ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE TITE-LIVE TITE-LIVE Ab Urbe Condita, Livre XXIX
Oeuvres de Tite-Live, t. II, Paris, Firmin Didot, 1864
100 LIVRE VINGT-NEUVIÈME. SOMMAIRE. — Lélius, envoyé de Sicile en Afrique par Scipion, revient avec un riche butin et lui rend compte de l'impatience de Masinissa de le voir arriver avec son armée. — La guerre renouvelée en Espagne par Indibilis est terminée par la victoire des Romains et la mort du Barbare tué dans l'action. — Mandonius, sur la demande des vainqueurs, est livré par ses sujets.. — Magon, cantonné dans la Gaule et dans la Ligurie, reçoit d'Afrique des renforts considérables et de l'argent pour faire des levées; on lui ordonne de se joindre à Annibal. — Scipion passe de Syracuse dans le Bruttium, et reprend Locres après en avoir chassé la garnison carthaginoise et mis en fuite Annibal. — Paix conclue avec Philippe. — Statue de Cybèle transportée à Rome de Pessinonte, ville de Phrygie, parce qu'on a trouvé dans les livres sibyllins une prédiction annonçant que le moyen de chasser l'étranger de l'Italie est de faire apporter à Rome la statue de Cybèle. — Cette statue est remise aux Romains par Attale, roi d'Asie; c'était une pierre que les habitants de Pessinonte adoraient sous le nom de la Mère des Dieux. — Elle est reçue par P. Scipion Nasica, fils de Cnéus, tué en Espagne, déclaré par le sénat l'homme le plus vertueux, et qui n'avait pas encore, à cause de sa jeunesse, obtenu la questure; la décision de l'oracle portait que la divinité devait être reçue et inaugurée par l'homme le plus vertueux de l'empire. — Une députation des Locriens vient à Rome se plaindre de la tyrannie du lieutenant Q. Pléminius qui avait enlevé les trésors de Proserpine et déshonoré leurs enfants et leurs femmes. — Pléminius, conduit à Rome, chargé de fers, meurt en prison. — Des bruits injurieux à P. Scipion, alors en Sicile, se répandent dans Rome; on l'accuse de s'abandonner à la mollesse et au luxe ; le sénat envoie des ambassadeurs pour s'assurer de la vérité ; Scipion se justifie de ces imputations calomnieuses et passe en Afrique avec le consentement du sénat. — Syphax épouse la fille d'Asdrubal, fils de Gisgon, et rompt l'alliance qu'il avait contractée avec Scipion. — Massinissa, roi des Massiliens, pendant qu'il combattait en Espagne pour les Carthaginois, avait perdu Gala et en mène temps sa couronne. — Après diverses tentatives pour la recouvrer par les armes, vaincu dans plusieurs batailles par Syphax, roi de Numidie, il est entièrement dépouillé, et vient, exilé de son royaume, rejoindre Scipion avec deux cents cavaliers. — Dans le premier combat qu'Il livre pour les Romains, il tue Hannon, fils d'Hamilcar, et taille en nièce les troupes nombreuses de ce général. — Scipion, à l'arrivée d'Asdrubal et de Syphax, qui paraissent à la tête de près de cent mille hommes, lève le siége d'Utique et prend ses quartiers d'hiver. — Le consul Sempronius combat avec succès contre Annibal sur les terres de Crotone. — A Rome, le dénombrement donne deux cent quatorze mille citoyens. — Discorde scandaleuse entre les censeurs M. Livius et Claud. Néron. — Claudius ôte à son collègue le cheval nourri et entretenu par l'état; il accuse Livius d'avoir été condamné et exilé parle peuple; Livius use de représailles envers Néron, parce qu'il avait porté contre lui un faux témoignage, et qu'il n'avait point mis de bonne foi dans sa réconciliation. — Le même censeur note d'infamie toutes les tribus, une seule exceptée, d'abord pour l'avoir condamné malgré son innocence, et ensuite pour l'avoir élu consul et censeur. 1. Scipion arrivé en Sicile classa les volontaires et les forma en centuries; il en garda auprès de lui, sans les armer, trois cents des plus jeunes, encore à la fleur de l'âge et dans toute leur force, sans leur dire à quel service il les destinait, et pourquoi ils n'étaient ni incorporés aux centuries, ni armés. Puis il choisit dans toute la jeunesse sicilienne trois cents cavaliers des plus nobles et des plus riches familles pour les emmener avec lui en Afrique, et leur fixa un jour où ils devaient se présenter équipés et armés, avec leurs chevaux. C'était sine expédition pénible, loin de leur pays, et qui semblait les menacer de mille fatigues, de mille dangers sur terre et sur mer; cette pensée les tourmentait, eux, leurs parents et leurs proches. Au jour marqué, ils se présentèrent avec 101 leurs armes et leurs chevaux. Alors Scipion leur parla : « On lui annonçait, dit-il, que plusieurs cavaliers siciliens redoutaient cette expédition comme trop pénible et trop dure. S'il y en avait réellement qui fussent ainsi disposés, il aimait mieux les entendre en faire l'aveu dès à présent, que de les voir se plaindre plus tard qu'ils ne soient que des soldats sans courage, ou inutiles à la république. Ils pouvaient dire leur pensée, il les écouterait avec bienveillance. » Il y en eut un qui osa dire « que, si son choix était libre, il voudrait ne pas servir. » Scipion lui répondit : « Jeune homme, puisque vous n'avez pas dissimulé votre pensée, je vous donnerai un remplaçant; mais vous lui remettrez vos armes, votre cheval et tous vos équipages de guerre; vous l'exercerez et lui apprendrez à monter à cheval et à manier les armes. » Charmé de ces conditions, le Sicilien y souscrivit, et il reçut un de ces trois cents hommes qui n'avaient point été armés. Lorsque les autres virent ce cavalier ainsi délivré du service avec l'agrément du général, ils s'excusèrent tous et acceptèrent des remplaçants. Ainsi, aux trois cents Siciliens furent substitués des cavaliers romains, sans qu'il en eût rien coûté à l'état. Les Siciliens s'empressèrent de les instruire et de les exercer; le général avait déclaré que, faute de le faire, on servirait soi-même. Cet escadron «le cavalerie se distingua, dit-on, et, dans plus d'un combat, mérita bien de la république. Scipion passant ensuite ses légions en revue, en Lira les soldats qui comptaient plusieurs années (le service, ceux surtout qui avaient combattu sous Marcellus: il les regardait comme les mieux disciplinés, et pensait que le long siége de Syracuse les avait rendus très habiles dans l'art d'attaquer les places. Ce n'était plus à d'obscurs projets, mais à la ruine même de Carthage qu'il attachait toutes ses pensées. II répartit son armée dans les places fortes, exigea du blé des villes de la Sicile, ménagea le lin qui lui arrivait d'Italie, fit radouber les vieux vaisseaux et les donna à C. Lélius pour aller ravager l'Afrique; enfla il ordonna de mettre à sec pour l'hiver, dans les chantiers de Panorme, les bâtiments neufs qu'on avait construits à la bâte, avec des bois verts. Tous ces préparatifs de guerre étant achevés, il se rendit à Syracuse, qui n'était pas encore reposée des violentes secousses de la guerre. Les Grecs réclamaient des propriétés que des Italiens leur avaient enlevées de force pendant la guerre, et qu'ils retenaient aussi de force, quoique le sénat en eût ordonné la restitution. Scipion, pensant qu'il devait avant tout protéger la foi publique, publia un édit, et, dit-on même, rendit des jugements contre les détenteurs obstinés de ces biens injustement acquis, et restitua aux Syracusains ce qui leur appartenait. Celte conduite lui concilia la faveur des propriétaires et aussi celle de tous les peuples de la Sicile ; on le seconda avec plus d'empressement dans ses opérations. Dans cette même campagne, une guerre sérieuse fut rallumée en Espagne par l'Ilérgète Indibilis, sans autre motif que le mépris que son admiration pour Scipion lui avait fait concevoir pour les autres généraux : « Scipion était le seul général qui restât aux Romains; tous les autres étaient tombés sous les coups d'Annibal. Aussi, après la mort des Scipions en Espagne, on n'en avait pas eu 102 d'autres a y envoyer, et depuis que le poids de la guerre était devenu plus accablant pour l'Italie, on l'avait rappelé pour l'opposer à Annibal. Non seulement les généraux que Rome avait en Espagne n'étaient généraux que de nom ; mais elle avait retiré de la province les vieilles troupes. On voyait bien à l'effroi de l'armée que ce n'était qu'une masse indisciplinée de recrues; jamais on n'aurait une aussi belle occasion de délivrer l'Espagne. On avait été jusqu'à ce jour esclave de Carthage ou de Rome, et non pas seulement de l'une ou de l'autre tour à tour, mais parfois de toutes deux en même temps. Les Romains avaient chassé les Carthaginois; les Espagnols, s'ils agissaient de concert entre eux, pouvaient chasser les Romains, et l'Espagne délivrée pour toujours de toute domination étrangère, reprendrait les coutumes et le culte de ses pères. » Par ces discours et d'autres semblables, il souleva ses compatriotes et les Ausétans, nation voisine, ainsi que les peuples limitrophes des uns et des autres. En peu de jours, trente mille hommes d'infanterie, et quatre mille environ de cavalerie se réunirent sur le territoire des Sédétans, où était fixé le rendez-vous général. II. De leur côté, les généraux romains L. Leutulus et L. Manlius Acidinus, craignant le développement que la guerre pourrait prendre s'ils la négligeaient dès son début, réunirent aussi leurs armées, traversèrent le territoire des Ausétans, traitèrent ce pays rebelle avec les mêmes ménagements que s'il eût été soumis, et arrivèrent près de l'ennemi. Ils campèrent à trois milles de leur camp. On leur envoya d'abord dos députés qui tentèrent vainement de leur faire déposer les armes; mais les fourrageurs romains ayant été attaqués fout 'a coup par des cavaliers espagnols, la cavalerie romaine sortit de ses lignes et engagea un combat dont l'issue fut indécise. Le lendemain, au lever du soleil, toutes les forces ennemies se présentèrent sous les armes et en ordre de bataille, à un mille environ du camp romain. Au centre étaient les Ausétans; à l'aile droite, les Ilergètes; à l'aile gauche, d'obscures peuplades de l'Espagne. Entre les ailes et le centre elles avaient laissé un intervalle assez considérable pour que leur cavalerie pût s'avancer lorsqu'il en serait temps. Les Romains formèrent leur ligne comme à l'ordinaire; seulement, à l'exemple des ennemis, ils ménagèrent entre les légions un espace assez étendu pour le passage de leur cavalerie. Lentulus, persuadé que la cavalerie ne serait utile qu'à celui des deux partis qui le premier la lancerait dans les intervalles de l'autre armée, ordonna au tribun militaire, Ser. Cornélius, de se jeter avec ses escadrons dans les espaces ou verts entre les lignes ennemies. Pour lui, après avoir engagé avec peu de succès d'abord un combat d'infanterie, il se hâta de faire avancer la treizième légion de la réserve au premier rang pour soutenir la douzième légion qui pliait à l'aile gauche devant les Ilergètes; et, quand il eut rétabli le combat, il alla joindre L. Manlius qui était au front de bataille, animant ses soldats et envoyant des renforts partout ou le besoin l'exigeait. Il annonça que tout allait bien à l'aile gauche, et que bientôt par ses ordres Cornélius Servius fondrait comme la tempête sur les Espagnols, et les envelopperait avec sa cavalerie. Il 103 achevait à peine, que les escadrons romains, se jetant au milieu des ennemis, rompirent les lignes de leur infanterie et fermèrent eu même temps le passage à leurs cavaliers. Aussi les Espagnols, renonçant à combattre à cheval, mirent pied à terre. Les généraux romains, voyant que les rangs des ennemis étaient rompus, que le désordre et l'effroi régnaient parmi eux, que leurs enseignes flottaient sans direction, pressèrent et conjurèrent leurs soldats de profiler de leur épouvante pour les charger avant qu'ils pussent reformer leurs rangs. Les barbares eussent cédé au choc terrible des Romains, si le roi Indibilis ne se fût élancé lui-même en tête de l'infanterie, avec des cavaliers qui avaient mis pied à terre. Il soutint pendant quelque temps une lutte acharnée. Enfin, lorsqu'Indibilis qui, malgré une blessure mortelle, combattait toujours, eut été renversé à terre par un javelot, et que les soldats qui l'entouraient furent tombés sous une grêle de traits, la déroute commença sur tous les points. Il y eut un grand nombre de morts, parce que les cavaliers n'eurent pas le temps de remonter à cheval et que les Romains poursuivirent les fuyards avec vigueur. On ne s'arrêta qu'après la prise du camp. Treize mille Espagnols furent tués ce jour-là, et huit cents environ faits prisonniers. Parmi les Romains et les alliés, il périt un peu plus de deux cents hommes, principalement à l'aile gauche. Les Espagnols, chassés de leur camp ou échappés au combat, se dispersèrent dans les campagnes et regagnèrent ensuite chacun leurs cités. III. Convoqués alors par Mandonius à une assemblée générale, ils s'y plaignirent vivement de leurs défaites, en accusèrent les auteurs de la révolte, et furent d'avis d'envoyer une ambassade pour livrer leurs armes et offrir leur soumission. Les députés rejetèrent toute la faute sur Indibilis, qui avait excité le soulèvement, et sur les autres chefs, puis ils livrèrent leurs armes et firent leur soumission. On leur répondit « que cette soumission ne serait acceptée qu'autant que Mandonius et les autres instigateurs de la guerre seraient livrés vivants : sinon, l'armée allait marcher sur le territoire des Ilergètes, des Ausétans et successivement des autres peuples. » Telle fut la réponse que les députés rapportèrent à l'assemblée générale. Mandonius et les autres chefs furent saisis et livrés au supplice. La paix fut rétablie en Espagne; mais on exigea cette année des habitants une contribution double, du blé pour six mois, des saies et des toges pour l'armée ; trente peuples environ livrèrent des otages. Ainsi peu de jours suffirent pour voir naître et réprimer sans beaucoup d'efforts ce soulèvement de l'Espagne. On put alors tourner contre l'Afrique toutes les terreurs de la guerre. C. Lélius, s'étant approché d'Hippone-Royale pendant la nuit, marcha au point du jour h la tête des légions et des soldats de marine pour ravager le territoire. Les habitants n'étaient point sur leurs gardes, comme c'est l'usage en temps de paix; ils éprouvèrent des perles considérables, et des fuyards portèrent l'épouvante au sein de Carthage,annonçant l'arrivée de la flotte romaine et du consul Scipion, que déjà l'on savait passé en Sicile; mais ils ne pouvaient préciser ni le nombre des vaisseaux 104 qu'ils avaient vus, ni celui des soldats qui ravageaient la campagne, et la peur, qui grossit les objets, leur faisait exagérer le péril. On fut d'abord effrayé et consterné; puis on se laissa aller à la douleur : « La fortune était à ce point changée, qu'après avoir vu naguère une armée victorieuse sous les murs de Rome, après avoir écrasé tant d'armées ennemies, après avoir reçu la soumission volontaire ou forcée de toutes les nations de l'Italie, ils allaient, par un retour de fortune, voir l'Afrique dévastée, Carthage assiégée, sans pouvoir opposer à leurs malheurs la même énergie que les Romains. Ceux-ci avaient trouvé dans la population de Rome, dans la jeunesse du Latium, des forces toujours plus considérables et plus nombreuses à mesure que succombaient leurs armées; pour eux, ils n'avaient dans la ville, ils n'avaient dans les campagnes qu'une population incapable de combattre. Il leur fallait, à prix d'or, acheter des défenseurs chez ces peuplades africaines dont la foi légère flottait à tout vent. Déjà le roi Syphax était dans des dispositions hostiles pour eux, depuis sa conférence avec Scipion; et le roi Masinissa les avait trahis ouvertement et s'était déclaré leur plus cruel ennemi. Carthage n'avait plus d'espoir, plus de secours à attendre d'aucune part. Magon ne pouvait exciter le moindre mouvement en Gaule ni se joindre à Annibal ; Annibal lui-même n'était plus qu'un nom, qu'un homme usé. » IV. Ces plaintes exprimaient l'abattement où les plongeait celte nouvelle soudaine; mais leur situation devenue de plus en plus critique, releva leurs courages. Ils se consultèrent sur les moyens de repousser le danger qui les menaçait. On résolut de faire à la hâte des levées dans la ville et dans les campagnes; de soudoyer des