Digénis

ANONYME

 

LES EXPLOITS DE DIGÉNIS AKRITAS

Livres IV à VI

livres II et III - livres VII à X

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

livres I à III

QUATRIÈME LIVRE DE DIGÉNIS.

Je commence, mon bien cher lecteur, une sérieuse étude des très nombreuses prouesses, des magnifiques trophées, des innombrables exploits de Digénis Akritas. Ce bien-aimé Akritas fut un guerrier admirable entre tous ; il accomplit sur terre beaucoup d'actions héroïques, remporta d'éclatantes et célèbres victoires, et acquit la plus glorieuse renommée. Arrivé à l'âge viril, parvenu à sa trente-troisième année, il mourut en paix, après avoir mené une vie honorable et s'être distingué par de brillants faits d'armes.

Je ferai encore mention de l'amour, cette passion qui fait naître les plus tendres désirs. L'amour se développe peu à peu et cause, en cette présente vie, tant de tourments à celui qui en est possédé, qu'il devient l'éternelle proie de l'inquiétude et des soucis. Un homme jeune et courageux considère comme rien une dangereuse multitude, n'hésite pas à se séparer de ses parents, de ses proches, de ses plus chers amis ; il affronte la mer, ne craint pas le feu, ne redoute ni dragons, ni lions, ni autres bêtes féroces, tant l'amour lui inspire d'audace. Il n'a nul souci des vaillants hommes et des brigands ; pour lui les nuits sont comme les jours, les déniés comme la rase campagne, nul péril ne l'effraye, et il ne laisse pas ses paupières se reposer de leurs veilles. Un nombre considérable de personnes ont renoncé par amour à tout ce qu'elles possédaient, et que cela ne vous semble pas incroyable, car je vous en produirai un glorieux témoin, le noble émir, le premier de la Syrie, ce prince au gracieux maintien, si recommandable par son audace féroce, sa grandeur admirable et sa bravoure digne d'éloges. On le considérait comme un second Samson; mais ce dernier ne tua qu'un lion terrible, tandis que l'émir en occit une multitude infinie.

Cesse de chanter, ô homme, les fables menteuses d'Achille et d'Hector. C'est grâce à son puissant génie et au concours d'un Dieu qu'Alexandre le Macédonien se rendit maître du monde, car il ne possédait qu'une audace et une bravoure naturelles. Le vieux Philopappos, Cinnamos et Joannikios, ces valeureux héros, ne sont non plus dignes d'être comparés à l'émir; ils se sont vantés d'exploits imaginaires, mais tous les siens sont véritables et attestés ; il les a lui-même accomplis. Que personne ne refuse d'y croire !

Ambron était son aïeul, Karoès son oncle ; les Arabes relevèrent avec affection et lui donnèrent trois mille pallikares d'élite. Il conquit toute la Syrie et fit Koufer. A la tête d'une multitude de guerriers choisis, il se rendit dans le pays de Romanie, et y ravagea beaucoup de provinces et de villes, celle d'Héraclée et d'autres encore, ainsi que la Charsiane, jusqu'à la Cappadoce.

Il fit prisonnière la fille d'un Grec, issue de la famille des Ducas, et, séduit par sa merveilleuse beauté et la noblesse de sa naissance, il renonça pour elle à sa croyance et à sa gloire et devint chrétien orthodoxe. Et, au moment où il se préparait à la guerre contre les Grecs, il se fit lui-même esclave par amour de la belle.

Celle-ci donna le jour à un fils vraiment fameux, au vaillant Digénis, que ses parents appelèrent ainsi parce qu'il était païen par son père, de la race d'Agar, et Grec par sa mère, de la race des Ducas. Voilà pourquoi il reçut le nom de Digénis. Quand on le baptisa dans l'eau de la sainte piscine, à l'âge de six ans, on le nomma Basile. On lui donnait chaque jour une éducation convenable, et, en peu de temps, ses connaissances le rendirent redoutable

Il fut appelé Akritas, parce qu'il était gardien des frontières. Son aïeul était Andronic, de la famille des Ginnames, qui mourut exilé par ordre impérial du bienheureux Romain, pour quelques soupçons. Possesseur de domaines considérables et d'immenses richesses, cet Andronic surpassait tous les hommes en célébrité.

Akritas avait pour grand'mère la générale, de la famille des Ducas, et pour oncles les illustres frères de sa mère, qui, combattant pour leur sœur, vainquirent l'émir son père. Il était vraiment un rejeton sorti d'une noble souche ; sa gloire fut supérieure à celle de son père, et ses exploits lui valurent une grande renommée.

Commençons maintenant à parler de lui. Je prie chacun de ne pas croire que c'est une fausse histoire dont je vais faire le récit, selon la volonté de Dieu, le seul tout-puissant ; ce que Dieu veut, personne ne saurait l'empêcher.

Comment un professeur enseigna les belles-lettres à Basile.

Cet illustre Basile Akritas fut, dès sa première enfance, confié par son père à un professeur. Il consacra trois années entières à l'étude et acquit, grâce à son esprit pénétrant, une connaissance approfondie des belles-lettres.

Comment Basile devient lutteur.

Akritas conçut ensuite le désir de se livrer à la chasse. Il sortait chaque jour avec son père et s'exerçait à manier la lance et l'épée ; il devint ainsi un très habile lutteur, et tout le monde admirait sa grande bravoure ; il se montrait, en outre, d'une incroyable agilité.

Lorsqu'il eut atteint sa douzième année, il brillait comme un soleil entre tous les enfants, et il possédait les forces d'un vaillant homme.

Un jour, Digénis Akritas parla ainsi à son père : « Mon seigneur et mon père, j'ai un ardent désir de m'essayer à combattre les bêtes féroces, et, si tu as de l'amour pour ton fils Akritas, accorde-moi la permission de chasser les fauves, léopards et lions, ours et dragons, afin que tu sois glorifié dans mes exploits, ô mon maître. Allons, montons à cheval, partons pour la chasse, et rendons-nous dans un endroit où il y a des bêtes sauvages, et je dissiperai toutes les pensées qui m'obsèdent. »

Ayant entendu les paroles de son fils chéri, le père se gaudissait dans son esprit et se réjouissait dans son cœur. Il embrassa Digénis Akritas avec une grande satisfaction et lui dit : « Admirable est ta pensée et douces sont tes paroles ; mais l'occasion n'est pas favorable, le péril est trop grand. Tu n'as que douze ans, mon bien-aimé, et tu ne peux, mon très doux fils, combattre des bêtes féroces. Ne fais pas cela, mon très doux enfant, ne détruis pas prématurément la fleur de ta jeunesse. Si Dieu veut que tu deviennes un homme, alors, mon fils bien chéri, tu combattras les fauves. »

Quand Akritas entendit de pareilles paroles, il fut vivement affligé et se sentit blessé au cœur, et, fondant en larmes, il parla ainsi à son père : « Si, devenu homme, ô mon père, j'accomplis des actions d'éclat, quel honneur y aura-t-il alors à cela pour moi ? Quand donc pourrai-je me couvrir de gloire et rendre illustre ma famille? Quand me sera-t-il donné de te prouver, à toi mon bienfaiteur, que je suis désormais ton collaborateur et ton esclave ? »

Le père d'Akritas, ravi du zèle de son fils, lui octroya sa demande, car le cœur connaît la noblesse du naturel.

Comment l'émir se rendit à la chasse avec Digénis et Constantin.

