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TITE-LIVE

Ab Urbe Condita,

Livre XXXV



Collection des Auteurs latins sous la direction de M. Nisard, Oeuvres de Tite-Live, t. II, Paris, Firmin Didot, 1864

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LIVRE XXXIV               LIVRE XXXVI

 

 



LIVRE XXXV.

[1] [1] Au commencement de l'année où ces événements eurent lieu, Sex. Digitius, préteur de l'Espagne citérieure, avait combattu les villes qui s'étaient révoltées partout après le départ de Caton. La lutte qu'il soutint contre elles avec plus de persévérance que de talent [2] fut presque toujours si malheureuse, qu'à peine put-il remettre à son successeur la moitié des troupes qu'il avait lui-même reçues. [3] L'Espagne tout entière se serait indubitablement soulevée, si l'autre préteur, P. Cornélius Scipion, fils de Cnéius, n'eût triomphé au-delà de l'Èbre, et réduit par la terreur de ses armes cinquante villes au moins à se jeter dans son parti. [4] C'était pendant sa préture qu'il avait obtenu ces succès. [5] Comme propréteur, il vengea sur les Lusitaniens les dévastations qu'ils avaient commises dans l'ultérieure. Au moment où ils retournaient chez eux chargés d'un immense butin, il les attaqua au milieu même de leur marche. Le combat dura de la troisième à la huitième heure du jour, sans qu'on pût en prévoir l'issue. Scipion, qui était inférieur en nombre aux ennemis, avait sur eux l'avantage à d'autres égards. [6] Ses troupes, toutes fraîches et formées en masses compactes, avaient affaire à une colonne très étendue, embarrassée par une quantité considérable de bétail et fatiguée d'une longue marche; [7] car c'était à la troisième veille que les ennemis avaient commencé leur mouvement. Outre le chemin parcouru pendant la nuit, ils avaient encore marché trois heures depuis le lever au jour; et, sans avoir eu le temps de prendre quelque repos, il leur avait fallu passer des fatigues de la route à celles du combat. [8] Aussi dès le premier choc on les vit, animés d'un reste de force et de courage, rompre les rangs des Romains; mais insensiblement la lutte devint égale. En ce moment critique, le propréteur fit vœu d'offrir des jeux à Jupiter s'il enfonçait les ennemis et les taillait en pièces. [9] Alors les Romains firent une charge plus vigoureuse et les Lusitaniens reculèrent; bientôt même leur déroute fut complète. Les vainqueurs s'acharnèrent à leur poursuite, leur tuèrent près de douze mille hommes, [10] firent cinq cent quarante prisonniers, presque tous de la cavalerie, et s'emparèrent de cent trente-quatre enseignes militaires. Les Romains perdirent soixante- treize hommes. [11] La bataille eut lieu non loin d'Ilipa; ce fut dans cette ville que P. Cornélius ramena son armée victorieuse, chargée d'un riche butin, [12] qui fut exposé tout entier devant les portes, afin que chaque propriétaire pût y reconnaître ce qui lui appartenait. Le reste fut remis au questeur, pour qu'il en fît faire la vente, et le prix qu'on en tira fut partagé aux soldats.

[2] [1] Le préteur C. Flaminius n'était pas encore parti de Rome lorsque ces événements eurent lieu en Espagne. [2] Aussi eut-il soin, ainsi que ses amis, de rappeler souvent à l'attention publique ces revers et ces succès; [3] il essaya de faire valoir l'importance de la guerre allumée dans sa province, et l'état déplorable de l'armée que Sex. Digitius allait lui remettre, de cette armée tout en déroute et frappée d'épouvante. Il voulait par là se faire décerner une des légions urbaines; [4] il voulait encore, après avoir ajouté à cette légion les soldats qu'il avait enrôlés lui-même en vertu d'un sénatus-consulte, pouvoir choisir sur l'ensemble six mille cinq cents hommes d'infanterie et trois cents chevaux. [5] Avec ces forces, disait-il, il serait en état de faire la guerre; car il ne comptait pas beaucoup sur les débris de l'armée de Digitius. [6] Les anciens répondirent qu'on ne pouvait, sur la foi de vains bruits, inventés par des particuliers dans l'intérêt de quelques magistrats, rédiger des sénatus-consultes; que les dépêches envoyées par les préteurs de leurs provinces ou les rapports verbaux des lieutenants devaient être tenus pour constants; [7] enfin, que s'il y avait tumulte en Espagne, on autorisait le préteur à faire des levées extraordinaires hors de l'Italie. L'intention du sénat était qu'elles eussent lieu en Espagne. [8] Valérius Antias prétend que C. Flaminius passa aussi en Sicile pour y lever des troupes; que, faisant voile de cette île vers l'Espagne, il fut jeté par une tempête sur la côte d'Afrique, y réunit les soldats épars de l'armée de Scipion qu'il prit à son service, [9] et qu'aux recrues de ces deux provinces il joignit un troisième corps levé en Espagne.

[3] [1] En Italie aussi, la guerre de Ligurie devenait de plus en plus menaçante. Déjà quarante mille hommes avaient investi Pise, et leur nombre se grossissait chaque jour d'une foule de gens attirés par la nouvelle d'un siège et l'espoir du butin. Le consul Minucius se porta sur Arretium le jour qu'il avait fixé pour la réunion de ses troupes; [2] de là, il marcha sur Pise en bataillon carré. Son arrivée sauva la ville; les ennemis allèrent camper au-delà du fleuve à un mille des murs, et le consul y fit son entrée. [3] Le lendemain il passa lui-même le fleuve, établit son camp à cinq cents pas environ de l'ennemi, et, par de nombreuses escarmouches, il parvint à préserver les terres des alliés de toute dévastation. [4] Il n'osait pas risquer une bataille générale avec ses recrues, composées d'un ramas d'hommes de toute espèce, qui ne se connaissaient pas assez entre eux pour se fier les uns aux autres. [5] Les Ligures, au contraire, enhardis par leur nombre, se présentaient souvent en bataille, prêts à livrer une action décisive; en même temps ils pouvaient envoyer sans cesse de tous côtés de nombreux détachements piller les territoires limitrophes; [6] et lorsqu'ils avaient réuni une quantité considérable de bétail et autre butin, ils la dirigeaient sous bonne escorte vers leurs places fortes et leurs bourgades.

[4] [1] Comme la guerre de Ligurie était concentrée dans les environs de Pise, le consul L. Cornélius Mérula franchit les frontières mêmes du territoire ligurien, et pénétra par là sur les terres des Boïens, où il suivit un plan d'opérations tout autre que celui de son collègue. [2] C'était lui qui présentait la bataille et les ennemis qui l'évitaient; c'étaient les Romains qui, voyant que l'ennemi ne sortait pas de ses retranchements, se répandaient de tous côtés pour piller; les Boïens aimaient mieux laisser leurs dévastations impunies que d'être forcés d'en venir aux mains en voulant défendre leurs possessions. [3] Le consul, après avoir mis tout à feu et à sang, abandonna le pays et marcha vers Mutina sans prendre aucune précaution, comme au milieu de peuples amis. [4] Mais les Boïens, ayant appris son départ, le suivaient en silence, épiant l'occasion de lui tendre un piège. Une nuit ils prirent les devants, et allèrent s'embusquer en avant du camp romain dans un défilé que l'armée devait traverser. [5] Toutefois ils ne parvinrent pas à dérober leur mouvement, et le consul, qui d'ordinaire se mettait en route à une heure avancée de la nuit, craignit que l'obscurité n'augmentât le désordre d'une surprise, attendit le jour pour continuer sa marche, et se fit précéder d'un escadron de cavalerie qui allait à la découverte. [6] Instruit du nombre des ennemis et de la position qu'ils occupaient, il fit déposer tous les bagages au milieu de la plaine, ordonna aux triaires de les entourer d'une palissade, et s'avança contre les Boïens avec le reste de son armée en ordre de bataille. [7] Les Gaulois en firent autant dès qu'ils virent que leur embuscade était découverte, et qu'il fallait livrer un combat en règle, où la valeur seule déciderait de la victoire.

[5] [1] Ce fut vers la seconde heure que l'action s'engagea. L'aile gauche des alliés et les extraordinaires formaient la première ligne que commandaient, en qualité de lieutenants, deux consulaires, M. Marcellus et Ti. Sempronius, consul de l'année précédente. [2] On voyait le nouveau consul, tantôt à la tête de ses lignes, tantôt à la réserve, où il s'occupait à contenir l'ardeur de ses légions et à les empêcher de charger avant qu'on leur eût donné le signal. [3] Il détacha leur cavalerie sous les ordres des tribuns militaires Q. et P. Minucius, et leur enjoignit d'aller se porter dans un lieu découvert, afin de n'éprouver aucun obstacle pour fondre sur l'ennemi quand ils en recevraient l'ordre. [4] Pendant qu'il prenait ces dispositions, Ti. Sempronius Longus le fit avertir par un courrier que les extraordinaires ne résistaient plus au choc des Gaulois, [5] que la plupart d'entre eux avaient été tués et que le reste, cédant à la fatigue ou à l'effroi, commençait à perdre courage. Il priait le consul de vouloir bien lui envoyer une de ses deux légions pour épargner un affront aux armes romaines. [6] La seconde légion alla remplacer les extraordinaires qui se replièrent vers le centre, et le combat recommença. Lorsque cette infanterie, toute fraîche, avec ses rangs serrés, fut engagée contre l'ennemi, l'aile gauche quitta aussi le champ de bataille, et la droite s'avança sur la première ligne. [7] Le soleil accablait de ses rayons brûlants les Gaulois qui ne savent pas endurer la chaleur; ils offraient néanmoins une masse compacte, et, s'appuyant tantôt les uns contre les autres, tantôt sur leurs boucliers, ils soutenaient l'effort des Romains. [8] À cette vue, le consul, voulant rompre leurs rangs, ordonna à C. Livius Salinator de fondre sur eux à bride abattue avec la cavalerie des alliés qu'il commandait, pendant que la cavalerie légionnaire passerait à la réserve. [9] Cette charge impétueuse jeta d'abord le trouble et la confusion parmi les Gaulois, puis bouleversa toute leur ligne. Cependant ils ne prirent pas la fuite; [10] ils étaient arrêtés par leurs chefs qui frappaient de leurs javelines ceux qui tournaient le dos, et les forçaient de rentrer dans les rangs. Mais la cavalerie des alliés leur coupait le passage. [11] Le consul conjura alors ses soldats de faire un dernier effort, leur disant  «  que la victoire était à eux s'ils voulaient profiter du désordre et de la consternation des Gaulois pour les presser vivement; mais que s'ils leur laissaient le temps de reformer leurs rangs, ils auraient à soutenir une lutte nouvelle dont l'issue serait douteuse. » [12] Il fit avancer les vexillaires; et toute l'armée, redoublant d'énergie, mit enfin les ennemis en déroute. Dès qu'ils tournèrent le dos et qu'ils se dispersèrent de tous côtés pour fuir, la cavalerie légionnaire fut lancée à leur poursuite. [13] On tua quatorze mille hommes aux Boïens dans cette journée; on leur fit mille quatre- vingt-douze prisonniers; dans le nombre se trouvaient sept cent vingt et un cavaliers et trois généraux; on leur prit deux cent douze enseignes militaires et soixante-trois chariots. [14] La victoire coûta du sang aussi aux Romains; ils perdirent plus de cinq mille des leurs ou des alliés, vingt-trois centurions, quatre préfets des alliés, M. Genucius, et deux tribuns de la seconde légion, Q. et M. Marcius.

[6] [1] On reçut presque en même temps la lettre du consul L. Cornélius qui faisait part de la bataille de Mutina, et celle que son collègue Q. Minucius écrivait de Pise [2] pour rappeler qu'il avait été désigné par le sort pour présider les comices; mais que la situation des affaires en Ligurie était trop critique pour qu'il pût quitter cette province sans causer la perte des alliés et de grands dommages à la république. [3] Il priait donc les sénateurs d'envoyer à son collègue, qui avait terminé son expédition, l'ordre de revenir à Rome pour les comices. [4] Si Cornélius, disait-il, refusait de se charger d'un soin que le sort n'avait pas rejeté sur lui, il se conformait à la décision du sénat; mais il fallait examiner mûrement si l'intérêt de la république n'exigeait pas qu'on eût recours à l'interrègne plutôt que de lui faire abandonner sa province dans de telles circonstances. » [5] Le sénat chargea C. Scribonius d'envoyer deux ambassadeurs de l'ordre sénatorial [6] porter au consul L. Cornélius la lettre de son collègue et lui notifier que, sur son refus de revenir à Rome présider l'élection des nouveaux magistrats, on aurait recours à l'interrègne plutôt que de rappeler Q. Minucius, dont les opérations étaient à peine commencées. [7] Les ambassadeurs revinrent annoncer que L. Cornélius se rendrait à Rome pour présider les comices. [8] La lettre que ce consul avait écrite immédiatement après la bataille livrée aux Boïens donna lieu à quelques débats; son lieutenant [9] M. Claudius avait adressé à la plupart des sénateurs des messages particuliers où il attribuait à la fortune du peuple romain et au courage de l'armée le succès qu'on avait obtenu.  «  Ce qu'on devait au consul, disait-il, c'était la perte d'un assez grand nombre de soldats et la honte d'avoir laissé échapper les ennemis qu'il aurait pu exterminer. [10] Cette perte était considérable, parce qu'on avait fait avancer trop tard la réserve au secours des corps qui pliaient; on avait laissé échapper les ennemis, parce qu'on avait donné trop tard à la cavalerie légionnaire l'ordre de charger, et qu'on ne lui avait pas permis de poursuivre les fuyards. »

[7] [1] On résolut de ne pas prendre un parti trop légèrement sur cette affaire, et on remit la délibération à une assemblée plus nombreuse. [2] Ce qui pressait le plus, c'était de porter remède au fléau de l'usure qui dévorait l'état. Pour échapper aux lois nombreuses par lesquelles on avait enchaîné l'avarice, les usuriers avaient imaginé de passer leurs obligations au nom des alliés qui n'étaient pas soumis à ces lois; ils pouvaient ainsi écraser librement de leurs usures les malheureux débiteurs. [3] On chercha le moyen de réprimer cette fraude, et l'on décida qu'à partir du jour de la fête célébrée naguère en l'honneur des dieux mânes, tous les alliés qui prêteraient désormais de l'argent à des citoyens romains en feraient la déclaration, et que de ce jour aussi le débiteur pourrait faire juger suivant la loi qu'il voudrait les contestations survenues entre lui et son créancier à l'occasion des prêts. [4] Les déclarations ayant fait connaître la masse énorme des dettes contractées à l'aide de cette fraude, le tribun M. Sempronius proposa au peuple, avec l'assentiment du sénat, [5] et un plébiscite ordonna que les alliés du nom latin fussent tenus de suivre pour les prêts la jurisprudence établie à Rome. Tels furent les événements intérieurs et les opérations militaires qui eurent lieu en Italie. [6] En Espagne, l'importance de la guerre fut loin de répondre à ce qu'on avait annoncé. [7] Dans la citérieure, C. Flaminius s'empara de la place d'Ilucia chez les Orétans, puis il ramena l'armée dans ses quartiers. Pendant l'hiver, il livra plusieurs combats obscurs pour mettre un terme à des courses de brigands plutôt que d'ennemis; les succès en furent balancés, et il y périt assez de monde. [8] Fulvius se signala par de plus grands exploits. Il rencontra près de Tolède les Vaccaei, les Vettoni et les Celtibères, et engagea contre eux une bataille rangée, vainquit leur armée confédérée, la mit en déroute et fit prisonnier leur roi Hilernus.

