TITE-LIVE
Ab Urbe Condita, Livre
VIII
Traduction: MM. CORPET - VERGER et E. PESSONNEAUX, Histoire romaine de Tite-Live, t. II, Paris, Garnier, 1904
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Livre VIII.
I [1] Déjà les consuls C. Plautius, pour la seconde fois, et L. Aemilius Mamercus étaient en charge, quand les colons de Sétia et de Norba vinrent à Rome annoncer la défection des Privernates, et se plaindre du dommage qu'ils avaient reçu. [2] On apprit aussi que l'armée des Volsques, les Antiates en tête, était campée vers Satricum. [3] L'une et l'autre guerre échut par le sort à Plautius. Il marcha d'abord à Privernum, et livra bataille sur l'heure: l'ennemi vaincu sans beaucoup de peine, la ville fut prise, puis rendue aux Privernates: mais on y plaça une forte garnison, et on s'empara des deux tiers de leur territoire. [4] Puis l'armée victorieuse s'achemina vers Satricum contre les Antiates. Il y eut là de part et d'autre lutte acharnée et grand carnage: l'espoir du succès était douteux encore, quand un orage sépara les combattants. Les Romains, qu'une lutte si incertaine n'avait point rebutés, étaient prêts à recommencer le lendemain; [5] mais les Volsques, calculant ce qu'ils avaient perdu de soldats dans cette bataille, n'étaient point pareillement disposés à recommencer: ils regagnèrent la nuit, en vaincus et à grande hâte, Antium, abandonnant leurs blessés et une partie de leurs bagages. [6] On trouva une immense quantité d'armes au milieu des cadavres ennemis, et dans le camp le consul déclara "qu'il en faisait don à Lua Mater"; et s'en alla dévaster le pays ennemi jusqu'aux rivages de la mer. [7] L'autre consul, Aemilius, entré dans le Samnium, ne rencontra ni le camp des Samnites, ni leurs légions; il portait déjà les ravages du fer et du feu dans leurs campagnes, quand des ambassadeurs samnites vinrent implorer la paix: [8] il les renvoya au sénat. On leur permit de parler: alors, abaissant leur fierté, ils demandèrent la paix aux Romains, et le droit de combattre les Sidicins: [9] "demande d'autant plus juste, que les Samnites avaient sollicité l'amitié du peuple romain aux jours de leurs prospérités, non dans leur détresse comme les Campaniens; et que les Sidicins, contre qui ils prenaient les armes, avaient toujours été leurs ennemis, sans jamais avoir été les amis du peuple romain, [10] sans avoir sollicité, comme les Samnites, son amitié durant la paix, ni, comme les Campaniens, son appui dans la guerre, et qu'ils n'étaient enfin, ni sous la protection, ni dans la dépendance du peuple romain." II [1] Sur ces demandes des Samnites, le préteur Ti. Aemilius prit l'avis du sénat; le sénat consentit à renouveler le traité, [2] et le préteur répondit aux Samnites: "Qu'il n'avait pas tenu au peuple romain que son alliance avec eux n'eût été durable: on ne refuse pas, aujourd'hui qu'ils sont las d'une guerre dont ils sont seuls coupables, de renouer avec eux une alliance nouvelle. [3] Quant à ce qui concerne les Sidicins, on laisse au peuple samnite son libre droit de paix et de guerre". [4] Le traité conclu, ils retournèrent dans leurs foyers. Aussitôt on ramena du Samnium l'armée romaine qui avait reçu là une année de solde et trois mois de vivres: condition imposée par le consul à la trêve consentie jusqu'au retour de la députation. [5] Les Samnites dirigèrent alors contre les Sidicins les troupes qu'ils avaient employées contre l'armée romaine, comptant bien s'emparer sans délai de la ville ennemie. [6] Les Sidicins offrirent d'abord de se livrer aux Romains: mais le sénat repoussa cette offre tardive et que leur arrachait l'extrême nécessité; alors il s'unirent aux Latins, qui déjà, de leur chef, s'étaient levés en armes. [7] Les Campaniens eux-mêmes [tant ils avaient meilleur souvenir de l'outrage des Samnites que du bienfait de Rome!], n'hésitèrent point à prendre part dans cette guerre. [8] Tous ces peuples assemblés en une seule et immense armée, sous les ordres d'un Latin, envahirent les frontières samnites, où ils firent plus de mal à dévaster qu'à combattre; et, quoique vainqueurs en toutes rencontres, les Latins, las d'avoir à lutter sans cesse, sortirent volontairement du pays ennemi: [9] ce qui donna loisir aux Samnites d'envoyer des députés à Rome. Ils se présentent devant le sénat; ils se plaignent de souffrir autant depuis qu'ils sont les alliés de Rome que lorsqu'ils étaient ses ennemis; [10] ils demandent avec d'humbles prières "qu'il suffise aux Romains de leur avoir arraché leur victoire sur le Campanien et le Sidicin, sans les laisser vaincre encore par les plus lâches ennemis. [11] Si les Latins et les Campaniens sont sujets du peuple romain, il peut, en vertu de son autorité, leur défendre de violer le territoire samnite; sinon, et s'ils déclinent son autorité, les contraindre par les armes." [12] On ne leur donna qu'une réponse équivoque; on rougissait d'avouer qu'on avait perdu de son pouvoir sur les Latins, et l'on craignait, en les irritant, de les aliéner sans retour. [13] "Quant aux Campaniens, leur position n'est pas la même; ce n'est point un traité, c'est une soumission qui les enchaîne à Rome; ainsi les Campaniens, bon gré, mal gré, poseront les armes; mais les Latins, rien dans leur traité ne les empêche de porter la guerre à qui bon leur semble." III [1] Cette réponse, qui renvoyait les Samnites incertains de ce que Rome voudrait faire, fit peur aux Campaniens, qu'elle aliéna, et donna plus d'audace aux Latins, qui ne doutèrent plus que Rome n'eût renoncé à tous ses droits sur eux. [2] Aussi, sous le prétexte de quelques préparatifs de guerre contre les Samnites, ils convoquèrent plusieurs assemblées, et, dans toutes ces réunions, leurs chefs mûrissaient de concert et en secret la guerre contre Rome: et de cette guerre contre ses sauveurs, le Campanien était complice encore. [3] Mais, malgré le soin qu'on prit de cacher tous ces projets, car on voulait, avant d'attaquer les Romains, se défaire par derrière du Samnite ennemi, quelques Latins, que rattachaient à Rome d'intimes liaisons d'hospitalité et d'amitié, laissèrent percer des indices du complot. [4] On ordonna aux consuls d'abdiquer avant le temps, afin d'avoir plus tôt de nouveaux consuls pour soutenir le poids de tant de guerres: mais un scrupule religieux ne permit pas que ceux dont l'autorité était ainsi réduite, ouvrissent les comices. [5] On recourut à l'interrègne: deux interrois se succédèrent, M. Valerius et M. Fabius. On créa consuls T. Manlius Torquatus, pour la troisième fois, et P. Decius Mus. [6] On s'accorde à dire que cette année Alexandre, roi d'Épire, aborda sur sa flotte en Italie; et si ses premiers efforts eussent eu du succès, ses armes, à coup sûr, seraient venues jusqu'à Rome. [7] C'est à la même époque qu'un neveu de ce prince, Alexandre le Grand, se signala dans une autre partie du monde, où la fortune après l'avoir fait sortir victorieux de tant de guerres, l'enleva par une maladie, à la fleur de son âge. [8] Au reste, les Romains, qui ne doutaient plus de la défection des alliés et des peuples latins, affectèrent néanmoins de ne craindre que pour les Samnites et non pour eux-mêmes: ils mandèrent à la ville dix chefs des Latins, pour leur déclarer les volontés de Rome. [9] Le Latium avait alors deux préteurs, L. Annius de Sétia et L. Numisius de Circei, tous deux colons romains, et qui, après avoir soulevé Signia et Vélitres, colonies romaines elles-mêmes, avaient encore entraîné les Volsques à la guerre. Ceux-là, on résolut de les mander nommément. [10] Nul ne put se méprendre sur l'objet de cette convocation. Aussi les préteurs, avant de partir, assemblent le conseil, l'instruisent des ordres du sénat qui les appelle à Rome, des intentions qu'ils lui supposent, et demandent ce qu'ils devront répondre. IV [1] Les avis étaient partagés; alors Annius: "Quoique j'aie moi-même demandé au conseil ce qu'il faudra répondre, néanmoins je pense qu'il est pour nous d'un plus grave intérêt d'examiner ce que nous aurons à faire que ce que nous aurons à dire: il sera facile, une fois un parti pris, d'approprier le langage aux actions. [2] Car si nous pouvons encore, sous ombre d'alliance, endurer bonnement l'esclavage, qu'hésitons-nous à trahir les Sidicins, à subir les volontés, non de Rome seulement, mais des Samnites, à répondre au sénat romain que, dès qu'il fera signe, nous poserons les armes? [3] Mais si enfin un regret de liberté nous mord au coeur; s'il y a pacte; si toute alliance suppose droit égal; si nous sommes du même sang que les Romains, aveu pénible autrefois, glorieux aujourd'hui; si notre armée sociale est telle pour eux, qu'à se l'adjoindre ils doublent leurs forces; si, pour entreprendre ou mettre à fin leurs guerres, jamais leurs consuls n'ont voulu se séparer d'elle; pourquoi pas toutes choses égales entre nous? [4] pourquoi l'un des consuls n'est-il pas fourni par les Latins? à qui donne part de force, on doit part de pouvoir. [5] Et ce n'est certes pas trop exiger, puisque nous accordons que Rome soit la capitale du Latium; mais nous paraîtrons encore exiger beaucoup, après avoir si longtemps et si patiemment laissé faire. [6] Toutefois, si jamais vous avez souhaité l'occasion de vous associer à l'empire, de reconquérir la liberté, voici que cette occasion se présente: prenez-la de votre vaillance et de la bonté des dieux. [7] Vous avez essayé leur patience en refusant des troupes. Doutiez-vous qu'ils ne fissent rage quand nous brisions ce joug de plus de deux cents ans? ils ont enduré pourtant cet affront. [8] Nous avons, en notre nom, porté la guerre aux Péligniens, et ces Romains, qui auparavant nous refusaient le droit de défendre nous-mêmes nos frontières, n'ont point osé intervenir. [9] Les Sidicins se sont rangés sous notre tutelle, les Campaniens ont quitté Rome pour venir à nous, nos armées vont marcher contre les Samnites, ses alliés; ils le savent, et n'ont pas fait un pas hors de leur ville. [10] D'où leur vient tant de modération, sinon de la conscience et de nos forces et des leurs? J'ai de sûrs garants que, dans sa réponse aux Samnites qui se plaignaient de nous, le sénat romain laissa facilement voir qu'ils ne prétendaient plus eux-mêmes à tenir encore le Latium sous la domination romaine. Prenez donc, et il ne faut que le demander, ce qu'ils vous accordent tacitement. [11] Si la peur vous défend de parler, me voici; oui, à la face du peuple romain, du sénat et de Jupiter même, qui loge au Capitole, je m'engage à leur dire, que, s'ils veulent notre amitié et notre alliance, ils auront un des consuls et moitié du sénat à recevoir de nous." [12] Il ne se bornait pas à donner un conseil hardi; il en prenait sur lui l'exécution: il n'y eut qu'un cri d'assentiment; on lui permit de faire et de dire ce que lui inspirerait l'intérêt du nom latin et sa propre conscience. V [1] Ils arrivent à Rome: le sénat leur donne audience au Capitole. Là, T. Manlius, consul, leur défendit, au nom des sénateurs, de porter la guerre aux Samnites, alliés de Rome. [2] Alors Annius, comme un vainqueur en armes assis au Capitole, et non plus comme un député qui n'a que le droit des gens pour sauvegarde, parla ainsi: [3] "Il serait bien temps, T. Manlius, et vous, pères conscrits, de renoncer enfin à nous traiter en maîtres, aujourd'hui que vous voyez le Latium si puissant en armes et en guerriers, grâce à la bonté des dieux, à ses victoires sur les Samnites, à son alliance avec les Sidicins et les Campaniens, à la récente jonction des Volsques, aujourd'hui que vos colonies ont préféré son empire à l'empire de Rome. [4] Mais puisque vous ne pouvez vous mettre en tête d'imposer un terme à votre despotisme, quoique nous soyons de force à assurer par les armes la liberté du Latium, néanmoins, en faveur des liens du sang qui nous unissent, nous consentons à proposer des conditions de paix, égales pour les deux peuples, puisqu'il a plu aux dieux immortels de leur faire une égale puissance. [5] Il faut que l'un des consuls soit pris de Rome, l'autre du Latium, que par portion égale le sénat soit tiré de l'une et de l'autre nation, qu'il se fasse un seul peuple, une seule république; [6] et, pour qu'il n'y ait plus qu'un même siège d'empire, un même nom pour tous, comme il faut bien qu'ici l'une des parties cède à l'autre, pour le profit de toutes deux, nous accordons que cette ville soit la commune patrie, et que nous soyons tous appelés Romains". [7] Par hasard il se trouva que Rome eut à lui opposer un adversaire non moins altier que lui, le consul T. Manlius, qui ne put contenir sa colère, et déclara hautement que si les pères conscrits avaient la démence d'accepter des lois d'un homme de Sétia, il viendrait armé d'un glaive au sénat, et que tout Latin qu'il verrait dans la curie, il le tuerait de sa main. [8] Puis, se tournant vers la statue de Jupiter: "Jupiter, entends ces crimes, s'écrie-t-il; entendez-le, droit et Justice! Des étrangers consuls! des étrangers au sénat! et c'est dans ton temple auguré, Jupiter, c'est captif et opprimé toi-même que tu verrais cela! [9] Est-ce là le traité de Tullus, roi de Rome, avec les Albains, vos ancêtres, Latins? le traité que L. Tarquin fit plus tard avec vous? [10] N'avez-vous plus souvenir de la bataille au lac Régille? et vos vieilles défaites, et nos bienfaits envers vous, avez-vous tout oublié?" VI [1] L'indignation des sénateurs suivit le discours du consul, et l'on rapporte que, par mépris des supplications réitérées des consuls qui imploraient avec instance les dieux témoins des serments, on entendit la voix d'Annius se moquer de la divinité du Jupiter romain. [2] Il est certain qu'entraîné par la colère, il s'arracha brusquement du vestibule du temple, tomba sur les degrés, et, roulant jusqu'au bas, alla se heurter si violemment la tête contre une pierre, qu'il s'évanouit. [3] Il en mourut, dit-on mais comme ce fait n'est pas affirmé par tous les auteurs, je le laisse aussi dans le doute, ainsi que ce violent coup de tonnerre suivi d'un orage, au moment de l'appel aux dieux contre la rupture des traités; tout cela peut être vrai, et n'être aussi qu'une fiction imaginée pour mieux prouver la colère du ciel. [4] Torquatus, envoyé par le sénat pour congédier les députés, voyant par terre Annius, s'écria, assez haut pour être entendu du peuple et du sénat tout ensemble: [5] "C'est bien; les dieux justes veulent la guerre. Il est au ciel une providence! grand Jupiter, tu existes! et ce n'est point vainement que nous te proclamons père des dieux et des hommes, et que nous t'avons consacré cette demeure. [6] Que tardez- vous, Romains, et vous, pères conscrits, à prendre les armes? les dieux marchent avec nous. Je vous coucherai par terre les légions latines, comme leur député que vous voyez à vos pieds." [7] L'assentiment du peuple accueillit la voix du consul: il avait inspiré tant d'ardeur aux esprits, que, sans la présence des magistrats qui, par ordre du consul, accompagnèrent le départ des députes, le droit des gens n'eût pu les défendre de la rage et de l'emportement de la foule. [8] Le sénat aussi approuva la guerre, et les consuls, après avoir levé deux