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Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. I, Paris, Hachette, 1870.

Autre traduction de RICARD

 

 

texte grec

 

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

PRÉCEPTES POUR LES HOMMES D'ÉTAT.

 

 

[1] S'il est une occasion, ô Ménémaque, d'appliquer à propos ces deux vers du poète :

« Tes paroles, ami, nul ne les blâmera :
Personne entre les Grecs ne les démentira;
Mais tu n'as pas tout dit » 

c'est en parlant de ces philosophes qui savent bien nous exhorter, mais qui n'enseignent rien, n'établissent rien : car ils ressemblent aux gens qui mouchent les lampes et qui n'y versent pas d'huile. Ainsi donc, comme je vois qu'un penchant raisonné vous entraîne vers les affaires publiques, que vous voulez, fidèle aux obligations imposées par une illustre naissance, servir votre pays en homme

« Capable également de parler et d'agir » ;

comme d'un autre côté, les circonstances ne vous ont pas mis à même d'étudier, s'étant produite au grand jour, la vie d'un philosophe dans l'exercice des devoirs d'homme d'État et d'homme public, à même de vous édifier par la vue d'exemples qui eussent la sanction des actes et non simplement celle de la parole; comme enfin, vous jugez utile de recueillir des préceptes touchant l'administration publique, je crois qu'un refus serait de ma part tout à fait inconvenant. Je souhaite que la manière dont je m'efforcerai de réaliser votre désir soit digne à la fois de votre sérieuse curiosité et de mon dévouement. J'ai, pour me conformer à vos vues, produit une grande variété d'exemples.

[2] Avant tout, il faut asseoir sa conduite d'homme d'État sur une base solide et durable. Je veux dire, qu'il faut avoir des intentions auxquelles préside le bon sens et la raison, et non pas céder, comme frappé de vertige, à l'attrait d'une vaine gloire, à un sentiment de jalousie, ou bien se déterminer par le manque d'autres occupations. Car, de même que ceux qui n'ont rien de bon à trouver chez eux passent la plus grande partie de leur temps sur la place publique, même quand ils n'en ont pas besoin; de même certaines gens, faute d'avoir à s'occuper d'intérêts personnels qui en vaillent la peine, se jettent dans les affaires publiques, et y voient un objet de distraction. D'autres, que les hasards de la vie ont mêlés aux choses de l'État, et qui en ont été repus, ne peuvent pourtant s'en arracher qu'avec peine. Il sont comme ces gens qui, montés sur un vaisseau pour en éprouver le balancement, se trouvent soudain éloignés du rivage et emportés au large : leurs regards errent au loin, ils ont le mal de mer, ils sont affreusement troublés; mais force leur est de rester et de s'accommoder à leur situation présente.

« Le calme apparent d'une onde limpide
 Les avait séduits. Ils avaient cru voir
D'amours gracieux un essaim rapide:
Douces visions qui durent un soir....
Du navire au loin le gouvernail crie,
L'abîme est ouvert dans ses profondeurs.
Sur les flots le vent court avec furie.

Ce sont ces gens-là qui, plus que d'autres, décrient l'administration par leurs regrets et leurs mécomptes, lorsque ayant espéré la gloire, ils n'ont trouvé que le mépris, ou que se figurant devenir redoutables aux autres par leur puissance, ils ont vu que les affaires leur suscitaient seulement des dangers et de l'embarras. Mais celui qui, regardant la vie publique comme la plus convenable et la plus belle, s'y sera voué avec réflexion et de propos délibéré, ne s'effraiera d'aucun de ces obstacles : rien ne le détournera de la résolution qu'il aura prise. Ce n'est pas avec un esprit de lucre et des vues intéressées qu'il faut aborder les affaires de l'État, comme un Stratoclès et un Dromoclide, qui s'excitaient mutuellement  « à faire la moisson d'or » : c'était ainsi que, par dérision, ils désignaient la tribune. Il ne faut pas non plus être lancé sur un pareil théâtre par une passion soudaine, comme Caïus Gracchus. Les malheurs encore tout récents de son frère le tenaient éloigné du monde; mais les insolences et les outrages de quelques-uns l'ayant enflammé de dépit, il se jeta dans la politique. Il ne tarda pas à être rassasié des affaires et de la gloire, et il cherchait à s'arrêter, sentant le besoin d'une autre existence plus tranquille. La grandeur même de sa puissance en faisait un fardeau difficile à déposer, et il y périt à la peine. C'est ainsi que quand on se façonne, en véritables comédiens, pour monter sur ce théâtre de luttes et de gloire, on est condamné fatalement au repentir. On devient l'esclave de ceux qu'on prétendait dominer, ou bien on choque ceux à qui l'on voulait plaire. Je crois pouvoir comparer la vie politique à un puits. Quand on s'est jeté dans cette existence étourdiment et par mégarde, on est troublé, on se repent ; mais lorsqu'on s'y est engagé de longue main, avec réflexion, à loisir, on y conserve sa modération, on ne se décourage de rien, parce qu'on n'est dirigé dans sa conduite que par l'amour du bien, et non par un autre mobile.

