrent une troupe et qu'il nomma La troupe des  amis. Tous ceux-ci, au nombre d'environ quatre mille, il les mit sous les ordres de Buteo, son neveu, pour les conduire, alors qu'il partait devant avec une petite escorte vers l'armée d'Espagne, ayant entendu dire qu'elle était en pleine inaction, dans la discorde et la mollesse. Il savait bien qu'il ne pourrait jamais surmonter l'ennemi s'il ne ramenait d'abord ses propres hommes à la stricte discipline.

[85] A son arrivée, il chassa tous les marchands et les prostituées,  ainsi que les devins et les sacrificateurs que les soldats consultaient continuellement parce qu'ils étaient démoralisés par leur défaite. Il ordonna désormais de n'amener dans le camp que le nécessaire, ainsi que les seules victimes aux fins de divination. Il fit vendre tous les chariots et leur contenu superflu ainsi que toutes les bêtes de somme, sauf celles qu'il indiqua lui-même. Comme batterie de cuisine, il n'autorisa qu'une broche, une marmite en bronze et une coupe. La nourriture fut limitée aux viandes bouillies et rôties. Il  interdit de posséder des lits, et Scipion montrait l'exemple en dormant sur la paille. Il interdit de monter sur des mules pendant les marches : « Que peut-on attendre au combat, dit-il, d'un homme qui ne peut pas marcher ? » Ceux qui avaient des domestiques pour les baigner et les oindre, il les ridiculisa, en disant que seules les mules, qui n'avaient pas de mains, avaient besoin de quelqu’un pour les frotter. Ainsi, en peu de temps, il les ramena à la discipline. Il les accoutuma aussi au respect et à la crainte de sa personne en se rendant  difficile d'abord et en restreignant les faveurs, favorisant au contraire particulièrement le règlement. Il répétait souvent que les généraux qui étaient sévères et stricts dans l'observance de la loi étaient utiles à leurs propres hommes, alors que ceux qui étaient faciles à vivre et bienfaisants étaient utiles uniquement à l'ennemi. « Les soldats des généraux du second genre, disait-il, sont joyeux mais insoumis, alors que ceux du premier, bien que maugréants, sont obéissants et prêts devant tous les dangers. »

[86] Il n'essaya pas d'engager le combat tant qu'il n'eut pas formé ses hommes par beaucoup d'exercices d'endurance. Il parcourut toutes les plaines voisines, et chaque jour, il installait un nouveau camp, et démolissait le précédent, faisait creuser des fossés profonds, puis les faisait combler, faisait construire de hauts murs, puis les faisait renverser, surveillant  personnellement le travail du matin jusqu'au soir. Afin d'empêcher ses hommes de marcher dans le désordre, comme cela se faisait jusque là, il se déplaçait toujours en carré, et ne permettait à personne de changer de place. Se déplaçant le long de la colonne, il rendait souvent visite à l'arrière, et faisait monter sur les chevaux les malades à la place des cavaliers, et quand les mules étaient surchargées, il ordonnait aux fantassins de porter une partie de la charge. Quand on arrivait à la fin de la marche, il fallait que ceux qui formaient la tête de l'avant-garde ce jour-là se déployassent autour de l'endroit du campement, et qu'un corps de cavalerie parcourût le pays pendant que le reste de l'armée exécutait la charge prescrite, certains creusant le fossé, d'autres construisant le rempart, et d'autres encore dressant les tentes. Il avait aussi fixé le temps pour chaque opération et en tenait un compte précis.