armées, traversèrent le pays des Marses et des Péligniens, se rallièrent à l'armée des Samnites, et vinrent asseoir leur camp devant Capoue, où les Latins et leurs alliés s'étaient réunis. [9] Là, durant leur sommeil, on dit que les deux consuls eurent une même vision. Un homme leur apparut, d'une taille et d'une majesté plus qu'humaine, [10] et leur dit, "Qu'un général d'un côté, de l'autre une armée étaient dus aux dieux Mânes et à la Terre Mère; et que celui des généraux de l'une ou l'autre armée, qui aurait dévoué les légions ennemies et lui- même après elles, donnerait à son peuple, à son parti, la victoire." [11] Les consuls se communiquèrent leurs visions nocturnes, et, pour détourner la colère des dieux, résolurent d'immoler des victimes, afin aussi que si les présages des entrailles s'accordaient avec leurs visions, l'un ou l'autre consul accomplît les destins. [12] Les réponses des haruspices confirmèrent les pieuses impressions dont leur âme était secrètement pénétrée; alors ils convoquent les lieutenants et les tribuns, leur exposent sans détours les ordres des dieux, et, comme la mort volontaire d'un consul eût effrayé l'armée au milieu du combat, [13] on convient que celui des consuls qui commanderait le côté de l'armée romaine qui commencerait à plier, se dévouerait pour le peuple romain et les Quirites. [14] On décida aussi dans le conseil que si jamais guerre avait eu besoin d'une direction sévère, c'était celle-ci, et qu'on devait y ramener la discipline militaire à son antique rigueur. [15] C'est qu'on allait combattre contre les Latins, c'est qu'on redoutait vivement la conformité du langage, des moeurs, des armes, des institutions militaires surtout: de soldats à soldats, de centurions à centurions, de tribuns à tribuns, tous se valent; tous frères d'armes, ils ont partagé les mêmes garnisons, et souvent les mêmes manipules. [16] Aussi, pour épargner aux soldats toutes méprises, un édit des consuls défendit à tous d'attaquer l'ennemi hors des rangs. VII [1] Envoyé par hasard, ainsi que d'autres préfets de cavalerie, pour faire de tous côtés des reconnaissances, T. Manlius, fils du consul, vint avec sa troupe déboucher sur le camp ennemi, et si près qu'il était à peine à une portée de trait de leur premier poste. [2] Il y avait là des cavaliers tusculans, commandés par Geminus Maecius, homme distingué par sa naissance entre les siens, et par ses exploits. [3] Si tôt qu'il eût aperçu les cavaliers romains, et remarqué parmi eux et à leur tête le fils du consul [car ils se connaissaient tous, surtout les hommes de renom]: [4] "Est-ce avec un seul escadron, Romains, leur dit-il, que vous comptez livrer bataille aux Latins et à leurs alliés? Que feront pendant ce temps-là les consuls et les deux armées consulaires?" - [5] "Ils viendront en leur temps, répondit Manlius, et avec eux viendra Jupiter, témoin des traités par vous violés, et qui plus que nous a force et pouvoir. [6] Si nous vous avons battu à satiété au lac Régille, ici encore nous ferons si bien que de longtemps vous n'aurez pas envie de vous mesurer en plaine avec nous." [7] À ces mots Geminus s'étant porté à cheval un peu en avant des siens: "Veux-tu alors, avant que le jour vienne où, pour cette grande oeuvre, s'ébranleront vos armées, te mesurer en attendant avec moi, afin que l'issue de notre lutte apprenne combien le cavalier latin surpasse le romain?" [8] L'âme altière du jeune homme se soulève: soit colère, soit honte de refuser le combat, soit enfin l'insurmontable empire du destin, il oublie et l'autorité paternelle et l'édit des consuls, il se précipite en aveugle à cette lutte, où il importait si peu d'être vainqueur ou vaincu. [9] Les autres cavaliers se rangent pour contempler ce spectacle, et, dans l'espace qu'on leur a laissé libre, les rivaux s'élancent, poussent leurs chevaux et s'attaquent à coups de piques: celle de Manlius glissa au-dessus du casque de l'ennemi, celle de Maecius effleura le cou du cheval. [10] Ils font tourner leur chevaux, et reviennent à la charge: plus prompt pour ce nouveau coup, Manlius se dresse et plante sa javeline entre les oreilles du cheval; le cheval se sent blessé, se cabre en secouant violemment la tête, et renverse son cavalier, [11] qui, s'appuyant sur sa pique et sur son bouclier, essayait de se relever de cette lourde chute, quand Manlius lui plonge son fer dans la gorge, lui traverse les côtes et le cloue à terre. [12] Il recueille ses dépouilles, revient près des siens, rentre au camp au milieu de l'ovation joyeuse de sa troupe, et va droit à la tente de son père, ignorant le sort fatal qui l'attend, et s'il a mérité la louange ou le supplice: [13] "Afin, dit-il, ô mon père, de bien convaincre ici tout le monde que je suis sorti de ton sang, j'apporte ces dépouilles d'un cavalier ennemi qui m'a défié et que j'ai tué." [14] Le consul eut à peine entendu son fils, qu'il détourna de lui ses regards, fit sonner la trompette et convoquer l'armée. [15] Dès que l'assemblée fut assez nombreuse: "Puisque toi, T. Manlius, lui dit-il, sans respect pour l'autorité consulaire et pour la majesté paternelle, tu as, contre notre défense et hors des rangs, combattu l'ennemi; [16] puisque tu as, autant que tu l'as pu, brisé les liens de la discipline militaire, qui, jusqu'à ce jour, a fait la force de Rome; et que tu m'as réduit à la nécessité de mettre en oubli, ou la république, ou moi et les miens: [17] il vaut mieux que nous portions la peine de notre crime, que de faire payer si cher nos fautes à la république: triste exemple à donner, mais salutaire leçon pour la jeunesse à l'avenir. [18] À la vérité, ma tendresse naturelle pour un fils, et cet essai d'une valeur séduite par une vaine image de gloire, me touchent en ta faveur. [19] Mais puisqu'il faut ou sanctionner par ta mort les arrêts consulaires, ou par ton impunité les abroger à jamais, je ne pense pas que, si tu as encore du sang à nous dans les veines, tu refuses de rétablir par ton supplice cette discipline militaire que ta faute a renversée. Va, licteur, attache-le au poteau." [20] Un si atroce commandement consterna l'armée: chacun pensa voir la hache levée sur sa tête, et, plus par crainte que par ménagement, on se tut. [21] Puis, revenue enfin de sa stupeur, cette foule, d'abord morne et silencieuse, eut à peine vu tomber la tète et le sang rejaillir, qu'elle laissa librement éclater ses plaintes et ses cris, et n'épargna ni ses regrets ni ses imprécations. [22] Ils couvrirent des dépouilles le corps du jeune homme, et pour célébrer ses funérailles avec tout l'appareil d'une solennité militaire, ils élevèrent un bûcher hors du camp, et l'y brûlèrent; et la "sentence de Manlius", après avoir effrayé son siècle, laissa encore un triste souvenir à la postérité. VIII [1] Toutefois, l'atrocité de ce châtiment rendit le soldat plus docile à son chef; les gardes, les factions, le roulement du service, tout se fit avec plus de vigilance et de soin; enfin, même dans la bataille décisive, quand on descendit au combat dans la plaine, cette sévérité fut utile encore. [2] Cette bataille, du reste, eut toute l'apparence d'une guerre civile: tant, au courage près, les Latins différaient peu des Romains! [3] Les Romains s'étaient servis d'abord du bouclier; plus tard, et depuis l'institution d'une solde, l'écu remplaça le bouclier. Ils se rangeaient d'abord par phalanges, comme les Macédoniens; ensuite ils disposèrent leurs troupes par manipules, [4] divisés enfin en plusieurs sections. Une section avait soixante soldats, deux centurions, un vexillaire. [5] En bataille, au premier rang étaient les hastats, formant quinze manipules, séparés entre eux par un court intervalle. Le manipule avait vingt soldats de troupes légères; le reste marchait chargé de l'écu: on appelait troupes légères celles qui portaient seulement une lance et des javelots. [6] C'était dans cette première ligne de bataille que la fleur de la jeunesse essayait sa puberté militaire. Après eux, et formant autant de manipules, venaient des soldats d'un âge plus robuste, appelés principes, tous portant l'écu, et remarquables par l'éclat de leurs armes. [7] Ces trente manipules s'appelaient "antepilani", parce qu'ils précédaient sous les enseignes quinze autres sections, qui chacune se divisaient en trois parties. [8] Chacune de ces parties, appelée primipile, avais trois drapeaux: le drapeau réunissait cent quatre-vingt-six hommes. Sous le premier drapeau marchaient les triaires, vieux soldats d'une vaillance éprouvée; sous le second, les "rorarii", dont l'âge et le bras avaient moins de vigueur; sous le troisième enfin les "accensi", peu dignes de confiance et rejetés pour cela aux derniers rangs. [9] Quand toutes ces divisions de l'armée étaient ainsi disposées, les hastats les premiers engageaient le combat. Si les hastats ne pouvaient enfoncer l'ennemi, ils se retiraient pas à pas et rentraient dans les rangs des principes qui s'ouvraient pour les recevoir; alors les principes faisaient tête et les hastats suivaient. [10] Les triaires demeuraient immobiles sous leurs drapeaux, la jambe gauche tendue en avant, l'écu appuyé sur l'épaule, la lance inclinée et plantée en terre, la pointe droite: dans cette position, ils semblaient une armée retranchée derrière une haie de palissades. [11] Si les principes eux-mêmes avaient attaqué sans succès, du front de bataille ils reculaient insensiblement jusqu'aux triaires: de là ce proverbe si usité "qu'on en vient aux triaires" quand on est en danger. [12] Les triaires se levant alors, après avoir accueilli dans leurs lignes ouvertes les principes et les hastats, serraient leurs rangs aussitôt comme pour fermer tout passage; [13] puis ce corps compact et pressé, qui ne laissait plus d'espoir après lui, tombait sur l'ennemi: moment terrible pour l'ennemi, qui pensant n'avoir que des vaincus à poursuivre, voyait tout à coup surgir une armée nouvelle et plus nombreuse. [14] On enrôlait presque toujours quatre légions de cinq mille fantassins et de trois cents cavaliers chacune. On y joignait un nombre égal de troupes fournies par les Latins, qui, dans cette journée, ennemis de Rome, avaient rangé leur armée dans le même ordre, [15] opposant les triaires aux triaires, les hastats aux hastats, les principes aux principes, en sorte que le centurion même, si les rangs n'étaient point confondus, savait le centurion qu'il aurait à combattre. [16] Il y avait, parmi les triaires de l'une et l'autre armée, deux primipilaires: le Romain était peu robuste, du reste vaillant homme et habile soldat; [17] le Latin plein de vigueur et guerrier accompli: bien connus l'un à l'autre, parce que leurs sections avaient toujours marché de pair. [18] Le Romain, qui se défiait de ses forces, avait, dans Rome même, obtenu des consuls la permission de s'adjoindre, à son choix, un sous-centurion, qui pût le défendre contre l'adversaire qui lui était destiné; et ce jeune homme en effet, opposé dans la mêlée au centurion latin, remporta sur lui la victoire. [19] La bataille se livra non loin du Vésuve, sur le chemin qui menait au Veseris. IX [1] Les consuls romains, avant de marcher au combat, sacrifièrent. L'haruspice, dit-on, fit voir à Decius que, dans la partie familière, la tête du foie était mutilée: la victime d'ailleurs était agréable aux dieux. Le sacrifice de Manlius avait réussi. "Je suis content, dit Decius, puisque mon collègue est bien avec les dieux." [2] Les troupes disposées comme on l'a dit plus haut, on s'avança au combat. Manlius commandait l'aile droite, Decius la gauche. [3] D'abord, à forces égales de part et d'autre, l'action se soutint avec même ardeur. Bientôt, à l'aile gauche, les hastats romains, ne supportant plus le choc des Latins, se replièrent sur les principes. [4] Dans ce trouble, le consul Decius appelle à haute voix M. Valerius: "Il nous faut ici l'aide des dieux, Valerius. Allons, pontife suprême du peuple romain, dicte- moi les paroles dont je dois me servir en me dévouant pour les légions.» [5] Le pontife lui ordonna de prendre la toge prétexte, et, la tête voilée, une main ramenée sous la toge jusqu'au menton, debout et les pieds sur un javelot, de dire: [6] "Janus, Jupiter, Mars père, Quirinus, Bellone, Lares, dieux Novensiles, dieux Indigètes, dieux qui avez pouvoir sur nous et l'ennemi, dieux Mânes, [7] je vous prie, vous supplie, vous demande en grâce, et j'y compte, d'accorder heureusement au peuple romain des Quirites force et victoire, et de frapper les ennemis du peuple romain des Quirites de terreur, d'épouvante et de mort. [8] Ainsi que je le déclare par ces paroles, oui, pour la république des Quirites, pour l'armée, les légions, les auxiliaires du peuple romain des Quirites, je me dévoue, et avec moi les légions et les auxiliaires de l'ennemi. aux dieux Mânes et à la Terre." [9] Après cette prière, il donne ordre à ses licteurs de se retirer près de T. Manlius, et de lui annoncer sans délai que son collègue s'est dévoué pour l'armée. Lui, ceint à la façon de Gabies, il saute tout armé sur son cheval, et se jette au milieu des ennemis. [10] Il apparut un instant aux deux armées revêtu d'une majesté plus qu'humaine, comme un envoyé du ciel pour expier tout le courroux des dieux, pour détourner de sa patrie les revers et les reporter sur l'ennemi. [11] Aussi la crainte et l'épouvante passant avec lui dans l'armée latine, troublèrent d'abord les enseignes, et pénétrèrent bientôt par tous les rangs. [12] On put aisément remarquer que, partout où l'entraînait son cheval, l'ennemi, comme atteint par un astre malfaisant, demeurait saisi d'effroi. Enfin quand, accablé de traits, il tomba mort, les cohortes latines évidemment consternées prirent la fuite et disparurent au loin dans la plaine. [13] En même temps les Romains, affranchis de leurs terreurs religieuses, s'élancent comme au premier signal du combat, et recommencent une lutte nouvelle. [14] Les "rorarii", accourus dans les rangs des "antepilani", ajoutaient aux forces des hastats et des principes; et les triaires, le genou droit en terre, n'attendaient pour se lever qu'un signe du consul. X [1] Dans le cours du combat, comme les Latins, plus nombreux, l'emportaient sur d'autres points, le consul Manlius, qui avait appris la fin de son collègue, et, selon tout devoir et toute justice, pieusement honoré de ses larmes et de ses éloges un trépas si mémorable, [2] douta un instant s'il n'était pas à propos de faire lever les triaires; puis, jugeant bientôt qu'il vaudrait mieux réserver ces troupes neuves encore pour une dernière épreuve, il fait avancer les "accensi", de la troisième ligne à la première. [3] À la vue de ce mouvement, les Latins aussitôt, croyant y répondre et imiter l'ennemi, font marcher leurs triaires. Ceux-ci, après s'être quelque temps lassés par un combat acharné, après avoir brisé ou émoussé leurs lances, parvinrent pourtant à faire plier l'ennemi, et se crurent maîtres de l'affaire et vainqueurs des dernières lignes romaines. Alors le consul crie aux triaires: [4] "Debout à cette heure! Marchez dans votre force sur un ennemi harassé. Songez à la patrie, à vos pères, à vos mères, à vos