[3] L'homme qui s'est ainsi fortifié dans sa résolution et chez qui elle est devenue ferme et inébranlable, doit s'appliquer à bien connaître le caractère de ses concitoyens, ou du moins à considérer ce qui dans leur tempérament général est le plus saillant et le plus fort. Car vouloir tout d'abord faire soi-même les moeurs d'un peuple et réformer celles qu'il a, est oeuvre aussi difficile que périlleuse, oeuvre exigeant beaucoup de temps et une force immense. Il faut savoir s'y prendre. Comme le vin, au commencement du repas, est maîtrisé par le caractère des gens qui le boivent, et qu'insensiblement, à mesure qu'il réchauffe et se mêle dans leurs veines, il change le naturel des buveurs pour leur faire prendre le sien; de même, jusqu'à ce que l'homme d'État se soit acquis, à force de gloire et de confiance, l'autorité dont il a besoin pour conduire le peuple, il doit s'accommoder aux caractères qu'il a sous la main, les approfondir, et viser à les satisfaire, en sachant bien ce que le peuple goûte et par quels motifs il est naturellement enclin à se déterminer. Par exemple le peuple athénien est facile à mettre en colère; on le fait de là passer aisément à la pitié; il est plus disposé à comprendre promptement les choses qu'à permettre qu'on les lui enseigne à loisir. Comme il est empressé à secourir de préférence ceux qui sont dans une position obscure et humble, de même les plaisanteries et les propos qui prêtent à rire sont ce qu'il aime et préfère. Il est enchanté quand on le loue; mais si on le raille, il ne s'en offense pas. Il fait trembler jusqu'à ceux qui le gouvernent, puis il traite avec la plus touchante humanité jusqu'à ses ennemis. Tout autre est le caractère du peuple carthaginois. Il est dur, sombre soumis à ceux qui le gouvernent, tyrannique envers ceux qu'il domine de sa puissance. Il manque de toute dignité quand il a peur; il est impitoyable dans ses ressentiments. Ses déterminations prises sont inébranlables. Ce qui est plaisanterie et agrément le trouve insensible et glacé. Ce n'est pas chez les Carthaginois qu'un Cléon aurait osé dire,

« qu'il ajournait l'assemblée parce qu'il avait fait un sacrifice et que des hôtes à traiter l'attendaient ce n'est pas chez eux qu'on aurait alors levé la séance au milieu des éclats de rire et des applaudissements. Ce n'est pas chez eux qu'à la vue d'une caille qui s'échappait de dessous le manteau d'Alcibiade parlant à la tribune, on se serait mis à l'envi à la pourchasser et à la lui rendre. Bien plus, de semblables hardiesses auraient à Carthage été punies de mort. On n'y aurait vu que de l'insolence et du dédain, puisque Annon, se servant en campagne d'un lion pour porter son bagage, on l'accusa de songer à la tyrannie et on l'envoya en exil. Je crois, pour ma part, que les Thébains eux-mêmes ne se seraient pas abstenus de lire une correspondance tombée entre leurs mains. Les Athéniens, au contraire, ayant saisi des courriers porteurs d'une lettre adressée par Philippe à Olympias, ne voulurent pas l'ouvrir : ils respectèrent la correspondance affectueuse entre un mari en voyage et sa femme. D'un autre côté, ce n'est pas à Athènes, je crois, qu'Épaminondas accusé aurait pu refuser une justification, se lever au milieu des spectateurs, et traverser l'assemblée du peuple pour se rendre au Gymnase : les Athéniens ne se seraient pas résignés facilement à ce dédain et à cette fierté. Citons encore un contraste. Les Spartiates auraient été bien éloignés de souffrir l'insolence et la bouffonnerie de ce Stratoclès, qui persuada aux Athéniens de sacrifier à propos de l'heureuse nouvelle d'une prétendue victoire. Quand, plus tard, ce fut une défaite trop réelle que l'on annonça, le peuple était furieux :

