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texte grec

autre traduction

Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. I , Paris, Hachette, 1870.

 

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

PRÉCEPTES D'ADMINISTRATION PUBLIQUE.

 

 

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PRÉCEPTES D'ADMLNISTRATION PUBLIQUE (01).

(798a) Il n'est personne, mon cher Ménémachus, à qui l'on puisse mieux appliquer ces vers d'Homère :

« A vos sages discours on applaudit sans peine ;
Mais ils laissent encor beaucoup à désirer, »

(798b) qu'à ces philosophes qui savent bien nous exhorter à agir, mais qui ne nous donnent ni conseils, ni préceptes pour le faire avec fruit ; semblables à ces esclaves qui mouchent bien les lampes, mais qui n'y mettent point d'huile. Je vois que c'est par les motifs les plus louables que vous avez conçu le désir d'entrer dans l'administration des affaires publiques, et que, par une ambition digne de votre naissance, vous voulez, pour servir votre patrie, vous rendre

« De parler et d'agir également capable. »

Mais comme votre âge ne vous a pas encore permis de suivre, dans des discussions politiques, un philosophe chargé du gouvernement, et d'étudier sa conduite (798c) dans ses actions bien plus que dans ses préceptes, vous m'avez demandé quelques principes sur cette matière importante. Je n'ai pas cru pouvoir me refuser à cette prière ; je souhaite seulement que mon travail réponde à votre zèle et à ma bonne volonté. J'ai joint aux préceptes, comme vous l'avez désiré, un grand nombre d'exemples.

La première disposition que j'exige comme le fonde-


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ment d'une administration, c'est une intention pure et droite, dictée par la raison, et non par un vain amour de gloire, par une jalouse émulation, ou par l'ennui de l'oisiveté. Ceux qui n'ont pas dans leur maison d'occupation utile passent tout leur temps sur la place publique, (798d) dans un entier désœuvrement. De même bien des gens, faute de savoir s'occuper utilement, se jettent dans l'administration des affaires publiques pour en faire leur amusement. D'autres, que le hasard y avait portés, s'en dégoûtent bientôt, et ne peuvent pas facilement s'en retirer. Ainsi, des gens qui ne sont entrés dans un vaisseau que pour se donner du mouvement, emportés tout à coup en pleine mer, éprouvent des maux de cœur et des vertiges, soupirent vers la terre, sont forcés de rester dans le vaisseau et de s'accommoder à leur situation présente.

« Mais ils sont dégoûtés d'aller au gré des vents,
Portés sur un vaisseau fragile.
Sur une mer calme et tranquille,
Sillonner les flots inconstants. »

Ces politiques imprudents rendent l'administration odieuse (798e) par les regrets et les plaintes qu'ils font éclater, lorsqu'au lieu de la gloire qu'ils s'étaient promise, ils se voient déshonorés, et qu'après avoir espéré de devenir, par leur crédit, redoutables à leurs concitoyens, ils se trouvent embarrassés eux-mêmes dans des affaires délicates et périlleuses.

Mais celui qui, sentant toute l'importance de l'administration publique, y sera entré avec des dispositions honnêtes, dictées par la sagesse et par la raison, conservera, dans ces situations critiques, un esprit tranquille et une résolution inébranlable. Il n'y sera pas conduit par le motif de s'y enrichir, comme autrefois Stratoclès et Dromoclide, qui s'invitaient mutuellement à aller faire leur moisson d'or : ils désignaient ainsi par dérision la


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tribune aux harangues. (798f) Il ne suivra pas non plus le premier mouvement d'une passion subite, comme Caïus Gracchus, qui, frappé de la mort récente de son frère, prit d'abord le parti de se retirer des affaires, mais qui depuis, irrité des injures qu'on avait dites de lui, rentra par dépit dans l'administration. Il en fut bientôt dégoûté ; et, rassasié de gloire, il songeait à reprendre sa vie tranquille ; (799a) mais ne trouvant pas des moyens faciles de renoncer à une aussi grande autorité que celle dont il jouissait, il fut tué avant que d'avoir pu s'en démettre. Ceux qui y sont conduits par l'ambition ou par l'esprit de rivalité, semblables à des acteurs qui montent sur le théâtre pour y jouer un rôle, sont bientôt réduits au repentir, lorsqu'ils se voient les esclaves des personnes à qui ils s'étaient flattés de commander, ou qu'ils offensent ceux à qui ils voulaient plaire. Les personnes qui tombent par mégarde dans un puits sont étourdies de leur chute ; tandis que ceux qui ont pris, pour y descendre, toutes les précautions convenables, y conservent la liberté d'esprit dont ils ont besoin. Il en est de même dans l'administration; quand on s'y est raisonnablement disposé, et qu'on n'a d'autre but que de remplir fidèlement son devoir, on y conserve toujours sa modération, on ne s'aigrit de rien, et on supporte avec courage tous les événements.

(799b) Après avoir ainsi pris sa résolution et s'y être invariablement arrêté, il faut s'appliquer à connaître le caractère du peuple avec lequel on doit traiter, ou du moins les qualités dominantes qui sont le plus sensibles dans le gros des citoyens. Vouloir changer tout d'un coup le caractère et les mœurs d'une multitude, c'est une entreprise aussi hasardeuse que difficile ; une pareille révolution demande beaucoup de temps et une grande autorité. Au commencement du repas, le vin, maîtrisé par le buveur, se plie, pour ainsi dire, à son caractère ; (799c) mais à


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mesure qu'il pénètre dans ses veines et qu'il lui communique sa chaleur, il change le caractère du buveur pour lui faire prendre le sien. De même, un prudent administrateur, jusqu'à ce qu'il ait acquis assez de réputation et de crédit pour pouvoir gouverner les esprits à son gré, s'accommode à leurs mœurs actuelles, étudie leurs goûts et leurs penchants, et s'applique à connaître par quels motifs on peut les déterminer.

Le peuple d'Athènes, par exemple, est naturellement colère, mais sensible à la pitié ; prompt à juger sur de simples soupçons, plutôt que de s'instruire lentement de la vérité des faits; empressé à protéger les citoyens obscurs ; aimant les plaisanteries et les bons mots, vivement affecté des louanges qu'on lui donne, il ne s'offense point des railleries ; redoutable (799d) à ses magistrats, il est humain pour ses ennemis mêmes. Le caractère des Carthaginois est très différent. Austères et sauvages dans leurs mœurs, tremblants sous leurs magistrats, durs et sévères envers ceux qui leur sont soumis, bas et rampants dans la crainte, cruels jusqu'à l'excès dans la colère, fermes dans leurs résolutions, ils ne se permettent jamais ni plaisanterie ni gaieté (02). On ne les eût pas vus, à la prière d'un Cléon (03), qui leur eût dit qu'il avait fait un


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sacrifice et devait traiter quelques uns de ses amis, rompre l'assemblée en riant et en battant des mains. Si un Alcibiade, en haranguant le peuple, eût laissé échapper une caille de dessous sa robe, ils n'auraient pas couru après cet animal pour le rattraper et le lui rendre. De pareilles libertés auraient passé pour des insultes, (799e) et auraient coûté la vie à leurs auteurs. On sait que leur général Hannon, soupçonné d'aspirer à la tyrannie parce qu'il faisait porter à l'armée une partie de son bagage par un lion, fut envoyé en exil.

Je ne crois pas que les Thébains se fussent abstenus d'ouvrir les lettres d'un ennemi, qui leur seraient tombées entre les mains, comme firent les Athéniens, qui, ayant arrêté un courrier de Philippe chargé de dépêches pour Olympias, ne les ouvrirent pas, et respectèrent les secrets qu'un mari absent écrivait à sa femme. Les Athéniens, de leur côté, n'auraient pas supporté patiemment la généreuse fierté d'Épaminondas, qui (799f) refusa de répondre à une accusation qu'on lui avait intentée devant le peuple, et qui, se levant en présence de tout le monde, traversa l'assemblée et se rendit au Gymnase. Les Spartiates non plus n'auraient eu garde de souffrir l'insolente plaisanterie de Stratoclès, qui persuada aux Athéniens de faire un sacrifice d'actions de grâces pour une victoire dont il leur annonçait la nouvelle. Et quand ensuite le peuple, informé de la perte de la bataille, (800a) lui en témoigna son indignation : De quoi vous fâchez-vous, leur dit-il, ne vous ai-je pas donné du plaisir pendant trois jours?

Les flatteurs de cour, semblables aux oiseleurs, qui, pour prendre des oiseaux à la pipée, contrefont leur cri, s'attachent à imiter en tout les rois, afin de s'insinuer dans leurs bonnes grâces en les trompant. Un homme d'Etat, sans prendre les mœurs du peuple qu'il gouverne, les étudie avec soin, et se sert envers chaque particulier


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des moyens qu'il croit propres à le gagner. L'ignorance du caractère des hommes n'expose pas à moins de revers dans les gouvernements populaires que dans les cours des rois.

Ce n'est donc qu'après avoir obtenu la confiance du peuple, et acquis du crédit auprès de lui, qu'on peut le réformer peu à peu, et le ramener avec douceur (800b) à une meilleure conduite. Ce n'est pas une entreprise facile que de changer les dispositions d'une multitude. Pour y parvenir, ayez soin vous-même, comme devant vivre désormais sur un théâtre, où vous serez exposé aux regards publics, de régler parfaitement vos mœurs. S'il vous est trop difficile de bannir tous les vices de votre âme, corrigez du moins avec persévérance ceux qui sont les plus dominants, et qui frapperaient davantage les yeux du public. Vous savez que quand Thémistocle voulut s'appliquer au gouvernement de la république, il se retira des assemblées de plaisir et de débauche ; il vécut sobrement, et passa les nuits à travailler et à s'instruire. Il disait à ses amis que les trophées de Miltiade ne le laissaient pas dormir. (800c) Périclès, dans les mêmes circonstances, changea ses manières et son genre de vie. Il prit une démarche plus grave, une prononciation plus posée et un air plus sérieux. Il tenait ses mains cachées sous sa robe, et ne connaissait guère d'autre chemin que celui de la tribune et du Sénat. Ce n'est pas une chose facile que de manier les esprits d'une multitude, et tout homme n'est pas propre à lui faire adopter un parti salutaire. C'est beaucoup si, comme un animal ombrageux et mutin, elle ne s'effarouche pas de tout ce qu'elle voit et entend, et si elle veut se laisser conduire.

Il ne faut (800d) donc pas négliger même les plus petites choses, mais régler si bien sa conduite et ses mœurs, qu'elles soient à l'abri de tout reproche et de toute censure. Ce n'est pas seulement de ce qu'un administrateur dit et fait publiquement qu'on lui demande compte; on


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porte encore un œil curieux jusque sur sa table, sur ses meubles, sur la manière dont il vit avec sa femme, sur ses occupations sérieuses et sur ses amusements. Ai-je besoin de vous citer l'exemple d'Alcibiade, qui, avec le plus grand génie pour l'administration et un talent supérieur pour la guerre, se perdit par le désordre et la dissolution de sa vie domestique, et rendit inutiles à sa patrie, par son luxe et son intempérance, toutes ses bonnes qualités? Les Athéniens faisaient un crime à Cimon (800e) de son goût pour le vin ; et les Romains, ne trouvant pas autre chose à reprendre dans Scipion, lui reprochaient qu'il aimait trop à dormir. Les ennemis du grand Pompée ayant remarqué qu'il avait l'habitude de se gratter la tête avec un doigt, se servirent de ce prétexte pour le décrier. Un signe ou une verrue placés sur le visage sont plus incommodes qu'une balafre, une cicatrice ou une mutilation dans toute autre partie du corps. De même les moindres fautes paraissent beaucoup plus considérables dans la vie des grands et des hommes d'Etat. L'opinion qu'on a communément de la grandeur et de l'importance de leur dignité fait croire à la multitude qu'elle ne doit être ternie par aucun vice ni par aucune imperfection.

(800f) On approuva beaucoup à Rome la belle parole du tribun du peuple Julius Drusus (04) à un architecte qui lui offrait, pour la somme de cinq talents, d'empêcher que ses voisins n'eussent des vues sur sa maison. Je vous en donnerai dix, lui dit-il, afin qu'elle soit ouverte à tous les regards, et que tous les citoyens puissent être témoins de ma conduite. C'est que Drusus était un homme sage et réglé ;


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mais, au reste, il n'avait pas besoin qu'on ménageât des vues sur sa maison, car le peuple pénètre facilement (801a) la conduite, les projets, les actions et les mœurs des administrateurs qui croient le mieux se dérober à ses regards, et leur vie privée n'influe pas moins que leur administration publique sur l'admiration et l'amour des citoyens, sur leur mépris et sur leur haine.

Eh quoi ! dira-t-on, les républiques n'emploient-elles pas quelquefois des administrateurs dont la conduite est vicieuse et déréglée ? Oui, sans doute, comme on voit souvent des femmes grosses avoir envie de manger des pierres, ou ceux qui éprouvent le mal de mer demander de la saumure et d'autres aliments aussi mauvais qu'ils rejettent ensuite avec horreur. De même les peuples, par un effet de leur dérèglement et de leur luxe, ou faute de meilleurs administrateurs, (801b) prennent les premiers venus, quoiqu'ils les méprisent et les haïssent ; et ils sont bien aises quand ils entendent contre eux des propos pareils à ceux que le poète comique Platon fait tenir par le peuple lui-même sur le compte d'un administrateur de cette espèce :

« Tenez, voilà ma main, hâtez-vous de la prendre,
Ou bien pour magistrat j'élis Agyrrius (05). »

Dans un autre endroit il demande une cuvette et une plume pour se provoquer à vomir, et il dit :

« Au haut du tribunal Mantile se présente; »

et ensuite :

« Il nourrit avec soin une tête puante
Qu'ont souillée mille fois tant de vices honteux. »


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Carbon faisait une promesse au peuple romain, et pour en garantir la certitude, il employait les serments et les imprécations. Le peuple lui protesta tout d'une voix qu'il n'en croyait rien. A Sparte, (801c) un citoyen nommé Démosthène, homme de mauvaises mœurs, ayant ouvert un bon avis, le peuple le rejeta. Les éphores choisirent au sort un sénateur à qui ils ordonnèrent de proposer le même avis. Ils votaient, pour ainsi dire, d'un vaisseau gâté, pour le transvaser dans un autre plus sain, afin de le rendre agréable à la multitude. Tant l'idée favorable ou désavantageuse qu'on a d'un administrateur a de pouvoir pour gouverner un État !

Ce n'est pas qu'il faille négliger le charme puissant de l'éloquence pour faire tout dépendre de la vertu, et croire que le talent de la parole n'est d'aucun secours pour la persuasion. Il faut donc corriger ces vers de Ménandre :

« Ce sont les mœurs qui persuadent,
Et non les discours éloquents. »

Ce sont à la fois et les discours et les mœurs. Ou bien il faudra dire que c'est le pilote seul, et non le gouvernail, (801d) qui dirige le vaisseau ; que l'écuyer conduit le cheval sans le secours de la bride; que, de même, la politique ne fait usage que des mœurs, et ne se sert pas du frein ou du gouvernail de l'éloquence, pour conduire et diriger, comme un pilote sur sa poupe, toute une multitude, cet animal si versatile, suivant Platon. Mais ces grands rois, qu'Homère appelle les fils de Jupiter, qui, pour rendre leur dignité plus imposante, s'environnaient de pourpre, de sceptres, de satellites et d'oracles des dieux ; qui, par cet éclat majestueux, se faisaient respecter des peuples et passaient à leurs yeux pour des êtres d'un ordre supérieur; ces grands rois, dis-je,

« Se formaient avec soin dans l'art de la parole. »


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Ils ne dédaignaient pas les grâces de l'éloquence,

« Qui relevait encor l'éclat de leur valeur. »

(801e) Ils honoraient non seulement Jupiter, auteur des bons conseils, le sanguinaire Mars, et Minerve guerrière, mais encore Calliope,

« Des princes révérés la compagne fidèle,  »

qui, par son éloquence, adoucit les mœurs des peuples, dont elle enchaîne l'insolence et la fierté. Comment donc un simple particulier, qui, de la condition la plus obscure, est élevé au gouvernement d'une multitude, pourra-t-il la contenir et la maîtriser, s'il n'est soutenu parles moyens de persuasion que donne l'éloquence?

(801f) Les pilotes chargés de la conduite d'un vaisseau font remplir à des subalternes les fonctions de céleustes (06).  Mais un administrateur, outre la capacité pour le gouvernement, doit encore avoir le talent de la parole, afin de pouvoir exhorter lui-même, sans être obligé d'emprunter une voix étrangère, ou de faire comme Iphicrate (07), qui, pressé par l'éloquence d'Aristophon (08), disait que l'acteur de ses adversaires valait mieux que le sien, mais que sa pièce était meilleure ; ou enfin, d'alléguer souvent ces vers d'Euripide :

« Puisse le genre humain être sans éloquence! »

(802a) Et ailleurs :

« Si les choses avaient le don de la parole,
L'art de tous les rhéteurs serait un art frivole. »


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On pourrait tout au plus permettre de pareils subterfuges à un Alcamène l'insulaire, à un Ictinus, ou à des gens de cette espèce, qui, vivant du travail de leurs mains, ont renoncé pour jamais au talent de la parole. On raconte que deux architectes d'Athènes s'étant présentés pour entreprendre un ouvrage public, on les soumit à l'examen. L'un d'eux, qui parlait facilement et avec grâce, prononça un discours qu'il avait préparé avec soin, et qui fit impression sur le peuple. L'autre, (802c) fort instruit dans son art, mais sans talent pour la parole, s'avança au milieu de l'assemblée, et dit au peuple : Athéniens, ce que celui-ci vient de vous dire, je le ferai. Ces sortes d'artistes n'honorent Minerve que sous la dénomination d'ouvrière (09), et, comme dit Sophocle,

« Par des coups répétés avec de lourds marteaux,
Ils donnent sur l'enclume une forme aux métaux. »

Mais un ministre de Minerve Poliade (10) et de Thémis, la déesse du conseil,

« Qui forme tour à tour et rompt les assemblées, »


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avec le seul instrument de la parole, façonne et forme à son moule ceux qui sont dociles à ses conseils. Pour ceux qu'il trouve réfractaires à ses desseins, et qui sont, ou comme des nœuds dans du bois, ou des pailles (11) dans des métaux, il les adoucit, il les polit, et (802c) donne à une ville toute la beauté dont elle est susceptible.