[87] Quand il jugea que l'armée était alerte, obéissante à ses ordres et endurante, il déplaça son camp près de Numance. Il ne plaça pas d'avant-postes dans des fortins, comme le font certains, parce qu'il ne souhaitait pas encore diviser son armée de peur de connaître un désastre dès le début et de gagner le mépris de l'ennemi, qui dédaignait depuis longtemps les Romains. Et il ne commença pas non plus à  attaquer immédiatement l'ennemi parce qu'il étudiait la nature de cette guerre, observait les occasions favorables et essayait toujours de découvrir les plans des Numantins. En attendant, il envoyait des fourrageurs dans tous les champs derrière son camp, et coupait le grain encore vert. Quand ces champs furent moissonnés, il fut nécessaire d'avancer, et il trouva un raccourci vers Numance à travers le pays que beaucoup lui conseillèrent de prendre. Il dit : « Ce que je crains, c'est le retour. Nos ennemis sont très agiles. Ils peuvent sortir de la ville et s'y replier de nouveau, alors que nos hommes, comme des soldats revenant avec du fourrage, seront fatigués avec le butin, les chariots et les chargements. Pour cette raison, le combat sera difficile et inégal. Si nous sommes battus, le danger sera grand, et si nous sommes victorieux, ni la gloire ni le gain n'en vaudront la peine. Il est stupide d'encourir le danger pour de si maigres résultats. On doit considérer que c'est un général insouciant, celui qui combattrait sans nécessité, alors que le bon général prend des risques uniquement en cas de nécessité. » Il ajouta en comparaison que les médecins n’amputent pas et ne cautérisent pas leurs patients avant d'avoir d'abord essayé des médicaments. Après avoir ainsi parlé, il commanda à ses guides de prendre la route la plus longue. Alors, il fit quelques sorties au delà du camp, et ensuite, avança dans le territoire des Vaccæens, où les Numantins achetaient leurs approvisionnements, dévastant tout, prenant pour lui ce qui lui était utile comme vivres, coupant le reste et le brûlant.

[88] Dans une partie du territoire de Pallantia appelée Complanio, les Pallantiens avait caché une grande force juste au-dessous du sommet de la colline tandis que d'autres harcelaient ouvertement les fourrageurs romains. Scipion ordonna à Rutilius Rufus, un tribun militaire, qui écrivit plus tard une histoire de ces événements, de prendre quatre escadrons de cavalerie et de repousser les assaillants. Rufus les poursuivit avec trop de fougue quand ils battirent en retraite, et grimpa à la poursuite des fugitifs. Quand il vit qu'on l'attirait dans une embuscade, il commanda à ses troupes de ne pas poursuivre et de ne pas attaquer l'ennemi plus loin, mais de se tenir sur la défensive avec leurs lances pointées sur l'ennemi et de repousser simplement leur attaque. Immédiatement,  Scipion, voyant que Rufus avait outrepassé ses ordres, et craignant pour sa sécurité, arriva à toute vitesse. Quand il découvrit que c'était une embuscade, il divisa sa cavalerie en deux corps, et leur ordonna de charger l'ennemi de chaque côté alternativement, de lancer leurs javelots tous ensemble, et puis de se retirer, non pas dans le même endroit d'où ils étaient venus, mais de se retirer un peu plus loin chaque fois. De cette façon, les cavaliers regagnèrent  en sécurité la plaine. Comme il levait le camp et se retirait encore, il dut traverser un fleuve difficilement guéable en raison de ses rives boueuses, et là encore, l'ennemi tenta de l'attirer dans une embuscade. A cette nouvelle, il modifia son chemin, et prit un itinéraire plus long, où il n'y avait aucun approvisionnement en eau. Il marcha donc la nuit à cause de la chaleur et de la soif, et fit creuser des puits qui ne donnèrent pour la plupart que de l'eau saumâtre. Il sauva ses hommes avec beaucoup de difficultés, mais des chevaux et des bêtes de somme périrent de soif.

[89] En passant par le territoire des Caucæens, dont Lucullus avait violé le traité avec les Romains, il fit proclamer qu'ils pouvaient rentrer chez eux en toute sécurité. De là, il parvint dans le territoire de Numance, et y prit ses quartiers d'hiver. Là, Jugurtha, le fils de Masinissa, le rejoignit avec douze éléphants et un corps d'archers et de frondeurs qui les accompagnent habituellement dans les combats. Tandis que Scipion ravageait sans arrêt et pillait le pays voisin, l'ennemi chercha à l'attirer dans une embuscade près d'un village entouré de presque tous les côtés par un marécage. De l'autre côté, il y avait un ravin où se trouvait cachée l'embuscade. Les soldats de Scipion se divisèrent de sorte qu'une partie entra dans le village pour le piller, laissant les étendards à l'extérieur, alors que des autres, mais en petit nombre, caracolaient aux alentours. Les hommes attirèrent ces cavaliers dans l'embuscade et commencèrent à se battre désespérément. Scipion qui se trouvait justement devant le village près des étendards, rappela par une sonnerie de trompettes ceux qui étaient à l'intérieur, et avant d'avoir rassemblé mille hommes, porta secours aux cavaliers qui étaient en difficulté. La plupart de ceux qui se trouvaient dans le village se précipitèrent dehors, et mirent l'ennemi en fuite. Il ne poursuivit pas les fugitifs,  mais rentra au camp.  Il y eut quelques pertes de chaque côté.