« Quel tort, vous ai-je donc fait? demanda Stratoclès. Vous me devez, au contraire, l'avantage d'avoir été heureux durant trois grands jours. »

Les flatteurs de cour font comme les oiseleurs. C'est surtout en imitant la voix, en prenant la ressemblance du maître qu'ils se glissent subrepticement auprès des princes et les trompent par leurs séductions. Mais il ne serait pas convenable que l'homme d'État contrefît les moeurs de son peuple. Il doit seulement les connaître, et se servir, à l'égard de chaque citoyen, des moyens par lesquels il peut se le concilier. L'ignorance du caractère des hommes produit des mécomptes et des revers non moins graves dans le maniement des affaires publiques que dans les amitiés des souverains.

[4] C'est donc quand on est déjà fort et que l'on a obtenu de la confiance, qu'il faut entreprendre de réformer insensiblement le caractère de ses concitoyens, et de les ramener avec douceur à une meilleure conduite. C'est chose laborieuse que de changer les dispositions d'une multitude. Vous devez vous-même, comme si vous étiez destiné désormais à vivre sur une scène théâtrale, exposé à tous les yeux, exercer et régler vos propres moeurs. Ou bien, puisqu'il est difficile de complètement extirper les vices de son âme, il faut que vous fassiez disparaître ou que vous comprimiez celles de vos imperfections qui sont les plus apparentes et qui tombent le plus sous les yeux. Vous savez, en effet, que Thémistocle, dès qu'il voulut s'occuper des affaires publiques, s'interdit les parties de table et les orgies. Il veillait, il était sobre, pensif; et il disait à ses amis,

« que les trophées de Miltiade l'empêchaient de dormir».

 Périclès, également, changea son extérieur et son genre de vie. Il marchait gravement, et parlait avec douceur. Il montrait un visage toujours composé. Il tenait sa main sous son vêtement, et ne fréquentait plus qu'une seule rue, celle qui menait à la tribune et au Conseil. Car le peuple est difficile à manier. Il faut savoir prendre bien des ménagements pour lui imposer des entraves qui, pourtant, doivent le sauver. C'est là une science qui n'est pas donnée à tous. On doit s'estimer heureux si un regard, une parole ne l'a pas effarouché, comme un animal ombrageux, fantasque, et s'il veut bien accepter une direction. Que si donc il ne faut pas négliger ces petits détails, à plus forte raison devra-t-on veiller sur sa propre conduite et sur son caractère, de façon à rester pur de tout blâme et de toute accusation. Ce n'est pas seulement de ses discours et de ses actes publics qu'un homme d'État est responsable. Ses repas, son lit, son ménage, ses délassements, ses études, tout est l'objet d'une inquiète curiosité. Ai-je besoin de citer Alcibiade? Personne n'obtenait de meilleurs effets que lui dans les affaires publiques, il n'y avait pas de général plus invincible; mais il se perdit par le désordre, par le scandale effronté de sa vie domestique. Ses précieuses qualités devinrent inutiles à sa patrie à cause de son luxe et de son intempérance. Ces mêmes Athéniens reprochaient à Cimon d'être porté à l'ivrognerie. Les Romains, n'ayant pas d'autre grief à formuler, disaient que Scipion était trop dormeur. De quoi les ennemis du grand Pompée lui faisaient-ils un crime ? De ce qu'ils avaient remarqué qu'il se grattait la tête avec un seul doigt. Comme dans le visage une lentille, une verrue, est plus désagréable que ne le seraient des taches, des balafres ou des cicatrices en toute autre partie du corps, de même les fautes légères prennent de grandes proportions, si on les signale dans la vie des Grands et des hommes d'État. La haute opinion qu'inspirent communément le pouvoir et les emplois politiques fait présumer que ces positions considérables doivent être exemptes de toute inconséquence et de tout désordre. On approuva publiquement, et c'était justice, la réponse de Livius Drusus, tribun du peuple. Comme sa maison avait beaucoup de parties où plongeaient les regards des voisins, un architecte lui avait promis de masquer ces vues et de changer les dispositions.