auxiliaires africains, de fortifier Cartilage, de l'approvisionner de vivres, d'y préparer des traits et des armes, d'équiper des vaisseaux et de les envoyer à Hippone contre la flotte romaine. Au milieu de cette agitation, on apprit enfin que c'était Lélius et non Scipion qui avait débarqué avec ce qu'il fallait de troupes pour ravager les campagnes ; que le gros de l'armée était encore en Sicile. Alors on respira et l'on s'occupa d'envoyer des ambassadeurs à Syphax et aux autres petits rois pour confirmer avec eux les traités d'alliance. On en députa aussi à Philippe pour lui promettre deux cents talents d'argent s'il faisait une descente en Sicile ou en Italie. On expédia aux deux généraux qui étaient en Italie l'ordre d'effrayer le pays de manière à retenir Scipion. Magon reçut, outre ce message, vingt-cinq galères, six mille hommes de pied, huit cents chevaux, sept éléphants, et de plus une somme considérable d'argent pour soudoyer des auxiliaires; il devait avec ces renforts s'approcher davantage de Rome et se joindre à Annibal. Tels étaient les préparatifs et les projets qu'on faisait à Carthage. Tandis que Lélius enlevait un immense butin dans un pays désarmé et dégarni de troupes, Masinissa, apprenant l'arrivée de la flotte romaine, se rendit auprès de lui avec quelques cavaliers. Il se plaignit « vivement de la lenteur de Scipion qui n'avait pas encore amené son armée en Afrique, quand les Carthaginois étaient abattus et que Syphax était occupé par des guerres avec ses voisins; il ajouta que ce prince 105 flottait encore incertain; que, si on lui laissait terminer à son gré ses affaires, les Romains n'auraient ni sincérité, ni fidélité à attendre de lui. Lélius devait presser Scipion, et lui faire comprendre qu'il n'y avait pas un moment à perdre. Pour lui, quoique chassé de son royaume, il amènerait des renforts d'infanterie et de cavalerie qui ne seraient pas à dédaigner. Lélius ne devait pas rester en Afrique; selon toute apparence, une flotte était sortie du port de Carthage; il n'était pas prudent de la combattre en l'absence de Scipion. » V. Après cette conférence, Lélius congédia Masinissa, et le lendemain il s'éloigna d'Hippone avec sa flotte chargée de butin : de retour en Sicile, il fit part à Scipion des avis du prince numide. Dans le même temps, les galères que Carthage avait envoyées à Magon abordèrent entre les Liguriens Albingaunes et Gênes. C'était dans ces parages que se trouvait alors la flotte de Magon. Sur l'ordre que lui transmirent les députés de lever le plus de troupes qu'il pourrait, il s'empressa de réunir en assemblée les Gaulois et les Liguriens qui étaient alors en grand nombre dans les environs, « Il avait été envoyé vers eux, leur dit-il, pour leur rendre la liberté; ils en voyaient la preuve dans les secours que Carthage lui faisait passer; mais il était en leur pouvoir de lui fournir les forces et l'armée nécessaires pour décider de la guerre. Les Romains avaient deux armées romaines, l'une dans la Gaule, l'autre dans l'Étrurie : il savait de bonne part que Sp. Lucrétius allait se joindre à M. Livius. C'était à eux à mettre aussi sur pied plusieurs milliers d'hommes pour résister à deux généraux et à deux armées ennemies. » Les Gaulois répondirent : « Qu'ils étaient dans les meilleures dispositions, mais que comme ils avaient presque sous les yeux un camp romain au sein même de leur pays, et un autre dans leur voisinage, en Étrurie, ils devaient craindre, si l'on découvrait qu'ils eussent aidé les Carthaginois, de voir aussitôt les deux armées envahir et ravager leur territoire. Magon ne devait attendre des Gaulois qu'un appui secret. Quant aux Liguriens, comme leurs terres et leurs villes n'étaient point menacées par des armées romaines, ils étaient libres dans leurs projets. Ils pouvaient bien armer leur jeunesse, et prendre part h la guerre, autant qu'il était en eux. » Les Liguriens ne s'y refusèrent point; ils demandèrent seulement deux mois pour lever des troupes. Cependant Magon, qui avait congédié les Gaulois, soudoya secrètement des soldats dans leurs campagnes ; il reçut des provisions que les peuples gaulois lui envoyaient avec le même mystère. M. Livius conduisit ses volontaires d'Étrurie en Gaule, se joignit à Lucrétins et se tint prêt à arrêter Magon, s'il quittait la Ligurie pour marcher sur Rome ; si le Carthaginois restait paisiblement cantonné dans un coin des Alpes, lui aussi s'arrêterait dans cette contrée, aux environs d'Ariminium, pour veiller à la sûreté de l'Italie. VI. Lorsque Lélius fut de retour d'Afrique, Scipion, qui était vivement préoccupé des avis de Masinissa, et ses soldats, qui voyaient décharger de tous les vaisseaux le butin fait sur les terres des 106 ennemis, se montrèrent également impatients de franchir la mer; mais ce grand dessein fut retardé par une affaire moins importante. On voulut reprendre la ville de Locres, qui, lors de la défection de l'Italie, s'était aussi livrée aux Carthaginois. Un incident fort léger donna l'espoir de réussir dans cette entreprise. Le Bruttium était le théâtre du brigandage plutôt que d'une guerre en règle: l'exemple en avait été donné par les Numides, et les Bruttiens, poussés moins par leur alliance avec les Carthaginois que par leur naturel, avaient adopté ces habitudes. Puis les Romains avaient aussi, comme par contagion, pris goût au pillage ; ils faisaient, autant que leurs chefs leur en laissaient la liberté, des excursions sur les terres ennemies. Ils surprirent quelques Locriens sortis de leurs murs et les entraînèrent à Rhégium. Parmi les prisonniers, se trouvaient quelques ouvriers qui étaient employés par les Carthaginois à des travaux dans la citadelle de Locres. Reconnus par les principaux Locriens, réfugiés à Rhégium, depuis que la faction contraire les avait chassés de la ville pour la donner à Annibal, ces ouvriers, après avoir répondu à toutes les questions qu'on a coutume de faire à la suite d'une longue absence, sur les affaires du pays, promirent que si on les rachetait et qu'on les renvoyât à Locres, ils livreraient la citadelle aux nobles; ils y habitaient et ils avaient toute la confiance des Carthaginois. Les réfugiés, qui regrettaient vivement leur patrie et qui brûlaient du désir de la vengeance, rachetèrent aussitôt les ouvriers et les renvoyèrent à Locres, après avoir concerté avec eux le plan de l'affaire et les signaux qu'ils devaient donner pour les avertir. Puis ils allèrent à Syracuse trouver Scipion, auprès de qui se trouvait une partie de leurs compagnons d'exil, lui communiquèrent les promesses des prisonniers, et firent briller à ses yeux l'espoir d'un succès qui n'avait rien d'improbable. Le consul les fit accompagner des tribuns militaires M. Sergius et P. Matiénus, qui eurent ordre de conduire trois mille hommes de Rhège à Locres. Il écrivit au pro-préteur Q. Pleminius de seconder l'entreprise. On partit donc de Rhège avec des échelles proportionnées à l'élévation prodigieuse des remparts, et vers le milieu de la nuit, on donna du lieu convenu le signal à ceux qui devaient livrer la citadelle. Ils étaient prêts et sur leurs gardes; ils firent descendre de leur côté des échelles préparées à cet effet, et reçurent les Romains qui escaladaient sur plusieurs points à la fois sans pousser un seul cri; les assaillants fondirent sur les postes carthaginois qui dormaient dans une entière sécurité. On entendit d'abord les gémissements de ces malheureux qu'on égorgeait; puis ce fut l'effroi de gens qui s'éveillent en sursaut, et la confusion qui naît d'un danger dont on ignore la cause ; enfin on n'eut plus de doute, on s'appela l'un l'autre. Déjà chacun criait aux armes! on répétait que les ennemis étaient dans la citadelle, et qu'ils massacraient les postes. C'en était fait des Romains, bien inférieurs en nombre, si leurs compagnons, qui étaient en dehors des murs, n'eussent poussé un cri. Les Carthaginois, ne sachant d'où il parlait, et cédant à ces vaines terreurs que grossit toujours 107 le désordre de la nuit, crurent que la citadelle était pleine d'ennemis; ils renoncèrent au combat et se retirèrent dans la seconde citadelle, car la ville en avait deux, et à peu de distance l'une de l'autre. Les habitants occupaient la ville, qui était comme la récompense destinée au vainqueur. Chaque jour les garnisons des deux citadelles engageaient entre elles des escarmouches. Q. Pléminius commandait les Romains, Hamilcar les Carthaginois, et tous, tirant des secours du pays voisin, augmentaient leurs forces. Enfin Annibal arrivait en personne, et Pléminius n'aurait pu tenir, si la plupart des Locriens, exaspérés par l'orgueil et l'avarice des Carthaginois, n'eussent penché pour les Romains. VII. Scipion apprenant que le succès de l'expédition de Locres était compromis, et qu'Annibal s'approchait en personne, craignit pour la garnison, dont la retraite n'était pas facile, et laissant à Messine son frère L. Scipion, à la tête de l'armée, il profita de la marée et d'un bon veut pour partir avec sa flotte. Annibal, de son côté, parvenu au fleuve Butrote, qui est peu éloigné de Locres, avait envoyé aux Carthaginois l'ordre d'attaquer vigoureusement, dès le point du jour, les Romains et les Locriens, tandis qu'a la faveur de la diversion opérée par cette alerte, il paraîtrait tout à coup et prendrait la ville par derrière. Mais, trouvant le combat engagé avec le jour, il ne voulut point s'enfermer dans la citadelle, et concentrer ainsi beaucoup de monde sur un espace trop étroit, de plus, il n'avait point apporté d'échelles pour escalader les murs. Il fit déposer les bagages à ses soldats, et déploya ses lignes non loin des remparts pour effrayer l'ennemi; puis, avec ses cavaliers numides, il parcourut l'enceinte de la ville pendant qu'on préparait les échelles et toutes les machines nécessaires à l'assaut, examinant de quel côté il valait mieux attaquer. Comme il s'approchait du mur, il vit tomber à ses côtés un de ses officiers frappé d'un coup de scorpion. Effrayé du danger qu'il venait de courir, il fit sonner la retraite et alla poser sou camp retranché hors de la portée du trait. Cependant la flotte romaine, partie de Messine, aborda à Locres quelques heures avant la chute du jour : toutes les troupes furent débarquées et entrèrent dans la ville avant le coucher du soleil. Le lendemain les Carthaginois sortirent de la citadelle et engagèrent le combat. Annibal, muni d'échelles et de tout ce qui était nécessaire à l'assaut, était déjà au pied des murs, quand tout à coup, comme il ne craignait rien moins qu'une telle attaque, la porte s'ouvrit, les Romains fondirent sur lui, et lui tuèrent deux cents hommes environ dans cette sortie imprévue. Annibal s'étant aperçu de la présence du consul ramena dans son camp le reste de ses soldats, fit savoir à ceux qui étaient dans la citadelle qu'ils eussent à pourvoir eux-mêmes à leur sûreté, et décampa pendant la nuit. Les soldats de la garnison mirent le feu aux maisons qu'ils occupaient, afin de causer à l'ennemi une alerte qui le retardât, et rejoignirent leurs compagnons avant la nuit avec toute la précipitation d'une fuite. VIII. Scipion, voyant que les ennemis avaient abandonné la citadelle et déserté leur camp, réunit les Locriens eu assemblée et leur reprocha vi- 108 vement leur trahison : il punit de mort les auteurs de la révolte et livra leurs biens aux chefs de la faction contraire, pour récompenser leur constante fidélité envers les Romains. « Il déclara qu'il n'ôtait aucun droit à la nation des Locriens : ils enverraient des députés à Rome, et le sénat déciderait de leur sort. Il était sûr au moins que malgré leur perfidie à l'égard du peuple romain, le sort que leur ferait Rome irritée serait préférable à celui qu'ils devaient à l'amitié de Carthage. » Il chargea le lieutenant Q. Pléminius et les troupes qui avaient pris la citadelle de la défense de la place, et repassa à Messine avec celles qui l'avaient suivi. Les Locriens, depuis qu'ils s'étaient séparés des Romains, avaient eu tant à souffrir de l'orgueil et de la cruauté des Carthaginois, que de légères injustices, loin de fatiguer leur patience, eussent été presque un soulagement pour eux. Mais Pléminius et les soldats de la garnison romaine surpassèrent tellement en scélératesse et en avarice Hamilcar et ses Carthaginois. qu'ils semblaient rivaliser avec eux, non de courage, mais de vices. Tous les excès qui font maudire au faible la puissance du fort furent épuisés contre les habitants par le général et ses soldats : leurs personnes mêmes, leurs enfants, leurs femmes eurent à souffrir des outrages sans nom. L'avarice des Romains alla jusqu'à s'emparer des objets sacrés. Ils profanèrent tous les temples; ils osèrent même piller les trésors de Proserpine, restés intacts depuis tant de siècles. Pyrrhus seul les avait, dit-on, enlevées; mais après avoir expié son sacrilège d'une manière terrible, il avait rapporté les dépouilles sacrées. Aussi, de même qu'autrefois les vaisseaux du roi, brisés par la tempête, n'avaient pu sauver du naufrage que les trésors de la déesse, dont ils étaient chargés; de même alors, par une vengeance d'une autre espèce, cet argent inspira un tel délire à tous les complices de cette profanation, qu'ils tournèrent leur rage furieuse contre eux-mêmes, chef contre chef, soldat contre soldat. IX. Le commandant en chef était Pléminius : une partie des soldats, ceux qu'il avait amenés de Rhégium, étaient sous ses ordres; les autres obéissaient à des tribuns. Un soldat de Pléminius, chargé d'un vase d'argent qu'il avait volé dans la maison d'un Locrien, fuyait, poursuivi par les propriétaires, lorsque, tout à coup, il se trouva en face des tribuns Sergius et Matiénus. Par leur ordre le vase fut enlevé au ravisseur; de là, une querelle, des cris, un combat enfin entre les soldats de Pléminius et ceux des tribuns. A mesure que le hasard amenait de nouveaux combattants au secours de leurs compagnons, la foule et le tumulte augmentaient. Les soldats de Pléminius, ayant eu le dessous, coururent auprès de leur général, lui montrèrent leur sang et leurs blessures, en poussant des cris d'indignation, et lui rapportèrent les outrages dont on l'avait accablé lui-même au milieu de la contestation. Pléminius, enflammé de colère, s'élança hors de chez lui, manda les tribuns, les fit dépouiller de leurs vêtements et ordonna de les battre de verges. La résistance qu'ils opposaient retarda l'exécution de cet ordre; 109 et leurs soldats, dont ils imploraient la protection, accoururent tout à coup, fiers de leurs récente victoire et débouchant de toutes parts, comme si l'on eût crié aux armes pour repousser l'ennemi. En voyant leurs tribuns qu'on frappait déjà de verges, ils ne furent plus maîtres d'eux-mêmes, et, dans la fureur subite qui les transportait, perdant tout respect pour la majesté du commandement et même pour l'humanité, ils se jetèrent sur le lieutenant, après avoir indignement maltraité ses licteurs, le séparèrent des siens, l'entourèrent, le mutilèrent impitoyablement, lui coupèrent le nez et les oreilles et l'abandonnèrent ainsi à demi mort. Quand la nouvelle en fut parvenue à Messine, Scipion s'embarqua sur une hexère et aborda en quelques jours à Locres. II entendit les deux partis, acquitta Pléminius, lui laissa le commandement de la place, et déclarant les tribuns coupables, les fit charger de fers pour les envoyer à Rome devant le sénat; puis il retourna à Messine, et de là Syracuse. Pléminius, aveuglé parle ressentiment, trouva que Scipion avait négligé et traité trop légèrement son outrage : persuadé que pour prononcer dans une affaire de ce genre il fallait avoir pu juger de l'atrocité du crime par ses propres souffrances, il se fit amener les tribuns, les soumit toutes les tortures qu'un homme puisse endurer, et leur donna la mort en faisant mettre leur corps en lambeaux. Ce supplice ne lui suffisant pas, il s'acharna sur les cadavres et les laissa sans sépulture. Il se montra aussi cruel envers les premiers citoyens de Locres, qù ou lui désigna comme étant allés se plaindre de ses injustices à P. Scipion, et les mêmes excès auxquels la débauche et l'avarice l'avaient mitraillé