Ce fut par le pouvoir de l'éloquence que l'administration de Périclès, en apparence populaire, comme le dit Thucydide, était réellement l'autorité d'un seul. De son temps, Cimon était homme de bien ainsi qu'Éphialtès (12) et Thucydide (13). Archidamus, roi de Sparte, demandait un jour à ce dernier, qui de lui ou de Périclès était le plus adroit à la lutte : Je n'en sais rien, lui répondit Thucydide ; car lorsque je suis parvenu à le terrasser, il soutient qu'il n'est pas à terre, et il vient à bout de le persuader aux spectateurs. Au reste, son éloquence fut la source de sa gloire et le salut d'Athènes. Tant que cette ville suivit ses conseils, elle se maintint dans la prospérité, et ne prit point de part (802b) aux affaires du dehors. Nicias, au contraire, qui, avec les mêmes vues, n'avait pas le même talent de persuader, et dont l'éloquence manquait de cette force qui entraîne les suffrages (14), tenta inutilement de contenir les désirs du peuple et de le détourner de l'entreprise de Sicile. Il fut, contre son opinion, forcé de céder à l'impulsion de la multitude. On dit communément qu'il ne


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faut pas tenir le loup par les oreilles (15). Mais c'est par là principalement qu'un peuple doit être conduit. Gardez-vous d'imiter ceux qui, manquant du talent de la parole, ont recours à des moyens méprisables pour plaire aux citoyens, soit en flattant leur sensualité par des repas magnifiques, soit en leur faisant des distributions d'argent, en leur donnant des spectacles ou des combats de gladiateurs, ce qui est moins gagner les esprits (802a) que les séduire (16). On les gagne quand on emploie pour les persuader le charme de l'éloquence ; mais ces autres moyens, dont on fait usage afin de les attirer, ressemblent aux appâts qu'on présente aux animaux sauvages pour les prendre.

L'éloquence d'un homme d'État ne doit être ni trop brillante ni trop affectée, comme celle d'un déclamateur qui recherche les termes les plus élégants et les plus fleuris; il ne faut pas non plus qu'elle soit aussi travaillée que celle de Démosthène, de qui Pythéas disait que ses discours sentaient l'huile; ni étudiée comme celle des sophistes, (802f) ni hérissée d'arguments subtils ou chargée de périodes arrondies à la règle et au compas. Les musiciens veulent qu'on touche d'une main légère les cordes des instruments, et non qu'on les frappe avec rudesse. De même l'éloquence d'un homme d'État, soit qu'il propose son avis, soit qu'il donne des ordres, ne doit laisser voir ni artifice ni finesse. Il ne faut pas qu'il se fasse un mérite d'avoir mis beaucoup d'art dans son discours et de l'avoir divisé avec méthode ; mais qu'il se contente d'y


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montrer de la probité, de la grandeur d'âme, une franchise et une bonté paternelles, une sagesse prévoyante (803a) et active ; qu'à une honnête dignité il joigne des grâces attrayantes et persuasives ; que ses raisonnements soient justes et vrais, et ses expressions pleines de noblesse. L'éloquence politique admet bien plus que celle du barreau les sentences, les traits d'histoire et les métaphores, dont un usage modéré et employé à propos fait impression sur la multitude. Celle-ci, par exemple : Ne privez point la Grèce d'un de ses yeux (17), est de ce genre. Démade disait qu'il gouvernait les naufrages de la république ; et Archiloque,

« Que le roc dont Tantale est toujours menacé
Ne soit pas plus longtemps suspendu sur cette île.
»

Périclès disait qu'il fallait ôter une tache de l'œil du Pirée (18). Phocion, en parlant de la victoire de Léosthène, (803b) disait que la carrière de cette guerre était belle, mais qu'il craignait l'espace qu'il faudrait parcourir (19).

En général, l'éloquence d'un homme d'État doit avoir de la grandeur et de la majesté. Tel est le caractère des Philippiques de Démosthène, et dans Thucydide, celui des harangues de l'éphore Sthénélaïdas (20), du roi Archida-


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mus à Platée (21), et de Périclès, après la peste qui ravagea Athènes (22). Pour ces discours si compassés et si fleuris qu'Ephore, Théopompe et Anaximène (23) font tenir aux généraux quand ils arment leurs soldats et les rangent en bataille, on peut en dire avec un poète ;

« Est-ce les armes à la main
Qu'on va conter de pareilles folies? »

Ce n'est pas qu'un homme d'État ne puisse employer quelquefois la plaisanterie et le ridicule, pourvu qu'il ne (803c) se permette ni bouffonnerie ni injure, et qu'il n'ait pour but que de répondre et de railler à propos. Cette manière


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plaît, surtout quand il l'emploie pour répliquer à un adversaire ou pour réfuter ses objections. En faire usage de dessein prémédité et en attaquant, c'est vouloir être un homme à bons mots, et s'exposer à passer pour méchant comme Cicéron, Caton l'Ancien et Euxithéus, l'ami d'Aristote, en furent accusés pour leurs railleries, parce que, le plus souvent, ils les faisaient sans être provoqués. Quand on les emploie pour se défendre, l'à-propos les fait pardonner, et leur donne même de la finesse. De ce genre est la réponse de Démosthène à un homme qui, soupçonné (803d) d'être un voleur, le plaisantait sur ce qu'il passait la nuit à travailler : Je sais, lui dit-il, que vous n'aimez pas que ma lampe brûle pendant la nuit. Et celle qu'il fit à Démade, qui criait à pleine tête : Démosthène veut me donner des leçons; c'est bien, comme on dit, la truie qui enseigne Minerve. —Cette Minerve, lui dit Démosthène, a été l'autre jour surprise en adultère. Xenenète répondit assez agréablement à ses concitoyens, qui lui reprochaient d'avoir fui pendant qu'il était leur général : Oui, mes amis, et ce fut avec vous.

Mais en employant la raillerie, il doit y conserver de la modération, éviter d'offenser mal à propos ceux qui l'écoutent, ou de laisser voir en lui de la bassesse et de la lâcheté, comme fit Démocrate, qui, montant un jour sur la tribune, dit au peuple assemblé qu'il ressemblait à leur ville, qu'il avait peu de force et beaucoup de vent. Après la bataille de Chéronée (24), il se présenta à l'assemblée du peuple, et lui dit : (803eJe suis fâché de voir la république dans une telle situation, qu'elle soit réduite à prendre mes avis. Le premier trait est d'un fou, et le second d'un lâche, deux caractères indignes d'un homme d'État. On admirait les bons mots de Phocion pour leur précision ; aussi Polyeucte disait-il que Démosthène était un très


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grand orateur, mais que l'éloquence de Phocion avait plus de force, et renfermait plus de sens en moins de paroles. Démosthène, qui craignait peu ses autres adversaires, disait, en voyant Phocion se lever : Voilà la hache de mes discours qui se lève.

(803f) Accoutumez-vous surtout à préparer avec soin ce que vous aurez à dire devant le peuple, afin de ne rien hasarder, et de ne pas vous perdre en de vains discours. Vous savez que Périclès, cet habile administrateur, ne parlait jamais en public sans demander aux dieux qu'il ne lui échappât aucune parole qui fût étrangère à son sujet. Il faut cependant que vous vous mettiez en état de parler (804a) et  de répliquer sur-le-champ, car les occasions n'ont qu'un instant, et il se présente dans l'administration plusieurs cas imprévus. Démosthène, dit-on, passait pour inférieur à plusieurs orateurs de son temps, parce que dans ces occasions pressantes, il se trouvait embarrassé de ce qu'il devait dire. Théophraste raconte qu'Alcibiade, qui, au moment de parler, cherchait non seulement ce qu'il avait à dire, mais comment il le dirait, hésitait beaucoup et restait souvent court. Mais celui qui saisit sur-le-champ les occasions et qui semble inspiré par les affaires, frappe d'étonnement la multitude et s'en rend facilement le maître. Léon de Byzance fut député à Athènes pour apaiser les divisions qui partageaient le peuple. La petitesse de sa taille ayant excité une risée générale : (804b) Et que serait-ce  donc, leur dit-il, si vous voyiez ma femme, qui me vient à peine au genou? Les ris ayant redoublé : Cependant, ajouta-t-il, tout petits que nous sommes, quand nous avons dispute ensemble, Byzance n'est pas assez grand pour nous contenir. Le rhéteur Pythéas s'opposait aux honneurs que les Athéniens décernaient à Alexandre, et quelqu'un lui ayant dit qu'il était bien jeune pour oser dire son avis sur des objets si importants : Eh quoi! répliqua-t-il, cet Alexandre dont vos décrets font un dieu, n'est-il pas plus


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jeune que moi?

Il faut encore apporter à ces discussions politiques, qui sont des combats véritables et sérieux, une voix forte et une poitrine robuste (804d) qui donnent plus d'action au discours, de peur que la voix fatiguée ne s'éteigne et ne soit couverte

« Par un déclamateur dont la voix mugissante
Imite d'un torrent le cours impétueux. »

Lorsque Caton s'apercevait que le Sénat ou le peuple, prévenu par la faveur et par les intrigues, ne serait pas favorable à son opinion, il parlait toute une journée, afin d'ôter à ses adversaires l'occasion sur laquelle ils comptaient. Ce que j'ai dit du soin qu'un administrateur doit avoir de préparer ses discours, et des moyens de les faire valoir, est suffisant pour tout homme qui est capable d'en tirer de lui-même les conséquences naturelles.

Il est deux chemins et comme deux avenues pour parvenir à l'administration : l'une brillante et rapide, (804d) mais périlleuse; l'autre plus obscure et plus lente, mais aussi beaucoup plus sûre. Il est des administrateurs qui, débutant par quelque entreprise éclatante et hardie, se jettent tout à coup au milieu des affaires, comme un vaisseau s'élance de la rade en pleine mer, persuadés avec Pindare

« Qu'il faut en débutant étonner les esprits. »

La multitude, souvent dégoûtée de ceux qui la gouvernent, reçoit avec plus d'empressement un nouvel administrateur qui se présente, comme, dans les jeux, les spectateurs accueillent avec plaisir un nouvel athlète. Les dignités dont les progrès sont brillants et (804e) rapides étonnent et déconcertent l'envie. Le feu qui s'enflamme subitement, disait Ariston, ne fait pas de fumée, et la gloire qui jette tout à coup un grand éclat n'excite point l'envie ; mais ceux qui s'élèvent lentement et par degrés lui donnent prise de tous côtés. De là vient que bien, des admi-


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nistrateurs échouent dans le gouvernement avant que d'en avoir recueilli le moindre fruit. Mais quant à l'exemple de l'athlète Ladas (25), de qui l'on a dit :

« On entendait encor le bruit de la barrière,
Qu'il recevait le prix au bout de la carrière; »

quand, dis-je, un administrateur débute par une ambassade glorieuse, par un triomphe, par une expédition heureuse, ni les envieux ni les gens malintentionnés ne peuvent facilement lui porter atteinte.

Ainsi Aratus, dès son entrée dans le gouvernement, (804f) s'acquit une grande gloire en la signalant par la défaite du tyran Nicoclès (26). Alcibiade s'illustra de bonne heure par la ligue qu'il forma entre les Mantinéens et les Athéniens contre les Spartiates (27). Pompée demanda les honneurs du triomphe avant d'être sénateur, et il dit à Sylla, qui s'y opposait : Plus de gens adorent le soleil levant que le soleil couchant. Ce ne fut pas sur de légers motifs que le peuple romain éleva subitement au consulat, (805a) contre les lois, Cornélius Scipion, qui ne demandait que l'édilité. L'admiration qu'inspiraient ses grandes qualités, la victoire qu'il remporta, jeune encore, dans le combat singulier qu'il soutint en Espagne, les exploits qu'il fit peu de


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temps après contre les Carthaginois, n'étant que simple tribun des soldats, déterminèrent ce choix. C'était pour tous ces hauts faits que Caton l'Ancien disait de lui :

« Seul il a du bon sens ; les autres au hasard
Errent autour de lui comme des ombres vaines.  »

Mais aujourd'hui que nos républiques n'ont plus ni armées à conduire, ni tyrans à abattre, ni alliances à former, par quelle entreprise d'éclat un jeune homme peut-il signaler son entrée dans l'administration? Il lui reste les affaires civiles à instruire dans les tribunaux, et les ambassades vers l'empereur, (805b) qui demandent un homme actif et tout à la fois ferme et prudent. Il y a dans une ville plusieurs établissements utiles qui sont négligés ; il peut les remettre en vigueur; il s'y glisse, par une suite d'habitudes vicieuses, des abus déshonorants et préjudiciables; en les réformant, il méritera l'estime publique. Souvent un grand procès équitablement jugé, une fidélité reconnue dans la défense d'un client faible contre un adversaire puissant, une généreuse liberté à soutenir contre un homme en autorité les intérêts de la justice, ont ouvert à plusieurs jeunes gens l'entrée la plus honorable dans l'administration. D'autres ont dû leur élévation à la haine qu'ils vouaient à des hommes dont la puissance était suspecte et odieuse au peuple. (805c) Celui lui supplante un adversaire accrédité succède à son pouvoir et accroît sa propre réputation. A la vérité, il ne serait ni honorable ni utile de s'élever par envie contre un homme de bien que ses vertus ont placé à la tête de la république, comme Simmias se déclara l'ennemi de Périclès, Alcméon de Thémistocle, Clodius de Pompée, et le rhéteur Ménéclide d'Épaminondas (28). Quand le peuple


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a offensé un homme vertueux, et qu'ensuite, comme il est ordinaire, touché d'un prompt repentir, il revient de son emportement, la réparation la plus facile et la plus juste qu'il croit lui devoir, c'est de lui sacrifier celui qui a été la première cause de son injustice. Mais d'humilier ou même d'e renverser un méchant citoyen, qui, par son audace et ses intrigues, (805d) était venu à bout d'asservir la république, tels que Cléon et Clitophon (29) à Athènes, c'est s'ouvrir une route brillante à l'administration, comme sur le théâtre un poète a toujours soin de ménager une entrée imposante.

Je n'ignore pas que quelques uns, en diminuant l'autorité d'un Sénat impérieux et tyrannique, comme Éphialtès le fit à Athènes (30), et Phormion chez les Éléens, ont acquis de la puissance et de la gloire. Mais c'est une entreprise hasardeuse pour un homme qui commence, et Solon se conduisit d'une manière bien plus sûre en entrant dans l'administration. Athènes était partagée en trois factions, (805e) les Diacriens, les Pédiéens et les Paraliens (31). Il ne s'attacha à aucune des trois en particulier ; mais les traitant toutes avec une égale impartialité, et rapportant à leur union mutuelle toute sa conduite, il fut choisi d'une voix unanime pour législateur, afin de pacifier tous les troubles, et il donna à la république une forme solide de gouvernement. Voilà les différents moyens de débuter d'une manière brillante dans l'administration.


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La seconde manière, plus lente et plus sûre, a été adoptée par plusieurs personnages célèbres, tels qu'Aristide, Phocion, Pammenès le Thébain, Lucullus et Caton à Rome, et Agésilas à Lacédémone. Chacun d'eux, à l'exemple du lierre qui s'enlace autour d'un arbre plus fort que lui (805f) pour s'élever par son appui, s'était attaché dans l'obscurité de sa première jeunesse à un vieillard illustre, et croissant peu à peu à l'ombre de son autorité, il s'enracina dans l'administration. Ainsi Aristide fut formé par Clisthène, Phocion par Chabrias, Lucullus par Sylla, Caton par Fabius Maximus, Épaminondas par Pammenès, et Agésilas par Lysandre. Ce dernier, il est vrai, par une jalousie et une rivalité bien déplacées, s'éloigna bientôt de Lysandre, qui lui avait servi de guide dans toute sa conduite. Mais les autres conservèrent jusqu'à la fin le plus grand respect pour ceux qui les avaient instruits ; ils se firent un honneur de partager avec eux leur autorité, (806a) et de faire rejaillir sur eux leur gloire, comme les corps opposés au soleil réfléchissent une lumière plus vive. Aussi les détracteurs de Scipion disaient-ils qu'il n'était que l'acteur de ses grands exploits, et que Lélius en était l'auteur. Mais celui-ci n'en tira jamais vanité, et il continua toujours à soutenir de tout son pouvoir les vertus et la gloire de Scipion. Afranius, l'ami de Pompée, se tenait assuré d'être nommé consul, malgré la bassesse de son extraction; (806b) mais ayant su que Pompée favorisait un de ses concurrents, il se désista de sa poursuite, et dit qu'il serait moins satisfait de parvenir au consulat qu'affligé de l'avoir obtenu contre le gré et sans l'appui de Pompée. Ainsi, en différant seulement d'une année, il obtînt cette dignité, et il ne perdit pas l'amitié de Pompée (32). Ceux qui sont con-


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duits par d'autres à la gloire, comme par la main, se font aimer de celui qui les dirige et de toute la multitude, et, s'ils essuient quelque échec, ils en sont moins haïs. C'est pourquoi Philippe conseillait à son fils Alexandre de se  faire des amis par ses manières obligeantes, tandis qu'il le pouvait sans danger pendant le règne d'un autre.

Il faut choisir pour son guide dans l'administration, (806c) un homme qui n'ait pas simplement de la réputation et du crédit, mais qui les doive à sa vertu. La vigne ne se marie pas avec tous les arbres ; il en est qui l'empêchent de croître et qui l'étouffent. De même, dans les républiques, ceux qui aiment moins la vertu que les honneurs et le pouvoir ne laissent aux jeunes gens aucune occasion de se distinguer. Uniquement affamés de gloire, ils regardent comme perdu pour eux ce que d'autres en obtiennent, et, par jalousie, ils les éloignent/les affaires et les laissent languir dans l'inutilité. Ainsi Marius, qui dut à Sylla plusieurs de ses exploits, d'abord en Afrique et ensuite en Galatie, fâché de ses succès, cessa de l'employer ; (806d) et l'anneau que Sylla portait lui servit de prétexte pour rompre avec lui. Marius, dont il était le questeur en Afrique, l'envoya vers Bocchus, pour amener Jugurtha prisonnier. Sylla, qui était encore assez jeune, fut trop sensible à la gloire de ce premier succès, et fit graver sur un cachet, qu'il porta toujours depuis, l'image de Bocchus qui lui remettait Jugurtha entre les mains. Marius lui en fit un crime, et ne voulut plus l'employer. Sylla s'étant attaché à Catullus et à Métellus, deux citoyens honnêtes et ennemis de Marius, il eut de grands avantages sur lui dans cette guerre civile (806e) qui pensa perdre Rome, et il l'obligea de s'enfuir.

Au contraire, Sylla favorisa Pompée dès sa première jeunesse, et contribua à son avancement. Il se découvrait et allait au-devant de lui quand il le voyait arriver. Il fournissait aussi aux autres jeunes gens des occasions de se


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distinguer, et en pressant ceux qui manquaient de bonne volonté, il excita dans les armées la plus vive émulation. Il voulait, non pas être le seul, mais le premier entre un grand nombre de citoyens illustres; et, parce moyen, il s'éleva au-dessus de tous ses rivaux. Voilà les hommes auxquels il faut s'attacher, et, pour ainsi dire, s'incorporer, au lieu d'imiter le roitelet d'Ésope, (806f) qui, s'étant mis sur le dos de l'aigle, s'envola dès qu'il fut près du soleil, et y arriva le premier. Les jeunes gens ne doivent pas leur ravir la gloire qui leur est due, mais la recevoir d'eux avec reconnaissance, et avouer qu'ils ne seraient pas dignes de commander si, comme dit Platon, ils n'avaient pas d'abord appris d'eux à obéir.

