COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
A PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.
1824.
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Lorsqu’ils furent arrivés au siège, le comte de Montfort fit donner une troisième fois l’assaut, plus fort et plus âpre que jamais, et fit tirer un chat[6] et des trébuchets qu’il avait fait faire nouvellement, et qui tiraient tellement sans cesser, qu’ils ne laissaient ni tours ni murailles debout; c’était grande pitié de voir les maux et ruines que faisaient ces engins, car ils mirent à terre un grand pan de mur. Lors les gens de Moissac se commencèrent fort à ébahir; ils mandèrent donc au comte de Montfort que, s’il leur voulait donner vie et bagues sauves, ils lui rendraient la ville, car ils n’avaient aucune nouvelle du comte Raimond, ce pourquoi force leur était de rendre la place, car ils ne pouvaient plus tenir contre une si grande armée, ne recevant secours de nulle part au monde. Le comte de Montfort leur répondit qu’ils fissent du mieux qu’ils pourraient, car il n’en recevrait pas un seul à merci, et qu’ainsi ils n’avaient qu’à se bien défendre; il manda d’autre part aux habitants de la ville que, s’ils ne lui rendaient pas tous ceux qui tenaient dedans pour le comte de Montfort, il les ferait tous, tant grands que petits, mourir de malemort.
Quand les habitants de Moissac eurent ouï ce que leur mandait le comte de Montfort, ils tinrent conseil sur cette affaire, et résolurent de mander au comte de Montfort que le lendemain, lorsque la garnison ne serait point sur ses gardes, il eût à faire approcher ses gens tout près de la ville, et qu’ils les y feraient entrer sans faute. Le lendemain, à l’heure convenue entre eux, comme la garnison n’était pas sur ses gardes, ceux de Moissac mirent dedans la ville les gens du comte de Montfort; on commença donc à crier, Montfort ! Montfort ! Et à tuer le monde, c’est-à-dire ceux de la garnison, dont un seul ne fut reçu à merci. Ils étaient bien trois cents hommes, hardis et vaillants, et ce fut grand dommage de faire mourir de si braves gens; mais c’était en haine de ce qu’ils avaient tué le neveu de l’archevêque, après l’avoir fait prisonnier. Quand tout ceci fut fait, et la ville entre les mains du comte de Montfort, les habitants se mirent à rançon près du comte, et il en coûta à leur ville cent marcs d’or pour se racheter.
Moissac ainsi pris, le comte de Montfort y mit bonne garnison pour la garder et défendre; et quand le pays sut que tout s’était rendu, il se soumit tout entier à l’obéissance du comte de Montfort. Le comte ayant pris possession de toutes les places qui s’étaient rendues à lui, donna à Verles d’Encontre Castel Sarrazin; Montaut au comte Baudouin; et à Pierre de Saisi, Verdun-sur-Garonne, de cette manière, il récompensa ceux de ses hommes qui l’avaient bien servi, et tout ceci fait, ceux à qui le comte de Montfort avait don ne des places y mirent, chacun pour son compte, de bonnes garnisons, et ensuite l’armée partit, et s’en alla à Montauban pour tâcher de le prendre si on le pouvait, et y mettre le siège. Le fils du comte de Foix, appelé Roger Bernard, y était arrivé avec cent chevaliers, gens vaillants et hardis; car le comte de Foix s’en était allé à Toulouse avec le comte Raimond et celui de Comminges, et de là était parti avec une grande quantité de gens pour aller à la comté de Foix, qu’ils reprirent toute entière sur les gens que le comte de Montfort y avait laissés en garnison. Tous ceux de la garnison furent tués, tant par le comte de Foix que par les gens du pays, qui se révoltèrent dès qu’ils surent que leur seigneur naturel était dans le pays, tellement qu’il ne demeura place ni château qui ne fussent repris pour le comte de Foix, et il se mit dans le château de Saverdun, et s’y tint jusqu’au temps où vint le comte de Montfort, ainsi qu’on le verra.
Or l’histoire dit que le comte de Montfort alla mettre le siège devant Montauban pour le prendre, à ce qu’il croyait; mais cela ne lui était pas possible, car la ville était forte et bien entourée de fossés et de bonnes murailles: ce pourquoi les gens du dedans ne le craignaient guère; d’ailleurs l’hiver approchait et il n’était pas possible qu’on pût longtemps tenir le siège, comme en effet on ne le put. Incontinent il vint un message au comte de Montfort pour lui dire que, s’il n’allait promptement secourir ses gens dans le comté de Foix, tout y était perdu, car le comte de Foix y était entré, et tuait et blessait les gens, prenait villes et châteaux, en sorte que tout était perdu s’il n’y allait promptement. Quand le comte de Montfort ouït ce message, il en fut marri, car s’il gagnait d’un côté, il perdait de l’autre. Il fit donc incontinent lever le siège, tira vers le comté de Foix avec toute son armée, et alla tant qu’il entra dans ledit comté. Le comte de Foix, averti que le comte de Montfort venait avec toute son armée, quitta Saverdun, et s’alla mettre et retirer au château de Foix, où il demeura. Le comte de Montfort et son armée reprirent donc tout le comté de Foix, excepté le château et la ville , pour faire dresser des usages et coutumes, dont il fît maintes chartes, afin qu’il en fût mémoire au temps à venir, ainsi qu’elles subsistent encore à présent.
Tout ceci fait, tous les seigneurs et barons qui étaient avec le comte de Montfort prirent congé de lui, et chacun se retira en sa demeure et terre, car l’hiver arrivait, ce pourquoi force était que chacun se retirât. Quand le comte de Montfort eut donné ordre en tout et pour tout, tant aux garnisons qu’aux autres choses, il lira vers la cité de Carcassonne, où il fut le bienvenu. Chacun s’étant retiré chez soi, Verles d’Encontre s’en alla à Castel Sarrazin, qui lui avait été donné par le comte de Montfort, vt les autres se retirèrent aussi dans les places et châteaux qu’il leur avait de même donnés. Le fils du comte de Foix était alors à Montauban, et, par un jour d’hiver, il s’en alla avec grande quantité de gens faire une course de Montauban à Castel Sarrazin, et travailla si bien qu’il fit un grand butin, tant de gens que de bestiaux qu’il emmenait à Montauban; mais Verles d’Encontre en fut averti, et fit armer quantité de monde pour aller secourir cette prise; quand ils furent armés, ils sortirent de Castel Sarrazin, et poursuivirent de si près les gens du fils du comte de Foix, qu’ils les atteignirent près de Montauban, et firent tant qu’ils recouvrèrent le butin, et la plupart des gens qu’on emmenait; après quoi chacun se retira de son côté. Cinq ou six jours après, le fils du comte de Foix alla faire une autre course tout près d’Agen, et prit plus de butin qu’il n’en pouvait mener ni conduire. Verles d’Encontre étant encore averti cette fois, alla au-devant des autres, et la rencontre fut si vive qu’il y eut beaucoup de gens tués et blessés des deux côtés. Verles d’Encontre fut renversé à terre et son cheval tué; il allait être pris sans un nommé le seigneur Moreau qui le vint promptement secourir et remonter; autrement il eût été emmené prisonnier à Montauban. Quand Verles fut remonté, qui l’eût vu frapper eût bien pu le dire vaillant homme, car il mit tous ses ennemis en fuite, et les déconfit tellement qu’il les fit fuir jusqu’aux portes de Montauban, et s’y renfermer, et qu’il leur reprit le butin sans en rien perdre. L’histoire dit qu’en ce temps le roi d’Aragon d’alors, dont nous avons déjà parlé, ouït dire la persécution que le comte de Montfort faisait souffrir à son beau-frère le comte Raimond. Il fit donc mettre en point et armer pour lui donner secours mille chevaliers des plus vaillants et hardis qu’il eût en toutes ses terres, et tous bien montés; puis il s’en vint par deçà les monts avec lesdits chevaliers.
Sur ces entrefaites, et pendant qu’il venait, le comte Raimond ayant appris que dans le Pujol, près de Toulouse, il y avait une garnison de croisés lesquels tous les jours couraient sur le pays et y faisaient beaucoup de maux, dit qu’il était d’avis qu’on allât les en ôter, et tous les habitants de la ville furent, de même opinion. Le comte Raimond fit donc armer tous ses gens, et alla droit au Pujol y mettre le siège. Il y fit porter beaucoup de fagots pour remplir et aplanir les fossés, afin de donner l’assaut. Lorsqu’ils furent arrivés au pied des fossés pour donner l’assaut, ceux qui étaient dedans se défendirent vaillamment, car c’était quasi la fleur des croisés, et firent tellement qu’ils forcèrent les autres à reculer des fossés. Quand le comte Raimond vit qu’ils se défendaient ainsi, il envoya chercher à Toulouse des calabres, pierriers et autres engins pour détruire les murailles du Pujol. Dès que lesdits engins furent arrivés, il les fit dresser et mettre en point et tirer contre les murs du Pujol; ils abattirent un grand quartier de muraille. Alors ils donnèrent l’assaut, qui fut très âpre et dur, et firent tellement qu’ils entrèrent dedans. Quand ils furent entrés, le comte Raimond fit prendre tous ceux qui étaient dedans, de façon que pas un seul n’en échappa, et il en fit bien pendre et étrangler, devant la porte du Pujol, soixante des plus apparents, et fit tuer tous les autres, en sorte qu’il n’en échappa pas un seul. Il fit abattre et raser le Pujol, tellement qu’il n’y demeura pas pierre sur pierre. Alors vint au comte Raimond un messager qui lui apprit que le comte Gui, frère du comte de Montfort, venait avec une grosse et grande armée pour donner secours aux gens du Pujol. Quand le comte Raimond eut ouï ce que lui dit le messager, il se remit en marche vers Toulouse, où il arriva fort allègre et joyeux de ce qu’il avait fait.
Quand le comte de Montfort eut ouï ce que le comte Raimond avait fait de ses gens du Pujol, il en fut si marri et courroucé que personne n’osait se présenter devant lui; et de la grande colère qu’il en eut, il se mit à pleurer, ce qu’il n’avait jamais fait pour aucune autre perte; dont tous ses gens furent fort ébahis le voyant ainsi pleurer.
L’histoire dit que pendant ce temps le roi d’Aragon était arrivé avec tout son monde, et était allé mettre le siège devant Muret que tenaient alors les croisés, car le comte de Comminges était alors à Toulouse avec le comte Raimond. Le roi d’Aragon manda donc au comte Raimond qu’il lui vînt promptement donner du secours à Muret, car il le tenait assiégé avec tous les gens qui étaient dedans. Quand le comte Raimond eut ouï ce que lui mandait le roi d’Aragon, il assembla incontinent tout son conseil, et y vinrent tous les capitouls de la ville, et les comtes, seigneurs et barons; il leur dit et montra comment le roi d’Aragon lui était venu donner secours avec une belle compagnie de gens qu’il avait amenés, avait assiégé Muret, ainsi que les gens qui étaient dedans, et lui avait mandé par son messager, lequel était là présent, qu’on lui allât porter secours et assistance. Quand le conseil eut ouï ce que le comte Raimond lui voulut dire et montrer, chacun fut d’opinion qu’on allât promptement secourir le roi, vu que de son bon vouloir il était venu porter un tel secours au comte Raimond et aux autres seigneurs et barons. Lors donc que le comte Raimond eut ouï la réponse du conseil, il fît armer tous ses gens, et fit crier à son de trompe que tout homme eût à s’armer et apprêter pour aller donner secours à Muret audit roi d’Aragon. Le cri ayant été fait, on eût vu s’armer et apprêter tous ceux qui étaient alors dans Toulouse, et vous auriez cru que le monde allait périr et prendre fin, tant était grand le bruit qui se faisait à cette heure. Quand tout le monde fut armé et mis en point, le comte Raimond fit charger tous les engins qui étaient dans la ville, pour les porter à Muret. A cette réunion se trouvèrent le comte de Foix, celui de Comminges et tous leurs gens; et tant de monde était alors assemblé que personne n’aurait pu compter ni estimer tout ce qui était là réuni; et ils s’en allèrent droit à Muret. Quand toute l’armée que menait le comte Raimond fut arrivée, vous les auriez vus se faire grande chère les uns aux autres; savoir, les gens du roi d’Aragon à ceux des comtes de Toulouse, de Comminges et de Foix; et lesdits seigneurs se firent aussi grand accueil. Quand ils se furent bien accueillis et festoyés, on tint conseil pour savoir comment se devait gouverner l’affaire, et il fut conclu qu’on donnerait l’assaut à Muret. On fit donc dresser les pierriers et autres engins, et on les fit tirer nuit et jour sans cesser contre ledit Muret, tant que c’était grande pitié de voir le mal qu’ils faisaient, et ceux qui étaient dedans Muret commencèrent, à s’en ébahir et avoir grand peur. Les assiégeants étant venus donner l’assaut à une des portes, ceux du dedans se défendirent bien et vaillamment; mais nonobstant leur résistance ils entrèrent dans la ville, et commencèrent de frapper et tuer tous ceux qu’ils pouvaient rencontrer. Ceux donc qui se purent sauver se retirèrent dans le château, lequel était fort et de défense, ainsi qu’on le put voir en cette occasion.
Alors vint le roi d’Aragon qui fit reculer les assiégeants, leur fit cesser l’assaut et la tuerie, et rentrer dans leur camp, ce qui fut à ce roi une grande folie, car il s’en repentit ensuite, comme on le dira. La raison pourquoi il fit quitter l’assaut fut que chacun lui venait dire que le comte de Montfort arrivait avec une grande troupe pour secourir ceux de Muret, et que, vu le grand nombre des assiégeants, on pourrait ainsi prendre le comte de Montfort avec tous ses gens, quand ils seraient enfermés dans Muret avec ceux qui étaient déjà dedans. Mais il en alla tout autrement que n’avait pensé le roi, car, s’il avait laissé continuer ce qui était commencé, on aurait pris Muret avec ceux qui étaient dedans, ce qu’il ne put faire ensuite; et il s’en repentit trop tard; mais on dit bien souvent que beaucoup reste à faire de ce que l’on espère. Tandis donc qu’ils étaient, comme on l’a dit, retirés dans leur camp, on vit de l’autre côté de l’eau beaucoup d’enseignes et d’étendards déployés au vent; c’étaient les étendards et enseignes du comte de Montfort, qui venait avec une belle compagnie et armée pour secourir les gens de Muret. Il passa le pont avec tout son monde, et entra dans la ville par le marche sans qu’homme vivant cherchât à s’y opposer, et le comte de Montfort étant arrivé, ceux qui s’étaient retirés, comme on l’a dit, dans le château, en sortirent et vinrent au-devant de leur seigneur.
Le comte de Montfort commença à se reposer, et les gens de Muret à lui raconter le siège et comment on leur était venu donner l’assaut, et la grande tuerie et pillerie qu’on avait faite; de quoi il fut très courroucé et marri. Pendant que le comte de Montfort était en cet entretien avec ses gens dans Muret, le roi d’Aragon pensa que puisque le comte de Montfort était arrivé, comme on l’a dit, il lui fallait donner l’assaut, vu que le comte de Montfort et ses gens devaient être lassés et fatigués, et qu’on les devait prendre à cette heure ou jamais. Ils allèrent donc donner l’assaut à Muret. Le comte de Montfort et ses gens se défendirent bien et vaillamment sans être ébahis en rien, et firent en sorte qu’ils les repoussèrent de l’assaut, et les obligèrent à se retirer dans leur camp; quand ils s’y furent retirés, ils étaient si las qu’ils n’en pouvaient plus, et ils se mirent à manger et à boire sans faire sentinelle nulle part, et sans se douter de rien. Le comte de Montfort, voyant le tapage qui était dans le camp, fit incontinent armer tous ses gens sans bruit, et quand ils furent tous armés et accoutrés, il fit mettre les capitaines en tête et ils sortirent par la porte de Sales en bon ordre et sériés, et marchèrent le plus à couvert qu’il leur était possible, afin que ceux du siège ne les aperçussent pas. Le comte fit trois bandes de ses gens: la première avait pour capitaine Verles d’Encontre, la seconde Bouchart, et le comte lui-même était à la tête de la troisième. Ils vinrent en cet ordre attaquer le camp en criant: Mont fort! Montfort! en telle sorte que le comte Raimond et le roi d’Aragon furent grandement ébahis quand ils virent venir ainsi leurs ennemis sur eux, car tous ceux qu’ils rencontraient ils les renversaient morts par terre, et semblaient plutôt tigres et ours affamés que gens raisonnables. Le roi d’Aragon, voyant ses ennemis travailler en cette façon, s’arma promptement et monta à cheval avec tous ses gens, criant: Aragon! Aragon! et les autres. Toulouse ! Foix ! Comminges ! Et sans tenir aucun ordre ni règle allait qui pouvait au bruit et aux coups. Quand donc le comte de Montfort vit ainsi ses ennemis sans ordre, il commença à les attaquer de telle sorte qu’il les tuait et blessait, et les menait si bien que c’était grande pitié de voir la quantité de gens qui tombaient par terre, les uns morts, les autres blessés. Ayant rencontré le roi d’Aragon, ils tombèrent sur lui, et ledit roi, voyant la grande tuerie et déconfiture que l’on faisait de ses gens, se mit à crier tant qu’il put: Aragon! Aragon! Mais malgré tous ses cris lui-même y demeura, et fut tué sur le champ de bataille avec tout son monde il n’en échappa aucun, et ce fut une grande perte que la mort de ce roi. Quand donc le comte Raimond et ceux de Foix et de Comminges virent toute cette déconfiture, et surent que le roi était mort, ils prirent la fuite, et se sauva qui put devers Toulouse; ils abandonnèrent leur camp sans en rien emporter, et les gens de Toulouse y firent une grande perte. Il y périt aussi beaucoup de monde de Toulouse, car se sauvait qui pouvait.
Quand le comte Raimond et les autres qui étaient avec lui se furent retirés dans Toulouse avec tout leur monde, le comte de Montfort prit et emporta tout ce que ceux de Toulouse avaient laissé dans leur camp; il y trouva une grande richesse, dont il s’empara, et il se retira dans Muret sans faire autre chose pour cette fois.
Le comte Raimond, ceux de Foix et de Comminges s’étant retirés, comme on l’a dit, ils tinrent conseil, et le comte Raimond montra la grande perte qu’ils avaient faite au siège de Muret tant en hommes qu’en autres choses, et de laquelle il était si fort ébahi qu’il ne savait que faire ni que dire; en sorte qu’il se vit forcé de s’en aller par devant le saint Père pour lui dire et montrer ce que le comte de Montfort lui faisait tous les jours, à lui et aux autres seigneurs qui étaient avec lui. Il leur dit donc de bien garder la ville, s’ils le pouvaient; qu’autrement, quand il s’en serait allé lui et les autres seigneurs qui étaient avec lui, si le comte de Montfort venait sur eux, qu’ils fissent du mieux qu’ils pourraient avec lui jusqu’à ce qu’il fût revenu de là où il allait; lors il partit de Toulouse avec les seigneurs qui étaient près de lui, et prit son chemin droit vers Rome.
Or l’histoire dit que, quand le comte Raimond fut parti de Toulouse, les capitouls et habitants de cette ville tinrent conseil pour voir comment ils se devaient gouverner en cette affaire, vu que leur seigneur et les autres les avaient ainsi laissés sans aucun chef ni gouverneur pour les garder ou défendre, et que le comte de Montfort était si proche. Il fut conclu dans ledit conseil que, puisque leur seigneur les avait ainsi abandonnas et s’en était allé, ce que pour l’avantage de la ville et des habitants ils avaient de mieux à faire était d’envoyer vers le comte à Muret, où il était et se tenait à cette heure, cinq ou six des plus apparents de la ville pour lui dire et montrer comment le comte Raimond et les autres seigneurs s’en étaient allés et les avaient laissés sans leur rien dire, ce pourquoi la ville et ses habitants se voulaient donner à lui, et qu’il lui plût les recevoir à merci, et tenir et garder sans leur rien faire perdre du leur, et qu’ils promettaient de lui être dorénavant bons et loyaux sujets.
Quand donc le conseil eut été tenu et conclu, comme on vient de le dire, on donna charge à six des plus apparents de la ville d’aller à Muret faire cette ambassade auprès du comte de Montfort de la manière qu’on l’a dit. Ils s’acheminèrent donc vers Muret en belle et noble compagnie, et trouvèrent le comte de Montfort; et étant arrivés devant lui, lu salutation faite par eux audit comte, ils lui déclarèrent leur message et ambassade de point en point, comme ils en étaient chargés; et le comte de Montfort écouta bien au long tout ce qu’ils voulurent lui dire.
Lorsqu’ils eurent dit et déclaré toute leur affaire et mission, le comte leur répondit qu’il exposerait cette affaire à son conseil et l’offre qu’ils lui faisaient, et qu’après avoir pris l’opinion de son conseil, il leur ferait réponse. Il ordonna donc aux ambassadeurs de ne pas bouger de Muret sans avoir sa réponse, qu’il promit de leur donner à un jour marqué.
Quand le comte de Montfort eut fait aux députés cette réponse qu’on vient de dire, et tandis qu’il les retenait, il envoya incontinent ses messagers en France vers le fils du roi qui régnait alors, et lui fît savoir, par ses lettres et messagers, comment le comte Raimond et le roi d’Aragon et autres seigneurs avaient été déconfits et défaits par lui à Muret; il lui manda les choses comme elles s’étaient passées, et aussi comment après cette déconfiture le comte Raimond et ses alliés s’en étaient allés et enfuis, laissant et abandonnant la ville de Toulouse et ses habitants; que les habitants avaient envoyé une députation devers lui à Muret, le priant et suppliant de les prendre à merci eux et leur ville, et d’avoir pitié d’eux; Simon priait et suppliait le fils du roi qu’il lui plût venir, afin qu’il eût l’honneur de prendre la ville, car iï retenait les ambassadeurs à Muret jusqu’à ce qu’il eût sa réponse.