à l'égard des alliés, il les multiplia par esprit de vengeance, attirant ainsi le déshonneur et l'exécration publique non seulement sur sa personne mais sur son général même. X. Le temps des comices approchait, lorsque le consul P. Licinius écrivit à Rome « que lui et son armée étaient attaqués d'une grave maladie, et qu'il n'aurait pu tenir tête aux ennemis, si la même contagion ne se fût répandue dans leur camp, avec plus de violence encore. Ne pouvant donc assister en personne aux comices, il nommerait, si le sénat le trouvait bon, Q. Cécilius Mélellus, dictateur, pour présider l'assemblée. L'armée de Cécilius devait être licenciée dans l'intérêt de la république. Elle n'était d'aucun usage pour le moment, puisque Annnibal avait déjà pris ses quartiers d'hiver; d'ailleurs, la contagion avait fait de tels ravages dans le camp, que si l'on ne se hâtait de congédier les troupes, il ne resterait peut-être pas un seul homme. » Le sénat permit au consul d'agir en cela selon l'intérêt de la république, et d'après sa conscience. Rome était en ce moment tourmentée de craintes superstitieuses; en consultant les livres sibyllins, à l'occasion des pluies de pierres devenues plus fréquentes cette année, on y avait lu cet oracle : « Lorsqu'un ennemi étranger aura transporté la guerre sur le sol de l'Italie, on ne pourra le chasser de cette contrée et le vaincre, qu'en transportant, de Pessinonte à Rome, la statue de la déesse Idéa-Mère. » Cette prédiction, trouvée par les décemvirs, frappa d'autant plus le sénat que les députés envoyés à Delphes pour y faire l'offrande annonçaient qu'Apollon Pythien 110 avait agréé leur sacrifice, et que l'oracle avait répondu « qu'une victoire beaucoup plus importante que celle d'où provenait le butin offert au dieu était réservée au peuple romain.» On ajoutait à l'appui de cette espérance les pressentiments de P. Scipion qui prédisaient la fin de la guerre en demandant l'Afrique pour province. Afin donc de hâter le moment où l'on remporterait cette victoire que promettaient les destins, les présages et les oracles, on avisa aux moyens de transporter la déesse à Rome. XI. Les Romains n'avaient point encore d'alliés parmi les villes libres d'Asie. Cependant ils se souvinrent qu'a l'occasion d'une épidémie qui ravageait Rome, on avait mandé autrefois Esculape de la Grèce, sans qu'on eût avec ce pays aucune alliance; et que déjà le roi Attale, qui se trouvait comme eux en guerre avec Philippe, avait accepté l'amitié du peuple romain. Ils pensèrent que ce prince ferait tout ce qu'il pourrait pour la république, et se décidèrent à envoyer en ambassade auprès de lui M. Valérius Lévinus, qui avait été deux fois consul et qui avait fait la guerre en Grèce; M. Cécilius Métellus, ancien préteur; Ser. Sulpicius Galba, ancien édile, et deux anciens questeurs, Cn. Trémellius Flaccus et M. Valérius Falto. On leur donna cinq quinquérèmes, afin qu'ils parussent d'une manière digne de la république dans ces contrées où l'on voulait donner une haute idée de la majesté du nom romain. Les députés, en se dirigeant vers l'Asie, débarquèrent à Delphes et allèrent consulter l'oracle, pour savoir s'if pouvaient, ainsi que le peuple romain, se promettre un heureux résultat de la mission pour laquelle ils avaient quitté Rome. Il leur fut répondu, dit-on, « que le roi Attale leur ferait obtenir ce qu'ils allaient chercher; qu'après avoir transporté la déesse à Rome, ils devaient veiller à ce que ce fût le plus vertueux des Romains qui lui donnât l'hospitalité. » Les députés arrivèrent à Pergame et se présentèrent au roi. Ce prince les reçut avec bienveillance, les conduisit à Pessinonte, en Phrygie, leur remit une pierre sacrée que les habitants disaient être la mère des dieux, et leur conseilla de la transporter à Rome. M. Valérius Falto fut envoyé en avant par ses collègues pour annoncer l'arrivée de la déesse, et recommander qu'on cherchât le citoyen le plus vertueux, afin qu'elle fût reçue chez lui avec les honneurs convenables. Q. Cécilius Métellus fut créé dictateur, par le consul, dans le Bruttium, pour présider les comices; il licencia sou armée, prit pour maître de la cavalerie L. Véturius Philon, et tint les comices. On nomma consuls M. Cornélius Céthégus et P. Sempronius Tuditanus, alors absent, car il avait été chargé du département de la Grèce. On choisit ensuite pour préteurs Ti. Claudius Néro, M. Marcius Ralla, L. Scribonius Libo, M. Pomponius Matbo. Après les comices, le dictateur abdiqua. Les jeux romains furent célébrés trois fois, les jeux plébéiens sept fois. Les édiles curules étaient Cn. et L. Cornélius Lentulus. Lucius commandait alors en Espagne : absent lorsqu'on le nomma, il était encore absent lorsqu'il remplit les devoirs de sa charge. T. Claudius Asellus, et M. Junius Pennus 111 furent les édiles plébéiens. Ce fut cette année que M. Marcellus fit la dédicace du temple de la Vertu, près de la porte Capène, dix-sept ans après que son père en avait fait le voeu à la journée de Clastidium, en Gaule, pendant son premier consulat. Cette année aussi mourut M. Emilius Régillus, flamine de Mars. XII. Ou avait négligé pendant ces deux années les affaires de la Grèce. Aussi Philippe, voyant les Étoliens abandonnés des Romains, les seuls alliés eu qui ils eussent confiance, les força, aux conditions qu'il voulut, de demander et de conclure la paix. S'il n'eût fait tous ses efforts pour hâter la conclusion de ce traité, il eût été encore en guerre avec les Étoliens à l'arrivée du proconsul P. Sempronius, envoyé pour succéder à Sulpicius, avec dix mille hommes d'infanterie, mille chevaux et trente-cinq galères éperonnées, force suffisante pour secourir les alliés et qui auraient écrasé le roi de Macédoine. A peine la paix était faite que Philippe apprit l'arrivée des Romains à Dyrrachium, le soulèvement des Parthins et des nations voisines qui se flattaient de l'espoir d'un changement, et le siége de Dimalle. C'était sur ce point que s'étaient tournés les Romains, au lieu de secourir les Étoliens, comme ils en avaient reçu l'ordre; ils ne pardonnaient pas à ce peuple d'avoir, sans leur aveu et contrairement à l'alliance, fait la paix avec le roi. A cette nouvelle, Philippe, craignant que le soulèvement ne devînt plus grave et ne s'étendît chez les nations et les peuples d'alentour, marcha à grandes journées sur Apollonie : Sempronius s'y était retiré, et il avait envoyé Létorius, son lieutenant, en Étolie avec une partie des troupes et quinze vaisseaux, pour examiner la situation du pays et chercher, s'il le pouvait, à rompre la paix. Philippe dévasta le territoire des Apolloniates, et, s'étant approché de la ville avec toutes ses forces, il présenta la bataille aux Romains. Voyant qu'ils ne remuaient pas, et qu'ils se contentaient de défendre les remparts; ne se sentant pas d'ailleurs assez fort pour assiéger la place, et désirant faire la paix avec les Romains, comme avec les Étoliens, s'il le pouvait, ou au moins obtenir une trêve, il ne chercha pas à envenimer les haines par de nouvelles tentatives, et rentra dans son royaume. En même temps, les Épirotes, fatigués d'une guerre si longue, se décidèrent, après avoir sondé les intentions des Romains, d'envoyer une députation auprès de Philippe pour traiter de la paix générale. Ils étaient certains du succès, disaient-ils, s'il voulait s'aboucher avec P. Sempronius, le général romain. Le roi n'était pas éloigné lui-même d'une pareille démarche; on le décida sans peine à passer en Épire. Il eut à Phénice, ville de cette contrée, une première entrevue avec Érope, Darda et Philippe, préteurs des Épi-rotes; il s'aboucha ensuite avec P. Sempronius. A cette conférence assistèrent Amynander, roi des Athamanes, les autres magistrats des Épirotes et ceux des Acarnaniens. Le préteur Philippe porta le premier la parole et pria le roi et le général romain de mettre fin à la guerre, et d'accorder cette faveur aux Épirotes. P. Sempronius établit pour condition de la paix, que les Parthins, Di- 112 malle, Bargyle et Eugénium appartiendraient aux Romains; l'Atintanie devait être cédée à la Macédoine si les députés que Philippe enverrait à Rome en obtenaient l'autorisation du sénat. Ces conditions furent agréées, et l'on comprit dans le traité, sur la demande du roi, Prusias, roi de Bithynie, les Achéens, les Béotiens, les Thessaliens, les Acarnaniens, les Épirotes : sur la demande des Romains, les habitants d'Ilium, le roi Attale, Pleuratus, Nabis, tyran de Lacédémone, les Éléens, les Messéniens et les Athéniens. Toutes ces clauses écrites et signées, on convint d'une trêve de deux mois, pour envoyer à Rome des députés chargés d'obtenir la ratification du traité par le peuple. Toutes les tribus le ratifièrent. Au moment de tourner leurs forces coutre l'Afrique, les Romains voulaient être débarrassés de toutes les autres guerres. Après la conclusion de la paix, P. Sempronius alla prendre possession du consulat à Rome. XIII. Cette année, qui était la quinzième de la guerre punique, les consuls eurent pour département : Cornélius, l'Etrurie avec l'ancienne armée; Sempronius, le Brutium pour lequel il devait lever de nouvelles légions. Parmi les préteurs, M. Marcius reçut la juridiction de la ville; L. Scribonius Libo, celle des étrangers et la Gaule; M. Pomponius Matte), la Sicile ; Ti. Claudius Néro, la Sardaigne. P. Scipion fut laissé à la tête de l'armée et de la flotte qu'il commandait, et on prorogea ses pouvoirs pour un an. P. Licinius devait aussi rester dans le Brutium avec deux légions, tant que le consul jugerait utile de le laisser avec son commandement dans celle province. M. Livius et Sp. Lucrétius furent laissés également à la tête des deux légions avec lesquelles ils avaient défendu la Gaule contre Magon, et on prorogea leurs pouvoirs pour un an. Cn. Octavius devait remettre la Sardaigne et sa légion h 'fi. Claudius, et veiller ensuite, avec quarante vaisseaux longs, à la défense des côtes, dans les limites que le sénat lui assignerait. M. Pomponius, préteur eu Sicile, reçut les deux légions de l'armée de Cannes. T. Quintius devait commander à Tarente, C. Hostilius Tubulus, à Capoue, tous deux en qualité de propréteurs, comme l'année précédente, et avoir l'un et l'autre sous leurs ordres les anciennes garnisons. Pour les Espagnes, il fallait désigner les deux proconsuls à qui ce département était destiné; on en déféra le choix au peuple. Toutes les tribus décidèrent que les proconsuls L. Cornélius Lentulus et L. Manlius Acidinus, qui avaient commandé ces provinces l'année précédente, les conserveraient encore. Les consuls commencèrent ensuite les levées afin de pouvoir envoyer les nouvelles légions dans le Brutium et compléter les autres armées, comme l'avait ordonné le sénat. XIV. On n'avait pas encore déclaré que l'Afrique serait au nombre des provinces; le sénat gardait sans doute le secret pour ne pas donner l'éveil aux Carthaginois; cependant ou espérait à Rome que l'Afrique serait cette année le théâtre des dernières hostilités, et qu'on allait terminer la guerre punique. Ce pressentiment avait rempli les esprits d'idées superstitieuses; on était plus disposé à ra- 113 conter et à admettre des prodiges; aussi en publiait-on plus qu'a l'ordinaire. a On avait vu deux soleils; la nuit avait brillé de clartés soudaines; à Sétie on avait vu plusieurs fois une traînée de feu, qui s'étendait d'orient en occident; une porte de Terracine, une porte d'Anagni, et plusieurs endroits des murs avaient été frappés de la fondre; dans le temple de Junon Sospita, à Lanuvium, on avait entendu un bruit et un fracas horrible. s Pour expier ces prodiges, il y eut un jour de supplications; on célébra aussi un sacrifice novendial à l'occasion d'une pluie de pierres. On s'occupa ensuite de la réception qu'il fallait faire à la déesse Idéa Mater ; M.Valérius, qui avait devancé ses collègues, avait annoncé sa prochaine arrivée en Italie; mais un message récent faisait savoir qu'elle était déjà à Terracine. Ce n'était pas chose de peu d'importance pour le sénat, que de décider quel était le citoyen le plus vertueux, cette décision étant un véritable triomphe que chacun préférait à tous les commandements militaires, à tous les honneurs que les suffrages du sénat et du peuple pouvaient accorder. Ce fut P. Scipion, fils de ce Cnéius, qui avait été tué en Espagne, et à peine assez âgé pour être questeur, qu'on jugea, parmi tant de citoyens vertueux, le plus vertueux de tous. Si les historiens contemporains nous avaient fait connaître les vertus qui lui méritèrent ce suffrage honorable, je les transmettrais avec plaisir 's la postérité; mais, réduit à des conjectures sur un fait qui se perd dans la nuit des temps, je ne n'émettrai pas une opinion personnelle. P. Cornélius eut ordre d'aller à Ostie, avec toutes les dames romaines, au devant de la déesse, de la prendre sur le vaisseau, de la descendre à terre et de la remettre ensuite aux mains des dames romaines. Lorsque le vaisseau fut arrivé à l'embouchure du Tibre, Scipion, suivant ses instructions, se rendit à bord, prit la déesse des mains des prêtres et la descendit à terre. Elle fut reçue par les premières dames de la ville, parmi lesquelles on cite seulement Claudia Quinta. Cette femme, dont la réputation avait été, dit-on, jusqu'alors assez équivoque, rendit, par ce saint ministère, sa chasteté d'autant plus célèbre dans les âges suivants. Les dames portèrent la déesse dans leurs bras, se relevant les unes les autres. Tous les habitants s'étaient précipités au-devant du cortége. Sur son passage on avait placé, devant les portes des maisons, des vases où fumait l'encens ; et tout le monde suppliait la déesse de vouloir bien entrer dans la ville pour la protéger. On déposa la statue dans le temple de la Victoire, sur le mont Palatin, la veille des ides d'avril, qui fut, depuis lors, un jour de fête. Le peuple se porta en foule au Palatin pour faire des offrandes à la déesse; il y eut un lectisterne, et on célébra les jeux appelés Mégalésiens. XV. Quand il fut question de compléter les légions des diverses provinces, quelques sénateurs représentèrent qu'il était temps de faire cesser les abus tolérés en quelque sorte dans les temps difficiles, puisque la bonté des dieux avait enfin délivré les Romains de toute crainte. Cette motion ayant attiré l'attention du sénat, ils ajoutèrent que « les douze colonies latines qui, sous le consulat de Q. Fabius et de Q. Fulvius, avaient refusé de fournir des troupes, jouissaient de cette exemption depuis près de six ans, comme à titre d'hon- 114 neur et de privilège, tandis que de bons et fidèles alliés voyaient pour prix de leur fidélité et de leur soumission au peuple romain des levées annuelles épuiser régulièrement leur population. » Ces paroles, en réveillant dans le sénat le souvenir d'un fait déjà presque oublié, y excitèrent un juste ressentiment. Aussi, avant de permettre le rapport d'aucune affaire, on décréta que « les consuls manderaient à Rome les magistrats et les dix principaux citoyens de Népète, Sutrium, Ardée, Calés, Albe, Carséoles, Sors, Suesse, Sétie, Circéies, Narnie, Interamue (c'étaient les douze colonies dénoncées). Là on calculerait le plus grand nombre de soldats que chacune de ces colonies aurait dû fournir au peuple romain depuis l'entrée des Carthaginois en Italie, et on exigerait qu'elles missent sur pied le double de ce nombre en infanterie, et de plus cent vingt cavaliers. Si quelqu'une d'elles ne pouvait compléter ce nombre de cavaliers, elle serait libre de remplacer un cavalier par trois fantassins : parmi les troupes à pied et à cheval, on choisirait les plus riches et on les enverrait hors de l'Italie, partout où des renforts seraient nécessaires. S'il en était qui s'y refusassent, on retiendrait à Rome les magistrats et les députés de leur colonie; et le sénat ne leur accorderait audience, même sur leur demande, qu'après l'exécution de ses ordres. Ou augmenterait aussi les contributions des colonies et on leur imposerait un as de plus par mille chaque année. Le cens y serait fait d'après les formes prescrites par les censeurs. On décrétait que ces formes seraient les mêmes que celles dont on