femmes et à vos enfants; songez au consul qui, pour vous faire vaincre, a voulu mourir!" [5] Les triaires se lèvent, fraîche et nouvelle armée aux armes resplendissantes. Ils accueillent les "antepilani" dans les vides de leurs rangs, [6] poussent le cri et culbutent la ligne avancée des Latins: de la pointe de leurs lances, ils leur percent le visage. Ce premier rempart de guerriers une fois détruit, les autres manipules étaient désarmés: ils les traversèrent sans recevoir presque une blessure; et ils y firent de si sanglantes et si larges trouées, qu'ils laissèrent sur pied à peine le quart de l'ennemi. [7] Les Samnites, qu'on voyait au loin rangés en bataille au pied de la montage, inspirèrent aussi la terreur aux Latins. Mais entre tous, alliés et citoyens, la première gloire en cette guerre appartient aux consuls: l'un détourna sur lui seul toutes les menaces et les vengeances des dieux du ciel et des enfers; [8] l'autre montra tant de courage et de prudence en cette action, que, Romains ou Latins, les auteurs qui ont transmis à la postérité le souvenir de cette bataille conviennent sans hésiter que, partout où T. Manlius eût commandé, la victoire lui était infailliblement acquise. [9] Les Latins, après leur déroute, se retirèrent à Minturnes. Le camp fut pris à la suite du combat; beaucoup de soldats vivants, des Campaniens surtout, y furent chargés de fers. [10] On ne put retrouver ce jour-là le corps de Decius: la nuit suspendit les recherches. Il fut retrouvé le lendemain criblé de traits au milieu d'un immense monceau d'ennemis massacrés: son collègue lui fit des obsèques solennelles et dignes de sa mort. [11] Je crois devoir ajouter ici que le consul, le dictateur, ou le préteur, qui dévoue les légions ennemies, n'est pas tenu pour cela de se dévouer lui-même; il peut, à son gré, désigner tout autre citoyen, mais soldat d'une légion romaine. [12] Si cet homme, ainsi dévoué, meurt, le sacrifice est bien et dûment accompli: s'il survit, on enfouit dans la terre son effigie haute de sept pieds ou plus, et on immole une victime expiatoire. Sur la place où cette effigie est enterrée, le magistrat romain ne peut passer sans crime. [13] Mais s'il a voulu se dévouer lui-même, ainsi que Decius, et qu'il ne meure pas, jamais par lui sacrifice privé ou public ne sera purement fait, après s'être ainsi dévoué. S'il veut vouer ses armes à Vulcain ou à tout autre dieu, avec une victime ou toute autre offrande, il le peut. [14] Le javelot que le consul a tenu sous ses pieds en prononçant sa prière, ne doit jamais tomber aux mains de l'ennemi; s'il y tombe, on offre à Mars un suovetaurile expiatoire. XI [1] Quoique tout souvenir ait péri de nos usages civils et religieux, par la préférence donnée à toute coutume nouvelle et étrangère sur nos vieilles et patriotiques institutions, je n'ai pas cru hors de propos de rapporter ces détails dans les termes mêmes où ils nous ont été transmis et enseignés. [2] Je trouve dans quelques auteurs que les Samnites ne vinrent en aide aux Romains qu'au moment où la bataille était déjà gagnée: ils avaient attendu l'événement du combat. [3] D'un autre côté, Lavinium, qui voulait soutenir les Latins, perdit le temps à délibérer, et les Latins étaient vaincus que ses secours commençaient à peine à marcher. [4] Les premières enseignes et une partie des troupes étaient déjà sorties de ses murs, quand la nouvelle arriva de la défaite des Latins; retournant sur leurs pas, les enseignes rentrèrent dans la ville, et leur préteur, nommé Milionius, s'écria, dit-on, "que les Romains leur feraient payer cher ce peu de chemin." [5] Les Latins qui s'étaient échappés du combat, et dispersés par plusieurs routes, se rallièrent bientôt et se réfugièrent dans la ville de Vescia. [6] Là, dans les conseils, Numisius, leur général, affirmait "que les désastres de la guerre étaient vraiment communs à tous: dans l'une et l'autre armée, même carnage, même ruine: les Romains n'ont de la victoire que le nom, du reste, toute la destinée des vaincus, ils la subissent; [7] le deuil est aux prétoires des deux consuls, ici le meurtre d'un fils par son père, là le trépas du consul dévoué; l'armée entière taillée en pièces; les hastats et les principes exterminés; devant, derrière les enseignes, partout la mort et le massacre: les triaires seuls ont relevé l'affaire. [8] Les forces des Latins n'ont pas moins souffert; mais, pour un renfort, le Latium ou les Volsques sont plus à leur portée que Rome des Romains. [9] Ainsi donc, si on l'approuve, il enrôlera sans délai une jeune armée parmi les peuplades volsques et latines, et reviendra bientôt à Capoue reporter la guerre aux Romains, qui ne s'attendent à rien moins qu'à combattre, et que cette soudaine attaque frappera d'épouvante". [10] Des lettres mensongères parcourent le Latium et la confédération volsque, et comme ceux qui n'avaient pas assisté au combat étaient plus faciles à abuser, de partout une armée improvisée se lève et se rassemble à la hâte. [11] Le consul Torquatus marcha contre elle et la rencontra vers Trifanum, entre Sinuessa et Minturnes: et, sans même asseoir un camp, de part et d'autre on jeta les bagages en monceau, et on courut se battre pour en finir: [12] le désastre des Latins fut tel, que, voyant le consul mener son armée victorieuse au pillage de leurs campagnes, tous se soumirent: la soumission des Campaniens s'ensuivit. [13] Pour punir le Latium et Capoue, on leur prit du territoire. Les terres latines, auxquelles on joignit les terres des Privernates, et celles de Falerne qui appartenaient aux Campaniens, jusqu'au fleuve Volturne, furent distribuées au peuple de Rome. [14] On donnait par lot, ou deux arpents de terre du Latium, avec un complément de trois quarts d'arpent de terrain privernate, ou trois arpents de terrain de Falerne, c'est-à-dire un quart en sus, à cause de la distance. [15] On exempta de la peine imposée aux Latins les Laurentins et les cavaliers de Capoue qui n'avaient point pris part à la défection. On ordonna le renouvellement du traité des Laurentins, et depuis ce temps on le renouvelle encore chaque année dix jours après les féries latines. [16] Les cavaliers campaniens eurent droit de cité: le souvenir en fut conservé sur une table d'airain qu'ils attachèrent dans le temple de Castor, à Rome; et le peuple campanien eut ordre de payer par an à chacun d'eux [il étaient seize cents] un tribut de quatre cent cinquante deniers. XII [1] La guerre ainsi achevée, la part ainsi faite à chacun de peine ou de récompense selon son mérite, T. Manlius revint à Rome. Au-devant de lui les vieillards seuls s'avancèrent; il est constant que la jeunesse l'eut toujours, et dès lors, et toute la vie, en horreur et en exécration. [2] Les Antiates firent des incursions sur les terres d'Ostie, d'Ardée et de Solonium. Le consul Manlius, malade et hors d'état de conduire cette guerre, nomma un dictateur, L. Papirius Crassus, qui d'aventure était préteur alors: celui-ci nomma L. Papirius Cursor maître de la cavalerie. [3] Le dictateur ne fit rien de mémorable contre les Antiates: seulement il occupa le territoire d'Antium et y demeura campé quelques mois. [4] À cette année marquée par des victoires sur tant et de si puissants peuples, et par le glorieux trépas de l'un des consuls, et par l'arrêt cruel dont l'autre illustra sa mémoire, succédèrent les consuls Ti. Aemilius Mamercinus et Q. Publilius Philo: [5] ceux-là n'ont point eu pareille matière de gloire; ils ont plus songé à leur intérêt et à leur parti dans la république, qu'à la patrie elle-même. Les Latins, par dépit de la perte de leur territoire, avaient repris les armes: ils les battirent dans les plaines de Fénectum et les dépouillèrent de leur camp. [6] Là, pendant que Publilius [c'était sous ses ordres et ses auspices que le combat avait eu lieu] recevait la soumission des peuples latins, dont la jeunesse avait été massacrée dans cette journée, Aemilius mena l'armée à Pédum. [7] Pédum était soutenu par les gens de Tibur, de Préneste et de Vélitres: il était venu aussi des secours de Lanuvium et d'Antium. [8] Dans les combats le Romain fut vainqueur; mais la ville, mais Pédum, mais le camp des peuples alliés qui tenait à la ville, étaient debout encore, et l'oeuvre sur ce point- là restait entière, [9] quand soudain le consul apprend le triomphe décerné à son collègue: il laisse la guerre inachevée, et, sollicitant le triomphe, même avant la victoire, il revient aussi à Rome. [10] Indignés de cet avide empressement, les sénateurs lui refusent le triomphe jusqu'à la prise ou la reddition de Pédum. Dès lors, Aemilius rompit avec le sénat, et fit une espèce de tribunat séditieux du reste de son consulat. [11] En effet, tant qu'il fut consul, il ne cessa de décrier les patriciens auprès du peuple, sans la moindre opposition de son collègue, plébéien lui-même. [12] Ce qui donnait matière à ses accusations c'était la parcimonie avec laquelle on avait partagé au peuple les terres du Latium et de Falerne. Puis, quand le sénat enfin, impatient d'abréger le temps de leur magistrature, eut ordonné aux consuls d'élire un dictateur pour combattre les Latins révoltés, [13] Aemilius, qui avait alors les faisceaux, nomma dictateur son collègue, qui lui-même nomma Junius Brutus maître de la cavalerie. [14] Cette dictature servit la cause populaire, et par ses harangues accusatrices contre les patriciens, et par l'établissement de trois lois bien favorables au peuple et contraires à la noblesse: [15] d'abord les plébiscites obligeraient tous les citoyens romains; ensuite, les lois portées aux comices par centuries seraient, avant l'appel aux suffrages, ratifiées par le sénat; [16] enfin, un des censeurs serait choisi parmi le peuple, déjà maître du droit de nommer deux consuls plébéiens. [17] Ainsi, consuls et dictateur furent cette année plus funestes à Rome, que leur victoire et leurs actions guerrières n'avaient au dehors été profitables à son empire: c'était l'opinion du sénat. XIII [1]. L'année suivante, sous le consulat de L. Furius Camillus et de C. Maenius, pour mieux punir Aemilius, consul de l'année précédente, d'avoir abandonné la guerre, et pour l'humilier avec plus d'éclat, le sénat déclara qu'il fallait à force d'armes, de soldats, par tous les moyens, emporter Pédum et le détruire. Contraints de s'occuper avant tout de cette affaire, les nouveaux consuls se mettent en marche. [2] Le Latium en était au point de ne pouvoir supporter ni la guerre ni la paix: les moyens manquaient pour la guerre; la paix enlevait une partie du territoire; on n'en voulait point à ce prix. [3] On crut devoir prendre un moyen terme et s'enfermer dans les places: les Romains, n'étant point attaqués, n'auraient plus de prétexte pour la guerre, et, au premier avis d'une place assiégée, de partout à la fois les alliés lui viendraient en aide. [4] Néanmoins les habitants de Pédum furent secourus à peine et de quelques peuples seulement. Les Tiburtes et les Prénestins, voisins de Pédum, arrivèrent jusque là; [5] mais les gens d'Aricie, de Lanuvium et de Vélitres, qui se ralliaient déjà aux Volsques d'Antium, furent surpris, près du fleuve Astura, par Maenius, qui les attaqua et les défit. [6] Camillus, à Pédum, combattit l'armée des Tiburtes, beaucoup plus forte: la lutte fut plus vive, mais l'issue également heureuse. [7] Une brusque sortie des habitants jeta surtout le trouble parmi les combattants: Camillus détacha contre eux une partie de son armée, les refoula au sein de leurs murailles, et le même jour, après les avoir battus eux et leurs auxiliaires, il escalada et prit la ville. [8] Les deux consuls alors, agrandissant leur tâche et leur courage, résolurent de passer, de la prise d'une seule ville, à l'entière conquête du Latium; promenant partout leur armée victorieuse, ils ne s'arrêtèrent enfin qu'après avoir emporté d'assaut ou réduit chaque ville à se rendre, et subjugué ainsi tout le Latium. [9] Ils laissèrent des garnisons dans les places conquises et revinrent à Rome où le triomphe leur avait été déféré d'un consentement unanime. À l'honneur du triomphe on ajouta une distinction bien rare en ce temps-là: on leur érigea des statues équestres dans le Forum. [10] Avant d'ouvrir les comices pour l'élection des consuls de l'année suivante, Camillus fit dans le sénat une proposition sur les peuples du Latium, et s'expliqua ainsi: [11] "Pères conscrits, tout ce que la guerre et la force des armes pouvaient faire dans le Latium, est aujourd'hui terminé, grâce à la bonté des dieux et à la vaillance des soldats. [12] À Pédum et sur l'Astura les armées ennemies ont succombé; toutes les places latines, ainsi qu'Antium chez les Volsques, enlevées de force ou réduites à se rendre, sont occupées par vos garnisons. [13] Reste à prévenir leurs rébellions qui renaissent et nous inquiètent sans cesse, à trouver les moyens de les maintenir dans une paix solide et durable. [14] Les dieux immortels vous en ont mis aux mains le pouvoir: car ils vous ont faits maîtres d'ordonner que le Latium soit ou ne soit plus. Vous pouvez donc, quant aux Latins, vous assurer une paix éternelle ou par la sévérité ou par la clémence. [15] Voulez-vous traiter durement ces peuples soumis et vaincus? libre à vous de ruiner tout le Latium, de faire un lieu de dévastation et de solitude d'un pays qui vous donna cette superbe armée sociale si souvent profitable en de grandes et nombreuses guerres. [16] Voulez-vous, à l'exemple de vos aïeux, ajouter à la puissance de Rome, en admettant les vaincus au droit de cité? l'occasion est belle de vous agrandir en vous couvrant de gloire: assurément l'empire le mieux affermi est celui où on obéit de bon coeur. [17] Mais il est besoin d'une prompte décision, quoi qu'il vous plaise d'aviser: tant vous avez là de peuples qui attendent, suspendus entre l'espoir et la crainte! Il faut donc, et vous affranchir au plus tôt du souci qu'ils vous donnent, et, dans la stupeur où l'attente les tient encore, préoccuper vivement leur esprit par la peine ou par le bienfait. [18] Notre devoir était de vous mettre à même de décider librement sur toutes choses: c'est à vous de juger ce qui sera le plus avantageux pour vous et pour la république." XIV [1] Les chefs du sénat approuvèrent l'opinion du consul sur l'ensemble de la question; mais la cause des différents peuples n'était pas la même, et ils proposèrent une mesure qui pouvait mieux convenir, c'était de statuer selon le mérite de chacun, successivement et d'après un rapport séparé sur chaque peuple. [2] Il y eut donc rapport et décision distincts sur chacun d'eux. Aux Lanuvins, on donna droit de cité; on leur rendit l'usage de leurs fêtes religieuses, à condition que le temple et le bois sacré de Juno Sospita seraient communs entre les Lanuvins municipes et le peuple romain. [3] Aricie, Nomentum et Pédum reçurent, au même titre que Lanuvium, le droit de cité. [4] Tusculum conserva ce droit qu'elle avait: et sa révolte passa pour le crime de quelques factieux, où la cité n'avait point de part. [5] Les Véliternes, anciens citoyens romains et tant de fois rebelles, furent sévèrement punis: on renversa