« Il n'en coûtera disait-il, que cinq talents. » 

— « Je t'en donnerai dix, répondit Drusus, si tu la rends transparente de telle sorte que tous mes concitoyens voient quelle est ma manière de vivre. »

Car Drusus était un personnage plein de sagesse et de modération. Peut-être, du reste, n'avait-il pas besoin de désirer une si grande transparence. Le peuple pénètre au fond des secrets que les hommes d'État croient le mieux dérober aux regards. Il sait leurs moeurs, leurs projets, leurs actes, leur vie entière; et, non moins que leur administration publique, la conduite privée qu'ils tiennent assure aux uns l'amour et l'admiration, attire sur les autres la haine et le mépris. Qu'est-ce à dire? objectera quelqu'un : les cités n'utilisent-elles pas aussi les services des libertins et des voluptueux? On voit bien les femmes enceintes vouloir souvent manger des pierres; ceux qui ont le mal de mer sont avides de saumure et d'autres aliments semblables, sauf à les recracher un moment après et à s'en détourner avec dégoût. Pareillement, tout peuple, par corruption et par dédain, ou faute d'avoir de meilleurs chefs, accepte les services des premiers venus, bien qu'il les déteste et les méprise; et puis après il aime à entendre dire sur leur compte ce que Platon, l'auteur comique, met dans la bouche du peuple lui-même :

« Prends ma main, prends, te dis-je, et cela sans tarder :
Car pour Agyrrius elle est près de voter ».

Dans un autre endroit, le peuple demande une cuvette, une plume garnie de ses barbes pour se faire vomir, et il dit;

« C'est qu'un vrai pot de chambre occupe la tribune »

et ailleurs :

« Quoi ! nourrir le puant Céphalus! Quel fléau » !

Voyez ce qui se passait à Rome. Carbon faisait au peuple une promesse qu'il accompagnait d'un serment et d'imprécations solennelles. On lui répondit tout d'une voix

« qu'on faisait serment de ne pas le croire ».

A Lacédémone un certain Démosthène, homme de moeurs décriées, énonçait un avis parfaitement approprié à la circonstance. Le peuple rejeta l'avis, mais les Éphores, ayant désigné au sort un des vieillards, l'invitèrent à formuler la même proposition. C'était la faire passer, en quelque sorte, d'un récipient sali dans un vase propre, afin de la rendre acceptable à la multitude. Tant a d'influence, en matière politique, la confiance qu'inspire la probité du caractère ! Et réciproquement.

[5] Ce n'est pas à dire pour cela, qu'il faille négliger l'agrément et la puissance de la parole. La vertu, sans doute, doit être tout; mais il est juste de regarder l'art oratoire, sinon comme capable de faire naître la persuasion, au moins d'y contribuer; et il y a lieu de rectifier ces vers de Ménandre :

« C'est non par ses discours, mais par son caractère,
Qu'on persuade un peuple et que l'on sait lui plaire. » 