se servait pour le peuple romain. Le résultat serait porté à Rome par les censeurs jurés des colonies, avant qu'ils sortissent de charge. » En vertu de ce sénatus-consulte, les consuls mandèrent à Rome les magistrats et les premiers citoyens de ces colonies; mais lorsqu'ils leur parlèrent de levées et d'impôts, ce fut à qui se récrierait et ferait des réclamations. « Il leur était impossible de fournir autant de troupes; si l'on s'en tenait aux prescriptions du traité, à peine pourraient-ils y satisfaire. lis priaient et suppliaient qu'on leur permît d'entrer au sénat et d'y exposer leurs plaintes. Ils n'avaient rien fait pour mériter d'être ainsi ruinés; mais leur ruine fût-elle décidée, ni leurs torts, ni la colère du peuple romain ne pouvaient leur faire livrer plus d'hommes qu'ils n'en avaient. » Les consuls furent inflexibles; ils ordonnèrent aux députés de rester à Rome, et aux magistrats d'aller dans leurs villes presser les levées. Si ceux-ci n'amenaient à Rome le nombre de soldats exigé, ils n'obtiendraient point une audience du sénat. Quand les douze colonies eurent ainsi perdu tout espoir de faire entendre leurs plaintes au sénat, elles firent leurs levées, et comme, à la faveur d'une longue exemption de service, la jeunesse s'y était multipliée, les enrôlements s'effectuèrent sans peine. XVI. Ce fut ensuite le tour d'une autre affaire presque aussi longtemps négligée et passée sous silence. M.Yalérius Lé vinus la remit en délibération. Il déclara « qu'il était juste de rembourser enfin aux particuliers les sommes empruntées sous son consulat et sous celui de M. Claudius. Personne 115 ne devait s'étonner de le voir s'occuper personnellement d'une affaire où la foi publique était engagée; outre que ce soin regardait particulièrement le consul de l'année pendant laquelle on avait fait cet emprunt, c'était lui qui avait proposé cette mesure pour subvenir à l'épuisement du trésor, alors que le peuple ne pouvait plus suffire à l'impôt. » Le sénat approuva cette motion, et, sur le rapport des consuls, il décréta: « que les sommes seraient remboursées en trois paiements : le premier, par les consuls de cette année, les deux autres, au bout de trois et de cinq ans. » Toutes les autres préoccupations disparurent devant la nouvelle du malheur des Locriens, qu'on avait ignoré jusqu'alors, mais que l'arrivée de leurs députés fit connaître. Ce fut moins la scélératesse de Pléminius, que l'indulgence coupable ou la négligence de Scipion qui souleva une indignation générale. Dix députés de Lucres se présentèrent devant les consuls assis dans le comice, avec des vêtements de deuil et tout l'extérieur de la misère ; ils tendirent vers eux des voiles de suppliants et des rameaux d'olivier, comme c'est la coutume chez les Grecs, et se prosternèrent devant le tribunal en poussant des cris plaintifs. Interrogés par les consuls, ils répondirent « qu'ils étaient Locrieos, que le lieutenant romain Q. Pléminius et ses soldats les avaient traités comme le peuple romain ne voudrait pas voir traiter les Carthaginois eux-mêmes. Ils demandaient qu'on leur permît de paraître devant le sénat, et d'y faire le déplorable récit de leurs infortunes. » XVII. Le sénat leur donna audience, et le plus âgé prit la parole en ces termes : « Je sais, Pères conscrits, combien il importe, pour donner plus de poids à nos plaintes, que vous sachiez de nous avec exactitude comment Locres a été livrée à Annibal, et comment, après avoir chassé la garnison carthaginoise, elle est rentrée sous votre puissance. Car s'il vous est prouvé que sa défection n'a point été un crime concerté par tous les habitants, et que le retour à votre empire est dû non pas à notre seul désir, mais à nos efforts et à notre courage, vous serez bien plus indignés que de bons et fidèles alliés aient été si cruellement, si outrageusement traités par votre lieutenant et vos soldats. Mais deux motifs m'engagent à ajourner l'explication de cette double défection; le premier, c'est que Scipion, qui a repris Locres, et qui fut témoin de tout ce que nous avons fait de bien et de mal, doit être présent; le second, c'est que notre conduite, quelle qu'elle soit, ne méritait pas les traitements qu'on nous a fait souffrir. Nous ne pouvons le dissimuler, Pères conscrits, tant que la garnison carthaginoise occupa notre citadelle, les outrages les plus odieux et les plus révoltants nous ont été prodigués par Hamilcar, le commandant de cette garnison, par ses Numides et par ses Africains. Mais que sont ces outrages, comparés à ceux qu'il nous faut subir aujourd'hui? Daignez, Pères conscrits, écouter sans colère ce que je vais dire malgré moi. Une grande question occupe en ce moment le genre humain : à qui appartiendra le monde, aux Carthaginois ou à vous? S'il fallait, d'après les maux qu'ils nous ont fait souffrir, et ceux que nous souf- 116 frons en ce moment même de vos soldats, se prononcer entre les Carthaginois et les Romains, personne n'hésiterait à préférer leur domination à la vôtre. Et cependant voyez quelles sont les dispositions des Locriens's votre égard : bien que traités avec beaucoup moins de rigueur par les Carthaginois, nous nous sommes donnés à votre général ; vos soldats nous font plus de mal qu'on n'en fait à des ennemis, el c'est à vous, à vous seulement que nous nous en plaignons. Ou vous jetterez un regard de pitié sur nos infortunes, Pères conscrits, ou nous n'avons plus rien à demander, même aux dieux immortels. Pléminius a été envoyé en qualité de lieutenant avec un corps de troupes pour reprendre Locres aux Carthaginois, et on l'a laissé dans la ville avec les mêmes troupes pour y tenir garnison. Or ce Pléminius, votre lieutenant, Pères conscrits, l'excès de notre misère me donne le courage de le dire hautement, n'a rien d'un homme que la figure et l'aspect, rien d'un citoyen romain que l'extérieur, les vêtements et le langage. C'est un fléau, c'est un de ces monstres farouches comme la fable en avait placé dans le détroit qui nous sépare de la Sicile, pour la perte des navigateurs. Encore s'il se contentait d'assouvir seul contre vos alliés sa scélératesse, sa lubricité et son avarice, ce gouffre étant le seul, nous pourrions, malgré sa profondeur, le combler à force de patience; mais, grâce à lui, la contagion de la licence et de la méchanceté s'est étendue si loin, que de tous vos centurions, de tous vos soldats, il a fait autant de Pléminius. Tous pillent, dépouillent, frappent, blessent, tuent; tous déshonorent les femmes, les filles, les enfants libres qu'ils ont arrachés aux bras de leurs parents. Chaque jour notre ville est prise d'assaut, chaque jour elle est livrée au pillage. Nuit et jour on entend retentir de toutes parts les cris déchirants des femmes et des enfants qu'on ravit et qu'on entraîne. Qui ne s'étonnerait, ou que notre patience suffise à tant d'outrages, ou que nos persécuteurs ne soient pas encore rassasiés. Je ne puis suivre pas à pas, et vous n'avez pas besoin d'entendre eu détail le récit de tout ce que nous avons souffert. Un seul mot vous dira tout. J'affirme qu'il n'est pas une maison à Locres, qu'il n'est pas un homme qui ait échappé aux outrages; j'affirme qu'aucun raffinement de scélératesse, de lubricité, d'avarice n'a été épargné à quiconque avait la force de souffrir. Il est difficile de décider si le sort d'une ville est plus affreux lorsqu'elle est prise d'assaut par l'ennemi, ou lorsqu'elle est courbée sous le joug d'un exécrable tyran et dominée par la terreur de ses armes. Tous les malheurs qu'endure une ville prise d'assaut, nous les avons endurés, nous les endurons aujourd'hui plus que jamais, Pères conscrits; tous les forfaits que les tyrans les plus cruels et les plus farouches peuvent commettre contre des citoyens asservis, Pléminius les a commis contre nous, contre nos enfants et nos femmes. XVIII. « Il en est un que les scrupules de religion gravés au fond de nos coeurs nous font une loi de vous signaler particulièrement, comme ils 117 vous obligent à nous écouter. Nous voudrions, Pères conscrits, vous voir expier, si vous le jugez à propos, un sacrilège qui retomberait sur votre république. Nous avons vu quels honneurs vous rendez à vos dieux, et avec quel respect vous accueillez les dieux étrangers. Or il existe, près de nos murs, un saint temple de Proserpine, dont la renommée est sans doute parvenue jusqu'à vous pendant la guerre de Pyrrhus. Ce prince, à son retour de Sicile, passant à la hauteur de Locres, voulut nous punir de notre fidélité envers vous, et, entre autres forfaits dont il se souilla, il pilla les trésors de Proserpine demeurés intacts jusqu'alors, les chargea sur sa flotte et prit lui-même la route de terre. Qu'arriva-t-il, Pères conscrits? Cette flotte fut battue le lendemain par la plus affreuse tempête, et tous les vaisseaux qui portaient les dépouilles furent jetés sur nos côtes. Instruit enfin par ce désastre qu'il est des dieux, cet orgueilleux monarque fit rapporter dans les trésors de Proserpine les sommes qu'il avait enlevées. Toutefois depuis ce jour rien ne lui réussit : chassé de l'Italie, il périt d'une mort obscure et sans gloire en voulant surprendre Argos pendant la nuit. Votre lieutenant et les tribuns des soldats connaissaient ce fait, et mille autres qu'on leur racontait, non pour accroître leur terreur religieuse, mais comme autant de preuves que la puissance de la déesse s'était souvent manifestée à nous et à nos ancêtres : ils ont osé néanmoins porter leurs mains sacrilèges sur ces trésors inviolables, et se charger d'un butin odieux qui les souillait, eux, leurs familles et vos soldats. Au nom de vos plus chers intérêts, gardez-vous donc, je vous en conjure, Pères conscrits, de rien entreprendre soit en Italie, soit en Afrique, que vous n'ayez expié leur forfait; ou craignez que la profanation dont ils se sont rendus coupables non seulement ne soit effacée par leur sang, mais n'amène des malheurs publics. Déjà même, Pères conscrits, les chefs et les soldats sont victimes du courroux de la déesse: plusieurs fois nous les avons vus marcher enseignes déployées les uns contre les autres. L'un des deux camps avait pour chef Pléminius; l'autre, les deux tribuns militaires. Ils n'ont pas montré plus d'acharnement à combattre les Carthaginois qu'à s'entre-détruire eux-mêmes, et leur égarement aurait fourni à Annibal l'occasion de reprendre Locres, si nous n'eussions appelé Scipion à notre secours. Dira-t-on que cet égarement n'agite que les soldats, complices du sacrilège ; et que la déesse n'a point fait éclater sa vengeance sur les chefs en les punissant. Mais c'est contre les chefs qu'elle a sévi le plus : les tribuns ont été battus de verges par l'ordre du lieutenant; le lieutenant a été à sou tour perfidement arrêté par les tribuns, qui ont mis tout son corps en lambeaux, lui ont coupé le nez et les oreilles, et l'ont abandonné à demi mort. Le lieutenant, à peine rétabli de ses blessures, a fait jeter les tribuns en prison, les a fait battre de verges et torturer comme des esclaves, les a vus expirer dans d'affreux supplices, et a privé leurs cadavres mêmes de sépulture. C'est ainsi que la déesse a puni les spoliateurs de son temple ; et elle ne cessera d'attacher à leurs pas 118 toutes les furies vengeresses que le jour ois l'argent sacré aura été replacé dans ses trésors. Jadis nos ancêtres, pendant une guerre terrible avec les Crotoniates, songeant que le temple est situé hors de la ville, voulurent en transporter les trésors dans les murs. La nuit, on entendit dans le temple une voix qui leur disait « de ne pas y toucher ; que la déesse saurait défendre son sanctuaire. » Se faisant alors un scrupule de déplacer les trésors, ils songèrent à élever une enceinte autour du temple : mais les murs, arrivés à une certaine hauteur, s'écroulèrent tout à coup. Ce n'est pas aujourd'hui seulement, c'est mille fois que la déesse a protégé son sanctuaire et son temple, ou qu'elle a soumis les profanateurs à de terribles expiations. Quant à nos injures, il n'y a que vous, Pères conscrits, il ne peut y avoir que vous,qui en tiriez vengeance. C'est à vous, c'est à votre justice que nous nous adressons en suppliants. Peu nous importe que vous abandonniez Loues à ce lieutenant et à sa garnison, ou que vous nous livriez à la colère d'Annibal et des Carthaginois qui nous feront mettre à mort. Nous ne demandons pas que sur l'heure même, en l'absence de Pléminius et sans l'entendre, vous ajoutiez foi à nos paroles. Qu'il vienne, qu'il entende lui-même nos accusations, et qu'il les détruise. S'il n'a pas épuisé sur nous toutes les cruau tés que l'homme peut exercer sur ses semblables, nous consentons à souffrir une seconde fois, si nous le pouvons, les mêmes tortures, et à le voir renvoyer absous de touterime envers les dieux et envers les hommes. » XIX. Lorsque les députés eurent ainsi parlé, Q. Fabius leur demanda s'ils avaient porté leurs plaintes à P. Scipion : ils répondirent « qu'ils lui avaient envoyé des députés, mais que ses préparatifs de guerre l'occupaient entièrement, et qu'il était déjà en Afrique, ou qu'il y passerait incessamment. Du reste, le lieutenant était en grande faveur auprès du général; ils en avaient eu la preuve, lorsque Scipion, après avoir entendu Pléminius et les tribuns, avait fait jeter ces derniers dans les fers, et laissé les mêmes pouvoirs à son lieutenant, quoique aussi coupable, plus coupable même que les tribuns.» On fit sortir les députés de la curie; les principaux sénateurs attaquèrent alors avec force et Pléminius et Scipion lui-même. Plus que tous les autres, Q. Fabius accusait Scipion : « Il était né, disait-il, pour perdre la discipline militaire. Ainsi, en Espagne, la révolte de ses légions avait peut-être causé plus de désastres que la guerre. Il agissait comme un étranger, comme un roi : aujourd'hui favorisant la licence des soldats, demain sévissant contre eux. » Son avis fut aussi violent que son discours. « Le lieu1-tenant Pléminius devait être chargé de chaînes et amené à Rome : en cet état, il plaiderait sa cause. Si les plaintes des Locriens étaient fondées, on l'exécuterait en prison, et ses biens seraient confisqués. Quant à Scipion, qui était sorti de sa province sans l'ordre du sénat, il fallait le rappeler et s'entendre avec les tribuns pour qu'ils proposassent au peuple sa destitution. On répondrait aux Locriens en pleine assemblée, que les injustices dont ils se plaignaient leur avaient été faites contre l'aveu du sénat et du peuple romain; qu'on les reconnaissait pour des hommes d'honneur, des alliés et des amis fidèles; qu'on leur rendait 119 leurs enfants, leurs femmes, tout ce qu'on leur avait enlevé; qu'on ferait rechercher tout l'argent soustrait aux trésors de Proserpine, et qu'on y remettrait une somme double ; qu'on offrirait un sacrifice expiatoire, après avoir consulté toutefois le collège des pontifes pour savoir quelles expiations il convenait de faire pour l'enlèvement et la profanation des trésors sacrés, à quels dieux il fallait l'offrir, et quelles devaient être les victimes ; qu'on transporterait en Sicile tous les soldats qui étaient à Locres, et qu'on enverrait quatre cohortes des alliés latins pour tenir garnison dans cette ville, » On ne put ce jour-là recueillir toutes les voix, au milieu de l'agitation qui animait les défenseurs et les adversaires de Scipion ; on ne rappelait pas seulement les forfaits de Piéminius et les infortunes des Locriens, on reprochait au général un faste qui convenait peu à un Romain, encore moins à un guerrier, « C'était en manteau et en sandales qu'il se promenait dans le gymnase; son temps se partageait entre les livres et la palestre. Également livrée. à l'oisiveté et à la mollesse, toute sa suite jouissait des délices de Syracuse : Carthage et Annibal étaient bien loin de leurs pensées: l'armée tout entière, corrompue par la licence, comme autrefois à Sucrone, en Espagne, comme à Locres aujourd'hui, était devenue plus redoutable aux alliés qu'à l'ennemi.» XX. Il y avait, dans ces accusations, du vrai, du faux, et, par cela même, quelque vraisemblance. On finit par adopter l'avis de Métellus, qui était d'accord en tout avec