Passons aux choix des amis. Sur ce point, je n'adopte ni la conduite de Thémistocle, ni celle de Cléon. Quand ce dernier se destina à l'administration, il assembla tous ses amis, et leur déclara qu'il renonçait à leur amitié parce que, disait-il, l'amitié amollissait souvent les hommes chargés du gouvernement, et les détournait des sentiers de la justice. Mais il aurait bien mieux fait (807a) de bannir de son âme l'avarice, l'ambition, l'envie et la méchanceté. Car il faut aux villes pour administrateurs, non des gens qui soient sans amis, mais des hommes vertueux et prudents. Cléon, après avoir éloigné tous ses amis, était entouré de mille flatteurs qui, suivant le langage des poètes comiques, le léchaient continuellement. Il traitait avec dureté les gens de bien, et se rendait l'esclave des derniers citoyens, dont il voulait gagner la faveur ; il agissait en tout à leur gré, les avait à ses gages, et se liguait contre les honnêtes gens avec la populace la plus vile et la plus corrompue. Thémistocle, au contraire, répondit à quelqu'un qui lui disait que le moyen de bien gouverner était de conserver une parfaite égalité envers tout le monde : (807bA Dieu ne plaise que mes amis ne retirent pas plus de profit que les autres du tribunal sur lequel je serai assis! Il avait


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tort de faire dépendre son administration de ses liaisons d'amitié, et de soumettre les affaires publiques à ses affections particulières. Cependant il avait dit lui-même à Simonide, qui lui demandait quelque chose d'injuste : Vous  ne seriez pas un bon poêle si vous manquiez à la mesure, ni moi un magistrat équitable si je favorisais quelqu'un contre les lois.

Le maître d'un navire a soin de choisir un bon pilote, et celui-ci des mariniers habiles qui sachent,

« Au milieu de la mer, par les vents agitée,
Amener une voile et conduire un vaisseau. »

Un architecte prend des ouvriers intelligents qui ne gâtent pas son ouvrage et l'aident à le terminer heureusement. Après ces exemples, ne serait-il pas absurde de vouloir qu'un homme d'État qui, selon Pindare, est un excellent architecte, l'artisan de la justice et des bonnes lois, au lieu de choisir, en entrant dans l'administration, des amis dont les inclinations soient d'accord avec les siennes, qui le secondent dans ses entreprises, qui soient animés du même zèle que lui pour le bien public, (807d) s'attache à des gens qui lui feraient commettre chaque jour des injustices et des violences? Ne serait-ce pas ressembler à un charpentier ou à un maçon, qui, par impéritie ou par négligence, se servirait d'équerres, de règles et de compas tortus qui défigureraient leur ouvrage?

Les amis sont comme les instruments vivants et actifs d'un homme en place ; et, loin de se rendre complice de leurs fautes, il doit faire en sorte que, même à son insu, ils ne s'écartent pas du droit chemin. Ce fut là ce qui déshonora Solon et l'exposa aux calomnies de ses concitoyens. Lorsqu'il eut formé le dessein d'abolir toutes (807e) les dettes, ce qu 'il appelait d'un nom plus doux, exemption des charges, il en fit part à ses amis. Ceux-ci, par l'injustice la plus criante, empruntèrent aussitôt tout ce qu'ils purent


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trouver d'argent, et la loi de l'abolition ayant été publiée peu de tempe après, on sut qu'avec cet argent ils avaient acheté des maisons et des terres magnifiques, et Solon fut soupçonné d'avoir été le complice d'une injustice odieuse dont il était le premier la victime. Agésilas, en voulant servir ses amis avec trop de zèle, se montra d'une faiblesse qui l'avilissait. Semblable au cheval Pégase, qui, dans Euripide,

« Se baissait île frayeur plus qu'on ne demandait,  »

il soutenait les intérêts de ses amis accusés (807f) avec plus d'activité qu'il ne convenait, et il passa pour partager leurs injustices. Il sauva Phébidas, qu'on avait traduit en justice pour s'être emparé sans ordre de la citadelle de Thèbes, et il dit que ces sortes d'entreprises devaient s'exécuter du propre mouvement de celui qui en trouvait l'occasion. Il arracha à la condamnation Sphodrias, qui, par la violence la plus injuste, était entré à main armée sur les terres des Athéniens, alors amis et alliés des Spartiates. Il s'était laissé fléchir par les larmes du fils de l'accusé, qu'il aimait beaucoup. On a de lui une lettre à un petit prince (33),  (808a) écrite en ces termes : « Si Nicias n'est point coupable, mettez-le en liberté ; s'il l'est, faites-lui grâce par égard pour moi; quoi qu'il en soit, rendez-lui la liberté.» Au contraire, Phocion ne voulut pas même assister à l'instruction du procès de son gendre Charillus, accusé d'avoir reçu de l'argent d'Harpalus (34), et il se retira en lui disant : Je ne vous reconnais pour mon gendre que dans des choses justes. Timoléon le Corinthien n'ayant pu, par ses prières et par ses remontrances, détourner son


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frère de la tyrannie, il favorisa le dessein de ceux qui le firent périr. Il ne suffît pas d'être ami (808b) jusqu'aux autels, comme disait Périclès, c'est-à-dire de ne point se parjurer pour ses amis; mais il faut l'être jusqu'aux lois, à la justice et à l'intérêt public. L'indifférence sur ce point entraîne les suites les plus fâcheuses, et les Lacédémoniens l'éprouvèrent en s'attirant la guerre de Leuctres, pour avoir laissé impunies les injustices de Phébidas et de Sphodrias.

Il est vrai que la raison d'État n'exige pas qu'un administrateur sévisse contre les moindres fautes de ses amis. Il peut, après avoir mis à couvert l'intérêt public, les secourir du superflu et les appuyer de son crédit dans leurs affaires. Il est même des faveurs qu'il peut, sans exercer l'envie, accorder à un ami : par exemple, l'aider dans la poursuite d'une charge, lui procurer une commission honorable ou une députation (808c) flatteuse, soit pour aller au-devant d'un prince, soit pour traiter d'alliance et de paix avec quelque république. S'il s'agit d'une affaire difficile, mais très importante, il s'en chargera lui-même et pourra ensuite s'associer un ami, comme Diomède le fait dans Homère.

« Puisque d'un compagnon vous me laissez le choix,
Dans ce projet hardi puis-je oublier Ulysse? »

Ulysse, à son tour, rend témoignage à la valeur de Diomède.

« Vous demandez, Nestor, d'où viennent ces coursiers.
Issus, loin de ces lieux, de la plus belle race,
Par Rhésus amenés, ils arrivaient de Thrace.
Diomède à leur roi seul a donné la mort,
Et douze autres guerriers ont eu le même sort.  »

Cette facilité à louer nos amis nous fait autant (808d) d'honneur qu'à eux-mêmes. Mais un amour-propre exclusif nous réduit, suivant Platon, à la solitude.


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Quand on accorde à des amis ces sortes de faveurs, il convient de les faire partager à d'autres, en les avertissant de témoigner aux premiers leur reconnaissance, pour y avoir contribué par leurs conseils. S'ils nous font des sollicitations déplacées, il faut les refuser sans détour, non d'un ton aigre et dur, mais avec douceur et en leur faisant sentir avec ménagement que la demande qu'ils font n'est digne (808e) ni de leur réputation ni de leur vertu. C'est ce qu'Épaminondas sut très bien faire, en refusant à Pélopidas la liberté d'un cabaretier qu'il avait fait mettre en prison, et en l'accordant presque aussitôt à une courtisane. Ces sortes de grâces, dit-il à Pélopidas, sont faites  pour des femmes de cette espèce, et non pour des généraux. Caton, pressé par le censeur Catulus, son intime ami, de  faire grâce à un homme dont, en qualité de questeur, il instruisait le procès, lui répondit avec beaucoup de dureté :  Il est bien honteux pour vous, qui devez nous donner l'exemple à nous autres jeunes gens, de vous exposer à être chassé d'ici par nos licteurs. Il pouvait, en lui refusant cette grâce, (808f) retrancher de sa réponse ce qu'elle avait de trop dur, et lui faire entendre que la justice et les lois lui imposaient la nécessité d'un refus désagréable à l'un et à l'autre.

Il est aussi des moyens honnêtes d'aider des amis pauvres à s'enrichir. Thémistocle, après une bataille, voyant un des ennemis restés parmi les morts, qui avait un collier et des bracelets d'or, il passa outre ; et se tournant vers un de ses amis : Prends cela, lui dit-il, (809a) car tu n'es pas Thémistocle. Les affaires elles-mêmes offrent souvent à un homme d'État des occasions d'obliger ses amis, car ils ne sont pas tous des Ménémachus (35). Procurez à l'un la défense d'une cause juste, mais lucrative ; à un autre, l'intendance d'une maison opulente; à un troisième, le marché d'une entreprise avantageuse. Épaminondas fit plus. Il


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envoya un de ses amis vers un riche citoyen de  Thèbes, lui demander un talent. Le citoyen surpris alla trouver Épaminondas, pour savoir le motif de cette demande. C'est, lui dit-il, qu'il est honnête homme et pauvre, et que vous vous êtes enrichi aux dépens du public. (809b) Agésilas, dit Xénophon, se faisait un plaisir d'enrichir ses amis, et il ne faisait lui-même aucun cas des richesses.

Il n'est pas d'alouette, dit Simonide, qui n'ait sa crête. De même il n'est point d'administration qui n'expose à des inimitiés et à des dissensions. Un homme d'État doit  être préparé d'avance. On loue Thémistocle et Aristide de ce que, toutes les fois qu'ils allaient ensemble en ambassade ou à la guerre, ils déposaient sur les confins de l'Attique leur rivalité mutuelle, et la reprenaient en y rentrant. Bien des gens préfèrent la conduite d'un Magnésien nommé Cratinas. (809c) Il avait pour concurrent dans l'administration un certain Hermias, homme d'un rang ordinaire, mais ambitieux et magnanime. Quand Mithridate porta la guerre en Asie, Cratinas, voyant sa patrie en danger, proposa à Hermias de prendre en main le gouvernement de la ville, d'où il se retirerait lui-même, ou bien d'en sortir pour lui laisser le commandement, de peur que leur rivalité ne causât la ruine de la république. Hermias approuva sa proposition, et reconnaissant dans Cratinas plus de talents pour la guerre, il se retira de Magnésie avec sa femme et ses enfants. Cratinas l'accompagna hors de la ville, et lui donna une somme d'argent (809d) qui devait lui être plus utile dans sa retraite qu'à lui-même pour le siège qu'il aurait à soutenir. Il défendit très bien Magnésie, et la sauva, contre toute apparence, d'un extrême danger. Si le propos suivant est celui d'une âme grande et généreuse,

« J'aime bien mes enfants, j'aime mieux ma patrie, »

n'est-il pas encore plus facile de dire : Je hais un tel, et je


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voudrais lui nuire; mais j'aime ma patrie encore plus que je ne le hais ? Il est d'une âme féroce et barbare de ne vouloir pas se réconcilier avec son ennemi pour une cause à laquelle on doit sacrifier même un ami. Phocion et Caton faisaient encore mieux : ils ne se permettaient jamais contre personne des haines privées pour des discussions politiques. Ennemis irréconciliables, (809e) dans les dissensions publiques, de ceux qui attaquaient l'intérêt commun, ils se montraient a leur égard, dans les affaires personnelles, pleins de douceur et d'humanité.

Un homme d'État ne doit regarder comme son ennemi aucun de ses concitoyens, à moins que ce ne soit  un Aristion (36), un Nabïs (37) ou un Catilina, qui furent les fléaux de leur patrie. Pour ceux qui troublent seulement l'harmonie, il faut, à l'exemple d'un musicien qui tend ou relâche suivant le besoin les cordes de son instrument, les faire rentrer dans l'accord général, et, sans leur reprocher d'un ton d'amertume et d'emportement les fautes qu'ils ont commises, les redresser avec bonté, comme on en voit des exemples dans Homère :

(809f) « J'avais cru, mon ami, que, par votre sagesse,
Vous étiez supérieur à tous les autres Grecs. »

Et ailleurs :

« Vous pouviez proposer un bien meilleur avis. »

Quand ils ont dit ou fait quelque chose d'utile, il ne faut pas leur envier les louanges et les récompenses qu'ils ont


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méritées. Par ce moyen, ils recevront avec plus de docilité les réprimandes que vous leur ferez. Plus on exaltera leur vertu, plus on les éloignera du vice ; et la comparaison qu'on fera de l'une et de l'autre leur montrera combien la vertu est plus digne d'eux que le vice. (810a) Je crois, au reste, que, dans les choses justes, un administrateur doit se déclarer pour ses ennemis même, les défendre en justice contre leurs calomniateurs, et ne pas ajouter foi aux imputations dont on les charge quand elles sont contradictoires avec ce que l'on connaît d'eux. Néron lui-même eut cette équité envers Thraséas, qu'il haïssait et qu'il craignait. Peu de temps avant qu'il le fit périr, quelqu'un l'ayant accusé devant lui d'avoir rendu une sentence injuste : Plût aux dieux, dit Néron, que Thraséas m'aimât autant qu'il est bon juge!

Il conviendrait encore, pour en imposer à ceux qui, par l'effet d'un mauvais naturel, se seraient rendus coupables de quelque faute grave, de leur citer la conduite d'un autre ennemi qui s'est montré plus généreux, et de leur dire : Un tel n'aurait ni parlé ni agi de la sorte. (810b) On peut rappeler à d'autres qui se conduisent mal l'exemple de leurs ancêtres, comme dans Homère :

« Tu ne ressembles point à ton père Tydée. »

Appius, qui disputait la censure à Scipion l'Africain, dit un jour en le rencontrant : Ô Paul Émile! combien tu gémirais si tu pouvais savoir dans les enfers que ton fils, en allant au comice demander la censure, est accompagné du banquier Philonicus! Ces sortes de reproches font rentrer en eux-mêmes les personnes qui en sont l'objet, et honorent ceux qui les font Nestor, dans Sophocle, répond avec honnêteté aux injures d'Ajax :

(810c) « Par vos grandes vertus vous êtes sans reproche ;
Mais ce propos, Ajax, n'est pas digne de vous.»


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Caton s'était déclaré contre Pompée lorsque, ligué avec César, il opprimait la république. Mais quand ils furent en guerre ouverte l'un contre l'autre, il fut d'avis qu'on confiât à Pompée la plus grande autorité, en disant que ceux qui avaient fait de grands maux pouvaient seuls les réparer. Un reproche qui, tempéré par des louanges, n'a rien d'injurieux et d'amer et ne prouve que la franchise, excite les remords et le repentir ; il est toujours bien reçu et peut corriger celui à qui il s'adresse. Les injures ne conviennent point à des hommes d'État. Je vous laisse à juger si Solon, (810d) si Périclès, si Lycurgue et Pittacus eussent jamais osé dire tout ce que Démosthène et Eschine se sont permis l'un contre l'autre ((38), et ce qu'Hypéride a écrit contre Démade (39). Encore Démosthène ne l'a-t-il fait que dans des causes judiciaires ; il n'y a dans ses Philippiques ni injures ni trait satirique. Ces sortes d'offenses font encore plus de tort à ceux qui se les permettent qu'aux personnes qui en sont l'objet. Elles nuisent aux affaires et portent le trouble dans les assemblées publiques et dans les conseils. Phocion, insulté par un citoyen pendant qu'il parlait en public, s'arrêta ; et quand cet homme eut fini, il reprit son discours sans lui répliquer un seul mot : Je vous ai déjà parlé, dit-il au peuple, de la cavalerie et des troupes pesamment armées ; il me reste à vous entretenir des troupes légères.

(810e) Mais comme bien des gens ont de la peine à se contenir dans ces occasions, et que souvent même il est bon de fermer la bouche à ces hommes insolents par une


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bonne réplique, il faut la faire courte et précise; qu'il n'y paraisse ni aigreur ni emportement, mais de la douceur, de la finesse et de l'agrément, et qu'elle soit cependant un peu piquante, comme elles le sont ordinairement quand on repousse une attaque. Les traits qui reviennent contre celui qui les a lancés semblent avoir été renvoyés avec force (810f) par la personne qui les a reçus. De même une injure rétorquée contre celui qui l'a dite donne une bonne idée de la force et de la présence d'esprit de celui qui a été attaqué. Callistrate (40) reprochait aux Thébains le parricide d'OEdipe, et aux Argiens celui d'Oreste. Nous les avons chassés de nos villes, lui dit Épaminondas, et vous les avez refus dans la vôtre. Un Athénien disait au Spartiate Antalcidas : Nous vous avons chassés plus d'une fois îles bords du Céphise. — Pour nous, répliqua le Spartiate, nous ne vous avons jamais chasses des bords de l'Eurotas (41). (811a) Démosthène criait à Phocion que si les Athéniens entraient en fureur, ils le feraient mourir. Mais s'ils sont sages, lui dit Phocion, ce sera vous. Domitius reprochait à l'orateur Crassus d'avoir pleuré la perte d'une lamproie qu'il nourrissait dans un vivier. Et vous, lui répliqua Crassus, vous avez enterré trois femmes, sans jeter une larme. Ces sortes de reparties ont leur utilité, même dans les autres circonstances de la vie.

Il est des administrateurs qui, à l'exemple de Caton, acceptent sans peine toutes sortes d'emplois, (811b) persuadés qu'un bon citoyen doit, en tout ce qu'il peut, consacrer au service du public ses soins et ses talents. Ils approuvent la conduite d'Épaminondas, lorsque nommé à une charge de police, par les intrigues de ses ennemis qui cherchaient à l'humilier, il l'accepta sans balancer, et dit que


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non seulement la place faisait connaître l'homme, mais que l'homme illustrait la place; et par la manière dont il administra cet emploi, il en releva beaucoup les fonctions, qui n'étaient rien auparavant, et se bornaient à la propreté des rues et à l'écoulement des eaux. Moi-même je prête à rire aux étrangers qui viennent à Chéronée, lorsqu'ils me voient souvent en public occupé de pareils soins (42); mais je me rappelle alors ce que dit Antisthène à quelqu'un qui s'étonnait (811c) qu'il portât de la saumure à travers la place publique : Je la porte pour moi. Je réponds, au contraire, à ceux qui me blâment d'aller voir mesurer de la brique, charger de la chaux et des pierres : Ce n'est pas pour moi que je le fais, c'est pour ma patrie. Il y aurait peut-être de la bassesse à un homme d'État de s'occuper pour lui-même de pareils soins ; mais quand il le fait pour le public, loin d'avoir à en rougir, il s'honore en donnant lui-même son attention aux moindres choses.