Le lendemain, l'émir, accompagné de son cher beau-frère Constantin, de son fils Akritas et de quelques pallikares, partit pour la chasse. Ils portaient des faucons blancs, ayant passé par la mue. A leur arrivée dans les grandes montagnes, ils virent de loin des ours redoutables bondir dans la forêt. Aussitôt un ours et une ourse vinrent dans le bois, et l'ours, s'étant retourné sur l'enfant, s'élança, gueule béante, pour lui broyer la tête.

Comment Basile assomma l'ours

Mais celui-ci saisit aussitôt l'ours par la gueule, lui asséna un coup de poing, et l'animal expira. Effarouchée par les hurlements des ours et le bruit des pas, une biche s'élança hors du fourré, et l'émir dit à Akritas : « Mon bien-aimé, voici devant toi une autre bête. » L'enfant n'eut pas sitôt entendu bramer la biche, qu'il rugit comme un lion, se replia sur lui-même comme un léopard, et l'atteignit en quelques bonds.

Comment Basile fendit la biche en deux parts.

Puis, prenant la biche par la patte, il la secoua et la fendit en deux parties. Qui n'admirera la grandeur des dons de Dieu et son immense et terrible puissance ? Toute âme humaine reste stupéfaite à la vue de cet enfant qui, sans cheval, atteint une biche et, sans massue, tue les ours de ses mains. Tout cela s'accomplit par la volonté de Dieu, qui est le dispensateur de la force. Un tout petit enfant semble voler avec des ailes. Témoins d'un tel prodige, tous chantèrent un hymne au Seigneur et à sa mère, au Seigneur qui donne de pareilles forces et opère de telles merveilles : « Notre-Dame, mère de Dieu, et Dieu tout miséricordieux, ce jeune enfant nous fait voir des choses terribles. » Ils se disaient encore en eux-mêmes : « Ce n'est pas là un homme de ce monde-ci ; Dieu l'a envoyé pour châtier les apélates, dont il sera la terreur tout le temps de sa vie. »

Et, en disant tout cela, ils aperçurent, dans un lieu planté de roseaux, une lionne terrible, furieuse, accompagnée de son lionceau, et ils se hâtèrent de retourner près du jeune Akritas.

Comment Basile Digénis s'en allait en emportant les bêtes fauves.

L'enfant s'en allait, emportant les bêtes fauves ; dans sa main droite, il tenait les deux ours, et, dans l'autre, il tenait la biche. Et son oncle lui parla en ces termes : « Viens ici, mon enfant, mon Akritas bien-aimé ; laisse ces bètes mortes, nous en avons d'autres vivantes, et c'est contre elles que s'essayent les enfants des nobles. » Et l'enfant lui fit cette réponse : « C'est la volonté du Dieu tout-puissant que tu voies la lionne morte comme les ours. »

Comment, sous les yeux de son oncle, Digénis tua la lionne.

A ces mots, Digénis s'élança vers la lionne, et son oncle lui parla de nouveau ainsi : « Prends ton épée, mon enfant chéri ; une si terrible bête ne se fend pas en deux comme une biche. Veille à ce qu'elle ne te fasse aucun mal. » Et le jeune homme lui répondit en ces termes : « Je t'ai dit et je te répète, mon maître et mon oncle, que rien n'est impossible à Dieu. » Et, mettant l'épée à la main, il courut sus à la bête.

Quand le jouvenceau fut près de la lionne, elle bondit et, la queue étendue sur les flancs, rugissant fortement, elle s'avança contre lui. Le jeune homme leva son épée en haut, frappa la lionne au milieu du front et lui fendit la tête jusqu'aux épaules. Puis il dit aussitôt à son oncle : « Tu vois les grandeurs de Dieu, mon maître et mon oncle, n'ai-je pas aussi fendu la lionne comme la biche ? » Et son oncle et son père le couvrirent de baisers, et, ravis de joie, ils lui dirent tous les deux : « Noble adolescent, comment tous ceux qui voient ta beauté et ta taille ne t'admireraient-ils pas? On ne peut que publier tes hauts faits, mon enfant bien-aimé, orgueil de tes parents. »

Cet admirable jouvenceau avait une chevelure blonde et bouclée, de grands yeux, un visage blanc et rose, des sourcils très noirs, une poitrine pareille à un frais cristal épais d'une brasse. Son père le contemplait, ivre de bonheur, et, avec joie et allégresse, il lui disait : « Les bêtes fauves se cachent, elles sont rentrées dans leurs repaires. Viens maintenant, et allons là où il y a de l'eau fraîche ; lave la sueur qui inonde ton visage, change tes vêtements souillés de sang, salis par l'écume des fauves et imprégnés de l'odeur des ours. Je te laverai les pieds moi-même, et je suis trois fois heureux de posséder un enfant tel que toi. Je bannis désormais tout souci de mon âme, et me voilà tranquille pour tous les jours de ma vie. Ce sera sans inquiétude que je t'enverrai partout faire des incursions chez les peuples [voisins] et combattre nos ennemis. » Et ils se rendirent incontinent tous les deux à la source. L'eau était fraîche et froide comme la neige, et chacun s'assit autour du puits.

Comment les personnes présentes lavent les pieds de Basile Digénis.

Les personnes présentes saluèrent respectueusement le jouvenceau. Les uns lui lavèrent les pieds ; les autres, le visage et ses mains teintes de sang. L'adolescent changea aussi de vêtement ; il mit pouç se tenir frais une tunique légère, et par-dessus celle-ci une autre tunique rouge avec attaches d'or et passementeries agrémentées de perles ; sur le col garni d'ambre musqué étaient enchâssées de grosses perles, ses boutons d'or pur étincelaient, ses brodequins étaient rehaussés de dorures et ses éperons de pierreries ; les ouvrages d'or y étaient remplacés par des pierres d'aimant. Le noble enfant s'empressa de retourner chez sa mère, afin qu'elle ne fût pas affligée de son absence, et il fit monter tout le monde à cheval. Quant à lui, il monta sur une cavale de haute taille, blanche comme une colombe dont la crinière était entremêlée de turquoises. Elle portait des grelots d'or avec pierreries ; ces grelots étaient nombreux et rendaient un son bruyant, charmant, merveilleux, dont tout le monde était ravi. La jument avait sur la croupe une housse de soie verte et rose qui recouvrait la selle et la préservait de la poussière ; la selle et la bride étaient ornées d'une broderie semée de perles. L'animal était courageux et fringant ; Akritas, habile écuyer, faisait caracoler à son gré sa monture, et se tenait en selle comme une rose touffue [se tient sur sa tige].

Comment Digénis et ses compagnons retournèrent à cheval à la maison.

Ils se mirent ensuite en route pour retourner à la maison. Devant le jeune homme cheminaient ses pallikares, ainsi que son père et son oncle. L'adolescent brillait au milieu d'eux comme le soleil ; il brandissait dans sa main droite une lance verte, de fabrication arabe, et couverte de lettres d'or. Il était charmant de visage, sa parole était douce, et toute sa personne bien proportionnée. Quand ils furent de retour à la maison, ils passaient toutes leurs journées à boire, à manger et à se divertir. L'émir, père d'Akritas, lui ayant abandonné les actions d'éclat, consacra sa vie à l'étude des voies du Seigneur, et tandis que les années accomplissaient par le soleil leur révolution céleste, il vécut heureux avec son épouse, ses fils et tous ses amis, jusqu'à ce qu'il atteignît les portes de la vieillesse.