C'est à la fois par le caractère et par les discours. A moins, en vérité, qu'on aille prétendre que le pilote dirige le vaisseau sans que le gouvernail y aide, que c'est le cavalier et non la bride qui fait manoeuvrer le cheval, et que, de même, le talent politique suffit, sans le secours de la parole, pour inspirer de la confiance aux peuples. Ce n'est pas la parole de l'homme d'État qui lui est utile, mais son caractère, seul gouvernail, seule bride nécessaire, diront quelques-uns, pour tenir la foule, cet animal si versatile, comme Platon l'appelle, cet animal qui veut être conduit et dirigé comme du haut d'une poupe. Pourtant voyez ces puissants monarques issus du sang des dieux, ainsi que les désigne Homère. Ils avaient beau être couverts de pourpre, porter le sceptre, s'entourer de gardes, citer des oracles divins pour rendre leur dignité plus imposante; ils avaient beau vouloir que la multitude rampât avec une humilité servile devant leur majesté suprême, ils n'en prétendaient pas moins être d'habiles orateurs. Ils ne négligeaient ni les charmes du langage, ni les succès acquis par l'éloquence, Lesquels des héros même augmentent la puissance. Ils ne recouraient pas seulement à Jupiter conseiller, à Mars homicide, à Minerve guerrière : ils invoquaient aussi Calliope

« Des princes révérés la compagne assidue »,

Calliope, qui par sa voix persuasive adoucit et conjure l'humeur indépendante et emportée des peuples. Comment donc serait-il possible qu'un simple particulier, voulant conduire une cité, fût capable, lui qui n'a qu'un manteau, qu'un extérieur tout vulgaire, de maîtriser et de dominer la multitude, s'il n'avait la parole pour l'aider à persuader et à conduire ses concitoyens? Les pilotes qui dirigent un vaisseau ont sous leurs ordres des subalternes, qui sont les « céleustes », mais c'est en soi-même que l'homme d'État doit trouver l'esprit qui gouverne, la parole qui ordonne; et c'est chose importante, qu'il ne recoure jamais à une voix étrangère. Il ne faut pas que, comme Iphicrate pressé par l'éloquence victorieuse d'Antiphon, il dise :

« Le comédien de notre partie adverse vaut mieux, mais notre pièce est meilleure. » 

Il ne faut pas qu'il ait besoin d'alléguer souvent ce vers d'Euripide :

« Race maudite,
Humains, que n'êtes-vous muets » 

 ni encore :

« Pourquoi les faits, hélas ! n'ont-ils pas la parole !
On n'aurait nul besoin d'orateurs ».

De semblables échappatoires devraient peut-être se concéder à un Alcamène, à un Nésiotès, à un Ictinus, et à tous ces hommes qui, artisans de profession et vivant du travail de leurs mains, se déclaraient incapables de parler en public. C'est ainsi qu'à Athènes, un jour, deux architectes se présentaient concurremment pour être chargés de la construction d'un édifice public. L'un d'eux, parleur séduisant et fleuri, débita un discours très savant sur la science en elle-même, et fit impression sur le peuple. L'autre, meilleur dans son art, mais incapable de manier la parole, se présenta dans l'assemblée, et s'écria :

« Ce qu'il a dit, Athéniens, moi je l'exécuterai. »

Les gens de cette dernière espèce, il faut bien le dire, n'honorent que Minerve l'ouvrière, comme l'appelle Sophocle. Sur l'enclume penchés, à force de marteaux ils fabriquent une matière inanimée, qui n'obéit qu'à la violence et aux coups ; mais d'autres se font les organes de Minerve Poliade et de Thémis, la bonne conseillère, lui forme tour à tour et rompt les assemblées. La parole leur suffit. Avec cet unique instrument ils façonnent, ils ajustent tout. Les résistances qu'ils éprouvent dans leurs travaux, ce sont comme des noeuds dans le bois, des pailles dans le fer ils y emploient le rabot et la lime; bref, ils donnent à la ville toute sa beauté. C'est pour cela que le Gouvernement, sous Périclès, avait le nom de République, comme le remarque Thucydide : mais de fait l'autorité était aux mains d'un seul, grâce à ce pouvoir de l'éloquence. Certes, Cimon était un citoyen irréprochable aussi bien qu'Ephialte, aussi bien que Thucydide; mais écoutez un mot de ce dernier. On lui demandait (l'interrogateur était Archidamus, roi de Sparte), qui de lui ou de Périclès était le plus habile à la lutte.