La conduite de Périclès a, selon d'autres personnes, plus de grandeur et plus de dignité. De ce nombre est Critolaüs le péripatéticien, qui voulait que, comme à Athènes, (811d) le vaisseau Salaminien et le Paralus (43) n'étaient mis en mer que pour des occasions pressantes, de même l'homme d'Etat se réservât pour les affaires principales, à l'exemple du roi de l'univers, dont Euripide a dit :

« Aux grands événements Jupiter seul préside;
La fortune, sous lui, par des moindres efforts,
Des faits moins importants fait mouvoir les ressorts. »


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Je ne saurais approuver l'extrême ambition de Théagène  (44), qui, non content d'avoir été vainqueur à tous les jeux, et même à plusieurs combats extraordinaires, au pancrace, au pugilat et à la longue course, un jour qu'il assistait à un banquet donné pour l'anniversaire d'un héros, après que tous les convives eurent, suivant leur usage, chacun (811e) sa portion devant soi, se leva de table, pour combattre au pancrace, comme si personne n'eût dû vaincre à ces sortes d'exercices partout où il se trouvait. Aussi remporta-t-il douze cents couronnes, dont au reste la plupart étaient d'un assez vil prix. Je compare à un tel homme ces administrateurs qui se chargent eux-mêmes de toutes les affaires, et qui par là s'exposent à la censure et à la haine de la multitude. S'ils réussissent, on leur porte envie ; s'ils éprouvent quelque revers, on s'en ré-


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jouit, et l'admiration que leur empressement à tout faire avait d'abord excitée se change en risée et en plaisanterie. Métiochus, dit-on, est préteur ; Métiochus préside à la confection des chemins, Métiochus cuit le pain, Métiochus fait moudre la farine, Métiochus fait tout; Métiochus s'en trouvera mal. C'était un des amis de Périclès, qui, abusant de la puissance de ce général pour obtenir toutes sortes d'emplois, s'attirait l'envie et le mépris de tout le peuple (45). Il faut qu'un administrateur se fasse aimer, et que son absence excite les regrets des citoyens. Scipion (812a) l'Africain passait une partie de l'année à la campagne, afin de diminuer l'envie, et de laisser respirer ceux qui semblaient opprimés du poids de sa gloire.

Au contraire, Timésias de Clazomène, d'ailleurs homme de bien, voulait tout faire lui-même, ce qui le rendit généralement odieux. Il l'ignora longtemps ; mais le trait suivant l'en convainquit. Un jour qu'il passait dans la rue, des enfants jouaient à chasser un osselet du creux où il était placé; l'un soutenait qu'il ne sortirait pas. Plût à Dieu, dit l'autre, que je fusse, aussi sûr de faire sauter la cervelle de Timésias, que je le suis de déplacer cet osselet! Timésias, qui l'entendit, jugeant par là combien la haine (812b) qu'on lui portait était générale, rentra chez lui, raconta à sa femme ce qu'il venait d'entendre, lui ordonna de rassembler tous ses effets et de le suivre : et sur-le-champ il s'exila de Clazomène (46). Thémistocle, dans une occasion à peu près semblable, disait aux Athéniens : Vous vous lassez donc de recevoir souvent du bien de moi.

Il faut, entre ces deux excès, tenir un juste milieu. Un homme d'État doit porter son inspection et sa vigilance sur toutes les parties de l'administration, les connaître


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par lui-même, et ne pas attendre, pour agir, que la république se trouve en danger, comme, dans (812c) un vaisseau, on tient en réserve l'ancre sacrée (47). Un pilote fait de ses propres mains certaines manœuvres ; pour les autres, il se sert d'instruments qu'il fait mouvoir de loin : assis au gouvernail, il emploie sous ses ordres les matelots, les prorètes et les céleustes (48), Souvent il appelle l'un d'eux à la poupe pour lui confier la conduite du vaisseau. Il convient de même à un administrateur de céder quelquefois à d'autres l'honneur du commandement, de les inviter avec bonté à monter dans la tribune ; et au lieu de vouloir tout diriger dans la république par ses discours, par ses actions et par ses décrets, d'avoir des amis sûrs qu'il emploie chacun aux affaires qui lui sont propres. Ainsi Périclès se servit de (812d) Ménippe pour la guerre ; d'Ephialte, pour diminuer le pouvoir de l'Aréopage ; de Charinus, pour faire passer le décret contre les Mégariens (49), et de Lampon, pour fonder la colonie de Thurium (50), Non seu-


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lement un pouvoir ainsi divisé entre plusieurs personnes excite moins l'envie, mais encore les affaires se font mieux. La division de la main en cinq doigts, loin d'en affaiblir l'usage, le rend plus adroit et plus commode. De même l'administrateur (812e) qui partage avec d'autres le maniement des affaires publiques, leur donne, par cette communication, une plus grande activité. Mais celui qui, par un désir insatiable de gloire ou de pouvoir, se charge lui seul de toute l'administration, et entreprend des choses pour lesquelles il n'a ni talent naturel, ni habitude acquise, comme si Cléon eût voulu commander une armée, Phiilopémen une flotte (51), et Annibal haranguer une multitude ; celui-là est sans excuse dans les foutes qu'il vient à commettre, et on peut lui appliquer ce mot d'Euripide :

« Pourquoi, n'étant que charpentier,
Veux-tu faire un autre métier? »

Tu n'as pas le talent de la parole, et tu vas en ambassade ; naturellement paresseux, tu te mêles d'administrer les affaires publiques; tu ne sais pas compter, et tu te charges du trésor de l'État ; tu es vieux et infirme, et tu commandes des armées.

(812f) Périclès partageait avec Cimon les soins du gouvernement; il se réservait l'administration intérieure, parce qu'il était plus propre aux affaires politiques ; et Cimon, qui avait plus de talents pour la guerre, commandait contre les Barbares les flottes athéniennes. Eubulus d'Anaphlyste (52) a mérité de grands éloges parce que ayant toute


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 la confiance du peuple, et jouissant du plus grand crédit, il ne se mêla jamais des affaires générales de la Grèce, et ne voulut point commander les armées ; mais, se bornant à l'administration des finances, il augmenta les revenus publics, et rendit à cet égard les plus grands services à sa patrie. Au contraire, on se moquait d'Iphicrate, qui s'exerçait chez lui (813a) à prononcer des discours en présence de plusieurs personnes. Quand même il eût été un grand orateur, ce qui n'était pas, il devait se contenter de la gloire que lui avaient acquise ses exploits militaires, et laisser aux sophistes les exercices de l'école.

Tous les peuples, par une malignité qui leur est naturelle, sont portés à blâmer ceux qui les gouvernent : ils soupçonnent que les entreprises même les plus utiles, quand elles n'éprouvent point de contradiction, sont l'effet d'une intelligence secrète; et c'est là surtout ce qui rend suspectes les amitiés elles associations. Un administrateur ne doit donc laisser subsister aucune cause d'inimitié ou de dissension réelle, comme le fit Onomadème, un démagogue de l'île de Chio, qui, dans une sédition civile étant resté le plus fort, ne voulut pas chasser de la ville tous ses (813b) ennemis, de peur, disait-il, que quand nous n'aurons plus d'ennemis, nous ne soyons en guerre avec nos amis. C'était mal raisonner : quand la multitude est prévenue contre une entreprise importante et utile, il ne faut pas que tous ceux qui ont à délibérer, embrassent comme de complot la même opinion ; mais que deux ou trois s'y opposent d'abord, et contredisent doucement leur ami; qu'ensuite, en ayant l'air d'être convaincus par ses raisons, ils reviennent à son avis. Le peuple alors, persuadé qu'ils n'agissent que par des motifs d'utilité publique, est entraîné dans leur sentiment. Dans des affaires de peu d'importance, (813c) il est bon de laisser à chacun la liberté de


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suivre des opinions différentes, afin que dans les occasions majeures, ils paraissent se réunir, non de dessein formé, mais par le seul motif du bien public.

Un administrateur est naturellement le chef de la république, comme le roi des abeilles l'est de sa ruche. Dans cette idée, il doit tenir toujours en main le timon îles affaires, sans néanmoins rechercher trop souvent et avec un empressement outré les dignités et les charges que le peuple confère. Cette avidité pour les emplois ne fait pas honneur à un homme d'État, et le rend peu agréable au peuple. Il ne doit pas non plus les rejeter quand le public l'y appelle par un choix légitime ; qu'alors il les accepte volontiers, quand même elles paraîtraient inférieures à son rang et à sa réputation, et qu'il les exerce avec le plus grand soin possible. (813d) Il est juste qu'après avoir été honoré par les grandes places, il honore aussi tes, moindres. Celui qui a exercé les emplois supérieurs, tels que ceux de général à Athènes, de prytane à Rhodes, de béotarque dans la Béotie, et qui, par sa modération, a tempéré l'éclat de ces magistratures suprêmes, doit relever la dignité et la considération des emplois moins importants. C'est le moyen de n'être ni méprisé dans les uns, ni envié dans les autres.

A quelque magistrature que vous soyez appelé, il ne vous suffit pas d'avoir présent à l'esprit ce que Périclès se disait en prenant sa robe de magistrat : (813e) Songe, Périclès, que tu commandes à des hommes libres, à des Grecs, à des Athéniens. Il faut encore vous dire à vous-même : Tu commandes, et tu es sujet. Tu gouvernes une ville soumise à des proconsuls, à des lieutenants de l'empereur. Ce ne sont plus ces campagnes si fertiles, ce n'est plus l'ancienne ville de Sardes, ni la puissance autrefois si redoutable des Lydiens. Il faut être vêtu avec moins de faste, élever ses regards du tribunal sur le prétoire, et ne pas trop vous confier dans la couronne que vous portez, en voyant


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au-dessus de votre tête les brodequins des magistrats romains. Imitez les acteurs, (813f) qui, en jouant leur rôle, font les gestes, les mouvements, et prennent les attitudes qu'ils veulent, mais qui obéissent exactement à leur directeur et se renferment avec fidélité dans les bornes qui leur ont été prescrites par celui qui distribue les rôles. Aujourd'hui, les fautes commises dans l'administration sont punies, non par des sifflets ou par des railleries, mais par la hache,

« Ce terrible vengeur qui fait tomber les têtes, »

comme il est arrivé chez vous à Pardalas (53), pour avoir franchi les bornes de son pouvoir. Un autre, relégué dans une île, est, comme dit Solon,

« Devenu Sicinite ou Pholégandrien (54),
(814a)  Au lieu d'être habitant de la ville d'Athènes. »

Nous rions quand nous voyons des enfants vouloir chausser, dans leurs jeux, les souliers de leurs pères, ou essayer leurs couronnes. Mais les magistrats qui conseillent imprudemment aux peuples d'imiter les belles actions, les traits de courage et les entreprises de leurs ancêtres, lorsque leur situation et leurs forces ne le permettent plus, leur inspirent une fierté déplacée et leur font faire des démarches ridicules dont ils finissent par se repentir, à moins qu'on ne les méprise assez pour n'en tenir aucun compte. Il est bien d'autres actions des anciens (814d) Grecs à proposer aux modernes pour former ou corriger leurs mœurs. Par exemple, on peut rappeler aux Athéniens, non les exploits guerriers de leurs pères, mais le décret d'amnistie publié après l'expulsion des


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trente tyrans (55) ; l'amende imposée au poète Phrynicus, pour sa tragédie de la prise de Milet (56); les couronnes dont ils se parèrent quand Cassandre eut rebâti les murs de Thèbes (57) ; l'expiation qu'ils firent faire dans une assemblée générale lorsqu'ils eurent appris la manière cruelle dont les Argiens avaient fait périr quinze cents de leurs concitoyens (58); enfin la réserve qu'ils eurent de ne pas entrer dans la maison d'un nouveau marié, en faisant partout des recherches sur l'argent d'Harpalus. C'est par des traits semblables qu'ils peuvent encore aujourd'hui (814c) imiter leurs ancêtres. Pour les éloges des batailles de Marathon, d'Eurymédon, de Platée et de tous 


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ces autres exploits qui ne sont propres qu'à enfler le courage de la multitude et à lui inspirer une inutile fierté, il faut les abandonner aux écoles des sophistes.

Un homme d'Etat doit non seulement se mettre, lui et sa patrie, à l'abri de tout reproche de la part du souverain dont il dépend, mais encore se ménager auprès de lui l'amitié de quelqu'un des grands qui ont le plus de crédit, et qui soit comme l'appui et le soutien de son administration. C'est ainsi que les Romains obligent avec zèle leurs amis dans toutes les affaires qu'ils ont ; elles avantages qu'on retire de ces amitiés précieuses, il est honorable de les faire servir au bonheur public, comme Polybe et Panétius (814d) profitèrent de la bienveillance de Scipion pour rendre de grands services à leur patrie (59) . Quand Auguste se fut rendu maître d'Alexandrie, il entra dans la ville en tenant Arius par la main, ne parla qu'à lui seul parmi ceux de sa suite, et dit aux Alexandrins, qui s'attendaient à être traités avec la dernière rigueur et sollicitaient leur grâce, qu'il leur pardonnait d'abord à cause de la grandeur et de la beauté de leur ville, en second lieu, par égard pour Alexandre, leur fondateur, et enfin par amitié pour Arius. Peut-on mettre en comparaison avec de tels bienfaits ces commissions lucratives, ces gouvernements de provinces que quelques administrateurs sollicitent avec tant d'ardeur qu'ils vieillissent quelquefois aux portes des grands dans des cours étrangères, tandis qu'ils abandonnent leurs affaires domestiques? (814e) Euripide a-t-il tort de dire que s'il faut veiller et se rendre le courtisan assidu d'un prince étranger, c'est pour sa patrie qu'il est beau de le faire? Il est vrai qu'on ne doit jamais contracter


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ces sortes d'amitiés qu'à des conditions justes et légales.

Mais un homme d'État, en maintenant dans sa patrie la soumission au prince, (814f) ne doit pas s'entendre avec lui pour la réduire à une plus grande dépendance, et après avoir, comme on dit, lié la jambe, mettre encore la chaîne au cou, à l'exemple de certains administrateurs qui, en renvoyant à la décision des princes toutes les affaires grandes et petites, réduisent leur ville à une servitude déshonorante, ou plutôt la privent de toute forme de gouvernement en la rendant timide, pusillanime et incapable de rien faire. Ceux qui ont pris l'habitude de ne manger et de ne prendre des bains que sur l'ordre du médecin, n'usent pas de leur santé autant qu'ils le pourraient ; de même les administrateurs qui, pour chaque décret, pour chaque résolution, pour chaque grâce, pour chaque affaire publique, s'en rapportent au jugement du prince, le rendent plus maître d'eux (815a) qu'il ne le voudrait lui-même. Cela vient ordinairement de l'avarice et de l'ambition des principaux citoyens, qui, en opprimant leurs inférieurs, les obligent de recourir au souverain, ou qui eux-mêmes, ne voulant pas céder dans leurs rivalités mutuelles, invoquent une autorité supérieure, et par là font perdre au Sénat, au peuple, aux tribunaux et aux magistrats tout ce qui leur restait de pouvoir. Il faut donc, en contenant les simples particuliers par l'égalité et les citoyens puissants par des complaisances, terminer les affaires sur les lieux mêmes, (815b) appliquer aux maux politiques des remèdes doux et salutaires, préférer d'avoir le dessous parmi ses concitoyens, plutôt que de l'emporter en opprimant son pays et en détruisant ses lois, et représenter à chacun de ses rivaux en particulier tous les maux que cause l'ambition. Aujourd'hui, par une conduite aussi honteuse que nuisible, pour ne pas céder à des concitoyens, à des voisins ou à des collègues, on porte toutes les affaires aux orateurs et aux avocats de Rome.


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Les médecins cherchent à attirer à la surface du corps les maladies internes qu'ils ne peuvent entièrement guérir. Mais, au contraire, un administrateur, s'il ne peut préserver totalement sa ville de troubles et de dissensions, fera du moins en sorte de les y contenir et d'empêcher qu'ils n'éclatent au dehors. Il aura soin de cacher ces maux internes et de travailler à leur guérison sans recourir à des médecins et à des remèdes étrangers. Il doit avoir constamment pour but la sûreté publique, (815c) et se défendre, comme je l'ai déjà dit, de ces mouvements emportés et tumultueux qu'inspire un vain désir de gloire. Mais son zèle doit être accompagné

« De cette généreuse et noble confiance
Qui des vrais citoyens peut faire des héros,
Lorsque de leur patrie embrassant la défense, »

 ils combattent ses ennemis et luttent contre les conjonctures périlleuses on elle se trouve. Il ne suffit pas qu'il n'excite point de tempêtes; il faut que lorsqu'elles surviennent, loin d'abandonner son pays (815d) ou d'y causer des mouvements dangereux, il lui porte tous les secours possibles, et que son courage soit pour sa patrie, comme l'ancre sacrée, une dernière ressource dans les grands périls, tels que ceux où se trouva Pergame sous Néron, depuis peu les Rhodiens sous Domitien, et les Thessaliens, du temps d'Auguste, pour avoir brûlé vif Pétréus (60).

C'est alors qu'un véritable homme d'État, loin de craindre, de s'effrayer et d'accuser les autres pour se tirer lui-


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même du danger, va en ambassade ou s'embarque, et est le premier non seulement à dire :

« De ce meurtre, Apollon, nous sommes tous coupables ;
Touché de cet aveu, faites cesser nos maux;  »

mais lors même qu'il n'a point eu part aux fautes du peuple, il est tout disposé à en partager les périls. Outre qu'une telle conduite est pleine de noblesse, souvent la vertu et la grandeur d'âme d'un seul homme excitent une telle admiration, qu'elles apaisent la colère d'un roi contre tout un peuple, et qu'elles détournent les maux dont il était menacé. C'est ainsi qu'un roi de Perse en agit envers deux jeunes Spartiates, Bulis et Sperchis (61), et Pompée à l'égard de Sthénon. Ce général romain voulait punir sévèrement la révolte des Mamertins ; (815f) mais Sthénon lui représenta qu'il ne serait pas juste de faire périr plusieurs innocents pour un seul coupable ; que c'était lui qui avait porté la ville à se révolter, en employant la persuasion auprès de ses amis, et la violence contre ses ennemis. Pompée, touché de cette démarche généreuse, fit grâce à la ville, et traita Sthénon avec bonté. Un hôte de Sylla se conduisit avec la même générosité ; (816a) mais n'ayant pas trouvé un général aussi humain que Pompée,


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il se livra volontairement à une mort glorieuse. Sylla s'étant rendu maître de Préneste, condamna à mort tous les habitants, à l'exception de son hôte, qu'il épargna par respect pour les liens de l'hospitalité. Mais cet homme lui dit qu'il ne voulait pas devoir la vie au meurtrier de sa patrie ; et, s'étant jeté au milieu de ses concitoyens, il se fit massacrer avec eux.