Fabius, excepté en ce qui touchait Scipion : « Était-il convenable, dit-il, que le jeune Romain, choisi naguère par ses concitoyens, malgré son âge, pour aller reconquérir l'Espagne, puis, l'Espagne reconquise, nommé consul pour mettre fin à la guerre punique; que ce général sur lequel Rome avait compté pour arracher Annibal de l'Italie et soumettre l'Afrique, se vît tout à coup condamné comme un Pléminius, sans qu'on eût voulu l'entendre, et rappelé de sa province? Les Locriens, en se plaignant des odieuses violences dont ils avaient été victimes, n'avaient-ils pas déclaré qu'elles n'avaient pas eu lieu en présence de Scipion, et pouvait-on lui reprocher autre. chose que trop d'indulgence pour son lieutenant, ou peut-être une fausse honte ? Son avis était donc que le préteur M. Pomponius, à qui le sort avait assigné la Sicile, partît sous trois jours pour son département. Les consuls prendraient dans le sénat dix députés, à leur choix, pour les envoyer avec le préteur, ainsi que deux tribuns du peuple et un édile : le préteur ferait une enquête avec cette commission. Si les violences dont se plaignaient les Locriens avaient été exercées par les ordres ou de l'aveu de P. Scipion, on lui ordonnerait de quitter sa province. S'il était déjà passé en Afrique, les tribuns du peuple, l'édile et deux députés, choisis par le préteur comme les plus capables, se rendraient en Afrique : les tribuns et l'édile, pour ramener Scipion; les députés, pour prendre le commandement de l'armée, jusqu'à l'arrivée d'un nouveau général. Si M. Pomponius et les dix députés reconnaissaient que rien n'avait été fait par les ordres ou de l'aveu de P. Scipion, 120 ne le laisserait à la tête de l'armée, pour suivre le plan de campagne qu'il avait formé. » Le sénatus-consulte ainsi arrêté, on engagea les tribuns à se concerter entre eux ou à tirer au sort pour savoir ceux qui accompagneraient le préteur et les députés. On s'adressa au collège des pontifes pour l'expiation du sacrilège de la profanation et du vol commis à Locres, dans le temple de Proserpine. Les tribuns du peuple qui partirent avec le préteur et les dix députés furent M. Claudius Marcellus et M. Cincius Alimentus : on leur adjoignit un édile plébéien; si P. Scipion était en Sicile et qu'il refusât d'obéir au préteur, ou bien s'il était déjà passé en Afrique, ce magistrat devait l'arrêter par l'ordre des tribuns et le ramener en vertu de leur puissance inviolable. Les commissaires avaient l'intention de passer à Locres avant d'aller à Messine. XXI. Au reste, il y a deux versions sur l'affaire de Pléminius. Les uns disent que, averti de ce qui se passait à Rome, comme il se rendait eu exil à Naples, il rencontra par hasard Q. Métellus, un des députés, qui le ramena de force à Rhège. Les autres rapportent que Scipion envoya un lieutenant et trente des plus nobles chevaliers pour jeter Pléminius dans les fers, et avec lui les chefs de la sédition. Tous les coupables, arrêtés soit auparavant par l'ordre de Scipion, soit depuis, par celui du préteur, furent mis sous la garde des habitants de Rhège. Le préteur et les députés arrivés à Locres donnèrent, conformément à leurs instructions, leurs premiers soins aux affaires religieuses. Tout l'argent sacré qui se trouvait chez Pléminius et chez ses soldats fut recueilli, joint à celui qu'ils avaient apporté et replacé par eux dans les trésors. On offrit un sacrifice expiatoire. Le préteur réunit alors ses soldats en assemblée, leur enjoignit de sortir de la ville et d'établir leur camp dans la plaine, déclarant que « Si quelque soldat restait dans la ville ou emportait ce qui ne lui appartenait pas, il autorisait les Locriens à reprendre ceux de leurs effets qu'ils pourraient reconnaître et à réclamer ceux qu'ils ne trouveraient pas. Avant tout, il voulait que les personnes libres fussent rendues immédiatement à leurs familles; il punirait d'un châtiment exemplaire ceux qui ne les rendraient pas.» Il convoqua ensuite l'assemblée des Locriens et leur annonça « que le peuple romain et le sénat leur rendaient la liberté et l'usage de leurs lois. Si quelqu'un d'entre eux voulait accuser Pléminius ou tout autre, il pouvait le suivre à Rhège. Si l'on avait à se plaindre de P. Scipion au nom de la ville, si on prétendait que les forfaits commis à Locres envers les dieux et les hommes avaient été ordonnés ou non dés-avoués par Scipion, il fallait envoyer des députés à Messine : c'est là qu'il prendrait connaissance de cette affaire avec le conseil. » Les Locriens remercièrent le préteur, les députés, le sénat et le peuple romain : a Ils iraient, répondirent-ils, accuser Pléminius. Quant à Scipion, bien qu'il eut été peu sensible aux souffrances de leur patrie, c'est un homme qu'ils aimaient mieux avoir 121 pour ami que pour ennemi. Ils ne doutaient pas que de si criminels attentats n'eussent été commis sans son ordre et sans son aveu; Scipion avait eu trop de confiance en Pléminius, ou trop de défiance envers eux. Il était dans le caractère de quelques personnes de ne pas vouloir le crime, et de n'avoir pas assez de courage pour le punir, s Le préteur et son conseil se sentaient soulagés d'un grand poids, n'ayant pas à poursuivre Scipion. Ils condamnèrent Pléminius et environ trente-deux coupables avec lui, et les envoyèrent à Rome chargés de fers ; puis ils se rendirent auprès de Scipion afin de s'assurer par eux-mêmes de la vérité des bruits qui circulaient sur le faste, sur la mollesse de ce général, sur le relâchement de la discipline militaire, et de pouvoir faire leur rapport à Rome. XXII. Tandis qu'ils se rendaient à Syracuse, Scipion préparait des actes et non des paroles pour sa justification. Il ordonna à toute son armée de se réunir dans la ville, et à sa flotte de se tenir prête comme si l'on devait combattre ce jour-là sur terre et sur mer avec les Carthaginois. Le jour où les députés arrivèrent, il les reçut avec une cordiale hospitalité. Le lendemain, il leur fit voir ses troupes de terre et de mer. Ce ne fut pas une simple revue: les troupes de terre simulèrent un engagement, tandis que la flotte, dans le port, donnait aux députés le spectacle d'une bataille navale. Il les conduisit ensuite dans les arsenaux et les greniers publics, et leur montra toutes ses provisions de guerre. Le préteur et les députés furent frappés d'une telle admiration par les détails et l'ensemble de ces prépara tifs qu'ils demeurèrent convaincus que ce général et cette armée triompheraient de Carthage, ou qu'elle serait jamais invincible. Ils l'autorisèrent, en implorant la protection des dieux, à passer en Afrique, afin de réaliser, le plus tôt possible, les espérances que le peuple romain avait conçues le jour où toutes les centuries l'avaient proclamé premier consul. Ils partirent ensuite pour Rome avec la plus vive satisfaction, comme s'ils allaient y annoncer une victoire, et non les grands préparatifs de guerre qu'ils avaient vus. Pléminius et ses complices furent, aussitôt après leur arrivée à Rome, jetés en prison. La première fois qu'ils furent promenés devant le peuple par les tribuns, ils trouvèrent les esprits tellement émus des malheurs de Locres, qu'ils n'excitèrent aucune compassion. Mais, comme on les fit ensuite comparaître très-souvent, l'odieux de leur conduite s'affaiblissant avec le temps, le ressentiment s'adoucit. Les mutilations qu'avait subies Pléminius, et le souvenir de Scipion, quoique absent, inspirèrent, même au peuple, des sentiments plus favorables. Pléminius mourut en prison avant que le peuple eût prononcé sur son affaire. Au sujet de cet homme, Clodius Licinius rapporte, dans le troisième livre de son histoire romaine, que, lors d'une représentation des jeux votifs, donnée à Rome par Scipion pendant son second consulat, il avait gagné, à prix d'argent, quelques malfaiteurs qui devaient mettre le feu en plusieurs endroits de la ville et lui fournir l'occasion de briser ses fers et de s'évader. Le complot fut découvert, et Pléminius transporté dans la prison de Tullius, en vertu d'un sénatus-consulte. Quant à Scipion, il ne fut question de lui 122 que dans le sénat. Les députés et les tribuns y firent un éloge si pompeux de la flotte, de l'armée et du général, que le sénat fut d'avis de hâter l'expédition d'Afrique, et qu'il permit à Scipion de choisir dans les légions de Sicile celles qu'il emmènerait avec lui et celles qu'il laisserait pour la garde de la province. XXIII. Tandis que ces choses se passaient à Rome, les Carthaginois, qui avaient établi des quartiers d'observation sur tous les promontoires, qui interrogeaient tout le monde, qui s'effrayaient à chaque nouvelle, après avoir passé l'hiver dans les alarmes, se ménagèrent une alliance d'une haute importance pour la défense de l'Afrique, en gagnant à leur cause le roi Syphax. Ils étaient persuadés que Scipion comptait surtout sur la coopération de ce prince pour le succès de son invasion. Il existait entre Asdrubal, fils de Gisgon, et Syphax des rapports d'hospitalité, comme nous l'avons dit plus haut, lorsque Scipion et Asdrubal, partis d'Espagne, se trouvèrent en même temps réunis par le hasard à sa cour; mais il avait en outre été question d'une alliance de famille : le roi devait épouser la fille du général carthaginois. Asdrubal, voulant hâter la conclusion de cette affaire et fixer l'époque du mariage, car sa tille était nubile, se rendit auprès du roi, et, le voyant vivement épris, comme le sont les Numides, les plus ardents et les plus passionnés des peuples barbares, il fit venir sa fille de Carthage et avança le mariage. Au milieu des fêtes et de la joie, l'union particulière des deux familles fut suivie d'une alliance entre les deux peuples; les Carthaginois et Syphax se lièrent par des engagements réciproques et se promirent sous la foi du serment d'avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis. Cependant Asdrubal n'avait pas oublié qu'un traité existait entre Scipion et le roi. Connaissant toute l'inconstance et toute la versatilité des barbares, il craignit que, si les Romains passaient en Afrique, ce mariage ne fût un faible lien pour le Numide : il profita donc de ce que Syphax était dans l'ivresse d'un nouvel amour, et lui persuada, en s'aidant aussi des caresses de sa fille, d'envoyer des députés en Sicile, à Scipion, pour le détourner de passer en Afrique, sur la foi de ses promesses antérieures. Syphax fit dire au général romain « qu'il venait d'épouser la fille d'un citoyen de Carthage, Asdrubal, que Scipion avait rencontré à sa cour; qu'il s'était uni par un traité d'alliance avec le peuple carthaginois; que son voeu le plus cher était de voir le théâtre de la guerre entre les Romains et les Carthaginois fixé, comme il l'avait été jusqu'ici, hors de l'Afrique, afin de ne pas se trouver dans la nécessité de prendre part à leurs querelles et d'embrasser un parti en reniant l'autre; que, si P. Scipion ne renonçait pas à ses vues sur l'Afrique, s'il faisait marcher ses troupes sur Carthage, il se verrait forcé de combattre pour la terre qui lui avait donné le jour, pour la patrie de son épouse, pour son père et pour ses pénates. » XXIV. Ce fut avec ces instructions que les députés se rendirent auprès de Scipion. Ils le rencontrèrent à Syracuse. Scipion se voyait enlever un puissant appui pour sa guerre d'Afrique, une 123 grande espérance de succès ; cependant il se hâta de congédier les députés, avant que l'objet de leur mission fût connu, et leur remit des lettres pour Syphax. Il engageait instamment ce prince « à ne point violer les lois de l'hospitalité qui l'unissaient à lui, ni l'alliance qu'il avait contractée avec le peuple romain; à respecter la justice, la bonne foi, les serments, les dieux témoins et arbitres des traités. » Cependant on ne pouvait cacher la venue des Numides: ils avaient parcouru la ville, et s'étaient montrés au prétoire; si donc on gardait le silence sur l'objet de leur mission, il y avait à craindre que la vérité ne se divulguât d'elle-même avec d'autant plus de rapidité qu'on prenait plus de soin à la cacher, et que l'armée ne se décourageât à la pensée de combattre en même temps Syphax et les Carthaginois. Scipion dé-tourna l'attention du soldat de la réalité, en lui donnant une fausse préoccupation. Il convoqua les légions : « Il n'était plus temps d'hésiter, leur dit-il. Les rois ses alliés le pressaient de passer au plus tôt en Afrique. Masinissa s'était déjà rendu en personne auprès de Lélius, pour se plaindre de ce qu'on perdait le temps en de vaines lenteurs. Quant à Syphax, il lui envoyait des députés pour lui témoigner aussi son étonnement, pour connaître les motifs d'un si long retard et le presser de faire passer enfin son armée en Afrique, ou de lui mander s'il avait changé de projet, afin qu'il pût pourvoir à sa sûreté et à celle de ses états. Aussi, comme tous les préparatifs étaient faits, toutes les mesures prises, et qu'il importait de ne plus différer l'entreprise, ii avait résolu do réunir la Hotte à Lilybée, d'y rassembler toutes ses forces, infanterie et cavalerie, et de faire voile pour l'Afrique, au premier vent favorable, avec l'aide des dieux.» Il écrivit à M. Pomponius de se rendre à Lilybée, s'il le jugeait à propos, pour qu'ils se consultassent entre eux sur le choix des légions et sur le nombre de troupes qu'il emmènerait avec lui. En même temps il envoya sur toute la côte l'ordre de prendre les bâtiments de transport et de les diriger sur Lilybée. Tout ce que la Sicile renfermait de troupes et de vaisseaux se rassembla donc à Lilybée ; la ville ne pouvait contenir une si grande multitude d'hommes, et le port était trop étroit pour les vaisseaux. Tous brûlaient du désir de passer en Afrique ; et l'on eût dit qu'ils allaient, non pas faire la guerre, mais recueillir le prix d'une victoire certaine. Les débris des légions de Cannes surtout étaient convaincus que c'était sous Scipion, et non sous un autre chef, qu'ils pourraient, en combattant vaillamment pour la république, mériter d'être délivrés de leur service ignominieux. De son côté, Scipion était loin de dédaigner ces troupes : il savait bien qu'il ne fallait pas imputer à leur lâcheté le désastre de Cannes, et qu'il n'y avait point dans l'armée romaine de soldats aussi vieux, aussi habiles dans tous les genres de combats, et surtout dans les siéger. Ces légions étaient la cinquième et la sixième. il leur déclara qu'il allait les emmener en Afrique, les passa en revue, laissa les hommes qui ne lui parurent pas propres à cette campagne, et les remplaça par les soldats qu'il avait amenés 124 d'Italie. Il compléta les cadres de ces légions, en sorte que chacune d'elles se composait de six mille deux cents hommes de pied, et de trois cents cavaliers. II prit aussi l'élite de l'infanterie et de la cavalerie des alliés latins qui faisaient partie de l'armée de Cannes. XXV. Les historiens évaluent très diversement le nombre d'hommes qui fut transporté en Afrique. Les uns le portent à dix mille hommes d'infanterie et deux mille deux cents chevalé; les autres, à seize mille hommes d'infanterie et mille six cents chevaux; d'autres enfin, grossissant ce nombre de plus de moitié, disent qu'on embarqua trente-cinq mille hommes, tant infanterie que cavalerie. Quelques-uns n'ont donné aucune évaluation. Dans le doute, j'aime mieux imiter leur réserve. Célius, tout en ne précisant pas le nombre, en parle comme d'une multitude immense. s Des oiseaux, dit-il, tombèrent du haut des airs, étourdis par les clameurs des soldats, et les vaisseaux étaient encombrés de tant de monde, qu'il semblait ne pas rester un seul homme eu Italie ou en Sicile. Afin que l'embarquement se fît avec ordre et sans confusion, Scipion se chargea de le surveiller. C. Lélius, qui commandait la flotte, contint dans les vaisseaux les marins qu'il avait fait embarquer auparavant. Le chargement des vivres fut confié aux soins du préteur M. Pomponies. La flotte reçut des provisions pour quarante-cinq jours; sur cette quantité il yen avait de cuites pour quinze jours. Quand toute l'armée fut à bord, il envoya des chaloupes faire le tour de chaque vaisseau et avertir le pilote, le commandant et deux soldats, qu'ils