Le fils du roi, ayant ouï ces nouvelles, fit sans: autre demeure et sans délibérer apprêter tout son train, et vint dans le pays avec une grande et belle compagnie. Arrivé à Muret, il y reçut grand accueil et fut le très bienvenu du comte de Montfort et autres qui se trouvaient avec lui, et après que ledit fils du roi se fut reposé, ils tinrent conseil sur la réduction de Toulouse et sur la réponse à faire aux députés qui avaient été longtemps à Muret à l’attendre. Après donc avoir tenu conseil, on fit réponse aux ambassadeurs que le comte de Montfort consentait, d’après le désir du fils du roi de France qui s’était trouvé à Muret, à prendre à merci la ville de Toulouse et ses habitants, et à venir vers eux. Cette réponse faite, les députés curent congé de s’en retourner à Toulouse. Le comte leur assigna le jour où il viendrait prendre possession de Toulouse. Les ambassadeurs s’en retournèrent et rapportèrent à Toulouse tout ce qu’ils avaient fait, ainsi que le jour où le comte de Montfort devait venir vers eux en la compagnie du fils du roi de France, qu’il avait envoyé chercher, afin qu’il fût à la prise et réduction de la ville. Quand vint le jour marqué et déterminé où le comte de Montfort devait se rendre à Toulouse, les plus apparents de la ville se préparèrent et allèrent au-devant de lui pour le recevoir et lui faire honneur. Le comte entra donc dans Toulouse avec toutes ses forces et toute fia compagnie, et y fut fort bien accueilli tant des petits que des grands. Quand le comte eut pris possession de Toulouse, et qu’il vit que tous ses gens étaient logés dans la ville, et qu’il fut maître de tout, après qu’il se fut reposé quelques jours, il assembla son conseil, auquel furent le fils du roi de France, le légat et l’évêque de Toulouse, appelé Foulques. On y délibéra de choses et d’autres, et on y débattit la condition demandée par ceux de Toulouse quand leurs députés étaient venus rendre leur ville et eux-mêmes, savoir qu’on ne leur ôterait rien de leurs mains, et qu’on les traiterait humainement et bénignement sans leur faire aucune extorsion ni violence. A quoi l’évêque de Toulouse répondit et fut d’opinion que, puisque le comte était maître de la ville et des habitants, qui lui avaient fait tant de mal au temps passé, il fallait mettre le feu à tous les coins de ladite ville, en telle sorte qu’il n’y demeurât pierre sur pierre, et qu’on en gardât mémoire à tout jamais, et la plupart de ceux du conseil furent de cette opinion, excepté le comte de Montfort, lequel dit qu’il n’était pas d’avis de faire ainsi que l’avait dit et opiné l’évêque; mais que son opinion était qu’il fallait combler et aplanir les fossés de la ville, raser les murailles jusqu’à terre, ainsi que toutes les fortifications qui étaient dans la ville, en sorte qu’elle n’eût plus aucune défense que le château de Narbonnois, où lui-même ferait sa demeure et résidence. Cette opinion fut tenue pour la meilleure, et ainsi fut fait et exécuté tout incontinent. Ce fut grande perte et dommage que cette démolition et destruction tant des murailles que des fortifications. La démolition finie, comme on l’a dit, et quand le comte de Montfort eut fait tout ce que bon lui sembla, le fils du roi s’en alla et retourna vers son père, d’où il était venu, prenant congé du comte de Montfort, du légat et des autres seigneurs qui étaient avec eux. On lui donna de grandes richesses du pillage qui avait été fait dans Toulouse; et quand il fut revenu en France, se fut reposé et eut séjourné quelques jours, il s’en alla devers son père, avec qui étaient à cette heure de grands princes, et il leur conta et dit toute l’affaire du comte de Montfort et ce qui s’était fait; il dit de point en point et comment le comte Raimond s’en était allé et enfui, et qu’on ne savait où il était allé ni par où il avait tourné; et comment ceux de Toulouse s’étaient donnés au comte de Montfort, et la grande destruction qu’avait faite le comte après cette reddition.
Quand le roi de France eut ouï ainsi parler son fils, et appris la démolition et destruction que le comte avait faites à Toulouse, et que le comte Raimond s’en était allé, il fut grandement marri, dolent et courroucé de ce que son fils lui avait conté, et principalement de ce qu’il s’était trouvé en cette affaire, comme il l’avait dit devant les princes et barons, lesquels étaient pour la plupart païens et alliés du comte Raimond. Le roi partit donc, et se retira en son logis sans faire semblant de rien, mais seulement il dit à ses barons et princes: Seigneurs, j’ai encore espérance qu’avant qu’il ne tarde guère le comte de Montfort et son frère, le comte de Gui, mourront a la peine, car Dieu est juste, et il permettra que ces comtes y soient tués et y périssent, parce que leur querelle n’est ni bonne ni juste. Mais malgré toutes les paroles et démonstrations du roi auxdits princes et barons touchant cette affaire, ils étaient grandement courroucés et indignés contre le roi et son fils; et le roi eut quelque crainte qu’il ne s’ensuivît plus de bruit et de mal, car il voyait tous ces princes courroucés et furieux de ce que son fils avait dit et conté du comte Raimond et des habitants de Toulouse.
Or l’histoire dit que, pendant que tout ceci se passait, le comte Raimond s’en était allé à Rome en compagnie du comte de Foix et de celui de Comminges, et autres seigneurs. Quand ils eurent séjourné et se furent reposés à Rome, ils s’allèrent présenter devant le saint Père, et d’un autre côté, arriva dans Rome un fils du comte Raimond, que le roi d’Angleterre avait nourri un temps et depuis sa jeunesse. Ce fils, ayant eu connaissance des vexations que le comte de Montfort faisait éprouver à son père, et étant aussi averti comment son père s’était retiré vers le saint Père, à Rome, avec les autres seigneurs et princes de sa compagnie, demanda congé au roi d’Angleterre, lequel était grandement son parent et de son sang, pour s’en aller devers son père, à Rome. Quand le roi eut ouï la volonté du fils du comte Raimond, et aussi le grand tort et les vexations que lui faisait le comte de Montfort, il en fut grandement courroucé et marri. Il donna donc congé au fils du comte Raimond d’aller devers son père à Rome, et lui bailla une belle et noble compagnie pour aller avec lui, et aussi lui bailla de grands trésors, et écrivit au saint Père comme si le fait l’eût concerné, et lui recommanda grandement l’enfant et l’affaire du comte Raimond, autant et plus que s’il se fût agi de lui-même: tout ceci fait, le fils du comte Raimond prit congé du roi et de toute sa cour, se mit en chemin, et fit tant par mer et par terre qu’il arriva à Rome; il y trouva son père, lequel lui fit un grand accueil quand il sut sa venue, car il y avait longtemps qu’il ne l’avait vu; et quand ils se furent festoyés et reposés, ils s’en allèrent tous devers le saint Père, qui tenait pour lors son conseil, où étaient tous les cardinaux et autres prélats: quand ils furent arrivés devant le saint Père, chacun d’eux se mit à deux genoux en terre, et le fils du comte Raimond présenta ses lettres de la part du roi d’Angleterre au saint Père, qui se les fit lire. Il fit ensuite lever debout le comte Raimond et les autres seigneurs qui étaient avec lui et le comte Raimond lui commença à dire et montrer toute son affaire, et le grand tort que lui faisaient le légat et le comte de Montfort, nonobstant tous les accommode mens ou accords qu’il avait faits ou passés auparavant avec le saint Père. Quand il eut fait et montré bien au long toute son affaire comme elle était, au saint Père et à son conseil là présent, le comte de Foix commença ensuite de son côté à dire et montrer au saint Père le grand mal que lui avaient fait et lui faisaient tous les jours le légat et le comte de Montfort, en lui ôtant et pillant sa terre du comté de Foix, et que c’était grande pitié de voir et ouïr tout ce qui se faisait chaque jour, lesquelles choses étaient œuvres de tyrans plutôt que d’autres hommes. Le comte de Comminges fit ensuite sa plainte, ainsi que les autres l’avaient faite auparavant, disant et montrant au saint Père ce que lui faisaient tous les jours son légat et le cops passé.
Quand le saint Père eut entendu la plainte de chacun desdits princes et seigneurs, et aussi eut vu les lettres que le roi d’Angleterre lui avait écrites en faveur du comte Raimond, il fut grandement courroucé et mal content contre le légat et le comte de Montfort, vu les accommodements faits et passés entre lui et lesdits seigneurs, lesquels accommodements faisaient foi; et ils lui en donnèrent prompte exhibition, disant et montrant au saint Père qu’il ne devait soutenir ni souffrir de pareilles choses ni extorsions. Un des cardinaux qui était au conseil prit donc la parole et dit et montra au saint Père le pape et au conseil, qu’en ce qu’avaient dit et montré les seigneurs et princes ils n’avaient en rien failli ni fait mensonge, car chacun d’eux avait baillé et livré les meilleures places qu’ils eussent en leurs seigneuries entre les mains de l’église, en signe d’obéissance et sujétion: C’est pourquoi, seigneur, dit-il, tu ne dois pas souffrir qu’il leur soit fait tort et outrage puisqu’ils viennent vers toi chercher refuge, ainsi que tu le peux voir et connaître, car s’il en était autrement, on ne se voudrait plus rendre ni retirer vers toi; et quand ledit cardinal eut fini de parler, il y eut l’abbé de Saint-Ubéry, lequel dit et montra au saint Père comment tout ce que les princes et seigneurs avaient dit et montré, et aussi ce qu’avait dit le cardinal, était entièrement vrai; que le légat et le comte de Montfort leur faisaient grand tort, ainsi, qu’il a été dit et montré ci-dessus, et qu’il en savait bien la vérité. Alors se leva l’évêque de Toulouse nommé, comme on l’a dit, Foulques, qui était au conseil, et prit la parole contre le cardinal et l’abbé, et montra et donna à entendre au saint Père tout le contraire de ce qu’ils avaient avancé, disant que le comte de Foix, là présent, ne se pouvait excuser et ne pouvait nier que toutes ses terres ne fussent pleines d’hérétiques, la preuve de cela, c’est qu’on avait pris et abattu le château de Monségur, et qu’on en avait fait brûler tous les habitants; que de plus la sœur du comte de Foix avait fait mourir son mari de malemort à cause desdits hérétiques, ce pourquoi elle était demeurée quatre ans dans Pamiers sans en oser sortir, et que l’hérésie s’était accrue et multipliée grandement dans cette ville à cause de ladite sœur du comte. D’autre part, le comte de Foix, ajouta-t-il, ne saurait nier que lui et le corn le Raimond n’aient occis et tué des serviteurs lesquels allaient pour te servir et donner secours à ton légat au siège de Lavaur, non plus que le meurtre et cannage de gens qui se fit à Mont-Joyre, où l’on tua bien six mille hommes sans qu’il en échappât un seul. Le comte de Foix répondit à ce que l’évêque avait dit et exposé contre lui, que quant à ce qu’il avait avancé touchant le château de Monségur, jamais il n’en avait été maître ni seigneur, car son père en mourant l’avait donné à sa sœur, afin qu’elle en fût dame et maîtresse; que s’il y avait eu au château de Monségur quelques hérétiques, ou qu’il y en eût alors, ce n’était pas sa faute, et qu’il ne devait pas porter peine ni payer pour sa sœur. Et quant à ce qu’il dit, ajouta le comte, que moi et monseigneur le comte Raimond nous avons occis et tué vos gens et serviteurs, on ne pourra jamais trouver pour vrai que nous ayons tué aucun des serviteurs de la sainte Eglise, ni leur ayons fait aucun outrage; car ceux qui ont été tués à Mont-Joyre n’étaient pas serviteurs de l’église, mais un tas de ribauds et larrons qui pillaient et volaient le pauvre monde, ainsi qu’il sera trouvé pour vrai; c’est pourquoi, seigneur, en ce que vous dit le sieur évêque de Toulouse, vous êtes grandement déçu et trompé; car, sous ombre de bonne foi et amitié, il ne fait que trahir le pauvre monde en ses paroles feintes et cauteleuses; ses faits et gestes sont plutôt œuvres diaboliques qu’autrement, ainsi qu’il se peut reconnaître pour vérité, car, par son instigation et malice, il a fait détruire, piller et dépouiller ladite ville de Toulouse, et fait mourir de malemort plus de dix mille personnes; car votre légat et le comte de Montfort, c’est tout une et même chose.
Quand le comte de Foix eut fini son discours, lequel avait été bien écouté par le saint Père et son conseil, s’avança un grand seigneur et baron, lequel dit et montra au saint Père comment le légat et le comte de Montfort lui avaient pris et ôté toute sa terre, sans savoir comment ni pourquoi; que c’était grande pitié que le mal et ruine que le légat et le comte de Montfort faisaient tous les jours souffrir aux uns et aux autres, et que ce qu’ils faisaient n’était pas acte de légat et de comte de Montfort, mais faits et gestes de larrons et meurtriers du monde; car c’est grande pitié, dit-il, de voir le monde qu’ils tuent et font tuer tous les jours dans le pays où ils sont. Aussi il est impossible d’endurer telles gens et leurs faits, si on n’y met et donne quelque remède. Après que celui-ci, nommé de Villemur, lequel parla fort sagement, eut exposé son grief, s’avança un autre baron appelé Raimond de Roquefeuille, lequel dit et montra la grande trahison et ruine du défunt comte de Béziers, et la manière dont ils l’avaient fait mourir, avaient pillé et détruit sa terre, ce qui fut un grand dommage et perte pour tout le monde, car jamais le vicomte n’avait été hérétique, et ne les avait reçus chez lui, ainsi qu’on le trouverait vrai mais le grand légat l’avait fait par grande malice et envie, ainsi qu’on l’a déjà dit.
Quand le saint Père eut entendu tout ce que lui voulurent dire les uns et les autres, il jeta un grand soupir: puis s’étant retiré en sa demeure et en son particulier avec son conseil, les seigneurs se retirèrent aussi en leur logis, attendant la réponse que leur voudrait faire le saint Père.
Quand le saint Père se fut retiré, vinrent devers lui tous les prélats du parti et de la famille du légat et du comte de Montfort, qui lui dirent et montrèrent que, s’il rendait à ceux qui étaient venus recourir à lui leurs terres et seigneuries, et les voulait croire en ce qu’ils lui avaient dit, il ne fallait plus que personne se mêlât des affaires de l’église, ni fit rien pour elle. Quand tous les prélats eurent dit ceci, le saint Père prit un livre, et leur montra à tous comment, s’ils ne rendaient pas les dites terres et seigneuries à ceux à qui on les avait ôtées, ce serait leur faire un grand tort, car il avait trouvé et trouvait le comte Raimond fort obéissant à l’église et à ses commandements, ainsi que tous les autres qui étaient avec lui. Pour laquelle raison, dit-il, je leur donne congé et licence de recouvrer leurs terres et seigneuries sur ceux qui les leur retiennent injustement. Alors vous auriez vu lesdits prélats murmurer contre le saint Père et les princes, en telle sorte qu’on eût dit qu’ils étaient plutôt gens désespérés qu’autrement; et le saint père fut tout ébahi de se trouver en tel cas que les prélats fussent émus comme ils l’étaient contre lui.
Quand le chantre de Lyon d’alors, qui était un des grands clercs que l’on connût dans le monde, vit et ouït lesdits prélats murmurer en cette sorte contre le saint Père et les princes, il se leva, prit la parole contre lesdits prélats, disant et montrant au saint Père que tout ce que les prélats disaient et avaient dit n’était autre chose sinon une grande malice et méchanceté combinée contre lesdits princes et seigneurs, et contre toute vérité, car seigneur, dit-il, tu sais bien, en ce qui touche le comte Raimond, qu’il a toujours été obéissant, et que c’est une vérité qu’il fut des premiers à bailler ses places en tes mains et ton pouvoir, ou celui de ton légat. Il a été aussi un des premiers qui se sont croisés; il a été au siège de Carcassonne contre son neveu le vicomte de Béziers, ce qu’il fit pour te montrer combien il était obéissant, bien que le vicomte fût son neveu, de laquelle chose aussi ont été faites des plaintes, C’est pourquoi il me semble, seigneur que tu feras grand tort au comte Raimond, si tu ne lui rends et fais rendre ses terres, et tu en auras reproche de Dieu et du a monde, et dorénavant, seigneur, il ne sera homme vivant qui se fie en toi ou en tes lettres, et qui y donne foi ni créance, ce dont toute l’église militante pourra encourir diffamation et reproche. C’est pourquoi je vous dis que vous, évêque de Toulouse, vous avez eu grand tort, et montrez bien par vos paroles que vous n’aimez pas le comte Raimond ni aussi le peuple dont vous êtes pasteur, car vous avez allumé un tel feu dans Toulouse, que jamais il ne s’éteindra; vous avez été la cause principale de la mort de plus de dix mille hommes, et en ferez périr encore autant, puisque, par vos fausses représentations, vous montrez bien persévérer en les mêmes torts; et par vous et votre conduite la cour de Rome a été tellement di(lamée que par tout le monde il en est bruit et renommée; et il me semble, seigneur, que pour l’appétit d’un seul homme tant de gens ne devraient pas être détruits ni dépouillés de leurs biens.
Le saint Père pensa donc un peu à son affaire; et quand il eut pensé, il dit: Je vois bien et reconnais qu’il a été fait grand tort aux seigneurs et princes qui sont ainsi venus devers moi; mais toutefois j’en suis innocent, et n’en savais rien; ce n’est pas par mon ordre qu’ont été faits ces torts, et je ne sais aucun a gré à ceux qui les ont faits, car le comte Raimond s’est toujours venu rendre vers moi comme véritablement obéissant, ainsi que les princes qui sont avec lui.
Alors donc se leva debout l’archevêque de Narbonne. Il prit la parole, et dit et montra au saint Père comment les princes n’étaient coupables d’aucune faute pour qu’on les dépouillât ainsi, et qu’on fit ce que voulait l’évêque de Toulouse, qui toujours, continua-t-il, nous a donné de très damnables conseils, et le fait encore à présent; car je vous jure la foi que je dois à la sainte Église, que le comte Raimond a toujours été obéissant à toi, seigneur, et à la sainte Église, ainsi que tous les autres seigneurs qui sont avec lui; et s’ils se sont révoltés contre ton légat et le comte de Montfort, ils n’ont pas eu tort; car le légat et le comte de Montfort leur ont ôté toutes leurs terres, ont tué et massacré de leurs gens sans nombre, et l’évêque de Toulouse, ici présent, est cause de tout le mal qui s’y fait; et tu peux bien connaître, seigneur, que les paroles dudit évêque n’ont pas vraisemblance de vérité, car si les choses étaient comme il l’a dit et donne à entendre, le comte Raimond et les seigneurs qui l’accompagnent ne seraient venus vers toi, comme ils l’ont fait, et comme tu le vois.
Quand l’archevêque eut parlé, vint un grand clerc appelé maître Thédise, lequel dit et montra au saint Père tout le contraire de ce que lui avait dit l’archevêque de Narbonne. Tu sais bien, seigneur, lui dit-il, et es averti des très grandes peines que le comte de Montfort et le légat ont prises nuit et jour avec grand danger de leurs personnes, pour réduire et changer le pays des princes dont on a parlé, lequel était tout plein d’hérétiques. Ainsi, seigneur, tu sais bien que maintenant le comte de Montfort et ton légat ont balayé et détruit lesdits hérétiques, et pris en leurs mains le pays; ce qu’ils ont fait avec grand travail et peine, ainsi que chacun le peut bien voir ; et maintenant que ceux-ci viennent à toi, tu ne peux rien faire ni demander justement à ton légat. Le comte de Montfort a bon droit et bonne cause pour prendre leurs terres; et si tu les lui ôtais maintenant, tu lui ferais grand tort, car nuit et jour le comte de Montfort se travaille pour l’église et pour ses droits, ainsi qu’on te l’a dit.
Le saint Père ayant ouï et écouté chacun des deux partis, répondit à maître Thédise et à ceux de sa compagnie, qu’il savait bien tout le contraire de leur dire, car il avait été bien informé que le légat détruisait les bons et les justes, et laissait les médians sans punition, et grandes étaient les plaintes que chaque jour il lui venait de toutes parts contre le légat et le comte de Montfort. Tous ceux donc qui tenaient le parti du légat et du comte de Montfort se réunirent et vinrent devant le saint Père lui dire et le prier qu’il voulût laisser au comte de Montfort, puisqu’il les avait conquis, les pays de Bigorre, Carcassonne, Toulouse, Agen, Quercy, Albigeois, Foix et Comminges: Et s’il arrive, seigneur, lui dirent-ils, que tu lui veuilles ôter lesdits pays et terres, nous te jurons et promettons que tous nous l’aiderons et secourrons envers et contre tous.
Quand ils eurent ainsi parlé, le saint Père leur dit et répondit que, ni pour eux, ni pour aucune chose qu’ils lui eussent dite, il ne ferait rien de ce qu’ils voulaient, et qu’homme au monde ne serait dépouille par lui, car, en pensant que la chose fût ainsi qu’ils le disaient, et que le comte Raimond eût fait tout ce qu’on a dit et exposé, il ne devrait pas pour cela perdre sa terre et son héritage, car Dieu a dit de sa bouche que le père ne paierait pas l’iniquité du fils, ni le fils celle du père, et il n’est homme qui ose soutenir et maintenir le contraire; d’un autre côté il était bien informé que le comte de Montfort avait fait mourir à tort et sans cause le vicomte de Béziers pour avoir sa terre; car, ainsi que je l’ai reconnu, dit-il, jamais le vicomte de Béziers ne contribua à cette hérésie; il était alors trop jeune, et on ne parlait pas de telle chose, et je voudrais bien savoir entre vous autres, puisque vous prenez si fort parti pour le comte de Montfort, quel est celui qui voudra charger et inculper le vicomte, et me dire pourquoi le comte de Montfort l’a fait ainsi mourir, a ravagé sa terre et la lui a ôtée de cette sorte? Quand le saint Père eut ainsi parlé, tous ses prélats lui répondirent que bon gré malgré, que ce fût bien ou mal, le comte de Montfort garderait les terres et seigneuries, car ils l’aideraient à les défendre envers et contre tous, vu qu’il les avait bien et loyalement conquises.
L’évêque d’Osma voyant ceci, dit au saint Père: Seigneur, ne t’embarrasse pas de leurs menaces, car je te dis en vérité que l’évêque de Toulouse est un grand vantard, et que leurs menaces n’empêcheront pas que le fils du comte Raimond ne recouvre sa terre sur le comte de Montfort. Il trouvera pour cela aide et secours, car il est neveu du roi de France, et aussi de celui d’Angleterre et d’autres grands seigneurs et princes. C’est pourquoi il saura bien défendre son droit, quoiqu’il soit jeune.