leurs murailles; on emmena leur sénat; on leur commanda de demeurer au-delà du Tibre: [6] le premier qui serait saisi en deçà du Tibre, encourrait, par droit de clarigation, une amende de mille as, et ne sortirait des fers et des mains de celui qui l'aurait pris, qu'après lui avoir payé cette somme. [7] On envoya des colons dans les terres des sénateurs; ils s'y établirent, et Vélitres sembla rendue à son antique population. [8] Antium aussi reçut une colonie nouvelle, avec permission aux Antiates de s'inscrire, s'ils voulaient, au nombre des colons: on lui retira ses vaisseaux longs, on interdit la mer au peuple d'Antium, et on lui donna le droit de cité. [9] Les Tiburtes et les Prénestins perdirent du territoire: on les punissait ainsi, non seulement de leur dernière révolte, crime commun à tous les Latins, mais de cette haine pour la domination romaine qui jadis avait associé leurs armes à celle des Gaulois, la nation sauvage. [10] On défendit aux autres peuplades latines tout mariage, tout commerce, toute réunion entre elles. Aux Campaniens, et comme un hommage à leurs cavaliers, qui n'avaient point voulu partager la révolte des Latins, aux gens de Fundi et de Formies, pour avoir toujours permis un libre et facile passage sur leurs terres, on donna le droit de cité sans le suffrage. [11] Cumes et Suessula obtinrent même droit, même condition que Capoue. [12] Des navires d'Antium, une partie rentra dans les arsenaux de Rome, une autre fut brûlée, et de leurs éperons ["rostra"] on se plut à parer la tribune élevée dans le Forum, et ce lieu consacré prit dès lors le nom de Rostres. XV [1] Sous les consuls C. Sulpicius Longus et P. Aelius Paetus, quand la puissance de Rome et surtout la reconnaissance des peuples, acquise par ses bienfaits, assuraient partout une bonne paix, la guerre éclata entre les Sidicins et les Aurunques. [2] Les Aurunques, depuis que T. Manlius, consul, avait reçu leur soumission, n'avaient jamais remué: c'était un titre de plus à réclamer les secours de Rome. [3] Mais avant que les consuls eussent fait sortir l'armée de la ville [car le sénat avait ordonné de défendre les Aurunques], [4] la nouvelle arriva que les Aurunques épouvantés avaient abandonné leurs murs, et que, fuyant avec leurs femmes et leurs enfants, ils s'étaient fortifiés dans Suessa, qui s'appelle Aurunca maintenant: leurs antiques remparts et leur ville avaient été détruits par les Sidicins. [5] Alors le sénat, irrité contre les consuls dont la lenteur avait trahi des alliés, leur commanda de nommer un dictateur. Ils nommèrent C. Claudius Inregillensis, qui créa C. Claudius Hortator maître de la cavalerie. [6] Mais un scrupule religieux s'éleva contre cette dictature: les augures déclarèrent que l'élection était vicieuse; dictateur et maître de cavalerie abdiquèrent. [7] Cette année, Minucia, vestale, soupçonnée d'abord pour sa parure trop recherchée, fut dénoncée ensuite aux pontifes par les révélations d'un esclave. [8] Un décret lui enjoignit de renoncer à ses pieuses fonctions, et de retenir tous ses esclaves en son pouvoir. Puis elle fut jugée, et enfouie vivante sous terre près de la porte Colline, à droite du chemin pavé, dans le champ du Crime, appelé ainsi, je pense, du crime de cette vestale. [9] La même année, pour la première fois un plébéien, Q. Publilius Philo, fut nommé préteur, en dépit du consul Sulpicius qui refusait de le reconnaître: le sénat, qui n'avait pu leur fermer les dignités suprêmes, ne leur disputa point la préture. XVI [1] L'année suivante, sous les consuls L. Papirius Crassus et Caeso Duilius, fut remarquable par la nouveauté plus que par l'importance d'une guerre contre les Ausones. [2] Ce peuple habitait la ville de Calès: il avait uni ses armes à celles des Sidicins, ses voisins. Un seul combat, peu mémorable d'ailleurs, dispersa l'armée des deux peuples: la proximité de leurs villes, qui avait pu hâter leur fuite, protégea cette fuite même. [3] Le sénat cependant ne borna point là le cours de cette guerre; trop de fois déjà les Sidicins avaient ou repris les armes, ou aidé à les prendre, ou causé la guerre. [4] Aussi, de tout son pouvoir il s'efforça de faire une quatrième fois consul le meilleur général de ce temps-là, M. Valerius Corvus. [5] On donna pour collègue à Corvus M. Atilius Regulus; et, pour prévenir toute erreur du hasard, on obtint des consuls que Corvus, sans l'épreuve du sort, aurait cette province. [6] Il reçoit des précédents consuls l'armée victorieuse, marche à Calès, foyer de cette guerre, et, du premier cri, du premier choc, disperse les ennemis, tremblants encore au souvenir de leur premier revers: puis, il décide l'attaque de la ville; [7] et telle était l'ardeur des soldats, qu'ils voulaient appliquer les échelles aux remparts et répondaient du succès de l'assaut. [8] Corvus, sachant l'oeuvre peu facile, aima mieux l'accomplir par le labeur de ses soldats, qu'au péril de leur vie: il fit donc disposer une terrasse et des mantelets, et il approcha les tours des murailles; mais un heureux hasard le dispensa d'en faire usage. [9] Un prisonnier romain, M. Fabius, qui, grâce à la négligence de ses gardiens, un jour de fête, avait brisé ses fers, et s'était glissé sur les mains, à l'aide d'une corde attachée au créneau de la muraille, jusqu'au pied du mur où travaillaient les Romains, [10] vient presser le général d'attaquer des ennemis endormis dans le vin et les festins; et ce ne fut pas une plus rude tâche de prendre la ville et les Ausones avec elle, que de les vaincre d'abord en bataille. Le butin fut immense. On plaça garnison dans Calès, et les légions revinrent à Rome. [11] Le consul triompha par sénatus-consulte, et pour qu'Atilius ne restât pas sans gloire, les deux consuls eurent ordre de conduire ensemble l'armée contre les Sidicins. [12] Avant de partir, et suivant un décret du sénat, ils nommèrent dictateur, pour la tenue des comices, L. Aemilius Mamercinus, qui nomma maître de la cavalerie Q. Publilius Philo. À ces comices tenus par le dictateur, on créa consuls T. Veturius et Sp. Postumius. [13] La guerre n'était point achevée; mais avant d'en finir avec les Sidicins, ils voulurent prévenir par un bienfait les réclamations du peuple, et ils proposèrent l'envoi d'une colonie à Calès: un sénatus-consulte décida que deux mille cinq cents hommes seraient inscrits pour cette ville, et on créa triumvirs pour l'établissement de la colonie et le partage des terres Caeso Duilius, T. Quinctius et M. Fabius. XVII [1] Ensuite les nouveaux consuls reçurent des anciens le commandement de l'armée, entrèrent sur le territoire de l'ennemi, et pénétrèrent en le dévastant jusqu'aux remparts, jusqu'à la ville. [2] Là, s'était réunie une armée immense; les Sidicins, n'ayant plus d'autre espoir, semblaient résolus à une lutte acharnée; le bruit courait en outre que le Samnium s'ébranlait pour la guerre: il fallait un dictateur. [3] Par ordre du sénat, les consuls choisirent P. Cornelius Rufinus: il nomma M. Antonius maître de la cavalerie. [4] Mais survint un scrupule: l'élection parut vicieuse; ils abdiquèrent. Une peste suivit; on crut tous les auspices atteints du même vice, et on eut recours à l'interrègne. [5] Plusieurs interrois se succédèrent: le cinquième enfin, M. Valerius Corvus, put créer consuls A. Cornelius pour la deuxième fois, et Cn. Domitius. [6] Rome était tranquille, mais le seul bruit guerre avec les Gaulois fit tumulte, et força de nommer un dictateur. On nomma M. Papirius Crassus, qui eut pour maître de cavalerie P. Valerius Publicola. [7] Tandis qu'ils pressent les levées avec plus de vigueur que d'ordinaire contre des ennemis voisins, des éclaireurs qu'on envoya rapportèrent que tout était calme chez les Gaulois. [8] Depuis un an, on soupçonnait aussi le Samnium d'agitation et de projets hostiles; l'armée romaine ne quitta point le territoire des Sidicins. [9] Mais la guerre d'Alexandre d'Épire attira les Samnites en Lucanie: les deux peuples menèrent leurs enseignes contre ce roi qui avait fait une descente près de Paestum, et lui livrèrent bataille. [10] Vainqueur dans ce combat, Alexandre conclut la paix avec les Romains: on ne sait comment sa foi l'eût observée, s'il eût toujours eu même succès. [11] La même année, on fit le cens: les nouveaux citoyens recensés, on ajouta, pour eux, les tribus Maecia et Scaptia; les censeurs étaient Q. Publilius Philo et Sp. Postumius. [12] Les habitants d'Accerra furent faits Romains par une loi du préteur L. Papirius, qui leur donna la cité sans le suffrage. Telles furent les opérations civiles et militaires de cette année. XVIII [1] Suivit une année funeste par l'insalubrité de l'air ou par la perversité humaine, sous les consuls M. Claudius Marcellus et C. Valerius. [2] Le surnom de ce consul varie dans les annales: je lui trouve ceux de Flaccus et de Potitus, mais, en cela, peu importe la vérité: je voudrais plutôt qu'on se fût trompé [car les témoignages ne sont pas unanimes] en imputant au poison, la mortalité qui fit à cette année une si triste célébrité. [3] Cependant je ne puis démentir aucun témoignage: j'exposerai le fait tel qu'on le raconte. [4] Comme les principaux citoyens de Rome périssaient de maladies semblables, et presque tous, de la même manière, une esclave se présenta devant Q. Fabius Maximus, édile curule, et promit de révéler la cause de cette mortalité publique, s'il lui donnait l'assurance qu'elle n'aurait point regret de sa révélation. [5] Fabius aussitôt rapporta le fait aux consuls, les consuls au sénat, et l'ordre entier consentit à donner toute assurance à l'esclave. [6] Alors elle déclara que c'était la perversité des femmes qui désolait la ville; que des matrones préparaient des poisons, et que si on la voulait suivre sur l'heure, on pourrait en saisir la preuve. [7] On suivit l'esclave, on surprit quelques femmes occupées à cuire des drogues, on trouva des poisons cachés [8] qu'on apporta au Forum: vingt matrones environ, chez qui on les avait saisis, furent amenées par un appariteur. Deux d'entre elles, Cornelia et Sergia, l'une et l'autre de famille patricienne, soutinrent que c'étaient là des breuvages salutaires; l'esclave nia et leur ordonna d'en boire, afin de la convaincre d'imposture. [9] Elles demandèrent le temps de se consulter. Le peuple s'étant écarté, à la vue de tous elles se concertèrent avec les autres, qui, elles aussi, acceptèrent l'épreuve: chacune but de ce breuvage, et toutes périrent par leur propre crime. [10] Arrêtées aussitôt, leurs complices dénoncèrent un grand nombre de matrones: cent soixante-dix environ furent condamnées. [11] Nul empoisonnement avant ce jour n'avait encore été jugé dans Rome. On tint le fait pour un prodige: on vit là des esprits égarés plutôt que criminels; [12] et comme les antiques traditions des annales rapportaient qu'autrefois, lors des sécessions de la plèbe, le dictateur avait planté un clou, et que cette solennité expiatoire avait ramené à la raison les esprits des hommes aliénés par la discorde, on s'empressa de créer un dictateur pour planter le clou. [13] On créa Cn. Quinctilius, qui nomma L. Valerius maître de la cavalerie. Le clou planté, ils abdiquèrent leurs fonctions. XIX [1] On créa consuls L. Papirius Crassus pour la deuxième fois, et L. Plautius Venox. Au commencement de cette année, des députés volsques de Fabrateria et de Luca, vinrent demander à Rome d'être admis sous sa tutelle: [2] si on les protégeait contre les armes des Samnites, ils promettaient obéissance et fidélité à la domination romaine. [3] Le sénat envoya des députés enjoindre aux Samnites de s'interdire toute violation du territoire de ces deux peuples. Cette députation réussit, moins parce que les Samnites voulaient la paix que parce qu'ils n'étaient point encore préparés pour la guerre. [4] La même année, la guerre s'engagea contre les Privernates: ils avaient pour alliés le peuple de Fundi, et pour chef même quelqu'un de cette ville, Vitruvius Vaccus, homme célèbre et dans sa ville et dans Rome même. Il avait au Palatium une maison dans les lieux qu'on appela depuis "Prés de Vaccus", quand la maison fut détruite et le terrain confisqué. [5] Contre cet ennemi qui étendait ses ravages sur les territoires de Setia, de Norba et de Cora, L. Papirius se mit en marche et prit position non loin de son camp. [6] Vitruvius ne se sentit ni la ferme et prudente volonté de se tenir dans ses retranchements en présence d'un plus puissant adversaire, ni le coeur de s'éloigner de son camp pour combattre. [7] Il dispose hors de la porte du camp son armée, qui s'y développe avec peine et qui a plus en vue la retraite et la fuite, que l'attaque ou l'ennemi; et il livre bataille: [8] sa défaite fut prompte et certaine; mais, grâce au peu de distance et au facile accès d'un camp si rapproché, il préserva sans beaucoup d'efforts ses soldats du carnage: [9] à peine s'il en tomba quelqu'un dans la mêlée; et, dans la déroute, les derniers fuyards seulement furent tués aux portes du camp où ils se jetaient en foule. Aux premières ombres de la nuit, l'armée gagna Privernum en désordre, préférant à ses palissades l'abri plus sûr de ces murailles. Laissant là Privernum, Plautius, l'un des consuls, dévaste au loin les campagnes, et chargé de butin, dirige son armée sur les terres de Fundi. [10] À son arrivée sur les frontières, le sénat de Fundi se présente à lui: "Ce n'est point pour Vitruvius, pour ses partisans et ses complices, qu'ils viennent le prier; c'est pour le peuple de Fundi, innocent du crime de cette guerre, au jugement même de Vitruvius, qui, dans sa déroute, s'est réfugié à Privernum plutôt qu'à Fundi, sa patrie. [11] C'est donc à Privernum qu'il faut chercher et poursuivre les ennemis du peuple romain, traîtres tout ensemble à Fundi et à Rome, ingrats à l'une et à l'autre patrie. Les gens de Fundi ont la paix à coeur, des sentiments romains, une mémoire reconnaissante du don de cité qu'ils ont reçu. [12] Ils conjurent le consul d'épargner la guerre à ce peuple innocent: leurs terres, leur ville, leurs personnes mêmes et celles de leurs femmes, de leurs enfants, sont et seront à jamais en la puissance du peuple romain." [13] Après avoir félicité les sénateurs, le consul manda par lettre à Rome que Fundi restait dans le devoir, et tourna ses pas vers Privernum. Claudius écrit que le consul voulut auparavant punir les chefs de la sédition; [14] qu'il envoya chargés de fers à Rome près de trois cent cinquante conjurés; que cet acte de soumission ne fut point agréé du sénat, dans l'opinion que le peuple de Fundi avait voulu acquitter la nation tout entière aux dépens de ces pauvres et obscurs citoyens. XX [1] Pendant que les deux armées consulaires assiégeaient à la fois Privernum, on rappela un des consuls à Rome pour les comices. [2] Cette année, les premiers "carceres" [= niches de départ] furent construits dans le Cirque. On n'était point encore délivré du souci de la guerre privernate, quand le bruit éclata d'un tumulte gaulois: bruit terrible, que le sénat ne négligea jamais. [3] Aussitôt les consuls nouveaux, L. Aemilius Mamercinus et C. Plautius, le jour même de leur entrée en