eussent à se rendre au forum pour prendre les ordres. Lorsqu'ils furent réunis, il leur demanda premièrement s'ils avaient embarqué l'eau nécessaire aux hommes et aux animaux pour autant de jours qu'ils avaient de vivres. On lui répondit qu'il y avait sur chaque vaisseau de l'eau pour quarante-cinq jours. Puis il enjoignit aux soldats de rester silencieux et paisibles, de ne point chercher querelle aux marins et de les seconder ponctuellement dans l'exécution des manoeuvres. Il promit de veiller à la sûreté des bâtiments de transport, en se tenant lui-même, ainsi que L. Scipion, à l'aile droite avec vingt vaisseaux éperonnés, et eu chargeant C. Lélius, commandant de la flotte, et M. Porcius Caton, alors questeur, de protéger la gauche avec des forces pareilles. Un fanal serait allumé la nuit sur chaque vaisseau éperonné, deux sur les vaisseaux de transport ; le vaisseau amiral en aurait trois, afin qu'on pût le distinguer. Les pilotes eurent ordre de cingler vers Empories. La contrée y est très fertile; elle offre en abondance toute sorte de ressources; aussi, comme il arrive ordinairement dans les pays riches, les barbares y sont-ils peu belliqueux; il était donc probable qu'on les soumettrait avant que Carthage les secourût. Après leur avoir donné ces instructions, Scipion leur commanda de retourner à bord, et de lever l'ancre le lendemain, avec la protection des dieux, dès qu'ils en auraient le signal. XXVI. Bien des flottes romaines étaient parties de la Sicile et du port même de Lilybée; mais dans le cours de cette guerre (chose peu surprenante, 125 puisque les expéditions maritimes n'avaient pour but, la plupart du temps, que de piller les côtes), ni dans la première guerre punique, aucun départ n'avait offert un si imposant spectacle. Toutefois, à ne considérer que le nombre des vaisseaux, on avait déjà vu deux consuls traverser la mer avec deux armées, et leurs flottes avaient compté presque autant de navires éperonnés que Scipion avait de bâtiments de transport. Car, outre ses cinquante vaisseaux longs, il n'avait que quatre cents bâtiments de charge pour transporter ses troupes. Si l'on comparait les guerres, la seconde paraissait plus formidable aux Romains que la première, et parce que l'Italie en était le théâtre, et parce qu elle avait été signalée par de grands désastres, par la perte de tant d'armées massacrées avec leurs généraux. D'ailleurs Scipion, non moins célèbre par ses hauts faits que par cette fortune qui lui semblait personnelle et lui promettait tout un avenir de gloire, avait fixé sur lui l'attention générale. Et puis cette pensée même de passer en Afrique, aucun général, avant lui, ne l'avait conçue dans le cours de cette guerre; il avait publié partout que le but de son expédition était d'arracher Annibal de l'Italie, de transporter et de finir la guerre en Afrique. Aussi une foule immense se pressait-elle dans le port pour jouir de ce spectacle. Ce n'étaient pas seulement les habitants de Lilybée, mais toutes les députations de la Sicile qui étaient accourues pour faire à Scipion une escorte d'honneur, et qui avaient suivi le préteur de la province, M. Pomponius. De plus, les légions qui restaient en Sicile étaient venues faire leurs adieux à leurs camarades. Si la flotte offrait un beau spectacle à ceux qui la contemplaient du rivage, le rivage chargé de cette foule immense n'en était pas un moins beau pour ceux qui montaient la flotte. XXVII. Dès qu'il fit jour, Scipion, du haut du vaisseau amiral, commanda le silence par la voix du héraut et fit cette prière : « Dieux et déesses qui habitez les mers et les terres, je vous prie et vous conjure de faire en sorte que tous les actes de mon commandement, passés, présents ou futurs, tournent à mon avantage, à celui du peuple romain, des alliés du nom latin et de tous ceux qui se sont attachés à la fortune du peuple romain et à la mienne, et qui combattent sous mes ordres, sous mes auspices, sur la terre, sur la mer et sur les fleuves. Secondez mes projets, et faites qu'ils prospèrent; ramenez-nous dans nos foyers, sains et saufs, tous en santé, en force, vainqueurs de nos rivaux abattus, ornés de leurs dépouilles, chargés de butin et triomphants; permettez-nous de nous venger de nos ennemis publics et particuliers ; donnez au peuple romain, donnez-moi l'occasion de faire retomber sur Carthage les maux dont le peuple carthaginois a voulu accabler notre patrie. » Après cette prière, il jeta dans la mer, comme c'est la coutume, les entrailles crues d'une victime, et fit sonner l'ordre du départ. Un vent favorable et assez fort fit bientôt perdre à la flotte la vue des côtes. Vers midi, il s'éleva un brouillard si épais, que les vaisseaux avaient peine à ne pas se heurter. Le vent devint plus doux en pleine mer. Le brouillard continua la nuit suivante, mais il se dissipa au lever du soleil, et le vent souffla avec plus de force. Déjà l'on apercevait la terre : bien- 126 tôt le pilote annonça « qu'on n'était plus qu'à cinq milles de l'Afrique, le promontoire de Mercure se montrait; si le général l'ordonnait, toute la flotte serait bientôt dans le port. » Scipion, à l'aspect de la côte, pria les dieux que la république et lui-même n'eussent qu'à se louer de ce qu'il avait vu l'Afrique; puis il ordonna de faire force de voiles et d'aller plus bas chercher un point de débarquement. Le même vent poussait la flotte; mais il s'éleva, à peu près à la même heure que la veille, un brouillard qui déroba la vue de la terre, et fit tomber le vent. La nuit vint ensuite augmenter l'incertitude; aussi, pour empêcher les vaisseaux de se heurter ou d'échouer, on jeta l'ancre. Au point du jour, le vent souffla de nouveau, dissipa le brouillard et laissa voir toute l'étendue des rivages de l'Afrique. Scipion demanda le nom du promontoire voisin; on lui répondit que c'était le Beau promontoire. « Eh bien, dit-il, j'accepte l'augure; qu'on aborde! » La flotte s'y porta, et toutes les troupes furent débarquées. C'est sur la foi de beaucoup d'auteurs grecs et latins que j'ai représenté cette traversée comme ayant été heureuse, et comme ayant eu lieu sans dangers ni désordre. Célius seul raconte qu'à l'exception du naufrage, la flotte éprouva toutes les fureurs du ciel et de la mer; qu'entraînée par la tempête loin de l'Afrique, jusqu'à l'île Égimure, elle ne reprit sa route qu'avec de grandes difficultés; que les vaisseaux furent sur le point d'être submergés, et que les soldats, se jetant dans les chaloupes, malgré les ordres du général, comme au milieu d'un naufrage, gagnèrent la côte sans armes et dans la plus grande confusion. XXVIII. Quand l'armée eut pris terre, on établit le camp sur les hauteurs voisines. Bientôt l'épouvante et la terreur causées d'abord par l'aspect de la flotte, puis par le mouvement des troupes qui débarquaient, se répandirent sur toute la côte et pénétrèrent jusque dans les villes. On voyait une multitude confuse d'hommes, de femmes et d'enfants qui couvraient çà et l'a toutes les routes, et des bandes de troupeaux que les habitants des campagnes poussaient devant eux. On eût dit que l'Afrique allait être tout à coup abandonnée. Ces fugitifs apportaient dans les villes plus d'effroi qu'ils n'en éprouvaient eux-mêmes. A Carthage surtout, ce fut comme le désordre d'une ville prise d'assaut. Depuis le consulat de M. Atilius Régulus et de L. Manlius, c'est-à-dire depuis cinquante ans à peu près, on n'y avait pas vu d'armée romaine; seulement quelques flottes destinées à la piraterie avaient débarqué des troupes qui ravageaient les campagnes voisines de la mer, enlevaient ce que leur offrait le hasard, et remontaient sur leurs vaisseaux avant que le cri d'alarme ne soulevât coutre eux les habitants. Aussi l'agitation et l'épouvante furent-elles à leur comble dans la ville : c'est qu'en effet Carthage n'avait point chez elle d'armée assez forte, ni de général assez habile pour tenir tête h Scipion. Asdrubal, fils de Gisgon, était bien au-dessus de ses concitoyens par sa naissance, sa réputation, ses richesses et l'alliance qu'il venait de contracter avec un roi; mais on se 127 souvenait qu'en Espagne Scipion l'avait plusieurs fois vaincu et mis en fuite. D'ailleurs si les deux généraux n'étaient pas de même force, l'armée improvisée d'Asdrubal ne valait pas non plus l'armée romaine. On pensa donc que Scipion allait attaquer Carthage sur-le-champ, et de toutes parts on cria aux armes, on ferma les portes à la hâte; on établit des soldats sur les murs, des sentinelles et des postes dans la ville, et la nuit suivante, tous les habitants restèrent sur pied. Le lendemain cinq cents cavaliers envoyés à la découverte vers la mer, avec ordre de s'opposer au débarquement, tombèrent dans les avant-postes des Romains. Car déjà Scipion avait envoyé la flotte à Utique, et, sans s'éloigner beaucoup de la côte, s'était emparé des hauteurs voisines, avait placé des détachements de cavalerie dans des positions convenables, et fait partir le reste pour ravager la campagne. XXIX. Les fourrageurs romains attaquèrent la cavalerie carthaginoise, lui tuèrent quelques hommes dans l'action, et plus encore dans la fuite; parmi les morts, se trouva le chef de l'expédition, Hannon, jeune homme de noble famille. Scipion ne se contenta pas de dévaster les campagnes d'alentour, il prit aussi la ville la plus voisine, qui était assez riche. Outre le butin, qui fut aussitôt chargé sur les vaisseaux de transport et conduit en Sicile, il y fit huit mille prisonniers, tant hommes libres qu'esclaves. Mais ce qui causa le plus de joie aux Romains au début de la campagne, ce fut l'arrivée de Masinissa, accompagné, suivant les uns, de deux cents hommes au plus, et, suivant le plus grand nombre, de deux mille cavaliers. Au reste, comme il fut le plus puissant souverain de son temps et qu'il rendit les plus grands services aux Romains, il est à propos, je crois, de faire ici une courte digression sur les événements qui lui enlevèrent et lui rendirent le trône de ses pères. Il combattait pour les Carthaginois en Espagne, lorsque mourut son père, qui se nommait Gala. La couronne passa, selon la coutume des Numides, à Oesalcès, frère du roi, déjà fort avancé en âge. Peu de temps après, Oesalcès lui-même mourut, et l'aîné de ses deux fils, Capusa, dont le frère n'était encore qu'un enfant, hérita du trône paternel, plutôt en vertu des lois du pays, que par la considération dont il jouissait et par sa puissance. Il y avait alors un prince numide nommé Mézétule, issu du sang royal, mais d'une famille qui avait toujours été l'ennemie de la branche régnante, et qui lui avait souvent disputé la couronne avec des succès divers. Mézétule, dont le crédit s'était accru de toute la haine qu'on portait aux possesseurs du trône, souleva ses concitoyens, entra ouvertement en campagne, força son rival à livrer bataille et à défendre sa couronne. Capusa périt dans le combat avec plusieurs de ses principaux officiers, et toute la nation des Massyliens passa sous les lois et l'autorité de Mézétule. Mais il ne prit point le titre de roi : il se contenta du nom modeste de tuteur, et proclama roi le jeune Lacumacès, dernier rejeton de la branche royale. Il épousa une noble carthaginoise, fille do la soeur d'Annibal et veuve d'Oesalcès, espérant ainsi gagner l'amitié de Carthage ; puis il envoya des am- 128 bassadeurs renouveler avec Syphax les noeuds d'une ancienne hospitalité. Il voulait s'assurer ainsi de puissants secours contre Masinissa. XXX. Masinissa, en apprenant la mort de son oncle, puis celle de son cousin, passa d'Espagne en Mauritanie où régnait alors Bocchar. Par ses supplications et ses humbles prières, il en obtint, à défaut d'une armée pour faire la guerre, une escorte de quatre mille Maures. Il partit avec eux, après avoir envoyé prévenir les partisans de son père et les siens. Lorsqu'il fut arrivé sur les frontières du royaume, il vit se réunir 'a lui près de cinq cents Numides. Alors, suivant la convention faite avec Bocchar, il congédia les Maures. Les partisans qu'il venait de trouver étaient beaucoup moins nombreux qu'il ne l'avait espéré, et il ne pouvait guère risquer avec si peu de forces une entreprise si importante ; mais, persuadé que la rapidité et la vigueur de l'action doubleraient ses forces et ses ressources, il courut à Thapsus, où il rencontra Lacumacès qui allait visiter Syphax. La suite du jeune roi s'enfuit en désordre dans la ville, et Masinissa emporta cette place du premier assaut. Parmi les gens du roi, les uns firent leur soumission, qu'on accepta : les autres se préparaient à résister, on les massacra. Le plus grand nombre s'échappèrent au milieu du tumulte avec Lacumacès, et arrivèrent à la cour de Syphax, où ils avaient eu l'intention de se rendre. Le bruit de ce succès peu important, mais si heureux pour un début, rallia les Numides à Masinissa. De toutes parts il voyait venir à lui, des bourgs et des campagnes, les anciens soldats de Gala, qui l'exhortaient à reconquérir le trône de ses pères. Les forces de Mézétule étaient néanmoins supérieures : il avait sous ses ordres l'armée avec laquelle il avait vaincu Capusa, et quelques troupes qui s'étaient données à lui après la mort de ce prince; de son côté, Lacumacès avait amené de puissants secours du royaume de Syphax ; l'armée de Mézétule s'élevait à quinze mille hommes d'infanterie et dix mille chevaux. Masinissa, malgré son infériorité en infanterie et en cavalerie, engagea la bataille. Il dut la victoire tant à la valeur de ses vétérans, qu'à l'expérience qu'il avait acquise dans les armées romaines et carthaginoises. Le jeune roi, son tuteur et une poignée de Masésyliens se réfugièrent sur le territoire de Carthage. Ainsi Masinissa remonta sur le trône de ses pères; mais prévoyant qu'il lui restait à soutenir une guerre plus longue contre Syphax, et persuadé qu'il était de son intérêt de se réconcilier avec son cousin, il fit espérer au jeune prince, s'il voulait se mettre à sa discrétion, les honneurs dont Oesalcès avait joui autrefois à la cour de Gala ; il promit à Mézétule l'impunité et la restitution fidèle de tous ses biens. Tous les deux préférèrent à l'exil une fortune modeste dans leur pays, et, malgré les efforts des Carthaginois pour s'opposer à ce traité, ils se laissèrent aller aux offres de Masinissa. XXXI. Asdrubal se trouvait à la cour de Syphax pendant que ces événements avaient lieu : voyant que le prince numide attachait peu d'importance à ce que le trône de Massilie appartint à Lacu- 129 macès ou à Masinissa, il lui dit u qu'il se trompait fort, s'il pensait que Masinissa se contenterait de l'héritage de son père Gala, et de sort oncle Oesalcès; que c'était un prince doué d'une bien plus grande force d'âme et de caractère qu'aucun roide celte nation n'en avait jamais montré; qu'en Espagne, il avait donné souvent à ses alliés et à ses ennemis des preuves d'une valeur rare parmi les mortels; que Syphax et les Carthaginois devaient éteindre ce feu naissant, s'ils ne voulaient soir un vaste incendie dévorer leurs possessions, sans qu'ils pussent en arrêter Ies progrès ; qu'à cette heure ses forces étaient encore impuissantes et sans consistance, et qu'il cherchait à consolider une royauté à peine fondée.» Les instances et les sollicitations d'Asdrubal décidèrent Syphax à faire marcher une armée vers les frontières des Massyliens, et il alla établir son camp sur un territoire qu'il avait souvent disputé à Gala, soit par la voie de la discussion, soit par la force des armes; il semblait ainsi le regarder comme sa possession incontestable. « Si on voulait l'en chasser, ajoutait Asdrubal, il faudrait lui livrer bataille, et c'était ce qu'il devait désirer le plus. Si, par crainte, on lui cédait ce terrain, il s'avancerait au coeur du royaume : les Massyliens se soumettraient à lui sans combat, ou ne pourraient lui tenir tête. » Excité par ces conseils, Syphax déclara la guerre à Masinissa; dès la première, rencontre il battit les Massyliens et les mit en fuite. Masinissa, suivi d'un petit nombre de cavaliers, se réfugia, du champ de bataille, sur une montagne qu'on appelle Balbus dans le pays; quelques familles l'y suivirent avec