Le saint Père répondit: Seigneur, ne vous inquiétez pas de l’enfant, car si le comte de Montfort lui retient ses terres et seigneuries, je lui en donnerai d’autres avec quoi il reconquerra Toulouse, Agen et aussi Beaucaire; je lui donnerai en toute propriété le comté de Venaissin, qui a été à l’empereur, et s’il a pour lui Dieu et l’église, et qu’il ne fasse tort à personne au monde, il aura assez de terres et seigneuries. Le comte Raimond vint donc devers le saint Père avec tous les princes et seigneurs, pour avoir réponse sur leurs affaires et la requête que chacun avait faite au saint Père, et le comte Raimond lui dit et montra comment ils avaient demeuré un grand temps en attendant la réponse de leur affaire et de la requête que chacun lui avait faite. Le saint Père dit donc au comte Raimond que pour le moment il ne pouvait rien faire pour eux, mais qu’il s’en retournât et lui laissât son fils; et quand le comte Raimond eut ouï la réponse du saint Père, il prit congé de lui, et lui laissa son fils, et le saint Père lui donna sa bénédiction. Le comte Raimond sortit de Rome avec une partie de ses gens, et laissa les autres à son fils, et entre autres y demeura le comte de Foix, pour demander sa terre, et voir s’il la pourrait recouvrer; et le comte Raimond s’en alla droit à Viterbe pour attendre son fils et les autres qui étaient avec lui, comme on Fa dit.
Tout ceci fait, le comte de Foix se retira devers le saint Père pour savoir si sa terre lui reviendrait ou non; et lorsque le saint Père eut vu le comte de Foix, il lui rendit ses terres et seigneuries, lui bailla ses lettres, comme il était nécessaire en telle occasion, dont le comte de Foix fut grandement joyeux et allègre, et remercia grandement le saint Père, lequel lui donna sa bénédiction et absolution de toutes choses jusqu’au jour présent. Quand l’affaire du comte de Foix fut finie, il partit de Rome, tira droit à Viterbe, devers le comte Raimond, et lui conta toute son affaire, comment il avait eu son absolution, et comment aussi le saint Père lui avait rendu sa terre et seigneurie; il lui montra ses lettres, dont le comte Raimond fut grandement joyeux et allègre. Ils partirent donc de Viterbe, et vinrent droit à Gènes, où ils attendirent le fils du comte Raimond.
Or l’histoire dit qu’après tout ceci, et lorsque le fils du comte Raimond eut demeuré à Rome l’espace de quarante jours, il se retira un jour devers le saint Père avec ses barons et les seigneurs qui étaient de sa compagnie quand il fut arrivé, après salutation faite par l’enfant au saint Père, ainsi qu’il le savait bien faire, car l’enfant était sage et bien morigéné, il demanda congé au saint Père de s’en retourner, puisqu’il ne pouvait avoir d’autre réponse, et quand le saint Père eut entendu et écouté tout ce que l’enfant lui voulut dire et montrer, il le prit par la main, le fit asseoir à côté de lui, et se prit à lui dire: Fils, écoute, que je te parle, et ce que je veux te dire; si tu le fais, jamais tu ne fauldras en rien.
Premièrement que tu aimes Dieu et le serves, et ne prennes rien du bien d’autrui; le tien, si quelqu’un veut te l’ôter, défends-le, en quoi faisant tu auras beaucoup de terres et seigneuries; et afin que tu ne demeures pas sans terres ni seigneuries, je te donne le comté de Venaissin avec toutes ses appartenances, la Provence et Beaucaire, pour servir a ton entretien, jusqu’à ce que la sainte Eglise ait assemblé son concile. Alors tu pourras revenir deçà les monts, pour avoir droit et raison de ce que tu demandes contre le comte de Montfort.
L’enfant remercia donc le saint Père de ce qu’il lui avait donné, et lui dit: Seigneur, si je puis recouvrer ma terre sur le comte de Montfort et ceux qui me la retiennent, je te prie, Seigneur, que tu ne me saches pas mauvais gré, et ne sois pas courroucé contre moi. Le saint Père lui répondit: Quoi que tu fasses, Dieu te permet de bien commencer et mieux achever. Il lui donna donc sa bénédiction et ses chartes de donation du comté de Venaissin et autres terres, et le congédia.
L’enfant prit donc congé du saint Père, et s’en alla devers le comte Raimond, qui l’attendait à Gènes; quand il fut arrivé, il lui dit et conta tout ce qu’il avait fait avec le saint Père, et comment le saint Père, à son départ, lui avait donné le comté de Venaissin et autres seigneuries, ainsi qu’il paraissait par ses chartes; et il montra lesdites chartes à son père et aux seigneurs qui étaient avec lui à cette heure, dont le comte Raimond et les autres furent grandement joyeux. Quand ils eurent demeuré quelques jours, ils partirent de Gènes, vinrent droit à Marseille,[7] où on les reçut avec de grands honneurs et réjouissances; les gens de Marseille se donnèrent, au comte Raimond, et lui présentèrent les clefs de la ville. Le comte Raimond prit et reçut les clefs, et les remercia fort grandement. Lorsqu’ils eurent séjourné quelques jours à Marseille, les habitants d’Avignon envoyèrent leurs messagers et députés devers le comte Raimond, lui offrant la ville et les habitants pour être à son commandement, et disant que la ville d’Avignon se donnait de très bon cœur à lui et a son enfant, s’il lui plaisait de les venir recevoir et prendre. Le comte et son fils ayant ouï ainsi parler les messagers et députés d’Avignon, les remercièrent grandement de leur bon vouloir; et, sans faire autre demeure ni délai, le comte Raimond, son fils et toute sa compagnie tirèrent droit vers Avignon, et y furent grandement accueillis par ceux d’Avignon, car il n’y eut petits ni grands qui n’allassent au-devant d’eux, et ils lui présentèrent et baillèrent les clefs d’Avignon, se donnant entièrement à lui pour le servir envers et contre tous.
Quand le comte Raimond eut vu le bon vouloir de ce peuple, et Le grand honneur qu’on lui faisait, il descendit et mit pied à terre, ainsi que tous ceux qui étaient avec lui, et reçut le peuple fort amoureusement et avec grand honneur, les remerciant tous de leur bon vouloir et de l’amour qu’ils lui montraient; et un homme noble et puissant, qui était alors à Avignon pour une légation, et s’appelait de son nom Arnaud d’Anguyers, lui dit: Seigneur comte Raimond, ce n’est pas seulement la ville d’Avignon qui se donne à vous, mais aussi ses habitants avec leurs biens, vous suppliant que vous les vouliez recevoir pour vous servir envers et contre tous, ainsi qu’il vous plaira les commander; et aussi après vous, ils se donnent à votre noble fils ici présent, et ne vous inquiétez de rien, car la ville a, pour vous aider et secourir à conquérir votre terre et pays, mille bons chevaliers bien armés et montés, et d’autre part cent mille hommes de cœur et de courage.
Quand le comte Raimond et son fils eurent ouï cette offre et virent le bon vouloir de la ville, ils les en remercièrent grandement, et entrèrent dans ladite ville, où ils furent grandement et joyeusement reçus au peuple, car il n’était fils de bonne mère qui ne baisât les pieds et la robe du comte Raimond et de son fils, et c’était une fort belle chose de voir la joie et l’allégresse qui furent alors témoignées, grands et petits criant: Vive Toulouse ! Vivent le comte Raimond et son fils ! Quand ils eurent séjourné quelques jours à Avignon, le comte Raimond prit serment et hommage des gens d’Avignon, ainsi qu’il convient de faire en pareil cas; mit bon ordre en tout et partout, tellement que tous ceux d’Avignon furent satisfaits de leur condition et du bon ordre de la ville.
Le comte Raimond ayant mis ordre à tout, ainsi qu’on Ta dit, voulut aller et retourner à Marseille, qui s’était aussi donnée à lui et à son fils; il prit donc congé des habitants, conduisit avec lui à Marseille quelques-uns des plus appareils, et laissa son fils dans Avignon avec les autres jusqu’à son retour. Lorsque le comte Raimond fut parti, vint au fils dudit comte un vaillant homme appelé Pierre de Cavaillon, et il lui dit: Seigneur, maintenant est venue l’heure où il faut vous montrer homme vaillant et courageux pour recouvrer votre terre et héritage, que le comte de Montfort vous retient à grand tort et péché.
Peu de temps après, le comte Raimond arriva de Marseille à Avignon où il fut grandement bien venu et reçu, eux criant tout le jour : Vivent Toulouse ! Avignon ! Provence ! Et lorsque le comte Raimond eut séjourné un temps à Avignon, il assembla son conseil, tant de ses gens en particulier que de ceux d’Avignon, pour donner ordre et remède à ses affaires, afin de savoir et décider comment il se devait gouverner; auquel conseil, après plusieurs, allées et venues, il fut déterminé que le comte Raimond et son fils le jeune comte, auquel le saint Père avait donné le comté de Venaissin et ses dépendances, à cause de quoi il fut nommé comte comme son père, recouvreraient leurs e comte irait prendre possession du comté Venaissin, pour y mettre ordre et y placer des garnisons, ainsi qu’il le fallait en telle affaire, et spécialement à Balerne, à Malaucène et à Baumes. Et quand tout ceci eut été dit et avisé, le jeune comte partit d’Avignon avec une belle et noble compagnie, tant des gens d’Avignon que d’autres, et se transporta dans le comté de Venaissin, où il fut grandement et noblement reçu, ainsi qu’il appartenait de le faire en telle occasion. Il prit donc possession du comté, où il fut reçu sans aucune contradiction, et prit le serment de tous ses sujets et l’hommage de chacun, ainsi qu’il convenait; il y mit de bonnes et grandes garnisons; et quand il eut donné ordre à tout, il partit pour aller retrouver son père, et revint à Avignon.
Or l’histoire dit que, pendant que le jeune comte était allé au comté de Venaissin, le comte Raimond, étant à Avignon, manda à tous ses amis et alliés que chacun se voulût préparer pour lui venir donner secours, car il avait délibéré de recouvrer sa terre et son héritage. Le jeune comte arriva donc à Avignon avec une grande compagnie qu’il amenait du comté Venaissin, et aussi y vinrent Raimond-Pelet, seigneur d’Alais, avec tous ses gens, bien en point et accoutrés; et vinrent aussi d’Orange et Courtheson, Raimbaud de Calm, Jean de Senini, Lambert de Monteil, et Lambert de Limoux. d’un autre côté, vint de Marseille, Deliba et Peyralade, une grande armée bien en point; et vint aussi d’ailleurs une autre compagnie de gens bien armes, parmi lesquels était un nommé Gui de Cavaillon, et Guillaume Arnaud d’Aidie, homme très riche et vaillant, et Bernard de Murens, et Guitard d’Adémard, Raimond de Montauban, et Dragonnet le Preux, et Malvernand de Fesc, et Bertrand Porcelet, Pons de Montdragon, Rigaud de Cayre, et Pons de Saint-Just, lesquels étaient tous venus pour donner secours au comte Raimond et à son fils, le jeune comte.
Or l’histoire dit que, pendant que le comte Raimond travaillait, ainsi qu’on vient de le dire, le comte de Montfort ne dormait pas de son côté, mais prenait villes, châteaux et places, tant qu’il en trouvait devant lui. Il abattait les uns, rançonnait les autres, tant que c’était grande pitié de le voir. Le comte Raimond apprit ce que faisait le comte de Montfort, dont il fut grandement marri, courroucé et mal content, sans en faire aucun semblant. Il assembla donc tout son conseil, et leur dit et déclara qu’il voulait aller en Espagne pour avoir quelque secours de troupes. Mon fils, dit-il, demeurera ici avec vous autres, qui resterez près de lui pour l’aider de vos conseils et secours s’il est besoin, et si quelqu’un vous vient assaillir, défendez-vous bien et vaillamment.
Quand le comte Raimond eut ainsi parlé à tous ses gens, il appela et tira son fils à part, et lui dit et démontra comment il s’en allait en Espagne, et lui laissait la garde et la charge de tout le pays et ses gens; et que quand il voudrait faire quelque chose, il ne fit rien sans le conseil des seigneurs et barons qui étaient et seraient avec lui, et qu’il se gouvernât et conduisît totalement par leur avis; car il voulait qu’ainsi fût fait et dit. Il prit congé de tous ses gens, et se mit en chemin pour aller en Espagne; et les seigneurs et barons, et tous en général, lui promirent de bien et loyalement servir et conseiller son fils, et de l’aider envers et contre tous, sans y faillir. Quand le comte Raimond s’en fut allé, il vint un messager au jeune comte, à Avignon, où il était alors avec tous ses gens, lequel messager était envoyé par les gens de Beaucaire, pour lui dire et montrer que les gens de ladite ville de Beaucaire étaient décidés de se donner à lui, s’il lui plaisait de les prendre et recevoir et venir vers eux, ou de leur envoyer un homme pour venir prendre possession et que nonobstant que les gens du comte de Montfort tinssent le château, ils lui rendraient la ville. Quand le jeune comte vit et entendit le vouloir et offre des gens de Beaucaire, il appela son conseil pour savoir et décider quelle réponse on y devait faire.
Lorsqu’il eut pris conseil de ses gens, le jeune comte fit réponse aux messagers qu’ils s’en retournassent devers ceux de Beaucaire, et dissent aux seigneur et habitants de cette ville qu’il les remerciait grandement de leur bon vouloir, et que de là en trois jours il les irait voir sans faute. La réponse faite, les messagers s’en retournèrent devers ceux de Beaucaire, et leur rendirent la réponse, dont tous furent grandement réjouis et très contents quand ils ouïrent dire que leur seigneur naturel les devait venir prendre et recevoir. Ils se préparèrent donc chacun pour son compte à le recevoir de leur mieux.
Le jeune comte ayant donc fait préparer et apprêter ses gens le mieux qu’il put, et en belle ordonnance s’il en fut pour entrer en bataille, partit d’Avignon, bannières et étendards déployés au vent, et ils se mirent en chemin, et vinrent droit à Beaucaire. Quand ceux de Beaucaire surent et virent que le jeune comte venait devers eux en tel triomphe et compagnie, ils se mirent en point, ce qui était une très belle chose à voir; et lorsqu’ils eurent été devers ledit jeune comte, ils le reçurent avec grand honneur et réjouissance, lui baillèrent et présentèrent les clefs de la ville en signe de seigneurie, et le jeune comte les reçut en les remerciant grandement de leur bon vouloir. Ils allèrent donc devers la ville, et là furent grandement et honorablement reçus de tous, tant grands que petits, lesquels criaient: Vivent Toulouse ! Avignon ! Beaucaire ! De quoi ceux du château qui étaient pour le comte de Montfort furent grandement ébahis; et quand le jeune comte fut entré et logé dans Beaucaire, il vint à son secours une grande quantité de gens le long du Rhône, sur force vaisseaux arrivant de Tarascon, et ils venaient en criant: Vivent Toulouse! Beaucaire! Tarascon! Ils entrèrent dans le territoire de Beaucaire, et se logèrent chacun de son côté du mieux qu’il put.
Quand ils furent logés tant dans la ville que dehors, ceux qui étaient pour le comte de Montfort, voyant la ville, tant dedans que dehors, pleine de leurs ennemis, et d’autre part, sachant que le jeune comte y était en personne, furent bien ébahis de l’affaire. Le capitaine du château était un nommé Lambert de Limoux, homme vaillant et sage, ainsi qu’il le prouva bien en fin de cause, comme on le dira.
Quand ceux du château virent tant de gens contre eux, ils s’armèrent incontinent, sortirent du château, entrèrent dans la ville, en criant: Montfort et commencèrent à frapper sur ceux qu’ils rencontraient, tellement qu’ils semblaient plutôt gens enrages qu’autrement. Quand les gens du jeune comte virent ainsi frapper et tuer les leurs, ils s’armèrent le plus vite qu’ils purent, et allèrent contre leurs ennemis, de telle sorte qu’ils les firent promptement reculer et retirer dans le château; mais auparavant il en demeura de morts et de blessés de ceux du château, car des fenêtres des maisons on leur jetait tant de cailloux et d’eau bouillante, qu’on en tua beaucoup; ce pourquoi force leur fut de se retirer dans le château, lequel était fort et imprenable; quand ils y furent entrés, ils se mirent en grande défense, garnirent les tours et les auvents, et se fortifièrent tellement qu’ils ne craignaient ni assaut ni siège, car ils avaient beaucoup de vivres. Quand le jeune comte vit l’affaire, et qu’ils étaient tellement fortifiés dans le château que par aucun assaut qu’il pût faire ou livrer, il ne les pouvait prendre, il fit faire de grandes barrières tout à l’entour du château, et fit en sorte que nul n’en pouvait sortir; il fit enfermer dans la roche toutes leurs barques et vaisseaux, afin que personne n’y fît mal ni dommage; et tout ceci fait, il y mit si étroitement le siège qu’il n’était pas possible de sortir sans qu’il le voulût, et fit incontinent donner l’assaut au château, lequel fut très âpre et triste. On mit le feu tout près dudit château, tellement que ceux qui étaient dedans suffoquaient, et que c’était grande pitié que l’état où ils étaient. Alors le capitaine dit et montra à ses compagnons qu’il n’était pas possible qu’ils tinssent ou se défendissent longtemps, vu qu’ils ne pouvaient avoir aide ni secours de nulle part au monde, et aussi qu’ils ne pouvaient sortir du château sans être pris ou tués; il leur dit donc que le mieux qu’ils pussent faire était de se rendre avec la vie sauve, si le jeune comte les voulait recevoir ainsi, auquel conseil et opinion ils s’accordèrent tous; et cela fut ainsi décidé entre eux.
Le capitaine sortit donc sur les créneaux du château, et fit signe aux assiégeants qu’il voulait parler à quelqu’un d’entre eux. Quelques-uns donc s’avancèrent et parlèrent au capitaine: il leur dit que, si le jeune comte et ses barons les voulaient laisser aller la vie sauve, ils lui bailleraient et délivreraient la place et le château; à quoi les assiégeants, après avoir parlé au jeune comte et à ses barons, répondirent qu’il ne voulait pas entendre parler de cela, car il n’en recevrait pas un seul à vie sauve; mais qu’ils se défendissent du mieux qu’ils pourraient et sauraient.
Quand le capitaine et ses compagnons eurent ouï cette réponse, ils délibérèrent de se défendre et vendre leur vie au tranchant de l’épée, car, voyant la réponse et fureur de leurs ennemis, ils aimaient mieux mourir vaillamment que de s’abandonner ainsi lâchement, car ils étaient gens de cœur. Ils se fortifièrent donc grandement dans le château.
Le jeune comte, voyant que ceux du château se fortifiaient, comme on vient de le dire, fit faire de grands échafauds à doubles planchers, afin de les combattre de niveau; et en outre à chaque porte du château il fit dresser quatre pierriers pour tirer contre les murs, et de cette manière il les resserra tellement qu’ils ne savaient plus que faire ni que dire, tant ils étaient ébahis et de la réponse qu’on leur avait faite, et du monde qu’ils voyaient assemble, et de celui qui venait tous les jours s’employer pour donner secours au jeune comte. Toutefois ils prirent courage, donnèrent ordre à leur affaire, et, voyant qu’on leur venait livrer l’assaut, se mirent en défense sans être en rien étourdis, ainsi qu’ils le montrèrent bien, et tellement se défendirent en cet assaut qu’ils firent reculer les autres. Les assiégeants les attaquèrent et revinrent encore plus, ils leur ôtèrent et retinrent l’eau du Rhône, et les renfermèrent tellement qu’un seul n’aurait pu entrer ni sortir sans qu’ils le voulussent, et les vivres leur commencèrent à manquer, car de nulle part au monde ils n’en pouvaient avoir; et pendant que ceci se faisait, comme on l’a dit, vinrent au comte de Montfort des nouvelles du siège, et comment le jeune comte, fils du comte Raimond, lui avait pris sa ville de Beaucaire, était dedans avec un grand nombre de gens, et tenait les siens assiégés dans le château, tellement qu’il n’en pouvait entrer ni sortir un seul.