Prions les dieux qu'ils nous préservent de ces temps malheureux, et espérons-en de meilleurs. Au reste, regardons comme une chose sacrée et respectable toute magistrature et celui qui l'exerce. Or, la concorde et l'amitié des magistrats les uns pour les autres honorent et relèvent bien plus la magistrature que les couronnes et la pourpre. (816b) Mais il est des magistrats qui, s'étant liés d'amitié avec les compagnons de leur jeunesse ou de leurs premières armes, les regardent comme leurs ennemis dès qu'ils leur sont associés au gouvernement; et par là ils donnent nécessairement dans l'un de ces trois écueils : ou ils les traitent comme des égaux, et alors ils sont en rivalité avec eux; ou ils les croient au-dessus d'eux, et ils leur portent envie ; ou ils les regardent comme leurs inférieurs, et ils les méprisent. Ils devraient, au contraire, ménager ceux qui sont au-dessus d'eux, relever leurs inférieurs, honorer leurs égaux, et s'attacher à tous comme à des amis qu'ils ont acquis, non à table et le verre à la main, mais dans la société de l'administration et par une suite de cette affection filiale que nous avons tous pour la patrie. (816c) Scipion fut blâmé par les Romains, pour n'avoir pas invité son collègue Mummius au festin qu'il donna pour la dédicace du temple d'Hercule ; car, encore qu'ils ne fussent pas amis, il devait, dans une pareille occasion, honorer la magistrature dans la personne de son collègue. Puis donc que Scipion, homme si admirable d'ailleurs, fut soupçonné de hauteur pour une omission en soi peu importante, un magistrat qui cherchera à rabaisser la di-


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gnité de son collègue et à ternir l'éclat de ses belles actions, ou qui, par arrogance et par fierté, (816d) voudra tout s'attribuer à son préjudice, pourra-t-il passer pour un homme juste et modéré ? Je me souviens que dans ma jeunesse je fus envoyé, moi second, en ambassade vers le proconsul, et mon collègue étant,  je ne sais par quel motif, resté en chemin, je continuai seul ma route et je remplis ma commission. A mon retour, comme je me disposais à rendre compte de mon ambassade, mon père m'avertit de prendre garde de tout attribuer à moi seul, et de dire : Je suis allé, j'ai parlé; mais nous sommes allés, nous avons parlé; et dans tout le reste d'associer toujours mon collègue au récit que je ferais. Cette conduite, (816e) outre qu'elle est honnête et agréable, met à l'abri de l'envie une gloire qui blesse toujours. Aussi les grands généraux ont-ils soin de faire honneur de leurs succès à la Fortune et à leur bon génie. Timoléon, après avoir détruit la tyrannie en Sicile, éleva un temple à la Fortune. Python, dont les Athéniens admiraient et vantaient la bravoure, lorsqu'il eut tué le roi Cotys, leur dit : C'est un dieu qui l'a fait périr, j'ai seulement prêté ma main (62). Quelqu'un disait à Théopompe, roi des Lacédémoniens, que Sparte se soutenait par le talent que ses rois avaient pour commander. Non, répondit-il, c'est plutôt parce que les citoyens y savent obéir.

(816f) Ces deux choses, le commandement et l'obéissance, se soutiennent l'une par l'autre. Mais la plupart des gens croient que le but de la science politique est de faire que les citoyens soient bien commandés. Dans chaque ville le nombre de ceux qui obéissent est beaucoup plus grand que celui des magistrats qui gouvernent ; dans un gouvernement populaire surtout on ne commande à son tour


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que passagèrement, et tout le reste du temps on est commandé. C'est donc un apprentissage aussi honorable qu'utile pour le gouvernement que d'obéir à ceux qui ont l'autorité en main, quoiqu'ils nous soient inférieurs en puissance et en gloire. Les premiers acteurs tragiques, tels qu'un Théodore, un Polus, marchent bien souvent après un mercenaire qui n'a que trois mots à dire, et lui parlent avec le plus grand respect, parce qu'il porte le sceptre (817a) et le diadème. Après cela, ne serait-il pas absurde que dans des affaires sérieuses, et surtout dans l'administration publique, un homme riche et puissant méprisât un simple particulier pauvre qui a l'autorité en main? Ne serait-ce pas rabaisser la dignité de la république pour faire paraître la sienne, tandis qu'il doit, au contraire, relever l'éclat de la magistrature en l'appuyant de son crédit et de son pouvoir? A Sparte, les rois se levaient devant les éphores ; et lorsqu'un citoyen était mandé par les magistrats, au lieu de se rendre lentement à leurs ordres, il courait précipitamment à travers la place publique, pour montrer au peuple sa prompte obéissance et le plaisir qu'il avait à honorer les magistrats. (817b) Bien différent de ces hommes sottement orgueilleux qui, tout enflés d'un pouvoir dont ils font parade, insultent les juges des prix dans les jeux publics, et les chorèges dans les fêtes de Bacchus, ou se moquent des magistrats et des gymnasiarques. Ils ignorent sans doute qu'il y a souvent plus de gloire à honorer les autres qu'à l'être soi-même. Un homme qui jouit d'un grand crédit dans une ville et qui, par honneur, accompagne un magistrat et lui fait cortège, s'attire beaucoup plus de considération que s'il en était lui-même accompagné. Ou plutôt par l'un il déplaît et excite l'envie; par l'autre, au contraire, il acquiert une véritable gloire fondée sur la bienveillance publique. (817c) Quand on le voit à la porte d'un magistrat, qu'il est le premier à le saluer, qu'en se promenant avec lui il lui


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cède la place d'honneur ; alors, sans rien perdre de sa dignité, il augmente celle de la république. C'est encore une conduite agréable au peuple que de supporter patiemment la colère et les injures de celui qui commande, ou d'y répondre comme fait Diomède :

« C'est à lui que bientôt en reviendra la gloire (63), »

ou comme Démosthène, que dans ce moment il n'est pas simplement Démosthène, mais un thesmothète, un chorège, et qu'il porte une couronne. Il faut en remettre la vengeance à un autre temps. Lorsqu'il sera sorti de charge, nous lui demanderons une réparation convenable, ou nous aurons gagné, en différant, que notre colère sera passée.

(817d) Un homme qui a du crédit et des lumières doit le disputer à quelque magistrat que ce soit en zèle et en prévoyance pour le bien public, et, si le magistrat est un homme de bon sens, s'ouvrir à lui des projets utiles qu'il a conçus, lui donner les moyens de les exécuter et d'acquérir de la gloire en faisant le bien de la république. Mais si, par paresse, par lenteur ou par malignité, le magistrat reste dans l'inaction, alors il faut que l'administrateur s'adresse directement au peuple, et lui fasse part de ses desseins, au lieu de dissimuler et de trahir l'intérêt public, sous prétexte qu'il n'appartient pas à d'autre qu'à celui qui gouverne de s'ingérer dans l'administration ; car la loi donne toujours (817e) la première place dans le gouvernement à celui qui se conduit avec justice et qui connaît les vrais intérêts de l'État. C'est ainsi que Xénophon dit de lui-même : « Il y avait dans l'armée un Athénien, nommé Xénophon, qui n'était point général et n'avait


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même aucun grade.» Mais comme il reconnut ce que les circonstances exigeaient, et qu'il était capable de l'exécuter, il prit le commandement de l'armée, et sauva les Grecs. Un des plus illustres exploits de Philopémen fut que sur la nouvelle qu'Agis s'était emparé de Messène, et que le général des Achéens, retenu par la crainte, refusait d'aller au secours de la ville, lui, sans attendre l'ordre du conseil, il se mit à la tête des plus déterminés et reprit Messène. Il est vrai (817f) que ce n'est pas pour des affaires communes et peu importantes qu'il faut introduire des nouveautés, mais pour des objets de nécessité, comme fit alors Philopémen, ou pour des actions très avantageuses, comme Épaminondas, qui se prorogea dans la dignité de béotarque quatre mois au delà du terme prescrit par la loi, et profita de cette prolongation pour entrer à main armée dans la Laconie et rétablir Messène, Alors, si l'on est blâmé ou accusé, on aura à alléguer pour sa justification la nécessité des circonstances, ou, pour dédommagement du péril qu'on aura couru, la grandeur et la beauté de l'entreprise.

Jason, le tyran de Thessalie, avait coutume de dire, lorsqu'il faisait violence à quelqu'un, (818a) qu'il fallait bien faire de petites injustices pour rendre justice dans les grandes choses. On voit sans peine au premier coup d'œil que c'est la maxime d'un tyran. Une règle plus conforme à la saine politique, c'est que, pour faire plaisir à la multitude, il faut ne pas voir des fautes légères, afin de pouvoir lui résister lorsqu'elle veut donner dans des écarts plus considérables. Un administrateur exact et sévère, qui ne veut jamais céder ni se relâcher sur rien, et qui se montre toujours dur et inflexible, accoutume le peuple à résister à son tour, et à disputer avec lui d'opiniâtreté.

« Il doit donc à propos lâcher le gouvernail
Pour pouvoir éviter l'effort de la tempête, »


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(818b) soit en usant d'indulgence et se prêtant même de bonne grâce à leurs plaisirs dans les sacrifices, dans les jeux et aux théâtres; soit en fermant les yeux et les oreilles sur bien des choses, comme on le fait dans les familles sur les fautes des enfants. Par là, le droit qu'il a de les reprendre avec franchise conserve toute sa force et toute sa vigueur pour les occasions importantes, et la confiance qu'on a en lui rend ses représentations plus efficaces. Alexandre ayant su que sa sœur avait eu commerce avec un jeune homme (818c) d'une grande beauté, il n'en témoigna aucune indignation, et dit qu'il fallait bien qu'elle partageât un peu les droits de la royauté ; indulgence, au reste, qui n'était ni honnête ni convenable à son rang ; car il ne faut pas regarder comme un privilège de l'autorité ce qui en est la honte et la ruine. Ainsi un administrateur ne souffrira jamais que le peuple insulte les particuliers; il ne leur accordera aucune confiscation de biens, aucune distribution de deniers publics. Il s'opposera même de tout son pouvoir à de pareils désirs, et emploiera tour à tour pour les combattre les conseils, la persuasion et les menaces ; bien différent en cela de Cléon, qui les nourrissait, les irritait même dans la populace d'Athènes, et fit ainsi naître dans la ville, suivant l'expression de Platon, un essaim de frelons qui en dévoraient toute la substance.

Si cependant, à l'occasion d'une fête particulière au pays ou des honneurs qu'on rend à quelque divinité, le peuple désire un spectacle, une légère distribution, ou toute autre faveur que l'humanité même sollicite pour lui, (818d) il faut alors le laisser jouir de sa liberté et de son opulence. L'administration de Périclès et celle de Démétrius de Phalère en offrent plusieurs exemples. Cimon orna la place publique de promenades plantées de platanes. Pendant la conjuration de Catilina, Caton voyant que César cherchait à soulever la populace de Rome, et qu'il y avait à craindre des nouveautés dangereuses, il


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persuada au Sénat de faire une distribution d'argent aux pauvres citoyens. Cette largesse apaisa le peuple et prévint la sédition. Un médecin, (818e) après avoir tiré à son malade beaucoup de mauvais sang, lui donne un peu de bonne nourriture ; de même un sage administrateur, après avoir refusé au peuple une grâce importante qui lui eût fait du tort ou du déshonneur, le console par quelque légère libéralité, et prévient ses plaintes et ses murmures.

Il est bon aussi de faire changer d'objet à ses désirs, en les tournant vers des choses utiles; c'est ce que fit Démade, pendant qu'il avait l'intendance des revenus publics. Le peuple d'Athènes voulait envoyer une flotte au secours de ceux qui s'étaient révoltés contre Alexandre, et il ordonnait à Démade de fournir de l'argent pour cette expédition: Il est tout prêt, leur dit-il ; j'en ai fait provision pour vous distribuer (64)  aux bacchanales, une demi-mine (65) par tête. Si vous aimez mieux les employer à un autre usage, usez de votre bien  (818f) comme il vous plaira. Le peuple, pour ne pas perdre cette distribution, ne pensa plus à la flotte, et par ce moyen Démade empêcha qu'ils n'encourussent l'indignation d'Alexandre.

Il est bien des projets nuisibles qu'il serait impossible de rompre directement ; et alors il faut user d'adresse et de détour, (819a) comme fit Phocion lorsque les Athéniens lui ordonnèrent d'entrer hors de saison dans la Béotie. Il fit publier sur-le-champ que tous les citoyens, depuis l'âge de puberté jusqu'à celui de soixante, eussent à le suivre ; et comme les plus vieux se récriaient contre un pareil ordre : De quoi vous plaignez-vous, leur dit-il, ne serai-je pas à votre tête, moi qui ai plus de quatre-vingts ans ? C'est ainsi


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qu'on peut empêcher des ambassades déplacées, en y faisant nommer les personnes les moins propres; arrêter des bâtiments inutiles, en mettant une contribution sur les citoyens ; prévenir des procès odieux, en obligeant les parties d'aller les suivre à des tribunaux éloignés. (819b) En général, il faut charger de ces commissions ceux qui les proposent les premiers, et qui pressent le peuple de les ordonner. S'ils s'y refusent, ils paraîtront renoncer eux-mêmes à leur projet ; s'ils acceptent, ils supporteront une partie de la peine.

Lorsqu'il sera question d'une affaire importante et qui demandera beaucoup de peine et de travail, choisissez, autant qu'il sera possible, ceux de vos amis qui ont le plus de probité, et, dans ce nombre, ceux qui sont d'un caractère plus doux. Ils vous résisteront moins et vous seconderont mieux, parce qu'ils auront de la prudence sans opiniâtreté. Mais il faut qu'un administrateur connaisse ses facultés, et que, sachant à quoi il est moins propre, il choisisse pour coopérateurs, non ceux qui lui ressemblent, (819c) mais ceux qui ont plus de capacité. Ainsi, quand Diomède est chargé d'aller reconnaître le camp des ennemis, il prend pour second, non le plus brave de l'armée, mais le plus prudent. Par là les actions des uns et des autres sont compensées ; et comme ils tendent à la gloire par des vertus et des qualités différentes, il n'y a point entre eux de jalousie. S'agit-il de plaider une cause ou d'aller en ambassade, si vous n'avez pas le talent de la parole, associez-vous avec un homme éloquent, comme Pélopidas choisit Épaminondas (66). Si votre fierté naturelle vous rend peu propre à traiter avec une multitude, comme était le Spartiate Callicratidas (67), prenez un homme adroit et qui


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sache s'insinuer dans les esprits. Êtes-vous faible de corps et peu fait pour les travaux pénibles, choisissez un homme robuste et laborieux, comme Nicias prit (819d) Lamachus (68). Géryon ne faisait de si grands prodiges que parce qu'il avait un grand nombre de mains, de pieds et d'yeux qui étaient dirigés par une seule âme. Des hommes d'État qui agissent d'intelligence peuvent aussi faire servir à l'utilité commune, non seulement leurs qualités physiques, mais encore leur fortune, leur capacité et leurs vertus. Ils auront dans leurs entreprises plus de succès qu'un seul homme, quelque talent qu'il eût, ne pourrait en obtenir. Les Argonautes, pour avoir abandonné Hercule, furent obligés de recourir à une femme (69), et de devoir à ses charmes magiques la conquête de la Toison d'Or et leur propre conservation.

(819e) Il y a des temples où il n'est permis d'entrer qu'après avoir quitté l'or qu'on a sur soi; on ne porte du fer dans presque aucun. Or, la tribune est un autel commun à Jupiter, protecteur des conseils et des villes, à Thémis et à la justice. Il faut, en y entrant, nous dépouiller de l'avarice et de l'amour de l'argent, comme d'un fer gâté par la rouille et qui souillerait notre cœur, reléguer ces vices chez les cabaretiers et les banquiers, nous en éloigner nous-mêmes le plus qu'il est possible, et regarder tout homme qui s'enrichit dans une administration publique comme un sacrilège qui vole sur l'autel, dans les tombeaux, dans la bourse de ses amis, et se rend coupable de trahisons et de parjures ; comme un conseiller inique, comme un juge infidèle à son serment, comme un magistrat corrompu, un homme enfin souillé par tous les vices.


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Je n'ai pas besoin d'en dire davantage (819f) sur cet objet.

L'ambition, plus honorable en apparence que l'avarice, n'est pas une peste moins dangereuse pour un État. Comme elle est le partage, non des caractères lâches et vils, mais des âmes fortes et vigoureuses, elle a naturellement de l'audace; et souvent, (820a) exaltée encore par les louanges de la multitude, elle se livre à ses désirs avec une ardeur effrénée que rien ne peut maîtriser. Platon veut qu'on accoutume les enfants dès leur bas âge à s'entendre dire qu'ils ne doivent ni porter des ornements d'or, ni même en posséder, parce qu'ils en ont d'autres qui sont inhérents à leur âme. Il désigne sans doute les vertus qui leur sont transmises avec le sang. Arrêtons ainsi notre ambition, en nous disant à nous-mêmes que nous possédons une richesse incorruptible et pure, que ni l'envie ni la médisance ne peuvent ternir : c'est-à-dire l'honneur, qui s'accroîtra de plus en plus par le souvenir des belles actions que nous aurons faites (820b) dans notre administration ; que par conséquent, nous n'avons pas besoin de ces honneurs que procurent le pinceau d'un peintre, le ciseau d'un sculpteur, ou le moule d'un artiste, et dans lesquels ce qu'on estime le plus ne nous appartient pas. Car les statues d'un trompette et d'un satellite sont louées, non pour la personne qu'elles représentent, mais pour l'artiste qui les a faites (70). Caton ne voulut pas de statue, quoique de son temps Rome en fût remplie. Il aimait mieux, disait-il, qu'on demandât pourquoi on ne lui en avait pas dressé, que d'entendre demander pourquoi on lui en avait érigé une (71). Ces sortes de distinctions exci-


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tent l'envie, et le peuple sait gré à ceux à qui elles n'ont pas été décernées. Il n'aime pas, au contraire, ceux qui les ont reçues, parce qu'ils ont l'air d'avoir exigé cette récompense (820c) de leur travail. Un pilote qui, après avoir évité les Syrtes d'Afrique (72), vient échouer au port, perd tout le fruit de ce premier avantage. De même celui qui a conservé ses mains pures en maniant les revenus publics et les trésors de l'État, et qui ensuite veut dominer dans les tribunaux ou dans le Prytanée, se brise contre un écueil plus élevé, mais il n'en fait pas moins naufrage. Il serait bien plus avantageux, non seulement de ne pas rechercher ces sortes d'honneurs, mais de s'y refuser et de les fuir.