[8] [1] Pendant que l'Espagne était le théâtre de ces événements, le jour des comices approchait. Le consul L. Cornélius laissa donc son armée sous les ordres de son lieutenant M. Claudius, et se rendit à Rome. [2] Il rendit compte au sénat de ses opérations et de l'état où se trouvait la province; [3] puis il se plaignit devant les Pères conscrits qu'après avoir vu terminer si heureusement, par une seule victoire, une guerre dangereuse, on n'eût pas songé à remercier les dieux immortels. Il demanda ensuite qu'on décrétât pour eux un jour de supplications, et qu'en même temps on l'honorât du triomphe. [4] Mais avant que cette demande fût discutée, Q. Métellus, qui avait été consul et dictateur, représenta que la lettre du consul L. Cornélius au sénat et celles de M. Marcellus adressées à la plupart des sénateurs et arrivées à Rome en même temps, étaient loin de s'accorder; [5] et que si on avait ajourné la délibération, c'était afin qu'elle eût lieu en présence des auteurs de ces lettres.  «  Il s'était attendu, disait-il, à ce que le consul, qui connaissait bien les attaques dirigées contre lui par son lieutenant, l'amènerait avec lui à Rome, puisqu'il était obligé d'y venir. [6] D'ailleurs il eût été plus naturel de remettre le commandement de l'armée à Ti. Sempronius, qui était revêtu d'un pouvoir militaire, qu'à un simple lieutenant. [7] Mais il semblait que Marcellus eût été éloigné à dessein, de manière à ne pouvoir répéter de vive voix ce qu'il avait écrit, et accuser son général en face. Si le consul avait avancé quelque fait sans fondement, il serait impossible de l'en convaincre jusqu'au moment où la vérité serait parfaitement connue. [8] Il était donc d'avis de ne rien décider pour le moment sur les propositions de L. Cornélius. » [9] Celui-ci n'en persista pas moins à demander qu'on décrétât une supplication et qu'on lui permît d'entrer en triomphe dans la ville. Alors les tribuns M. et C. Titinius déclarèrent qu'ils s'opposeraient à l'exécution de tout sénatus-consulte qui serait rendu à ce sujet.

[9] [1] On avait nommé censeurs l'année précédente Sex. Aelius Paetus et C. Cornélius Céthégus. [2] Cornélius ferma le lustre. Le cens donna cent quarante-trois mille sept cent quatre citoyens romains. Il y eut cette année un débordement du Tibre; les parties basses de la ville furent inondées. [3] II y eut aussi près de la porte Flumentane plusieurs édifices qui s'écroulèrent. La porte Célimontane fut frappée de la foudre, ainsi que plusieurs parties du mur qui l'avoisine. [4] À Aricie, à Lanuvium, sur le mont Aventin, il tomba une pluie de pierres. On reçut de Capoue la nouvelle qu'un nombreux essaim de guêpes était venu au Forum s'abattre sur le temple de Mars. On les avait recueillies avec soin et brûlées. [5] À l'occasion de ces prodiges, les décemvirs reçurent ordre de consulter les livres sibyllins; on offrit un sacrifice novendial, on décréta un jour de supplications et la ville fut purifiée. [6] Ce fut au milieu de ces fêtes que M. Porcius Caton fit la dédicace d'une chapelle à la Victoire vierge, près du temple de la Victoire: il l'avait vouée deux ans auparavant. [7] La même année une colonie latine fut conduite à Castrum Frentinum par les triumvirs Cn. Manlius Vulso, L. Apustius Fullo et Q. Aelius Tubéro, auteur de la loi relative à cet établissement. Elle se composait de trois mille fantassins et de trois cents cavaliers, nombre peu proportionné à l'étendue du territoire. [8] On aurait pu donner trente arpents à chaque fantassin, et soixante à chaque cavalier. Sur la proposition d'Apustius on mit en réserve le tiers du territoire, afin de pouvoir y envoyer plus tard, si on le voulait, de nouveaux colons. Chaque fantassin ne reçut donc que vingt arpents et chaque cavalier quarante.

[10] [1] L'année touchait à sa fin, et la brigue avait éclaté avec plus de force que jamais dans les comices consulaires. Le nombre des candidats patriciens et plébéiens était grand: c'étaient tous des personnages considérables. [2] P. Cornélius Scipion, fils de Cnéius, revenu tout récemment d'Espagne où il s'était signalé par de brillants succès; L. Quinctius Flamininus, qui avait commandé la flotte en Grèce; et Cn. Manlius Vulso, étaient les candidats patriciens. [3] Ceux de l'autre ordre étaient C. Laelius, Cn. Domitius, C. Livius Salinator et M. Acilius. [4] Mais tous les regards se portaient sur Quinctius et sur Cornélius, tous deux candidats patriciens pour la place qui appartenait à leur ordre, tous deux également recommandables par l'éclat récent de leurs services militaires. [5] Ils se sentaient d'ailleurs animés dans leur rivalité par l'appui qu'ils recevaient de leurs frères, les deux plus illustres généraux de leur temps. La gloire de Scipion était plus grande, et par là même plus exposée à l'envie; celle de Quinctius était plus récente, puisqu'il venait de triompher cette année même. [6] Scipion avait encore contre lui de n'avoir pas cessé depuis environ dix ans d'occuper l'attention publique; il avait été nommé consul pour la seconde fois après la défaite d'Hannibal, puis censeur. Or la multitude a moins de respect pour les grands hommes quand elle est rassasiée de les voir. [7] Quinctius, au contraire, avait pour lui la faveur de la nouveauté; après son triomphe il n'avait rien demandé au peuple, rien obtenu de lui. [8]  «  C'était, dit-il, pour un frère, et non pour un cousin, qu'il sollicitait; c'était pour un lieutenant qui avait pris part aux travaux de son expédition; car s'il avait combattu sur terre, son frère avait dirigé les opérations sur mer. » [9] Ces considérations firent préférer L. Quinctius au candidat que soutenaient et Scipion l'Africain son proche parent, et toute la famille Cornélia, dans une assemblée présidée par un consul du nom de Cornélius, à un personnage qui, dans une autre occasion, avait eu l'honneur de réunir tous les suffrages du sénat, et d'être désigné comme le citoyen le plus digne par sa vertu de recevoir la déesse Mère de l'Ida arrivant de Pessinonte à Rome. [10] L. Quinctius fut donc nommé consul avec Cn. Domitius Ahénobarbus. Ainsi l'Africain n'eut pas même le crédit de faire donner la place de consul plébéien à C. Laelius dont il appuyait la candidature. [11] Le lendemain on créa préteurs L. Scribonius Libo, M. Fulvius Centumalus, A. Atilius Serranus, M. Baebius Tamphilus, L. Valérius Tappo et Q. Salonius Sarra. Les édiles de cette année, M. Aemilius Lépidus et L. Aemilius Paulus signalèrent leur magistrature par la condamnation de plusieurs fermiers des pâturages. [12] Ils employèrent le produit de leurs amendes à orner de boucliers dorés la voûte du temple de Jupiter. Ils élevèrent deux portiques: l'un en dehors de la porte Trigémina, se prolongeait par un marché jusqu'au Tibre; l'autre, s'étendant de la porte Fontinale à l'autel de Mars, conduisait au Champ de Mars.

[11] [1] Depuis longtemps il ne se passait aucun événement mémorable en Ligurie. Vers la fin de cette armée, le consul courut deux fois les plus grands dangers. [2] Son camp fat assiégé, et il eut beaucoup de peine à le défendre; peu de jours après, les Ligures, apprenant qu'il s'était engagé avec son armée dans un défilé, allèrent s'emparer des gorges par où il devait déboucher. [3] Le consul, trouvant cette issue fermée, fit volte-face et résolut de retourner sur ses pas; mais derrière lui aussi les gorges étaient occupées par une partie des ennemis. Il se souvint alors des Fourches Caudines; il se crut même transporté, pour ainsi dire, dans ce fatal défilé. [4] Huit cents cavaliers numides environ étaient au nombre des troupes auxiliaires. Leur commandant promit au consul de forcer le passage avec les siens du côté qu'il lui plairait.  «  Seulement, dit-il, il désirait savoir quelle était la partie la plus peuplée du pays ennemi; [5] il irait se jeter sur leurs bourgades et incendier leurs maisons, afin de contraindre, par cette diversion, les Ligures à s'éloigner des positions qu'ils avaient prises et à voler au secours de leurs foyers. » [6] Le consul le combla d'éloges et lui fit espérer les plus belles récompenses. Les Numides montèrent à cheval, et vinrent se montrer devant les postes ennemis, sans faire aucune provocation. [7] Rien n'offrait au premier abord une plus pauvre apparence que ce détachement. Hommes et chevaux étaient petits et fluets; les cavaliers à moitié nus n'avaient pour armes que des javelots; [8] les chevaux étaient sans mors, et leur allure était disgracieuse: ils couraient le cou tendu et la tête allongée. Les Numides, pour ajouter an mépris qu'ils inspiraient, se laissant tomber de cheval, excitaient la risée par le spectacle de leur maladresse calculée. [9] Aussi les Ligures, qui s'étaient d'abord préparés à repousser une attaque contre leurs lignes, se débarrassèrent bientôt pour la plupart de leurs armes, et se mirent à regarder oisivement cette étrange cavalerie. [10] Les Numides continuèrent leurs évolutions tantôt avançant, tantôt reculant, mais se rapprochant toujours peu à peu de l'issue du défilé comme s'ils n'étaient pas maîtres de leurs chevaux et qu'ils fussent emportés malgré eux. Puis tout à coup piquant des deux, ils passèrent rapidement à travers les lignes ennemies, [11] et, à peine arrivés dans la plaine, ils mirent le feu à toutes les maisons qui bordaient la route. Ils allèrent ensuite incendier le bourg le plus voisin, et portèrent partout le fer et la flamme. [12] La vue de la fumée d'abord, puis les cris des habitants surpris dans leurs bourgades, enfin l'arrivée des vieillards et des enfants qui se réfugiaient au camp, y répandirent l'épouvante. [13] Aussitôt, sans prendre conseil, sans attendre d'ordre, les Ligures coururent chacun de son côté à la défense de leurs biens. En un instant, le camp se trouva désert, et le consul dégagé put continuer sa marche en sûreté.

[12] [1] Mais ni les Boïens ni les Espagnols, avec lesquels on avait eu la guerre cette année, ne montraient autant d'acharnement contre Rome que les Étoliens. [2] Lorsque les armées de la république avaient quitté la Grèce, ils s'étaient d'abord flattés de l'espoir qu'Antiochus viendrait s'emparer de l'Europe dégarnie de troupes et que, de leur côté, Philippe ou Nabis reprendraient les armes. [3] Voyant que tout demeurait en repos, et persuadés qu'il leur importait d'exciter des troubles et de semer l'agitation pour ne pas voir leurs projets renversés par le temps, ils tinrent une assemblée à Naupacte. [4] Là, Thoas, leur préteur, se plaignit de l'injustice des Romains, déplora la situation de l'Étolie, qui, de tous les états de la Grèce, avait subi les plus cruelles humiliations après une victoire à laquelle ses armes avaient contribué, [5] et proposa d'envoyer des ambassadeurs aux trois princes, pour sonder leurs intentions et faire valoir auprès de chacun d'eux les motifs les plus propres à les soulever contre Rome. [6] Damocrite fut dépêché vers Nabis, Nicandre vers Philippe, et Dicéarque, frère du préteur, vers Antiochus. [7] Damocrite représenta au tyran de Lacédémone qu'en lui enlevant ses villes maritimes on avait ruiné sa puissance.  «  C'étaient en effet ces places, ajouta-t-il, qui lui fournissaient des soldats, des vaisseaux, des marins. Enfermé, pour ainsi dire, dans ses murs, il voyait les Achéens dominer dans le Péloponnèse. [8] Jamais il ne trouverait l'occasion de recouvrer ce qu'il avait perdu, s'il laissait échapper celle qui s'offrait à lui en ce moment. Il n'y avait pas d'armée romaine en Grèce; et ce n'était pas pour Gytheum, ni pour les autres places maritimes de la Laconie, que le sénat croirait devoir faire repasser ses légions en Grèce. » [9] Ces paroles avaient pour but d'exciter le ressentiment de Nabis, de le pousser à rompre avec les Romains en attaquant leurs alliés et de l'amener, par la conscience de ses torts, à faire cause commune avec Antiochus, dès que ce prince aurait mis le pied en Grèce. [10] Nicandre tenait le même langage à Philippe; il avait même d'autant plus de motifs de récriminations que ce prince était tombé de plus haut que le tyran, et que ses pertes étaient plus considérables. [11] Il lui rappelait d'ailleurs l'antique renommée des rois de Macédoine et cette marche triomphale des Macédoniens à travers le monde conquis.  «  Philippe, disait-il, pouvait sans crainte s'engager dans l'entreprise qu'il venait lui proposer et en attendre l'issue. [12] Car il ne lui conseillait pas de se déclarer avant qu'Antiochus fût passé en Grèce à la tête de son armée; [13] et d'un autre côté, s'il avait si longtemps, sans l'appui d'Antiochus, soutenu la guerre contre les Romains et les Étoliens, maintenant qu'il aurait avec lui ce prince et pour alliés les Étoliens, dont les hostilités lui avaient fait alors plus de mal que celles des Romains, comment ceux- ci seraient-ils en état de lui tenir tête? » [14] Il parlait aussi de la coopération d'Hannibal, cet ennemi né des Romains, qui leur avait tué plus de généraux et de soldats qu'il ne leur en restait. Voilà ce que disait Nicandre à Philippe. [15] Dicéarque faisait valoir d'autres motifs auprès d'Antiochus.  «  Les Romains, disait-il surtout, avaient eu tout le profit de la victoire remportée sur Philippe, et les Étoliens tout l'honneur. C'étaient les Étoliens qui seuls avaient ouvert l'entrée de la Grèce aux Romains; c'étaient eux qui leur avaient donné les moyens de vaincre. » [16] Il énumérait ensuite les forces qu'ils devaient mettre sur pied pour seconder Antiochus, tant en infanterie qu'en cavalerie; les places qu'ils livreraient à son armée de terre, les ports qu'ils ouvriraient à sa flotte. [17] Il citait aussi Philippe et Nabis, qu'il représentait, sans crainte d'être démenti par eux, comme prêts l'un et l'autre à se soulever et à saisir la première occasion qu'ils trouveraient de reconquérir ce que la guerre leur avait enlevé. [18] Ainsi les Étoliens cherchaient à susciter des ennemis aux Romains dans tout l'univers.

[13] [1] Cependant les deux rois ou ne se déclarèrent pas, ou ne le firent que plus tard. Quant à Nabis, il envoya sur-le-champ des émissaires dans toutes les villes de la côte pour y exciter des troubles, gagna par ses largesses une partie des principaux habitants et fit égorger ceux qui demeuraient fidèles à l'alliance romaine. [2] Les Achéens, qui avaient été chargés par T. Quinctius du soin de défendre les places maritimes de la Laconie, dépêchèrent aussitôt une ambassade au tyran [3] pour lui rappeler le traité qu'il avait conclu, et l'inviter à ne pas rompre une paix qu'il avait tant souhaitée. En même temps ils firent parvenir des secours à Gytheum, déjà assiégée par le tyran, et donnèrent avis à Rome de ce qui se passait. [4] Antiochus, qui avait célébré cet hiver, à Raphiae en Phénicie, le mariage de sa fille avec Ptolémée, roi d'Égypte et qui était ensuite retourné à Antioche, traversant la Cilicie, franchit le mont Taurus et arriva vers la fin de la saison à Éphèse. [5] À l'entrée du printemps il envoya son fils Antiochus en Syrie veiller sur ses provinces les plus éloignées et prévenir les mouvements qui pourraient éclater derrière lui en son absence. Lui-même il partit à la tête de toutes ses forces de terre pour réduire les Pisidiens de Sida. [6] Vers ce temps, les commissaires romains P. Sulpicius et P. Villius, envoyés, comme on l'a dit plus haut, à la cour d'Antiochus, mais avec ordre de se rendre d'abord auprès d'Eumène, arrivèrent à Élée; de là ils poussèrent jusqu'à Pergame, résidence d'Eumène. [7] Ce prince désirait la guerre. Antiochus, pensait-il, était un voisin dangereux pour lui, si la paix était maintenue: la puissance de ce monarque était si fort au- dessus de la sienne, que la guerre venant à éclater, il ne serait pas plus en état de résister aux Romains que Philippe ne l'avait été, [8] et sa ruine ne tarderait pas à être complète; ou, si on lui accordait la paix après sa défaite, on lui imposerait beaucoup de sacrifices qui serviraient à agrandir le royaume de Pergame et qui lui permettraient à lui de se défendre désormais facilement sans le secours des Romains. [9] Dût-il même éprouver quelques revers, il valait mieux pour lui courir avec les Romains tous les hasards de la fortune que de rester seul et réduit à l'alternative, ou de reconnaître la souveraineté d'Antiochus, ou d'être soumis par la force des armes, s'il s'y refusait. [10] Pour ces motifs, il employait tout ce qu'il avait de crédit et d'adresse à décider les Romains à la guerre.