Quand le comte de Montfort eut ouï ces nouvelles, il fut si marri et courroucé que personne ne le saurait imaginer; tellement qu’il fut beaucoup de temps sans parler ni dire un mot, du grand courroux qu’il avait d’avoir ainsi perdu Beaucaire. Il fit donc préparer tous ceux de ses gens qu’il put alors avoir et rassembler, pour aller secourir ceux qu’il avait à Beaucaire, et se mit en chemin avec grande diligence. Quand son frère, le comte Gui, sut qu’il était parti, il assembla tout ce qu’il put avoir de gens, tant des garnisons que d’autres, alla en grande diligence après son frère, le comte de Montfort, et fit tant qu’il le rejoignit et qu’ils allèrent ensemble à Beaucaire; et quand ils furent près de Beaucaire, ils mirent leurs gens en ordre comme pour entrer en bataille, car ils étaient près de leurs ennemis. Quand le jeune comte et les assiégeants surent que leur ennemi, le comte de Montfort venait en telle compagnie pour donner secours à ses gens assiégés dans le château, ils s’allèrent préparer et équiper pour attendre l’ennemi, car ils ne désiraient et ne demandaient autre chose; et pendant que les gens du jeune comte s’apprêtaient et mettaient en point, le comte de Montfort vint avec tous les siens, bannières déployées, bien serrés et en bonne ordonnance, sur ceux du jeune comte, lesquels étaient hors de la ville, tenant le siège. Lorsqu’ils virent venir leurs ennemis et courir sur eux, deux des plus vaillants hommes du jeune comte partirent du camp bien montés et armés, et d’autre part étaient les deux plus vaillants hommes et les plus hardis qui fussent en la compagnie du jeune comte: l’un appelé Raimond de Belaros, et l’autre Aimeri de Cayre; ils vinrent contre les coureurs du comte de Montfort et les heurtèrent tellement que chacun d’eux mit son ennemi par terre, et alors tous les assiégeants s’avancèrent et allèrent contre leurs ennemis, et commencèrent à frapper de telle sorte et vigueur que, n’eût été la nuit qui les sépara, tous les gens du comte de Montfort y seraient demeurés; mais force leur fut à tous de se séparer et retirer chacun de son côté du mieux qu’ils purent. Le comte de Montfort se retira donc à Bellegarde, et fit faire bonne garde toute la nuit, car il était en crainte, vu que la plupart étaient pour le jeune comte. Quand le capitaine du château eut vu cette affaire, et que son seigneur, le comte de Montfort, ne les pouvait secourir ni aider et délivrer du siège, attendu Le grand nombre de gens qui venaient tous les jours incessamment en faveur et au secours du jeune comte, tant que personne n’aurait pu nombrer ni estimer la grande quantité de monde qui arrivait tous les jours a son aide, il dit à ses compagnons qui étaient avec lui dans le château: Vous voyez, seigneurs, comme nous sommes assiégés dans ce château, et la quantité de gens que nous avons eu tête pour nous prendre s’ils le peuvent, et que d’autre part nous ne pouvons avoir secours; vous savez aussi la réponse qu’ils nous ont faite quand nous avons voulu nous donner et bailler à eux. C’est pourquoi il faut que nous soyons fidèles les uns aux autres à la vie et à la mort; car nous avons bonne et forte place pour nous couvrir et défendre, et d’autre part, nous avons encore des vivres pour deux mois, et sommes beaucoup de gens pour nous défendre ; c’est pourquoi je suis d’opinion que nous vendions notre vie bien et vaillamment, car si le jeune comte et ses gens ne peuvent nous prendre, voilà notre rançon payée; c’est pourquoi je prie chacun de vous d’avoir bon courage et de n’être pas lâche ni couard, ni faillir l’un à l’autre à la mort ni à la vie, et de faire ainsi que fît Guillaume au Cornet au siège d’Orange, où il souffrit tant de peines et tourments pour défendre et garder la place contre ses ennemis, Ce fui ainsi que le capitaine encouragea tous ses gens qui étaient avec lui dans le château, et ils délibérèrent de se défendre jusqu’à lu mort inclusivement, plutôt que de se laisser prendre par assaut ou autrement,
Le comte de Montfort, étant à Bellegarde, assembla son conseil, auquel il montra et dit comment ses hommes, et des plus vaillants qu’il eût, étaient assiégé dans le château, ainsi que chacun le voyait, et qu’il ne leur pouvait donner aucun secours; pour laquelle cause il était délibéré d’aller, à mort ou à vie, attaquer le camp, et voir s’il pourrait recouvrer ses hommes; et tous furent d’opinion de faire ainsi qu’il l’avait dit et devisé. Chacun donc s’alla mettre en point le mieux qu’il put; quand ils furent tous accoutrés et en point, ils se vinrent présenter devant leur seigneur; et quand le comte de Montfort les vit ainsi assemblés, il les mit incontinent en ordre chacun à son rang, car il était homme sage et habile en telles affaires. Il fit deux parts de ses gens, dont il bailla la première à son frère et à son fils Amaury. Gui et Amaury marchèrent donc avec leur monde vers Beaucaire, et arrivèrent sur le gravier du bord de la rivière avec grand bruit de trompettes, dont ils avaient sonné en venant; d’autre part arriva sur le même gravier le comte de Montfort, avec tous ses gens, bien serrés et ordonnés, comme gens accoutumés à telle besogne. Quand il fut arrivé, il vit que ses gens du château avaient mis sur la plus haute tour son étendard, où était peint le lion; mais ceux de la ville ne s’en inquiétaient guère, non plus que ceux du camp, et n’en étaient point émus; car chacun était prêt à le recevoir, et à se battre si besoin était. Quand le comte de Montfort vit la contenance des gens du camp et de la ville, il fit décharges une grande quantité de bêtes de somme et de charrettes, qu’il amenait avec lui, et il fit tendre et déplier ses tentes et pavillons sur le gravier, pour mettre à son tour le siège devant la ville. Il y avait donc un siège pour ceux du dehors, et un pour ceux du dedans. Et quand le comte de Montfort vit qu’il ne pouvait faire ce qu’il voulait, il appela dans sa tente une trentaine d’hommes les plus apparents qu’il eût en sa compagnie, et leur dit et montra comment il était fort malcontent qu’un enfant de quinze ans[8] lui eût ôté de cette manière la Provence, Avignon, Tarascon et Beaucaire, et d’autre part lui tînt ses hommes assiégés et enfermés dans le château de Beaucaire, de telle sorte qu’il ne les pouvait avoir, ni leur donner secours. Ce pourquoi, dit-il, chacun de vous se doit bien délibérer de venger un tel outrage. De plus, nous combattons pour l’église et ses droits, pour laquelle cause chacun doit employer son corps et sa vie. Alors, un fort sage et vaillant homme, appelé par son nom Valats, lui répondit: Seigneur comte, sache que ta mauvaise intention, et d’autre part, ta mauvaise querelle, nous feront tous périr ici; tu peux te tenir pour certain qu’avant que tu recouvres Beaucaire et tous ces gens qui sont dans le château, tu seras vieil et caduc, car Dieu ne veut pas soutenir la méchanceté et déception; et je te dis bien, seigneur, qu’encore que le jeune comte soit un enfant de quinze ans, il est bon pour te le disputer et recouvrer ses terres, car il a bon conseil et bon secours, et aussi, comme tu le sais, grande parenté, qui ne le laissera point dépouiller de son héritage, tu sais bien, seigneur, qu’il est neveu du roi de France, de celui d’Angleterre, et aussi cousin de Richard de Normandie, de Roland et autres, qui ne le laisseront pas dépouiller de son héritage; et puisque tu demandes conseil, je te le veux donner selon mon avis, qui est que tout incontinent tu envoies des plus apparents de tes hommes devers le jeune comte, pour lui demander que ce soit son plaisir de te rendre tous les hommes qu’il te tient assiégés dans le château, avec vie, bagues et armes sauves ; et que s’il le fait, tu lui laisseras la Provence, Tarascon, Avignon et Beaucaire, sans jamais y rien demander. Et sache, seigneur, que si tu ne fais pas en cette façon et manière, jamais tu ne recouvreras tes hommes, et que se sera un grand péché si tu les laisses ainsi perdre. Quand Valats eut parlé, le comte de Montfort lui répondit: Seigneur Valats, il m’est avis que tu me conseilles mal, car avant que je fasse comme tu me le dis, je me laisserai plutôt ôter tous les membres du corps l’un après l’autre, et je demeurerai, s’il le faut, sept ans à faire ce siège. Et alors, de grande malice, il fit rompre tous les arbres qu’il put trouver pour former des barrières à l’entour de son camp. Quand elles furent dressées, il fit sonner l’assaut pour prendre la ville, car il pensait les trouver au dépourvu comme gens ignorants; mais il s’en repentit trop tard. Ses gens furent donc incontinent apprêtés, bien armés et accoutrés, et se mirent en chemin, tirant vers la ville; et quand ceux de la ville les virent venir, ils, ne s’ébahirent de rien, mais chacun s’apprêta à frapper dessus. Le comte de Montfort vint donc comme un homme enragé, criant et menant le plus grand bruit que jamais homme ait ouï à la fois; mais ceux de la ville reçurent les siens en telle sorte qu’ils les tuèrent, blessèrent, et leur firent tourner le dos. Ils prirent et retinrent un des chevaliers du comte de Montfort, que celui-ci aimait grandement. Il se nommait Guillaume de Bolic, et était homme vaillant et hardi; et tout incontinent, à la vue du comte de Montfort, ils l’étranglèrent et le pendirent à un olivier, dont le comte pensa enrager de colère. Il se retira donc avec ses gens, et assembla son conseil, où il y avait cinq ou six évêques, et beaucoup de seigneurs et barons, auxquels il exposa son affaire, comment le jeune comte et ses gens l’avaient repoussé vilainement, et qu’ils lui avaient tué et pendu son homme; et, que d’autre part ils lui tenaient ses gens assiégés dans le château, et qu’il ne les pouvait avoir en aucune façon ni manière; ce pourquoi il ne savait que faire ni que dire. Alors l’évêque de Nîmes lui dit: Seigneur, je te dirai qu’il te faut prendre patience, et louer Dieu de tout; celui qui est mort au service de Dieu et au secours de la sainte Église, est mort martyr; pour toi, seigneur, il ne te faut ébahir de rien, car Dieu t’aidera. Alors un sage et vaillant homme, appelé Foucauld de Bresse, lui répondit: Dites donc, seigneur évêque, où avez-vous trouvé, et où trouverez-vous qu’un homme mort sans confession soit sauvé? Si mensonge était vérité, vous auriez bon droit et bonne raison de dire ce que vous dites; tuais tout cela n’est qu’abus. La plupart de ceux du conseil furent de l’opinion de Foucauld, et on fit retirer chacun en son quartier. On ordonna qu’on fit bonne garde cette nuit, et ils se séparèrent de cette sorte, sans rien faire ni décider, dans le conseil, de profitable ou d’important.
Quand vint le lendemain, le jeune comte fit dresser les pierriers droit contre le camp du comte de Montfort, et de ses engins fit frapper sur le camp, en sorte qu’ils abattaient et rompaient toutes les barrières, dont le comte de Montfort fut fort ébahi; mais il ne faisait semblant de rien avec ses gens, et il était tellement ébahi, qu’il ne savait que faire ni que dire, vu que ses gens se lassaient de la guerre, et n’étaient pas d’accord entre eux. Quand ledit comte vit abattre et abîmer ses pavillons et tentes, il fit venir les meilleurs charpentiers et ingénieurs qu’il y eût dans le pays, et leur ordonna et fit construire une guate pour tirer contre ceux de la ville. Quand ceux de la ville virent faire cette guate, ils tirèrent incontinent leurs pierriers contre ceux qui la faisaient, mirent tout en pièces, et tuèrent les travailleurs, en sorte que personne n’osait plus demeurer en cet endroit, dont le comte de Montfort fut plus marri que jamais. Pendant que tout ceci se passait comme on l’a dit, il vint un grand secours au jeune comte, à savoir un nommé Raimond de Montauban, avec Sicard d’Aydie, Guillaume de Bélaffar, Pierre Bonaize, Pierre Lambert et Gui de Galabert. Tous ceux-ci, chacun pour son compte, amenaient une belle compagnie de gens bien armés, et ils entrèrent dans la ville de Beaucaire à grand bruit, et tellement que quand ceux qui étaient dans le château assiégés virent venir un si grand secours, ils s’ébahirent, attachèrent un drap noir à la pointe d’une lance, et la mirent sur une tour, montrant ainsi à leur seigneur qu’ils ne pouvaient plus tenir ni se défendre. Tandis que le comte de Montfort regardait ses hommes ainsi assiégés, il vit venir le long du Rhône une quantité de vaisseaux tout pleins de monde et de chevaux, menant le plus grand bruit que jamais homme eût vu ni ouï, lesquels venaient de Marseille, pour donner secours au jeune comte, fils du comte Raimond. Quand le comte de Montfort vit venir tant de gens au secours du jeune comte, il ne faut pas demander s’il fut grandement marri et ébahi. Il fit faire un boso, ce qui est une espèce d’engin, le fit approcher de la muraille de la ville, et avec cela abattit et mit à terre un grand quartier de muraille; pourtant ceux de la ville ne s’ébahirent point, mais firent incontinent un certain engin, avec lequel ils prirent le boso, et le tirèrent dans la ville, malgré qu’en eût le comte de Montfort. Mais pendant que tout ceci se faisait, quelques-uns de la ville s’aperçurent que, dans la roche de Beaucaire, il y avait des gens du comte de Montfort pour miner les murailles. Alors donc, sans faire semblant de rien, ils préparèrent une certaine mixtion de soufre en poudre avec force étoupes ; et quand ils eurent préparé toutes leurs affaires, ils mirent le feu aux étoupes, et les jetèrent tout allumées là où étaient ceux qui minaient, et les surprirent en telle sorte qu’il ne s’en échappa un seul qui ne fût tué ou brûlé. Ils firent tirer et lâcher tous leurs pierriers les uns contre le camp du comte de Montfort, les autres contre le château, tant que c’était grande pitié de le voir, car personne n’osait demeurer au camp du comte de Montfort; et ils firent en telle sorte qu’ils mirent le feu au plus haut du château, et ceux qui y étaient se trouvèrent en telle contrainte qu’ils crièrent à leur seigneur le comte de Montfort qu’il ne leur était plus possible de tenir ni de se défendre, et que force leur était de se rendre, car ils n??armer; car, soit pour vie ou pour mort, il voulait aller secourir ses hommes, et donner l’assaut à ceux de la ville, et qu’il y mourrait ou délivrerait ses gens. Quand ils furent tous prêts, il les fit marcher au Puy des Pendus; et là, les admonesta, et pria que chacun d’eux se comportât vaillamment; son discours fini, ils se mirent en chemin, et marchèrent bien serrés et en bon ordre vers la ville. Quand ceux du château virent donc venir leur seigneur, ils firent dessein d’attaquer de leur côté; et s’étant armés et mis en point; ils délibérèrent entre eux que, tandis que leurs gens livreraient l’assaut, ils pourraient sortir du château et aller leur donner secours. Lorsque vint le moment, ils firent ainsi qu’ils avaient délibéré; et le comte de Montfort vint avec tous ses gens donner l’assaut, dont ceux de la ville ne s’ébahirent guère, mais ils le reçurent bien et vaillamment, ainsi qu’il convenait en pareil cas, et n’attendirent pas que le comte de Montfort les vînt assaillir, mais sortirent dehors bien accoutrés et armés, et attendirent de pied ferme leurs ennemis, qui vinrent frapper sur eux de telle façon et manière qu’il semblait que tout le monde dût prendre fin. En cette heure, ils se tuaient tellement les uns et les autres, qu’il n’était pas possible de savoir qui avait pour lors du meilleur ou du pire; et quand ceux du château, comme on l’a dit, virent leurs gens se battre, ils sortirent, ainsi qu’ils l’avaient résolu, pensant prendre tous leurs ennemis. Mais ceux qui tenaient assiégé le château n’avaient point bougé pour l’assaut et les escarmouches qui se faisaient alors, car ils se doutaient de ce qui allait arriver. Quand donc ceux du château virent leurs ennemis ainsi demeurer fermes, ils se retirèrent dans le château, et on se battit de l’autre côté jusqu’à ce que la nuit les séparât, et alors ils se retirèrent chacun de son côté.
Quand ils se furent retirés, et que le comte de Montfort fut désarmé; vint devers lui ce Valats, dont on a parlé, et il lui dit et déclara comment il avait perdu beaucoup de monde à cette escarmouche et assaut; le comte de Montfort en fut si triste et marri qu’il ne put dire un seul mot; et pendant deux ou trois jours, personne n’osa venir ni paraître devant lui; et lui ni ses gens ne bougèrent pas.
Quand ceux de la ville virent que leurs ennemis ne bougeaient pas, ils firent dresser des pierriers, des calabres et autres engins, et en tirèrent tellement qu’il n’était pas possible à ceux du château d’endurer l’assaut et la destruction qu’on faisait de leurs murailles, car ils ne pouvaient tellement s’enfermer, que ceux du dehors ne parvinssent à faire quelque ouverture; et quand le capitaine vit ce que leur faisaient les gens de la ville, il cria à tous ceux qui étaient dans le camp du comte de Montfort qu’il n’y avait plus moyen de tenir, car ils n’avaient plus rien pour vivre: ils avaient déjà mangé la plus grande partie de leurs chevaux. Quand ceux du camp ouïrent pleurer et crier ceux du château, un nommé Albert leur répondit qu’il n’y avait pas moyen de leur porter secours; que ceux de la ville leur donnaient tant d’affaire, qu’ils ne savaient comment s’en tirer, car nuit et jour ils les combattaient sans cesser, et sans laisser aucun repos; qu’ils fissent donc du mieux qu’il leur serait possible, et se défendissent bien, car on ne pourrait trouver avec le jeune comte aucun bon accord ni accommodement. Lorsqu’ils eurent ouï cette réponse, un nommé Raimond de Roquemaure se prit à dire: Hélas ! il me paraît bien ainsi, et j’ai laissé mon maître pour venir ici, où il me faudra finir misérablement mes jours. Et les autres qui étaient avec lui se mirent aussi à mener tel deuil et lamentations, que c’était grande pitié de le voir et ouïr.
Le capitaine du château voyant ainsi ses gens déconfortés, leur dit: Que personne ne prenne mélancolie, mais que chacun ait bon courage, car je suis d’avis que nous nous défendions tant qu’il sera possible, et jusqu’à ce que nous ayons mangé nos chevaux, quand nous n’aurons plus rien à manger, il m’est avis que nous nous armions tous, et que nous sortions du château, et nous sauvions si nous pouvons, car il vaut mieux mourir vaillamment que de nous livrer à nos ennemis, pour a faire de nous à leur volonté. Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi, ils virent venir ceux de la ville pour leur donner assaut. Ils s’allèrent donc accoutrer pour se défendre, et se mirent chacun à son poste. Ceux de la ville vinrent avec un engin appelé la fouine, et le mirent contre le mur du château; et quand ceux qui étaient dedans virent la fouine ainsi déjà dans le mur, ils firent venir celui qui avait la charge de leur artillerie, lui montrèrent la fouine; il prit donc un grand pot de terre plein de poudre, mit le feu dans ce pot, le jeta là où était la fouine, et fit tellement que le feu prit à la fouine qui se brûla en partie, si bien que ceux de la ville eurent grand peine à l’éteindre. Quand ceux du château virent ainsi brûler la fouine, ils commencèrent à se défendre contre ceux qui leur donnaient l’assaut, tellement qu’il en demeura beaucoup dans la ville de morts et blessés; et ils faisaient tel bruit que les gens du comte de Montfort les entendirent. Le comte regarda devers le château, et vit ses hommes qui se défendaient bien et vaillamment; il fit donc sonner les trompettes et armer ses gens pour aller secourir ceux du château; quand ils furent armés, ils allèrent droit à la ville, et alors s’avança un vaillant homme de ceux du comte de Montfort, appelé Philippe;[9] et contre lui sortit un autre vaillant homme appelé Guiraud de Bélaffar;[10] ils se heurtèrent en telle sorte que ni haubert ni armure ne put empêcher que Bélaffar ne passât sa lance au travers du corps de Philippe, et ne le jetât à terre tout mort, dont le; comte de Montfort pensa enrager de colère et de douleur, quand il vit ainsi tomber son homme qu’il aimait grandement. Alors ils se mêlèrent les uns et les autres tellement que c’était grande pitié de voir tomber les uns morts, les autres blessés, et qu’on ne pouvait connaître ni savoir qui avait du meilleur ou du pire. Chacun faisait ce qu’il pouvait, et spécialement le jeune comte, qui y était en personne; et qui l’eût vu n’aurait pas dit que c’était un enfant, tant il combattait vaillamment. A côté de lui était toujours un homme vaillant et hardi, appelé Dragonnet, lequel criait à ses gens: Avant! avant! francs chevaliers! Frappez tous de bon courage, car aujourd’hui tous nos ennemis mourront et seront déconfits. Alors entra en la bataille avec tous ses gens un vaillant chevalier appelé Raimond de Rabastens, lequel commença à crier: Toulouse ! Provence ! Tarascon ! Avignon ! Beaucaire ! et alors commença le combat le plus rude qu’il y eût eu dans tout le jour; et n’eût été la nuit qui les sépara et les força de se retirer, les uns et les autres auraient pris fin. En se retirant, les gens du comte de Montfort reprirent le corps de Philippe pour le faire ensevelir et enterrer, ainsi qu’il appartenait à un tel personnage.
Quand ils se furent retirés chacun de son côté, le comte de Montfort fit venir trente-cinq ou trente-six de ses plus privés, et leur dit et montra la grande perte qu’il avait faite, tant de ses gens que d’autre chose; comme aussi il n’était pas possible d’avoir la ville de Beaucaire, ni de recouvrer ses hommes qui étaient assiégés dans le château, et voulut que chacun lui dît son avis sur la manière de se gouverner. Un d’eux, appelé Foucault, lui répondit: Seigneur, je vous dirai ce qu’il faut faire: mon avis est que nous restions quatre ou cinq jours bien renfermés, sans bouger, ni faire semblant de rien, comme si nous n’osions plus remuer; quand nous aurons été comme je le dis, un jour qu’ils ne se douteront de rien, nous prendrons cent hommes que l’on pourra trier et choisir, et les mettrons entre le château et la porte de la ville; puis quand le jour viendra à luire nous les irons attaquer, et donnerons l’assaut en sortant par la porte de nos barrières; chacun d’eux voudra aller à la porte de la ville pour la défendre, ils ne se garderont pas de l’embuscade a dont j’ai parlé, et alors en nous battant avec eux nous ferons semblant de reculer pour les attirer à nous, et lorsqu’ils seront dehors pour tomber sur nous, l’embuscade sortira du lieu où elle sera postée, et entrera dans la ville par derrière eux. De cette façon nous les enfermerons et prendrons la ville; et s’il arrivait que nous pussions réussir en notre dessein, je suis d’avis que nous tâchions ensuite de faire quelque accommodement avec le jeune comte et ses gens. Lorsqu’il eut ainsi parlé, tous furent de son avis; et alors le frère du comte de Montfort dit: Seigneur, je suis d’opinion que, sans plus tarder ni attendre, on mette cette nuit l’embuscade, qu’on les attaque le plus matin possible, et qu’on fasse ainsi qu’a dit Foucault. On choisit donc incontinent les cent hommes dont on a parlé pour les mettre dans l’embuscade; ils s’allèrent placer au lieu déterminé, et y demeurèrent jusqu’à l’heure assignée. Quand le matin fut venu et qu’il fit jour, le comte de Montfort s’arma, et ses gens allèrent assaillir la porte, ainsi qu’on en était convenu; du premier abord ils s’emparèrent de la porte, se mirent à crier: Montfort ! Montfort ! Et voulurent entrer dans la ville. Ils furent vaillamment repoussés, et ceux de la ville firent en sorte qu’ils les obligèrent de reculer, car ils se doutaient bien de ce qui en était; mais ils avaient été bien avisés et avaient fait bonne garde; et ils les défirent tellement qu’ils les tuèrent, blessèrent et chassèrent; qui les eût vus frapper et battre, ne vit jamais de plus vaillantes gens; et à l’égard de ceux qui étaient dans l’embuscade, ils furent surpris en telle sorte qu’il n’en échappa pas un seul qui ne fût pris ou tué. Le comte de Montfort s’étant retiré, et voyant cette grande perte de gens, en fut fort affligé et plein de fâcherie. Il assembla donc son conseil pour voir ce qu’il devait faire dans son grand malheur, puisque son entreprise avait failli, et qu’il avait perdu ses gens, justement les meilleurs, car il avait perdu les cent chevaliers qu’il avait fait embusquer. Son frère lui répondit: Je ne vois d’autre remède sinon que vous envoyiez vers le jeune comte lui dire que, s’il veut vous rendre vos hommes qu’il vous tient assiégés, vous lui laisserez la Provence, Tarascon, Avignon et Beaucaire; ainsi donc, s’il veut vous rendre vos gens, vous lèverez le siège, vous irez droit à Toulouse, et y prendrez tout ce que vous pourrez trouver, sans y laisser chose au monde, afin d’avoir des gens pour vous donner secours, et alors vous pourrez revenir par ici, et recouvrer tout le pays que vous tient le jeune comte, savoir, la Provence, Marseille, Avignon, Tarascon et Beaucaire, et vous pourrez alors faire pendre et étrangler tous ceux qui vous ont trahi, et ont fait entrer le jeune comte dans Beaucaire. Un autre répondit au comte Gui, frère du comte de Montfort, et lui dit; Seigneur, vous devisez fort bien, mais je me doute qu’il en ira tout autrement que vous ne dites; ceux de la ville ne vous ont en rien offensé, ni fait tort, quand ils ont reçu dans Beaucaire leur seigneur naturel; car un serment fait par force ne se peut jamais tenir. C’est pourquoi ils sont et doivent être absous; car une promesse faite par force ne doit point avoir lieu; et qui a pris et conquis un pays à tort et sans droit, Dieu ne veut pas qu’il s’y maintienne; vous pouvez bien connaître que Dieu est contre vous, car ceux qui sont dans la ville font bonne chère, et vous tout au contraire. C’est pourquoi, seigneur, il me semble que vous devez faire quelque accommodement avec le jeune comte.