fonctions, aux calendes de juillet, eurent ordre de se partager les provinces; et Mamercinus, à qui la guerre des Gaulois était échue, de lever une armée sans accorder une seule dispense: tout le peuple, [4] même des artisans, des ouvriers sédentaires, gens peu propres au métier des armes, fut, dit-on, enrôlé. À Véies, une forte armée s'assembla pour marcher, de cette ville, au devant des Gaulois: [5] on ne lui permit point de s'en éloigner, de peur de manquer l'ennemi, qui pouvait gagner Rome par un autre chemin. Après quelques jours de calme, qui suffirent pour rassurer les esprits, toutes les forces dirigées contre les Gaulois se tournèrent contre Privernum. [6] Ici deux versions dans les auteurs: selon les uns, la ville fut prise d'assaut et Vitruvius amené vivant au pouvoir des Romains; d'autres affirment que, sans attendre cette dernière épreuve, les assiégés vinrent, le caducée à la main, se remettre à la discrétion du consul, et que Vitruvius fut livré par les siens. [7] Le sénat, consulté sur Vitruvius et les Privernates, ordonna au consul Plautius de renverser les murs de Privernum, d'y placer une forte garnison et de venir recevoir le triomphe: il décida que Vitruvius serait gardé en prison jusqu'au retour du consul, puis fouetté et mis à mort; [8] que sa maison, sise au Palatium, serait détruite, et ses biens consacrés à Semo Sancus: de la somme qu'on en tira, on fit deux disques de bronze qu'on plaça dans le sanctuaire de Sancus, du côté du temple de Quirinus. [9] À l'égard du sénat privernate, on décréta que tout sénateur demeuré dans Privernum depuis sa défection, habiterait au-delà du Tibre, sous les mêmes peines que les Véliternes. [10] Ces décisions prises, on ne parla plus des Privernates jusqu'au triomphe de Plautius: après son triomphe, et quand Vitruvius et ses complices furent mis à mort, le consul, persuadé que le supplice des coupables avait assouvi toute vengeance, et qu'on pouvait sans danger parler des Privernates: [11] "Puisque les auteurs de la révolte, dit-il, ont reçu des dieux immortels et de vous, pères conscrits, un juste châtiment, que voulez-vous faire de cette multitude innocente? [12] Pour moi, bien que mon devoir soit ici de demander plutôt que de donner conseil, en voyant les Privernates si voisins des Samnites, avec qui nous n'avons aujourd'hui qu'une paix incertaine, je voudrais que le moindre ressentiment ne pût rester entre eux et nous." XXI [1] La chose par elle-même était douteuse; car chacun suivait son penchant, qui lui conseillait ou plus de rigueur ou plus d'indulgence; mais un des députés privernates augmenta encore toutes les incertitudes, pour avoir plus songé à la condition où il était né qu'à sa fortune présente. [2] Un des partisans d'une mesure plus sévère lui demanda "quelle peine méritaient, selon lui, les Privernates? - Celle, dit-il, que méritent ceux qui se jugent dignes de la liberté." [3] La fierté de cette réponse irrita encore ceux qui déjà combattaient la cause des Privernates: le consul s'en aperçoit, et pour s'attirer, par une question bienveillante, une plus douce réponse: [4] "Mais si nous vous remettons toute peine, quelle paix aurons-nous à espérer de vous? - Si vous nous la faites bonne, dit-il, vous l'aurez sûre et constante; si mauvaise, peu durable." [5] Alors on se récrie: "Il menace, et sans détours, ce Privernate; c'est par de telles paroles qu'on excite à la révolte les peuples soumis à nos armes." [6] Mais la meilleure partie du sénat interpréta mieux cette réponse; elle dit que "c'était parler en homme, et en homme libre. Peut-on croire qu'un peuple, ou un homme enfin, veuille demeurer dans une condition qui lui répugne, plus longtemps que de nécessité? [7] La paix est sûre et fidèle, là où elle est volontairement consentie; mais partout où on veut l'esclavage, il n'y a point de fidélité à attendre." [8] Le consul appuya ce sentiment; il y ramena les esprits en s'adressant de temps à autre aux consulaires qui votaient les premiers, et en leur disant assez haut pour être entendu de plusieurs autres. [9] "Ceux- là vraiment qui n'ont souci que de la liberté, sont dignes d'être Romains." [10] Si bien qu'ils gagnèrent leur cause dans le sénat; et, par ordre des Pères, on proposa au peuple d'accorder aux Privernates le droit de cité. [11] La même année, on envoya trois cents colons à Anxur; ils reçurent chacun deux arpents de terre. XXII [1] L'année suivante, sous les consuls P. Plautius Proculus et P. Cornelius Scapula, nul autre événement remarquable à l'armée ou dans la ville que l'établissement d'une colonie à Frégelles, [2] dont le territoire avait été aux Segnini, puis aux Volsques; et une distribution de viande offerte au peuple par M. Flavius aux funérailles de sa mère. [3] On a dit, pour expliquer ce fait, que, sous prétexte d'honorer sa mère, il payait ainsi sa dette au peuple qui l'avait absous d'une accusation dirigée contre lui par les édiles pour avoir violé une mère de famille. [4] Cette distribution de viande qu'il offrait en reconnaissance d'un premier bienfait, lui valut encore une faveur, le tribunat du peuple, aux élections suivantes où, bien qu'absent, il fut préféré à tous ceux qui se présentèrent. [5] Palaepolis était autrefois à peu de distance du site actuel de Naples. Les deux villes étaient habitées par le même peuple, originaire de Cumes, et les Cumains tiraient leur origine de Chalcis en Eubée. [6] La flotte qui les y avait apportés de leur pays, fit leur puissance sur les rivages qu'ils occupent. Après avoir envahi d'abord les îles d'Aenaria et de Pithécusses, ils osèrent bientôt s'établir sur le continent. [7] Cet État, confiant en ses forces, et comptant sur l'alliance des Samnites qui trahissaient Rome, ou sur la peste peut-être, qui venait d'atteindre, disait-on, la cité romaine, exerça de nombreuses hostilités contre les Romains établis sur les territoires de la Campanie et de Falerne. [8] L. Cornelius Lentulus et Q. Publilius Philo étaient alors consuls, tous deux pour la seconde fois. Les féciaux envoyés à Palaepolis pour demander réparation, rapportèrent de ces Grecs, plus hardis à parler qu'à agir, une insolente réponse sur la proposition du sénat; le peuple ordonna qu'on ferait la guerre aux Palaepolitains. [9] Les consuls se partagent les provinces: le soin de poursuivre et de combattre les Grecs échut à Publilius; Cornelius, avec l'autre armée, dut s'opposer aux mouvements des Samnites; [10] et comme le bruit courait que, dans la vue d'une prochaine défection de la Campanie, ils porteraient leur camp de ce côté, ce fut là aussi que le consul jugea à propos de prendre position. XXIII [1] L'un et l'autre consul n'ayant plus qu'un faible espoir de conserver la paix avec les Samnites, en informa le sénat. Publilius annonça que deux mille soldats nolains et quatre mille Samnites, sur une injonction des Nolains plutôt que sur la demande des Grecs, avaient été reçus dans Palaepolis; [2] Cornelius, que les magistrats samnites avaient ordonné des levées, que tout le Samnium était sur pied, et cherchait ouvertement à soulever les cités voisines, Privernum, Fundi et Formies. [3] On voulut envoyer des députés aux Samnites avant de leur porter la guerre: les Samnites rendirent une réponse insolente. [4] Ils accusaient Rome des premiers torts, sans négliger pour cela de se justifier de ceux qu'on leur imputait. [5] "La nation n'a ni consenti ni participé aux secours donnés aux Grecs: on n'a cherché à soulever ni Fundi ni Formies, car on ne serait point en peine de ses propres forces si on voulait la guerre. [6] Du reste, on ne peut dissimuler que la cité des Samnites voit avec douleur Frégelles, prise aux Volsques et ruinée par elle, relevée par les Romains, et cette colonie imposée par eux au sol samnite et que leurs colons nomment Frégelles. [7] C'est là un outrage et une injure dont les auteurs doivent réparation; sinon, les Samnites à tout prix sauront s'en faire justice." [8] Un député romain proposait de s'en rapporter à des alliés, à des amis communs: "Pourquoi tant de détours? lui répond-on. Nos différends, Romains, n'ont besoin ni du verbiage des ambassadeurs, ni de la médiation des hommes; que les plaines de Campanie, où nous pouvons combattre, que les armes, que la commune destinée de la guerre, en décident! [9] Retrouvons-nous donc entre Capoue et Suessula; que nos camps s'y rencontrent, et que là se décide si le Samnite ou le Romain doit commander à l'Italie". [10] Les députés romains répondirent qu'ils iraient, non point où les appelait un ennemi, mais où leurs chefs voudraient les conduire. Déjà Publilius, maître d'une position favorable entre Palaepolis et Naples, avait arrêté les communications de ces deux villes, qui jusqu'alors s'étaient prêté mutuellement secours suivant leurs besoins. [11] Le jour des comices approchait; mais comme le rappel de Publilius, alors qu'il menaçait de si près les remparts ennemis et qu'il avait chaque jour l'espoir de prendre la ville, eût été funeste à la république, [12] on engagea les tribuns à proposer au peuple de laisser à Publilius Philo, à l'expiration de son consulat, le commandement comme proconsul jusqu'à l'achèvement de la guerre contre les Grecs. [13] L. Cornelius était entré déjà dans le Sanmium, et comme on ne voulait point non plus retarder le progrès de ses armes, on lui écrivit de nommer un dictateur pour présider les élections. [14] Il choisit M. Claudius Marcellus, qui nomma maître de la cavalerie Sp. Postumius. Toutefois ce dictateur ne tint pas les comices: la validité de son élection fut contestée: les augures consultés, prononcèrent que l'élection semblait vicieuse. [15] Les tribuns attaquèrent cette décision qu'ils soupçonnaient et qu'ils accusaient de mauvaise foi. "Ce n'est pas là un vice facile à connaître, car le consul se lève la nuit, en silence, pour créer le dictateur; le consul n'a écrit sur ce sujet à personne, ni au sénat ni à des particuliers; [16] il n'existe pas un mortel qui dise avoir vu ou entendu rien qui pût interrompre les auspices; et les augures, siégeant à Rome, n'ont pu deviner un vice survenu au camp, chez un consul. Qui ne voit clairement que le vice du dictateur, aux yeux des augures, c'est qu'il est plébéien?" [17] Malgré ces objections et d'autres encore vainement présentées par les tribuns, il fallut en venir à l'interrègne: les comices furent longtemps différés pour une cause ou pour une autre; enfin le quatorzième interroi, L. Aemilius, créa consuls C. Poetelius et L. Papirius Mugillanus, ou Cursor, que je trouve en d'autres annales. XXIV [1] À la même année se rapporte la fondation d'Alexandrie en Égypte, et la mort d'Alexandre, roi d'Épire, tué par un exilé de Lucanie; événement qui confirma les prédictions de Jupiter de Dodone. [2] Quand il fut appelé par les Tarentins en Italie, l'oracle lui dit "de se garder de l'eau achérusienne et de la ville de Pandosia: c'est là qu'était marqué le terme de sa destinée." [3] Il se hâta donc de passer en Italie, pour s'éloigner le plus possible de la ville de Pandosia en Épire, et du fleuve Achéron qui, sorti de Molossie, coule dans les lacs infernaux et se perd dans le golfe de Thesprotie. [4] Mais presque toujours, en fuyant sa destinée, on s'y précipite. Après avoir souvent battu les légions bruttiennes et lucaniennes; pris aux Lucaniens Héraclée, colonie de Tarente, Sipontum, Consentia et Terina qui appartenaient aux Bruttiens, d'autres villes encore appartenant aux Messapiens et aux Lucaniens; après avoir envoyé en Épire trois cents familles illustres comme otages, [5] il vint occuper non loin de Pandosia, ville voisine des confins de la Lucanie et du Bruttium, trois éminences, situées à quelque distance l'une de l'autre. De là, il dirigeait des incursions sur tous les points du territoire ennemi. [6] Il avait autour de lui environ deux cents exilés lucaniens, qu'il croyait sûrs, mais dont la foi, comme il arrive d'ordinaire aux esprits de cette sorte, changeait avec la fortune. [7] Des pluies continuelles avaient inondé toutes les campagnes, et rompu les communications entre les trois armées, qui ne pouvaient plus se prêter secours. Les deux postes, où le roi n'était pas, sont brusquement attaqués par l'ennemi, qui les enlève, les détruit, et réunit toutes ses forces pour investir le roi lui-même. [8] Alors les exilés lucaniens envoient des messages à leurs compatriotes, et, pour prix de leur rappel, promettent de livrer le roi mort ou vif. [9] Lui cependant, avec une troupe choisie et dans l'élan d'une noble audace, se fait jour au travers de l'ennemi et tue le chef des Lucaniens qui s'avançait à sa rencontre; [10] puis, ralliant son armée dispersée et fugitive, gagne un fleuve, où les ruines récentes d'un pont entraîné par la violence des eaux, lui marquaient sa route. [11] Comme sa troupe passait l'eau par un gué peu sûr, un soldat, rebuté du péril et de la fatigue, et maudissant l'abominable nom de ce fleuve, s'écria: "Ce n'est pas sans raison qu'on t'appelle Achéron." Ce mot arriva aux oreilles du roi, et lui rappela soudain sa destinée. Il s'arrête; il hésite à passer. [12] Alors Sotimus, un des jeunes serviteurs du roi, lui demande "ce qui peut le retenir dans un si pressant danger;" et l'avertit que les Lucaniens cherchent l'occasion de le perdre. [13] Le roi se retourne, et les voyant au loin venir en troupe contre lui, il tire son épée et pousse son cheval au milieu du fleuve. Il allait déjà prendre terre, quand un javelot lancé par un exilé lucanien vint lui percer le corps. [14] Il tombe, et son cadavre inanimé où le trait tient encore est porté par le courant aux postes ennemis. Là, il se fit de ce cadavre une hideuse mutilation. On le coupa en deux: une moitié fut envoyée à Consentia; on retint l'autre pour s'en faire un jouet, [15] et on l'attaquait de loin à coups de javelots et de pierres, quand une femme, au milieu de ces transports d'une rage plus qu'humaine et qui passe toute croyance, se mêle à cette troupe forcenée, prie qu'on s'arrête un peu, et dit en pleurant, "qu'elle a un époux et des enfants prisonniers chez l'ennemi: elle espère avec ce cadavre de roi, tout déchiré qu'il est, racheter sa famille". [16] Les mutilations cessèrent: ce qui resta de ces membres en lambeaux fut enseveli à Consentia par les soins d'une seule femme; les ossements du roi, renvoyés à l'ennemi dans Métaponte, [17] furent de là portés en Épire, à Cléopâtre sa femme et à sa soeur Olympias, dont l'une était mère et l'autre soeur d'Alexandre le Grand. [18] Telle fut la triste fin d'Alexandre d'Épire: quoique la fortune lui ait épargné la guerre avec Rome, comme il porta néanmoins ses armes en Italie, j'ai dû la raconter en peu de mots, qui suffiront. XXV [1] La même année on célébra dans Rome un lectisterne, pour la cinquième fois depuis la fondation de la ville, et toujours afin d'apaiser les dieux. [2] Ensuite les nouveaux consuls, après avoir, par ordre du peuple, envoyé déclarer la guerre aux Samnites, préparèrent d'abord, pour la soutenir, de plus puissantes ressources que contre les Grecs: puis, il leur vint d'ailleurs un secours étranger qu'alors ils n'attendaient guère. [3] Les Lucaniens et les