[14] [1] Sulpicius qui était malade resta à Pergame. Villius, ayant appris qu'Antiochus était occupé à son expédition de Pisidie, partit pour Éphèse et donna le peu de jours qu'il passa dans cette ville [2] à de fréquentes entrevues avec Hannibal qui s'y trouvait alors. Il voulait sonder ses intentions, s'il était possible, [3] et le persuader qu'il n'avait rien à craindre des Romains. [4] Ces conversations n'aboutirent à rien; cependant elles eurent un effet tout naturel, et qu'on eût pu croire ménagé avec talent par Villius, ce fut de diminuer l'influence d'Hannibal sur le roi et de le rendre suspect en toutes choses. [5] L'historien Claudius avance, sur la foi des mémoires grecs d'Acilius, que l'Africain faisait partie de cette ambassade, et qu'il s'aboucha avec Hannibal à Éphèse. Il rapporte même en ces termes un de leurs entretiens: [6]  «  Scipion lui ayant demandé quel était celui qu'il regardait comme le plus grand général, [7] le Carthaginois répondit que c'était le roi de Macédoine, Alexandre, qui, avec une poignée de braves, avait mis en déroute des armées innombrables et parcouru des contrées où l'homme n'avait jamais eu l'espoir de pénétrer. [8] Mais, dit Scipion, qui placez-vous au second rang? Pyrrhus, reprit Hannibal: c'est le premier qui ait enseigné l'art des campements. [9] Nul ne sut choisir ses positions ni disposer ses forces avec plus d'habileté. Il possédait aussi à un si haut degré l'art de gagner les coeurs que les peuples italiens eussent préféré la domination de ce prince étranger à celle des Romains qui depuis si longtemps commandaient en maîtres dans l'Italie. [10] Et le troisième? demanda encore Scipion. Moi, répondit sans hésiter Hannibal. Alors Scipion se prit à rire, et ajouta: [11] Que diriez-vous donc si vous m'aviez vaincu? En ce cas, je me mettrais au-dessus d'Alexandre, au-dessus de Pyrrhus, au- dessus de tous les autres généraux. » [12] Scipion fut sensible à l'espèce de flatterie détournée que renfermait cette réponse inattendue, si conforme au caractère carthaginois; car elle lui assignait une place à part hors de la foule des généraux, comme s'il n'avait pas d'égal.

[15] [1] Villius s'avança d'Éphèse jusqu'à Apamée. Antiochus vint l'y rejoindre à la première nouvelle de l'arrivée des députés romains. [2] Dans l'entrevue qu'ils eurent, ils renouvelèrent à peu près les débats qui avaient eu lieu à Rome entre Quinctius et les ambassadeurs du roi. Les conférences furent rompues par la mort du jeune Antiochus, que le roi son père venait d'envoyer en Syrie, comme je l'ai dit. [3] Ce fut un grand sujet de deuil pour la cour; le jeune prince fut beaucoup regretté. Il s'était fait connaître assez avantageusement pour qu'on espérât trouver en lui, s'il eût vécu plus longtemps, un grand roi, un monarque ami de la justice. [4] L'amour et l'attachement qu'on avait pour lui firent naître des soupçons sur cette mort: on pensa généralement que, sous prétexte qu'il était impatient de succéder à son vieux père, Antiochus l'avait fait empoisonner par des eunuques, ces êtres méprisables qui s'insinuent dans la faveur des rois en se faisant les instruments de ces sortes d'exécutions. [5] On attribuait encore un autre motif à ce forfait mystérieux: c'est que le roi, qui venait d'abandonner Lysimachie à son fils Séleucus, n'avait point une autre ville de la même importance où il pût reléguer aussi Antiochus loin de lui dans un exil honorable. [6] La cour montra néanmoins pendant plusieurs jours toutes les apparences d'une grande douleur, et l'envoyé romain, pour éviter que sa présence ne parût importune dans un pareil moment, se retira à Pergame. [7] Le roi, renonçant à l'expédition qu'il avait entreprise, retourna à Éphèse, s'y enferma dans son palais pendant les jours de deuil, et discuta plusieurs plans secrets avec un certain Minnio, son principal confident. [8] Ce ministre, complètement étranger aux affaires du dehors, mesurait la puissance de son maître sur les succès qu'il avait obtenus en Syrie ou en Asie; il était convaincu qu'Antiochus, déjà supérieur par la bonté de sa cause aux Romains, qui ne mettaient en avant que d'injustes prétentions, aurait aussi l'avantage dans la guerre. [9] Voyant donc que le roi évitait de discuter avec les députés du sénat, soit parce qu'il n'avait pas réussi précédemment, soit à cause du chagrin récent qui l'accablait, il se fit fort de défendre victorieusement ses intérêts, et l'engagea à rappeler de Pergame les ambassadeurs romains.

[16] [1] Sulpicius était déjà rétabli; il se rendit avec son collègue à Éphèse. Le roi fit présenter ses excuses par Minnio, et, malgré son absence, on entra en pourparlers. [2] Minnio avait préparé son discours:  «  Romains, dit-il, vous faites valoir un noble motif, l'affranchissement des cités de la Grèce, je le sais; mais votre conduite n'est pas d'accord avec vos paroles. Vous avez imposé à Antiochus des conditions différentes de celles que vous observez vous-mêmes. [3] Smyrne et Lampsaque sont-elles en effet plus grecques que Naples, Rhegium et Tarente que vous avez soumises au tribut, qui vous fournissent des vaisseaux, aux termes des traités? [4] Pourquoi tous les ans envoyez-vous à Syracuse et dans les autres villes grecques de la Sicile un préteur investi du commandement militaire, avec les haches et les faisceaux? Tout ce que vous pouvez dire, c'est que vous les avez soumises par la force des armes et que vous leur avez dicté ces conditions. [5] C'est aussi la réponse qu'Antiochus peut vous faire au sujet de Smyrne, de Lampsaque et des cités de l'Ionie ou de l'Éolide. [6] Elles ont été vaincues et assujetties au tribut par ses ancêtres; il revendique ses anciens droits. Veuillez donc lui faire une réponse, si ce débat est de bonne foi, et si on ne cherche pas un prétexte de guerre. » [7] Sulpicius répliqua:  «  Puisque Antiochus n'avait rien de mieux à dire en sa faveur, au moins a-t-il montré quelque pudeur en faisant présenter des observations par un autre. [8] Y a-t-il en effet quelque chose de commun entre les cités que vous avez assimilées tout à l'heure? Rhegium, Naples et Tarente n'ont pas cessé depuis leur soumission de reconnaître nos droits sur elles; ces droits ont toujours été les mêmes; nous les avons toujours exercés sans aucune interruption, et nous ne leur demandons que ce qu'elles doivent en vertu des traités. [9] Jamais aucune tentative n'a été faite soit par elle, soit par quelque puissance du dehors, pour changer cette situation. [10] Pouvez-vous dire qu'il en est de même des villes d'Asie? Depuis qu'elles sont tombées au pouvoir des ancêtres d'Antiochus, sont-elles restées continuellement dans la dépendance de la couronne de Syrie? N'est-il pas vrai que les unes ont appartenu à Philippe, les autres à Ptolémée, et que d'autres enfin ont joui pendant plusieurs années d'une liberté que personne ne leur contestait? [11] Si, parce que des circonstances malheureuses les ont forcées jadis de plier sous le joug, vous vous croyez après tant de siècles en droit de les asservir, qu'avons-nous gagné à affranchir la Grèce de la domination de Philippe? [12] Ses descendants ne seront-ils pas fondés à réclamer Corinthe, Chalcis, Demetrias et toute la Thessalie? [13] Mais qu'ai-je besoin de plaider la cause des cités asiatiques? C'est à leurs députés à la défendre; le roi et nous, nous les écouterons. »

[17] [1] Il fit appeler ensuite les députations des cités. Eumène avait préparé leur réponse par ses instructions; car il se flattait de voir ajouter à ses états tout ce qu'on démembrerait de l'empire d'Antiochus. [2] Le grand nombre des députés, les plaintes qu'ils firent entendre, leurs justes réclamations mêlées à des demandes injustes, firent dégénérer la discussion en une altercation bruyante. Aussi les envoyés romains, qui n'avaient cédé sur aucun point et n'avaient rien obtenu, retournèrent à Rome sans en savoir plus que lorsqu'ils étaient arrivés. [3] Après leur départ, Antiochus agita dans un conseil la question de la guerre. Tous ses courtisans prirent à l'envi l'un de l'autre un langage hautain; ils espéraient que plus ils montreraient d'acharnement contre les Romains, plus ils s'attireraient les bonnes grâces du roi. [4] Les uns s'élevaient contre l'insolence des prétentions de ce peuple qui venait dicter des lois au plus puissant monarque de l'Asie, comme il en avait dicté à Nabis après l'avoir vaincu: [5]  «  Encore, disaient- ils, on avait laissé à Nabis son pouvoir tyrannique sur sa patrie, et quelle patrie! Lacédémone. [6] Et l'on se révoltait à l'idée qu'Antiochus maintînt dans son obéissance Smyrne et Lampsaque! » [7] Suivant les autres,  «  ces villes étaient peu importantes et ne valaient pas la peine qu'un si grand monarque prît les armes pour les conserver; mais l'injustice commençait toujours par de légères usurpations. Pensait-on que les Perses, en faisant demander l'eau et la terre aux Lacédémoniens, avaient eu besoin en effet d'un peu de terre et d'un peu d'eau? [8] La tentative des Romains sur ces deux villes était un acte de la même nature; dès que les autres villes auraient vu Smyrne et Lampsaque secouer le joug, elles se déclareraient pour le peuple libérateur. [9] Lors même que cette liberté vaudrait moins pour elles que leur dépendance, l'espérance d'un changement offrait toujours plus de chances que toute situation actuelle. »

[18] [1] À ce conseil assistait l'Acarnanien Alexandre, [2] dévoué naguère à Philippe, et qui venait de quitter sa cour pour s'attacher à la fortune plus brillante d'Antiochus. La connaissance qu'on lui supposait de la Grèce, et ses vues sur la politique des Romains l'avaient élevé si haut dans la faveur du roi, qu'il était admis aux plus secrètes délibérations. [3] À l'entendre, il ne s'agissait plus de savoir si on ferait la guerre ou non, mais où et comment on la ferait.  «  La victoire, disait-il, ne lui paraissait pas douteuse, si le roi passait en Europe, et qu'il établît le théâtre de la guerre sur quelque point de la Grèce. [4] Dès son arrivée, il trouverait les Étoliens sous les armes; ce peuple qui habitait au centre du pays, était pour son armée une avant-garde déterminée à braver tous les périls. [5] Aux deux extrémités de la Grèce il verrait Nabis, qui du côté du Péloponnèse exciterait un soulèvement général, réclamant Argos et toutes les cités maritimes dont les Romains l'avaient dépouillé pour l'enfermer dans les murs de Lacédémone; [6] et Philippe qui, du côté de la Macédoine, prendrait les armes au premier signal de guerre qu'il entendrait. Il connaissait sa fierté, il répondait de ses dispositions; il savait que, pareil au lion captif dans une cage ou chargé de chaînes, il nourrissait depuis longtemps dans son cœur un ressentiment violent. [7] Il n'avait pas oublié que, pendant sa lutte avec les Romains, il n'avait cessé de demander à tous les dieux la coopération d'Antiochus. Si ce vœu était exaucé maintenant, il n'hésiterait pas un moment à reprendre la guerre. [8] Ce qu'il fallait seulement, c'était de ne pas perdre le temps par de funestes lenteurs. La victoire était assurée, si on savait prévenir les Romains en s'emparant des positions avantageuses et en gagnant des alliés. Il fallait aussi envoyer sur-le-champ Hannibal en Afrique pour y opérer une diversion. »

[19] [1] Annibal n'avait pas été admis au conseil; ses entrevues avec Villius l'avaient rendu suspect au roi, qui, depuis ce moment, n'eut aucun égard pour lui. Il supporta d'abord cet affront en silence; [2] mais ensuite pensant qu'il valait mieux connaître la cause d'une disgrâce si subite et se justifier, il saisit une occasion favorable et demanda naïvement au roi ce qui avait pu l'irriter. L'ayant appris, il répondit: [3]  «  Antiochus, j'étais tout enfant, lorsque mort père Hamilcar offrant un sacrifice, me fit approcher de l'autel et jurer que je ne serais jamais l'ami du peuple romain. [4] C'est pour obéir à ce serment, que j'ai fait trente-six ans la guerre; c'est ce serment qui, malgré la paix, m'a chassé de ma patrie; c'est ce serment qui a conduit Hannibal proscrit à votre cour; c'est pour y être fidèle que, si vous trompez mon espoir, je parcourrai le monde entier; j'irai, partout où je pourrai trouver des soldats et des armes, susciter des ennemis aux Romains. [5] Si donc quelqu'un de vos courtisans songe à s'élever en m'accusant auprès de vous, qu'il cherche un autre moyen de vous flatter à mes dépens. [6] Je hais les Romains et je suis haï d'eux. Hamilcar mon père et les dieux sont témoins de la vérité de mes paroles. Ainsi, quand vous penserez à faire la guerre aux Romains, placez Hannibal à la tête de vos amis. Si quelque motif vous portait à la paix, prenez conseil de tout autre que de moi. » [7] Ce discours fit impression sur le roi. qui rendit même ses bonnes grâces à Hannibal. Le conseil se sépara après avoir décidé la guerre.

[20] [1] À Rome, on parlait bien des dispositions hostiles d'Antiochus, mais on ne faisait encore aucun préparatif: seulement les esprits étaient dans l'attente. [2] Les deux consuls reçurent pour département l'Italie; ils devaient s'entendre entre eux ou tirer au sort pour savoir qui des deux présiderait les comices de cette année. [3] Celui qui n'aurait pas ce soin devait se tenir prêt à conduire au besoin son armée hors de l'Italie. [4] On autorisa ce dernier à lever deux légions nouvelles, et chez les alliés du nom latin vingt mille hommes d'infanterie et huit cents chevaux. [5] Son collègue eut les deux légions que le consul L. Cornélius avait commandées l'année précédente, avec les quinze mille alliés latins et les cinq cents cavaliers qui avaient fait partie de la même armée. [6] L. Minucius fut prorogé dans le commandement des troupes avec lesquelles il occupait la Ligurie. On ordonna aussi, pour les compléter, une levée de quatre mille hommes d'infanterie romaine et de cent cinquante chevaux; on exigea des alliés cinq mille fantassins et deux cent cinquante cavaliers. [7] Cn. Domitius fut désigné par le sort pour aller hors de l'Italie où le sénat jugerait à propos de l'envoyer; L. Quinctius pour passer en Gaule et tenir les comices. [8] Les préteurs tirèrent ensuite les provinces au sort: M. Fulvius Centumalus eut la juridiction de la ville; L. Scribonius Libo, celle des étrangers; L. Valérius Tappo, la Sicile; Q. Salonius Sarra, la Sardaigne; M. Baebius Tamphilus, l'Espagne citérieure; A. Atilius Serranus, l'ultérieure. [9] Mais ces deux derniers reçurent une autre destination en vertu d'un sénatus-consulte confirmé par un plébiscite. [10] Atilius fut chargé du commandement de la flotte et de la Macédoine; Baebius envoyé dans le Bruttium. [11] À Flaminius et à Fulvius on prorogea leurs pouvoirs en Espagne. Atilius, pour le Bruttium, devait avoir les deux légions qui avaient été levées pour la ville l'année précédente, et demander aux alliés quinze mille hommes d'infanterie et cinq cents chevaux. [12] Baebius Tamphilus eut ordre de faire construire trente quinquérèmes, de faire un choix de vieux bâtiments qu'il jugerait propres au service, et d'enrôler des équipages. On enjoignit aux consuls de lui fournir deux mille alliés du nom latin, et mille fantassins romains. [13] Ces deux préteurs et ces deux armées de terre et de mer étaient destinés, disait-on, à combattre Nabis, qui attaquait déjà ouvertement les alliés du peuple romain. [14] Du reste, on attendait le retour de l'ambassade envoyée à la cour d'Antiochus, et le sénat avait, pour ce motif, défendu au consul Cn. Domitius de s'éloigner de la ville.