Quand le comte de Montfort eut écouté ce que disait celui-ci, nommé Hugues de Lastic, il lui répondit: Vous avez longuement démontré; mais je vous jure Dieu et tous les saints, qu’il n’en sera pas ce que vous en pensez; et qu’avant que vous me voyiez à Castelnaudary ou à Montréal, j’aurai recouvré Beaucaire et aussi tous mes gens qui sont dans le château. Alors Valats, dont on a déjà parlé, lui répondit: En ce cas, seigneur, chacun pourra bien dire que Vous avez bon courage de délibérer ainsi de reprendre la ville avec cette quantité de gens qui sont dedans; c’est pourquoi, seigneur, je suis d’avis que nous nous fournissions bien de vin et de vivres, car je vous promets qu’avant que vous ayez fait tout ce que vous dites, nous passerons ici Pâques, la Pentecôte, et aussi Noël. Alors le frère du comte de Montfort lui dit: Mon frère, je vois bien que tous ces gens-là s’ennuient, et je suis d’avis que, si vous pouvez trouver quelque bon accommodement à faire avec le jeune comte, vous le preniez et tâchiez de ravoir vos gens, si cela est possible.
Tandis qu’ils tenaient ainsi conseil, vint et arriva vers eux un de ceux qui étaient enfermés dans le château, et qui avait trouvé le moyen de s’échapper. Il dit et montra au comte de Montfort comment ceux qui étaient dans le château lui mandaient qu’ils ne pouvaient plus tenir: car il y a, dit-il, trois jours qu’ils n’ont mangé chose au monde ils n’ont ni pain ni chair, et ont mangé tous leurs chevaux, sans en laisser un seul. Ils sont plus morts que vifs, et ils aiment mieux mourir de faim que de rendre la place sans ta volonté. Il n’y a pas encore une heure que j’en suis sorti, et on me donnerait le monde entier que je ne voudrais pas être dedans.
Quand le comte et son conseil eurent ouï ce que celui-ci leur dit et raconta, il n’y eut personne qui n’en soupirât, et chacun se prit à dire: Seigneur nous te prions tous que tu ne veuilles pas laisser ainsi périr tes gens, mais que promptement tu fasses écrire tes lettres, et les envoyés au jeune comte, afin que son plaisir soit de te rendre tes gens, comme nous te l’avons déjà dit. Le comte de Montfort ayant ouï ces paroles, fit écrire des lettres au jeune comte, renfermant ce qui avait été dit et délibéré. Il les bailla pour les porter au jeune comte dans la ville, à un sage et vaillant homme, lequel s’adressa à un nommé Dragonnet, lequel gouvernait alors le jeune comte. Quand Dragonnet eut vu ces lettres, et ouï que le comte de Montfort se recommandait à lui, ainsi que lui dit le messager, ledit Dragonnet se retira devers le jeune comte et ses barons et seigneurs, et leur dit et montra comment le comte de Montfort lui avait envoyé ses lettres et messages, demandant que le bon plaisir du jeune comte et de ses barons fût de lui rendre et délivrer ses gens assiégés dans le château, en leur laissant vie et bagues sauves, et que si on les lui rendait, il ferait incontinent lever le siège, s’en irait avec tous ses gens et laisserait au jeune comte toutes les places, villes et seigneuries nommées ci-dessus.
On fît réponse au messager qu’il s’en retournât vers son seigneur le comte de Montfort, lui dire que, s’il voulait faire ainsi qu’il disait dans ses lettres, et qu’il levât le siège le jeune comte consentirait, pour l’honneur de noblesse, à laisser sortir ceux du château, seulement la vie sauve, sans en rien retirer ni emporter que leur corps.
Le messager ayant ouï la réponse du jeune comte et de son conseil, s’en retourna, et dit et déclara cette réponse à son seigneur. Alors le comte de Montfort fit abattre tentes et pavillons, lever le siège et déloger ses gens, et prit son chemin vers Toulouse. Il fit à ceux du château le signal de paix, dont ils furent fort joyeux, car ils avaient peur de mourir là de faim. Alors le comte de Montfort fit apprêter cinq ou six des plus apparents de sa compagnie, entre lesquels était son frère, et les envoya au jeune comte pour recevoir ses gens, ainsi qu’il était dit et convenu. Quand les messagers furent arrivés devant le jeune comte et ses barons, après salutations faites, ils dirent et montrèrent la cause pour laquelle ils venaient, et comment leur seigneur le comte de Montfort avait fait lever son siège et commencé à faire partir ses gens, d’après l’accommodement accordé par lui et ses barons; et ils lui montrèrent les pouvoirs à eux donnés par le comte de Montfort pour agir en cette affaire comme s’il y était en personne. Ils prièrent le jeune comte que son plaisir fût, d’après les accommodements, de lui rendre et bailler ses gens, ainsi qu’il avait été dit et convenu. Lorsqu’ils eurent ainsi parlé, ils furent grandement accueillis par le jeune comte et ses barons. Après la réception des messagers, le jeune comte envoya avec eux une grande quantité de gens pour prendre le château, et ils dirent au capitaine de sortir dehors avec tous ses gens, sans rien emporter sinon leur habillement; ce qu’ils firent, et ils furent fort joyeux, et ils s’accueillirent les uns et les autres. Ils allèrent donc vers le jeune comte, prirent congé de lui, et le remercièrent très féaument; puis allèrent devant leur seigneur, et furent là grandement accueillis et bien venus de chacun.
Le comte de Montfort fit donc trousser et charger son bagage, il prit la route de Toulouse, et arriva à Mongiscard, où il séjourna un grand temps, car il était fort las, et aussi ses gens, tellement qu’ils ne le pouvaient être davantage. Le jeune comte prit possession du château de Beaucaire, où il trouva une grande artillerie et autres choses, et fut très joyeux de ce qu’il y trouva; et les habitants de Toulouse furent avertis comment le comte de Montfort était à Mongiscard et venait vers eux. Quand le comte de Montfort eut séjourné quelque temps à Mongiscard, il en partit un beau matin, et fit marcher tous ses gens vers Toulouse,[11] bien armés et en belle ordonnance, et bannières déployées, comme s’il voulait entrer en bataille; de quoi ceux de Toulouse furent incontinent avertis, et craignirent fort qu’il ne leur vînt faire quelque chose. Ils assemblèrent donc leur conseil, et conclurent entre eux que la plupart des gens de bien et de poids sortissent au devant de lui pour le recevoir et savoir pour quelle cause il venait ainsi armé et en bataille devers, la ville. Cela fut ainsi fait, et ils se mirent en chemin pour aller recevoir ledit seigneur; la salutation faite, un des plus apparents et des plus grands de tous lui dit: Seigneur, nous nous ébahissons fort pourquoi vous venez ainsi vers nous armé et bannières déployées: car, seigneur, vous devez bien penser et savoir que la ville est vôtre, et que vous, en pouvez faire et de nous aussi à votre plaisir et volonté. Il ne vous faut donc pas mener une telle armée pour entrer dans la ville, car vous vous ferez à vous-même mal et dommage, si vous y portez le dégât et la foule, puisque vous nous devriez garder et défendre envers et contre tous.
Alors le comte de Montfort répondit aux gens de Toulouse: Seigneurs, qu’il plaise ou ne plaise pas à ceux de Toulouse, j’entrerai dans la ville avec ou sans armée, comme il me conviendra. Je ne me fie point à votre ville ni à ceux qui y sont; vous avez tous des intelligences avec ceux de Beaucaire, et ne m’avez jamais aimé, car vous avez tous fait serment au comte Raimond, et aussi à son fils le jeune comte; c’est pourquoi je vous jure que jamais l’armée ne se séparera de moi que je n’aie les otages de la ville, et des plus grands et des meilleurs.
Quand les habitants qui étaient allés au devant du comte l’ouïrent ainsi parler, ils furent bien ébahis, et non sans cause, et l’un d’eux lui répondit: Seigneur, s’il te plaît, aie pitié de la ville et des habitants; ne les veuille pas détruire, ainsi qu’on a délibéré de le faire, car nous n’avons tort ni coulpe sur ce que tu dis de Beaucaire; et depuis que nous t’avons fait serment, nous n’en avons fait aucun, ni n’en voulons faire à d’autre que toi; ainsi donc, seigneur, tu auras pitié de la pauvre ville, car quand tu l’auras détruite, c’est toi-même que tu détruiras; et le comte répondit qu’il savait bien tout le contraire.
Alors s’avança et prit la parole un vaillant homme de ceux du comte de Montfort, dont on a déjà parlé, lequel de son nom s’appelait Valats, et il dit et parla ainsi au comte de Montfort: Seigneur, s’il vous plaît, vous adoucirez votre esprit, car si vous faisiez ce que vous dites, vous feriez mal; tout le monde vous en saurait mauvais gré, et vous seriez grandement blâmé; vous savez bien, seigneur, que quand vous auriez perdra tous vos autres pays, ceux de cette ville suffiraient pour les recouvrer; et d’autre part, vous voyez bien comment ses habitants sont venus au devant de vous pour vous recevoir, ce qui n’est pas signe qu’ils vous veuillent mal. C’est pourquoi, seigneur, vous les devez garder et préserver de tout mal et danger envers et contre tous.
Le comte de Montfort répondit qu’on ne lui en parlât plus, car il était résolu de faire ainsi qu’il avait dit. Il fit donc prendre et attacher tous ceux qui étaient sortis de la ville au devant de lui, et les fît mener ainsi attachés au château Narbonnais. Alors son frère, le comte Gui, lui dit: Mon frère, si vous me voulez croire, vous ne continuerez pas ainsi, a mais voici ce que vous pourrez faire sans grever la ville ou lui faire un très grand dommage. Vous prendrez aux habitants le quart ou la cinquième partie de leurs biens, sans les mettre en prison ni les maltraiter, et il me semble qu’ainsi vous ne les grèverez pas autant que vous le voulez faire pour avoir des gens d’armes, mais en tirerez beaucoup d’argent pour aller recouvrer Beaucaire et les autres terres que vous ont prises vos ennemis.
L’évêque de Toulouse, dont on a parlé ci-dessus, lui dit et fit entendre qu’il achevât ce qu’il avait délibéré de faire contre Toulouse, lui disant qu’ils ne l’aimaient nullement, si ce n’est par force; et que, si une fois il était dans la ville, il était d’avis qu’il n’y laissât rien, mais prît biens et gens, tout ce qu’il en pourrait avoir: et sachez, seigneur, lui dit-il, que si vous ne faites ainsi, il sera trop tard pour vous en repentir.
Le comte de Montfort s’arrêta à l’avis de l’évêque, et cela entre eux deux seulement, car je ne sache pas qu’il y en eût un autre dans ce conseil. L’évêque quitta le comte de Montfort, et lui dit qu’il s’en allait à Toulouse pour faire sortir tout le peuple au devant de lui, afin, seigneur, lui dit-il, que vous les puissiez prendre et saisir, ce que vous ne feriez point dans la ville.
L’évêque donc se sépara du comte et vint à la ville. Quand il fut reposé, il fit venir vers lui la plupart des habitants, leur dit et démontra comment le comte de Montfort était fort courroucé contre eux, à cause de quelques discours et faux rapports qui lui avaient été faits; que toutefois lui et d’autres lui avaient démontré le contraire, et qu’ainsi il était d’avis que, pour mieux gagner ses bonnes grâces, chacun allai au devant de lui et sortît de la ville pour l’aller recevoir, ce que l’évêque leur persuada par grande trahison, ainsi qu’il en était convenu, comme on l’a dit, avec le comte de Montfort. Le pauvre peuple se fiant donc aux paroles de son évêque, tant grands et petits, se prirent, qui le put, à aller au devant du comte de Montfort, tellement que dans toute la ville il ne demeurait quasi personne; et comme le peuple sortait pour aller au devant du comte, ses hommes y entraient à la file, et à mesure que les gens de Toulouse arrivaient et venaient devant le comte, il les faisait prendre et lier, ainsi qu’il était convenu entre le comte et l’évêque. Il y en eut quelques-uns qui, quand ils virent qu’on les faisait prendre et lier, retournèrent devers Toulouse, et diront à tous ceux qu’ils rencontraient ce qui arrivait, et que chacun pensât à s’en retourner, car ils citaient trahis et vendus: qui donc eût vu le peuple retourner et se retirer, et la fureur où il était, en eût été ébahi.
Le comte Gui, frère du comte de Montfort, arrivait à Toulouse avec une grande compagnie, pour y prendre logement, lorsqu’en entrant il vit le combat. Il voulut aider ses gens et ceux de son frère, mais il fut forcé de fuir comme les autres devant les gens de Toulouse, et il en demeura beaucoup, tant tués que blessés, des gens du comte et de son frère; ils furent mis tellement en déroute, qu’ils ne savaient que faire ni où se retirer, on les tuait en si grand nombre que peu s’en échappaient; et l’évêque y fût demeuré s’il ne se fut retiré dans le château Narbonnais.
Pendant que tout ceci se passait, le comte de Montfort arriva, s’arrêta d’abord dans la ville avec tous les prisonniers qu’il avait faits, et se retira dans le château, où il les mit et retint. On lui dit et raconta tout ce qui s’était passé, et comment ceux de la ville s’étaient révoltés et avaient tué et blessé beaucoup de ses gens, tellement que personne n’osait se montrer, ni aller dans la ville; et quand le comte eut vu tout cela, il pensa en enrager de dépit. Il manda donc à ses gens que chacun s’armât promptement, et qu’on allât mettre le feu par toute la ville, tellement que tout y fût à feu et à sang, et qu’il ne demeurât rien qui ne fût brûlé.
Quand les gens du comte de Montfort eurent ouï l’Ordre de leur seigneur, ils allèrent incontinent mettre le feu, les uns à Saint-Remesy, les autres à Joux-Aigues, les autres à la place de Saint-Étienne; il y eut là une grande batterie entre les gens de la ville et ceux du comte, tellement que ceux-ci furent obligés de se retirer dans l’église de Saint-Étienne, à la tour de Mascaron et dans la maison de l’évêque. On s’occupa à éteindre le feu, et quand il fut éteint, ceux de la ville firent de grandes tranchées et barrières pour s’opposer à leurs ennemis, et ils se renforcèrent tellement, et prirent tel courage qu’ils obligèrent une partie des autres à se retirer dans la maison du comte de Comminges. Ceux de la ville allèrent les chercher et les chassèrent de cette maison avec grand dommage. Quand le comte vit et ouït de quelle manière ceux de la ville traitaient ses gens, il sortit du château Narbonnais avec une grande quantité de monde, et alla tout droit à la place de Sainte-Scarbes, où vinrent se joindre à lui ceux qui étaient dans l’église de Saint-Étienne, dans la tour de Mascaron et dans la maison de l’évêque. Il vint aussi du secours à ceux de la ville, de la Croix de Baragnon. Là, ils se heurtèrent et se mêlèrent tellement que c’était grande pitié de voir ceux qui tombaient morts et blessés; et ceux de la ville en firent tant que le comte de Montfort et ses gens furent forcés de se retirer dans l’église. C’est chose incroyable que ce que firent ceux de la ville une fais qu’ils furent irrités et acharnés contre leurs ennemis, aimant autant mourir que de vivre et supporter ce que leur avait fait le comte sans aucune cause.
Le comte s’étant retiré dans l’église, fut grandement courroucé d’avoir été ainsi déconfit et repoussé deux fois dans le jour. Il délibéra donc d’aller attaquer ceux qui étaient à la porte Sardane, et laissant là les autres, il alla droit à la porte Sardane; mais s’il avait été bien reçu par ceux de Sainte-Scarbes, il le fut encore mieux par ceux de la porte Sardane. Ceux-ci les accueillirent tellement à leur arrivée qu’il en demeura beaucoup tant de morts que de blessés, en sorte que le comte fut force de retourner là d’où il était venu, à sa grande confusion.
Après tout ceci, et lorsque le comte se fut retiré dans le château Narbonnais, il fit venir tous ceux qu’il tenait prisonniers dans le château, et leur dit que, s’ils ne lui rendaient pas la ville, il les ferait tous mourir, et leur ferait couper la tête sans en épargner un; dont ils furent entre eux grandement ébahis: il n’était pas en leur pouvoir de faire ce que voulait le comte, car la ville était si soulevée que personne n’en pouvait être maître ni seigneur; le comte les avait tant et si terriblement irrités, qu’ils aimaient autant mourir en se défendant, que de vivre pour être traités comme les avait traités le comte de Montfort.
Alors l’évêque s’avisa d’une grande et perverse trahison pour décevoir les habitants de la ville. Il sortit du château Narbonnais, et s’en alla droit à l’abbé de Saint Sernin, qui était du parti et des alliés du comte. Quand tous deux furent convenus ensemble ils se mirent à aller par la ville, et commencèrent à dire aux uns et aux autres que le conseil du comte de Montfort lui avait dit et montré qu’il ne faisait pas bien de désespérer ainsi la ville, de la dépouiller et de retenir les habitants prisonniers comme il le faisait; que le comte se repentait grandement de l’avoir fait; et qu’enfin, si la commune de Toulouse voulait cesser tout ce bruit et revenir au comte, il consentait à leur pardonner, et à les tenir quittes de ce qu’ils avaient fait jusqu’à cette heure; que s’ils voulaient aussi lui bailler toutes les armes qu’ils avaient dans la ville, et lui livrer aussi toutes les tours, il consentirait à laisser libres ceux qu’il tenait prisonniers dans le château Narbonnais, sans rien prendre d’homme ni de femme; qu’il leur serait rendu jusqu’à la dernière maille tout ce qui leur avait été pris; que dorénavant ils vivraient tous en bonne paix et union; et que, s’ils voulaient consentir à cette proposition, lui évêque et l’abbé leur seraient cautions de tout ce qu’ils pourraient perdre par la suite; mais que, s’ils ne le voulaient pas, le comte et son conseil avaient délibéré de faire mourir de malemort tous ceux qu’ils tenaient prisonniers dans le château, dont la plupart étaient des premiers et des plus considérables de la ville, et ils étaient bien au nombre de cent ou quatre-vingts, bien apparentés dans la ville; et c’était de cela, disait l’évêque, qu’il était le plus marri, car il avait peur que le comte dans sa colère ne les fit mourir si on refusait l’accommodement qu’il proposait.
On tint conseil là-dessus pour voir ce qu’on devait faire: les uns consentaient à raccommodement, les autres non; car ils se doutaient de ce qui devait leur arriver, attendu que l’évêque les avait toujours déçus et trahis, ainsi qu’il le fit encore cette fois. Mais après plusieurs discussions et plusieurs allées et venues, on dit et conclut, à cause des prisonniers, que l’on consentirait à faire de point en point ce qu’avaient proposé l’évêque et l’abbé, pourvu que le comte élargît les prisonniers, et les laissât aller avec des sauf-conduits et en sûreté, comme on l’avait dit. Les habitants firent donc à l’évêque et à l’abbé la réponse qu’on vient de dire. Quand l’évêque et l’abbé eurent ouï la réponse des habitants, ils leur dirent qu’il vaudrait beaucoup mieux que l’évêque allât faire confirmer l’accommodement par le comte de Montfort et son conseil, et cela pour leur bien et celui de la ville, et qu’ensuite il leur rapporterait la réponse qu’aurait faite le comte. Il partit donc et alla droit au comte de Montfort, lequel était dans le château Narbonnais, et lui dit et rapporta de point en point tout ce qu’il avait fait et conclu avec les habitants, dont le comte fut grandement réjoui, et sut très bon gré à l’évêque, et l’en aima fort; car cet évêque était homme subtil quand il le voulait. Il fut donc convenu entre eux que l’évêque s’en retournerait vers les habitants de Toulouse, leur dire et déclarer que le comte et ses barons consentaient à l’accommodement, tel qu’on l’a dit, et que pour plus grande assurance et confirmation, il voulait que ledit accommodement fût passé et déclaré dans la maison commune au su de tout le monde. Ainsi donc, leur dit l’évêque, demain matin, monseigneur le comte et ses barons se trouveront dans la maison commune, et vous tous habitants de Toulouse vous vous y trouverez aussi, et y porterez, ainsi qu’il est convenu, toutes vos armes et harnais, et l’accommodement y sera conclu sur tous ses points. Les habitants furent donc bien joyeux, espérant avoir la paix, et aussi recouvrer leurs amis et parents que le comte de Montfort leur tenait prisonniers. Quand donc l’évêque eut, ainsi qu’on l’a dit, persuadé et déçu les habitants, il s’en retourna devers le comte, au château Narbonnais; et quand vint le matin, le comte fit apprêter en armes tous ses gens, le plus secrètement qu’il put?, et quand ils furent tous prêts, il se mit en chemin avec tous ses barons et ses gens, et alla vers la maison commune, où de l’autre côté se rendirent tous les habitants de la ville, tant grands que petits. Quand ils furent arrivés des deux parts, l’abbé de Saint Sernin prit la parole, et commença à dire aux habitants: Seigneurs habitants de Toulouse, monseigneur le comte, ici présent, nous a fait assembler tous ici pour que dorénavant vous eussiez ensemble paix et union, ainsi que vous l’a dit et déclaré monseigneur l’évêque Foulques, lequel a pris une très grande peine pour faire cet accommodement, ainsi, il faut que vous déclariez et disiez si vous voulez tenir pour bon ce qui a été dit et déclaré Quand l’abbé eut fini de parler, les habitants crièrent tout d’une voix qu’ils consentaient à tenir pour bon ce qu’avait fait et dit l’évêque, et qu’ils voulaient que cela fût tenu valable, ainsi qu’ils l’avaient dit, sans y manquer en rien. Alors l’abbé répondit que monseigneur le comte le chargeait de dire que, s’il y avait quelqu’un qui ne voulût pas se fier à lui et à l’accommodement, il lui donnerait congé et sauf-conduit pour s’en aller où bon lui semblerait, et qu’à ceux qui resteraient, on ne leur ôterait ni prendrait quoi que ce soit, pas seulement la valeur d’un denier. Quand le comte, dit-il, voudrait le faire, nous autres tous nous nous y opposerions pour vous garder et défendre; car c’est ainsi qu’il vous l’a promis et juré, excepté pour un seul, grandement apparent, et qui a fait certaines choses contre le comte. Il est donc excepté de l’accommodement; mais s’il veut quitter la ville, il aura sauf-conduit pour s’en aller où bon lui semblera. Un nommé Aimeri répondit: Seigneur, je vois bien que c’est moi qui suis excepté, j’aime donc mieux m’en aller que de demeurer ici. Un des gens du comte lui dit qu’il ne serait que sage de s’en aller et dévider les lieux le plus vite qu’il pourrait, sans tarder davantage. Il partit incontinent. Tout ceci fait et l’accommodement passé, le comte fit prendre et saisir toutes les armes qu’avaient apportées les gens de la Ville, et aussi les tours qui servaient à la fortifier, et quand il fut en possession des armes et fortifications, alors se fit la plus grande trahison qu’on ait jamais vue ; car il n’y eut homme qui ne fût lié, pris et mis en prison, et c’était grande pitié de voir le mal que taisaient les gens du comte de Montfort. C’est de cette sorte que furent trahis et déçus par l’évêque et l’abbé, les habitants de Toulouse.