Une fois parvenu à la virilité et arrivé à l'âge d'homme, le noble et beau Digénis monta un jour à cheval, saisit sa lance et sa massue, rassembla ses gens et les prit avec lui. Tandis qu'ils cheminaient harassés de fatigue, il apprit que de très vaillants apélates occupaient les défilés et faisaient des actions d'éclat. Il conçut alors un vif désir de les connaître. Parti tout seul, il trouva, dans un marécage couvert de roseaux, un lion terrible que le fameux Joannikios avait écorché de ses mains. Et quand Digénis Akritas vit le lion, il poussa un profond soupir et dit : « O mes yeux, quand verrez-vous ces héros ? »

Comment Digénis trouva le porteur d'eau des apélates.

Alors il rencontra le porteur d'eau des apélates et le questionna à leur sujet. Et le porteur d'eau répondit à Digénis : « Que leur veux-tu aux apélates, bon jeune homme? » Et celui-ci répondit au porteur d'eau : « Je cherche, moi aussi, les moyens de devenir apélate. » Et alors cet homme prit avec lui Digénis, et ils se rendirent près du chef dans son étrange et redoutable quartier.

Comment Digénis se rendit près de Philopappos. Leur conversation.

Et il trouva Philopappos étendu sur un lit ; il y avait dessus et dessous ce lit beaucoup de peaux de bêtes fauves, et le jeune Basile Akritas, s'étant incliné, lui fit un profond salut et lui souhaita le bonjour. Et le vieux Philopappos lui parla ainsi : « Sois le bienvenu, jeune homme, si tu n'es pas un traître. » Et alors Basile lui répondit ainsi : « Je ne suis pas un traître, mais je désire devenir sur l'heure apélate avec vous dans cette solitude. » Quand le vieillard l'eut entendu, il lui répondit : « Jeune homme, si tu as l'ambition de devenir apélate, prends cette massue et descends à faire la garde ; si, pendant quinze jours, tu peux rester à jeun et bannir le sommeil des paupières de tes yeux, et aller ensuite tuer des lions, apporter ici toutes leurs dépouilles, et si tu peux retourner en sentinelle, et, quand passent les princes avec une grande multitude... »

Lacune.

Comment Digénis vainquit avec sa massue les compagnons de Philopappos.

Alors Basile Digénis saisit sa massue et se rendit au milieu des apélates. Aux uns il asséna des coups de massue, aux autres des coups de poing, et il fit ployer les bras de tous ces vaillants hommes. Et Digénis leur prit leurs massues, alla trouver le vieillard et lui tint ce langage : « Reçois, Philopappos, les massues de tous les apélates; et, si cela n'est pas de ton goût, je te traiterai aussi de la même façon. »

Après avoir exécuté ces choses, le merveilleux Akritas revint à la route où étaient ses gens, et tous s'en retournèrent chez eux. Le fameux Basile Digénis, la gloire des braves, coulait ses jours dans la joie, et ses combats inspiraient une crainte générale.

FIN DU QUATRIEME LIVRE DE DIGENIS AKRITAS.


 

SUJET DU CINQUIÈME LIVRE DE DIGENIS AKRITAS.

Voici le cinquième livre d'Akritas. Il renferme l'enlèvement de la fille du général opéré par Akritas, et le retour de ce dernier chez lui. On y raconte encore l'arrivée de Ducas près de son gendre, la célébration des noces, les grandes réjouissances données à cette occasion ; enfui les honneurs rendus par Akritas à l'illustre empereur Romain, qui était venu le visiter.

CINQUIÈME LIVRE DE DIGÉNIS.

Donc, ô mon très cher lecteur, je te dirai encore ceci, à savoir que le beau Ducas, général illustre d'une province de Romanie, avait une fille ravissante appelée Eudoxie, dont Akritas entendait sans cesse le nom ; elle était infiniment belle et issue d'une famille célèbre.

Comment Digénis alla chasser avec un chien et se rendit près de la fille de Ducas.

Un jour Akritas s'élance sur son cheval, il prend ses gens et va à la chasse. Après avoir chassé, on reprit le chemin de la maison. Or, sur la route suivie par Akritas pour aller à la chasse, se trouvait le palais magnifique dû grand général ; lorsqu'ils furent auprès, Akritas s'écria d'une voix forte : « Le jouvenceau désireux de posséder une jeune fille très belle et qui passe par ici sans voir ses charmes, son cœur ne trouve pas de joie en ce monde. » Tout en admirant la chanson d'Akritas, ceux qui étaient présents furent vivement surpris de ce qu'il disait. Ses paroles étaient douces comme les chants mélodieux des sirènes.

Mais personne au monde ne pourrait énumérer toutes les richesses de la maison du général. Elle était tout en marbre et en mosaïques; les fenêtres étaient ornées de perles; la chambre occupée par la jeune fille était, au dedans comme au dehors, toute en marqueterie ; elle portait le nom de Chambre de la jouvencelle. Lorsque cette très riche et ravissante fille entendit ce que chantait le jouvenceau, il s'alluma en elle un amour aussi grand que peut le comporter cette passion ; car la beauté extérieure et le chant blessent l'âme et y pénètrent par les yeux mêmes. Elle eût voulu tenir ses regards attachés sur le jeune homme et ne pas cesser de contempler sa beauté. Et, avec une douce tranquillité, elle disait à l'oreille de sa nourrice : « Penche-toi, ma nourrice, et regarde ce charmant jouvenceau. »

A la vue de la merveilleuse beauté d'Akritas, la nourrice fit cette réponse à sa maîtresse : « Madame» plût au ciel que votre père mon maitre le voulût prendre pour gendre, car il n'en est pas un pareil au monde. » Restée dans sa chambre, la jouvencelle ne cessait de regarder le jeune homme par un trou. Quant à lui, feignant de ne rien savoir, il abordait quelques personnes : « N'est-ce pas ici, [leur disait-il,] le magnifique palais du général; n'est-ce pas ici que demeure cette si célèbre jeune fille, pour laquelle ont péri tant de nobles guerriers? »

En ce moment apparut le père de la jeune fille, et, comme un simple valet, il dit à Digénis Akritas : « Mon fils, beaucoup de jeunes gens, séduits par la ravissante beauté que possède la jouvencelle, sont venus pour l'enlever. Mais son illustre père, instruit de leurs desseins, leur a tendu des embuscades et les a tous saisis ; aux uns il a fait trancher la tête, et aux autres crever les yeux. »

Digénis reconnut à ces mots que c'était avec le père de la jouvencelle qu'il parlait, et il lui fit aussitôt cette réplique : « O mon père, ne t'imagine pas que je suis venu pour enlever cette jouvencelle, mais, moi, jamais embuscades ne m'ont troublé. » Digénis parla de la sorte comme un étranger et dit : « Vous est-il agréable, seigneur, de parler au général d'une alliance de famille? Lui plairait-il de m'accepter pour gendre? Ainsi que le doit un fils, je le considère comme mon père ; qu'il me regarde, lui aussi, comme son enfant. » Lorsque le père eut entendu cette déclaration, il lui dit : « Tu lui as déjà toi-même communiqué tes intentions et il n'a nullement promis de s'y conformer. »

En entendant cela, Digénis n'eut pas la moindre crainte, mais il excita son cheval, s'approcha de la jeune fille, l'examina dans sa chambre par le trou, et lui adressa doucement ces paroles : « Fais-moi savoir, jouvencelle, si je suis cher à ton cœur, et si tu désires vivement devenir mon épouse; dans ce cas, c'est pour moi une chose excellente, agréable et heureuse; mais, si tes désirs sont ailleurs, je ne veux point te violenter. »

Comment la fille de Ducas envoya sa nourrice parler à Akritas.