CHAPITRE XV

Construction d'un mur autour de la ville - Voies d'accès par le fleuve coupées - Numance étroitement investie - L'exploit de Rhetogenes - Négociations avec Scipion - Reddition de Numance - Héroïsme des Numantins - Scipion rase Numance

[90] Peu après, il établit deux camps tout près de Numance, et confia la responsabilité de l'un à son frère Maximus tandis que lui-même commandait l'autre. Les Numantins sortirent en grand nombre, et offrirent le combat, mais il refusa leur défi, pensant qu'il n'était pas sage d'engager le combat contre des hommes qui combattaient avec le courage du désespoir, mais qu'il fallait plutôt les enfermer et les réduire par la famine. Plaçant sept tours autour de la ville, il commença le siège, et écrivit des lettres à chacune des tribus alliées, leur demandant d'envoyer les forces dont il avait besoin. Quand elles arrivèrent, il les divisa en plusieurs groupes, et divisa ensuite sa propre armée. Alors, il nomma un commandant pour chaque groupe, et leur ordonna d'entourer la ville d'un fossé et d'une palissade. Le périmètre de Numance était de vingt-quatre stades, celui des travaux d'encerclement plus du double. Tout cet espace fut soigneusement réparti entre les divers groupes, et il donna l'ordre, si l'ennemi attaquait à un  endroit quelconque, de le lui signaler en levant un drapeau rouge sur une longue lance pendant la journée ou par un feu s'il faisait nuit, de sorte que Maximus ou lui pût venir en aide à ceux qui en avaient besoin. Quand ces travaux furent terminés, et comme il pouvait repousser efficacement tous les assauts, il fit creuser un autre fossé un peu en arrière et l'entoura de palissades, et fit construire un mur de huit pieds de large et de dix pieds de haut, sans compter les parapets. Il fit construire des tours le long de tout ce mur à intervalles de cent pieds. Comme il n'était pas possible d'élever un mur autour du marais contigu, il l'entoura d'un remblai de la même hauteur et de la même épaisseur que le mur, pour en tenir lieu.

[91] Ainsi, Scipion fut le premier général, à mon avis, qui fit construire un mur autour d'une ville qui ne refusait pas le combat. Cependant, le fleuve Durios, qui coupait la ligne de fortifications, était très utile aux Numantins pour  l’apport de vivres et pour l’envoi d’hommes dans les deux sens, certains en nageant, d'autres se cachant dans des barques, d'autres encore forçant le blocus avec des bateaux à voiles quand un vent soufflait fort ou à la rame en suivant le courant. Comme il ne pouvait enjamber le fleuve à cause de sa largeur et de son courant, Scipion fit construire deux tours à la place d'un pont. À chacune de ces tours il amarra de grands bois de construction avec des cordes et les fit flotter à travers le fleuve. Les bois de construction étaient garnis d'épées et de fers de lance, qui ne cessaient de tourner à cause de la force du courant qui se précipitait contre eux, de sorte que l'ennemi fut empêché de sortir secrètement, en nageant, en plongeant ou en naviguant. Ainsi se réalisa ce que Scipion désirait  particulièrement, à savoir, que personne ne pût avoir de relations avec eux ni entrer, et qu'ils ne sussent absolument plus ce qui se passait à l'extérieur. Ainsi, ils manqueraient de vivres et d'autres expédients.

[92] Quand tout fut prêt et que les catapultes, les balistes et d'autres machines eurent été placées sur les tours, que les pierres, les traits et les javelots furent rassemblés sur les parapets, et que les archers et les frondeurs furent installés, Scipion posta des messagers en grand nombre tout le long du mur pour faire passer les nouvelles de l'un à l'autre de jour comme de nuit afin d’être au courant de ce qui se passait. Il donna l’ordre à chaque tour, quand l'une était attaquée, de  lever un signal et aux autres, quand elles voyaient ce signal, de faire la même chose, pour qu'il pût par ce signal connaître l'incident rapidement, et ensuite, apprendre la nature de ces incidents par les messagers. L'armée, ainsi que les forces indigènes, comptait à ce moment environ soixante mille hommes.  Il fit en sorte que la moitié gardât le mur, et en cas de nécessité se rendît  partout où on les demandait. Vingt mille devaient en cas de nécessité combattre sur le mur, et dix mille  autres étaient tenus en réserve. Chaque division avait son secteur assigné, et ne pouvait le quitter sans en avoir reçu l'ordre. Chaque homme devait s'élancer de l'endroit qui lui était assigné aussitôt que le signal d'une attaque était donné. Tel était le dispositif précis de Scipion.