[21] [1] Les préteurs Fulvius et Scribonius, chargés de rendre la justice à Rome reçurent la mission de faire équiper cent quinquérèmes, indépendamment de la flotte que devait commander Atilius. [2] Avant le départ du consul et du préteur pour leur département, il y eut, à l'occasion de quelques prodiges, un jour de supplications. [3] On apprit du Picénum qu'une chèvre avait mis bas six chevreaux d'une seule portée; à Arretium il était né un enfant avec un seul bras; [4] à Amiterne il y avait eu une pluie de terre; à Formies une porte et la muraille avaient été frappées de la foudre; et, ce qui effrayait le plus, un bœuf du consul Cn. Domitius avait fait entendre ces mots:  «  Rome, prends garde à toi! » [5] On fit des supplications pour expier ces prodiges; relativement au dernier seulement, les haruspices ordonnèrent de garder le bœuf et de le nourrir avec soin. Un débordement du Tibre, plus désastreux que celui de l'année précédente, renversa deux ponts et plusieurs édifices, surtout aux abords de la porte Flumentane. [6] Un énorme quartier de rocher détaché du Capitole, soit par les pluies, soit par un tremblement de terre trop faible pour qu'on l'eût ressenti ailleurs, roula jusqu'à la rue aux Jougs, et écrasa un grand nombre de personnes. La campagne fut inondée en plusieurs endroits; les troupeaux furent emportés, et les fermes détruites. [7] Avant l'arrivée du consul L. Quinctius dans sa province, Q. Minucius livra bataille aux Ligures sur le territoire de Pise, leur tua neuf mille hommes, mit les autres en déroute, et les força de se réfugier dans leur camp. [8] Il les y attaqua et ils s'y défendirent vigoureusement jusqu'au soir; [9] mais pendant la nuit ils décampèrent en secret. Au point du jour, les Romains, trouvant leur camp désert, s'en rendirent maîtres. Il n'y restait que fort peu de butin; les Ligures dirigeaient vers leurs bourgs les dépouilles des campagnes à mesure qu'ils les enlevaient. [10] Minucius, sans leur accorder aucun répit, passa du territoire de Pise en Ligurie, et mit à feu et à sang leurs places fortes et leurs bourgades. [11] Il y trouva le butin que ces pillards avaient enlevé aux Étrusques, et l'abandonna à son armée.

[22] [1] Vers le même temps les ambassadeurs envoyés aux monarques d'Asie revinrent à Rome. [2] Ils déclarèrent qu'il n'y avait aucun motif pressant de faire la guerre, excepté contre le tyran de Lacédémone; une députation achéenne venait aussi dénoncer les entreprises faites par Nabis, au mépris du traité, sur la côte de Laconie. On envoya en Grèce le préteur Atilius à la tête de la flotte pour protéger les alliés. [3] Quant aux consuls, ils eurent ordre de se rendre tous deux dans leur province, puisqu'on n'avait rien à craindre d'Antiochus pour le moment. Domitius partit d'Ariminum et marcha par le plus court chemin vers les terres des Boïens; Quinctius y arriva par la Ligurie. [4] Les armées des deux consuls portèrent, chacune de son côté, la dévastation sur toute la surface du pays. Aussi quelques cavaliers, d'abord avec leurs commandants, puis le sénat en corps, et enfin tous ceux qui avaient de l'aisance ou une position honorable, vinrent faire leur soumission aux consuls, au nombre de plus de quinze cents. [5] On obtint également des succès cette année dans les deux Espagnes. C. Flaminius s'empara, après un siège, de la place forte de Licabrum, l'une des plus puissantes et des mieux fortifiées de la contrée, et fit prisonnier le fameux prince Conribilo. [6] De son côté, le proconsul M. Fulvius remporta deux victoires contre deux armées ennemies, prit d'assaut les deux places de Vescella et d'Hélo, ainsi que plusieurs châteaux forts, et reçut la soumission volontaire de quelques autres. [7] Il entra ensuite dans le pays des Orétans, s'y rendit maître des deux villes de Noliba et de Cusibi, et continua sa marche jusqu'au Tage. [8] Sur ce fleuve était située Tolède, ville peu importante, mais dont la position était forte. Pendant qu'il en faisait le siège, une nombreuse armée de Vettones s'avança pour la secourir; il livra bataille, remporta la victoire, et mit les Vettones en déroute. Les ouvrages qu'il avait élevés autour de Tolède lui livrèrent enfin cette place.

[23] [1] Mais en ce moment les guerres qu'on soutenait sur ces deux points préoccupaient moins vivement les sénateurs que l'attente seule de la guerre dont on était menacé de la part d'Antiochus. [2] Bien qu'on fît surveiller ses démarches de temps à autre par des ambassadeurs, mille bruits sans fondement circulaient dans le public, et le mensonge se mêlait à la vérité. [3] Entre autres nouvelles, on disait qu'Antiochus, dès son arrivée en Étolie, ferait passer une flotte en Sicile. [4] Aussi, malgré la présence du préteur Atilius et de sa flotte en Grèce, [5] le sénat jugeant que des troupes ne suffisaient pas pour entretenir les bonne dispositions des alliés, qu'il fallait y joindre l'autorité des conseils, envoya comme ambassadeurs en Grèce T. Quinctius, Cn. Octavius, Cn. Servilius, et P. Villius. Il enjoignit en outre à M. Baebius de s'avancer avec ses légions du Bruttium à Tarente et à Brindisi, afin d'être à portée de passer en Macédoine s'il le fallait. [6] Le préteur M. Fulvius dut envoyer vingt vaisseaux pour défendre les côtes de la Sicile. On avait décidé que toutes les prérogatives du commandement seraient données au chef de cette escadre, [7] qui fut L. Oppius Salinator, l'un des édiles plébéiens de l'année précédente. [8] Fulvius fut aussi chargé d'écrire à son collègue L. Valérius  «  qu'il était à craindre que la flotte du roi Antiochus ne passât d'Étolie en Sicile; qu'en conséquence le sénat lui ordonnait de joindre en toute hâte aux troupes placées sous ses ordres une levée extraordinaire de douze mille hommes d'infanterie et de quatre cents chevaux, afin d'être en mesure de couvrir la côte de la province qui faisait face à la Grèce. » [9] Le préteur fit cette levée tant en Sicile que dans les îles adjacentes, et mit des garnisons dans toutes les places maritimes situées du côté de la Grèce. [10] Une circonstance qui donna naissance à de nouveaux bruits fut l'arrivée d'Attale, frère d'Eumène. Il annonça qu'Antiochus avait franchi 1'Hellespont à la tête d'une armée, et que les Étoliens faisaient leurs préparatifs pour être sous les armes à son arrivée. [11] On vota des remerciements pour Eumène, qui était absent, et pour Attale, qui était présent; on offrit à ce dernier une maison, et tous les honneurs de l'hospitalité publique; on lui fit don de deux chevaux, de deux armures de cavalier, de vaisselle d'or et d'argent, la première du poids de vingt livres, l'autre de cent.

[24] [1] On reçut coup sur coup des courriers qui annonçaient que la guerre était imminente; on jugea donc à propos de hâter l'élection des consuls. [2] Un sénatus-consulte chargea le préteur M. Fulvius d'écrire sur-le-champ au consul pour l'informer que le sénat l'invitait à remettre son département et son armée à ses lieutenants, et à se mettre en route pour Rome, [3] en s'y faisant précéder de l'édit qui fixerait le jour des comices. Le consul obéit à ce message, envoya son édit, et revint à Rome. [4] Cette année encore la brigue fut très vive. Trois patriciens se présentèrent pour la place qui appartenait à leur ordre: c'étaient le fils de Cnéius, P. Cornélius Scipion, qui avait échoué l'année précédente, L. Cornélius Scipion, et Cn. Manlius Vulso. [5] Ce fut le premier qui l'emporta; on voulait faire voir qu'on avait différé plutôt que refusé d'accorder cet honneur à un tel personnage. On lui donna pour collègue plébéien M. Atilius Glabrio. [6] Le lendemain on choisit pour préteurs L. Aemilius Paulus, M. Aemilius Lépidus, M. Junius Brutus, A. Cornélius Mammula, C. Livius et L. Oppius; ces deux derniers portaient le surnom de Salinator. Cet Oppius était celui qui avait conduit en Sicile la flotte de vingt vaisseaux. [7] En attendant que les nouveaux magistrats tirassent au sort leurs départements, M. Baebius eut ordre de passer de Brindes en Épire avec toutes ses forces et de prendre position près d'Apollonie. [8] Le préteur de la ville M. Fulvius fut chargé de faire construire cinquante quinquérèmes nouvelles.

[25] [1] Tels étaient les préparatifs que le peuple romain opposait aux efforts d'Antiochus. [2] Nabis, de son côté, avait enfin pris un parti; il pressait vivement le siège de Gytheum et ravageait les terres des Achéens pour se venger du secours qu'ils avaient donné aux habitants de cette place. [3] Les Achéens n'osèrent pas commencer les hostilités avant le retour des ambassadeurs qu'ils avaient envoyés à Rome. [4] Dès qu'ils connurent. les intentions du sénat, ils convoquèrent une assemblée générale à Sicyone, et députèrent vers T. Quinctius pour lui demander conseil. [5] Dans l'assemblée, tous les avis furent d'abord pour que l'on commençât sur-le-champ les hostilités; mais on fut arrêté par une lettre de Quinctius, qui conseillait d'attendre le préteur et la flotte romaine. [6] Parmi les chefs de la ligue, les uns persistèrent dans leur sentiment, les autres déclarèrent qu'il fallait suivre le conseil de Quinctius, puisqu'on s'était adressé à lui. Le reste des Achéens attendait l'opinion de Philopoemen, [7] qui était alors préteur. C'était un personnage très considéré et d'une grande expérience. Il fit observer d'abord que, suivant une sage coutume établie chez les Achéens, le préteur, en soumettant un projet de guerre à l'assemblée, ne devait pas faire connaître son avis. Puis il engagea ses concitoyens à prendre au plus tôt une détermination, [8] ajoutant que leur préteur exécuterait leurs décrets avec zèle et fidélité, et ferait tout ce que pouvait imaginer la prudence humaine pour qu'ils n'eussent à regretter ni la paix ni la guerre. [9] Ce peu de mots fit plus d'impression sur les esprits qu'une exhortation directe où l'on eût vu percer le désir de commander.[10] La guerre fut donc résolue d'un consentement presque unanime; on s'en remit au préteur du soin d'en fixer l'époque et d'en régler la conduite. [11] Philopoemen pensait, comme Quinctius, qu'il fallait attendre la flotte romaine qui pourrait protéger Gytheum du côté de la mer; [12] mais il craignit de compromettre par un imprudent retard le sort de Gytheum et en même temps celui de la garnison envoyée pour la défendre, et il mit à la voile avec la flotte achéenne.

[26] [1] Le tyran aussi avait équipé, pour intercepter les secours que les assiégés pourraient recevoir par mer, une petite escadre de trois vaisseaux pontés, de barques et de bateaux longs; car aux termes du traité, il avait livré son ancienne flotte aux Romains. [2] Voulant éprouver la vitesse de ses bâtiments nouveaux, et les tenir prêts au besoin pour un combat, il allait chaque jour en pleine mer exercer rameurs et soldats par un simulacre de bataille navale; il savait que l'issue du siège dépendait du soin avec lequel il couperait tout secours maritime. [3] Le préteur des Achéens, qui, sur terre, égalait en talent et en expérience tous les fameux capitaines, n'avait aucune connaissance en marine. [4] Né en Arcadie, au milieu des terres, il n'avait visité de pays étranger que la Crète où il avait servi comme chef d'un corps auxiliaire. [5] Il y avait à Aegium une vieille quadrirème, prise quatre-vingts ans auparavant dans le trajet de Naupacte à Corinthe, où elle transportait Nicée, femme de Cratérus. [6] La renommée de ce vaisseau, qui avait tenu un rang distingué dans la flotte royale, décida Philopoemen à se le faire amener, bien qu'il fût tout vermoulu et tout délabré de vieillesse: on en fit le vaisseau amiral. [7] Tison de Patras, commandant de la flotte, le montait et marchait en tête, lorsqu'il rencontra l'escadre lacédémonienne qui arrivait de Gytheum. [8] Dès le premier choc, le vieux navire, qui naturellement faisait eau de toutes parts, heurté par un bâtiment neuf et solide, fut mis en pièces, et tout l'équipage fait prisonnier. [9] Après la perte du vaisseau amiral, le reste de la flotte s'enfuit à force de rames. Philopoemen lui-même s'échappa sur un esquif d'éclaireur, et ne s'arrêta qu'à Patras. [10] Ce revers ne découragea point un homme habitué comme lui aux chances nombreuses de la guerre. Le peu de succès qu'il avait eu sur un élément qu'il ne connaissait pas fut au contraire pour lui un motif de plus d'espérer la victoire dans les combats dont il avait acquis l'expérience; il assurait qu'il saurait bien rendre la joie du tyran de courte durée.

[27] [1] Nabis, enflé de cet avantage et fermement convaincu qu'il n'avait plus rien à craindre du côté de la mer, voulut aussi fermer les passages du côté de la terre par d'heureuses dispositions. [2] Il abandonna donc le siège de Gytheum avec le tiers de ses troupes et alla prendre position près de Pleiae. [3] Cette place domine Leucae et Acriae par où il s'attendait à voir déboucher ses ennemis. Le camp de Nabis était, sauf un petit nombre de tentes, composé généralement de cabanes qu'on avait faites de roseaux et couvertes de feuillage pour se mettre seulement à l'ombre.[4] Philopoemen, avant de se présenter en face du tyran, résolut de le surprendre par un genre d'attaque tout à fait imprévu. [5] Il rassembla, dans une baie peu connue du territoire d'Argos, de petites barques, où il fit monter des troupes légères, armées en grande partie de cétra, de frondes, de javelots et d'autres armes aussi légères. [6] Puis, longeant la côte, il débarqua à la hauteur d'un promontoire voisin du camp ennemi, parvint la nuit jusqu'à Pleiae, par des sentiers qui lui étaient connus, et, profitant du sommeil des sentinelles, qui croyaient n'avoir à redouter aucun danger prochain, il mit le feu aux cabanes du camp sur tous les points à la fois. [7] Il y en eut beaucoup qui périrent dans les flammes sans avoir soupçonné l'arrivée des Achéens, et sans pouvoir être secourus par ceux qui s'en étaient aperçus. [8] Tout fut égorgé ou brûlé; quelques soldats pourtant, échappés à ce double péril, se réfugièrent sous les murs de Gytheum dans le camp principal. [9] Philopoemen, ayant ainsi frappé les ennemis d'épouvante, courut aussitôt ravager le canton de Tripoli en Laconie, sur les confins du territoire de Mégalopolis, [10] y enleva beaucoup de bestiaux, fit un grand nombre de prisonniers, et s'éloigna avant que le tyran eût détaché des troupes de son camp de Gytheum pour défendre le pays. [11] Il réunit ensuite ses troupes à Tégée, y convoqua les Achéens et leurs alliés pour une assemblée à laquelle assistèrent aussi les principaux citoyens de l'Épire et de l'Acarnanie, [12] et déclara que, croyant avoir suffisamment relevé le courage des siens en vengeant l'humiliation de sa défaite sur mer, et répandu la terreur parmi les ennemis, il allait marcher contre Lacédémone, qu'il considérait cette diversion comme le seul moyen de faire lever le siège de Gytheum. [13] Il campa le premier jour à Caryae, sur le territoire ennemi, au moment même où Gytheum était emporté. Philopoemen, qui ignorait cet événement, porta ses quartiers en avant, au pied du mont Barnosthène, à dix milles de Lacédémone. [14] De son côté, Nabis, ayant repris Gytheum, se mit en route avec ses troupes légères, et, dépassant Lacédémone par une marche rapide, il alla occuper le camp dit de Pyrrhus, persuadé que c'était cette position dont les Achéens voulaient s'emparer. De là il s'avança à leur rencontre. [15] La colonne des ennemis, ne pouvant se développer parce que les chemins étaient fort étroits, s'étendait sur un espace d'environ cinq milles. L'arrière-garde était formée par la cavalerie et principalement par une partie des auxiliaires; car Philopoemen avait pensé que le tyran le ferait prendre en queue par ses mercenaires, ceux de ses soldats sur lesquels il comptait le plus. [16] Ses plans étaient donc dérangés par deux contretemps imprévus: d'abord il trouvait les ennemis maîtres de la position qu'il voulait occuper; en second lieu, c'était la tête de sa colonne qui était menacée dans un chemin hérissé de pierres où il paraissait impossible de faire un mouvement sans le secours des troupes légères.