Aussitôt la jouvencelle appela sa nourrice : « Descends, ma nourrice, et va dire ceci au jeune homme : —Dieu te fera connaître que je te porte dans mon cœur. Mais je ne sais, jouvenceau, de quelle famille tu es issu. Si cependant tu es Basile Digénis Akritas, tu sors d'une très riche et noble race, et, par les Ducas, tu es notre parent. Le général mon père a des vedettes chargées de te surveiller. Beaucoup de personnes lui ont appris tes hauts faits; mais garde-toi bien, jeune homme, de t'exposer pour moi à quelque danger, car mon père est cruel, il ne t'épargnerait pas. »

La nourrice répéta incontinent ces paroles à Akritas, et le jouvenceau répondit aussitôt à la jeune fille : « Penche-toi, ma douce lumière, afin que je voie ta beauté et que ton amour pénètre dans mon cœur, car je suis jeune, comme tu vois, et je ne sais ce que c'est que d'aimer. Et, si ton amour m'entre dans l'âme, blonde jouvencelle, ton père et toute ta famille deviendraient des flèches et des épées [qu'on ne m'empêcherait pas de te posséder]. »

Lacune.

« Retire-toi et sois dans la joie, jouvenceau, et ne m'oublie pas. »

Akritas accueillit ces souhaits avec une grande allégresse et répondit : « Attends-moi cette nuit. » Et il reprit aussitôt le chemin de sa maison, dévoré de soucis, rongé d'inquiétudes. Et, du fond de son cœur, il suppliait Dieu : « Seigneur Dieu, disait-il, exauce ma prière ; fais que le soleil se couche et que la lune se lève, afin que sa lumière me soit propice dans ma route, car la noble jouvencelle m'attend. » Et il dit en particulier à son palefrenier : « Desselle ma jument et selle mon cheval moreau ; serre-le avec deux sangles et mets-lui deux pectoraux; place-lui sur le dos ma selle, mon épée et ma massue, et n'oublie pas les rênes, afin que je puisse le bien guider. »

Le palefrenier exécuta aussitôt les ordres de son maître. Quant au jeune homme, appelé au dîner, il négligeait de prendre sa nourriture et avait l'esprit complètement absorbé par la jouvencelle, dont il se représentait la beauté. L'amour joint au manque de nourriture changea le visage d'Akritas et altéra sa beauté.

Comment la mère d'Akritas parla à son fils.

Sa mère, le voyant ainsi dépérir, lui adressa ces paroles du fond du cœur : « Mon enfant, que t'est-il donc arrivé que ta tristesse est si grande? Une bête féroce t'a-t-elle blessé ? Est-ce la crainte qui te déchire, ou quelque esprit malin, jaloux de ta vaillance, t'a-t-il ensorcelé ? Dis-moi vite ce qu'il en est, et ne me cache rien. Et, pour me servir des paroles qu'Homère dans son livre fait adresser par Thétis à son fils Achille : Parle, ne cache rien dans ton esprit, afin que nous le sachions tous deux. Car celui qui dissimule ses soucis est dévoré par eux ; et, comme le dit cette maxime d'un sage : Un esprit inquiet est un ver qui ronge les os; ou bien cette autre sentence d'un autre sage : Il est florissant, le corps du mortel qui bannit les soucis. »

« Aucune bête féroce ne m'a blessé, répondit le jouvenceau, aucun trouble n'agite mon âme, et personne ne m'a jeté un sort ; ne maudis donc pas inutilement un innocent, car je suis en bonne santé. »

Et quand sa mère l'eut entendu, elle fit pour lui cette prière : « Reine digne de tous nos chants, mon espérance, mère de Dieu, je te glorifie et je t'honore, toi et Dieu ton fils, de m'avoir donné un enfant qui n'a pas son pareil en ce monde. Fais-moi la grâce qu'il vive des années sans fin, pour que je me réjouisse de le voir, tout le temps de sa vie, exempt de soucis, heureux en ce monde, et toujours redouté par les peuples de l'univers ! »

Et alors le jeune homme se déchausse promptement, il ôte ses bottes et s'assied pour souper. Son repas terminé, il va dans sa chambre, met des brodequins, prend sa lyre qu'il agence à son gré, car il était fort habile à jouer des instruments de musique, et, avec des boyaux de brebis tordus, il fit des cordes. Ensuite il s'équipa de nouveau et se rendit à l'écurie. Il s'élança sur son merveilleux moreau, celui avec lequel il était certain de vaincre, n'importe où il allât. Il prit son épée, il prit aussi sa lyre ; il frappait sur cet instrument,[1] et chantait comme un rossignol...

Lacune.

« Je t'ai prise et me suis enfui de ton pays. Considère quelle terrible et éclatante action j'ai accomplie, et aime-moi davantage, moi qui te chéris tant. »

Et le vaillant Akritas s'écarta un peu de la route, prit la jouvencelle par la main, la fit asseoir sur une pierre énorme, et lui tint ce langage : « Assieds-toi ici, ma douce lumière, et regarde quel époux tu possèdes. » Et la jeune fille lui dit : « Aie soin de ne pas faire de mal à mes frères. »

Comment Basile combattit et défit les hommes du général.

Il excite aussitôt son cheval et court sur eux ; il en atteint un, lui donne un coup d'épée, et le fend en deux, lui et son cheval ; il foule les autres aux pieds et les réduit à l'inaction. Comme un bon épervier qui, quand il aperçoit une perdrix, fond sur elle et la saisit, ainsi le jeune guerrier dispersait ses ennemis. Il reconnut que trois d'entre eux étaient les frères de la jeune fille, venus seuls pour faire des prouesses ; ils avaient excité leurs chevaux et s'étaient avancés jusqu'auprès de leur sœur. Akritas, craignant qu'ils ne la lui enlevassent, marcha vers eux et les fit battre en retraite. Mais comme ils essayaient de nouveau de s'emparer de la jouvencelle, Akritas saisit sa massue, s'élança sur eux, leur en asséna un coup avec peu de force et les désarçonna, sans toutefois les blesser. Alors le général leur père, pleurant et se lamentant, arriva, non sans peine, pour voir sa fille.

Comment Basile, les mains jointes, présenta ses hommages au général.

Lorsque Digénis vit venir de loin Ducas son beau-père, il alla au-devant de lui, et, joignant les mains, s'empressa de le saluer, puis il lui adressa ces paroles pleines d'affection :

« Général, mon seigneur et mon maître, bénis-nous, ta fille et moi; pardonne-moi et ne me fais pas de reproches. Tes gens ne savent pas ce que c'est que de combattre, je leur ai donné une petite leçon qu'ils n'oublieront pas. Console-toi, tu as pris un bon gendre, tu en chercherais un meilleur dans l'univers que tu ne le trouverais pas. Je ne suis pas un homme de naissance vulgaire, je ne suis pas non plus un lâche, et, si jamais tu avais à me charger de quelques affaires, tu t'assurerais alors quel homme est le gendre que tu possèdes. »