Il est vrai qu'on ne peut pas toujours (820d) rejeter un témoignage de bienveillance que le peuple veut donner à un administrateur qui combat dans l'arène du gouvernement, comme dans les jeux sacrés, non pour des récompenses mercenaires, mais pour des couronnes honorables. Alors il faut se contenter d'une inscription, d'un tableau, d'un décret public, ou d'une branche d'arbre, comme Épimenide en reçut une de l'olivier de la citadelle, lorsqu'il eut purifié la ville d'Athènes (73). Anaxagoras refusa


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tous les honneurs qu'on voulait lui décerner; il demanda seulement que le jour de sa mort, les écoliers eussent congé. Les sept Perses qui firent périr les mages obtinrent pour eux et pour leurs descendants de porter la tiare penchée sur le devant de la tête : c'était (820a) le signal dont ils étaient convenus entre eux pour l'exécution de leur complot (74). Pittacus se contenta aussi d'une récompense modeste. Ses concitoyens lui ayant permis de prendre d'un territoire qu'il avait conquis autant qu'il en voudrait, il n'en prit que l'espace parcouru par un trait qu'il avait lancé lui-même. Le Romain Coclès eut autant de terrain qu'il pourrait en labourer en un jour, et il était boiteux. Ces sortes d'honneurs pour être durables, comme ceux que je viens de rapporter, doivent être le témoignage et non la récompense d'une belle action. Les trois cents statues élevées à Démétrius de Phalère (820f) n'eurent pas le temps d'être altérées par la rouille ou par l'humidité ; elles furent renversées de son vivant (75). Celles de Démade furent


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fondues, et on en fit des vases destinés aux usages les plus vils. Tel a été le sort de la plupart de ces distinctions que leur excès, autant que la méchanceté de ceux à qui on les avait décernées, rendaient enfin odieuses. La simplicité en est la sauvegarde la plus sûre. Quand elles sont démesurément grandes, semblables aux statues qui manquent de proportion, elles sont bientôt renversées.

Je donne ici le nom d'honneurs à ces sortes de distinctions, pour me conformer, comme dit Empédocle, à l'expression impropre du vulgaire. Mais un administrateur vertueux ne négligera (821a) pas le véritable honneur fondé sur la bienveillance du public et sur le souvenir de ses services. Il ne doit pas non plus mépriser la gloire, et fuir, comme le voulait Démocrite, ce qui peut le rendre agréable à ses concitoyens. Les écuyers et les chasseurs ne repoussent pas les caresses de leurs chevaux et de leurs chiens ; il leur est utile et agréable d'inspirer à ces animaux, qui vivent, pour ainsi dire, avec eux, une affection pareille à celle que Lysimaque éprouva de la part de son chien (76), et celle que dans Homère les chevaux d'Achille témoignent à Patrocle. Je crois que les abeilles s'en trouveraient mieux (812b) si, au lieu de piquer et d'irriter ceux qui en prennent soin, elles s'en laissaient familièrement approcher et les caressaient, au lieu qu'on emploie la fumée pour les éloigner, comme on dompte avec le mors les chevaux farouches, comme on attache les chiens sujets à s'enfuir. Mais rien n'apprivoise et n'adoucit tant l'homme que la confiance qu'il a dans l'affection qu'on lui porte, et l'opinion qu'il a conçue de la bonté et de la justice de


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ceux qui le conduisent. Aussi Démosthène a-t-il raison de dire que rien ne garantit mieux les villes contre les tyrans que la méfiance. C'est par la confiance que notre âme se laisse prendre plus facilement. Le don de prophétie que Cassandre avait reçu était inutile à ses concitoyens, qui n'ajoutaient aucune foi à ses prédictions. Aussi disait-elle :

« Dieu permet qu'aux Troyens mon esprit prophétique
(821c) Ne soit d'aucuns secours: quand ils sont malheureux,
Ils semblent m'écouter, je suis sage a leurs yeux ;
Lorsqu'ils ne souffrent plus, ils me traitent de folle. »

Mais la bonne opinion qu'Archytas et Battus (77) firent concevoir d'eux, et la confiance qu'ils inspirèrent, furent très utiles à leurs concitoyens. Aussi le premier et le plus grand bien qui résulte de la réputation d'un administrateur, c'est que la confiance publique lui ouvre une voie facile à tout ce qu'il veut entreprendre. Le second, que l'amitié et la bienveillance du peuple est pour les gens de bien un rempart assuré contre les envieux et les méchants, dont elle arrête les mauvaises intentions,

« Comme une mère veille au sommeil de l'enfant,
Et le met à l'abri d'une mouche importune. »

Elle sait que l'homme privé, pauvre et obscur, égale en puissance le noble opulent et élevé en dignité. (821d) En un mot, quand la vertu et l'amour de la vérité se trouvent joints à cette bienveillance publique, ils sont comme des vents favorables pour ceux qui aspirent au gouvernement.

Considérez dans les exemples suivants ce que produit une disposition contraire dans l'esprit du peuple. Les


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Italiens ayant pris la femme et les enfants de Denys, ils en abusèrent indignement; et après les avoir fait mourir, ils brûlèrent leur corps et jetèrent les cendres dans la mer (78). (821e) Au contraire, un roi de la Bactriane nommé Ménandre, qui régnait avec beaucoup de modération, étant mort dans son camp, les villes de ses États firent ses funérailles en commun ; elles se disputèrent les restes de son corps, et ce ne fut qu'après de longs débats qu'elles convinrent enfin d'en emporter chacune une portion égale, et de bâtir autant de monuments pour les y renfermer. Les Agrigentins, délivrés de la tyrannie de Phalaris, arrêtèrent par un décret public, que désormais aucun citoyen ne porterait une robe de couleur bleue, parce que c'était la couleur des satellites du tyran. Les Perses (821f) aiment ceux qui ont le nez aquilin, et les regardent comme les plus beaux hommes, parce que Cyrus avait le nez de forme aquiline. L'amour le plus puissant et le plus sacré est celui que les villes et les peuples ont conçu pour le citoyen vertueux. Les autres témoignages de bienveillance qu'on appelle honneurs, que la multitude décerne à ceux qui lui font des largesses, qui lui procurent des spectacles et des combats de gladiateurs, ressemblent aux caresses des courtisanes. Le peuple sourit toujours à ceux qui lui donnent et qui flattent ses goûts; mais la gloire qu'ils en retirent est éphémère et se flétrit aussitôt.

Celui qui a dit que « le premier qui fit des largesses au peuple avait trouvé le moyen de le détruire, » comprenait très bien que la multitude s'affaiblit en recevant des dons,


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(822a) et qu'elle perd toute son autorité. Mais ceux qui la corrompent par ces libéralités doivent savoir aussi qu'en achetant ses suffrages à si haut prix, ils lui inspirent plus de confiance en ses forces, et lui font croire qu'il est en son pouvoir d'ôter et de donner ce qu'ils estiment le plus. Ce n'est pas qu'un administrateur doive user d'une sordide économie dans les libéralités autorisées par la loi, quand ses facultés le permettent. Le peuple conçoit bien plus de haine contre un riche qui ne donne rien, que contre un pauvre qui prend sur les revenus publics, parce qu'il excuse l'un sur la nécessité, (822b) et qu'il taxe l'autre d'une fierté dédaigneuse. Je voudrais donc premièrement que ces largesses fussent gratuites, elles exciteraient bien plus l'admiration et l'attachement de la multitude ; en second lieu, qu'elles eussent toujours un prétexte honnête, comme de rendre honneur à quelque divinité ; motif qui inspire au peuple des sentiments de religion. Il conçoit une grande idée de la puissance et de la majesté des dieux quand il voit les personnes qu'il estime et qu'il honore le plus, faire éclater avec tant d'empressement leur générosité en l'honneur de ces êtres suprêmes. Platon défend aux jeunes gens (822c) qui apprennent la musique de s'exercer sur les modes lydien et phrygien, parce que le premier inspire la tristesse et nous fait verser des larmes, et que l'autre nous excite à la volupté (79). Vous de même, bannissez de la ville ces largesses qui provoquent et entretiennent, soit les affections brutales de l'âme, soit ses inclinations molles et corrompues ; ou si vous ne le pouvez entièrement, faites du moins en sorte d'échapper aux désirs du peuple qui vous les demande, et combattez-les de tout votre pouvoir; que les motifs de vos dépenses


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soient toujours honnêtes ; qu'elles aient pour but, ou la nécessité, ou une utilité louable, ou du moins un plaisir raisonnable qui n'ait rien que de modeste et d'innocent.

(822d) Si vos facultés sont médiocres et vous obligent de mesurer, pour ainsi dire, vos dépenses à la règle et au compas, il n'y a point de bassesse à avouer sa pauvreté, à laisser ces dépenses fastueuses à ceux qui peuvent les faire. Gardez-vous d'emprunter pour y fournir et de vous exposer, en les faisant mesquinement, à la pitié et à la risée du public, qui n'ignorera pas que, faute de moyens, vous aurez eu recours ou à des amis que vous importunez, ou à des banquiers qu'il vous faut cajoler. Ainsi ces libéralités, loin de vous attirer de la gloire et du crédit, ne feraient que vous couvrir de honte et de mépris. (822e) Il est utile dans ces occasions de se rappeler les exemples de Lamachus et de Phocion. Les Athéniens demandaient à ce dernier de contribuer aux frais d'un sacrifice ; et comme ils le pressaient vivement : J'aurais honte, leur dit-il, de vous donner et de ne pas payer Dalliclès. C'était un de ses créanciers. Lamachus, dans les comptes de son administration militaire, portait toujours en dépense pour lui une paire de pantoufles et un habit. Hermon le Thessalien refusait les magistratures à cause de sa pauvreté. Le peuple ordonna qu'on lui fournît par mois une mesure de vin (80), et un muid de blé tous les quatre jours. Il n'est pas honteux (822f) d'avouer sa pauvreté ; et un administrateur pauvre n'a pas moins de moyens que ceux qui dépensent beaucoup en banquets et en jeux publics, d'obtenir du crédit et de l'autorité, quand sa vertu lui a mérité la con-


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fiance du peuple et le droit de parler avec franchise.

Il doit dans ces occasions se conduire avec beaucoup île réserve, ne pas descendre dans l'arène pour combattre à pied, comme on dit, contre des gens bien montés, et ne pas disputer avec des gens riches, pour acquérir de la gloire et de la puissance en donnant des jeux publics, des banquets et des fêtes ; mais s'appliquer plutôt à gagner les esprits par sa sagesse, sa grandeur d'âme et son éloquence, (823a) qui non seulement concilient la dignité et le respect, mais encore la grâce et la faveur,

« Préférables cent fois aux trésors de Crésus. »

Un homme de bien n'est ni fier, ni présomptueux. On ne le voit pas, orgueilleux de sa sagesse, et n'approuvant que ce qu'il fait lui-même,

« A ses concitoyens montrer un œil sévère. »

Il est d'un accès facile et se laisse voir librement à tout le monde. Sa maison est toujours ouverte, comme un port et un asile assuré, pour tous ceux qui ont besoin de lui. Il fait paraître son humanité vigilante, non seulement en s'employant pour leurs affaires, mais encore en partageant leur chagrin dans les malheurs qu'ils éprouvent, (823b) et leur joie du bien qui leur arrive. Il n'est ni incommode ni importun à personne, en se faisant suivre au bain d'un trop grand nombre d'esclaves. Il ne fait pas retenir des places au théâtre, et n'étale pas un luxe fastueux fait pour exciter l'envie. Il ne se distingue des autres citoyens ni par son habillement, ni par sa manière de vivre, ni par l'éducation de ses enfants ou la parure de sa femme ; en un mot, il aime à conserver en tout l'égalité populaire. D'ailleurs il donne aux particuliers des conseils salutaires, défend leurs causes sans intérêt, travaille avec douceur à réconcilier les époux et les amis. Il n'emploie pas la moindre partie du jour au barreau et au conseil, occupé


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du gouvernement, pour attirer ensuite à lui, le reste du temps, les affaires et les négociations utiles, (823c) comme le vent Cécias attire les nuées (81) ; mais il a toujours l'esprit tendu aux affaires publiques et regarde l'administration, non comme un prétexte d'oisiveté, opinion qu'en a lé vulgaire, mais comme un ministère et un travail continuels.

C'est par une telle conduite qu'il se conciliera l'affection du peuple, et qu'il lui fera connaître que les flatteries et les amorces des autres sont fausses et trompeuses au prix de sa prudence et de son attention. Les adulateurs de Démétrius ne daignaient pas qualifier les autres princes du nom de rois. Ils appelaient Séleucus le conducteur des éléphants; Lysimaque, (823d) le garde du trésor; Ptolémée, le général de la flotte; Agathocle, le gouverneur des îles. De même, quand le peuple aurait d'abord rejeté un administrateur sage et prudent, il ne tarde pas à reconnaître sa bonté et son amour pour la vérité, et alors il le croit seul digne de gouverner et d'exercer les premières magistratures. Pour les autres, ils disent d'eux que l'un est fait pour donner des jeux, l'autre pour ordonner des festins, un troisième pour présider aux exercices du gymnase. D'ailleurs comme dans les festins dont un Callias ou un Alcibiade font les frais, c'est Socrate qu'on écoute, c'est sur lui seul (823e) que tous Ies convives ont les yeux fixés (82); de même, dans les


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villes bien gouvernées, c'est un Isménias qui fait des distributions d'argent au peuple, c'est un Lichas qui donne les banquets, et un Nicératus qui fournit à la dépense des jeux  (83); mais c'est un Épaminondas, un Aristide, un Lysandre qui sont élevés aux magistratures, qui administrent les affaires et qui commandent les armées. D'après cela, il ne faut pas perdre courage, ni s'étonner de voir ceux qui donnent des spectacles et des festins, et qui ouvrent leur maison à tout le monde, se faire une grande réputation parmi le peuple. Leur gloire est de peu de durée; elle s'évanouit avec les combats des gladiateurs et les jeux de théâtre, sans leur laisser aucune estime ni aucune considération.

(823f) Ceux qui s'entendent au gouvernement des abeilles disent que la ruche où le bourdonnement est le plus fort donne le meilleur essaim. Mais un homme d'État, à qui Dieu a confié le soin d'essaims politiques, regardera comme le plus heureux celui qui sera le plus doux et le plus paisible. Il approuvera assez généralement les lois de Solon, et il s'efforcera de les suivre autant qu'il sera possible. Mais il aura de la peine à comprendre par quel motif ce législateur a ordonné que tout citoyen qui n'aurait pas pris part dans une sédition (824a) serait noté d'infamie (84). Dans un corps malade le rétablissement ne commence point par


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les parties viciées, mais par l'action de celles qui, s'étant conservées saines, reprennent toute leur force et chassent les humeurs qui altéraient sa constitution naturelle. De même, dans un corps politique travaillé d'une sédition qui n'est pas de nature à causer son entière destruction, et qui doit bientôt s'apaiser, il faut que la partie saine des citoyens s'unisse fortement, et ne se sépare jamais. Tout ce qu'il y a de gens sages va se réunir à eux, et leur exemple influe sur les esprits malades. Mais les villes dans lesquelles la dissension est générale sont entièrement détruites, à moins qu'il ne survienne (824b) du dehors quelque puissance qui les réprime, et que des maux inévitables ne les forcent d'être sages. Ce n'est pas que dans une sédition il faille rester insensible et indifférent, et se faire honneur de vivre heureux et tranquille, sans partager les troubles publics, en se réjouissant même de la folie des autres. C'est alors surtout qu'il faut chausser le cothurne de Théramène (85), et chercher à concilier les deux partis, sans en adopter aucun. Par ce moyen ni l'un ni l'autre ne vous regarderont comme indifférent, parce que vous ne les offenserez pas ; ils vous croiront au contraire également porté pour les deux et disposé à les secourir. On ne vous portera pas envie de ce que vous ne partagez point (824c) le malheur commun, parce que vous aurez l'art de compatir au sort des deux partis.


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Mais il est encore plus important de prévenir les séditions, et c'est là le plus grand effet et comme le chef-d'œuvre de la science politique. Les plus grands biens dont les villes puissent jouir sont la paix, la liberté, l'abondance, la population et la concorde. Or, elles n'ont pas besoin d'administrateurs habiles pour leur assurer la paix, aujourd'hui que les guerres des Grecs entre eux, et celles des Barbares contre la Grèce, sont entièrement assoupies. Nous avons autant de liberté qu'il plaît à nos souverains de nous en laisser ; peut-être ne nous serait-il pas avantageux d'en avoir davantage. Telle est la fertilité de nos campagnes, l'heureuse tempérance des saisons et la fécondité des mères,

(824d) « Qui donnent des enfants semblables à leurs pères, »

qu'un homme sage n'a plus à demander aux dieux pour ses concitoyens que la conservation de leurs enfants. De tous les biens dont nous venons de parler, le seul que l'homme d'État puisse procurer à sa patrie, et ce n'est pas le moindre de tous, c'est de faire régner entre les citoyens la concorde et l'amitié, de bannir entièrement du milieu d'eux les disputes, les dissensions et les inimitiés. Il agira à cet égard comme dans les querelles entre amis; il s'adressera d'abord à la partie qui paraîtra la plus blessée, et aura l'air de partager son offense et son mécontentement ; ensuite il s'appliquera à l'adoucir, à lui prouver qu'en pardonnant les injures on se montre bien supérieur à ceux qui veulent tout ravir de force ; qu'on l'emporte sur eux, (824e) non seulement par la douceur et la bonté, mais encore par le courage et la grandeur d'âme, et qu'en cédant sur de petits objets, on obtient les plus grandes et les plus belles victoires. Enfin, il leur représentera, soit en particulier, soit en commun, l'état de faiblesse où sont maintenant les Grecs ; il leur dira que tout homme raisonnable aimera mieux encore jouir des avantages mé-


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diocres de cette situation et vivre dans l'union et dans la paix, que de s'exposer à des combats dont la fortune ne leur a laissé, dans leur état actuel, aucun dédommagement. En effet, quelle autorité, quelle gloire, quelle puissance pourrait leur procurer la victoire qu'un simple ordre (824f) du proconsul ne puisse détruire ou transférer à un autre? Et quand on serait sûr de les conserver, méritent-ils qu'on se donna tant de soins pour les acquérir?