Apuliens, peuples avec qui Rome n'avait jamais eu affaire jusqu'à ce jour, vinrent demander son alliance et promirent des armes et des hommes pour la guerre: par un traité, on les reçut en amitié. [4] Durant ce temps, les légions avaient du succès dans le Samnium: trois places tombèrent en leur pouvoir, Allifae, Callifae et Rufrium; et partout ailleurs, à l'arrivée des consuls, le territoire fut dévasté dans tous les sens. [5] Pendant que cette guerre s'engageait si heureusement, celle qu'on faisait d'autre part aux Grecs assiégés touchait à sa fin. Les ennemis en effet, dont les communications étaient coupées, et les forces divisées, avaient encore à souffrir dans leurs murailles plus de maux qu'ils n'en redoutaient du dehors: [6] prisonniers, pour ainsi dire, de leurs propres défenseurs, qui outrageaient indignement leurs enfants même et leurs femmes, ils enduraient toutes les calamités des villes conquises. [7] Ils apprirent que Tarente et les Samnites leur envoyaient de nouveaux secours: des Samnites, ils pensaient en avoir dans leurs murs plus qu'ils n'en voulaient; [8] mais les Tarentins, soldats grecs dans une ville grecque, devaient les protéger autant contre les Samnites et les Nolains que contre le Romain ennemi; ils les attendaient dans cet espoir. Néanmoins ils jugèrent que le moindre des maux serait encore de se rendre aux Romains. [9] Charilaus et Nymphius, les premiers de la ville, après s'être concertés sur la conduite de cette affaire, se partagèrent les rôles: l'un passerait auprès du général romain, l'autre demeurerait dans la place, pour la tenir prête à l'exécution de l'entreprise. [10] Ce fut Charilaus qui vint trouver Publilius Philo: "C'est pour le bien, le profit, le bonheur des Palaepolitains et du peuple romain qu'il a résolu de livrer la ville. Que par ce fait il trahisse ou sauve sa patrie, cela dépend de la foi romaine. Pour lui-même, il n'exige et ne demande rien: [11] pour la ville, il demande, sans l'exiger toutefois, que si l'entreprise réussit, le peuple romain considère plutôt ce qu'il avait fallu de dévouement et de courage pour revenir à son amitié que de folie et d'audace pour se détacher du devoir." [12] Le général l'approuve, et lui donne trois mille soldats pour occuper la partie de la ville où s'étaient établis les Samnites: cette troupe était sous les ordres de L. Quinctius, tribun militaire. XXVI [1] Pendant ce temps, Nymphius avait adroitement attaqué le préteur des Samnites, et, lui montrant l'armée romaine tout entière autour de Palaepolis et dans le Samnium, l'avait amené à lui permettre de monter une flotte pour aller envahir le territoire de Rome, où il dévasterait non seulement la côte maritime, mais les lieux voisins de la ville même. [2] Mais, pour cette entreprise, il fallait partir la nuit, et sur l'heure mettre à flot les navires. Pour hâter ces apprêts, toute l'armée des Samnites, moins la garde nécessaire au service de la ville, fut envoyée au rivage. [3] Là, pendant que Nymphius, au milieu des ténèbres et de cette multitude qui s'embarrasse elle-même, s'applique à tout confondre par milles ordres contraires, et gagne ainsi du temps; Charilaus, d'intelligence avec ses partisans, s'introduit dans la place, garnit de soldats romains les hauteurs de la ville, et fait jeter le cri d'attaque. Les Grecs, secrètement avertis par leurs chefs, restent en repos; [4] les Nolains s'élancent vers la porte opposée et s'enfuient par le chemin qui mène à Nola. Les Samnites n'étaient pas dans la place; et plus la fuite leur sembla facile d'abord, plus elle leur fit honte après le danger, [5] car ils n'avaient plus d'armes, plus de bagages; ils avaient tout laissé aux mains de l'ennemi; et, moqués de l'étranger, de leurs compatriotes même, ils rentrèrent chez eux dépouillés et dénués de tout. [6] Je n'ignore point qu'une autre tradition impute la remise de cette place aux Samnites, mais j'ai voulu suivre des auteurs plus dignes de foi; d'ailleurs le traité fait avec Naples [qui devint ensuite la ville souveraine de l'empire des Grecs] rend plus vraisemblable leur retour volontaire à l'amitié de Rome. [7] On décerna le triomphe à Publilius: on comprit assez que le siège avait dû dompter l'ennemi et l'amener à se rendre. Cet homme obtint le premier deux faveurs singulières: la prorogation du commandement qu'on n'avait accordée à nul autre avant lui, et le triomphe après le consulat. XXVII [1] Une autre guerre éclata presque aussitôt avec les Grecs de la rive opposée: les Tarentins. [2] Ils avaient entretenu quelque temps Palaepolis d'un vain espoir de secours, et quand ils apprirent que les Romains étaient maîtres de la ville, ils se plaignirent des Palaepolitains, comme s'ils en étaient trahis, et qu'ils ne les eussent point trahis eux-mêmes; leur haine, leur envie fit rage contre Rome, surtout quand ils surent que les Lucaniens aussi et les Apuliens [car l'une et l'autre alliance date de cette année] s'étaient rangés sous la protection du peuple romain. [3] "On est presque arrivé jusqu'à eux; on va les réduire à n'avoir les Romains que pour ennemis ou pour maîtres. [4] Le sort de leur État dépend évidemment de la guerre des Samnites et de son issue: seule, cette nation résiste, mais ses forces ne lui suffisent plus depuis la défection du Lucanien; [5] c'est donc lui qu'il faut ramener, et détacher de l'alliance romaine; on le peut encore, si on sait avec art semer les discordes." [6] Ces raisons prévalurent sur les esprits avides de nouveautés. On attira à prix d'argent de jeunes Lucaniens, qu'on paya; plus connus qu'estimés dans leur pays, ils viennent, se déchirent à coups de verges, et, le corps nu, se présentent dans l'assemblée de leurs concitoyens, [7] criant que c'était pour avoir osé entrer dans le camp romain, que le consul les avait battus de verges et presque frappés de la hache. [8] Ce traitement, si hideux en lui-même, semblait plutôt l'oeuvre de la violence que de la ruse: à cette vue, la foule se soulève, et force par ses clameurs les magistrats de convoquer le sénat: [9] les uns, entourant l'assemblée, demandent la guerre contre Rome; d'autres courent au dehors appeler aux armes les habitants des campagnes. Les esprits les plus sages se laissent entraîner à ce mouvement; on décrète le renouvellement de l'alliance avec les Samnites, et des députés partent à cet effet. [10] Cette résolution soudaine parut aussi peu sincère qu'elle était peu fondée; les Samnites exigèrent qu'on donnât des otages, et qu'on reçut garnison dans les places fortes: on était dupe de l'imposture et de la haine; on ne refusa rien. [11] Cependant l'imposture ne tarda point à paraître, quand on vit les auteurs de cette ruse perfide se retirer à Tarente: mais on avait perdu tout pouvoir de disposer de soi; on en fut réduit à un stérile repentir. XXVIII [1] Cette année la plèbe romaine entra, pour ainsi dire, dans une ère nouvelle de liberté: l'asservissement des débiteurs fut aboli; le droit changea, grâce tout ensemble et à la luxure et à l'insigne cruauté d'un usurier, L. Papirius. [2] Il retenait chez lui C. Publilius, qui s'était livré pour répondre des dettes de son père: l'âge et la beauté du jeune homme, qui pouvaient émouvoir sa pitié, n'enflammèrent que son penchant au vice et à l'outrage. [3] Prenant cette fleur de jeunesse pour un supplément d'intérêt de sa créance, il essaya d'abord de le séduire par d'impudiques paroles; puis, comme Publilius fermait l'oreille à ses instances, il cherche à l'effrayer par ses menaces et lui représente par instants sa position. [4] Voyant enfin qu'il avait plus de souci de l'honneur de sa naissance que de sa fortune présente, il ordonne qu'on le mette nu, et qu'on apporte les verges. [5] Déchiré sous les coups, le jeune homme s'échappe par la ville, se plaignant à tous de l'infamie et de la cruauté de l'usurier: [6] les citoyens viennent en foule, émus de compassion pour sa jeunesse, indignés de son outrage; on s'échauffe, on craint pour soi, pour ses enfants un pareil sort; du Forum, où on se rassemble, on court à la Curie. [7] Et comme les consuls, surpris et entraînés dans ce mouvement, avaient convoqué le sénat, à mesure que les sénateurs entrent dans la Curie, on se précipite à leurs pieds, on leur montre le corps déchiré du jeune homme. [8] Ce jour-là, la violence et l'attentat d'un seul brisèrent un des plus forts liens de la foi publique: les consuls eurent ordre de proposer au peuple que jamais, sinon pour crime, et en attendant le supplice mérité, un citoyen ne pût être tenu dans les chaînes ou les entraves: [9] les biens du débiteur, non son corps, répondraient de sa dette. Ainsi tous les citoyens captifs furent libres, et on défendit pour toujours de remettre aux fers un débiteur. XXIX [1] La même année, quand la seule guerre des Samnites, sans compter la défection soudaine des Lucaniens et la complicité de Tarente dans cette défection, eût suffi pour mettre en peine le sénat, on apprit encore que le peuple vestin se joignait aux Samnites. [2] Toutefois, cette nouvelle ne fut cette année que le sujet des divers entretiens de la ville, sans être la matière d'une discussion publique, mais l'année suivante, les consuls L. Furius Camillus, élu pour la deuxième fois, et Junius Brutus Scaeva, ne virent point d'affaire plus grave et plus pressée à présenter au sénat. [3] Cet ennemi ne s'était point fait connaître encore; le sénat pourtant fut saisi d'une si vive inquiétude qu'il craignait également de prendre en mains et de négliger cette affaire: d'un côté, l'impunité des Vestins encouragerait l'audace et l'insolence; de l'autre, leur punition par les armes inspirerait autour d'eux l'effroi et la colère; de toute manière on soulevait les nations voisines. [4] Et c'étaient toutes peuplades non moins puissantes à la guerre que les Samnites: les Marses, les Péligniens, les Marrucins, qu'on aurait pour ennemis, si on attaquait le Vestin. [5] Néanmoins ce parti prévalut: il put sembler d'abord plus hardi que sage; mais l'événement prouva que la force d'âme a pour soi la fortune. [6] Les sénateurs décidèrent et le peuple ordonna la guerre contre les Vestins. Cette province échut au sort à Brutus, le Samnium à Camillus. [7] On mena une armée chez les deux peuples, et le souci de défendre leurs frontières empêcha les ennemis de joindre leurs forces. [8] Au reste, l'un des consuls, L. Furius, qui portait la plus lourde charge de ces rudes travaux, fut atteint d'une maladie grave, et la fortune l'éloigna ainsi de la guerre: [9] il eut ordre de nommer un dictateur pour commander à sa place, et il nomma le plus célèbre guerrier de son siècle, L. Papirius Cursor, qui choisit Q. Fabius Maximus Rullianus pour maître de cavalerie: [10] couple illustre par les grandes oeuvres de sa magistrature, mais que sa désunion, où la lutte fut presque poussée à son dernier terme, fit plus illustre encore. [11] L'autre consul multiplia la guerre chez les Vestins, et partout il eut même succès. Il dévasta les campagnes, saccagea, brûla les toits et les moissons, attira ainsi les ennemis malgré eux au combat, [12] et, dans une seule bataille, il ruina si bien leurs forces, non toutefois sans verser le sang de ses soldats, que les Vestins, qui s'étaient réfugiés d'abord dans leur camp, n'osèrent plus compter sur les retranchements et les fossés, et se dispersèrent dans les places, dont la position et les remparts devaient les défendre. [13] Pour en finir, il entreprit d'emporter ces places d'assaut: Cutina d'abord, que, grâce à la vive ardeur ou à la rage de ses soldats, dont presque pas un n'était sorti du combat sans blessure, il enleva par escalade; puis Cingilia: [14] et il abandonna le butin de ces deux villes à ses troupes que n'avaient arrêtées ni portes ni murailles ennemies. XXX [1] On partit pour le Samnium sous d'équivoques auspices: ce vice tourna, non contre la guerre, dont l'issue fut heureuse, mais contre les généraux qui luttèrent de haines et de rage. [2] En effet, Papirius, dictateur, retournant à Rome, sur l'avis du pullaire, pour reprendre les auspices, commanda au maître de la cavalerie de garder sa position, et d'éviter, en son absence, d'en venir aux mains avec l'ennemi. [3] Fabius, après le départ du dictateur, apprit par ses éclaireurs que partout l'ennemi était aussi peu sur ses gardes que s'il n'y eût pas un seul Romain dans le Samnium. [4] Ce jeune homme, soit que son ardente fierté s'indignât de voir toute puissance aux mains du dictateur, soit qu'il cédât à l'occasion de bien faire, dispose et prépare ses troupes pour l'attaque; puis, il marche à Imbrinium [c'est le nom du lieu], il y rencontre les Samnites et leur livre bataille. [5] Le succès de ce combat fut tel, que, si le dictateur eût été là, il n'eût pas été plus complet, et l'affaire n'eût pu être mieux conduite: le général ne fit point faute au soldat, ni le soldat au général. [6] Les cavaliers, après avoir chargé à plusieurs reprises, sans pouvoir enfoncer la ligne de l'ennemi, s'avisèrent, par le conseil de L. Cominius, tribun militaire, d'ôter la bride à leurs chevaux, et, dans cet état, ils les poussèrent de l'éperon avec tant de vigueur que nul effort ne put tenir devant eux: à travers les armes et les hommes, ils s'ouvrirent un large passage. [7] Le fantassin suivit l'élan des cavaliers, et dans ces rangs ébranlés précipita les enseignes. Vingt mille ennemis, dit-on, périrent en ce jour. Des auteurs assurent que deux fois on combattit l'ennemi, en l'absence du dictateur, et qu'on eut deux fois un brillant succès. Dans les plus anciens écrivains, je ne trouve que cette seule bataille; dans quelques annales, on ne parle point de toute cette affaire. [8] Le maître de la cavalerie, qui, d'un si grand carnage, avait retiré de nombreuses dépouilles, rassembla en un vaste monceau les armes ennemies, y mit le feu et les brûla, soit qu'il en eût fait le voeu à quelque divinité, [9] soit qu'il voulût, s'il faut en croire l'historien Fabius, empêcher ainsi le dictateur de recueillir le fruit de sa gloire, d'inscrire son nom sur cette conquête, et de parer son triomphe de ces dépouilles. [10] La lettre qu'il écrivit sur cette heureuse affaire, il l'adressa au sénat et non au dictateur, ce qui prouvait encore qu'il n'entendait point l'admettre au partage de sa gloire. Il est certain du moins que le dictateur, en apprenant ce fait, loin de se réjouir comme les autres du gain de cette victoire, marqua de la colère et du chagrin. [11] Il leva brusquement la séance, et s'arracha aussitôt de la Curie, répétant partout que ce n'était point tant les légions samnites, mais la majesté dictatoriale et la discipline militaire, que le maître de cavalerie aurait vaincues et détruites, si son mépris pour l'autorité demeurait impuni. [12] Plein de menaces et de rage, il part, il marche au camp à grandes journées; mais sans avoir pu devancer le bruit de sa venue. [13] Déjà on était accouru de la ville annoncer que le dictateur arrivait, impatient de punir, et ne parlant presque que pour vanter l'action de T. Manlius. XXXI [1] Fabius convoque l'armée aussitôt, il conjure les soldats qui ont défendu vaillamment la république contre ses