« C'est ce que personne ne pourrait savoir, répondit Thucydide : car lorsque je l'ai terrassé, lorsque je le tiens sous moi, il prétend n'être pas tombé, et il parvient à le faire croire aux spectateurs. »

Du reste, cette supériorité ne fut pas seulement la gloire de Périclès : elle assura encore le salut de la cité. Docile aux conseils de ce grand orateur, Athènes conserva la prospérité dont elle jouissait, et s'abstint des affaires du dehors. Nicias fut, il est vrai, animé des mêmes intentions, mais il était loin d'être aussi persuasif. Sa parole, quand il cherchait à détourner le peuple, était comme une bride trop lâche : il n'avait pas la vigueur qui domine. Forcé de quitter la place, il partit pour la Sicile, et s'y cassa le cou. Le proverbe dit qu'

«il n'y a pas à tenir un loup par les oreilles. »

Mais c'est par les oreilles, principalement, que l'on tient un peuple ou une cité. On ne suivra donc pas l'exemple de certains ambitieux qui, peu exercés à parler, cherchent des moyens vulgaires et grossiers dans le but de capter les citoyens et d'agir sur le peuple. Ils le prennent soit par le ventre en lui donnant des banquets, soit par la bourse en lui faisant des largesses, soit par la vue en organisant des pyrrhiques ou des spectacles de gladiateurs. Ce sont là des moyens fréquemment employés pour conduire le peuple, disons mieux, pour le violenter : car conduire une cité suppose l'emploi de la parole et de la persuasion, tandis que dompter ainsi les foules, c'est les traiter comme ces animaux sauvages qu'on prend à la chasse et par des appâts.

[6] Du reste, que la parole de l'homme d'État ne soit ni prétentieuse, ni théâtrale, comme celle des orateurs d'apparat qui tressent des guirlandes de mots élégants et fleuris. Qu'elle ne mérite pas, d'un autre côté, le reproche adressé par Pythéas à Démosthène, de sentir l'huile. Qu'on n'y remarque pas cette recherche minutieuse habituelle aux sophistes, ces arguments rigoureux, ces périodes tirées en quelque sorte à la ligne et au cordeau. Mais comme les musiciens veulent qu'en frappant les cordes d'une lyre on touche le coeur et non pas le tympan, de même les discours d'un homme politique, d'un membre d'assemblée délibérante, d'un magistrat, doivent être remarquables par leur gravité et non par leur artifice. Il ne faut pas qu'il se fasse un mérite d'avoir parlé en homme qui en a l'habitude, en orateur habile, en dialecticien consommé. Une honnête franchise, une dignité vraie, une sincérité toute patriotique, de la prévoyance, une sollicitude intelligente, voilà ce qui doit faire le fonds de ses harangues. A la noblesse des vues on voudra qu'il joigne la grâce de la parole, et qu'il séduise à la fois par la gravité de l'expression, par l'originalité et la bonne foi des pensées. Il est vrai que l'éloquence politique admet bien plus que celle du barreau les sentences, les traits d'histoire, les fables, et les figures dont l'usage modéré et opportun frappe surtout la multitude. Ainsi un orateur s'écriait :

« Ne privez pas la Grèce d'un de ses yeux ».

Ainsi Démade disait,

« qu'il administrait les naufrages de la république ».

Ainsi Archiloque s'écriait :

« Que, délivrée enfin de ce roc de Tantale,
 L'île ne craigne plus une chute fatale ».

Périclès demandait

« que l'on ôtât certaine tache de l'oeil du Pirée. »

Phocion, à propos de la victoire remportée par Léosthène, disait :

« C'est une belle carrière à fournir : mais gare au second tour de stade ! »

 En un mot, l'éloquence politique doit plutôt avoir de la grandeur et de la majesté. Je citerai pour modèle en ce genre les Philippiques, et, parmi les harangues de Thucydide, celle de l'Éphore Sthénelaïdas, celle du roi Archidamus à Platée, celle de Périclès après la peste. Mais s'il s'agit des compositions oratoires d'un Ephorus, d'un Théopompe, d'un Anaximène, s'il s'agit des belles périodes qu'ils débitent en armant leurs soldats et en les rangeant en bataille, il est permis de s'écrier : Si près du fer peut-on débiter ces folies!