[93] Les Numantins attaquèrent plusieurs fois ici et là ceux qui gardaient les murs. Mais la rapidité des défenseurs était remarquable, les signaux se levaient de partout, les messagers couraient, les défenseurs des murs jaillissaient en foule de leurs secteurs et les trompettes retentissaient sur chaque tour, de sorte que le périmètre entier de cinquante stades présentait à tous les spectateurs un aspect redoutable. Ce périmètre, Scipion en faisait le tour chaque jour et chaque nuit pour l'inspecter. Il fut convaincu que l'ennemi ainsi enfermé et incapable d'obtenir des vivres, des armes ou du secours de l'extérieur, ne tiendrait pas très longtemps.

[94] Mais Rhetogenes, un Numantin, surnommé Caraunios, homme de très grande bravoure, persuada cinq de ses amis de prendre un nombre égal de serviteurs et de chevaux, et traversa les deux armées secrètement, durant une nuit nuageuse, portant un pont pliant. Arrivant au mur, lui et ses amis le traversèrent, tuèrent les gardes de chaque côté, renvoyèrent les serviteurs, firent monter leurs chevaux sur le pont, et se dirigèrent vers les villes des Arévaques, avec des branches d'oliviers, les suppliant, puisqu'ils étaient de même sang, d'aider les Numantins. Les chefs des Arévaques, craignant les Romains, ne les écoutèrent pas, mais les renvoyèrent immédiatement. Il y avait une ville opulente du nom de Lutia, éloignée de trois cents stades de Numance, dont la jeunesse sympathisait avec les Numantins, et pressait leur ville de leur envoyer de l'aide. Les citoyens plus âgés communiquèrent secrètement le fait à Scipion. Recevant cette nouvelle vers la huitième heure, il marcha immédiatement vers la ville avec des troupes nombreuses et bien équipées. A l'aube, il encercla la ville et il exigea qu'on lui livrât les chefs des jeunes gens. Comme les citoyens répondirent qu'ils s'étaient sauvés de la ville, il envoya un héraut pour leur dire que si ces hommes ne lui étaient pas livrés, il détruirait la ville. Terrifiés par cette menace, ils les lui livrèrent : ils étaient environ quatre cents. Scipion leur fit couper les mains, retira ses troupes, se retira, et rentra dans son propre camp le matin suivant.

[95] Les Numantins, affamés, envoyèrent cinq hommes à Scipion pour demander s'il les traiterait avec modération au cas où ils se rendraient. Leur chef, Avaros, parla beaucoup du prestige et du courage des Numantins, et dit que même alors ils n'avaient fait aucun mal, mais en étaient arrivés à une telle extrémité pour la défense de leurs épouses et de leurs enfants, et pour la liberté de leur pays. « C'est pourquoi, Scipion, dit-il, il est digne de toi, en tant qu'homme renommé pour ta vertu, d'épargner un peuple courageux et valeureux et de nous offrir un traitement plus humain que celui que nous endurons, maintenant que nous avons éprouvé un changement de fortune. Cela ne dépend pas de nous mais de toi de recevoir la reddition de notre ville à de justes conditions ou de lui permettre de périr dans un dernier combat. » Quand Avaros eut  parlé, Scipion, qui connaissait par des prisonniers la situation intérieure de la ville, dit simplement qu'ils devaient rendre leurs armes et se placer eux et leur ville dans ses mains. Quand cette réponse fut connue, les Numantins, qui étaient déjà auparavant de caractère sauvage en raison de leur liberté absolue et  nullement habitués à obéir aux ordres des autres, devinrent alors plus sauvages que jamais en raison de leurs difficultés, mirent à mort Avaros et les cinq ambassadeurs qui l'avaient accompagné, comme porteurs de mauvaises nouvelles,  pensant qu'ils avaient à coup sûr conclu leur sauvegarde avec Scipion.