Le plus souvent les grands incendies ne commencent pas par les édifices sacrés et publics, mais par une lampe qu'on aura négligé d'éteindre dans une maison particulière, ou par de la paille qu'on laisse brûler, et qui, en s'enflammant tout à coup, embrase les bâtiments voisins et cause un désastre public. (825e) De même ce n'est pas toujours par les querelles survenues à l'occasion des affaires publiques que les séditions s'allument dans les villes. Souvent des disputes qui s'élèvent pour des intérêts particuliers, et qui ensuite éclatent dans le public, jettent le trouble dans toute une ville. Rien donc n'est plus digne d'un homme d'Etat que d'y remédier et de faire en sorte qu'elles n'aient point lieu, qu'elles soient bientôt assoupies, qu'elles n'augmentent pas, ou du moins qu'elles ne deviennent pas publiques, et qu'elles restent renfermées dans l'intérieur des maisons. Il doit penser en lui-même et dire aux autres que des débats privés, et en soi peu considérables, excitent des divisions publiques très dangereuses quand on les néglige, (825b) et qu'on n'y apporte pas dès le commencement les remèdes convenables. Ainsi la plus grande sédition qui jamais ait agité Delphes vint d'un particulier nommé Cratès. Orgilaüs, fils de Phalis, était au temple pour épouser sa fille. Pendant la cérémonie, la coupe destinée aux libations s'étant rompue d'elle-même par le milieu, Orgilaiis prit cet accident à mauvais augure, et laissant son épouse, il se retira avec son père, sans achever la cérémonie. Peu de temps après, un jour


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qu'ils offraient un sacrifice, Cratès accusa Orgilaüs et son frère du vol supposé d'un vase d'or dans le temple, et sans avoir été entendus, ils furent précipités du haut d'un rocher; ensuite on fit mourir plusieurs de leurs amis, sans respect pour le temple de la Providence, où ils s'étaient réfugiés. Les Delphiens, las enfin de tant de meurtres, condamnèrent Cratès (825c) à mort avec les complices de la sédition qu'il avait excitée. Leurs biens furent confisqués, comme appartenant à des sacrilèges, et de l'argent qu'on en retira, ils firent construire les temples qui sont dans la ville basse.

Il y avait à Syracuse deux jeunes gens qui vivaient dans lapins intime familiarité. L'un d'eux, en partant pour un voyage, confia à l'autre un jeune homme qu'il aimait, et dont son ami abusa pendant son absence. Le premier en ayant été instruit à son retour, il débaucha, pour se venger, la femme de l'autre. Un des anciens de la ville se rendit au Sénat, et conseilla qu'on les bannît tous les deux de Syracuse avant que leur inimitié remplit la ville de désordres et entraînât sa ruine. On ne suivit pas son conseil ; et la haine de ces jeunes gens (825d) ayant donné lieu à une sédition, ils causèrent de grands maux à Syracuse, et firent changer l'excellente forme de gouvernement qui y était établie. Vous en avez eu un exemple domestique dans la haine de Pardalas contre Tyrrhénus, laquelle, ayant pris sa source dans des motifs particuliers et assez légers, jeta la ville de Sardes dans des divisions et des guerres intestines qui pensèrent causer sa ruine.

Un sage administrateur, au lieu de négliger ses inimitiés particulières, qui, comme les maladies du corps naturel, ont des progrès rapides, doit y remédier de bonne heure et mettre tous ses soins à les réprimer. Cette vigilance fait, suivant le sentiment de Caton, que les grandes querelles ont peu de suites et que les petites se réduisent à rien. Mais il n'est point à cet égard de moyen plus effi-


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cace de persuasion (825e) que de se montrer pacifique dans les querelles personnelles, de se prêter facilement à la conciliation, de persister avec modération dans ses premiers motifs, sans entêtement ni colère, ni aucune autre passion qui puisse mettre de l'aigreur et du ressentiment dans les discussions qu'on ne peut éviter. Dans les gymnases, ceux qui s'exercent aux jeux d'escrime couvrent leurs mains de gantelets, afin que les coups qu'ils se portent soient amortis et qu'un simple exercice ne dégénère pas en un combat sanglant et mortel. Mais dans les différends et les procès qui surviennent entre des citoyens, il ne faut pas employer d'autres armes que les raisons simples de la cause, sans jamais aigrir ni envenimer les affaires, (825f) comme on empoisonne les flèches ; sans irriter ses adversaires par des calomnies, des méchancetés et des menaces qui augmentent le mal, le rendent incurable et le font dégénérer en une division générale et publique. Celui qui, dans ses affaires personnelles, en usera ainsi à l'égard de ses ennemis, trouvera les autres dociles a ses avis ; et quand les causes des inimitiés particulières auront cessé, les disputes occasionnées par les affaires publiques n'auront pas de grandes suites, et ne produiront jamais aucun mal dangereux ou irrémédiable.


(01) Les préceptes pleins de sagesse que ce traité contient sont continuellement appuyés d'exemples qui leur donnent un plus grand poids. Ménémachus les avait demandés à Plutarque, qui, en satisfaisant au désir de ce  jeune homme, a augmenté l'intérêt de son ouvrage par la variété qu'il y a semée. Ces traits d'histoire, répandus dans un traité dont l'objet est assez sérieux, ont le double avantage d'instruire et de plaire, et de soutenir l'attention, qu'une longue suite de préceptes aurait pu fatiguer.

(02)  Le caractère dominant des Carthaginois était la finesse et la ruse, comme dit Cicéron; cette qualité était jointe à une autre qui en est ordinairement très voisine, c'est la duplicité, le mensonge, la mauvaise foi. Elle était si généralement reconnue en eux, qu'elle était passée en proverbe, et qu'on disait, pour désigner la perfidie, une foi carthaginoise. Leur avidité pour le gain, leur habitude continuelle avec des commerçants étrangers, étaient la source de cette inclination à tromper, comme l'observe encore Cicéron dans son second discours contre Rullus. 

(03) Cléon, homme de basse extraction, s'était acquis par la brigue un grand crédit dans l'esprit des Athéniens. Plein de confiance dans son mérite, il portait la hardiesse jusqu'à l'effronterie. Ce caractère, propre à réussir auprès de la multitude, lui fit jouer un grand rôle pendant la guerre du Péloponnèse; ce qui n'empêcha pas Aristophane de le décrier dans plusieurs de ses pièces, et en particulier dans celle qui a pour titre : les Chevaliers.

(04) Plutarque se trompe en l'appelant Julius Drusus; il se nommait M. Livius Drusus, et était sénateur romain. Il fut nomme consul et tribun du peuple. Dans l'intention de rendre au Sénat son ancienne autorité, il porta plusieurs lois, dont l'une accordait le droit de citoyen romain à tous les alliés de la république ; mais cette loi n'eut pas son exécution, et, quel que temps après, il fui tué sans qu'on ait su l'auteur de sa mort, qui arriva l'an 663 de Rome, quatre-vingt-onze ans avant Jésus-Christ.

(05) Agyrrius et Mantile, dont il va être question plus bas, étaient des magistrats fort décriés, et contemporains de Platon, le poète comique, qui florissait vers la quatre-vingt-unième olympiade. Il appartient au premier âge de la comédie grecque.

(06) Les céleustes avaient inspection sur la préparation et la distribution des vivres dans les vaisseaux. Suidas leur attribue autorité sur les soldats et les rameurs, qu'ils animaient de la voix, soit dans la roule, soit dans le combat.

(07) Général athénien contemporain de Timothée, et qui eut de grands succès dans la guerre des alliés.

(08) Orateur athénien dont tous les ouvrages sont perdus.

(09) Pausanias, liv. I, p. 42,dit que les Athéniens, le peuple le plus religieux qui fut jamais, donnèrent les premiers à Minerve le nom d'Erganè,c'est-à-dire ouvrière. Elle avait, sous ce nom, un temple à Lacédémone, suivant le même auteur, qui dit encore que le coq lui était consacré, parce que cet oiseau matinal réveille par ses cris les ouvriers et les rappelle au travail.  A Thespies, on avait placé à côté de sa statue celle de Plutus, pour marquer sans doute que les richesses sont le fruit du travail.

(10)  Ce surnom de Minerve signifie gardienne des villes, attribut sous lequel elle était honorée et avait un temple à Athènes et dans plusieurs autres villes de la Grèce. Pausanias rapporte une cérémonie assez singulière, qui se pratiquait dans celui d'Athènes. Deux jeunes filles nommées canéphores, qui habitaient près du temple, passaient un certain nombre d'années au service de la déesse, après lequel, le jour de la fête, la prêtresse leur mettait sur la tête un fardeau à porter; ni ces filles ni elle-même ne savaient ce qu'il contenait. Elles se rendaient, avec ce dépôt, dans une enceinte voisine d'un temple de Vénus, et descendaient dans un antre formé par la nature, où elles déposaient leur fardeau et en rapportaient un autre, couvert d'un voile comme le premier, et dont elles ignoraient aussi le contenu. Alors elles étaient mises en liberté, et remplacées par d'autres.

(11)  Le mot grec est δίκλοας, qui signifie proprement ces espèces de boursouflures qui se forment dans le fer pendant qu'il est en fusion, et qui le tendent spongieux et mou, ou bien ces pailles qui t'y glissent et qui font qu'il se casse aisément. Plutarque l'a emprunté de Platon.

(12) C'était un ami de Périclès.

(13) Ce n'est pas l'historien de ce nom ; celui-ci était fils de Milésius, et l'un des chefs du parti opposé à Périclès. L'historien qui vivait dans le même temps était fils d'Olore.

(14) out le monde sait quelle fut la fin malheureuse de Nicias et de Démosthène en Sicile, dont l'expédition avait été désapprouvée partout ce qu'il y avait à Athènes de personnes sensées. Nicias avait de bonnes vues, et ne manquait pas de talents; mais il était faible.

(15)  C'était un proverbe qu'on appliquait à ceux qui se trouvaient dans une situation embarrassante. Il n'est pas facile de retenir un loup par les oreilles, parce qu'il les a fort courtes. D'un autre côté, il n'est pas sûr de lâcher un animal aussi dangereux quand une fois on le tient.

(16) C'était surtout par ce moyen que les gens riches de Rome gagnaient la faveur du peuple, el que les hommes les plus corrompus, en achetant ainsi les suffrages de la multitude, parvenaient à se faire préférer pour les charges aux citoyens les plus estimables.

(17) Il s'agissait de la ville d'Athènes, que les Thébains pressaient les Spartiates de détruire, après que Lysandre s'en fut rendu maître. Athènes et Lacédémone étaient, par leur puissance et leur gloire, comme les deux yeux de la Grèce.

(18) Il parlait de l'île d'Égine qui était en face du port de Pirée. Périclès disait qu'elle était comme une tache sur l'œil de ce port, parce que son commerce florissant obscurcissait la gloire du Pirée. 

(19) Cette guerre fut celle que les Athéniens déclarèrent à Antipater aussitôt après la mort d'Alexandre, et qu'un appela la guerre Lamiaque, du nom d'une ville de Thessalie où Antipater perdit une première bataille. Léosthène l'avait fait entreprendre contre l'avis de Phocion: et loin que ce premier succès l'eût fait changer de sentiment, il dit à ceux qui lui demandèrent s'il n'était pas content : Je suis bien aise de ce qui est arrivé, mais je ne me repens point du conseil que j'ai donné.

(20) Les premières brouilleries entre les Athéniens et les Spartiates, qui précédèrent la guerre du Péloponnèse, donnèrent lieu à une conférence qu'on tint à Lacédémone, ouïes premiers cherchèrent, dans un discours assez long, à se justifier des reproches que leur avaient fait les alliés de Sparte. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les deux partis, les firent retirer, afin de délibérer seuls sur ce qu'ils avaient à faire. Sthénélaïdas, alors éphore, fit en peu de mois un discours plein de force et d'énergie, dont le but était de décider les Spartiates à la guerre.

(21) Au commencement de la troisième année de la guerre, les Spartiates, sous la conduite d'Archidamus, leur roi, entrèrent sur le territoire de Platée. Les Platéens leur envoyèrent des députés pour se plaindre de cette invasion. Archidamus, dans Thucydide, répond à leurs plaintes avec autant de dignité que de précision. 

(22) La seconde année de la guerre, les Athéniens, qui voyaient avec peine leur territoire ravagé par les ennemis et désolé par la peste, commencèrent à se plaindre hautement de Périclès, qui les avait engagés dans cette guerre. Ce fut pour se justifier qu'il fit ce discours cité par Plutarque, et qui est un modèle de cette éloquence noble, majestueuse, pleine de raison et de force, qui entraîne les esprits et triomphe de la résistance la plus opiniâtre.

(23) Éphore, né à Cumes, ville de l'Élide, vivait dans la cent dix-septième olympiade, vers l'an 352 avant Jésus-Christ. Théopompe, natif de l'île de Chio et disciple d'Isocrate, fut un orateur célèbre; mais il est plus connu comme historien : on lui donne le premier rang après Hérodote et Thucydide. La critique que Plutarque ;en fait ne tombe que sur les harangues qu'il avait insérées dans son histoire, et qui n'avaient pas ce caractère de dignité que notre auteur exige dans les discours des généraux et des hommes d'État.  Quintilien semble confirmer ce jugement en lui reprochant de trop arranger et compasser ses mots. Il y a eu deux Anaximènes, tous deux de Lampsaque et historiens. Le premier, désigné par le titre d'Ancien, était contemporain et ami d'Alexandre, dont il écrivit l'histoire. Le second, surnommé le Jeune, vivait peu de temps après sous Ptolémée, fils de Lagus.

(24) Philippe la gagna sur les Athéniens la troisième année de la cent dixième olympiade.

(25) Il y eut deux athlètes de ce nom, l'un Lacédémonien, qui, par sa vitesse, surpassa tous les hommes de son temps. Il gagna aux jeux olympiques le prix de la plus longue course, mais on ignore en quelle olympiade. Pausanias, liv. III, pag. 109, croit qu'il fui remporté malade de cette course ei qu'il mourut bientôt après. L'autre Ladas était Achéen, et remporta aussi à Olympie le prix de la course, la seconde année de la cent vingt-cinquième olympiade. Il y a apparence que Plutarque parle du premier, dont la vitesse extraordinaire est vantée par plusieurs auteurs anciens. 

(26) Dans la Vie d'Aratus, Plutarque raconte la conspiration qu'Aratus, âgé alors seulement de vingt ans, forma contre Nicoclès, tyran de Sicyone. Il la conduisit avec tant de prudence et de secret, qu'il entra de nuit dans la ville, par escalade, sans que le tyran en eût eu le moindre soupçon ; il fut trop heureux de se sauver par des conduits souterrains.

(27) Plutarque a déjà relevé le mérite de cette négociation d'Alcibiade, la quelle eut lieu la dixième année de la guerre du Péloponnèse.

(28) La seconde année de la guerre du Péloponnèse, les Athéniens, qui voyaient leur territoire ravagé par les ennemis, murmurèrent contre Périclès, qui ni, à cette occasion, le discours que Plutarque a proposé pour modèle en ce genre. Son éloquence fit impression sur le peuple; mais elle ne l'apaisa pas entièrement, et Simmias s'étant porté pour son accusateur, les Athéniens le condamnèrent à une amende ; mais il reprit bientôt toute son autorité. Thémistocle fut accusé d'avoir favorisé le projet qu'avait formé Pausanias Je livrer la Grèce à Xerxès.

(29) Il a été déjà question de Cléon ; Clitophon ne m'est point connu.

(30) Éphialtès était un orateur athénien, ami de Périclès, qui, suivant l'observation de Plutarque dans la Vie de ce général, ne voulant pas faire par lui-même tous les changements qu'il avait projetés, se servit d'Éphialtès pour détruire le pouvoir exclusif de l'Aréopage.

(31) Trois partis qui divisaient Athènes.

(32) Cet Afrianus avait été lieutenant de Pompée dans la guerre de Mithridate, et fut consul l'an de Rome li'.il. M parait que celui en faveur duquel il remit là poursuite du consulat à l'année suivante était Pupius Piso, autre lieutenant de Pompée dans la même guerre.

(33) i Hidriée, petit prince d'une partie de la Carie.

(34) Dans la Vie de Phocion, Plutarque donne à l'accusé le nom de Chariclès, et raconte qu'Harpalus, un des lieutenants d'Alexandre, ayant lieu  de craindre le ressentiment de ce prince, se retira à Athènes avec des richesses immenses, qui lui servirent à meure dans ses intérêts plusieurs des principaux citoyens, et entre autres Démosthène et Chariclès.

(35) Cet endroit fait juger que Ménémachus était un homme riche.

(36  Aristion avait usurpé à Athènes le pouvoir souverain pendant la guerre de Mithridate,et il avait forcé les Athéniens de se déclarer pour ce prince, il soutint un siége long et opiniâtre contre Sylla, qui, s'étant rendu maître d'Athènes, fit tout mettre à feu et à sang.

(37)  Après la mort de Machanidas, tyran de Sparte, que Philopémen avait défait et tué, Nabis s'était emparé de la tyrannie, et avait exercé dans cette ville les plus grandes cruautés. Vaincu par Philopémen, et obligé de se renfermer dans Sparte, il y fut mis à mort par Alexamène, l'un des chefs de la ligue achéenne.

(38) Voyez les oraisons de ces deux orateurs pour et contre Ctésiphon, ou de la Couronne.

(39) Hypéride est un des dix orateurs athéniens dont Plutarque a décrit la Vie. Il a été déjà plusieurs fois question de Démade, autre orateur d'Athènes, toujours vendu aux ennemis de sa patrie. Après la mort d'Antipater, roi de Macédoine, qui le protégeait fort, et qu'il était allé voir dans ses États, Cassandre, son successeur, qui trouva une lettre de lui par laquelle il exhortait Antigonus à se rendre maître de la Grèce et de la Macédoine, le fit mourir avec son fils.

(40) C'était un orateur que les Athéniens avaient envoyé en Arcadie pour se plaindre des Thébains et des Argiens.

(41) Le Céphise est une rivière de l'Attique, et l'Eurotas baignait les murs de Sparte. Cela veut donc dire que les Spartiates avaient souvent fait des irruptions dans l'Attique, el jamais les Athéniens dans la Laconie.

(42)  Plutarque avait été archonte à Chéronée; et apparemment que dans ces petites villes, où les magistrats n'étaient pas nombreux, tous les soins de la police roulaient sur eux. 