Et le général, levant les mains en haut et dirigeant ses regards vers l'orient, rendit grâces à Dieu en ces termes : « Gloire à toi, mon Dieu, à toi qui gouvernes avec une souveraine sagesse les intérêts de chacun de nous. Je te remercie, Seigneur, créateur de toutes choses, de nous avoir donné une preuve de ta miséricorde, car tout s'est accompli conformément à ta volonté, et j'ai pour présent un jeune et valeureux gendre. » Puis, se tournant vers ce dernier, il lui dit ceci : « Mon charmant gendre, emmène celle que tu as prise par amour, car, si tu n'avais pas pour elle une affection sans bornes, tu n'aurais pas osé accomplir seul une action pareille. Retournons dans ma demeure, et ne crains rien de mal de ma part, mais faisons nos conventions et célébrons les noces. Dès ce jour, tu recevras comme dot vingt quintaux de pièces anciennes, des vêtements d'une valeur de cinq cents livres, des domaines, qui seront pour ma fille d'un rapport immense, avec tous les animaux qui s'y trouvent, et quatre cents primautés ; je te donnerai encore quatre-vingts palefreniers, quatorze cuisiniers, autant de boulangers, cent cinquante autres serviteurs, et soixante-dix jolies servantes ; des reliquaires d'un grand prix, qui lui viennent de sa mère, et une couronne d'or massif enrichie de pierres précieuses. Tout cela est échu en partage à ma fille seule, et je lui accorderai encore une faveur de plus qu'à mes autres enfants. Obéis-moi, mon bon gendre ; viens, allons promptement dans ma maison, pour nous divertir. Mon épouse sera bien aise de te voir, elle rendra grâces à Dieu et sera heureuse en ce monde. Je ne veux pas que tous tes camarades disent que tu us enlevé une fille, mais que tu ne reçois rien en dot ; ce ne serait pas une gloire pour toi, mais bien plutôt un déshonneur. »

Le jeune homme dit ensuite au général : « Seigneur beau-père, j'avais le désir de prendre ta fille pour sa beauté, et non à cause de sa fortune et de quelque argent. Je fais cadeau de tout cela à mes beaux-frères. La beauté de leur sœur me tient lieu de beaucoup de dots. Dieu est le dispensateur de la fortune et de la pauvreté ; il élève et abaisse, il exalte et humilie ; mais, si telle est ta volonté, beau-père, faisons les noces. Viens avec tes parents dans ma maison pour nous bénir, et puis nous retournerons dans ton palais avec ta fille, afin que ton épouse nous voie et ne cesse de se réjouir. Si tu ne veux pas venir, je vais prendre ta ravissante fille, et me rendre immédiatement dans ma maison et dans mes domaines. »

Lacune.

« Ils sont en route pour venir à notre rencontre. » Et quand la noble fille entendit cela, elle en fut très satisfaite, et, regardant le jeune homme, elle lui dit : « J'ai honte, mon maître, de me trouver seule ; j'aurais dû écouter mon père et retourner à la maison, et mon père serait maintenant ici avec mes frères, toute ma famille et une foule immense de peuple ; j'aurais aussi mes servantes et tout mon attirail, et nous arriverions ainsi en grande pompe. »

Le jeune homme lui fit cette réponse : « Ne t'attriste pas, ma belle, de ton isolement ; chacun sait que, bien que tu sois seule, il n'y a pas lieu de t'en blâmer. »

Ils conduisaient six destriers magnifiquement caparaçonnés et que Digénis Akritas avait enlevés lui-même aux hommes du père de la jouvencelle, dans son combat avec eux.

Comment l'émir salua les jeunes gens.

Quand ils se rencontrèrent, ils échangèrent aussitôt un salut. Digénis et sa bien-aimée mirent pied à terre, l'émir mit aussi pied à terre et les embrassa tous deux. Et, du fond de son âme, il prononça ces bénédictions : « Que le Dieu créateur de toutes choses vous bénisse, que celui qui a créé la terre et le ciel et fait la mer daigne vous rendre heureux en ce monde, qu'il multiplie vos années dans la paix et la richesse, et qu'il vous fasse les héritiers de son royaume ! »

Et il fit asseoir la jeune fille sur un beau cheval, dont la selle de bronze était superbement disposée, et on lui ceignit le front d'une couronne précieuse. Le peuple et les vieillards leur firent un immense et bruyant cortège, les trompettes sonnèrent, et aussitôt on se remit en chemin. Qui pourrait dire, qui pourrait raconter les brillantes réjouissances qui furent alors célébrées ? La terre elle-même tressaillit d'allégresse et fleurit de joie ; de joie aussi les montagnes bondirent, les rochers chantèrent mélodieusement, et les fleuves ralentirent leur cours.

Lorsqu'on approcha de la maison, la générale sortit au-devant des jeunes gens, et avec elle la ravissante mère d'Akritas, en grande pompe, suivie d'une immense multitude de peuple, et tous les saluèrent avec affection.

L'amour réalisa les espérances des jeunes gens, et combla tous leurs désirs et tous leurs vœux.

Comment l'émir envoya ses beaux-frères trouver le général.

Une fois arrivé à la maison, l'émir envoie ses beaux-frères et ses hommes dire au général de venir à la noce.

Comment arriva le général, père de la jouvencelle.

Et, aussitôt que le général les eut entendus, il prépara les cadeaux de noce et les envoya à la jeune fille. Il fit aussi des présents à l'illustre Akritas ; il lui donna douze chevaux excellents et des moreaux de grande taille, couverts de magnifiques housses de soie pourpre ; il lui donna des selles et des brides niellées d'émeri doré; douze faucons Abasgiens ayant passé par la mue, douze onces de choix très exercés [à la chasse], douze nourrices et douze chambrières, des vêtements brochés d'or et d'un travail précieux, douze pelisses d'un triple tissu de soie blanche et pourpre ; une tente rouge et or, belle et vaste, avec des cordes de soie et des pieux d'argent; deux images de bronze représentant les saints Théodore et enrichies de pierres précieuses, telles que rubis et améthystes; dix lances arabes de toute beauté et la fameuse épée de Chosroès, et, présent qui remplit de joie sa fille et Akritas lui-même, il leur amena aussi un lion apprivoisé. A ces dons il ajouta de nombreux domaines, de fortes sommes d'argent, des serviteurs et des servantes, un assortiment de parures, enfin tout ce qui constitue une fortune. La dot s'élevait à six cent mille livres. Tels sont les présents que le général fit à son gendre Basile et à sa bien-aimée ; l'émir, lui aussi, fit des cadeaux à la noble et belle épousée, ainsi que la générale, la mère d'Akritas, ses cinq frères et tous les parents.

Comment Basile épousa la jeune fille.

Le brave et beau Basile Akritas épousa la jouvencelle, conformément aux prescriptions de la loi des pieux chrétiens, et il en fit sa femme. Les noces durèrent trois mois. L'émir, père de l'illustre Digénis, la princesse sa mère, les frères de celle-ci, le beau-frère d'Akritas, les princes et une infinie multitude de peuple se divertissaient au milieu des banquets, au son des instruments de musique et au bruit des tambours. Quand les trois mois de noces furent écoulés, Digénis rendit à son beau-père des honneurs dignes de lui, et obtint alors son pardon et sa bénédiction. Ensuite cet illustre général retourna dans sa maison, transporté de joie et d'allégresse, avec une nombreuse escorte de braves soldats. Quant au jeune et beau Digénis Akritas, il vécut avec sa femme, heureux, et jouissant des beautés de sa charmante et bien-aimée tourterelle. Plus tard, Akritas prit avec lui sa belle et ses braves, puis il se rendit aux frontières; il occupa les lieux où commandait son père, et se hâta d'exterminer totalement les irréguliers. Il faisait des courses dans les défilés et sur les frontières, et c'est pour cela qu'on lui donna le surnom d'Akritas. Il blessa un grand nombre de rebelles et en précipita aussi beaucoup en enfer; et alors les provinces habitées par les Grecs orthodoxes purent jouir de la paix avec Akritas pour défenseur, gardien, protecteur et champion contre tous les ennemis et les meurtres nombreux.

Or, Akritas conçut un vif désir d'errer seul à l'aventure et de faire, seul et sans compagnon d'armes, des actions d'éclat.