leurs tentes et leurs troupeaux, qui sont leurs seules richesses; le reste des Massyliens se rangea sous l'obéissance de Syphax. La montagne sur laquelle s'étaient retirés les exilés abondait en herbages et en sources. Les troupeaux y trouvant une excellente pâture, les hommes, qui s'y nourrissaient de viande et de lait, y vivaient eux-mêmes dans l'abondance. Bientôt ils sortirent de leur retraite furtivement et à la faveur de la nuit; puis ils se livrèrent à un brigandage ouvert et désolèrent tout le pays d'alentour; ils dirigeaient surtout leurs incursions contre les terres des Carthaginois, qui étaient plus riches que celles des Numides, et où ils couraient moins de dangers. Ils en vinrent à ce point de licence et d'audace, qu'ils conduisirent leur butin à la mer et le vendirent aux marchands que l'appât du gain attirait à la côte. Dans ces surprises, les Carthaginois avaient souvent plus de morts et de prisonniers que dans une guerre régulière. Ils s'en plaignirent à Syphax, et le pressèrent d'exterminer ce reste d'ennemis. Ce prince était lui-même fort irrité de ces brigandages; mais il regardait comme indigne d'un roi de poursuivre un bandit errant dans les montagnes. XXXII. Bocchar, un des officiers de Syphax, homme intrépide et actif, fut chargé de cette expédition. On lui donna quatre mille hommes d'infanterie et deux mille chevaux; on lui lit espérer les plus brillantes récompenses s'il rapportait la tète de Masinissa, ou s'il le prenait vivant; cé dernier service ne pouvait être trop payé. Bocchar fondit à l'improviste sur les Massyliens épars et sans défiance, sépara leurs troupeaux et les conducteurs de l'escorte qui devait les protéger, 130 et poussa Masinissa lui même avec une suite peu nombreuse jusqu'au sommet de la montagne. Considérant alors la guerre comme 'a peu près terminée, il envoya à Syphax le butin, les troupeaux et les prisonniers, congédia une partie de ses troupes, qu'il jugeait trop considérables pour soumettre ce reste d'ennemis, ne garda que mille fantassins et deux cents cavaliers environ, se mit à la poursuite de Masinissa, qui était descendu des montagnes, et l'enferma dans une étroite vallée dont il avait bloqué les deux issues : là se fit un horrible carnage des Massyliens. Masinissa se sauva avec cinquante cavaliers environ à travers des anfractuosités de la montagne inconnues aux ennemis. Cependant Bocchar suivit ses traces; il l'atteignit dans de vastes plaines, près de Clypéa, et l'enveloppa de telle manière qu'il tua toute la troupe à l'exception de quatre cavaliers; mais avec ces derniers se trouvait Masinissa : il était blessé et avait, pour ainsi dire, échappé aux mains de l'ennemi à la faveur du tumulte. Les vainqueurs n'avaient point perdu de vue les fuyards : toute la cavalerie se répandit dans la plaine afin de poursuivre ces cinq hommes; on la traversa obliquement pour les couper. Les fuyards, ayant rencontré sur leur passage une large rivière, n'hésitèrent pas à y lancer leurs chevaux pour se dérober à un danger plus pressant; mais ils furent entraînés par le courant et descendirent dans une direction oblique. Deux d'entre eux furent engloutis dans le gouffre rapide sous les yeux mêmes de l'ennemi, et l'on crut que Masinissa avait également péri; mais les deux cavaliers qui restaient atteignirent avec lui l'autre rive et disparurent au milieu des arbustes. Bocchar cessa alors la poursuite : il n'osait entrer dans le fleuve, et croyait d'ailleurs n'avoir plus personne à poursuivre. Il retourna auprès de Syphax pour lui porter la fausse nouvelle de la mort de Masinissa : on la fit parvenir à Carthage, où elle excita des transports de joie. Le bruit de cette mort, répandu dans toute l'Afrique, lit sur les esprits des impressions diverses. Masinissa, caché au fond d'une caverne, où il pansait sa blessure avec des herbes, vécut plusieurs jours des produits du brigandage de ses deux compagnons. Dès que la cicatrice fut formée, dès qu'il se crut en état de supporter le mouvement, il n'écouta que son courage et se remit en marche pour reconquérir son royaume. Après avoir ramassé sur sa route environ quarante cavaliers, il arriva chez les Massyliens et se fit connaître. L'ancien attachement qu'on lui portait, la joie inespérée qu'on éprouvait à revoir plein de vie un prince qu'on avait cru mort, opérèrent un soulèvement si général qu'en peu de jours il avait sous ses ordres six mille hommes d'infanterie bien armés et quatre mille chevaux. Bientôt il fut maître du royaume de ses pères; il porta même la dévastation chez les peuples alliés de Carthage et sur les terres des Masésyliens, sujets de Syphax. Par là il força ce prince d'entrer en campagne, et alla se poster entre Cirta et Hippone sur des hauteurs qui lui offraient toutes sortes de ressources. XXXIII. L'affaire étant trop sérieuse aux yeux de Syphax pour qu'il en chargeât un de ses offi- 131 ciers, il détacha une partie de son armée sous les ordres de son jeune fils Vermilla, lui commanda de faire un circuit; et d'attaquer l'ennemi par derrière, lorsque lui-même aurait attiré son attention. Vermina partit pendant la nuit, parce que son expédition devait être secrète; Syphax, au contraire, se mit en mouvement pendant le jour, sans chercher à dérober sa marche, parce qu'il devait combattre enseignes déployées et en bataille rangée. Lorsqu'il crut avoir donné au détachement le temps de tourner l'ennemi, il descendit par une pente assez douce, et, comptant sur le nombre de ses troupes et sur l'embuscade qu'il avait préparée, il fit gravir à son armée la colline opposée où &étaient retranchés les Massyliens. Masinissa, qui se fiait surtout à sa position beaucoup plus avantageuse, s'avança à sa rencontre. L'action fut sanglante et longtemps indécise. Le terrain, la valeur des soldats étaient pour Masinissa; la supériorité du nombre pour Syphax. Cette multitude prodigieuse, partagée en deux corps, dont l'un chargeait de front les Massyliens, et l'autre les avait enveloppés par derrière, assura la victoire à Syphax, sans laisser même aux ennemis la possibilité de fuir, enfermés comme ils étaient eu avant et en arrière. Aussi, fantassins ou cavaliers, ils furent tous tués ou faits prisonniers. Deux cents cavaliers restaient serrés autour de Masinissa; ils les partagea en trois corps, et leur ordonna de s'ouvrir un passage, après leur avoir fixé un rendez-vous où ils se rallieraient dans la fuite. Se jetant lui-même sur les ennemis à l'endroit qu'il avait choisi, il s'échappe à travers une grêle de traits. Mais deux corps restèrent sur le terrain : l'un perdit courage et se rendit; l'autre, qui opposait une résistance désespérée, fut écrasé et détruit. Masinissa, se voyant serré de près par Vermina, s'engagea dans mille détours pour mettre l'ennemi en défaut, et, après l'avoir fatigué jusqu'à ce que Vermina désespérât de l'atteindre, il l'obligea de renoncer à sa poursuite. II gagna la petite Syrte avec soixante cavaliers. Là, se rendant le témoignage d'avoir courageusement lutté à plusieurs reprises pour reconquérir le royaume de ses pères, il se fixa entre la province carthaginoise d'Empories et le pays des Garamautes, où il demeura jusqu'à l'arrivée de C. Lélius et de la flotte romaine en Afrique. Ces circonstances me portent à croire que Masinissa n'avait avec lui qu'un petit nombre de cavaliers, plutôt qu'un fort détachement lorsque plus tard il vint rejoindre Scipion; si une escorte nombreuse convient mieux à la puissance d'un roi qui est sur le trône, une faible suite est plus en rapport avec la fortune d'un exilé. XXXIV. Les Carthaginois, après avoir perdu leur escadron de cavalerie et l'officier qui le commandait, en levèrent un autre dont ils confièrent le commandement à Hannon, fils d'Hamilcar. Puis ils envoyèrent à Asdrubal et à Syphax des lettres, des courriers, des ambassadeurs même : ils ordonnèrent à Asdrubal de venir défendre sa patrie, qui était presque assiégée; ils priaient Syphax de porter secours à Carthage et à l'Afrique tout entière. Scipion avait alors pris position à un mille environ d'Utique, où il s'était transporté après être resté, pendant quelques jours, campe sur la côte près de sa flotte. Hannon, sentant que 132 sa cavalerie n'était assez forte ni pour attaquer l'ennemi, ni pour préserver les campagnes de la dévastation, s'occupa, avant toutes choses, de faire des recrues pour augmenter ses forces. Sans refuser les renforts des autres nations, il soudoya surtout des Numides, les meilleurs cavaliers, sans contredit, de toute l'Afrique. Il avait déjà près de quatre mille chevaux, lorsqu'il vint se poster dans une ville nommée Salées, à quinze milles environ du camp romain. A cette nouvelle, Scipion s'écria : «Quoi ! pendant l'été ils enferment leur cavalerie! Je leur permets d'être encore plus nombreux pourvu qu'ils aient un tel chef.» Toutefois, persuadé qu'il devait redoubler d'activité en raison même de l'indolence de l'ennemi, il envoya Masinissa avec sa cavalerie, lui recommanda de pousser aux deux portes de la ville et de provoquer les Carthaginois au combat; lorsqu'il les aurait attirés en foule hors des murs, et que leur nombre deviendrait trop considérable pour qu'il pût soutenir aisément le poids du combat, il devait se retirer peu à peu : Scipion viendrait au moment favorable prendre part à l'action. Il n'attendit en effet que le temps qu'il jugea nécessaire pour que Masinissa pût faire sortir l'ennemi; il le suivit à la tête de la cavalerie romaine, et s'avança eu dérobant sa marche derrière les hauteurs qui bordaient fort à propos le chemin dans toutes ses sinuosités. Masinissa, jouant tour à tour le rôle d'un homme qui veut effrayer et celui d'un homme qui a peur, poussait ses évolutions jusqu'aux portes, ou bien se retirait devant l'ennemi qu'enhardissait sa frayeur simulée, et se faisait poursuivre en désordre. Les carthaginois n'étaient pas encore tous sortis; leur chef se fatiguait, ici, à forcer des hommes plongés dans le vin et le sommeil de prendre leurs armes et seller leurs chevaux; là, à retenir des soldats courant pêle-mêle et au hasard, sans ordre, sans enseignes, et s'élançant par toutes les portes. D'abord Masinissa tomba sur ceux qui sortaient de la ville sans précaution ; ensuite il se précipitèrent eu plus grand nombre, tous ensemble et les rangs serrés, et rendirent la lutte égale; enfin toute la cavalerie ayant donné, Masinissa ne put soutenir la charge. Toutefois il ne s'enfuit pas en désordre; mais il se retira peu 'a peu, en soutenant le choc de l'ennemi, jusqu'à ce qu'il l'eût attiré près des hauteurs qui couvraient la cavalerie romaine. Alors parurent les cavaliers de Scipion : leurs forces étaient entières, leurs chevaux tout frais; ils tombèrent sur Hannon et sur les Africains, que le combat et la poursuite avaient harassés, et les enveloppèrent; de son côté, Masinissa tourna bride tout à coup et revint à la charge. Mille hommes environ qui formaient l'avant-garde d'Hannon, ne pouvant battre en retraite, furent enfermés et massacrés avec leur général. Les autres, effrayés surtout de la mort de leur chef, s'enfuirent en désordre. Les vainqueurs les poursuivirent pendant trois milles, et prirent ou tuèrent environ deux mille cavaliers. Dans ce nombre il parait certain qu'on ne comptait pas moins de deux cents cavaliers carthaginois, dont plusieurs appartenaient à de riches et nobles familles. XXXV. Le jour même de cette victoire, les vais- 133 seaux qui avaient transporté le butin en Sicile revinrent chargés de vivres, comme s'ils eussent pressenti qu'ils avaient à transporter un nouveau butin. La mort de deux officiers carthaginois du même nom, tués dans deux combats de cavalerie, n'est point mentionnée par les historiens : ils auront craint, je pense, de se laisser tromper par un double récit du même fait. Célius et Valérius disent même qu'Hannon fut fait prisonnier. Scipion combla de présents magnifiques les officiers et les cavaliers, selon leurs services, mais plus que tout autre Masinissa. Ensuite il mit une forte garnison dans Saléca, partit avec le reste de ses troupes, ravagea les campagnes sur son passage, força quelques villes et des bourgades, répandit au loin la terreur de ses armes, et rentra dans son camp sept jours après son départ, traînant après lui une foule immense de prisonniers, de troupeaux et de butin de toutes sortes : il chargea ces dépouilles sur ses vaisseaux et les renvoya en Sicile. Renonçant alors aux expéditions peu importantes et à la dévastation du pays, il tourna toutes ses forces contre Utique, dont il pouvait faire le centre de ses opérations ultérieures, s'il la prenait. Il la fit attaquer à la fois du côté de la mer par les marins de la flotte, et par l'armée de terre du haut d'une éminence qui domine les murs. Il avait apporté des catapultes et des machines; outre celles qu'il avait reçues de Sicile en même temps que les vivres, il en fit construire d'autres dans un arsenal où il avait réuni dans ce but une foule d'ouvriers habiles. Utique, que menaçait de tous côtés une si grande masse de forces, n'avait d'espoir qu'en Carthage, et Carthage qu'en Asdrubal, pourvu toutefois qu'il pût décider Syphax ; mais au gré de ceux qui avaient tant besoin de secours, tous les mouvements se faisaient avec trop de lenteur. Asdrubal, en déployant beaucoup d'activité dans ses enrôlements, avait réuni près de trente mille hommes d'infanterie et trois mille chevaux ; mais il attendit l'arrivée de Syphax pour aller camper près de l'ennemi. Syphax s'avança à la tête de cinquante mille fantassins et de dix mille cavaliers. Après avoir à peine campé près de Carthage, il prit position près d'Utique et des lignes romaines. Leur arrivée eut pour effet de contraindre Scipion à se retirer sans avoir réussi, après quarante jours environ de siége et d'efforts inutiles. Déjà l'hiver approchait ; il établit donc ses quartiers sur un promontoire qui tient au continent par une éminence peu élevée et s'étend assez loin dans la mer; le même retranchement enfermait aussi sou camp naval. Les légions campaient au milieu de l'éminence; le rivage du côté du nord était occupé par les vaisseaux mis à sec et les soldats de marine; la cavalerie était établie au midi, dans la vallée formée par l'autre côté du rivage. Tels furent les événements qui se passèrent en Afrique jusqu'à la fin de l'automne. XXXVI. Outre les grains que fournissait le pillage des campagnes d'alentour et les vivres qu'on avait apportés de Sicile et d'Italie, le propréteur Cn. Octavius amena de Sardaigne un convoi con- 134 sidérable de blé, envoyé par Tib. Claudius, préteur de cette province. Non seulement on remplit les magasins qui existaient déjà, mais on en construisit de nouveaux. L'armée manquait de vêtements : on chargea Octavius de s'entendre avec Tib. Claudius pour savoir si on ne pourrait pas s'eu procurer en Sardaigne et les envoyer à Scipion. Cette affaire fut aussi traitée avec une grande activité. En peu de temps, on fit un envoi de douze cents toges et douze mille tuniques. Pendant la campagne où ces événements eurent lieu en Afrique, le consul P. Sempronius, qui avait le Bruttium pour département, fut attaqué en route par Annibal, sur le territoire de Crotone, et forcé de combattre à la hâte: ce fut une rencontre plutôt qu'une bataille rangée. Les Romains furent repoussés et le consul perdit, dans cette action, ou pour mieux dire dans cette alerte, près de douze cents hommes; il rentra en désordre dans son camp, sans toutefois que l'ennemi osât l'y assiéger. Dès la nuit suivante, le consul partit sans bruit, après avoir envoyé prévenir le proconsul P. Licinius de lui amener ses légions, et il fit sa jonction avec lui. Alors les deux généraux retournèrent avec leurs deux armées contre Annibal. Le combat ne se fit pas attendre; le consul sentait ses forces doublées; Annibal était animé par le souvenir de sa victoire récente. Sempronius plaça ses légions sur la première ligne; celles de P. Licinius formèrent la réserve. Le consul, au commencement de l'action, Noua un temple à la Fortune Primigénie, s'il battait les ennemis dans cette journée : son voeu fut exaucé. Les Carthaginois furent vaincus et mis en fuite; on