(43) De ces deux vaisseaux, le premier, suivant le scoliaste d'Aristophane, était destiné à aller chercher les généraux athéniens qui se trouvaient hors le l'Attique. On l'envoya vers Alcibiade lorsqu'il était en Sicile. Son nom finit de ce que Nausithéus, son premier pilote, était de Salamine. Je crois qu'on a eu tort de le confondre avec le vaisseau déliaque dont nous avons parlé dans le traité précédent, et qui ne servait qu'une fois tous les ans pour aller à Délos renouveler le sacrifice offert par Thésée à son retour de Crête. Le Paralus était employé à conduire les théories, ou députations sacrées que les Athéniens envoyaient de différents côtés. L'origine de son nom est incertaine ; il y en a qui croient qu'il le tirait d'un héros nommé  Paralus,

(44) Théagène était de l'île de Thasos, et surpassait tous les athlètes de son temps. Après avoir renoncé à tous les combats gymniques, il se retira dans sa patrie, où la faiblesse de son corps exténué par la vieillesse ne l'empêcha pas de se distinguer dans l'administration des affaires publiques. Il s'y fit un ennemi qui, conservant sa haine, même après la mort de son rival, venait toutes les nuits frapper une statue de bronze que les Thasiens avaient élevée à Théagène dans leur place publique. La statue tomba sur cet insensé et le tua. Il y avait à Thasos une loi qui ordonnait de précipiter dans la mer les choses même inanimées qui, en tombant, ou par quelque autre accident, avaient fait périr un homme. En conséquence de cette loi, les parents du mort citèrent la statue en justice, et elle fut condamnée à être jetée dans la mer. Bientôt après, les Thasiens éprouvèrent une maladie contagieuse qui fit de très grands ravages. L'oracle qu'ils consultèrent leur répondit de faire revenir leurs exilés. Ils les rappelèrent tous; et comme la peste ne cessait pas, ils eurent encore recours l'oracle, qui leur répondit :

Vous avez oublié l'illustre Théagène,
Dont les exploits fameux illustrèrent l'arène.
Par un injuste arrêt indignement flétri,
Sous les flots de la mer il est enseveli.

Les Thasiens étaient fort embarrassés de la recouvrer. Heureusement elle fut retrouvée par des pécheurs, et remise à sa place.

(45) Ce Métiochus n'est point connu d'ailleurs.

(46) Timésias, en sortant de Clazomène, se retira dans la Thrace pour y fonder une colonie. Il voulut y bâtir, ou, selon d'autres, y rétablir la ville d'Abdère ; mais il fut chassé par les Thraces avant que d'avoir pu consolider son établissement.

(47) C'est une sorte de proverbe pris de l'usage où étaient les nautoniers de tenir en réserve, pour les dernières extrémités, l'ancre la plus forte, qu'ils appelaient sacrée, à cause de la ressource dont elle était. Ainsi ce proverbe s'appliquait aux moyens extrêmes qu'on employait dans les conjonctures les plus critiques.

(48) Les prorêtes étaient ceux qui manœuvraient à la proue pendant que le pilote était à la poupe, Pour les céleustes, il en a été question au commencement de ce traité.

(49) Les Mégariens étaient accusés d'avoir fait passer la charrue sur des terres consacrées aux dieux. Ou les accusait aussi de retirer chez eux les esclaves, les fuyards et les exilés d'Athènes. Les Athéniens, irrités du mépris que ce petit État faisait de leur autorité, avaient, par un décret public, exclu les Mégariens des ports et des marchés de l'Attique. Dans la députation que plusieurs peuples de la Grèce firent aux Spartiates pour se plaindre de l'abus que les Athéniens faisaient de leur puissance, ceux de Mégare représentèrent que leur pays montueux était si pauvre et si petit que cette exclusion les privait des choses les plus nécessaires à la vie. Les plaintes réunies des peuples de la Grèce contribuèrent bien plus à la guerre du Péloponnèse que l'enlèvement de deux courtisanes, que quelques auteurs lui ont donné pour principal motif.

(50)  Cette colonie fut fondée très près de l'ancienne Sybaris, au commencement de la quatre-vingt-cinquième olympiade. Hérodote était du nombre de ceux qui y furent envoyés.

(51) Philopémen se chargea en effet une fois du commandement de la flotte achéenne contre le tyran Nabis ; mais, excellent générai sur terre, il n'avait aucune connaissance de la marine ; aussi fut-il battu par Nabis, qui manqua de le faire prisonnier. Cette disgrâce le rendit plus prudent, et il  la répara bientôt par de nouveaux succès sur terre. 

(52) Anaphlyste était une ville de l'Attique avec un port, près du promontoire de Sunium. Pausanias dit qu'elle tirait son nom d'Anaphlystus, fils de Trésen, qui vint s'y établir. Cet Eubulus était apparemment un orateur l'Athènes dont Suidas vante la célébrité.

(53) Ce Pardalas était de Sardes. Ses divisions avec un certain Tyrrhénus causèrent presque la ruine de la ville, et il paraît qu'il en fut la victime.

(54) Sicine et Pholégandre étaient deux îles de la mer Égée. La dernière, suivant Aratus, cité par Strabon, était si sauvage que cet auteur dit qu'elle était de fer.  

(55) Les trente tyrans que Lysandre avait établis à Athènes après qu'il s'en fut rendu maître, y causèrent des maux affreux. Plusieurs citoyens, qu'on avait bannis de leur pairie, ou qui s'en étaient exilés volontairement, formèrent contre eux une conspiration, à la tête de laquelle était Thrasybule. Ils s'emparèrent d'abord du Pirée, ensuite d'Athènes, chassèrent les tyrans, et firent grâce à tous ceux qui avaient secondé leur tyrannie.

(56) Phrynicus, poète tragique qui vivait vers la soixante-dixiême olympiade, avait fait une tragédie sur la prise et le sac de Milet par les Perses, sous Darius, fils d'Hystaspe. Tous les spectateurs fondirent eu larmes à la représentation de cette pièce, tant les Athéniens avaient été affligés du désastre de cette ville. Ils condamnèrent le poète à une amende de mille drachmes (environ 800 livres de notre monnaie), pour leur avoir rappelé leurs malheurs domestiques, et ils défendirent de jouer à l'avenir cette pièce.

(57)Thèbes, ruinée par Alexandre, fut, vingt ans après, rétablie par Cassandre, l'ennemi et le meurtrier de la famille de ce prince. 

(58) La troisième année de la cent deuxième olympiade,  il y eut à Argos une sédition affreuse, occasionnée par les démagogues, ou orateurs qui soulevaient le peuple contre les citoyens les plus riches et les plus puissante.  Ceux ci, fatigués de leurs invectives, formèrent le complot d'abolir le gouvernement populaire. La conspiration fut découverte, et le peuple, irrité par ses démagogues, fit main basse sur tous ceux qu'ils lui dénonçaient. Il y en eut, suivant Diodore de Sicile, qui raconte ce fait, plus de seize cents de tués. Les démagogues eux-mêmes, effrayés du celte énorme boucherie, cessèrent leurs délations, et le peuple, qui regarda ce radoucissement comme une trahison de ses intérêts, tourna contre eux sa fureur et fit périr tous ceux qui se trouvèrent dans Argos ; punition bien méritée qui parut un effet de la vengeance céleste contre ces orateurs sanguinaires. Diodore et Plutarque donnent à cette exécution barbare le nom de scytalisme, mol qui vient du grec, bâton, massue, parce qu'on les assommait à coups de bâton.

(59)  Polybe était de Mégalopolis, ville d'Arcadie, et vivait environ deux cents ans avant l'ère chrétienne. Scipion l'Africain se l'attacha et en fit son ami. Polybe l'accompagna dans la plupart de ses expéditions, en particulier aux siéges de Carthage et de Numance, et ses conseils furent très utiles au général romain. Panétius, philosophe grec, de la secte des stoïciens, était contemporain de Polybe, et fut fort aimé de Scipion.

(60) Tacite, dans ses Annales, raconte que les habitants de Pergame se firent une affaire très sérieuse auprès de Néron, parce qu'ils avaient empêché  Acratus, un des affranchis de cet empereur, d'emporter de leur ville des statues et des tableaux. Mais il ne dit pas quelle vengeance Néron en tira. Je ne sais point quelle punition Rhodes éprouva sous Domitien, seulement Suétone, dans la Vie de Vespasien, dit que cet empereur lui ôta les privilèges de ville libre, ainsi qu'à plusieurs autres villes de la Grèce et de l'Asie, à cause des séditions fréquentes qui s'y élevaient. J'ignore le trait des Thessaliens.

(61) Darius, avant son expédition de Grèce, avait envoyé des hérauts dans toutes les villes pour demander la terre et l'eau, formule qui désignait une entière soumission. Les Athéniens et les Spartiates les firent mourir. La colère de Talthybius, qui avait été le héraut d'Agamemnon, et à qui on rendait à Lacédémone les honneurs divins, se fit sentir aux Spartiates, qui ne pouvaient plus obtenir des présages favorables dans leurs sacrifices. Ils firent donc demander par une proclamation publique s'il y avait quelqu'un qui voulût mourir pour le salut de Sparte, et apaiser la colère de Talthyhius. Alors Sperchis, nommé par Hérodote Sperthiés, et Bulis, deux jeunes gens d'une naissance et d'une fortune distinguée, s'offrirent d'aller en Perse pour y subir la peine qu'il plairait à Xerxès de leur faire souffrir. Ils y montrèrent le plus grand courage, et refusèrent d'adorer le roi de Perse, suivant l'usage du pays. Xerxès, frappé de la générosité avec laquelle ils étaient venus se dévouer à la mort, leur dit qu'il ne voulait pas imiter les Lacédémoniens, qui avaient viole le droit des gens à l'égard des Perses, et il les renvoya dans leur pays.

(62) Python était Énéen, et il fit cette réponse parce qu'il s'aperçut, dit Plutarque, que les éloges que les orateurs d'Athènes lui prodiguaient excitaient l'envie du peuple. Cotys était roi de Thrace.

(63) Diomède avait reçu sans se plaindre les reproches que lui avait faits Agamemnon. Sthénétus, moins patient, lui avait répondu avec vivacité. Diomède le blâme et excuse Agamemnon, on disant que ce prince a plus d'intérêt que personne au succès du la guerre ; que c'est à lui que la gloire en reviendra si les Grecs se rendent maîtres de Troie, et que, s'ils ont du dessous, il en sera aussi le plus affligé.

(64) Il y a dans le texte : à la fête des conges. On la célébrait à Athènes en l'honneur de Bacchus; elle tirait son nom d'une mesure de vin nommée conge. On y buvait à l'envi, et on décernait un prix à ceux qui se distinguaient dans ce genre de combat.

(65) La demi-mine attique contenait cinquante drachmes, et valait près de quarante livres de nuire monnaie en 1788.

(66) Nous avons déjà dit qu'Épaminondas avait singulièrement cultivé son esprit, et qu'il s'était fort appliqué à la philosophie, au lieu que Pélopidas ne s'était guère formé qu'aux exercices militaires.

(67) Diodore de Sicile fait un très bel éloge de la simplicité et de la franchise de ce vertueux Spartiate. Il se fit estimer par une justice à toute épreuve, et, de l'aveu de tous ses concitoyens, on n'eut jamais rien à lui reprocher à cet égard, soit comme homme publie, soit comme particulier.

(68) Lamachus fut un des trois généraux que les Athéniens nommèrent avec Nicias et Alcibiade pour l'expédition de Sicile. Il fut tué auprès de Syracuse.

(69)  C'est Médée.

(70)  Plutarque censure l'usage qui s'était introduit de son temps, d'élever des statues aux hommes les plus méprisables. Les distinctions perdent tout leur prix quand on les prodigue sans discernement.

(71) Le peuple cependant lui en fit dresser une dans le temple de la Santé, au rapport de Plutarque dans sa Vie, où il ajoute qu'on y mit une inscription qui, au lieu d'exprimer les exploits de Caton, disait qu'elle lui avait été élevée en récompense de ce que, pendant sa censure, il avait travaillé de tout son pouvoir à réformer les mœurs romaines, qui étaient fort altérées.

(72) C'étaient des monceaux de sable sur les bords de la mer, d'où les vaisseaux poussés par les vents et les flots ne pouvaient plus se dégager.

(73) Épimenide, Crétois de la ville de Gnosse, ou, suivant Strabon, de celle de Phestus, nom que d'autres écrivains donnent pour celui de son père, purifia la ville d'Athènes. Voici le fait qui en fut l'occasion. Cylon, Athénien, homme d'une naissance illustre, gendre de Mégaclès, tyran de Mégare, ambitionnait la tyrannie. Il consulta l'oracle, qui lui ordonna de s'emparer de la citadelle le jour de la grande fête de Jupiter. Ayant donc réuni ses amis, et reçu quelques troupes de son beau-père, il se rendit maître de la citadelle pondant la célébration des jeux olympiques, croyant, dit Thucydide, avoir d'autant mieux expliqué l'oracle qu'il avait remporté à ces jeux le prix de la course dans la trente-cinquième olympiade, selon Jules l'Africain, et n'ayant pas même pensé que le dieu voulût parler de la grande fête de Jupiter, célébrée dans l'Attique et appelée Diaria. Cet événement ayant troublé toute la ville, les citoyens accoururent en foule; la citadelle fut assiégée, et, à la longue, réduite à l'extrémité. Cylon s'enfuit et s'évada. Ceux de sa faction se réfugièrent auprès d'un autel en qualité de suppliants. Les capitaines athéniens les en firent sortir sous la promesse de leur conserver la vie ; mais ils les tuèrent aussitôt qu'ils les eurent entre leurs mains; et quelques uns même d'entre eux aux pieds des autels des Euménides, qui étaient dans le voisinage. Cet événement me parait très probablement fixé par le P. Cursini à la quarante-deuxième ou quarante-troisième olympiade. Cette violation du serment et des autels ayant été, quelque temps après, punie par divers fléaux, entre autres par  la peste, Épimenide alla à Athènes pour l'expier par des sacrifices et d'autres cérémonies religieuses.

(74) Après la mort de Cambyse, un mage se fit passer pour Smerdis, frère de ce dernier roi, qui l'avait fait périr, et il monta sur le trône. Mais la supposition fut découverte, et sept des principaux seigneurs de Perse ayant conspiré contre lui, il fut lue avec les mages de son parti. Au reste, Hérodote ne dit rien de la distinction qui leur lut accordée.

(75) Cela n'empêche point que Démétrius ne fût un des hommes les plus estimables de son temps. Élevé par ses vertus et par ses talents à la première magistrature d'Athènes, il gouverna pendant dix ans avec une sagesse et une équité qui lui méritèrent trois cents, ou même, suivant Pline et Varron, trois cent soixante statues. Dans la suite il fut condamné à mort par les Athéniens, et ses statues renversées. Il dit, en l'apprenant, que du moins on ne détruirait pas la vertu qui les lui avait méritées. Il s'était retiré en Égypte auprès de Ptolémée Soter, qui eut toujours pour lui les plus grands égards. Il nous reste de ce grand homme un traité de l'Élocution, qui est estimé.

(76) Lysimaque avait un chien d'Hyrcanie qui, après la mort de ce prince, resta seul auprès de son corps, el, quand on le brûla, s'élança dans le bûcher.

(77) Archytas de Tarente, philosophe pythagoricien et contemporain de Platon, se rendit si recommandable auprès de ses concitoyens par ses talents et par ses vertus, qu'ils relevèrent sept fois de suite à la première magistrature, quoique par les lois il ne fût pas permis de l'exercer plus d'un an. Il était de Théra. Son nom, qui signifie bègue, lui avait été donné à cause de la difficulté qu'il avait à parler.

(78) Diodore parle de ces mauvais traitements faits par les Italiens à la femme de Denys l'Ancien dans le commencement de sa tyrannie, et du pillage de son palais Mais il ne fait aucune mention des enfants de Denys, ni de mort, ni de cendres jetées dans la mer, et cela avec d'autant plus de raison, que Plutarque lui-même, au commencement de la Vie de Dion, attribuant ces outrages aux Syracusains, ne parle pas non plus des enfants de Denys, et quant à sa femme, qui était fille d'Hermocrate, il la fait mourir de sa propre main, outrée de désespoir des insultes et des infamies qu'elle avait essuyées.

(79) Le mode lydien était animé, mais triste. C'est, dit-on, sur ce mode qu'Orphée jouait de la lyre quand il apprivoisait les animaux sauvages. Le mode phrygien était ardent, emporté, et par là propre à exciter un goût vif pour les plaisirs.

(80) L'expression grecque signifie un vase, qui, suivant Henri Etienne, contenait douze cotyles ; la cotyle pesait dix onces, et faisait la moitié du setier. Il me semble que c'était une provision bien petite pour un mois, en comparaison du blé qu'on lui donnait, qui était un médimne, pesant cent huit livres. Je croirais que la mesure du vin était plus considérable que ne le dit Henri Etienne.

(81) Ce vent, disait-on, attirait les nuées au lieu de les pousser. Il est inutile de chercher à développer les principes d'une opinion si ridicule ; mais puisque l'occasion s'en présente, je vais donner le tableau des vents avec leurs noms grecs et latins. 

Nord. APARCTIAS, chez  les Grecs  SEPTENTRIO, chez les Latins.

Nord-Est.  CAECIAS,... AQUILO, BOREAS,...

Est. APELIOTES, ... SUBSOLANUS, ...

Sud-Est. EURUS, ... VULTURNUS, ...

Sud. NOTUS, ... AUSTER,..

Sus-Ouestr. LIBS, ... AFRICUS, ...

Ouest.  ZEPHYRUS, ... FAVONIUS,...

Nord-Ouest.  ARGESTES,... CORUS ou CAURUS,...

(82) Le banquet de Callias est celui dont Xénophon nous a laissé une description si agréable, et dans lequel Socrate fait le plus souvent les frais de la conversation.

(83) Isménias était un des plus riches citoyens de Thèbes, et c'était sa plus grande recommandation, comme on peut le conclure de ce que Plutarque en a dit. Il s'était rendu célèbre à Sparte en exerçant l'hospitalité envers les étrangers qui y venaient voir les foies publiques, et qu'il défrayait pendant tout leur séjour. Il mourut la vingt et unième année de la guerre du Péloponnèse. Nicératus, fils de Nicias, s'était fait généralement aimer à Athènes par sa douceur, par son humanité et par l'usage généreux qu'il faisait de ses richesses. Il fut une des victimes que les trente tyrans immolèrent à leur cruauté, et sa mort excita des regrets universels.

(84) Plutarque veut que le motif de cette loi ait été qu'aucun citoyen nu fût indifférent aux malheurs publics, et que, content de mettre sa personne et ses biens en sûreté, il ne put se vanter de n'avoir pas ressenti les maux de sa patrie; mais que, se joignant tout de suite au meilleur parti, il en partageât les périls, au lieu d'attendre sans aucun risque à voir de quel côté pencherait la victoire.

(85) Théramène fut surnommé Cothurne, à cause de la légèreté et de l'inconstance de son caractère, c'est-à-dire à cause de la souplesse avec laquelle il savait s'accommoder aux circonstances, des manéges qu'il employait pour se rendre agréable aux factions opposées dans la république, et de sa facilité à passer d'un parti dans l'autre, selon ses intérêts ; parce que ie cothurne, dit le scoliaste d'Aristophane, est la chaussure des hommes et des femmes, ou parce que le cothurne, selon Xénophon, se chaussait également bien aux deux pieds. Il était, selon Suidas, de Céa, Céos, ou Cos, comme Pline nous apprend  qu'elle était appelée par quelques uns, île voisine de l'Eubée, el qu'il faut distinguer de Cos, patrie d'Hippocrate.