Partout où il allait, il avait ses tentes. Il en possédait une merveilleusement belle, où il prenait son repos, seul avec sa jeune épouse. Les servantes de celle-ci avaient leur tente respective, et ses hommes, à lui, avaient aussi la leur. Ces tentes étaient dressées à une grande distance l'une de l'autre. Quand Akritas désirait changer de campement, autant il voulait de gens, autant de fanaux il allumait. Personne n'eût jamais osé se tenir près de lui. Akritas était devenu tellement redoutable que sa vue seule inspirait la terreur.

Comment Basile donna à son cuisinier un soufflet qui le rendit aveugle.

Son cuisinier s'étant un jour mis en colère, Akritas lui donna un soufflet si violent que les yeux de ce pauvre infortuné sortirent de leur orbite et qu'il demeura comme perclus jusqu'à sa mort.

Dès lors, Akritas défendit que qui que ce fût approchât de lui, hormis sa jeune épouse, la très noble jouvencelle, avec laquelle il se réjouit seul durant toute sa vie.

Leur nourriture consistait en cerfs, oiseaux, chèvres, cochons sauvages et tout autre gibier.

Beaucoup de gens, jaloux de leur bonheur, conçurent le dessein de les séparer. Leurs tentatives seront successivement exposées dans ce récit, et vous apprendrez comment, à lui seul, Akritas les vainquit tous, comment il fit trembler toute la Babylonie et devint fameux dans le monde entier, ce vaillant et admirable guerrier, ce mangeur d'hommes, que redoutaient tant les frontières de la Syrie.

Le grand empereur des Grecs, le bienheureux Romain, le valeureux triomphateur, instruit des exploits de Basile Digénis Akritas, conçut le désir irrésistible et la plus grande envie de voir ce jeune héros et de le combler d'honneurs. Le monarque était alors en Cappadoce, dirigeant une expédition contre les Arabes ses ennemis, et l'illustre Basile se trouvait aux frontières, y faisant une garde si-vigilante que, sans son ordre, personne n'osait les franchir.

Comment Romain, empereur des Grecs, envoya une lettre à Akritas.

L'empereur écrivit à Digénis une lettre ainsi conçue : « Hâte-toi, mon cher, de te rendre près de nous. Notre majesté a appris de beaucoup de personnes tes prouesses et tes exploits, et j'ai éprouvé le désir de contempler ton beau visage, afin de rendre grâces au Dieu créateur, qui t'a donné puissance, force et bravoure, une bravoure si supérieure à celle des autres hommes ! Tu recevras par moi la récompense de la main du Seigneur. Viens donc avec joie, jouvenceau, et ne nous oublie pas. »

Comment Digénis répond à l'empereur.

Digénis, ayant reçu le message impérial, y répondit par celui-ci : « Seigneur, dit-il, je suis ton esclave ; et si, comme tu l'as écrit, tu désires voir un homme inutile, prends avec toi quelques personnes et viens sur le bord de l'Euphrate. Là, tu verras, seigneur, ton inutile serviteur; car, sire, je redoute un camp nombreux, je crains que les gens de ton armée ne commencent à me critiquer et que, dans ma mauvaise humeur, je ne les gratifie d'un salaire de mes mains ; car la jeunesse, sire, commet beaucoup de folies. »

La lecture de cette lettre causa un vif plaisir à l'empereur, et, avec une grande joie, il dit aux princes qu'il se trouvait un homme bon pour l'empire et dont le pareil ne s'était jamais vu dans le monde. Il prit donc, comme il a été dit, cent soldats avec lui et partit pour aller voir Akritas. Avec cette escorte, il arriva au fleuve Euphrate.

Comment l'empereur des Grecs salua Akritas.

Là, l'empereur aperçut le jouvenceau avec quelques pallikares ; il l'embrassa avec effusion et admira la grandeur de sa belle et merveilleuse stature.

« Tu n'as pas besoin d'éloges étrangers, lui dit-il; quand la vérité brille, la louange est inutile. Parle donc avec assurance, mon enfant ; si tu as besoin de quelque chose, l'empereur lui-même te l'accordera. »

Akritas lui répondit humblement : « Sois en bonne santé, sire, toi et ton armée. Ta sympathie seule me suffit ; quant aux honneurs et aux présents dont tu veux me combler, donne-les, seigneur, aux soldats pauvres, car les dépenses de ton empire sont innombrables. L'offrande digne d'un monarque puissant et glorieux consiste à aimer les étrangers, à avoir pitié des affamés, à délivrer ceux que l'on persécute injustement, à accorder le pardon des péchés de pensée, et à ne pas s'irriter contre quelqu'un avant d'avoir fait une enquête. Voilà, tout-puissant monarque, des œuvres de justice, cette vertu à l'aide de laquelle tu soumettras tous tes ennemis, car la force ne suffît pas pour gouverner et conquérir, mais c'est un don de la droite du Dieu très haut, pour la grâce duquel, sire, moi ton reconnaissant Serviteur, je t'offrirai, comme un très humble présent, et ce jusqu'à ma mort, la remise des immenses dépenses que tu fais annuellement pour la garde des frontières. Bannis donc désormais toute inquiétude à cet égard ; je ferai de tes ennemis les esclaves de ton empire. »

L'empereur, ayant entendu les paroles d'Akritas, lui dit : « Mon enfant, la Romanie tout entière est à toi ; parcours-la au nord et dans toutes ses provinces, et sois maintenant honoré avec ton peuple. Je te donnerai, avec bulle d'or, le double de tous les biens confisqués à ton aïeul. Je veux qu'ils soient ta propriété et que nul ne puisse jamais t'en dépouiller. »

Lacune.

… écrire de la Perse. Dans le sixième livre, je raconterai la déroute des Arabes ; ensuite, très cher lecteur, je décrirai dans le septième la défaite des apélates, ainsi que celle de Philopappos, de la vaillante Maximo et de ses gens!

FIN DU CINQUIÈME LIVRE DE DIGÉNIS AKRITAS.


 

Le poète tient les détails des sixième et septième livres de la bouche même de l'illustre Basile Digénis Akritas.

SUJET DU SIXIÈME LIVRE DE DIGÉNIS AKRITAS.

Voici le sixième livre du vaillant Akritas. Ce héros y raconte à ses amis intimes comment il trouva la fille de l'émir Haplorrabdis fuyant dans le désert avec son époux, comment il la ravit aux Arabes et la redonna à son mari.

SIXIÈME LIVRE DE DIGÉNIS.

La jeunesse florissante est l'âge de la volupté, et elle se complaît sans cesse dans les plaisirs de l'amour. C'est une gloire qu'elle place au-dessus de la royauté, au-dessus de l'éclat des richesses et au-dessus de tout honneur; Voilà pourquoi un jeune homme glisse facilement, si même, je crois, il est uni légitimement à la plus belle des femmes, car là où brille le soleil, tous y courent.

Ainsi, cet illustre Akritas, ce héros favorisé de tous les dons de Dieu, valeur, intelligence, beauté, taille avantageuse, voix agréable et charmante, mais privé d'enfants (ce qui fut le chagrin de toute sa vie), raconta à quelques personnes qu'il fut victime de cette passion.

Comment Akritas raconte ses exploits à ses amis.

Un jour, Akritas, assis avec ses amis chéris, ses amis intimes, commença à les entretenir de la passion d'amour et ensuite des innombrables exploits qu'il accomplit en ce temps-là. Il leur fit donc le récit suivant :

Récit de Digénis Akritas.

Haplorrabdis, le plus grand des émirs, avait coutume de saccager les villes et de dévaster les provinces de la Romanie, à la tête de nombreuses armées.