[96] Peu après, toutes leurs provisions consommées, n'ayant ni grain ni bétail ni fourrage, ils commencèrent, comme cela arrive fréquemment dans les guerres en cas de nécessité, à faire bouillir les peaux. Quand ils en manquèrent également, ils firent bouillir et mangèrent des corps humains, d'abord ceux qui étaient morts de mort naturelle, les coupant en morceaux pour les cuisiner. Après, ils s'attaquèrent aux malades, et les plus forts s'attaquèrent aux plus faibles. Aucune misère ne les épargna. Leur âme s’ensauvagea à cause de leur nourriture, et leurs corps commencèrent à ressembler à des bêtes sauvages sous l'effet de la famine, de la maladie, de leurs longs cheveux et de la négligence. C'est à ce moment qu'ils se rendirent à Scipion. Il leur ordonna d'apporter le jour même leurs armes à un endroit qu'il leur indiqua et de se réunir le jour suivant dans un autre endroit. Mais ils laissèrent passer la journée, déclarant que bon nombre d'entre eux étaient toujours accrochés à la liberté et désiraient quitter la vie. C'est pourquoi, ils demandèrent un jour pour préparer leur mort.

[97] Tel était l'amour de la liberté et de la bravoure dans cette petite ville barbare. Avec seulement huit mille combattants avant le début de la guerre, combien de revers terribles ils avaient portés aux Romains ! Combien de traités ne firent-ils pas sur un pied d'égalité avec les Romains, traités que ces derniers n'avaient consentis avec personne d'autre! Combien de fois ne provoquèrent-ils pas au combat le dernier général envoyé contre eux avec une armée de soixante mille hommes ! Mais celui-ci se montra meilleur stratège qu'eux-mêmes, en refusant de combattre contre des bêtes sauvages quand il pouvait réduire par la faim cet ennemi invincible. C'était la seule façon possible de capturer les Numantins, et c'est la faim seule qui les fit plier. C'est en considérant leur petit nombre et leurs grands malheurs, leurs vaillants exploits et leur longue résistance, que j'ai décidé de relater ce moment particulier de l'histoire de Numance. Beaucoup, juste après la reddition, se tuèrent comme ils l'avaient décidé, certains d'une façon et d'autres d'une autre. Le reste se rassembla le troisième jour à l'endroit désigné : c'était  un spectacle étrange et choquant. Leurs corps étaient répugnants, leurs cheveux et leurs ongles étaient fort longs, et ils étaient d'une saleté repoussante. Ils puaient, et les vêtements qu'ils portaient étaient aussi crasseux, et sentaient horriblement mauvais. Pour ces raisons, ils semblaient pitoyables même à leurs ennemis. En même temps, quelque chose dans leurs yeux inspirait la crainte aux spectateurs, une expression de colère, de peine, d'épreuves, et la mauvaise conscience d'avoir mangé de la chair humaine.

[98] S'en étant réservé cinquante pour son triomphe, Scipion vendit le reste et fit raser complètement la ville. Ainsi, ce général romain renversa deux villes très puissantes, Carthage sur décret du Sénat, à cause de sa grandeur, de sa puissance et de ses avantages par voie de terre et de mer, et  Numance, petite, avec une population clairsemée. Les Romains n'avaient encore pris aucune décision sur celle-ci. Mais Scipion détruisit cette dernière soit parce qu'il pensait que cela serait profitable aux Romains, soit parce qu'il était vraiment furieux contre les captifs, soit, comme certains le pensent, afin d'acquérir par deux grands désastres la gloire pour sa famille. En tout cas, les Romains depuis lors l'appellent Africanus et Numantinus à cause de la ruine de ces deux villes. Après avoir divisé le territoire de Numance entre leurs voisins proches et après avoir traité certaines affaires dans d'autres villes, menaçant ou mettant à l'amende celles qui étaient suspectes, il rentra à Rome.