[28] [1] Philopoemen déployait un merveilleux talent pour diriger une marche et choisir des positions avantageuses. C'était le fruit d'une expérience acquise par de nombreuses méditations en temps de paix comme en temps de guerre. [2] Lorsqu'il était en route et qu'il arrivait à un passage difficile, il portait ses regards de tous côtés pour examiner la nature du lieu, et, s'il était seul, il se consultait avec lui-même; s'il était accompagné, il interrogeait ceux de sa suite:  «  Dans le cas où l'ennemi viendrait à paraître, leur disait-il; [3] et qu'il les attaquât soit de front, soit à droite ou à gauche, soit par derrière, quel parti faudrait-il prendre? Il pouvait se présenter en ordre de bataille; il pouvait aussi n'avoir pas formé ses lignes et se trouver dans la confusion d'une marche. » [4] Tout en se consultant ou en adressant des questions, il déterminait d'avance la position qu'il prendrait, et le nombre de soldats surtout, car il y attachait une grande importance, le genre d'armes qu'il emploierait; la place que devaient occuper les bagages, les bêtes de somme et tout ce qui n'était pas armé; [5] la force et la composition du détachement qui serait chargé de les garder. Il décidait s'il valait mieux pousser en avant ou retourner sur ses pas, [6] quel serait l'emplacement de son camp, quelle étendue il donnerait à ses retranchements, où il trouverait en abondance de l'eau, du bois et des vivres, quelle route lui offrirait le plus de sûreté le lendemain lorsqu'il continuerait sa marche, comment enfin il disposerait son armée. [7] Ces pensées et ces soins avaient tellement préoccupé son esprit, dès sa jeunesse, qu'il n'y avait plus rien de nouveau pour lui en fait de manœuvres militaires. [8] En cette occasion, il commença par faire halte; puis il enjoignit aux auxiliaires crétois et aux cavaliers qu'on appelait Tarentins, de s'avancer au premier rang, en conduisant chacun deux chevaux avec eux; la cavalerie eut ordre de les suivre. Philopoemen alla ainsi se poster sur un rocher, au- dessus d'un torrent où l'on pouvait trouver de l'eau. [9] Ce fut là qu'il rassembla tous ses bagages et ses valets d'armée sous la garde d'un détachement, et qu'il se retrancha autant que le lui permettait la nature du lieu. Il était difficile en effet de dresser des tentes au milieu des broussailles et sur un terrain inégal. [10] Les ennemis étaient à cinq cents pas. Les deux partis descendirent au torrent pour faire de l'eau, protégés par leurs troupes légères; mais malgré le voisinage des deux camps, on n'était pas encore aux prises lorsque la nuit survint. [11] Il était probable que le lendemain la même nécessité donnerait lieu à un combat sur les bords du torrent. Aussi Philopoemen en profita-t-il pour embusquer, dans un vallon caché aux yeux de l'ennemi, le plus qu'il put rassembler de cetrati.

[29] [1] Le jour venu, les troupes légères des Crétois et les cavaliers tarentins engagèrent 1e combat près du torrent. Les premiers étaient commandés par Télemnaste leur compatriote, les autres par Lycortas de Mégalopolis. [2] Du côté des ennemis, c'étaient aussi des auxiliaires crétois et des cavaliers tarentins qui soutenaient les soldats chargés de puiser l'eau. La lutte fut quelque temps indécise; de part et d'autre les combattants étaient de même origine, leurs armes étaient pareilles.[3] À la fin les auxiliaires du tyran l'emportèrent, parce qu'ils étaient supérieurs en nombre, et surtout parce que Philopoemen avait recommandé aux siens de prendre la fuite après une courte résistance, et d'entraîner les ennemis sur leurs pas, jusqu'au lieu de l'embuscade. Les ennemis en effet s'élancèrent dans la vallée à la poursuite des fuyards sans observer aucun ordre, et la plupart furent blessés ou tués avant d'avoir aperçu le détachement qui s'était caché. [4] Les Achéens avaient, autant que la largeur de la vallée le leur permettait, ménagé entre leurs rangs des intervalles destinés à livrer passage à ceux des leurs qui devaient fuir. [5] Ils se montrèrent alors; c'étaient des troupes fraîches et intactes qui fondaient en bon ordre sur des ennemis débandés, dispersés, épuisés de fatigue et couverts de blessures. [6] La victoire ne fut pas douteuse. Les soldats du tyran tournèrent aussitôt le dos et s'enfuirent vers leur camp avec autant de précipitation qu'ils en mettaient tout à l'heure dans leur poursuite. [7] On leur tua et on leur prit beaucoup de monde dans cette déroute. La confusion se fût aussi répandue dans le camp, si Philopoemen n'eût fait sonner la retraite; il craignait moins les ennemis que les difficultés de ce terrain, où chaque pas qu'il risquait en avant pouvait le jeter dans une situation périlleuse; [8] mais supposant d'après l'issue du combat, et avec cette prévoyance qui distingue un habile capitaine, qu'ils étaient en proie à de vives alarmes, il fit passer dans leur camp un de ses auxiliaires. [9] Ce prétendu transfuge leur annonça comme une chose positive que les Achéens avaient l'intention de se porter le lendemain sur les bords de l'Eurotas qui coule près des murs de Lacédémone; qu'ils voulaient leur fermer le passage, empêcher le tyran de se réfugier au besoin dans la ville, [10] intercepter les convois dirigés de la ville sur le camp, et en même temps essayer d'exciter, s'il était possible, quelque soulèvement contre Nabis. [11] Sans ajouter entièrement foi aux paroles du transfuge, le tyran crut, dans sa frayeur, avoir un motif assez plausible pour abandonner son camp. [12] Le lendemain il ordonna à Pythagore de se poster en avant des retranchements avec les auxiliaires et la cavalerie. Lui-même il sortit avec le gros de l'armée comme pour se mettre en bataille, et prit aussitôt le chemin de la ville.

[30] [1] Philopoemen, voyant Nabis précipiter sa marche par une pente étroite et rapide, envoya toute sa cavalerie et ses auxiliaires crétois contre le détachement qui couvrait le camp ennemi. [2] À l'approche de ces forces, Pythagore, effrayé de son isolement, songea d'abord à se retirer dans les retranchements; [3] mais lorsqu'il vit l'armée achéenne tout entière s'avancer en bon ordre, il craignit d'être pris en même temps qu'on forcerait le camp, et résolut de suivre Nabis, qui avait déjà beaucoup d'avance. [4] Aussitôt les cetrati fondirent sur le camp et le pillèrent, tandis que le reste des Achéens se mettait à la poursuite des ennemis. Le chemin était si difficile, qu'une armée, même à l'abri de toute surprise, aurait eu peine à s'en tirer. [5] Dès que le combat fut engagé avec l'arrière-garde, et que les cris d'effroi de ces troupes prises à dos eurent été entendus aux premiers rangs, chacun à l'envi se débarrassa de ses armes, et se dispersa dans les bois qui bordaient la route. En un moment le sol fut tout jonché d'un amas confus d'armes, [6] et surtout de piques, qui, tombant pour la plupart sur la pointe, formèrent une espèce de palissade et obstruèrent le passage. [7] Philopoemen enjoignit à ses auxiliaires de serrer de près, autant que possible, les vaincus, dont la cavalerie surtout devait rencontrer des obstacles dans sa fuite, et prenant lui-même une route plus facile, il s'achemina avec le gros de l'armée vers les bords de l'Eurotas. [8] Il y arriva au coucher du soleil, et attendit les troupes légères qu'il avait laissées à la poursuite de l'ennemi. Elles le rejoignirent à la première veille et lui annoncèrent que le tyran était entré dans la ville avec une suite peu nombreuse, et que le reste de ses soldats errait sans armes, dispersé dans les bois. Le général leur recommanda de réparer leurs forces; [9] puis il choisit les plus braves de ceux qui, arrivés les premiers au camp, avaient pu prendre un peu de nourriture et quelques instants de repos, ne leur fit emporter pour toute arme que leur épée, et alla aussitôt se poster sur la route des deux portes de Lacédémone qui mènent à Phères et au mont Barnosthène: il supposait que ce serait par là que les ennemis feraient leur retraite. [10] Ses prévisions se réalisèrent. Tant qu'il y eut un peu de jour, les Lacédémoniens ne sortirent pas de leurs bois, s'avançant par des sentiers non frayés. À l'entrée de la nuit, et à la vue des feux qui s'allumaient dans le camp des Achéens, ils se rapprochèrent, mais en suivant des chemins détournés. [11] Dès qu'ils eurent passé outre. il se crurent en sûreté et descendirent dans la plaine; ils y furent surpris par les soldats que Philopoemen avait embusqués çà et là; et la perte du tyran, tant en morts qu'en prisonniers, fut si considérable, qu'à peine lui resta-t-il le quart de son armée. [12] Pendant que Nabis se tenait enfermé dans sa capitale, Philopoemen affaiblissait et ruinait à peu près sa puissance. Après avoir employé presque les trente jours suivants à ravager les terres de la Laconie, il retourna dans son pays, [13] où sa gloire fut mise au niveau de celle du général romain, et jugée même supérieure en ce qui concernait la guerre de Laconie.

[31] [1] Pendant que les Achéens et le tyran se faisaient la guerre, des ambassadeurs romains parcouraient les villes alliées dans la crainte que les Étoliens n'eussent gagné quelques-unes d'entre elles au parti d'Antiochus. [2] Ils restèrent fort peu de temps chez les Achéens; l'acharnement qu'ils montraient contre Nabis, faisait supposer qu'ils étaient d'ailleurs fidèles à leur parole. [3] Ils se rendirent d'abord à Athènes, puis à Chalcis, puis en Thessalie; après avoir prononcé un discours dans une assemblée nombreuse des Thessaliens, ils partirent pour Demetrias et y convoquèrent une assemblée des Magnètes. [4] Là il leur fallut tenir un langage plus étudié, parce qu'une partie des principaux de la nation avait embrassé tout à fait la cause d'Antiochus et des Étoliens. [5] Ce qui les avait indisposés contre les Romains, c'était, outre la nouvelle que le sénat rendait à Philippe le fils livré par lui comme otage et lui faisait grâce du tribut qu'on lui avait imposé, le bruit mensonger qu'on lui rendrait aussi Demetrias. [6] Afin de prévenir cette restitution, Euryloque, chef des Magnètes, et quelques-uns de ses partisans n'hésitaient pas à provoquer un bouleversement général en appelant Antiochus et les Étoliens. [7] Il fallait donc, en leur adressant la parole, dissiper leurs vaines terreurs sans détruire les espérances de Philippe ni s'aliéner son esprit, ce prince pouvant être en toute circonstance beaucoup plus utile que les Magnètes. [8] On se contenta de leur rappeler,  «  que si la Grèce tout entière était redevable aux Romains du bienfait de la liberté, Demetrias surtout leur devait de la reconnaissance; [9] car non seulement elle avait été occupée par une garnison macédonienne, mais elle avait vu s'élever dans son sein une demeure royale comme si on eût voulu lui montrer par là qu'elle avait un maître toujours présent; [10] que le bienfait de Rome était perdu, si les Étoliens introduisaient Antiochus dans le palais de Philippe, et qu'il leur fallût, an lieu d'un roi qu'ils connaissaient depuis longtemps, subir la loi d'un prince nouveau et inconnu. » [11] Le Magnétarque [c'est le nom que les Magnètes donnent à leur premier magistrat, et c'était alors Euryloque], répondit avec l'autorité que lui donnait sa charge que ni lui ni les Magnètes ne pouvaient dissimuler le bruit qui avait couru sur la restitution de Demetrias à Philippe, [12] et que, pour empêcher ce malheur, les Magnètes étaient décidés à tout risquer, à tout entreprendre. Emporté par la chaleur du discours, il eut même l'imprudence de laisser échapper cette parole:  «  En ce moment, Demetrias n'a qu'une apparence de liberté: tout se fait réellement au gré des Romains. » [13] À ces mots, des murmures éclatèrent dans l'assemblée; les uns applaudissaient à ce langage hardi, les autres s'indignaient d'une pareille audace. Quinctius en fut tellement courroucé, que, levant les mains au ciel, il prit les dieux à témoin de l'ingratitude et de la perfidie des Magnètes. [14] Cet éclat produisit une impression générale de terreur. Alors Zénon, l'un des principaux du pays, et qui jouissait d'une grande considération, grâce à l'habileté de sa conduite, et à son dévouement bien connu pour les Romains, [15] conjura, les larmes aux yeux, T. Quinctius et les autres ambassadeurs, de ne pas imputer à toute la nation l'extravagance d'un seul homme.  «  Chacun, dit-il, devait être responsable de ses folies. Les Magnètes savaient bien qu'ils étaient redevables à T. Quinctius et au peuple romain non seulement de leur liberté, mais de tout ce que les hommes ont de plus cher et de plus sacré. [16] Les dieux ne pouvaient accorder aux prières des mortels aucune faveur que les Magnètes n'eussent reçue de la république; et ils tourneraient leur fureur contre eux-mêmes plutôt que de manquer à leurs engagements avec les Romains. »

[32] [1] Toute l'assemblée joignit ses prières aux protestations de Zénon. Euryloque, en sortant de l'assemblée, gagna la porte de la ville par des rues détournées, et s'enfuit aussitôt en Étolie; [2] car les Étoliens s'étaient déclarés, et de jour en jour ils manifestaient plus ouvertement leurs intentions. Le hasard voulut que précisément à cette époque, Thoas, un de leurs chefs, revint de la mission qu'on lui avait confiée auprès d'Antiochus et ramenât avec lui Ménippe, ambassadeur du roi. [3] Tous deux, avant de paraître devant l'assemblée, avaient fait grand bruit des forces de terre et de mer que le roi amenait avec lui; [4] ils disaient partout qu'un nombre prodigieux de fantassins et de cavaliers était en marche; que des éléphants arrivaient du fond de l'Inde; mais que surtout Antiochus apportait assez d'or pour être en état d'acheter les Romains mêmes. [5] Ce dernier point était celui qui leur paraissait devoir faire le plus d'impression sur l'esprit de la foule. Les ambassadeurs romains savaient bien quel effet ces exagérations produiraient dans l'assemblée; ils étaient instruits de l'arrivée de Thoas et de Ménippe, et de leurs intrigues.[6] Il n'y avait rien à espérer de ce côté; néanmoins Quinctius crut qu'il n'était pas inutile de faire assister à cette assemblée quelques représentants des alliés chargés de rappeler aux Étoliens leur traité avec Rome et d'élever hardiment la voix contre l'ambassadeur d'Antiochus. [7] Ce furent les Athéniens qui lui parurent les plus propres à jouer ce rôle à cause de l'importance de leur ville et de l'ancienne alliance qui les unissait aux Étoliens. Quinctius les pria d'envoyer des ambassadeurs au Panétolium. [8] Dans cette assemblée, Thoas parla le premier pour rendre compte de sa mission. Après lui parut Ménippe;  «  il représenta qu'il eût été fort heureux pour tous les habitants de la Grèce et de l'Asie que l'intervention eût été possible, lorsque la puissance de Philippe n'était pas encore entamée; [9] que chacun aurait conservé la jouissance de ses biens, et que tout ne dépendrait pas du caprice et du despotisme des Romains. [10] Maintenant encore, ajouta-t-il, pour peu que vous vouliez mener à bonne fin par votre persévérance les projets que vous avez formés, Antiochus pourra, avec l'aide des dieux et l'appui des Étoliens, relever les affaires de la Grèce et lui rendre son ancienne importance. [11] Or cette importance consiste dans une liberté assez forte pour subsister par elle-même, sans dépendre d'une volonté étrangère. » [12] Les Athéniens, qui obtinrent les premiers la parole après l'envoyé du roi, ne dirent pas un mot d'Antiochus, et se contentèrent de rappeler aux Étoliens le traité qu'ils avaient conclu avec Rome, et la reconnaissance que toute la Grèce devait à T. Quinctius: [13]  «  Il ne fallait pas, dirent-ils, renverser ce qui existait, par trop de précipitation. Les résolutions promptes et hardies plaisaient au premier abord; mais l'exécution était toujours épineuse et le résultat malheureux. Des ambassadeurs romains, au nombre desquels se trouvait T. Quinctius lui-même, étaient peu éloignés. [14] Avant de rien décider, il valait mieux discuter de vive voix avec eux les points en litige que d'allumer en Europe et en Asie une guerre funeste. »