tua plus de quatre mille hommes; on en prit environ trois cents, ainsi que quarante chevaux et onze enseignes. Annibal, abattu par cet échec, ramena ses troupes à Crotone. A la même époque, le consul M. Cornélius, qui commandait à l'autre extrémité de l'Italie, contenait, moins par la force des armes que par la terreur des châtiments, l'Étrurie qui, presque tout entière, appelait de ses voeux Magon et se flattait de pouvoir changer son sort avec l'appui de ce général. Il ne montra aucune partialité dans les enquêtes qu'il fit par ordre du sénat. Plusieurs nobles étrusques étaient allés joindre Magon, ou l'avaient assuré de la défection de leurs partisans. Ils furent d'abord condamnés en personne; cédant ensuite aux reproches de leur conscience, ils s'exilèrent volontairement. Condamnés de nouveau par contumace, comme on ne put sévir contre leurs personnes, on se vengea sur leurs biens, qui furent confisqués : ce fut l'a la seule punition de leur révolte. XXXVII. Tandis que les consuls s'occupaient de ces soins dans leurs divers départements, les censeurs M. Livius et C. Claudius dressèrent à Rome la liste des sénateurs. Q. Fabius Maximus fut nommé pour la seconde fois prince du sénat ; sept membres de l'ordre furent notés d'infamie: aucun d'eux toutefois ne s'était assis sur la chaise curule. Les censeurs veillèrent avec une rigide et scrupuleuse probité aux réparations des édifices publics. Ils mirent en adjudication l'ouverture d'une rue du forum Boarium au temple de Vénus, la construction des loges publiques autour de cette place, et celle du temple de la Mère des 135 Dieux, sur le Palatin. Ils établirent un nouvel impôt sur le sel, qui se vendait un sextant à Rome et dans toute l'Italie; ce prix fut maintenu à Rome, mais il fut augmenté dans les foires et dans les marchés, et varia selon les lieux. On croyait généralement que celte augmentation avait été imaginée par l'un descenseurs, dans la vue de se venger du peuple, qui l'avait naguère condamné injustement : on remarqua en effet que la charge tombait principalement sur les tribus qui avaient contribué à ce jugement : de là le surnom de Salinator qu'on donna à Livius. Le cens fut retardé, parce que les censeurs envoyèrent dans les provinces faire le dénombrement exact des citoyens romains qui servaient dans les armées. On compta, y compris ces derniers, deux cent quatorze mille citoyens; le lustre fut fermé par C. Claudius Néron. On reçut ensuite le cens des douze colonies, ce qui se faisait alors pour la première fois; ce furent leurs propres censeurs qui le présentèrent; on voulait que le nombre de leurs soldats et la quotité de leurs revenus fussent consignés pour mémoire dans les registres publics. On procéda ensuite au recensement des chevaliers; il se trouva que les deux censeurs avaient un cheval entretenu aux frais de l'état. Quand on en vint à la tribu pollia dont M. Livius faisait partie, le héraut hésita à citer le censeur lui-même: « Citez, lui dit Néron, citez M. Livius ;» et, soit par un reste de leur ancienne inimitié, soit par ostentation d'une sévérité déplacée, il obligea M. Livius à vendre son cheval, parce qu'il avait été condamné par un jugement du peuple. M. Livius en fit autant quand on en vint à la tribu Arnia et au nom de son collègue; il condamna C. Claudius à vendre aussi son cheval, pour deux raisons : d'abord parce qu'il avait porté contre lui un faux témoignage; ensuite, parce que sa réconciliation avec lui n'avait pas été sincère: débat scandaleux entre deux magistrats, dont l'un attaquait la réputation de l'autre aux dépens même de la sienne. En sortant de charge, C. Claudius, après avoir juré qu'il avait observé les lois, monta au trésor, et au nombre des noms de ceux qu'il dégradait il inscrivit celui de son collègue. M. Livius vint à son tour au trésor, et, à l'exception de la tribu Mécia, qui seule ne l'avait pas condamné et ne l'avait créé ni consul ni censeur, après sa condamnation, il dégrada le peuple romain tout entier, c'est-à-dire les trente-quatre tribus, parce qu'elles l'avaient condamné, malgré son innocence, et qu'après l'avoir condamné, elles l'avaient élu consul et censeur; elles ne pouvaient nier, dit-il, qu'elles ne se fussent rendues coupables soit une fois en le jugeant, soit deux fois en lui donnant leurs suffrages. C. Claudius devait être dégradé avec les trente-quatre tribus. S'il y avait eu un exemple d'un citoyen dégradé deux fois, il aurait, ajouta-t-il, flétri nominativement C. Claudius. Honte à cette conduite de deux censeurs faisant assaut de notes infamantes ! Mais l'inconstance du peuple méritait bien cette réprimande, si digue de la rigueur censoriale et de la gravité de ces temps-là. La haine qu'on portait aux censeurs fit croire à Cn. Bébius, tribun du peuple, qu'il pouvait augmenter son crédit à leurs dépens; il les cita l'un et l'autre devant le peuple. 136 Le sénat étouffa cette affaire, de peur qu'elle ne livrât, dans la suite, la dignité de la censure aur caprices de la multitude. XXXVIII. Pendant cette campagne, le consul, qui commandait dans le Bruttium enleva de force Clampétie et reçut la soumission volontaire de Pandosie et d'autres villes peu importantes. Comme le temps des comices approchait, Cornélius, qui n'avait pas de guerre à soutenir en Étrurie, fut mandé à Rome plutôt que son collègue. Il nomma consuls Cn. Servilius Cépio et C. Servilius Géminus. On tint ensuite les comices prétoriens : un élut P. Cornélius Lentulus, P. Quinctilius Varus, P. Élius Pétus, P. Villius Tappulus ces deux derniers étaient alors édiles plébéiens. Les comices terminés, le consul retourna à son armée, en Étrurie. Voici les noms des prêtres qui moururent cette année et celui de leurs successeurs : Ti. Véturius Philo fut créé et inauguré flamine de Mars en remplacement de M. Émilius Régillus, mort l'année précédente; M. Pomponius Mathon, augure et décemvir, eut pour successeurs, comme décemvir, M. Aurélius Cotta, et comme augur, T. Sempronius Gracchus, encore très jeune : c'était un exemple très rare dans l'élection des prêtres. Des quadriges d'or furent placés cette année dans le Capitole par les édiles curules C. Livius et M. Servilius Géminus. Les jeux Romains furent célébrés pendant deux jours, ainsi que les jeux Plébéiens, donnés par les édiles P. Élius et P. Vil!ius. Il y eut un repas public en l'honneur de Jupiter, à l'occasion de ces jeux. Tite-Live. au ch. XXVII, nous apprend lui-même qu'il a comparé un grand nombre d'auteurs grecs et latins. A plusieurs reprises, ch. XXV, XXVII (et c'est à ce passage qu'il faut rapporter le fragment de Coelius rapporté par Nanta dans Non., ch. II, numéro 5281, p. 561), XXXIV, XXXV, XXXVI et XXXVIII, il cite Caelius, et Valérius Antias, ch. XXXIV; et ch. XXII, Clodius Licinus. Mais ici encore, la base de son récit, c'est Polybe, XII et XIII. Pour le ch. III, cf. fragments de Polybe, XII, 1. Ch. It Polybe a parlé avec plus de détails (XII, 5) de l'origine de la ville de Locres. Ailleurs, il dit que quelques autres, qui il ne nom me pas, quosdam, ont raconté les choses autrement; et au ch. XXIX, il se sert du mot plerosque. Au ch. XXI, il tire de plusieurs auteurs (pluribus) les deux versions différentes qu'il donne de l'affaire de Pleminius. CHAP. III. —Dans la traduction, au lieu de soies, lisez saies. (corrigé Ph. Remacle) IBID. — Togae exerciui. Voyez la note sur le ch. LIV du livre XXII; cf. XXIX, 56; XLIV, 16. CHAP, IV. — Ad Philippum quoque missi. Ce Philippe régnait alors en Macédoine; il était fils de Démétrius et il eut pour fils Persée, avec qui le royaume de Macédoine et la Grèce tout entière succombèrent sous les coups des Romains. Philippe pressentit le danger que l'ambition et la fortune de Rome suscitaient à l'indépendance de la Grèce. Il s'appliqua toute sa vie a le prévenir, et l'on peut dire à sa louange qu'il montra autant de courage que d'habileté. Mais les destins étaient contraires à tons les ennemis de Rome. Philippe conclut avec Annibal un traité d'alliance, et malgré les efforts les mieux combinés, il n'en put tirer aucun parti. Poussé à bout par les intrigues et les orgueilleuses exigences de Rome, il lui déclara ouvertement la guerre et fut vaincu. S'étant soumis, afin de pouvoir réparer ses forces durant les loisirs de la paix, il attendit vainement une occasion favorable, et ne put la mettre à profit. La Macédoine, humiliée et vaincue, dut courber la tête sous le joug de Rome, dans ce quart de siècle où le triomphe de Rome sur le monde s'achevait par des progrès si rapides et si merveilleux. Philippe fut contemporain d'Annibal et d'Antiochus; c'est dire que, durant ses inutiles efforts pour sauver la Macédoine, l'Afrique et l'Asie passaient, avec la Grèce, sous le joug des Romains. Philippe régna quarante-deux ans, depuis l'an 221 jusqu'a l'an 179 avant Jésus-Christ. CHAP. VII. — Tite-Live prête ici à Annibal une conduite que le caractère de ce général et la circonstance elle-même rendent tout à fait invraisemblable. Annibal s'approche de la première citadelle de Locres, et examine de quel côté il vaudra mieux attaquer. Un de ses officiers tombe à côte de lui ; ce coup le frappe de terreur, et il s'éloigne. Non seulement il cesse de chercher les moyens d'attaquer les Romains, mais encore il fuit, et, entraînant toute son année dans sa fuite, il va poser son camp hors de la portée du trait. C'est la un mauvais roman, où Tite-Live semble s'être fait un jeu de violer toutes les vraisemblances. En effet, cet Annibal qu'il nous montre si pusillanime, il le fait revenir au pied des remparts; il l'y ramène pour donner l'assaut. Il est vrai qu'il l'arrête de nouveau et qu'il lui prèle une seconde démarche plus honteuse que la première, puisque Annibal recule devant une sortie, et avant de s'éloigner de Locres à tout jamais, fait dire aux Carthaginois de la citadelle intérieure qu'ils aient à pourvoir eux-mêmes à leur salut, et enfin décampe pendant la nuit. Mais loin de donner quelque vraisemblance au récit, ce second trait ne fait que mettre le comble à la fausseté de cette fable. Peut-on croire gu'Annibal n'avait jamais vu un homme frappé prés de lui avant le siége de Locres? Était-il homme à interrompre quelque opération importante, parce qu'un homme tombait à ses côtes? Était- il homme à laisser des compatriotes à la merci des Romains, se contentant de les inviter à se défendre eux-mêmes, cet homme au coeur si ferme, au génie si hardi, à l'esprit si fin et si fécond en ressources ? Tite-Live paraît avoir considéré cette partie de son histoire comme un tableau oµ il fallait non pas peindre la vérité, mais modifier tous les effets accessoires dans l'intérêt d'une certaine unité. La figure principale, ce n'est plus Annibal, c'est Scipion. La partie dramatique du tableau peut gagner quelque chose à ce que le caractère d'Annibal soit sacrifié. Tite-Live, il faut le reconnaître, ne fait pas ici scrupule de préférer l'effet à la vérité. Pour jeter plus de lumière sur la ligure de Scipion, il multiplie les ombres autour de celle d'Annibal, II en fait un lâche et un traître. CHAP. VII.L — Sed Proserpinae etiam, intacti omni aetate, thesauri. L'antiquité a ceci de commun avec le moyen âge, que les temples y jouissaient de revenus qui leur datent propres. Ces revenus provenaient principalement de terres que les particuliers ou les républiques avaient données au dieu. Ceci est surtout vrai de la Grèce. A Rome, les temples recevaient d'ordinaire une partie du butin fait à la guerre. Les offrandes en argent ne paraissent pas avoir été en usage chez les Grecs. On offrait aux dieux des ouvrages d'art. Les richesses du temple de Delphes consistaient principalement en trépieds et en statues. Du reste, les temples étaient des dépôts où les villes et de simples particuliers déposaient souvent leurs richesses. Dans ces sociétés anciennes où la police était si mal faite, on ne savait pas de plus sûr moyen pour mettre en sûreté ses richesses que de les placer sous la sauvegarde de la religion. Voyez Schweighaeuser, sur Appien, Ital., fr. VIII, et Valckenaer, sur Hérodote, IV, 162. CHAP. IX. — Locros hexere adrectus. Une hexère était un vaisseau à six rangs de rames. Les galères de ce genre étaient fort grandes. On ne s'en servait pas à la guerre. C'étaient des objets de luxe. Celle dont il est question était sans doute syracusaine, car cette sorte de navires était plus en usage chez les Grecs que chez les Romains. Voy. Scheffer, de Mil. nav., II, 2, et Périzonius, sur Élien. V. H. VI, 12. CHAP. X. — Invento carmine in libris sibyllinis, etc. Tout ce que Tite-Live raconte ici et aux ch. XI et XIV est aussi rapporté par Cicéron (Har. resp., XIII), Pline (VII, 551, Ovide (Fast., IV, 249-348), Appien (R. Hann., LVI), Hérodien (I, 11I), Dion Cassius (fr. LXIII, p. 606, ed. Reim.), Silius Italicus (XVII, 1-45), et Diodore (Exc. Peiresc., p. 581). Ce dernier raconte seul que les livres sibyllins avaient. aussi ordonné que l'homme le meilleur 784 d'entre les hommes, et la femme la meilleure d'entre les femmes conduiraient le cortége, et que le sénat désigna P. Nasica et Valéria. CHAP. X. — A Pessinunte. Pessinonte était une ville de l'Asie-Mineure, dans la Galatie, sur le fleuve Sangarius. à l'ouest de Juliopolis et de Gordium. La déesse Idéa est la même que Cybèle. On lui rendait en plusieurs endroits un culte célèbre, particulièrement à Éleusis. CHAP. XI. — Sacrumque lapidem, quam Matrem deum esse incolae dicebant. Voyez dans les Nouvelles annales de l'Institut archéologique, t. I, une savante et ingénieuse dissertation où mon confrère et mon ami, M. Ch. Lenormant, a traité à fond et sous un point de vue tout nouveau le culte du dieu Mère, de Cybèle. CHAP. XIV. — Claudiae Qulntae. On sait que les femmes romaines ne portaient que le nom de la famille et un surnom tiré de l'ordre de leur naissance. Secunda, Tertia, Quarta, etc. Voyez Sigonius, De nom. rom., ch. III, et Emend., I, 17. IBID. — Ludi fuere, Megalesia appellata. Les jeux mégalesiens, ou jeux en l'honneur de Cybèle. commencèrent avec les Mégalésies, ou Fêtes de la grande déesse. Ces jeux se composaient de représentations scéniques et de danses exécutées par les dames romaines devant l'autel de la déesse. Les sénateurs, vêtus de robes de pourpre, assistaient à ces danses. CHAP. XV. — Colonias latinas duodecim. Pourquoi ces colonies sont-elles appelées latines? On ne sait avec certitude, par aucun autre passage, qu'elles aient clé au nombre des colonies latines. Il est fort douteux qu'on les ait ainsi nommées parce qu'elles étaient situées dans le Latium. Tel est du moins le sentiment de Heyne, Opus. acad., t. III, p. 90. CHAP. XXI. — In exilium Neapolim euntem. Naples était une des villes de l'Italie dont le séjour était permis aux citoyens exilés. Voyez Polybe, VI, 12, et Sigon., De aut. jur. ital., 11, 14. IBID. — Forte in Q. Metellum... incidisse, et ab eo Rhegium vi retractum. Sur les raisons qui firent penser à !détenus que Pleminius ne pouvait jouir du privilège accordé aux citoyens romains d'échapper par l'exil à la peine prononcée contre eux, voyez Hérald., De rer. judic. auctorit., I, 13, 4. CHAP. XXVIII. — Neque extra hominem modo turba. Fénelon, Télémaque, livre I, au commencement : « On ne voyait de tous côtés que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants les larmes aux yeux, qui se retiraient sans la ville. Les boeufs mugissants et les brebis bêlantes venaient en foule, quittant les gras pâturages... C'étaient de toutes parts des bruits confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s'entendre, » etc. CHAP. XXXVII. — Sarta tecta acriter exegerunt. Festus (p. 131, éd. Egger) : « Opera publica, quae locantur ut integra praestentur, sarta tecta vocantur : etenim sarcire est integrum facere. » CHAP. XXXVII. — Ipsarum coloniarum censoribus. Les citoyens des colonies et des villes libres passaient au cens devant leurs propres censeurs, selon les formalités prescrites par les censeurs romains (ex formula ab Romanis censoribus data). On adressait à Rome ces dénombrements, afin que le sénat pût apercevoir en un moment les ressources et a situation de la république.
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