CHAPITRE XVI

Histoire plus récente - Comportement infâme de Didius - Sertorius en Espagne

[99] Les Romains, selon leur coutume, envoyèrent dix sénateurs dans les provinces nouvellement conquises de l'Espagne qui s'étaient rendues à Scipion ou à Brutus avant lui ou qu'ils avaient prises de force pour établir la paix. Plus tard, d'autres révoltes éclatèrent en Espagne. Calpurnius Piso fut choisi comme commandant. Il fut remplacé par Servius Galba. Quand les Cimbres envahirent l'Italie et que et la Sicile fut déchirée par la deuxième guerre servile, les Romains furent trop occupés pour envoyer des soldats en Espagne, mais ils envoyèrent des légats qui essayèrent d'arranger les affaires sans faire la guerre dans la mesure de leurs possibilités. Quand les Cimbres furent chassés, Titus Didius fut envoyé en Espagne, et il tua environ vingt mille Arévaques. Il fit descendre aussi Termesum, une grande ville toujours insoumise aux Romains, d'un endroit élevé dans la plaine, et il ordonna aux habitants de vivre sans murailles. Il assiégea aussi la ville de Colenda et la prit au bout de neuf mois de siège. Il fit vendre les habitants avec leurs épouses et leurs enfants.

[100] Il y avait une autre ville près de Colenda, habitée par un mélange de tribus Celtibères qui avaient été alliées de Marcus Marius dans la guerre contre les Lusitaniens, et qui avaient été placées là cinq ans auparavant avec l'approbation du Sénat. Elles vivaient de brigandage à cause de leur pauvreté. Didius, avec l'accord des dix légats qui étaient encore présents, résolut de la détruire. C'est pourquoi, il dit aux notables qu'il leur répartirait la terre de Colenda parce qu'ils étaient pauvres. Les notables en furent tout heureux. Alors, il leur dit de communiquer son offre aux habitants, et de venir avec leurs épouses et leurs enfants pour partager la terre. Quand ils arrivèrent, il commanda à ses soldats d'évacuer leur camp et de faire entrer les habitants qu'il voulait surprendre, sous prétexte d’enregistrer leurs noms, les hommes sur un registre et les femmes et les enfants sur un autre, afin de savoir combien de terre devait être distribuée à chacun. Quand ils furent à l'intérieur du fossé et de la palissade, Didius les encercla avec son armée et les tua tous, et pour cela, il obtint le triomphe. Plus tard, les Celtibères se révoltèrent de nouveau, et Flaccus fut envoyé contre eux et en tua vingt mille. Les habitants de la ville de Belgida souhaitaient se révolter, et comme leur Sénat hésitait, ils mirent le feu au sénat, et brûlèrent les sénateurs. Quand Flaccus arriva, il fit mettre à mort les auteurs de ce crime.

[101] Voilà les événements que j'ai trouvés dignes de narration sur les rapports entre Romains et Espagnols jusqu'à cette époque. Plus tard, quand surgirent les dissensions entre Sylla et Cinna à Rome, et que le pays fut déchiré par des guerres civiles, et forma des armées ennemies, Quintus Sertorius, du parti de Cinna, qui avait été choisi pour commander en Espagne, souleva ce pays contre les Romains. Il recruta une grande armée, créa un Sénat avec ses propres amis à la manière du Sénat romain, et marcha contre Rome, plein de projets, et avec hardiesse parce qu'il était déjà renommé pour sa bravoure. Le Sénat rempli de crainte envoya contre lui ses généraux les plus célèbres, d'abord Cæcilius Metellus avec une grande armée, et puis Pompée avec une autre armée, afin de repousser si possible cette guerre loin de d'Italie alors en pleine guerre civile. Mais Sertorius fut assassiné par Perpenna, un de ses propres partisans, qui se proclama général de la révolte à la place de Sertorius. Perpenna fut tué par Pompée au combat, et c'est ainsi que se termina cette guerre qui alarma considérablement les Romains. Mais je parlerai de tout cela en particulier dans mon histoire des guerres civiles de Sylla.

[102] Après la mort de Sylla, Caius César fut envoyé comme préteur en Espagne avec le pouvoir de faire la guerre  où il le faudrait. Tous les Espagnols qui étaient suspects dans leur allégeance ou qui n'avaient pas encore été soumis aux Romains, il les soumit par la force des armes. Certains qui se révoltèrent après furent soumis par son fils adoptif Octave, surnommé Auguste. Depuis ce temps-là,  à ce qu'il semble, les Romains ont divisé l'Ibérie, qu'ils appellent maintenant Hispanie, en trois parties et ont envoyé un préteur pour commander chacune d'elles, deux choisis chaque année par le Sénat, et le dernier désigné par l'empereur. La durée des fonctions de ce dernier dépend de son bon plaisir.