[33] [1] La foule, avide de changements, était toute dévouée à la cause d'Antiochus; elle ne voulait pas même qu'on admît les Romains à l'assemblée; mais les principaux, et surtout les plus âgés, eurent le crédit de leur faire donner audience. [2] Quinctius, informé de cette décision par les Athéniens, crut devoir se rendre en Étolie. [3] Il espérait, ou modifier les déterminations prises, ou prouver à tout le monde que les Étoliens étaient seuls coupables de la guerre, et que les Romains, en prenant les armes, ne faisaient que céder aux lois de la justice et de la nécessité. [4] Arrivé dans le pays, Quinctius se présenta à l'assemblée. Il reprit les faits dès l'origine du traité conclu entre Rome et l'Étolie, rappela les nombreuses infractions commises par eux à la foi du serment, et dit un mot de la possession des villes contestées. [5]  «  Si pourtant, ajouta-t-il, ils croyaient y avoir quelque droit, ne valait-il pas cent fois mieux envoyer à Rome une ambassade, soit pour débattre leurs prétentions, soit pour gagner le sénat par des prières, [6] que de jouer le rôle de maîtres de gladiateurs en engageant le peuple romain et Antiochus dans une lutte qui ébranlerait le monde, et causerait la ruine de la Grèce? Les malheurs de cette guerre retomberaient d'abord sur ceux qui l'auraient allumée. » [7] Ces paroles, pour ainsi dire prophétiques, de l'envoyé furent perdues. Thoas, et tous ceux de son parti qui parlèrent ensuite, furent écoutés avec une faveur marquée; [8] ils firent adopter immédiatement, dans la séance même, après la sortie des Romains, un décret qui invitait Antiochus à venir délivrer la Grèce et régler les différends survenus entre les Étoliens et les Romains. [9] À l'insolence de ce décret, le préteur Damocrite ajouta personnellement un nouvel outrage. Quinctius lui ayant demandé communication du décret, il répondit, sans égard pour le caractère de cet illustre personnage, [10] qu'il avait pour le moment des affaires plus pressantes à expédier, mais qu'avant peu il lui enverrait et le décret et sa réponse, de son camp sur les bords du Tibre, en Italie. [11] Telle était en ce moment le vertige qui aveuglait la nation étolienne, et jusqu'à ses magistrats.

[34] [1] Quinctius et ses collègues retournèrent à Corinthe. Après leur départ, les Étoliens, qui ne voulaient pas avoir l'air d'attendre tout d'Antiochus sans rien faire par eux-mêmes, ni se condamner à l'inaction jusqu'à l'arrivée du roi, [2] ne convoquèrent pas à la vérité d'assemblée générale; mais ils cherchèrent, par l'entremise de leurs apoclètes [c'est le nom d'un conseil secret, composé de personnages choisis], tous les moyens d'exciter quelque bouleversement dans la Grèce. [3] Il était constant que, dans chaque république, les citoyens les plus influents et les plus sages étaient dévoués aux Romains et satisfaits de l'état des choses, tandis que la multitude et les mécontents soupiraient après un changement. [4] Les Étoliens conçurent le projet audacieux, et même insensé, de s'emparer le même jour de Demetrias, de Chalcis et de Lacédémone. [5] Ils envoyèrent dans chacune de ces villes un de leurs principaux citoyens; Thoas à Chalcis, Alexamène à Lacédémone, et Dioclès à Demetrias. [6] Ce dernier fut secondé par Euryloque, dont j'ai fait connaître et expliqué plus haut l'exil volontaire, et qui n'avait pas d'autre moyen de rentrer dans sa patrie. [7] D'après les instructions que cet Euryloque envoya par écrit à ses parents, à ses amis et à ses partisans, sa femme et ses enfants parurent dans une assemblée nombreuse, en habits de deuil, avec les attributs des suppliants, et conjurèrent chaque citoyen en particulier, et tout le peuple en général, de ne pas laisser vieillir dans l'exil un innocent, un malheureux qui n'avait pas même été condamné. [8] Les gens de bonne foi, guidés par un sentiment de pitié, les intrigants et les factieux, séduits par l'espoir d'amener un bouleversement général à la faveur du mouvement excité par l'Étolien, demandèrent avec instance son rappel. [9] Quand tout fut ainsi préparé, Dioclès, qui commandait alors la cavalerie, partit à la tête de ce corps, sous prétexte de reconduire l'exilé qui était son hôte, et, après une marche forcée d'un jour et d'une nuit, se trouva le lendemain matin à six milles environ de Demetrias. Il prit alors les devants avec trois escadrons d'élite et donna ordre au reste de le suivre de près. [10] En approchant de la porte, il fit mettre pied à terre à tous ses gens, et leur enjoignit de mener leurs chevaux par la bride, comme s'ils étaient en marche et sans observer leurs rangs, afin de laisser croire qu'ils étaient là pour escorter plutôt que pour soutenir leur chef. [11] Puis il laissa un de ses escadrons à la porte, pour tenir le passage ouvert à ceux qui suivaient, traversa la ville et le Forum, conduisant Euryloque par la main, et l'accompagna jusqu'à sa maison, au milieu de la foule, qui accourait au-devant de lui pour le féliciter. [12] Bientôt la ville fut pleine de cavaliers, les postes avantageux furent occupés, et des soldats pénétrèrent dans les maisons pour égorger les chefs du parti contraire. C'est ainsi que Demetrias tomba au pouvoir des Étoliens.

[35] [1] À Lacédémone, il s'agissait moins d'emporter la ville d'assaut que de se rendre maître par surprise de la personne du tyran. [2] Dépouillé de ses places maritimes par les Romains, Nabis venait aussi d'être réduit par les Achéens à se renfermer dans les murs de sa capitale. En se chargeant de l'assassiner, on était sûr de gagner toute la reconnaissance des Lacédémoniens. [3] Les Étoliens n'avaient pas besoin de chercher un prétexte pour envoyer des troupes de son côté; il ne cessait de leur demander instamment des secours, parce que c'était à leur instigation qu'il s'était révolté. [4] Alexamène reçut mille hommes d'infanterie et trente cavaliers choisis dans la jeunesse. Le préteur Damocrite déclara à ces derniers, dans le conseil secret dont il a déjà été question, [5] qu'ils ne devaient pas se croire chargés d'une expédition contre les Achéens, ou de telle autre entreprise qu'ils pourraient supposer; qu'on leur demandait d'être prêts à exécuter ponctuellement toutes les résolutions que les circonstances dicteraient à leur chef Alexamène, quelque inattendues, quelque téméraires et quelque imprudentes qu'elles parussent, et d'accepter ces ordres, comme s'ils n'ignoraient pas que c'était là l'unique objet de leur mission. [6] Ces jeunes gens, ayant ainsi reçu leurs instructions, Alexamène se mit à leur tête, et, en arrivant auprès du tyran, il s'empressa de lui donner les plus belles espérances: [7]  «  Antiochus, lui dit-il, était déjà passé en Europe; il serait bientôt en Grèce, et couvrirait la terre et la mer de ses armées et de ses flottes. Les Romains verraient bien qu'ils avaient affaire à un autre ennemi que Philippe. Il était impossible de calculer le nombre des fantassins, des cavaliers et des vaisseaux. L'aspect seul de la ligne des éléphants suffirait pour décider de la victoire. [8] Les Étoliens se tenaient prêts à marcher vers Lacédémone avec toutes leurs forces, dès que les circonstances l'exigeraient; mais ils avaient voulu montrer au roi, lorsqu'il arriverait, une armée nombreuse sous les armes. [9] À leur exemple, Nabis devait aussi mettre ses soldats en campagne, au lieu de les laisser enfermés dans la ville où ils s'épuisaient par l'inaction; il devait les forcer à manœuvrer avec leurs armes, aguerrir leur courage et fortifier leurs corps. [10] L'habitude rendait les fatigues plus faciles à supporter; la bienveillance et l'affabilité du général pouvaient même y faire trouver quelque plaisir. » Dès lors Nabis se mit à faire manœuvrer les troupes en dehors de la ville, dans la plaine qui s'étend sur les bords de l'Eurotas. [11] Les gardes du tyran étaient placés presque au centre; le tyran, suivi de trois cavaliers au plus, parmi lesquels se trouvait souvent Alexamène, parcourait à cheval le front de bataille et se portait d'une aile à l'autre; [12] à la droite étaient les Étoliens, c'est-à-dire les auxiliaires enrôlés depuis longtemps dans l'armée de Nabis, et les mille hommes amenés par Alexamène. [13] Ce chef avait pris l'habitude de parcourir quelques rangs avec Nabis et de lui donner les avis qu'il croyait utiles, [14] puis de pousser rapidement son cheval vers l'aile droite où se trouvaient les siens, et de revenir auprès du tyran, après avoir feint de donner les ordres nécessaires pour les manœuvres. [15] Enfin, le jour qu'il avait fixé pour l'exécution de son dessein, après avoir accompagné Nabis quelque temps, il se retira vers les siens, [16] et s'adressant à ceux qui étaient avec lui:  «  Allons, jeunes gens, leur dit-il, voici le moment de payer d'audace, et d'exécuter ce coup de main pour lequel vous devez me prêter un énergique appui. [17] Préparez donc vos cœurs et vos bras, et que pas un de vous n'hésite à suivre mon exemple. Malheur à qui reculerait et voudrait entraver ma résolution! il ne reverrait plus ses foyers. » Un frémissement s'empara de tous les esprits; on se rappelait les instructions qu'on avait reçues en partant. [18] Nabis arrivait de l'aile gauche. Alexamène ordonna à ses cavaliers de mettre leurs lances en arrêt et d'avoir les yeux fixés sur lui. Puis, rassemblant ses esprits un peu troublés par l'idée de cet atroce guet-apens, il se jeta sur Nabis au moment où il approchait, tua son cheval et le renversa lui-même à terre. [19] Dans cette position, le tyran fut assailli par les cavaliers, mais sa cuirasse rendait tous leurs efforts inutiles; ils l'en dépouillèrent, et purent alors le percer. Il expira avant que ses gardes placés au centre fussent arrivés à son secours.

[36] [1] Alexamène courut à toute bride s'emparer du palais avec tous les Étoliens. [2] Les gardes du tyran, témoins de son assassinat, avaient d'abord été frappés de terreur; [3] mais quand ils virent les Étoliens s'éloigner, ils se rassemblèrent autour du cadavre et se mirent à contempler celui dont ils n'avaient pas su défendre la vie et dont ils n'osaient pas venger la mort. [4] Personne n'eût remué, si Alexamène, remettant l'épée au fourreau, eût sur-le-champ convoqué une assemblée du peuple, prononcé un discours conforme aux circonstances, et tenu sous les armes les Étoliens réunis, en leur défendant de commettre aucune violence. [5] Mais il fallait que, dans l'exécution d'une entreprise commencée par une perfidie, tout fût conduit avec une précipitation qui devait causer la perte de ceux qui y avaient pris part. [6] Le chef des Étoliens passa un jour et une nuit, enfermé dans le palais, à chercher les trésors du tyran, et ses compagnons se dispersèrent pour piller, comme s'ils eussent emporté d'assaut une ville dont ils voulaient paraître les libérateurs. [7] Bientôt l'indignation et le mépris donnèrent aux Lacédémoniens le courage de s'attrouper. Les uns proposèrent de chasser les Étoliens et de reconquérir cette liberté qu'on venait de leur dérober au moment où ils se croyaient sur le point de la ressaisir. Les autres, pour donner une direction commune à leurs efforts, parlèrent de mettre à leur tête, pour la forme, un prince de la famille royale. [8] Il y en avait un fort jeune, nommé Laconicus, que Nabis faisait élever avec ses enfants. On le plaça sur un cheval, on prit les armes et on égorgea tous les Étoliens qui erraient dans la ville. [9] On força ensuite le palais. Alexamène essaya d'y résister avec quelques-uns des siens; il fut massacré. D'autres Étoliens s'étaient rassemblés autour du Chalcioecon, temple de bronze consacré à Minerve; ils furent aillés en pièces. [10] Quelques-uns d'entre eux, se débarrassant de leurs armes, s'enfuirent soit à Tégée, soit à Mégalopolis. Ils y furent arrêtés par ordre des magistrats et vendus à l'encan.

[37] [1] À la nouvelle du meurtre de Nabis, Philopoemen partit pour Lacédémone, qu'il trouva dans l'épouvante et la confusion. [2] Il manda les principaux de la ville, leur parla comme Alexamène aurait dû le faire, et fit entrer les Lacédémoniens dans la ligue achéenne. [3] Il y réussit d'autant plus facilement que, vers ce moment, A. Atilius se trouvait en vue de Gytheum avec vingt-quatre quinquérèmes. [4] À la même époque, Thoas essayait de surprendre Chalcis par l'entremise d'Euthymidas, un des principaux citoyens, que le crédit des partisans de Rome avait fait bannir après l'arrivée de T. Quinctius et de ses collègues, [5] et par celle d'Hérodore de Ciane, simple marchand, à qui ses richesses donnaient une grande influence dans la ville. Les amis d'Euthymidas étaient entrés aussi dans le complot; mais Thoas ne fut pas aussi heureux qu'Euryloque l'avait été à Demetrias. [6] Euthymidas, qui s'était réfugié à Athènes, se rendit d'abord à Thèbes et de là à Salganea; Hérodore passa à Thronium. [7] Non loin de là, Thoas avait dans le golfe Maliaque deux mille hommes d'infanterie, deux cents chevaux et environ trente bâtiments de transport. II chargea Hérodore de passer avec ces vaisseaux et six cents fantassins dans l'île d'Atalante, [8] afin de faire voile vers Chalcis, dès qu'il saurait que les troupes de terre s'approchaient de l'Aulide et de l'Euripe. [9] De son côté il prit, avec le reste de ses troupes, le chemin de Chalcis, marchant surtout la nuit avec toute la diligence possible.