plus acharnés ennemis, qui ont vaincu sous sa conduite et ses auspices, de le protéger lui-même contre l'implacable cruauté du dictateur. [2] Il vient, égaré par l'envie, irrité du courage et du bonheur d'autrui, furieux qu'en son absence la république ait été dignement servie: il aimerait mieux, s'il pouvait changer la fortune, que la victoire fût aux Samnites qu'aux Romains. [3] Il parle du mépris de son autorité, comme s'il n'avait pas défendu de combattre, du même esprit qu'il s'afflige du combat aujourd'hui! C'était par envie alors qu'il aurait voulu comprimer la vaillance d'autrui, qu'il aurait arraché leurs armes à ses soldats si avides de gloire, pour qu'ils ne pussent marcher sans lui; [4] à cette heure encore, il ne s'indigne, il ne fait rage que parce qu'à défaut de L. Papirius, les soldats n'ont été ni sans armes, ni sans bras; que parce que Q. Fabius s'est cru maître de cavalerie, et non un appariteur du dictateur. [5] Qu'aurait-il fait, si, par un hasard des batailles, par une de ces communes chances de la guerre, un revers était survenu, lui qui, voyant l'ennemi vaincu, et la république si bien servie qu'elle n'eût pu l'être mieux par lui, ce chef unique menace du supplice le maître de cavalerie? [6] Et s'il en veut au maître de cavalerie, il n'en veut pas moins aux tribuns militaires, aux centurions, aux soldats: s'il pouvait, il sévirait contre tous; comme il ne le peut, il sévit contre un seul. [7] L'envie, comme la flamme, s'attaque à ce qui est grand: c'est la tête, c'est le chef de l'entreprise qu'on attaque. S'il peut tout ensemble tuer l'homme et sa gloire, vainqueur alors, il dominera comme sur une armée captive, et tout ce qu'on aura pu faire contre le maître de cavalerie, on l'osera contre les soldats. [8] Ainsi, dans la cause de Fabius, ils serviront leur liberté à tous. Si le dictateur voit que l'armée, qui fut d'accord pour marcher au combat, est d'accord aussi pour défendre sa victoire, et que le salut d'un seul est à coeur à tous, il se laissera aller à de plus doux sentiments. [9] En un mot, il confie sa vie et sa fortune à leur foi, à leur fermeté. XXXII [1] De toute l'assemblée on lui crie d'avoir bon courage: personne ne portera la main sur lui, tant que les légions romaines seront là. Peu de temps après le dictateur arrive, et sur l'heure fait sonner la trompette et convoque l'armée. [2] Alors on fit silence, et le héraut appela Q. Fabius, maître de la cavalerie. Il quitte aussitôt la place moins élevée qu'il occupait, et s'approche du tribunal. Le dictateur lui dit: [3] "Je veux savoir de toi, Q. Fabius, puisque la dictature est la suprême puissance, puisque les consuls, ces rois du pouvoir, lui obéissent, ainsi que les préteurs créés sous les mêmes auspices que les consuls, si tu crois juste ou non qu'un maître de cavalerie écoute et suive ses ordres? [4] Je te demande encore si, convaincu que j'étais, à mon départ de Rome, de l'incertitude des auspices, je devais, dans ce désordre de nos religions, commettre au hasard le salut de la république, ou renouveler les auspices, pour ne rien faire sans être sûr des dieux? [5] Puis enfin, quand un pieux scrupule arrêtait le dictateur au moment d'agir, si le maître de cavalerie avait le droit de s'en défendre et de s'en affranchir? Mais pourquoi toutes ces questions? Je serais parti sans mot dire, que tu pouvais me comprendre et régler ton devoir sur l'interprétation de ma volonté. [6] Réponds-moi: ne t'avais-je pas défendu de rien tenter en mon absence? ne t'avais-je pas défendu de livrer bataille aux ennemis? [7] Tu as méprisé ma défense, et en dépit de l'incertitude des auspices, du désordre de nos religions, contre toutes les lois militaires, contre la discipline des ancêtres, contre l'aveu des dieux, tu as osé te battre avec l'ennemi. [8] Réponds à ce que je te demande, à cela seul; hors de là, pas un mot; prends-y garde. Approche, licteur". [9] Répondre à chacune de ces questions n'était pas chose facile: tantôt il se plaignait d'avoir le même homme pour accusateur et pour juge; tantôt il s'écriait qu'on lui pouvait arracher la vie plutôt que la gloire de ses oeuvres; [10] il se justifiait tour à tour et accusait le dictateur. Papirius alors sentit renaître sa colère; il ordonna de dépouiller le maître de cavalerie, et d'apprêter les verges et les haches. [11] Fabius invoque la foi des soldats, et, repoussant les licteurs qui lui déchirent ses vêtements, il se réfugie auprès des triaires, qui déjà remuaient et soulevaient les esprits. [12] Leurs clameurs se propagent et parcourent l'assemblée entière: ici des prières, là des menaces se font entendre. Ceux que le hasard avait amenés près du tribunal et placés sous les yeux du général qui les pouvait reconnaître, le suppliaient de pardonner au maître de cavalerie et de ne point condamner l'armée avec lui. [13] Mais aux derniers rangs de l'assemblée et dans le groupe qui entourait Fabius, on attaquait hautement ce dictateur impitoyable, et on n'était pas loin de la sédition. Le tribunal même n'était point tranquille. [14] Les lieutenants qui environnaient le siège du dictateur le conjuraient de remettre l'affaire au jour suivant, de donner du relâche à sa colère et du temps à la réflexion. [15] "Il avait assez puni la jeunesse de Fabius, assez dégradé sa victoire sans pousser encore la vengeance à son dernier terme, au supplice; sans attacher à ce jeune homme accompli, à son illustre père, à la maison Fabia, cette marque d'ignominie". [16] Comme leurs prières, comme leurs raisons avaient peu de succès, ils l'engageaient "à considérer l'orageuse assemblée; échauffer encore l'esprit des soldats si animés déjà, et donner matière à la sédition, ne serait ni de son âge, ni de sa prudence. [17] On ne fera point un crime à Q. Fabius d'avoir voulu s'arracher au supplice; on s'en prendra au dictateur, si, aveuglé par la colère, il attire sur lui, par un funeste entêtement, les fureurs de la multitude. [18] Enfin, qu'il ne s'imagine point que c'est par affection pour Fabius qu'ils parlent ainsi: ils sont prêts à affirmer par serment qu'ils ne croient point de l'intérêt de la république de sévir en ce moment contre Q. Fabius." XXXIII [1] Ces remontrances attiraient contre eux l'animosité du dictateur, sans la détourner du maître de cavalerie. Il ordonna aux lieutenants de descendre du tribunal, [2] et commanda le silence: mais le héraut tenta vainement de l'obtenir; et, dans le bruit et le tumulte, ni la voix du dictateur ni celle de ses appariteurs ne purent se faire entendre: la nuit, qui met fin aux batailles, termina ce débat. [3] Le maître de cavalerie eut ordre de se représenter le jour suivant; mais comme tous lui affirmaient que la haine de Papirius, aigri, exaspéré par cette opposition, n'en serait que plus ardente, il s'échappa du camp et s'enfuit à Rome. [4] Là, de l'avis de son père, M. Fabius, qui avait été consul trois fois et dictateur, il convoque aussitôt le sénat, et s'y plaint vivement de la cruauté, de l'injustice du dictateur. Tout à coup on entend, à la porte de la Curie, le bruit des licteurs qui repoussent la foule: [5] c'est lui, c'est son ennemi qui se présente: il avait appris son départ du camp et l'avait suivi avec de la cavalerie légère. La querelle recommence donc, et Papirius ordonne de saisir Fabius. [6] En vain les premiers du sénat et le sénat tout entier intercèdent avec prières; ce coeur impitoyable persiste en sa résolution. Le père de l'accusé, M. Fabius, alors: [7] "puisque sur toi, lui dit-il, ni l'autorité du sénat, ni ma vieillesse que tu veux réduire à l'abandon, ni la bravoure et la noble naissance du maître de cavalerie, que toi-même as nommé, ne peuvent rien, ni les prières qui souvent adoucirent un ennemi, qui fléchissent les colères des dieux; c'est aux tribuns du peuple que je m'adresse, c'est au peuple que j'en appelle; [8] c'est lui, quand tu récuses le jugement de ton armée, le jugement du sénat, lui que je t'impose pour juge: lui seul, assurément, plus que ta dictature, il a force et pouvoir. Je verrai si tu céderas à cet appel, auquel un roi de Rome, Tullus Hostilius, a cédé". [9] De la Curie on se rend à l'assemblée du peuple: le dictateur à peine accompagné, le maître de cavalerie entouré de la foule des premiers citoyens de Rome. Il était monté à la tribune mais Papirius lui commanda de descendre des Rostres et de prendre une place moins élevée. Le père suivit son fils: [10] "Tu fais bien, dit-il au dictateur, de nous envoyer à cette place: d'ici au moins, nous autres hommes privés, nous pourrons parler." D'abord on entendit, moins des discours suivis, qu'une brusque altercation. [11] Puis enfin, dominant ce tumulte, la voix et l'indignation du vieux Fabius attaquèrent la tyrannie et la cruauté de Papirius. [12] "Lui aussi fut dictateur dans Rome; mais par lui personne, pas un homme du peuple, pas un centurion, pas un soldat ne fut outragé; [13] Papirius revendique victoire et triomphe sur un général romain comme sur des chefs ennemis. Quelle différence entre cette antique modération d'autrefois, et cette tyrannie, cette cruauté d'aujourd'hui! [14] Le dictateur Quinctius Cincinnatus, après avoir sauvé le consul L. Minucius enfermé dans son camp par l'ennemi, se contenta, pour le punir, de le laisser à l'armée lieutenant au lieu de consul. [15] M. Furius Camillus, bien que L. Furius eût, au mépris de sa vieillesse et de son autorité, livré un combat qu'il perdit honteusement, non seulement fut assez maître de sa colère au moment même pour ne rien écrire contre son collègue au peuple et au sénat; [16] mais, à son retour, ce fut lui qu'il préféra à tous les tribuns consulaires, quand le sénat lui laissa le choix parmi ses collègues, lui qu'il voulut associer à son commandement. [17] Le peuple lui-même, qui a souveraine puissance en toutes choses, n'a jamais, dans sa colère, imposé plus dure peine, à ceux dont la témérité ou l'ignorance avaient perdu l'armée, qu'une amende pécuniaire: nul chef jusqu'à ce jour n'a payé de sa tête les mauvais succès de ses armes. [18] Et maintenant on menace des verges et de la hache les généraux du peuple romain, et, ce qui n'est point permis même contre des vaincus, on l'ose contre des vainqueurs dignes des plus justes triomphes! [19] Qu'aurait souffert de plus son fils, s'il eût été battu, mis en fuite, dépouillé de son camp? Où seraient allées les colères et les violences de cet homme, plus loin que les coups et la mort? [20] Comme il serait convenable, que celui qui est pour la ville une cause de joie, de victoire, de supplication, d'actions de grâces, [21] que celui pour qui les sanctuaires des dieux sont ouverts, pour qui fument les autels des sacrifices, chargés d'honneurs et d'offrandes, fût mis à nu et déchiré de verges en présence du peuple romain, à la vue du Capitole, de la citadelle, et de ces dieux qu'il n'a point invoqués vainement en deux batailles! [22] De quel esprit l'armée, qui a vaincu sous sa conduite et ses auspices, verra-telle cela? Quel deuil pour le camp romain! quelle joie pour l'ennemi! [23] Ainsi grondant, gémissant, implorant l'aide des dieux et des hommes, il embrassait son fils avec beaucoup de larmes. XXXIV [1] Il avait pour lui la majesté du sénat, la faveur du peuple, l'appui des tribuns, le souvenir de l'armée absente. [2] Son adversaire alléguait "l'invincible autorité du peuple. romain, la discipline militaire, la parole du dictateur toujours révérée comme un oracle, la sentence de Manlius et son amour paternel immolé à l'intérêt public. [3] Ainsi L. Brutus lui-même, le fondateur de la liberté romaine, avait puni ses deux fils autrefois. Aujourd'hui des pères débonnaires, des vieillards indulgents pour le mépris d'une autorité qu'ils n'ont plus, pardonnent à la jeunesse, comme faute légère, le renversement de la discipline militaire. [4] Lui, toutefois, il persiste en sa résolution; à celui qui a combattu contre sa défense, malgré le désordre des religions et l'incertitude des auspices, il ne remettra rien du châtiment qu'il a mérité. [5] Que la majesté du commandement soit respectée, cela n'est point en son pouvoir; [6] mais elle a son droit, que L. Papirius n'affaiblira jamais. Il souhaite que la puissance tribunitienne, inviolable elle-même, ne viole pas, par son opposition, l'autorité de Rome, et que la nation n'anéantisse point en lui de préférence et le dictateur et les droits de la dictature. [7] Que si on fait cela, ce n'est pas L. Papirius, mais les tribuns, mais le peuple et son funeste jugement, que la postérité accusera, trop vainement, quand, la discipline militaire une fois avilie, le soldat n'obéira pas au centurion, le centurion au tribun, le tribun au lieutenant, le lieutenant au consul, le maître de cavalerie enfin au dictateur: [8] quand nul n'aura plus de respect ni pour les hommes ni pour les dieux; qu'on n'observera plus les édits des généraux, plus les auspices; [9] que, sans congé, les soldats se disperseront en désordre chez les alliés, chez l'ennemi; et qu'oubliant leur serment, et seuls arbitres de leurs actes, ils se dégageront du service à leur gré; que les enseignes seront dégarnies, désertées; [10] qu'on ne s'assemblera plus à l'ordre, et que, sans distinction, le jour, la nuit, que la position soit favorable ou non, par ordre ou sans ordre du chef, on livrera bataille; qu'on ne suivra plus ni son enseigne, ni son rang; qu'il n'y aura plus enfin qu'un brigandage aveugle et sans lois au lieu d'une milice solennelle et sacrée. [11] Ces crimes, acceptez-les, pour en répondre devant tous les siècles, tribuns du peuple; présentez vos têtes à l'opprobre pour le plaisir de Q. Fabius." XXXV [1] Les tribuns demeuraient interdits et plus en peine déjà pour eux-mêmes que pour celui qui réclamait leur assistance. L'intervention du peuple romain les délivra de ce grave souci: il recourut aux prières, aux supplications, pour obtenir du dictateur la grâce du maître de cavalerie. [2] Des tribuns aussi, suivant cette pente qui les entraînait vers la prière, conjurent le dictateur avec instance de pardonner à la faiblesse humaine, de pardonner à la jeunesse de Q. Fabius: il était assez puni. [3] Enfin, le jeune homme lui-même, et son père, M. Fabius, renonçant à toute résistance, tombent aux genoux du dictateur, pour fléchir et détourner sa colère. Le dictateur, imposant silence: [4] "C'est bien, Romains, dit-il; victoire donc à la discipline militaire, victoire à la majesté du commandement, qui furent en danger de n'être plus rien après ce jour. [5] Q. Fabius n'est point absous du crime d'avoir combattu contre l'ordre du général; mais, condamné pour ce crime, il doit son pardon au peuple romain, son pardon à la puissance tribunitienne, qui lui prêta son aide comme une grâce, non comme une justice. [6] Vis, Q. Fabius, plus heureux de ce concours de la cité pour te défendre, que de cette victoire dont tu te glorifiais tout à l'heure; vis, après avoir osé un forfait que ton père lui-même, s'il eût été à la place de L. Papirius, ne t'eût point pardonné. [7] Avec moi, tu rentreras en grâce quand tu voudras: mais au peuple romain, à qui tu dois la vie, tu ne saurais rendre un plus grand service