Quand le comte de Montfort eut ainsi les habitants en son pouvoir, il fit assembler son conseil pour voir comment il se devait gouverner dans cette affaire, car son intention était que la ville fût toute dépouillée et détruite, et les fortifications abattues jusqu’à terre. Son frère, le comte Gui, lui dit et répondit: Seigneur, si vous suivez mon conseil, vous n’en ferez rien, car si vous faites ainsi, vous serez grandement blâmé et diffamé, vu que les habitants ont fait et font tout ce que vous voulez, et vous obéissent en tout ce que vous leur avez demandé; si donc vous vous conduisez ainsi, vous vous nuirez à vous-même, car, puisqu’ils vous obéissent, vous; leur devez être de bon vouloir, et les traiter bien et pacifiquement sans leur faire aucune extorsion ni grief, et les devez défendre envers et contre tous ceux qui leur voudraient faire mal et dommage; en agissant de cette sorte, vous les engagez pour toujours à vous aimer et servir. Ensuite parla un autre baron appelé Valats, et il dit au comte: Seigneur, ton frère te donne un bon conseil, et si tu me veux croire, tu feras ainsi qu’il t’a dit et montré, car, seigneur, tu sais bien que la plupart sont gentilshommes,[12] et par honneur et noblesse, tu ne dois pas faire ce que tu as délibéré. Alors se leva un autre grand baron et seigneur, qui dit au comte: Seigneur, le comte Gui ton frère et le seigneur Valats te donnent un bon conseil, c’est pourquoi je suis d’opinion que tu a fasses ce qu’ils te disent et conseillent; si tu fais autrement, de Dieu et du monde tu auras reproche; car, seigneur, si tu déconfis et perds Toulouse, jamais homme au monde n’a fait une perte pareille à celle que tu feras, et il sera trop tard ensuite pour t’en repentir.
Alors il en vint un autre par lequel se gouvernait le comte, et qui s’appelait par son nom Lucas; il dit au comte: Seigneur comte, tu dois faire ce que tu as délibéré de faire, car ni pour homme ni femme qui te dise le contraire, tu ne dois te retenir de faire ton vouloir, mais le dois accomplir sans avoir pitié ni merci d’hommes, de femmes, garçons ou filles qui se trouvent dans toute la ville; tu dois incontinent envoyer tes gens pour prendre et piller tout ce qui s’y trouve, puisque maintenant tu en as le pouvoir, et ne t’arrête pas aux conseils de ton frère ci et de Valais.
Le comte appela donc à en délibérer avec lui ledit Lucas et l’évêque de Toulouse, qui menait toute cette affaire, et autres de leur parti et volonté. Alors Lucas commença à parler le premier et dit: Seigneur, sache que jamais on ne se fie à celui qui vous a fait mal, et tu es tel envers eux, seigneur, car tu leur as tué et fait périr leurs pères, parais et amis, et de présent tu les retiens prisonniers, ce que jamais ils n’oublieront; toujours ils l’auront sur le cœur, et jamais ne t’aimeront sincèrement; tout ce qu’ils font, ils ne le font que par force et par fiction, car tu peux bien penser que de leur plein gré ils désirent leurs seigneurs naturels, le comte Raimond, et son fils le jeune comte. Et l’évêque de Toulouse ajouta: Seigneur, sachez qu’ainsi que vous le dit le seigneur Lucas, vous ne les garderez pas longtemps et ne demeurerez leur seigneur, car ce sont mauvaises gens et déloyaux; et selon mon avis vous ferez comme vous avez délibéré de faire et comme vous l’a dit le seigneur Lucas, sans leur laisser quoi que ce soit, ni avoir pitié d’un seul d’entre eux; et quant à ceux que vous tenez prisonniers, je suis d’opinion que vous les retiriez de Toulouse et les fassiez mener en vos autres places et forteresses, les uns ici, les autres là, et les reteniez tant qu’il vous paraîtra convenable, et que vous les fassiez garder bien et étroitement. Tous ceux qui étaient là s’arrêtèrent à cette opinion, la louèrent et l’approuvèrent.
Le comte de Montfort donc en sortant du conseil fit incontinent attacher et lier les prisonniers, et les fît chasser hors de la ville en les frappant et battant, tellement que c’était grande pitié de voir le mal qu’on leur faisait en les emmenant, et que plusieurs moururent par les chemins de mauvais traitements ou de l’angoisse et tristesse qu’ils eurent en se voyant ainsi livrés et trahis; on les dispersa en telle sorte, les uns ici, les autres là, que jamais depuis on ne les a revus, et ils ne sont point retournés dans la ville, car il les fit tous mourir de malemort.
Ceci fait, le comte de Montfort convoqua un autre conseil à Saint Pierre de Côme, où on s’assembla: là le comte dit et déclara que, si les habitants qui étaient demeurés dans Toulouse ne voulaient pas mourir tous, il fallait que de là à la Toussaint, qui était très prochaine, ils lui payassent une grande somme, qu’il spécifia; ce que les habitants furent forcés de faire pour avoir paix et bon accord. Quand le comte eut cette somme, il partit, s’en alla à Saint-Gaudens, et de là en Bigorre, puis se rendit à Lourdes, où il avait un fils marié, à qui il avait donné tout le pays de Bigorre, excepté ledit château de Lourdes dans lequel il ne put jamais entrer, car ceux qui tenaient le château le défendirent bien, tellement que jamais le comte n’en put avoir la seigneurie ni domination, de quoi il fut grandement courroucé, en sorte qu’il s’en retourna devers Toulouse, où il fit plus de mat que jamais, car il acheva alors de piller et ruiner la ville et d’abattre les tours et forteresses sans en laisser une seule pour échantillon, ce qui fut une grande perte et ruine. Lorsqu’il eut fait tout ceci, il parût de Toulouse et s’en fut à Posquières, qui était une forte place, qu’il prit et dont il fit à sa volonté; puis il alla à Bernis, où il tua beaucoup d’hommes et de femmes, et alla ensuite prendre La Bastide et tout le pays que tenait un nommé Dragonnet, dont on a parlé ci-dessus, et qui était un des principaux du parti du jeune comte; mais il tourna casaque, fut traître, et se mit du parti du comte de Montfort.
Or l’histoire dit que, pendant que tout ceci se faisait, l’évêque de Nevers envoya par le Rhône un grand secours au comte de Montfort, ce secours était conduit par un nommé Adémar, contre lequel, si on l’eût laissé faire, le jeune comte se serait volontiers battu ainsi que ses gens. Quand le secours fut venu, le comte de Montfort alla mettre le siège devant le château de Crest, place forte et imprenable dont était capitaine un nommé Arnaud d’Aydie, qui avait avec lui beaucoup de gens pour la défendre et garder, et aussi beaucoup de vivres; mais il la rendit incontinent au comte de Montfort ce qui fut une grande lâcheté.
Pendant que le comte de Montfort faisait tout cela, le comte Raimond arriva devers son neveu, le comte de Comminges, avec une belle et grande compagnie de gens qu’il amenait d’Espagne, car les habitants de Toulouse avaient envoyé certains messagers le chercher en Espagne, où il était pour lors depuis son départ de Toulouse. Le comte Raimond dit au comte de Comminges tout ce qui en était, et lui fit voir les messagers. Quand le comte de Comminges sut l’affaire, il fut d’opinion que sans aucun délai ils armassent promptement tous leurs gens, et que tandis que personne ne savait encore sa venue, ils allassent droit à Toulouse, ainsi que le demandaient les habitants. Alors cet Aimeri, dont on a déjà parlé, et qui était sorti de Toulouse pendant que le comte de Montfort ruinait, la ville, leur dit: Seigneurs, je suis d’avis que vous envoyiez quelqu’un devers Toulouse, pour les avertir de votre venue et du jour où vous arriverez, afin de bien surprendre vos ennemis. Les messagers répondirent: Seigneur, il ne vous est pas nécessaire d’y envoyer, car chacun est bien averti de l’heure, et de vous attendre, en grande espérance de vous voir et de vous avoir avec eux; mais songez à y arriver promptement, car si une fois vous et vos gens êtes dans la ville, jamais vous ne verrez mieux combattre que ne le feront ceux de la ville; et n’eussiez-vous autres qu’eux, vous pourriez combattre le monde entier. Ils se mirent donc en chemin en belle et bonne ordonnance, et le comte de Comminges marcha devant avec ses gens pour découvrir le pays et savoir s’il n’y avait pas d’embuscade, car ils avaient peur d’être trahis. Quand le comte de Comminges fut proche de la Salvetat, près de Toulouse, il rencontra un des hommes du comte de Montfort avec une quantité de gens qu’il conduisait, lesquels étaient venus en course jusque là sans se douter de rien; et dès qu’ils se virent, sans rien dire ni demander, ils coururent les uns sur les autres, et se mirent à se battre de telle sorte que les gens du comte de Comminges commençaient à reculer et à perdre terrain, et fussent demeurés sur la place défaits, n’eût été un hardi et vaillant homme appelé de son nom Roger de Montaut, qui venait après le comte de Comminges avec quantité de gens bien en point, et se douta de ce que c’était. Alors, sans rien dire et sans songer à qui perdait, il se mit et mêla avec ses gens au milieu des ennemis, et frappa si bien, dès le premier abord, qu’il fit quitter la place aux gens du comte de Montfort, qui alors n’y demeurèrent pas longtemps. A ce bruit arriva un autre vaillant homme du comte Raimond, appelé Roger d’Aspel, suivi aussi d’une quantité de gens. D’Aspel, en revenant, rencontra un des gens du comte de Montfort, appelé Artaud de la Brue, et il lui donna un tel coup, qu’il le mit par terre, d’où celui-ci ne s’est jamais relevé. Roger Bernard rencontra un autre des gens de Montfort, appelé Sicard de Tornades, et le frappa tellement qu’il le perça tout au travers du corps, et le jeta à terre tout mort; les gens du comte Raimond firent si bien qu’ils commencèrent à déconfire les gens du comte de Montfort; et le capitaine qui les conduisait, appelé par son nom Joris, voyant ainsi déconfire et tuer ses gens, se mit à fuir; alors arriva le comte Raimond avec toute sa troupe; et quand il vit tant de gens morts et blessés, il fut grandement ébahi de ce que c’était.
Alors Bernard de Comminges dit au comte Raimond, le voyant ainsi ébahi: Seigneur, vous pouvez bien connaître que Dieu vous aime, et qu’il vous montre signe de bonne fortune, car, ayant rencontré vos ennemis, nous les avons, comme vous pouvez voir, déconfits et mis en fuite; et le cœur me dit, seigneur, que vous en ferez ainsi detous les autres, car Dieu vous aidera. Alors la nuit étant venue, ils furent forcés de se loger sans campement et le plus près qu’ils purent de la ville.
Le comte Raimond envoya un messager à ceux de la ville, pour leur faire savoir qu’il était arrivé, et qu’ils sortissent au-devant de lui pour l’introduire dans la ville. Quand vint le matin, il se leva un brouillard si fort et si épais qu’on ne pouvait se voir soi-même dans toute sa longueur. Ceux de la ville vinrent donc vers le comte Raimond, à savoir Jean et Raimond Bellenguyer et autres des plus apparents qui fussent alors dans la ville. Le comte Raimond les reçut très joyeusement et leur fit grande chère; et après la salutation faite d’une et d’autre part, ils se mirent en chemin vers Toulouse, alors vous auriez vu déployer maints étendards et enseignes au vent, vous auriez entendu sonner les trompettes, tellement que tout retentissait tant du bruit des trompettes que de celui que faisaient les gens. Quand ceux de la ville eurent ouï le bruit des trompettes et celui de la multitude, ils sortirent en plus grand nombre qu’on n’ait jamais vu pour recevoir leur seigneur naturel; le comte Raimond entra avec ses gens, et fut reçu des grands et des petits, qui tous lui faisaient la plus grande fête qu’ait jamais vue homme né jusqu’à ce jour, car les uns lui baisaient la robe, les autres les jambes et les pieds; et il se fit alors dans Toulouse de si grandes réjouissances, les unes pour le comte, les autres pour leurs parents et amis qui étaient revenus avec lui, que c’était une chose étonnante à voir.
Quand le comte Raimond fut entré dans la ville, vous eussiez vu chacun des habitants, tant grands que petits, s’armer, l’un d’une pertuisane, l’autre d’une La comtesse de Montfort, qui était alors au château Narbonnais, avec une grosse garnison pour le garder et défendre, demanda ce que c’était que ce grand bruit qui se faisait par la ville. On lui dit: Ce sont les habitants qui tuent et blessent autant de vos gens qu’ils en peuvent atteindre, car le comte Raimond est entré et arrivé dans la ville, et il est à craindre qu’il ne vienne ici nous donner l’assaut, si nous n’avons promptement aide et secours; c’est pourquoi il serait bon de mander à monseigneur le comte qu’il vienne promptement. Quand la comtesse eut ouï ceci, elle fut fort ébahie, et fit incontinent écrire, pour l’envoyer à son seigneur le comte de Montfort, une lettre où était contenu tout ce qu’on vient de dire; et que, s’il ne venait promptement, elle avait grand peur qu’il ne la revît jamais, non plus que ses gens et ses enfants, car le comte Raimond et les siens ne cessaient de tuer ses gens. La lettre fut donnée à un écuyer de la comtesse, pour la porter au comte de Montfort, lequel était alors retourné à Beaucaire.
Pendant que la comtesse envoyait son message au comte de Montfort, ceux de Toulouse avaient fait de grands fossés et aussi de grands boulevards pour se défendre; quand les fossés et boulevards fuient faits, le comte Raimond assembla son conseil, tant des habitants que d’autres, pour voir comment il se devait gouverner et donner ordre à la ville; après en avoir discuté, il fut arrêté, par délibération du conseil, que l’on créerait un viguier pour gouverner la ville, et donner ordre à ce qu’il faudrait faire; on créa donc alors le premier viguier que jamais Toulouse ait eu. Cela fait, arriva le frère du comte de Montfort, avec une grande quantité de gens qu’il amenait, croyant prendre ceux de Toulouse au dépourvu; et aussi y arrivèrent Valats et Foucault, avec une grande compagnie de gens qu’ils conduisaient bannières déployées. Ils s’assemblèrent à la plaine de Montolieu; et quand ils furent assemblés, le comte Gui fît donner l’assaut pour entrer dans la ville; mais ceux de la ville sortirent au devant pour s’opposer à leur entrée, et firent si bien que, quand le comte Raimond et le comte de Comminges virent leur déportement et vaillantise, ils firent armer tous leurs gens, allèrent au secours des habitants, et frappèrent dételle sorte qu’ils firent reculer le comte Gui, frère du comte de Montfort, ainsi que Foucault et Valats, et leur tuèrent et blessèrent une grande partie de leurs gens. Quand le comte Gui vit la grande perte qu’il avait faite de ses gens, il fut très fâché et dolent qu’on les eût ainsi déconfits. Il les rassembla donc une seconde fois, et ils s’en allèrent à la porte Saint-Jacques pour assaillir de nouveau ceux de la ville mais cela ne leur avança de rien, il en resta là plus d’un qui n’en revint jamais; et ceux de la ville les combattirent en telle sorte que force fut au comte Gui et à ses gens de s’en retourner à la plaine de Montolieu. Quand ils se furent retirés, le comte Gui dit à ses gens: Seigneurs, il me semble que Dieu s’est pris de colère contre nous, et cela parce que mon frère s’est saisi des habitants de Toulouse, quand ils venaient au-devant de lui en s’humiliant, et lui offraient leurs corps et leurs biens pour en faire à son plaisir. Mon frère leur fut tant cruel et leur fit tant de mal, ainsi que tous vous le savez bien, que jamais homme n’en fit autant à d’autres; c’est pourquoi il n’est pas merveille qu’ils se défendent ainsi contre nous; vous pensez bien qu’ils aimeront mieux mourir que de retomber en nos mains, ainsi que vous le pouvez voir et connaître, et tout ce que nous avions gagné en deux ans, nous l’avons perdu en un seul coup, car ils aiment bien mieux leur seigneur naturel, le comte Raimond; c’est pourquoi ils sont plus fiers et plus hardis qu’ils ne le seraient autrement. Seigneurs, ajouta le comte Gui, je ne sais quel conseil prendre en cette affaire. Alors Foucault et Valais lui répondirent qu’ils ne voyaient pas de meilleur parti à prendre que de mander à l’archevêque d’Auch, à Guiraud d’Armagnac, et à Sallon, qu’ils vinssent promptement et sans délai avec tous leurs gens, pour leur donner secours, et qu’ils n’y apportassent aucun retard. Le messager partit donc pour aller vers eux; mais pendant ce temps, le comte Raimond et ceux qui étaient avec lui ne s’endormaient pas: le comte faisait écrire des lettres, et les envoyait à son fils, lui mandant de venir promptement à Toulouse, car il était dedans avec beaucoup de monde.
Or l’histoire dit que, tandis que les messagers du comte Gui et du comte Raimond faisaient leur route, il vint de Gascogne et de Caraman un grand secours au comte Raimond. Il vint d’abord de Gascogne, un nommé Gaspard de La Barthe, et aussi Roger de Comminges: ces deux amenaient une grande compagnie bien armée et accoutrée; d’autre part, vinrent Bertrand Jourdain, Guiraud de Gourdon, seigneur de Garaman, et Armand de Montaigu, et son frère Gaillard, Bertrand et Guitard de Marmande, Etienne de la Valette, Adémar son frère, Guiraud de Lamothe, Bertrand de Pestillac, et Guiraud d’Amanjeu, tous gens vaillants et hardis, qui venaient avec une grande compagnie à Toulouse vers le comte Raimond. Quand ils furent proches, ils firent déployer leurs étendards et enseignes, firent sonner leurs trompettes, et vinrent droit à Toulouse. Le comte Raimond et le comte de Comminges furent grandement réjouis de leur arrivée: le comte Raimond leur fit très grande chère, car c’était tous de grands personnages et seigneurs; il s’éleva à leur venue une telle joie dans la ville, que jamais on n’en vit tant à la fois, et que le bruit que faisaient ceux de la ville fut ouï de la comtesse de Montfort, qui demanda ce que ce pouvait être que ce bruit qu’ils faisaient. On lui dit que ce bruit était à cause du secours qui leur était arrivé du pays de Gascogne, d’Albigeois et de Caraman. Quand la comtesse ouït ceci, elle en fut tant ébahie que de grand ébahissement elle tomba à terre toute pâmée; ceux qui étaient là près d’elle la firent promptement revenir, et quand elle fut revenue, elle se prit si fort à pleurer et soupirer, qu’il n’était personne qui la pût réconforter et rassurer, tant elle avait peur que le comte Raimond ne prît le château Narbonnais, et ne les fît tous mourir de malemort.
Pendant que tout ceci se passait, le messager que la comtesse avait envoyé à son seigneur le comte de Montfort arriva devers lui, et lui remit les lettres de la comtesse. Le comte de Montfort lui demanda secrètement quelles nouvelles il lui apportait, celui-ci répondit: Seigneur, guère bonnes, car vous avez perdu Toulouse. Le comte Raimond est dedans avec une grande armée, et vous a tué et massacré une grande partie de vos gens, mais vous en pourrez mieux voir la vérité par les lettres que vous envoie la comtesse. Le comte de Montfort se retira donc en son particulier, et alla ouvrir et lire les lettres, et quand il les eut lues, il défendit au messager de dire à ses gens, quand ils l’interrogeraient, la moindre chose des nouvelles qu’il apportait. Mais, dit-il, s’ils te demandent quelque chose, dis-leur que le comte Gui ne trouve personne qui lui fasse obstacle en rien et pour rien, qu’il remporte toujours la victoire sur tous ses ennemis, que le comte Raimond s’est enfui sans qu’on sache où il est allé, et que le roi d’Angleterre veut traiter avec moi. Les gens du comte de Montfort ayant su qu’un messager était venu de Toulouse, et avait porté quelques nouvelles, comme ils désiraient en savoir quelque chose, ils allèrent trouver le comte de Montfort, pour qu’il leur dît ces nouvelles; quand ils furent en sa présence, un d’eux lui demandant les nouvelles de Toulouse, le comte de Montfort leur dit: Seigneurs, j’ai bien à louer Dieu des secours qu’il nous accorde, car mon frère, le comte Gui, me mande qu’il ne trouve homme vivant qui ose se révolter contre lui, et qu’il conquiert beaucoup de pays; d’autre part, que le comte Raimond s’est enfui tellement qu’on n’en sait aucune nouvelle. En disant tout ceci à ses gens, le comte de Montfort faisait en apparence la meilleure mine qu’on ait jamais faite; mais dans son cœur il en était bien autrement. Quand il leur eut dit tout cela, un de ses barons dit aux autres: Seigneurs, je crains que tout n’aille bien autrement que le comte rie dit, car il a bien semblance de faire bonne mine par force. Cependant le comte de Montfort trouva moyen d’avoir trêve avec le jeune comte pour s’en venir vers Toulouse donner secours à ses gens; et quand la trêve fut octroyée, il fit incontinent plier tentes et pavillons, se mit en route avec ses gens pour tirer vers Toulouse. Quand ses gens virent que tout soudainement il levait ainsi le camp, et se mettait en voûte, plusieurs se doutèrent de ce qui en était, en sorte qu’un certain nombre le quittèrent et s’en retournèrent d’où ils étaient venus; les autres le suivirent. Tant chemina le comte de Montfort, qu’il arriva au pays de Toulouse; et quand il fut à Basiège, il fit mettre ses gens en ordre et en bataille, car il était fort sur ses gardes, vu que le comte Raimond était dans Toulouse, et que tout le pays tenait pour lui et ils vinrent vers Toulouse, étendards et enseignes déployés.[13] Alors le comte de Montfort dit à ses gens: Seigneurs, vous devez grandement vous réjouir, car voici l’heure venue où nous allons nous venger de nos ennemis, prendre le comte Raimond et l’égorger. Or l’histoire dit que, pendant que le comte de Montfort parlait ainsi à ses gens, vint devers lui son frère, le comte Gui; et incontinent ils se mirent à l’écart. Alors le comte de Montfort demanda à son frère, le comte Gui, comment il était arrivé que le comte Raimond eût ainsi recouvré la ville, et lui eût tué ses gens.