Il advint que le fils de l'illustre général Antiochus dirigea une expédition contre cet émir; mais, complètement défait et pris par ce dernier, il fut enfermé dans une forteresse et retenu trois ans captif. Mais la nlle de l'émir (et ce fut pour son malheur) aima le prisonnier, en l'absence de son père. Elle s'empressa de le mettre en liberté, afin de le prendre pour époux, et, avec l'assentiment de sa mère, elle le fit prince. Il semblait avoir beaucoup d'amour pour elle. Ayant alors trouvé une occasion favorable de fuir en Romanie, il communiqua son dessein à la jouvencelle et lui déclara qu'il craignait que l'émir son père ne le découvrît. Il l'obligea donc à partir avec lui, lui jurant de ne jamais l'abandonner, mais de l'avoir pour épouse tant qu'il vivrait en ce monde.

La jeune fille crut à ses serments et lui promit de le suivre. Ils obtinrent ensuite le consentement de sa mère, alors malade.

Comment le fils d'Antiochus emmena avec lui la fille d'Haplorrabdis et l'abandonna dans le désert.

Ils montèrent tous deux sur des chevaux préparés d'avance et se mirent promptement en route. Le voyage se passa bien jusqu'à leur arrivée à la source, où il délaissa la jouvencelle, et continua son chemin. Restée seule auprès de cette source, la jeune fille attendait le retour du jouvenceau.

Quant à moi, je vivais alors, comme je l'ai dit, séparé de mes parents, et j'habitais aux frontières avec ma bien-aimée. Je voulus faire seul une expédition en Syrie ; j'avais alors dix-huit ans, comme je le sais exactement.

Comment Akritas monta à cheval et alla en Syrie.

Je montai sur mon cheval, un noir coursier arabe, après avoir pris une épée, un bouclier et une lance bleue, et j'atteignis le territoire des Arabes. L'illustre fils du glorieux général Antiochus venait alors d'abandonner la jouvencelle, fille de l'émir, comme nous l'avons dit naguère.

Mousour, audacieux voleur de grand chemin, rôdait aux frontières, dont il était maître avant moi. Quand il aperçut le jouvenceau monté sur une jument, il se mit à le poursuivre avec acharnement pour lui donner sur les épaules un coup d'épée et le désarçonner. C'était un homme mort, si je ne me fusse trouvé là. 

Comment Akritas trouva le fils d’Antiochus et tua Mousour, son adversaire.

Mais je tuai Mousour, et alors c'est moi qui fus maître. Ensuite, prenant aussitôt le jeune homme par la main, je le confiai à la garde de mes amis. Quant à moi, je les quittai et je repris ma route. Après avoir franchi une longue distance, j'arrivai dans une prairie ; j'avais grand soif et je cherchais une source. J'aperçois de loin un arbre dans un épais fourré et je me dirige de ce côté, espérant y trouver de l'eau. Cet arbre était un palmier, et au-dessous il y avait une source.

Comment Akritas, achevai, trouva dans le désert la fille d'Haplorrabdia.

M'étant approché, j'entends une voix, des sanglots, des gémissements et des pleurs, et j'aperçois la fille de l'émir, abandonnée par le fils d'Antiochus. Elle était assise sous l'arbre, seule, et buvant de l'eau à la source. Quand elle me vit, elle fut remplie de joie, et aussitôt elle s'élança à ma rencontre. Je crus que c'était un fantôme, et je fus tellement effrayé que mes cheveux s'en hérissèrent. La jouvencelle, au contraire, se mit sans crainte à me dire : « Comment t'appelles-tu, jeune homme; et où vas-tu tout seul? Ne serait-ce point aussi l'amour qui te conduit en Syrie ? Mais, seigneur, puisque tu te trouves en des lieux dépourvus d'eau, descends un instant près de la source ; car, bon jouvenceau, mon cœur a de grands chagrins, et il me plaît de te les dire, afin de trouver quelque consolation à ma peine ; parce que la tristesse de l'âme se dissipe quand on la raconte, et l'excessive douleur en éprouve du soulagement. »

Après avoir entendu ces paroles et banni ma terreur, je mis aussitôt pied à terre, tout rempli de joie, et j'attachai mon cheval à une des branches de l'arbre ; je plantai ma lance à sa racine, et, après avoir bu de l'eau, je parlai ainsi à la jouvencelle.

Comment Akritas mit pied à terre près de la source et parla avec la jouvencelle.

« Dis-moi d'abord, jeune fille, la vie que tu mènes ici et pourquoi tu habites dans ce désert, puis tu apprendras toi-même qui je suis. »

Nous nous assîmes ensuite tous deux par terre, et la jouvencelle, ayant poussé un profond soupir, commença à parler ainsi : « Jeune homme, ma patrie est Merféké. Tu as entendu parler d'Haplorrabdis, le premier des émirs ; il est mon père ; ma mère est Mélanthia. Pour mon malheur, j'aimai un Grec que mon père retenait prisonnier depuis trois années. Il se disait fils d'un illustre général ; je le délivrai de ses chaînes et des horreurs de la captivité ; je lui donnai des chevaux, des primautés de mon père, des armes précieuses et d'immenses richesses. Je fis de lui un glorieux prince de Syrie, avec le consentement de ma mère, et durant l'absence de mon père, occupé, selon son habitude, de guerres continuelles. Je ne cessais de lui répéter : « Mon bien-aimé, ne me délaisse pas ! » Et, lui, il me disait avec serment : « Je ne t'abandonnerai pas, mais je conserverai toujours pour toi un pur amour. » Et il semblait me porter une grande affection et être prêt à mourir pour me voir ne fût-ce qu'un instant. Mais il était fourbe, comme le résultat l'a démontré. Un jour, ayant projeté de fuir et voulant se rendre en Romanie, il me communiqua son dessein et la crainte qu'il avait du retour de mon père. Il m'obligea ensuite à me mettre en route avec lui et me fit les plus effroyables serments de ne jamais m'abandonner de sa vie, mais de m'avoir pour épouse, tant qu'il existerait en ce monde. J'ajoutai foi à ses promesses et je résolus de l'accompagner, conformément à ses désirs ; puis, nous nous efforçâmes tous deux de trouver l'occasion d'enlever les richesses de mes parents.

« Par un cruel et diabolique hasard, ma mère fut atteinte d'une maladie dont elle faillit mourir. Tandis que tous les autres faisaient retentir la maison de leurs gémissements, moi, la malheureuse, je profitai de cette circonstance pour prendre une forte somme d'argent et suivre mon séducteur. La nuit fut on ne peut plus propice au succès de cette affaire, car elle était sans lune et sans la moindre clarté. Montés tous deux sur des chevaux préparés d'avance, nous eûmes promptement franchi une longue distance. Notre crainte fut grande jusqu'au troisième mille, mais, quand nous l'eûmes dépassé sans avoir été reconnus, nous cheminâmes avec rapidité, prenant de la nourriture lorsque le besoin nous y invitait ; peu après, il m'appelait son épouse bien-aimée, et me prodiguait les plus doux baisers, en me pressant dans ses bras. Confondus, durant tout le trajet, dans les transports d'une joie mutuelle, nous parvînmes à la source que voici, et nous nous y reposâmes trois jours et trois nuits, qui furent consacrés à nous donner réciproquement les preuves d'un amour inassouvi.

« Ce fut alors que le cruel traître commença à dévoiler la résolution qu'il tenait cachée. La troisième nuit, tandis que nous étions couchés ensemble, il se leva furtivement du Ut, sella les chevaux, et enleva l'or et les meilleurs effets. Lorsque je revins à moi, à mon réveil, je me levai, je m'arrangeai comme de coutume, je me donnai la tenue d'une jeune fille et j'en pris les vêtements, car c'est ainsi que j'avais quitté mon pays.