que d'accepter la leçon de cette journée, que d'apprendre à subir, en paix comme en guerre, les commandements légitimes". [8] Il déclara qu'il ne retenait plus le maître de cavalerie et descendit du lieu consacré, accueilli par le sénat joyeux, par le peuple plus joyeux encore, qui se pressèrent autour de lui, et, félicitant tantôt le maître de cavalerie, tantôt le dictateur, les suivirent en foule. [9] L'autorité militaire ne parut pas moins affermie par cette dangereuse épreuve de Q. Fabius que par le supplice déplorable du jeune Manlius. [10] Par hasard, il arriva cette année que, chaque fois que le dictateur quitta l'armée, l'ennemi fit un mouvement dans le Samnium. Or le lieutenant M. Valerius, qui commandait au camp, avait sous les yeux l'exemple de Q. Fabius, et redoutait moins les attaques de l'ennemi que l'atroce vengeance du dictateur. [11] Aussi des fourrageurs ayant été perfidement enveloppés et massacrés dans une embuscade, on pensa communément que le lieutenant eût pu les secourir, sans les sévères défenses qui l'épouvantèrent. [12] Ce grief aliéna encore du dictateur l'esprit des soldats, qui ne lui pardonnaient pas d'avoir impitoyablement persécuté Q. Fabius, et refusé sa grâce à leurs prières pour l'accorder ensuite au peuple romain. XXXVI [1] Le dictateur, après avoir nommé et laissé dans la ville un maître de cavalerie, L. Papirius Crassus, et interdit à Q. Fabius tout acte de sa magistrature, retourna au camp, où son arrivée inspira peu de joie à ses troupes, et peu de crainte aux ennemis. [2] Le jour suivant, en effet, soit qu'ils aient ignoré le retour du dictateur, ou fait aussi peu d'état de sa présence que de son absence, ils se rangèrent en bataille et s'approchèrent du camp. [3] Toutefois, telle était l'influence de L. Papirius, de ce seul homme, que, si le zèle du soldat eût secondé les dispositions du général, il est hors de doute qu'on eût pu ce jour-là mettre à fin la guerre des Samnites: [4] tant il sut profiter des avantages du terrain et des réserves de son armée, et de toutes les ressources de la science militaire! Le soldat lui fit faute; il affecta, pour nuire à la gloire de son chef, d'entraver la victoire. Il y eut plus de morts du côté des Samnites, plus de blessés du côté des Romains. [5] L'habile général sentit bien ce qui avait mis obstacle à sa victoire: il devait modérer sa nature, et mêler de la douceur à la sévérité. [6] Dans cette vue, accompagné des lieutenants, il visita les soldats blessés: il avançait la tête sous leurs tentes, demandant à chacun comment il se portait, et, prenant leurs noms, il les recommandaient aux soins des lieutenants, des tribuns, des préfets. [7] Une conduite si populaire et si adroite lui réussit: il n'avait pas guéri le corps qu'il avait déjà regagné le coeur des soldats; et rien ne servit si bien leur guérison que la reconnaissance avec laquelle ils reçurent ces marques d'intérêt. [8] L'armée rétablie, il marcha à l'ennemi: ni lui ni les soldats ne doutaient du succès; et les Samnites furent si complètement battus et dispersés, que de ce jour ils n'osèrent plus présenter l'attaque au dictateur. [9] L'armée victorieuse se porta ensuite où l'appelait l'espoir du butin; elle parcourut tout le pays ennemi sans rencontrer nulle part ni troupes, ni résistance, ouverte ou cachée. [10] Pour ajouter à l'ardeur de ses soldats, le dictateur leur avait abandonné tout le butin, et les haines nationales ne les animaient pas plus vivement contre l'ennemi que ces profits particuliers. [11] Domptés par ces désastres, les Samnites demandèrent la paix au dictateur: il exigea d'eux un vêtement pour chacun de ses soldats, et une année de paie, [12] et les renvoya devant le sénat; mais ils répondirent qu'ils n'iraient point sans le dictateur, et qu'à lui seul, à sa foi, à sa vertu, ils remettaient le soin de leur cause. Ainsi l'armée quitta le Samnium. XXXVII [1] Le dictateur rentra dans la ville en triomphe. Il voulait abdiquer la dictature; mais, par ordre du sénat, avant d'abdiquer, il créa consuls C. Sulpicius Longus pour la deuxième fois et Q. Aemilius Cerretanus. [2] La paix ne put se faire; on ne s'accordait point sur les conditions; les Samnites ne remportèrent de Rome qu'une trêve d'un an; encore leur foi ne put l'observer, la nouvelle de l'abdication de Papirius releva bientôt leur courage; ils reprirent les armes. [3] Sous ces consuls, C. Sulpicius et Q. Aemilius [Aulius, en quelques annales], outre la défection des Samnites, survint un ennemi nouveau, les Apuliens. Des armées marchèrent contre les deux peuples. Le sort envoya Sulpicius contre les Samnites, Aemilius contre les Apuliens. [4] Selon quelques auteurs, on ne porta point la guerre aux Apuliens; au contraire on protégea des alliés de cette nation contre la violence et les injures des Samnites. [5] Mais la détresse du Samnium, qui pouvait à peine alors défendre son territoire, semble démentir ces agressions des Samnites contre les Apuliens, et rend plus vraisemblable la réunion pour une même guerre des deux peuples contre Rome. [6] Du reste, nul exploit mémorable: dévastation de l'Apulie et du Samnium, et nulle part, ici ou là, l'ennemi. À Rome, une alarme nocturne arracha tout à coup la cité tremblante au sommeil: Capitole et citadelle, portes et remparts, se remplirent de soldats; [7] et quand on eut bien couru et crié aux armes en tous lieux, au point du jour l'auteur et la cause de cette alerte avaient disparu. [8] La même année, à la requête de Flavius, il y eut jugement du peuple contre les Tusculans. M. Flavius, tribun du peuple, proposa à la nation, par une loi, de punir les Tusculans, dont l'aide et les conseils avaient engagé les Véliternes et les Privernates à faire la guerre au peuple romain. [9] Le peuple de Tusculum, avec femmes et enfants, vint à Rome; et cette multitude, prenant les vêtements et les dehors des accusés, parcourut les tribus, se roulant aux genoux de tous les citoyens;[10] et la compassion réussit mieux à les préserver du châtiment, que l'examen de leur cause à les justifier de l'accusation. [11] Toutes les tribus, hors la Pollia, repoussèrent la loi. La sentence de la Pollia portait que les pubères seraient fouettés et mis à mort, les femmes et les enfants vendus à l'encan selon le droit de la guerre. [12] Les Tusculans s'en souvinrent; on sait que leur ressentiment contre les auteurs d'un arrêt si atroce dura jusqu'au temps même de nos pères, et que presque jamais candidat de la tribu Pollia n'eut l'appui de la Papiria. XXXVIII L'année suivante, sous le consulat de Q. Fabius et de L. Fulvius, A. Cornelius Arvina dictateur, et M. Fabius Ambustus maître de la cavalerie, redoutant une guerre plus sérieuse dans le Samnium [on disait que l'ennemi avait soudoyé la jeunesse des peuples voisins], mirent plus de soin dans les levées, et menèrent une puissante armée contre les Samnites. [2] Ils étaient campés sur le territoire ennemi, aussi insouciants que si l'ennemi eût été bien loin, quand soudain les légions samnites s'avancèrent, et avec tant d'audace, qu'elles vinrent planter leurs palissades à deux pas des postes romains. [3] La nuit approchait, ce qui les empêcha d'attaquer les retranchements; mais elles ne dissimulaient pas qu'au point du jour, le lendemain, elles agiraient. [4] Le dictateur, voyant qu'il faudrait combattre plus tôt qu'il n'avait espéré, craignit que le désavantage du lieu ne trahît la vaillance des soldats. Laissant partout des feux allumés pour tromper les regards de l'ennemi, il fit défiler sans bruit les légions; mais les camps étaient si voisins, qu'il ne put déguiser sa retraite. [5] La cavalerie des Samnites, détachée aussitôt, suivit de près sa marche, sans pourtant, avant le jour, risquer l'attaque: leur infanterie même, tant que dura la nuit, ne sortit point du camp. [6] Au jour enfin, la cavalerie osa assaillir l'ennemi, et, harcelant les traînards ou refoulant l'armée dans les passages difficiles, retarda sa marche: pendant ce temps, l'infanterie rejoignit la cavalerie, et le Samnite pressa bientôt les Romains avec toutes ses forces. [7] Le dictateur comprit que sans de grands dommages il ne pouvait passer outre; il s'arrêta, et, à cette place même, ordonna de tracer un camp: mais c'était chose impossible; la cavalerie ennemie enveloppait l'armée de toutes parts, et ne lui permettait pas d'aller chercher les pieux et de se mettre à l'oeuvre. [8] Quand il vit qu'il n'y avait plus moyen d'avancer ni de demeurer, il range ses troupes en bataille, après avoir reporté en arrière et hors des rangs les bagages. Les ennemis se préparent de même, égaux en forces et en courage, [9] et d'autant plus confiants en leur audace qu'ils ignoraient qu'on avait reculé devant une position contraire, non devant eux, et qu'ils croyaient n'avoir poursuivi que des fuyards saisis de terreur à leur aspect terrible: [10] ce qui tint un moment le combat en balance, car depuis longtemps le Samnite avait désappris à soutenir le cri de charge d'une armée romaine. Mais, par Hercule, ce jour-là, on dit que, depuis la troisième heure du jour jusqu'à la huitième, la lutte se maintint si incertaine, que le cri, une fois jeté au premier choc, ne fut point répété, que les enseignes ne firent un pas ni en avant ni en arrière, et que de nulle part on ne chargea deux fois. [11] Chacun résista de pied ferme, pressa du bouclier, et sans reprendre haleine ou détourner la vue, soutint le combat. C'était une même furie, un acharnement égal, qui ne pouvaient avoir de terme que l'extrême lassitude ou la nuit. [12] Aux soldats enfin la vigueur, au fer sa force, aux chefs la tactique faisaient faute, quand soudain la cavalerie des Samnites, apprenant d'un escadron qui s'était un peu plus avancé, que les bagages des Romains étaient restés loin de l'armée sans gardiens, sans retranchements pour les défendre, s'y précipite avide de pillage. [13] On porte en tremblant cette nouvelle au dictateur: "Laissons-les, dit-il, s'embarrasser dans ce butin.» Bientôt les messagers arrivaient les uns sur les autres, criant qu'on enlevait, qu'on pillait la fortune des soldats. [14] Alors il appelle le maître de cavalerie: "Tu vois, M. Fabius, lui dit-il, que les cavaliers ennemis ont quitté le combat: les voilà pris et embarrassés dans ce qui nous embarrassait nous-mêmes. [15] Attaque cette multitude en désordre, et dispersée, comme toujours, par l'ardeur du pillage. Tu en trouveras bien peu à cheval, bien peu le fer à la main. Pendant qu'ils chargent de butin leurs chevaux, tue-moi ces soldats sans armes, et fais-leur un butin sanglant. [16] À moi les légions et le soin du combat à pied; à toi la cavalerie et la gloire de la conduire!" XXIX [1] Ce corps de cavalerie, s'élançant dans l'ordre le plus parfait, sur ces ennemis épars et embarrassés remplit tout de carnage. [2] Surpris au milieu de ces bagages qu'ils rejettent à la hâte et qui tombent sous les pieds de leurs chevaux qui s'échappent épouvantés, les Samnites, sans pouvoir combattre ou fuir, se laissent massacrer. [3] Alors la cavalerie ennemie à peu près détruite, M. Fabius fait un léger détour, et vient, par derrière, assaillir l'infanterie. [4] Un nouveau cri de charge éclate et jette la terreur au coeur des Samnites: le dictateur voit les premiers rangs ennemis se retourner avec effroi, les enseignes en désordre, toute la ligne flotter incertaine; alors il interpelle, alors il exhorte ses soldats; il s'adresse aux tribuns, aux centurions, par leurs noms, les engage à recommencer avec lui le combat: [5] on répète le cri d'attaque, on fait marcher les enseignes, et plus on avance, plus on voit s'accroître la confusion de l'ennemi. Déjà les premiers rangs pouvaient reconnaître au loin la cavalerie romaine; [6] et Cornelius, se retournant vers ses manipules, leur faisait entendre comme il pouvait, de la voix et du geste, qu'il apercevait les drapeaux et les boucliers des cavaliers de Rome. [7] À cette nouvelle, à cette vue, ils oublient à l'instant une journée presque entière de fatigues; ils oublient leurs blessures, et comme des troupes fraîches et reposées qui sortiraient du camp pour un premier combat, ils fondent sur l'ennemi. [8] Dès lors, le Samnite ne put tenir plus longtemps contre la peur de la cavalerie et les assauts de l'infanterie: il est massacré sur la place, ou mis en fuite et dispersé. [9] L'infanterie enveloppe et tue ceux qui résistent; la cavalerie taille en pièces les fuyards, et, dans le nombre, le général lui- même succomba. [10] Cette dernière bataille brisa les forces des Samnites. Dans toutes leurs assemblées on murmurait hautement: "Ce n'est point merveille si une guerre impie, entreprise contre la foi d'un traité, et qui leur a mérité pour ennemis les dieux plus que les hommes, n'a point eu de succès; il faut une réparation solennelle, une grande expiation de cette guerre; [11] il s'agit de voir seulement si on prendra pour ce sacrifice le sang de quelques coupables ou le sang innocent de la nation entière." Et quelques- uns déjà osaient nommer les chefs de la défection. [12] Il y avait un nom surtout que désignaient des clameurs unanimes: c'était Brutulus Papius, homme noble et puissant, et, à n'en pas douter, auteur de la rupture de la dernière trêve. [13] Contraints de faire sur lui un rapport, les préteurs décrétèrent que Brutulus Papius serait livré aux Romains; qu'avec lui tout le butin et les prisonniers romains seraient envoyés à Rome, et que les objets revendiqués par les féciaux, aux termes du traité, seraient restitués, selon le droit et la justice. [14] Leurs féciaux, d'après cette décision, furent envoyés à Rome, avec le corps inanimé de Brutulus, qui, par une mort volontaire, s'était dérobé à l'opprobre et au supplice. [15] Outre son cadavre, on s'empressa aussi de livrer ses biens. Mais rien de tout cela ne fut accepté, sauf les prisonniers et le butin qu'on put reconnaître; l'offre et l'abandon du reste furent rejetés. Un sénatus-consulte ordonna le triomphe du dictateur. [16] Quelques auteurs prétendent que cette guerre fut terminée par les consuls, qui seuls triomphèrent des Samnites: ils ajoutent que Fabius envahit l'Apulie, et rapporta de là un butin immense. XL[1] On ne disconvient pas que cette année A. Cornelius n'ait été dictateur: [2] on doute seulement, s'il fut créé pour conduire la guerre, ou pour donner aux jeux romains, en l'absence du préteur L. Plautius alors atteint d'une maladie grave, [3] le signal de la course des quadriges, et, après avoir accompli ce devoir d'une magistrature assurément peu mémorable, abdiquer la dictature; il n'est pas facile de se prononcer pour un fait contre l'autre, pour une autorité contre une autre autorité. [4] Je suis convaincu que les souvenirs du passé ont été altérés par les éloges funèbres et les fausses inscriptions des images, alors que chaque famille voulait, par ces mensonges trompeurs, tirer à soi la gloire des actions et des dignités. [5] De là sans doute cette confusion dans les oeuvres de chacun, et dans les monuments publics de l'histoire; et il n'existe point d'écrivain contemporain de cette époque, dont le témoignage soit assez sûr pour qu'on puisse s'y arrêter. |