Le comte Gui répondit à son frère: Je ne sais comment le comte Raimond ni ses gens sont entrés dans la ville, mais je puis bien vous dire que jamais vous n’avez vu au monde gens plus vaillants que ceux de cette ville, car deux fois dans un jour je les ai combattus, et les deux fois j’ai été déconfit et défait. Vous diriez que ce sont plutôt des diables que gens raisonnables, tellement ils se défendent, Quand le comte de Montfort eut ainsi ouï parler son frère, il lui dit et répondit: Jamais je ne ferai décharger une bête de somme ni tendre un pavillon que je ne sois dans Toulouse au milieu du marché; et nous y mourrons tous, ou je vengerai la honte que m’ont faite les gens de cette ville. Alors Valats, dont on a parlé, lui répondit: Seigneur, ne faites pas un tel serment, car je vous promets bien qu’avant qu’il soit longtemps, vous direz tout autrement; et si vous attendez, pour décharger vos bêtes de somme et tendre vos pavillons, que vous soyez, comme vous dites, dans la ville, je vous réponds, seigneur, que Noël sera venu avant que vous y entriez, car vous n’avez jamais vu gens plus vaillants et adroits aux armes que ceux de cette ville; et je peux bien vous dire que, si vous les eussiez gagnés à vous, et qu’ils vous voulussent servir ainsi qu’ils servent le comte Raimond, vous pourriez combattre le monde entier, vînt-il contre vous; et seulement avec les gens de cette ville, vous résisteriez et remporteriez la victoire. Alors un cardinal, qui était en la compagnie du comte de Montfort, prit la parole, et dit: Seigneur, que personne n’ait peur et ne s’ébahisse de rien; mais que chacun songe et s’apprête à aller attaquer la ville. Je vous assure que nous la prendrons cette fois avec tous ceux qui sont dedans; car Dieu le veut. C’est pourquoi, que chacun ait bon courage, vous en recevrez bonne récompense de Dieu et aussi de l’église, je vous le dis, vous devez tous avoir bon courage, et attaquer la ville et prendre vengeance du mal qu’on vous a fait. Chacun donc s’alla préparer et mettre en point pour donner l’assaut; et l’on fit grande provision d’échelles et autres choses nécessaires et convenables en pareille occasion. Quand ceux de la ville virent ainsi venir leurs ennemis, et les grands préparatifs qu’ils avaient faits pour donner l’assaut, chacun s’alla armer et préparer du mieux qu’il sut ou qu’il put; et ils attendirent leurs ennemis sans être ébahis de rien. Le comte Gui, frère du comte de Montfort, vint dans les fossés qu’avaient faits ceux de la ville, et le comte de Montfort vint aussi avec tous ses gens. Mais ceux de la ville les voyant ainsi venir, quand ils furent proches, le comte de Comminges prit une arbalète, en tira un coup au comte Gui, et atteignit par le milieu des deux cuisses, tellement qu’il les traversa toutes deux de part en part, dont il tomba par terre, et ses gens le relevèrent incontinent; et alors vous eussiez ouï crier: Toulouse! Comminges et Foix ! tellement qu’on n’aurait pas entendu Dieu tonner en paradis, tant était grand le bruit qui s’éleva alors; et ils se mêlèrent les uns et les autres, se battant et tuant, tellement que c’était grande pitié de les voir; car on ne voyait que gens tombés d’un et d’autre côté. Ceux de Toulouse firent si bien que force fut au comte de Montfort de reculer et se retirer du mieux qu’il put; autrement ils y fussent tous demeurés. Quand ils se furent retirés, un des plus considérables de la compagnie du comte de Montfort vint à lui, et lui dit: Seigneur, Toulouse n’est pas mal pris de cet assaut, et nous ne sommes pas mal entrés dans Toulouse Votre frère est mort, votre fils est malement blessé; et il y en a tant d’autres tués et blessés, que cela ne se peut croire. Alors le comte de Montfort répondit: Seigneurs, je vois bien que notre affaire va mal; mais je vous jure Dieu que nous y mourrons tous, ou je serai vengé de ces traîtres ! de la ville qui m’ont ainsi manqué de foi. Alors lui répondit Hugues de Lastic: Seigneur, cela s’apprête mal pour que nous prenions vengeance de ceux de la ville, car ils vous ont tué beaucoup plus, de monde que vous ne pensez; et je crains bien qu’à la fin nous n’y mourrions tous, car je vois que nos ennemis l’emportent toujours. Alors arrivait le secours que le comte Gui avait envoyé demander à l’archevêque d’Auch et aux autres, et quand ils furent près de Toulouse, et qu’ils eurent ouï dire comment le comte de Montfort avait été déconfit, et son frère, le comte Gui, grièvement blessé, ils en furent grandement réjouis, et s’en retournèrent là d’où ils étaient venus. Au bout de cinq ou six jours, le comte de Montfort fit assembler son conseil dans le château Narbonnais; et quand ils furent assemblés, le comte leur dit: Seigneurs, je suis fort marri de mes gens que m’ont tués ceux de la ville, et encore plus de mon frère et de mon fils, qui sont grandement blessés, dont j’ai peur qu’il ne leur faille mourir. C’est pourquoi je suis tant ébahi que je ne sais que faire ni que dire. D’autre part, j’ai perdu la Provence, Avignon et Beaucaire, et maintenant j’ai perdu Toulouse, dont je suis tant marri que je n’en puis plus; je vous ai donc fait assembler, afin de voir comment je me dois gouverner en cette affaire, ce qu’il faut que je fasse et ne fasse pas, et que chacun m’en dise son avis et intention.
Alors le cardinal dont on a déjà fait mention dit: Seigneur comte, ne sois ébahi de rien, car Dieu t’aidera; tu recouvreras Toulouse en peu de temps, mettras à mort tous ceux qui sont dedans, et la détruiras tellement que tu n’y laisseras pierre sur pierre; et si quelqu’un des tiens y meurt, sois sûr qu’il ira en paradis comme si c’était un martyr. Vous pouvez tous être sûrs de cela, Alors Valats répondit au cardinal, et lui dit: Seigneur, Vous parlez avec bien grande assurance et si le comte croit votre conseil, il ne lui fera guère profit, car vous et les autres gens d’église, êtes cause de tout ce mal et perte, et le serez encore si l’on vous croit. Alors s’éleva un autre baron du comte de Montfort, qui s’appelait Gervais, et il dit au comte: Seigneur, le cardinal et ses consorts peuvent dire ce qu’il leur plaira, vous pouvez connaître qu’à combattre ceux de la ville vous n’aurez gain ni profit. Le courage leur croît, ainsi que les secours, et baissent chez vous car de jour en jour nous perdons nos gens. Je suis donc d’avis qu’on ne les aille plus assaillir; mais que l’on forme un autre camp du côté de Gascogne, afin que de nulle part au monde ne leur puissent plus arriver vivres ni secours, ni quoi que ce soit. Le comte de Montfort dit qu’il trouvait ce conseil très bon et qu’il serait fait ainsi que l’avait dit Gervais. Aussitôt ceux du conseil l’approuvèrent. Le comte de Montfort fit donc passer la Garonne à une partie de ses gens, et ils allèrent mettre le siège devant Saint-Subra. Lorsqu’ils eurent mis le siège, un des gens du comte de Montfort s’en vint au gravier de Saint-Subra, sur la rive de l’eau, et ceux de la ville lui tirèrent un coup de trait, et l’atteignirent si bien qu’il tomba mort à terre, et n’est jamais retourné vers ses compagnons; quand il fut tombé, ceux de la ville sortirent par le pont, allèrent attaquer le camp, de telle sorte qu’ils firent retirer les assiégeants. Depuis ce moment il n’y eut pas de jour qu’ils ne se battissent et tuassent. Et pendant que tout ceci se faisait, arriva le comte de Foix avec une grande compagnie de gens, tant Navarrins que Catalans et autres, et ils entrèrent dans la ville pour donner secours au comte Raimond; et tous ceux de la ville furent fort réjouis du secours que leur amenait le comte de Foix.
Le comte de Montfort, quand il le sut, en fut très fâché et mal content; et quand le comte de Foix fut entré à Toulouse, tous les habitants s’armèrent, tant grands que petits, les uns portant des pertuisanes, les autres des massues et des bâtons, car ils n’avaient pas alors d’autres armes, comme on l’a dit, et ils se mirent avec le comte de Foix pour aller avec lui contre les assiégeants, et les frappèrent de telle sorte, qu’ils mettaient tout à mort sans rien épargner, ni vilains ni gentilshommes, car ils les haïssaient tellement, à cause des grands maux qu’ils en avaient reçus au temps passé, qu’ils ne s’en pouvaient assez venger, et ils les poursuivaient de telle sorte que les autres ne savaient où aller ni se retirer. A cette heure fut fait un tel carnage des gens du comte de Montfort, qu’on ne pourrait le croire si on ne l’avait vu, et qu’on ne saurait estimer tout ce que tuèrent alors les gens de la ville, car bien peu s’en purent sauver et défendre. Quand le comte de Montfort eut vu qu’on lui tuait ainsi ses gens, il abandonna le siège, et qui put fuir en ce moment se trouva bien heureux. Ainsi donc le comte de Montfort, qui était là en ce moment, se trouva tellement ébahi qu’il ne savait que faire ni que dire, mais se prit à fuir comme les autres, et tira droit vers Muret, où il avait laissé toutes les barques qui lui avaient servi à passer l’eau pour venir mettre le siège; et ils se pressaient de telle sorte pour entrer dans les barques, qu’ils se poussaient l’un l’autre dans l’eau, et que beaucoup se noyèrent à cette heure. Le comte de Foix et ceux de la ville les poursuivaient de si près que le comte de Montfort entra tout armé, homme et cheval dans l’eau, où il se serait noyé, n’était que ses gens le retirèrent promptement; toutefois son cheval y demeura et se noya. Quand le comte de Montfort eut passé l’eau avec ceux qui avaient pu se sauver, il s’en alla et se retira à l’autre camp sur la plaine de Montolieu, et là, se voyant si vilainement chassé et mis en déroute, il était tellement fâché et marri, que personne ne le saurait dire ou penser.
Quand le comte de Montfort se fut sauvé, ceux de la ville y rentrèrent; et quand ils furent rentrés dans la ville, et que le comte Raimond sut ce qui s’était fait, il en fut très joyeux et content, et il convoqua son conseil générai, tant de ceux de la ville que de ses gens, et les fit assembler à Saint-Sernin. Là, le comte Raimond dit et montra à ses gens comment ils devaient bien louer Dieu et le remercier de ce qu’il les avait ainsi aidés, et avait défait et chassé leurs ennemis. Ce pourquoi sa volonté était que, sous peine de mort, nul homme des siens, grands ou petits, ne fît aucun outrage ni mal à aucun homme de Toulouse, ni grand ni petit, mais qu’il voulait que là où on les rencontrerait, on leur rendît autant d’honneur et de respect qu’à lui-même en personne.
Quand le comte Raimond eut dit et montré tout ceci à ses gens, il leur ajouta: Seigneurs, je vous ai fait ici tous assembler, afin de savoir de vous tous si chacun de vous a bon vouloir de me secourir et aider à défendre ma terre et héritage. A quoi le comte de Foix répondit, pour tous les autres seigneurs et barons, que chacun d’eux était décidé à vivre et mourir avec lui et à le secourir envers et contre tous jusqu’à la fin de la guerre, et que tous y mourraient ou vivraient avec lui sans jamais l’abandonner, et que tout serait perdu ou que tout serait gagné. Alors s’avança un grand et sage homme de ceux de la ville, lequel en était alors capitoul, et il lui dit, au nom de la ville et de tous ses habitais, qu’ils lui offraient leurs biens et leur corps, et tout ce qu’ils possédaient pour Je servir et maintenir envers et contre tous, et que de ce moment ils abandonnaient tout ce qu’ils avaient au comte Raimond et à ses gens pour en faire à leur plaisir et volonté; il remercia aussi grandement les seigneurs et barons de ce qu’ils avaient résolu, chacun pour sa part, d’assister le comte Raimond et de garder et défendre sou, droit et, aussi la ville. Tout ceci fait et dit, le comte Raimond et ses gens tinrent conseil et délibérèrent de faire construire force trébuchets et pierriers, pour abattre le château Narbonnois où se tenait le comte de Montfort; de creuser aussi force profonds fossés entre le château et la ville, de faire rétablir et réparer les murailles que le comte de Montfort avait fait démolir, et de faire faire de grands échafauds, tous à double plancher et très solides. On mit donc la main à l’œuvre, ainsi que l’avait décidé le conseil, et jamais on ne vit travailler tant de gens, Car il ne s’y épargnait ni hommes ni femmes et chacun s’y mettait pour sa part; et l’on fit tant d’ouvrage en si peu de jours, qu’homme vivant ne saurait le croire.
Tandis qu’ils travaillaient ainsi aux fossés, aux engins et aux murailles, un sage et vaillant homme appelé Arnaud de Montaigu leur dit: Seigneurs, je suis d’avis que pendant que l’on travaille ainsi, je m’en aille chercher des gens pour nous donner aide et secours. IL fut donc décidé que ledit Montaigu irait chercher des gens et des secours, ce qu’il fit.
Quand tout ceci fut fait, tant murailles que trébuchets et fossés, le comte Raimond fut d’avis que, sans plus attendre, on allât dresser les engins devant le château Narbonnais, afin de l’abattre; et on les dressa incontinent. Quand lesdits engins furent prêts, on les fit tirer contre le château Narbonnais, et tellement tirer qu’ils ne laissaient dans le château tour ni muraille qu’ils ne jetassent à terre; ils le battaient de telle sorte, que le comte de Montfort se prit à s’ébahir, car il ne savait où tenir ni se retirer dans le château. Il en sortit donc, et alla au camp de la plaine de Montolieu. Là, il assembla son conseil, auquel il dit et montra le grand dommage que lui avait fait le comte Raimond, d’abattre le château Narbonnais; et que d’autre part, il lui avait tué et détruit ses gens; ce pourquoi il ne savait que faire ni que dire. Alors l’évêque de Toulouse lui répondit: Seigneur, ne t’ébahis de rien, car voici que M. le cardinal a envoyé ses lettres et messagers par tout le monde, afin que chacun te vienne donner aide et secours; et tu l’auras tel que jamais personne ne l’eut ou ne le vit. Tu pourras donc alors recouvrer la ville, et prendre vengeance de qui bon te semblera. Quand l’évêque eut ainsi parlé……………………………………………………………[14] alors se leva un des vaillants hommes qu’eût le comte de Montfort, afin qu’on ne le vît pas mort, et incontinent son frère prit le corps et le fit porter vers le cardinal et l’évêque de Toulouse, lesquels furent fort marris et dolents quand ils le virent, et le reçurent avec de grands pleurs et larmes.
Un messager vint vers ceux de la ville leur dire et annoncer la mort du comte de Montfort; et ils furent tellement joyeux de cette nouvelle, que jamais on n’avait vu ni ouï une telle joie. Vous eussiez ouï leurs cloches et signaux sonner à grand carillon, et par la ville aussi, de grosses troupes de ménétriers; et tous, grands et petits, allaient rendre grâces à Dieu dans les églises de ce qu’il les avait délivrés du comte de Montfort.
Tout ceci fait, ceux de la ville furent d’avis que chacun allât s’armer, et qu’ils allassent attaquer le camp, de l’autre côté de l’eau, à l’hôpital de Saint-Subra. Lorsqu’ils furent armés et accoutrés, ils sortirent et passèrent l’eau, allèrent attaquer le camp, et firent si bien qu’ils forcèrent les ennemis à l’abandonner, sans en emporter chose au monde, car ils étaient tous bien contents det; margin: 6.0pt 10px; background: white"> Tout ceci fait, les assiégés du camp de Montolieu furent d’avis que puisque leur seigneur était ainsi mort, il fallait de nécessité nommer comte le fils du Comte de Montfort, appelé de son nom Amaury. Le cardinal ayant donc pris la parole, dit et démontra comment le comte de Montfort, leur seigneur, étant mort, il était de nécessité de se donner un seigneur et chef pour régir et gouverner ainsi que l’avait fait le comte en son vivant, et qu’il était d’avis que l’on fît comte Amaury. L’évêque fut aussi de cette opinion, et les autres seigneurs et barons s’accordèrent également à nommer comte Amaury, en lui baillant toutes et chacune des terres et seigneuries que son père avait durant sa vie.
Quand donc il eut été mis à la place de son père, les seigneurs lui prêtèrent serment et hommage, chacun pouf ce qu’il tenait de lui; et lorsque Amaury ut reçu du cardinal la bénédiction de comte, il manda son conseil, car il était sage et vaillant chevalier et quand tous furent rassemblés en conseil, le nouveau comte Amaury leur dit et montra comment ceux de la ville lui avaient tué son père, et aussi une grande légion de ses gens ce pourquoi il était décidé à prendre et avoir vengeance de ceux de la ville, sans plus attendre ni prolonger, et qu’il voulait donc qu’on allât donner l’assaut à la ville, et que tous y mourussent ou qu’on la prît avec tous ceux qui étaient dedans.
Chacun étant de son avis, il fit incontinent venir une grande quantité de charrettes et les chargea de paille, sarments et autres menus bois, et quand elles furent chargées il les fit mener le plus près possible des portes de la ville; puis on y mit le feu pour brûler les portes. Quand ceux de la ville virent ceci, ils s’armèrent tant grands que petits; les uns sortirent sur les ennemis, les autres allèrent pour éteindre le feu, et ils firent si bien que pas un seul de ceux qui menaient les charrettes n’échappa, mais tous furent tués. Ensuite ils allèrent attaquer le camp de la plaine de Montolieu, et frappèrent de telle sorte que personne ne tenait devant eux, mais qu’ils mettaient tout à mort; jamais il n’y avait eu un tel carnage et tuerie qu’on le vit à cette heure: le massacre fut tel que les assiégeants furent obligés de fuir et d’abandonner le camp; ceux de la ville y gagnèrent une grande et inestimable richesse. Ensuite ils se retirèrent avec le gain qu’ils avaient fait et bien joyeux de la victoire qu’ils avaient remportée, puis ils demeurèrent des deux côtés un long temps sans bouger ni se rien demander les uns aux autres. Quand ce vint au bout de ce temps, le comte Gui dit et montra aux barons et seigneurs de l’armée des assiégeants que ce siège ne leur était guère profitable, et qu’ils y perdaient de jour en jour plus qu’ils ne gagnaient, ainsi que chacun le pouvait bien voir et connaître. C’est pourquoi, dit-il, je suis d’avis et d’opinion que nous levions le siège jusqu’à un autre moment que nous pourrons revenir avec une plus grande armée. Vous voyez bien que nos ennemis ne nous prisent ni craignent en rien, car mort est celui qui les tenait en crainte, et d’autre part, nous perdons ici corps et biens. Déjà nous n’avons plus ni chevaux ni rien; ce pourquoi il me semble que nous devons lever le siège. Le comte Gui ayant parlé ainsi, chacun fut de son avis de lever le siège et de s’en aller.
Quand le nouveau comte Amaury ouït le vouloir de ses gens, et ce qu’avait dit son oncle le comte Gui, il fut fort marri et courroucé, et il leur dit: Seigneurs, grand déshonneur me ferez-vous si, ainsi que vous l’avez dit, vous levez le siège et me laissez, car ceux qui le sauront pourront bien dire que j’ai eu peu de souci de venger la mort de mon père; c’est pourquoi je vous prie que vous ne me veuillez ainsi laisser ni lever le siège, que d’abord je n’aie pris vengeance de la mort de mon père.
Valats, dont on a déjà parlé, lui répondit: Seigneur comte, vous voyez bien que nous ne faisons que perdre de jour en jour de nos gens et de nos biens, si je croyais vraiment que nous pussions tenir le siège, nous serions tous plus contents de le tenir que non pas de le lever et de nous en aller; mais, comme vous le pouvez bien voir, nous sommes ici au vent, à la pluie, et nos ennemis sont en la ville à couvert sous des toits. Ils ont beaucoup de pain, de vin, de viande et autres choses nécessaires à leurs besoins. D’autre part, tous les jours il leur arrive secours d’un lieu ou d’un autre, ainsi il me semble qu’il n’y aura pas, pour le moment, moyen de les vaincre ni prendre; c’est pourquoi je suis d’opinion que nous levions le siège, ainsi que l’a dit le comte Gui, jusqu’à la venue du printemps.
L’évêque de Toulouse dit au cardinal: Seigneur, je suis fort dolent et courroucé qu’il nous a faille ainsi lever le siège, et nous en aller sans prendre vengeance de la mort du comte Simon de Montfort. Et le cardinal dit tout courrouce et en colère, que puisque chacun était délibéré de lever le siège, qu’on le levât, et que chacun s’en allât et s’en retournât dans son pays et terre. Ils plièrent donc et ramassèrent tout leur bagage, mirent le feu aux bâtiments qu’ils avaient faits pour le siège, et aussi au château Narbonnais, et tout incontinent s’en allèrent, chacun comme il put, l’un n’attendant pas l’autre; et quand ils furent partis, ceux de la ville éteignirent du mieux qu’ils purent le feu du château Narbonnais.
Ainsi le nouveau comte, le cardinal et l’évêque de Toulouse s’en allèrent à Carcassonne; mais, avant de s’en aller, ils avaient laissé de bons gages, car le père du comte y était demeuré, et aussi maints autres morts dont on ne savait pas le nombre. Le comte emporta cependant le corps de son père à Carcassonne, il le fit ensevelir dans l’église de Saint-Nazaire, et dit aux seigneurs qui étaient avec lui que puisqu’il ne pouvait prendre vengeance de ceux de Toulouse, il les priait qu’ils l’aidassent à garder et défendre les terres qui lui étaient demeurées.