« Mais le jouvenceau était monté sur un cheval, avait chargé l'autre d'or et s'était mis en route. Désespérée à la vue d'une pareille trahison, à pied comme j'étais, je m'élançai à sa poursuite en criant : « Il est donc vrai que tu fuis ? Et moi où me laisses-tu seule ? As-tu oublié les bienfaits dont je t'ai comblé ? As-tu perdu le souvenir des serments extraordinaires que tu me faisais naguère? » Et, comme il ne se retournait pas, je lui criais encore : « Crains, ô homme, le Dieu très haut ! Pitié, miséricorde ! Sauve une infortunée, ne me laisse pas dévorer ici par les bêtes féroces ! » Je me lamentais, criant ces choses et beaucoup d'autres encore, mais lui, il disparut sans prononcer même une parole.

« Quant à moi, harassée de fatigue et, tu le vois, les pieds ensanglantés par de nombreux achoppements, je tombai à la renverse comme une morte. Puis, au jour, ayant non sans peine repris mes sens, je revins, en marchant difficilement, jusqu'à la source. Je suis dénuée de tout, et il ne me reste plus d'espérance, car, par honte des voisins et de mes compagnes, je n'ose retourner chez mes parents ; et j'ignore complètement où retrouver celui qui m'a séduite. Donne-moi, je te prie, entre les mains un glaive, afin que je me tue moi-même en expiation de ma faute ; car, privée de toutes choses, il ne m'importe plus de vivre. Oh ! que mon crime est grand et que mon infortune est immense! J'ai quitté mes proches, je me suis séparée de mes parents pour posséder un être bien-aimé dont me voilà privée ! »

Quand la jouvencelle eut ainsi parlé en gémissant et en s'arrachant ses boucles de cheveux, et en se frappant la poitrine, je fis mon possible pour mettre un terme à ses lamentations ; je lui arrachai, non sans difficulté, les mains de ses tresses, et je la consolai en l'engageant à concevoir de meilleures espérances. Je l'interrogeai ensuite pour savoir depuis combien de jours le séducteur l'avait laissée seule en cet endroit.

« Voilà maintenant dix jours, me dit-elle en soupirant de nouveau, que je suis dans ce désert, sans avoir vu, malheureuse que je suis, d'autre visage que le tien et, hier, celui d'un vieillard qui me dit que son fils était en Arabie. Il avait appris mes aventures, et il me raconta que, cinq jours auparavant, à Vlattolivadi, un blond jouvenceau, un adolescent à la taille élancée, monté sur une jument, et conduisant un destrier, avait été poursuivi par Mousour, l'épée à la main, et que ce jouvenceau eût été tué sur l'heure, si le jeune Akritas ne se fût trouvé là.

« Ce jeune homme est certainement mon séducteur, les révélations du vieil Arabe ne me permettent pas d'en douter. Quelle est donc mon infortune et mon malheureux sort ! Brusquement séparée d'un tel trésor, je perds, sans les avoir goûtées, les douceurs de la beauté, desséchée avant le temps comme un arbre nouvellement planté ! »

Lacune.

 « … te récompenser. Mon créateur, qui est le seul dispensateur du courage, te donnera en ce monde une riche récompense. »

Et elle me suppliait, en m'embrassant les pieds.

« Selon ce que l'Arabe m'a appris, ô mon maître, ne serais-tu pas Digénis? N'es-tu point celui que le vieillard m'a dit avoir arraché mon bien-aimé à la mort ? Et, si tu es vraiment ce fameux Akritas, donne-moi, seigneur, des nouvelles du jeune homme que Mousour voulait tuer injustement. »

« Je suis, lui répondis-je, le tueur d'irréguliers ; c'est moi qui, dans les combats, sais me garder des blessures. C'est moi qui ai donné une juste mort à Mousour, ce brigand, ce voleur, qui occupait les grands chemins que personne n'osait plus parcourir ; c'est moi qui ai arraché au trépas celui que (je ne sais comment) tu chéris encore, que tu portes dans ton souvenir, ton bien-aimé que tu accuses d'inconstance. Mais, va, je te conduirai moi-même à lui et je le déciderai à te prendre pour épouse, si tu renonces aux honteuses croyances des Éthiopiens. »

Transportée de joie à ces mots, la jouvencelle me répondit : « Seigneur, mon tout-puissant protecteur, conformément aux prescriptions antérieures de mon mari et avant de m'unir à lui, j'ai reçu le baptême ; car, asservie par l'amour, il m'était impossible de ne pas exécuter ce que me disait celui pour lequel je n'avais eu aucun souci de mes proches et de mes parents. »

Quand j'entendis cela de la bouche de la jouvencelle, il m'entra dans le cœur comme une flamme, qui y alluma avec l'amour le désir d'un criminel commerce. Je chassai d'abord ces pensées d'incontinence, afin de pouvoir peut-être éviter le péché, mais il est évidemment impossible au feu d'épargner l'herbe.

Tandis donc que je conduisais la jeune fille sur mon cheval, faisant route vers Chalcogourna, je ne savais quoi devenir, j'étais tout entier la proie d'un feu ardent ; l'amour ne cessait de croître en moi et se glissait par mes membres dans tous mes sens ; dans mes yeux il pénétrait par la beauté, dans mes mains par le toucher, dans ma bouche par les baisers, dans mes oreilles par les paroles. Enfin, grâce à l'intervention de Satan et à la négligence de mon âme, malgré toute la résistance que m'opposa la jeune fille, en me conjurant au nom de Dieu et par les prières de ses parents, un acte des plus coupables fut consommé et la route fut souillée d'un crime. L'ennemi, le prince des ténèbres, l'adversaire acharné de notre race, me fit oublier Dieu et le terrible jour du jugement, où seront révélés, en présence des anges et de tous les hommes, tous les péchés cachés.

Comment Akritas conduisit la jouvencelle à son époux.

Arrivés ensuite à Chalcogourna, nous y trouvâmes le jeune homme qui avait séduit la jouvencelle. C'était le fils d'Antiochus, de ce général jadis massacré par les Perses soumis au joug. Après l'avoir délivré des mains de Mousour, je ne le laissai pas aller seul devant moi, mais, comme on sait, je le confiai à mes amis, afin qu'il vécût avec eux, jusqu'à mon retour. L'ayant donc retrouvé là, je lui donnai force conseils et je l'engageai à ne pas abandonner la jouvencelle, mais à la prendre pour femme, selon sa promesse.

Je racontai ensuite à tous comment j'avais trouvé la jeune fille et comment je l'avais arrachée aux Arabes ; mais je passai sous silence ce qu'il ne fallait pas dire, afin que le jeune homme n'y cherchât point une occasion de scandale. Leur ayant ensuite remis la grosse somme d'argent que la jeune fille avait enlevée de la maison paternelle, je leur envoyai leurs deux chevaux, et je fis une morale très sévère au jeune homme, lui recommandant de ne jamais faire le moindre mal à la jouvencelle.

Peu après, je revins moi-même dans ma famille. On était alors à la mi-avril. Accablé sous le poids de mon péché et la conscience bourrelée de remords, je me blâmais moi-même de ma coupable action.

Lorsque je revis le soleil de mon âme, j'eus honte de m'être souillé d'un si grand crime, et je me hâtai de retourner près de ma bien-aimée. Ensuite, avec le jour, nous levâmes le camp, et nous nous rendîmes dans un autre endroit pour y habiter.

FIN DU SIXIÈME LIVRE DE DIGÉNIS AKRITAS.

suite


 

[1] Nous verrons plus loin qu'il se servait pour cela d'une plume d'oiseau, en guise d'archet.