[38] [1] Micythion et Xénoclide, qui, depuis l'expulsion d'Euthymidas, étaient investis du souverain pouvoir à Chalcis,se doutèrent ou furent avertis du complot. Dans le premier moment de frayeur, ils ne virent d'autres ressources que la fuite; [2] mais, quand leur effroi fut calmé et qu'ils comprirent que ce serait trahir et sacrifier et leur patrie et l'amitié des Romains, ils prirent un autre parti. [3] On célébrait alors à Érétrie la fête annuelle de Diane Amarynthide, qui attire un grand concours d'Érétriens et même de Carystiens. [4] Ils envoyèrent prier les habitants de ces deux villes, réunis à la solennité, de prendre en pitié les malheurs d'un peuple originaire comme eux de l'Eubée, et de ne point oublier l'alliance conclue avec Rome.  «  Il ne fallait pas, disaient-ils, laisser tomber Chalcis au pouvoir des Étoliens, qui deviendraient maîtres de l'île entière lorsqu'ils le seraient de Chalcis. [5] Si la domination de la Macédoine leur avait paru écrasante, celle des Étoliens serait beaucoup moins supportable encore. » [6] Ce qui décida surtout les deux cités, ce fut le désir d'être agréables aux Romains, dont elles venaient d'éprouver la valeur dans les combats, la justice et la générosité après la victoire. Elles armèrent donc et firent partir l'élite de leur jeunesse. [7] Les Chalcidiens abandonnèrent à ce renfort la défense de leurs murailles, et, traversant l'Euripe avec toutes leurs forces, allèrent prendre position à Salganea. [8] De leur camp ils envoyèrent d'abord un parlementaire, puis une députation demander aux Étoliens  «  quelle injure ou quelle attaque de leur part les déterminait à venir assiéger des alliés et des amis. » [9] Le chef des Étoliens, Thoas, répondit  «  qu'il ne venait pas les assiéger, mais les délivrer des Romains; [10] que leurs chaînes étaient plus belles, mais beaucoup plus lourdes maintenant qu'à l'époque où ils avaient dans leur citadelle une garnison macédonienne. Les Chalcidiens répliquèrent qu'ils n'étaient asservis à personne, et qu'ils n'avaient aucun besoin d'être secourus. [11] Ainsi se termina l'entrevue, et la députation revint au camp. Thoas et les Étoliens, qui n'espéraient réussir que par une surprise, [12] se trouvant trop faibles pour entreprendre un siège régulier et attaquer une ville fortifiée du côté de la terre et de la mer, rentrèrent dans leurs foyers. [13] Euthymidas, instruit de la présence de ses compatriotes à Salganea et du départ des Étoliens, retourna aussi de Thèbes à Athènes. [14] Hérodore, après avoir vainement attendu pendant plusieurs jours dans l'île d'Atalante le signal convenu, détacha un de ses bâtiments pour connaître le motif de ces retards. Lorsqu'il vit qu'on avait renoncé à l'entreprise, il regagna Thronium d'où il était parti.

[39] [1] Quinctius, qui avait aussi mis à la voile en apprenant ces nouvelles, et qui arrivait de Corinthe, rencontra le roi Eumène dans l'Euripe de Chalcis. [2] Ils convinrent qu'Eumène laisserait quinze cents hommes de garnison à Chalcis, et qu'il se rendrait à Athènes. [3] Quinctius continua sa route vers Demetrias où il allait, persuadé que la délivrance de Chalcis pourrait faire quelque impression sur les Magnètes et les déterminer à rentrer dans l'alliance de Rome. [4] En même temps, pour assurer un appui à ses partisans, il écrivit au préteur des Thessaliens, Eunome, d'armer la jeunesse, et se fit précéder à Demetrias par Villius, qu'il chargea de sonder les esprits; il ne voulait tenter une démarche que s'il voyait une partie des habitants disposés à renouer leur ancienne alliance. [5] Villius s'avança sur une quinquérème jusqu'à l'entrée du port. Les Magnètes s'étant portés en foule de ce côté, il leur demanda s'il devait voir en eux des amis ou des ennemis. [6] Le magnétarque Euryloque répondit qu'il trouvait en eux des amis, mais qu'on le priait de ne point entrer dans le port, de laisser les Magnètes jouir en paix de leur liberté, et de ne pas essayer de soulever le peuple sous prétexte d'une conférence. [7] Ce fut alors une vive altercation et non plus un entretien. Villius reprocha aux Magnètes leur ingratitude et leur annonça les malheurs qui allaient les accabler; la foule irritée accusa tantôt le sénat, tantôt Quinctius. Villius, ayant ainsi échoué, alla rejoindre son général, [8] et Quinctius, après avoir fait prévenir le préteur de ramener ses troupes dans leurs quartiers, remit à la voile pour Corinthe.

[40] [1] La liaison des affaires de la Grèce avec celles des Romains m'a détourné pour ainsi dire de mon but; non que leur importance me fît une loi d'en parler, mais parce qu'elles ont été la cause de la guerre contre Antiochus. [2] Après la désignation des consuls, car c'est là qu'a commencé ma digression, les consuls L. Quinctius et Cn. Domitius partirent pour leurs provinces, le premier pour la Ligurie, le second pour le pays des Boïens. [3] Les Boïens ne firent aucun mouvement, et même les sénateurs de la nation, avec leurs enfants, les généraux avec leur cavalerie, vinrent, au nombre de quinze cents en tout, faire leur soumission à Domitius. [4] L'autre consul ravagea une grande partie du territoire ligurien, et s'empara de plusieurs places fortes, où il trouva non seulement un riche butin et des prisonniers, mais quelques citoyens romains ou alliés tombés au pouvoir de l'ennemi et qu'il remit en liberté. [5] La même année, Vibo reçut une colonie romaine en vertu d'un sénatus- consulte et d'un plébiscite. On y établit trois mille sept cents fantassins et trois cents cavaliers. [6] Les triumvirs chargés de cette mission furent Q. Naevius, M. Minucius et M. Furius Crassipes. On assigna quinze arpents à chaque fantassin, et le double à chaque cavalier. Ce territoire avait appartenu auparavant aux Bruttiens, qui l'avaient enlevé aux Grecs. [7] Rome éprouva vers cette époque deux alarmes très vives. La première, qui dura plus longtemps, mais qui fit moins de ravages, fut un tremblement de terre de trente-huit jours: durant tout ce temps, l'inquiétude et la crainte suspendirent toute occupation, et il y eut à cette occasion trois jours de supplications. [8] La seconde, loin de n'être qu'une terreur panique, causa une foule de désastres trop réels. Un incendie, qui éclata au forum Boarium, consuma pendant un jour et une nuit les édifices qui bordaient le Tibre, et réduisit en cendres toutes les boutiques, avec mes marchandises de grand prix qu'elles renfermaient.

[41] [1] L'année touchait à sa fin; chaque jour on parlait davantage des préparatifs hostiles d'Antiochus, et les sénateurs en étaient plus vivement préoccupés. [2] On songea donc à régler la répartition des provinces entre les magistrats désignés, afin que chacun d'eux prît mieux ses mesures. [3] On décida que les départements consulaires seraient l'Italie et celui que le sénat jugerait à propos d'indiquer: tout le monde savait que c'était la guerre contre le roi Antiochus. [4] Celui à qui le sort l'attribuerait devait avoir sous ses ordres quatre mille fantassins et trois cents cavaliers romains avec six mille hommes d'infanterie des alliés latins et quatre cents chevaux. [5] On chargea le consul L. Quinctius de faire ces enrôlements afin que rien n'empêchât le nouveau consul de partir sur-le-champ pour la destination que lui donnerait le sénat. [6] On arrêta aussi les départements des préteurs: le premier lot se composait de deux prétures, celle de la ville et celle des étrangers; le second, du Bruttium; le troisième, de la flotte qui devait faire voile où le sénat l'ordonnerait; le quatrième, de la Sicile; le cinquième, de la Sardaigne, et le sixième de l'Espagne ultérieure. [7] On enjoignit en outre au consul L. Quinctius de lever deux légions nouvelles de citoyens romains, et, parmi les alliés du nom latin, vingt mille hommes d'infanterie et huit cents chevaux. On destina cette armée au préteur que le sort désignerait pour la province du Bruttium. [8] Deux chapelles furent consacrées cette année à Jupiter dans le Capitole. Elles avaient été vouées par L. Furius Purpurio, l'une dans la guerre des Gaules lorsqu'il était préteur, l'autre pendant son consulat. Ce fut le duumvir Q. Marcius Ralla qui en fit la dédicace. [9] Il y eut aussi cette année plusieurs condamnations sévères prononcées contre des usuriers, à la requête des édiles curules M. Tuccius et P. Junius Brutus. [10] Le produit des amendes qu'on leur imposa servit à faire fabriquer des quadriges d'or et douze boucliers de même métal, qui furent déposés comme offrande au Capitole dans la chapelle de Jupiter, au-dessus du sanctuaire. Les édiles construisirent aussi un portique hors de la porte Trigémina, dans le quartier des charpentiers.

[42] [1] Pendant que les Romains étaient tout occupés des préparatifs de la nouvelle guerre, Antiochus, de son côté, ne restait pas dans l'inaction. [2] Trois villes le retenaient encore: c'étaient Smyrne, Alexandrie de Troade et Lampsaque; jusqu'alors il n'avait pu ni les emporter d'assaut, ni les attirer à son parti par des offres avantageuses, mais il ne voulait pas, au moment de passer en Europe, les laisser derrière lui sans les soumettre. [3] Il avait aussi un parti à prendre au sujet d'Hannibal. D'abord les vaisseaux non pontés que ce général devait emmener avec lui en Afrique s'étaient fait attendre; [4] puis on s'était demandé s'il fallait décidément le faire partir. Cette question avait été soulevée surtout par l'Étolien Thoas, qui, voyant toute la Grèce remplie d'agitations, représentait qu'on était maître de Demetrias, [5] et qui, après avoir abusé les Grecs au sujet du roi, et relevé leur courage en exagérant ses ressources, employait encore le mensonge pour enfler les espérances d'Antiochus.  «  Les voeux de tous les peuples, lui avait-il dit, l'appelaient en Grèce; il les verrait accourir en foule sur le rivage, du plus loin qu'ils apercevraient la flotte royale. » [6] Ce fut Thoas aussi qui osa combattre la détermination presque arrêtée du roi relativement à Hannibal. Suivant lui, il ne fallait pas détacher de la flotte une partie des vaisseaux, [7] et dans le cas où l'on s'y résoudrait, Hannibal était celui auquel on devait le moins songer pour ce commandement. [8] C'était un banni, un Carthaginois; il pouvait former chaque jour mille projets nouveaux, que lui inspirerait, ou sa fortune précaire, ou son caractère mobile. [9] Cette gloire militaire même, qui était en quelque sorte son apanage, était trop grande pour le lieutenant d'un roi. Le roi devait seul attirer les regards, et seul paraître comme chef et comme général. [10] Si Hannibal perdait une flotte ou une armée, la perte serait aussi cruelle que si elle était due à un autre capitaine. Remportât-il au contraire quelque succès, toute la gloire en serait pour lui et non pour Antiochus: [11] mais que la fortune accordât au roi l'honneur de terrasser les Romains dans la lutte, pouvait-on espérer qu'Hannibal se résignerait à vivre en sujet, sous l'autorité d'un roi, lui qui s'était à peine soumis aux lois de sa patrie? [12] Si dès sa jeunesse il s'était montré ambitieux, s'il avait embrassé dans ses vastes espérances l'empire du monde, ce n'était pas pour supporter un maître dans sa vieillesse. [13] Le roi n'avait pas besoin d'Hannibal comme lieutenant; il pouvait le mener à sa suite et le consulter sur les opérations de la guerre. [14] En ne profitant qu'à demi de ses talents, on n'avait rien à redouter, rien à perdre. Si on lui demandait trop, ses services seraient aussi funestes au bienfaiteur qu'à l'obligé. »

[43] [1] Il n'y a point de caractère plus envieux que celui des hommes dont les sentiments ne sont pas au niveau de leur naissance et de leur fortune; ils détestent la vertu et le mérite d'autrui. On renonça aussitôt à l'idée d'envoyer Hannibal en Afrique, quoique ce fût le seul projet utilement conçu pour le début de la guerre. [2] Antiochus se laissa éblouir surtout par la défection de Demetrias en faveur des Étoliens, et résolut de ne plus différer son départ pour la Grèce. [3] Avant de mettre à la voile, il remonta par mer jusqu'à Ilion, afin d'y offrir un sacrifice à Minerve. Puis il alla rejoindre sa flotte et partit avec quarante vaisseaux pontés, soixante non pontés, deux cents bâtiments de transport, chargés de toutes sortes de provisions et de machines de guerre. [4] Il relâcha d'abord à l'île d'Imbros, d'où il passa dans celle de Sciathos. Là, il rallia ceux de ses vaisseaux qui s'étaient séparés de l'escadre en pleine mer, et alla jeter l'ancre à Ptélée sur le continent. [5] Il y rencontra le magnétarque Euryloque, et bon nombre des principaux Magnètes venus de Demetrias. Flatté de leur empressement, il entra le lendemain avec sa flotte dans le port de la ville, et débarqua ses troupes à peu de distance. [6] Il avait avec lui dix mille hommes d'infanterie, cinq cents chevaux et six éléphants, forces à peine suffisantes pour s'emparer de la Grèce sans défense, et à plus forte raison pour soutenir la guerre contre les Romains. [7] À la nouvelle de l'arrivée d'Antiochus à Demetrias, les Étoliens tinrent une assemblée générale où ils rédigèrent un décret pour appeler ce prince auprès d'eux. [8] Le roi, qui était instruit de leurs intentions, avait déjà quitté la ville et s'était avancé jusqu'à Phalère sur le golfe Maliaque.[9] Lorsqu'il eut reçu le décret, il se rendit à Lamia, où il fut accueilli avec enthousiasme, au milieu des applaudissements, des acclamations et de tous les autres témoignages de joie dont la multitude est si prodigue.

[44] [1] Ce fut avec peine qu'il put arriver jusqu'à l'assemblée, où l'introduisirent le préteur Phénée et les principaux Étoliens. Dès que le silence fut établi, le roi prit la parole. [2] Il commença par s'excuser d'être venu avec des forces si fort au- dessous de ce qu'on avait attendu de lui. [3]  «  Il ne pouvait, dit- il, leur donner une marque plus certaine de ses bonnes dispositions à leur égard, que de s'être mis en mer sans avoir achevé ses préparatifs et dans une saison si peu favorable; d'avoir répondu sans hésiter à l'appel de leurs ambassadeurs, et d'avoir pensé que sa présence seule suffirait pour rassurer les Étoliens contre tout danger. [4] Du reste à ceux qui pourraient croire leurs espérances trompées pour le moment, il promettait de remplir et même de combler leur attente. [5] Aussitôt que la saison permettrait de prendre la mer, il couvrirait la Grèce tout entière d'armes, de chevaux et de combattants, et toutes ses côtes de vaisseaux de guerre. [6] Il n'épargnerait ni peine ni dépense; il braverait tous les périls pour les affranchir du joug de la domination romaine, rendre la liberté à la Grèce et y assurer la suprématie aux Étoliens. [7] Avec ses armées il ferait venir d'Asie des convois de toute espèce. En attendant, les Étoliens devaient s'occuper de lui fournir du blé et d'autres provisions à des prix tolérables. »

[45] [1] Les paroles du roi furent accueillies avec une faveur générale. Après qu'il se fut retiré, [2] les deux chefs des Étoliens, Thoas et Phénée, eurent une altercation. [3] Phénée était d'avis de prendre Antiochus pour médiateur de la paix et arbitre des différends qu'on avait avec les Romains, plutôt que pour généralissime. [4] Il soutenait que sa présence et sa majesté en imposeraient bien plus aux Romains que la force des armes, et que souvent, pour éviter la guerre, on faisait volontairement des concessions que les armes et la violence ne sauraient vous arracher. [5] Thoas répliqua que ce n'était point l'amour de la paix qui animait Phénée; qu'il voulait faire suspendre les préparatifs de guerre, afin de refroidir le zèle du roi par des lenteurs fatigantes et de donner aux Romains le temps de se mettre en mesure. [6]  «  Pouvait-on espérer, dit-il, des conditions équitables du sénat? Toutes les ambassades qu'on avait envoyées à Rome, toutes les conférences qu'on avait eues avec Quinctius lui-même, n'avaient- elles pas assez prouvé le contraire? N'était-ce point parce qu'on avait perdu tout espoir qu'on avait imploré le secours d'Antiochus? [7] Si cet appui leur arrivait plus tôt qu'ils ne l'avaient attendu, c'était un motif de déployer plus d'activité, et de conjurer le roi, puisqu'il était venu en personne, ce qui était le point capital, pour affranchir la Grèce, d'appeler auprès de lui ses forces de terre et de ruer. [8] Les armes à la main, Antiochus obtiendrait quelque chose des Romains; désarmé, il n'aurait aucun crédit sur eux non seulement en faveur des Étoliens, mais même pour défendre ses propres intérêts. » [9] Cet avis l'emporta; on décida que le titre de généralissime serait conféré au roi, et on désigna trente des principaux Étoliens pour lui servir de conseil au besoin.