Le cardinal lui répondit: Vous n’avez pas autre chose à faire que de mettre bonnes et fortes garni-ce sons en toutes vos places et seigneuries, tellement que personne ne vous les puisse ôter, ni faire outrage. Et le cardinal dit à l’évêque de Toulouse: Seigneur évêque, vous vous en irez devers le roi de France, et lui direz que la sainte Église lui mande qu’il ne manque pas de se trouver au mois de mai en ce pays, avec toutes ses forces, pour prendre vengeance de la mort du noble comte Simon de Montfort, que les gens de Toulouse ont tué; et j’enverrai au saint Père à Rome pour qu’il mande partout la Croisade, afin qu’on nous vienne aider et secourir. Ensuite le comte de Saxe s’en alla, et pria les seigneurs de faire accommodement et bonne paix avec ceux de Toulouse; à quoi le cardinal répondit que plutôt qu’on ne fît la paix et accord avec ceux de Toulouse, avant d’avoir vengé la mort du comte de Montfort, ils se laisseraient écorcher tout vifs. Le comte de Saxe s’en retourna donc en son pays.
Tout ceci fait et dit, le jeune comte, fils du comte Raimond, partit de Toulouse avec une grande armée, alla tout droit à Condom, et de là à Marmande, et partout fut reçu et obéi.
Aiguillon et autres places, que défunt le comte de Montfort avait prises, se rendirent au jeune comte. Le comte de Montfort y avait mis de bonnes et fortes garnisons, mais ceux du pays les tuèrent. D’autre part, le comte de Comminges se mit en campagne avec une autre grande armée, pour recouvrer sa terre et seigneurie que lui tenait un nommé Joris, pour le comte de Montfort: le comte de Comminges reconquit toute sa terre et seigneurie. Joris fut pris et tué avec la plupart de ses gens, et le comte de Comminges gagna sur lui de grandes richesses.
Or l’histoire dit que, tout ceci fait et le printemps venu,[15] Amaury assembla une grande armée pour aller recouvrer les places que le jeune comte avait prises en Agénois et autres lieux. Il alla droit à Marmande, et y mit le siège; mais les gens que le jeune comte avait laissés à Marmande se défendaient bien et vaillamment, tellement qu’Amaury n’avançait guère. Les nouvelles en furent donc portées au jeune comte, qui assembla promptement une grande armée pour aller secourir ceux de Marmande. Comme le jeune comte voulait partir, lui vint un message pour qu’il allât promptement et sans délai donner secours au comte de Foix, qui était entré dans le Lauraguais avec une petite troupe, et y avait fait la plus belle prise de bétail et de gens que personne eût jamais faite en ce temps; car il avait pris tout le bétail du Lauraguais, tant bœufs que vaches, juments, brebis et autres bêtes, et les menait à Toulouse. Mais ceux qu’Amaury avait laissés en garnison, tant pour le pays de Lauraguais que pour celui de Carcassonne, s’étaient réunis, et étaient venus à sa rencontre pour lui ôter son butin. Quand donc le comte de Foix vit le grand nombre de gens qui venaient vers lui, il se retira dans Basiège, en attendant le secours qu’il avait fait demander au jeune comte. Le jeune comte vint avec tous ses gens, dont le comte de Foix fut fort joyeux. Alors ils tinrent conseil sur ce qu’il y avait à faire, et le jeune comte dit au comte de Foix: Seigneur, c’est le moment de voir qui sera hardi ou couard, car nous avons ici la fleur de tous nos ennemis, ainsi que vous pouvez le voir à leurs enseignes déployées. Foucault et Valais y sont, les deux plus vaillants et hardis que le comte Amaury ait en sa compagnie. Eh bien donc, dit Roger Bernard, on verra aujourd’hui qui sera preux et vaillant il n’y a autre chose à faire ici que de s’aller mettre aux mains avec eux, chacun, du mieux qu’il pourra, et sans plus tarder. Alors le jeune comte dit à Roger Bernard: Seigneur, quand toutes les forces de France seraient ici assemblées, il faut qu’ils aient bataille avec a nous, ou nous y demeurerons tous, ou nous sortirons d’ici. Alors il leur cria: Francs chevaliers, aux armes! que chacun s’aille apprêter et habiller, car aujourd’hui eux ou nous prendrons fin. Quand Arnaud de Villemur, un sage et vaillant homme, ouït ainsi parler le jeune comte, il lui dit: Seigneur, il ne vous convient pas d’aller ni entrer en bataille contre ces gens; vous n’y auriez point d’honneur, car, seigneur, vous savez bien que Foucault et Valats ne sont pas vos égaux, et que, si vous les aviez pris, cela ne vous profiterait de rien ni en avoir ni en terre; c’est pourquoi je suis d’avis que vous demeuriez. Toutefois, si vous avez plaisir et volonté de voir la bataille, je consens que vous vous y mettiez, pourvu que nous soyons toujours à vos côtés. Alors le jeune comte répondit à Villemur: Seigneur, qu’on le trouve bon ou mauvais, je me mettrai dans la bataille, et qui me faillira aujourd’hui sera toujours méprisé, car nul ne se doit pour rien épargner, et chacun doit confondre ses ennemis, s’il le peut. Quand le comte de Foix eut ouï ceci, il demanda au jeune comte que son plaisir fût de lui donner le premier corps, et le jeune comte lui dit et répondit: Seigneur comte de Foix, vous et Roger Bernard ferez l’avant-garde avec tous ceux des gens de votre pays en qui vous vous fiez le plus, moi et mon frère Bernard et ceux de Toulouse, nous ferons l’arrière-garde, pour vous secourir, s’il en est besoin, et le comte de Comminges et le reste de nos gens feront le corps de bataille.
Alors un vaillant homme, appelé « Le Loup de Foix », cria: Seigneur, que chacun pense à se défendre, et chacun se mit en chemin, les étendards déployés. Quand Foucault et Valats virent venir les ennemis, ils dirent à leurs gens: Que chacun pense à se défendre et à avoir bon courage, car voici nos ennemis qui nous viennent livrer la bataille, que chacun donc y aille résolument, car il nous semble que nous devons avoir la victoire, puisque nous combattons pour l’église et ses droits; c’est pourquoi chacun doit avoir très bon courage et volonté de se porter vaillant et sans aucune peur. Seigneurs, viennent aussi le jeune comte et le comte de Foix avec son fils Roger Bernard, et aussi le comte de Comminges qui conduit le corps de bataille.
Alors le Vicomte de Lautrec dit: Seigneurs, il me semble que nous ferons une folie si nous les attendons, vu le grand nombre qu’ils sont. Mais Foucault lui répondit: Seigneur vicomte, si vous avez peur, je vous conseille de vous enfuir, car nous attendons ici nos ennemis, soit pour vivre, soit pour mourir. Alors les gens du comte de Foix qui faisaient l’avant-garde s’avancèrent tellement qu’entre eux et leurs ennemis il ne restait plus qu’un fossé; et de première arrivée, ils commencèrent à frapper tellement les uns sur les autres, que c’était pitié de le voir, et on aurait ouï crier: Toulouse! Foix! Comminges! et d’autre part: Montfort ! Le jeune comte arriva dans le fort de la bataille, et s’alla mettre en la plus grande presse comme un lion enragé, et frappa tellement qu’il n’y avait homme qui osât se trouver devant lui et qui ne lui fit place quand il le voyait venir. Alors un des gens du comte Amaury, appelé Pierre Guiraud de Séguret, quand il vit le jeune comte ainsi frapper et tuer gens, se mit à crier: Seigneurs! Que chacun songe à tirer au jeune comte; car si nous l’avons, tout le reste est à nous: autrement nous sommes tous morts et défaits. Quand le jeune comte eut ouï parler ainsi Séguret, il se fit bailler une lance forte et courte; et ainsi qu’un courageux léopard, se mit encore plus fort en la presse; et alors rencontrant un nommé Jean Brigier, il lui donna un tel coup de sa lance que ni armure ni rien de ce qu’il portait n’y put résister, il le perça d’outre en outre, et Brigier tomba à terre. Après avoir fait ce coup, le jeune comte cria: Francs chevaliers, frappez, l’heure est venue où nos ennemis vont être déconfits !
Comme le jeune comte disait cela à ses gens, vint par la presse Séguret, qui lui donna un grand coup de lance, tellement que sa lance se rompit; le jeune comte n’en eut ni mal ni danger, et ne bougea pas de dessus son cheval. Mais alors il se tint pour outragé, et tout incontinent, avec le comte de Foix, il rompit le corps des ennemis, et frappa sur eux de telle sorte, qu’il les tuait ou les mettait en déroute, et qu’il n’en resta pas un seul. Quand le vicomte de Lautrec vit cette déconfiture, il se mit à fuir avec ses gens pour se sauver; et furent pris et retenus, Foucault, Jean, Thibaut, et aussi Séguret, lequel le jeune comte fit tout incontinent pendre et étrangler. Le jeune comte et ses gens firent si bien que le camp leur demeura, et ils gagnèrent de grandes richesses, outre la prise du bétail, dont on a cela fait, ils se retirèrent et menèrent la prison à Toulouse avec les prisonniers, dont ils avaient un grand nombre.
Alors un des hommes d’armes d’Amaury partit, et s’en alla tout droit à Marmande lui porter les nouvelles, et comment le jeune comte lui avait déconfit ses gens qu’il avait laissés en garnison dans le Lauraguais et le Carcasses; et qui pis est, il en tenait beaucoup prisonniers, avait fait pendre Séguret, et avait mené à Toulouse tout le bétail qu’il avait trouvé dans le Lauraguais. Quand le comte Amaury eut ouï le message, il pensa mourir de douleur, et principalement quand il apprit que Foucault et autres étaient prisonniers, et Séguret pendu et étranglé; et de la grande colère qu’il en eut, il fit incontinent donner l’assaut à Marmande. Mais ceux de Marmande ne s’en inquiétèrent guère. Ils sortirent de la ville, et vinrent attaquer les ennemis. Ils avaient pour capitaine un vaillant homme appelé Guiraud de Samatan; et ils firent et combattirent en sorte que de chaque côté il en demeura beaucoup sur la place, et qu’on ne savait qui avait du meilleur ou du pire ; ils continuèrent ainsi plusieurs jours à se battre sans que jamais on sût qui avait du meilleur. Pendant que ceux de la ville se défendaient ainsi, arriva le fils du roi de France avec un grand secours qu’il amenait, et quand ceux de Marmande le surent, ils s’ébahirent fort, car tous les jours il venait du secours. Tout incontinent le fils du roi fit donner l’assaut, et fit en sorte que, de première arrivée, on emporta les barrières; Quand le capitaine de Marmande vit ceci, et qu’il n’y avait pas moyen de tenir, il leur fut grandement avis à tous d’envoyer un messager au fils du roi pour voir s’il les voulait recevoir en leur laissant vie et bagues sauves, au moyen de quoi ils lui rendraient les barrières et la ville. Le messager étant arrivé au camp des assiégeants, fit son message au fils du roi, lequel lui répondit, de l’avis de tous les assiégeants, que, si la garnison leur voulait rendre la ville, ainsi qu’elle le disait, on consentait de les recevoir à merci, et qu’on les laisserait aller, mais sans rien emporter, sinon leur corps. Quand le messager eut ouï la réponse du fils du roi, il s’en retourna vers la ville, et conta aux assiégés tout ce qui avait été fait et dit au camp.
Lorsque le capitaine et les autres eurent ouï la réponse, ils sortirent incontinent de la ville, vinrent se rendre à la tente du fils du roi, le saluèrent, ainsi que tous ceux qui étaient avec lui, et se mirent à sa merci. L’évêque de Saintes voyant venir le capitaine et ses gens, dit au fils du roi: Seigneur, je suis d’avis que tout incontinent vous fassiez mourir tous ces gens, comme hérétiques et félons, et qu’il n’en soit pris aucun à vie sauve; puis vous en ferez de ceux de la ville ni plus ni moins; car ils ont fait tant de mal au seigneur comte Amaury que cela ne se peut croire, et l’on ne saurait accomplir œuvre meilleure que de les faire tous mourir de malemort. Quand l’évêque eut fini de parler, le comte de Saint-Pol lui répondit: Seigneur évêque, vous parlez mal à propos; car si monseigneur le fils du roi faisait ainsi que vous le dites, la France en aurait à tout jamais reproche et déshonneur. Et le comte de Bretagne prit ensuite la parole, et dit qu’on ne devait pas faire ce que proposait l’évêque; et que quant à lui, il n’y consentirait pas.
Quand le fils du roi eut entendu les discours départ et d’autre, il leur dit: Seigneurs, je ne suis pas ici pour faire tort à l’église ni aucunement pour épargner le jeune comte et ses gens. l’archevêque d’Auch lui répondit: Seigneur, je vous promets bien et vous jure que le jeune comte et ses gens ne sont point hérétiques ni contre la foi; et il me semble que l’église leur fait un grand tort, et devrait recevoir le comte à merci, puisqu’il veut revenir à elle. D’ailleurs sont prisonniers à Toulouse Foucault et d’autres grands seigneurs et barons; s’il arrive que vous fassiez mourir ces gens, jamais seigneur n’aura causé plus grand mal, car aussitôt que le jeune comte saura qu’on lui a de la sorte fait mourir ses hommes, il fera pendre et étrangler tous ceux qu’il tient, ce qui sera une grande perte. Ainsi parla l’archevêque d’Auch, et chacun loua fort son dire.
Le fils du roi répandit donc que son conseil et opinion seraient suivis, et que le capitaine et ses gens n’auraient point de mal. Quand ceux du comte Amaury eurent ouï ceci, ils s’en allèrent dans la ville, et y mirent à mort hommes et femmes, tant qu’ils en trouvèrent: c’était grande pitié de le voir; et le fils du roi en fut grandement courroucé et mal content contre Amaury, quand il le sut; et du grand courroux qu’il en eut, il partit, et prit son chemin vers Toulouse avec tout son monde, et laissa aller le capitaine et ses gens où il leur plut.
Quand ceux de Toulouse surent que le fils du roi venait vers eux avec une si grande armée, et qu’ils apprirent aussi le grand massacre de Marmande, tout incontinent le jeune comte manda à tous ses alliés et amis que chacun lui vînt donner aide et secours, afin de garder la ville, car le fils du roi de France venait sur lui avec une grande armée. Quand ceux à qui le jeune comte avait envoyé ses messagers eurent ouï l’affaire et sa sommation, ils se mirent en chemin pour le venir secourir et aider, et ils étaient bien mille chevaliers et plus, tous gens vaillants et bien armés, et montés sur bons coursiers. Et aussi y vinrent un grand nombre d’autres gens, tellement que le jeune comte ne craignait pas le fils du roi ni son armée, et que la ville se trouva en état d’attendre en sûreté les ennemis Alors un sage et vaillant homme, appelé de son nom Pierre Fors, dit au jeune comte: Seigneur, je serais d’opinion que vous envoyassiez devers le fils du roi lui dire et montrer comment lui, qui est votre propre parent et de votre sang, fait mal de venir ainsi vous détruire, et qu’il devrait plutôt vous garder, si un autre le voulait faire. Il me semble que si vous envoyez vers lui, il aura à cela quelque égard. Alors le jeune comte répondit: Seigneur, votre conseil est bon, mais néanmoins nous ferons tout autrement, car nous avons bonne et forte ville, et sommes en compagnie de bonnes gens fidèles; c’est pourquoi je suis d’avis de ne point envoyer, mais de les laisser venir, pour voir ce qu’ils voudront faire, et que cependant nous ayons soin de nous bien munir et de préparer notre affaire, afin que s’ils nous attaquent, nous nous défendions bien et sans les craindre. Lorsque le jeune comte eut ainsi parle, chacun fut de son avis et opinion; et alors vinrent devant le jeune comte et ses gens les capitouls de la ville, pour dire qu’à compter de ce moment ils abandonnaient à ceux qui demeuraient pour garder la ville tout ce qu’ils avaient, corps et biens, qu’ils ne s’épargnassent rien au monde de ce qui leur serait nécessaire, tant les étrangers que leurs amis et privés; de plus, ils leur promirent de leur payer leurs gages à leur volonté et, tels qu’ils les voudraient demander, pourvu que chacun fit bien son devoir de défendre et garder la ville. Et quand les capitouls eurent ainsi parlé, le jeune comte et ses barons leur surent bon gré d’avoir ainsi de leur bonne volonté offert eux et leurs biens, et chacun en eut meilleur courage pour défendre et garder la ville.
Tout ceci fait, on manda promptement tous les menuisiers et charpentiers de la ville, pour mettre en état les calabres et les pierriers, et on manda à Bernard Parayre et à Garnier qu’ils allassent promptement tendre et apprêter les trébuchets, ainsi qu’ils le savaient faire, et que l’on garnît les tours, les murailles et les portes, ainsi qu’il semblerait bon de le faire, et qu’il convenait en telle occasion. Ils mirent donc alors des garnisons partout où il était de nécessité et besoin, et surtout aux barbacanes[16] et aux portes de la ville.
Et premièrement on mit à la barbacane et porte du Basaigle d’Aydie de Barase, Arnaud de Montaigu, Bernard de Roquefort, Guillaume de Barase et tous leurs gens.
A la porte et barbacane de Saint-Subra, Guiraud de Minerve, Guiraud de Bélaffar, Arnaud de Fède et tous leurs gens.
Bernard de Penne, Bernard de Monestier et tous leurs gens furent chargés de la tour Bausagnes.
Roger Bernard, fils du comte de Foix, et Bernard Jourdain, et Aimeri de Roquenégade furent mis avec tous leurs gens à la porte et barbacane des Croix.
Arnaud de Villemur et son neveu Guiraud Mantes, Guira gens, à la porte de Posanville.
Amable et Hugues de Lamothe et Bertrand de Pestillac furent avec leurs gens chargés de la porte et barbacane où étaient tout le bruit et la mêlée.
Pierre Fors, Ratier de Caussade, Reinier de Bonne et Jean Martin furent mis avec tous leurs gens à la porte et barbacane de Matebœuf.
Les barons de Toulouse et le jeune comte furent chargés de la porte et barbacane de Villemur. Arnaud de Comminges et son cousin Arnaud Raimond d’Aspel, avec les chevaliers de Montaigu, furent chargés de la porte et barbacane nouvellement faites.
Arnaud de Pontis, qui était alerte et vaillant, et Marestan son oncle, et Roger de Noë, tinrent avec leurs gens la porte et barbacane de Partus.
Guiraud Maulx et son frère Guiraud Maulx, et Jourdain de Xantar, la porte et barbacane de Saint-Étienne.
Sicard de Puy-Laurens et Ami de Monteil furent à la porte et barbacane de Montolieu.
Bernard Mercier et ses gens, à la porte et barbacane de Montgaillard.
Le vicomte Bertrand, frère du jeune comte, et son compagnon Arthur, à la porte et barbacane du château Narbonnais.
Bernard de Montaut, Guillebert de Labat et Frésolle, à la porte et barbacane du Vieux-Pont.
Bernard Jourdain, seigneur de la Yerle, Guiraud de Gourdon, seigneur de Caraman, Bernard Boisse et tous leurs gens furent chargés du pont neuf du Bas-aigle, lequel était nouvellement construit. On les mit là pour défendre l’abreuvoir et la navigation, afin qu’il n’y vînt aucune barque ni vaisseau des ennemis.
Lorsque chacun eut son poste assigné, tous firent serment de bien et dûment défendre envers et contre tous, et à la vie et à la mort, les barbacanes et portes qui leur étaient confiées, sans en bouger ni les quitter depuis le moment où ils seraient assiégés jusqu’à la fin.
Cela fait, les gens de la ville assemblèrent beaucoup de gens vaillants pour aller se joindre aux autres, si besoin était. La ville fut de cette manière garnie et renforcée de vaillantes gens et de grands engins, tellement qu’ils ne craignaient point l’armée qui venait sur eux. D’ailleurs ils avaient dans la ville les corps saints, auxquels ils se fiaient aussi pour être leurs intercesseurs auprès de Dieu.
Or l’histoire dit que pendant tout ceci, le fils du roi venait devers Toulouse, accompagné de trente-trois comtes et du légat de Rome, lesquels avaient juré que dans toute la ville de Toulouse il ne demeurerait ni hommes, ni femmes, ni garçons, ni filles; que tous seraient mis à mort sans épargner aucun, ni vieux ni jeunes, et que dans la ville il ne demeurerait pierre sur pierre, mai que tout serait abattu et démoli. Quand ceux de la ville surent leur vouloir, ils se munirent encore mieux, et attendirent leurs ennemis avec bon courage pour les recevoir, ainsi qu’il parut. Le fils du roi arriva donc devant Toulouse et y mit le siège;[17] mais ceux de la ville ne s’en embarrassaient guère, ainsi qu’ils l’ont bien montré, et ne craignaient rien, car ils étaient fournis de tout ce qui leur était de besoin. Quand le siège fut mis, on tira de la ville maints coups de pierriers et d’autres engins, tellement que les assiégeants n’osaient se tenir dans le camp. Ils vinrent donc donner l’assaut, ou firent semblant de le donner; mais ceux de la ville les reçurent de telle manière, qu’ils eurent grand plaisir à s’en retourner; et à compter de ce moment, les gens de Toulouse se défendaient tellement, qu’enfin force fut aux assiégeants de lever le siège, et de sen aller comme ils étaient vernis, à leur grande confusion et dommage.[18] Le jeune comte, fils du comte Raimond, et nommé aussi Raimond, comme son père, se porta en cette occasion très vaillamment, et aussi tous les autres barons et seigneurs qui étaient dans là ville avec lui.
FIN DE L’HISTOIRE DE LA GUERRE DES ALBIGEOIS.
[6] Sorte de machine de guerre.
[7] En 1216.
[8] Il en avait dix-neuf.
[9] Philippe d’Encontre.
[10] Probablement Guillaume de Béleffare, nommé plus haut.
[11] En 1216.
[12] Ces paroles sont, dans le texte, en français et en italiques.
[13] En septembre 1217.
[14] Il se trouve ici, dans les deux manuscrits qu’on possède de ces mémoires, une lacune de quarante-huit pages, qui devaient contenir le récit des événements survenus depuis le commencement de l’année 1218 jusqu’au 25 juin de la même année, jour où fut tué Simon de Montfort.
[15] En 1219.
[16] Sorte d’ouvrage avancé.
[17] Le 16 juin 1219.
[18] Le 1er août.