[46] [1] L'assemblée fut alors dissoute, et les députations se séparèrent pour retourner chacune dans leurs villes. [2] Le lendemain le roi délibéra avec son conseil sur les opérations par lesquelles il convenait d'ouvrir la campagne. On fut d'avis de commencer par l'attaque de Chalcis, contre laquelle les Étoliens avaient fait naguère une tentative inutile, et l'on reconnut que le succès dépendait plus d'une prompte exécution que d'efforts et de préparatifs considérables. [3] Le roi se mit donc en route par la Phocide avec mille hommes d'infanterie venus avec lui de Demetrias. Les chefs des Étoliens, qui avaient pris un autre chemin avec une poignée de jeunes gens, le rencontrèrent à Chéronée et le suivirent sur dix vaisseaux pontés. [4] Le roi fit camper ses troupes à Salganea, s'embarqua lui-même avec les chefs étoliens, et passa l'Euripe. Il aborda non loin du port de Chalcis, et trouva devant les portes de la ville les magistrats et les principaux habitants. De part et d'autre on se détacha en petit nombre pour s'aboucher. [5] Les Étoliens insistèrent vivement pour que les Chalcidiens, sans renoncer à l'alliance de Rome, acceptassent aussi l'amitié et l'alliance du roi. [6]  «  Antiochus, dirent-ils, n'était pas venu en Europe pour faire la guerre; il voulait affranchir la Grèce, l'affranchir sérieusement, mais non lui rendre comme les Romains une liberté illusoire et apparente. [7] Rien n'était plus dans l'intérêt des cités grecques, que de se ménager l'amitié des deux puissances. Elles trouveraient toujours ainsi dans les prétentions de l'une un sûr appui contre les violences de l'autre. [8] Ils devaient songer à quels dangers les exposait sur l'heure même un refus, puisque les Romains étaient trop loin pour les secourir, et qu'Antiochus, devenu leur ennemi, était devant leurs portes avec des forces auxquelles ils n'étaient pas en état de résister. » [9] Micythio, l'un des principaux de Chalcis, répondit qu'il se demandait avec étonnement en faveur de qui le roi avait cru devoir quitter ses états et passer en Europe. [10]  «  Il ne connaissait, ajouta-t-il, en Grèce aucune ville qui fût occupée par une garnison romaine, ou qui payât tribut aux Romains, ou qui, enchaînée par un traité inique, subît un joug onéreux. [11] Les Chalcidiens n'avaient besoin ni de libérateur, puisqu'ils étaient libres, ni de protecteur, puisque la générosité du peuple romain leur avait assuré la paix en même temps que la liberté. [12] Au reste ils ne dédaignaient point l'amitié d'Antiochus ni celle des Étoliens; mais le premier témoignage qu'ils leur en demandaient, c'était de quitter l'île et de s'éloigner. [13] Car ils étaient bien déterminés non seulement à lui fermer leurs portes, mais à ne conclure aucun traité d'alliance sans l'aveu de Romains.

[47] [1] Le roi reçut cette réponse sur sa flotte où il était resté, et comme il n'avait pas amené des forces suffisantes pour réduire la ville, il résolut pour le moment de retourner à Demetrias. [2] Là il délibéra avec les Étoliens sur ce qu'il fallait entreprendre après le peu de succès de cette première tentative. On convint de chercher à gagner les Achéens et Amynander roi des Athamans. [3] On croyait les Béotiens indisposés contre les Romains depuis la mort de Brachylla et les événements qui l'avaient suivie. [4] On supposait que Quinctius, jaloux de la gloire que Philopoemen s'était acquise dans la guerre de Laconie, haïssait et détestait ce chef de la ligue achéenne. [5] Amynander avait épousé Apama, fille d'un certain Alexandre de Mégalopolis, qui prétendait descendre d'Alexandre le Grand, et qui avait donné à ses deux fils les noms de Philippe et d'Alexandre, à sa fille celui d'Apama. [6] Apama, élevée par ce mariage au rang de reine, avait été accompagnée en Athamanie par Philippe, l'aîné de ses frères. [7] Antiochus et les Étoliens flattèrent la vanité de ce jeune homme et lui firent espérer, comme étant réellement issu de la race royale, qu'il parviendrait au trône de Macédoine, s'il décidait Amynander et les Athamans à s'unir avec Antiochus. [8] L'appât de ces vaines promesses séduisit et Philippe et son père.

[48] [1] Les Achéens donnèrent audience aux envoyés d'Antiochus et des Étoliens, dans l'assemblée d'Aegium, en présence de T. Quinctius. [2] L'ambassadeur d'Antiochus obtint la parole avant les Étoliens. Habitué à l'emphase, comme le sont presque tous les courtisans des rois, il parla en termes pompeux et sonores des forces dont son maître couvrait les terres et les mers. [3] À l'entendre, une innombrable cavalerie passait de l'Hellespont en Europe; elle était composée de cuirassiers, appelés cataphractes, et d'archers, dont il était difficile d'éviter les coups, et qui atteignaient plus sûrement dans leur fuite, lorsqu'ils décochaient leurs flèches par derrière. [4] À ces escadrons redoutables, qui suffisaient, à son avis, pour écraser les armées réunies de l'Europe entière, il ajoutait une infanterie nombreuse, [5] cherchant à effrayer les esprits par l'énumération de peuples à peine connus;  «  C'étaient, disait-il, les Dahae, les Mèdes, les Élyméens et les Cadusiens. [6] Quant aux forces navales, la Grèce n'avait pas de port capable de les contenir. La droite était formée par les Sidoniens et les Tyriens, la gauche par les Aradii et les Sidètes de Pamphylie, les premières de toutes les nations par leur science dans la marine et leur courage dans les batailles navales. [7] Était-il nécessaire de parler des trésors et des provisions de guerre d'Antiochus? Ils savaient bien que les empires de l'Asie avaient toujours eu de l'or en abondance. Ce n'était donc plus au simple chef d'une république, Hannibal, à un prince enfermé dans les limites de la Macédoine seulement, Philippe, que les Romains auraient affaire; ce serait à un puissant monarque, souverain de toute l'Asie et d'une partie de l'Europe. [8] Il arrivait du fond de l'Orient pour affranchir la Grèce; et cependant il ne voulait obtenir des Achéens rien qui fût contraire à leurs engagements envers les Romains, leurs premiers alliés et amis. [9] Il leur demandait, non de prendre les armes et de se joindre à lui contre eux, mais de rester neutres, de faire des vœux pour la conclusion de la paix entre les deux partis, comme il convient à des amis communs, sans prendre part à la guerre. » [10] L'envoyé des Étoliens, Archidamus, tint à peu près le même langage. Il engagea les Achéens à demeurer en repos, ce qui était le parti le plus simple et le plus sûr, à se contenter du rôle de spectateurs et à attendre l'issue de la lutte sans risquer leur propre existence. [11] Bientôt il ne mesura plus ses paroles, et il en vint aux injures, soit contre les Romains en général, soit contre Quinctius en particulier. [12] Il les accusa d'ingratitude, leur rappela avec le ton du reproche qu'ils étaient redevables aux Étoliens et de leur victoire sur Philippe, et de leur salut; que c'étaient les Étoliens qui avaient sauvé Quinctius et son armée; [13] que Quinctius n'avait en effet jamais rempli les devoirs d'un général. Il prétendit ne l'avoir vu le jour du combat qu'occupé d'auspices, de victimes et de voeux, comme un simple sacrificateur, tandis que lui, Archidamus, lui faisait un rempart de son corps contre les traits de l'ennemi.

[49] [1] Quinctius répondit qu'Archidamus avait plutôt songé à ceux qui se trouvaient là lorsqu'il partait qu'à ceux à qui il s'adressait. [2]  «  Les Achéens, ajouta-t-il, savaient bien que le courage des Étoliens était plus en paroles qu'en actions, et qu'ils en faisaient parade plutôt dans les assemblées et les réunions que sur le champ de bataille. [3] Aussi avaient-ils tenu peu de compte de l'opinion des Achéens, qui ne les connaissaient que trop; c'était pour en imposer aux ambassadeurs du roi et par eux à leur maître qu'Archidamus avait montré cette jactance. [4] Si jusqu'à ce jour on avait ignoré le motif de l'alliance d'Antiochus et des Étoliens, les discours de leurs envoyés l'avaient clairement démontré. C'était en faisant assaut de mensonges et de forfanteries, en exagérant leurs ressources, qu'ils s'étaient réciproquement abusés d'un vain espoir. [5] Vous les avez entendus, les uns osant dire que c'étaient eux qui avaient vaincu Philippe, eux qui, par leur courage, avaient sauvé les Romains, et fait tant d'autres merveilles; que toutes les cités, tous les peuples de la Grèce, et vous à leur tête, vous alliez embrasser leur parti; l'autre annonçant avec orgueil des nuées de fantassins et de cavaliers, et ne parlant que de couvrir les mers de ses flottes. [6] Tout cela ressemble fort au festin d'un de mes hôtes, habitant de Chalcis, qui est un homme de bien et qui sait faire les honneurs de sa table. Reçus un jour chez lui, au cœur de l'été, avec beaucoup de prévenances, nous étions surpris de trouver à cette époque de l'année une provision de gibier si abondante et si variée. [7] Notre hôte, qui est un peu moins vaniteux que ces gens- ci, nous répondit en souriant que cette venaison dont il faisait un pompeux étalage n'était que de la chair de porc déguisée par l'assaisonnement. On peut appliquer avec justesse ce mot aux forces du roi qu'on s'est plu tout à l'heure à nous exagérer. [8] Toutes ces troupes de différentes armes, tous ces noms de peuples inconnus, les Dahae, les Mèdes, les Cadusiens, les Élyméens, ne sont après tout que des Syriens, plus dignes, par leur caractère servile, du nom d'esclaves que de celui de soldats. [9] Que ne puis-je, Achéens, vous mettre sous les yeux toutes les courses que ce puissant monarque a faites de Demetrias, soit à Lamie, afin d'assister à l'assemblée générale des Étoliens, soit à Chalcis! Vous verriez dans son camp royal tout au plus l'ombre de deux faibles légions, qui ne sont pas même complètes. [10] Vous verriez ce roi tantôt mendier presque des vivres auprès des Étoliens, pour les mesurer ensuite à ses troupes; [11] tantôt emprunter de l'argent, à usure pour les solder; tantôt s'arrêter devant les portes de Chalcis, sans pouvoir y entrer, et retourner en Étolie, sans avoir rien fait que voir Aulide et l'Europe. Ils ont eu tort: Antiochus, d'avoir confiance dans les Étoliens, les Étoliens, de croire aux forfanteries du roi. [12] C'est un motif de plus pour vous de ne pas vous laisser abuser, et de vous abandonner à la bonne foi des Romains, sur laquelle tant d'épreuves vous ont appris à compter. [13] Ce parti qu'on vous représente comme le plus sage, ce conseil qu'on vous donne de ne pas prendre part à la guerre, est tout ce qu'il y a de plus contraire à vos intérêts. Sans armes, sans considération, vous tomberez au pouvoir du vainqueur. »

[50] [1] La réplique de Quinctius aux discours des deux ambassades parut assez victorieuse, et les dispositions de l'assemblée pour l'orateur ne pouvaient que la faire accueillir avec faveur. [2] Aussi n'y eut-il ni discussion ni doute. Les Achéens décidèrent unanimement qu'ils tiendraient pour ennemis et pour amis les ennemis et les amis du peuple romain, et firent déclarer la guerre à Antiochus et aux Étoliens. [3] En outre, d'après l'avis de Quinctius, ils envoyèrent sur-le-champ cinq cents hommes de renfort à Chalcis, et autant au Pirée. [4] Car une sédition était sur le point d'éclater dans Athènes, grâce aux intrigues de quelques émissaires d'Antiochus, qui cherchaient à séduire par des offres brillantes la multitude toujours disposée à se vendre pour de l'argent. Mais les partisans des Romains appelèrent Quinctius, et l'auteur de la révolte, Apollodore, accusé par un certain Léon, fut condamné à l'exil et chassé d'Athènes. [5] L'ambassadeur du roi ne rapporta donc à son maître qu'une réponse peu satisfaisante de la part des Achéens. Les Béotiens ne s'expliquèrent pas d'une manière positive; ils firent savoir que lorsque Antiochus serait arrivé en Béotie, ils délibéreraient sur ce qu'ils auraient à faire. [6] Antiochus, apprenant que les Achéens et Eumène avaient fait passer des secours à Chalcis, crut qu'il fallait user de diligence s'il voulait les prévenir ou les surprendre à leur arrivée. [7] Il détacha en avant Ménippe avec près de trois mille hommes et Polyxénidas avec toute la flotte. Peu de jours après il partit lui- même à la tête de six mille des siens et le peu d'Étoliens qu'il avait pu lever en toute hâte à Lamia. [8] Les cinq cents Achéens et le faible contingent d'Eumène, conduits par le Chalcidien Xénoclide, ne trouvèrent pas encore les passages fermés, traversèrent l'Euripe sans être inquiétés, et se jetèrent dans Chalcis. [9] Bientôt les Romains, au nombre d'environ cinq cents aussi, arrivèrent au moment où Ménippe avait déjà établi son camp devant Salganea, près du temple de Mercure, à l'endroit où l'on s'embarque pour passer de la Béotie dans l'Eubée. [10] Micythio était avec eux; il avait été député de Chalcis à Quinctius pour demander ces renforts. [11] Voyant les issues fermées par l'ennemi, il s'arrêta dans sa marche sur Aulide et tourna vers Délium, comme s'il avait eu l'intention de passer de là dans l'Eubée.

[51] [1] Délium est un temple d'Apollon, qui domine la mer; il est à cinq milles de Tanagra. De là au point le plus rapproché de l'Eubée le trajet a moins de quatre milles. [2] Ce temple et le bois sacré qui l'entourait, la sainteté et l'inviolabilité de ces lieux, que les Grecs nomment asiles, inspiraient aux Romains une grande sécurité. D'ailleurs la guerre n'était pas encore déclarée, ou du moins on n'avait pas tiré l'épée, ni versé de sang. [3] Parmi les soldats, les uns étaient occupés à parcourir le temple et le bois sacré, les autres se promenaient sans armes sur le rivage, le plus grand nombre s'était dispersé dans la campagne pour faire du bois et du fourrage. [4] Ménippe, profitant de ce qu'ils étaient épars çà et là fondit tout à coup sur eux, les tailla en pièces, et fit près de cinquante prisonniers. Il n'y en eut que très peu qui s'échappèrent; de ce nombre fut Micythio, qui se jeta sur un petit bâtiment de transport. [5] Cette perte, vivement ressentie par Quinctius et les Romains, sembla rendre encore plus légitime la guerre contre Antiochus. [6] Ce prince avait fait avancer son armée sous les murs d'Aulis; il envoya, tant en son nom qu'au nom des Étoliens, sommer de nouveau Chalcis de se rendre, mais avec ordre d'employer un ton plus menaçant; et, malgré les efforts contraires de Micythio et de Xénoclide, il obtint sans peine qu'on lui ouvrît les portes. [7] Les partisans des Romains quittèrent la ville aussitôt après son arrivée. Les troupes d'Eumène et des Achéens occupaient toujours Salganea, et une poignée de soldats romains qui s'était jetée dans un fort sur l'Euripe l'entourait de nouveaux ouvrages pour le défendre. [8] Ménippe se chargea d'attaquer Salganea, et le roi en personne, le fort sur l'Euripe. Les Achéens et les soldats d'Eumène capitulèrent les premiers, et sortirent de la place sous la condition qu'ils pourraient se retirer sans être inquiétés. Les Romains firent une résistance plus opiniâtre. [9] Mais investis par terre et par mer, et voyant approcher les machines et les instruments de siège, ils cédèrent aussi. [10] Maître de la capitale de l'Eubée, le roi reçut la soumission des autres villes, et il s'applaudissait d'un si heureux début, en considérant qu'il avait en sa puissance une île si considérable et tant de places importantes.

 

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