[7] Ce n'est pas que la plaisanterie et la dérision ne fasse quelquefois partie du langage de l'homme d'État, pourvu qu'on n'aille pas jusqu'à l'injure et à la bouffonnerie, et que les réprimandes et les railleries aient un but d'utilité. Ce genre réussit particulièrement lorsqu'il s'agit de répondre à des objections ou bien d'en proposer. Mais en faire usage de dessein prémédité et sous forme agressive, c'est vouloir provoquer le rire à tout prix, et s'exposer en outre à une réputation de méchanceté. Ainsi en advenait-il des sarcasmes de Cicéron, de Caton l'Ancien, et d'Euxithée, le familier d'Aristote, lesquels souvent prenaient l'initiative du sarcasme. Quand c'est pour se défendre qu'on emploie cette dernière arme, l'à-propos la justifie et en même temps lui donne de la grâce. En ce genre on cite quelques réponses de Démosthène. Un homme accusé d'être un voleur le raillait de ce qu'il passait la nuit à écrire :

« Je sais, lui dit Démosthène, que je te contrarie en tenant une lampe allumée.»

Une autre fois Démade criait de toutes ses forces,

« que Démosthène voulait le redresser, et que c'était la truie qui en remontrait à Minerve » 

— « Cette Minerve, répliqua l'orateur, n'en a pas moins été surprise ces jours derniers en flagrant délit d'adultère. »

Une agréable réponse est encore celle de Xénénète à ses concitoyens qui lui reprochaient d'avoir pris la fuite quand il était général :

« C'était en votre société, ô têtes chéries.»

Mais le trop est à éviter dans les propos railleurs. Il ne faut pas blesser mal à propos un auditoire, ou en parlant révéler un fonds de lâcheté et de bassesse. Ainsi fit Démocrate. Montant un jour à la tribune :

« Je suis comme notre cité, dit-il : j'ai peu de force et beaucoup de vent ».

Après l'affaire de Chéronée il se présenta devant le peuple en prononçant ces mots :

« J'aurais désiré que la république n'en fût pas réduite à écouter même mes conseils. »

Le premier trait est d'un fou, le second, d'un homme bas et vil; et ni l'une ni l'autre parole ne conviennent à un homme d'État. On admirait aussi Phocion pour la brièveté de ses bons mots. C'est ce qui faisait dire à Polyeucte que Démosthène était un très grand orateur, mais que Phocion était l'orateur parfait parce qu'il renfermait le plus de sens dans le moins de paroles; et Démosthène, qui méprisait ses autres adversaires, avait coutume de s'écrier quand Phocion se levait :

« Voilà la hache de mes discours qui se lève. »

[8] Attachez-vous donc principalement à faire devant la multitude usage d'une parole méditée et qui ne soit pas vide : c'est le secret d'être sûr de vous. Vous savez que le célèbre Périclès demandait aux Dieux, avant de parler au public, qu'ils ne missent pas sur ses lèvres un seul mot étranger à son sujet. Toutefois il faut pour les objections une parole alerte et exercée : car les occasions sont rapides comme l'éclair, et donnent lieu en politique à mille incidents tout à fait soudains. Sous ce point de vue Démosthène lui-même le cédait, dit-on, à beaucoup d'orateurs, en ce que l'occasion le trouvait incertain et embarrassé. Théophraste nous apprend qu'Alcibiade, au moment même où il prenait la parole, cherchait bien des fois non seulement ce qu'il fallait dire mais encore comment il fallait le dire : de sorte qu'à force de se donner de peine pour trouver ses mots, pour les arranger, il restait court. Mais celui qu'animent les affaires mêmes

« et qui s'inspire des circonstances, celui-là frappe puissamment la multitude, se la concilie, et change les dispositions où elle était. Ainsi, Léon de Byzance s'était présenté pour adresser la parole aux Athéniens divisés par des séditions. Quand on eut vu sa petite taille on éclata de rire :

« Que serait-ce donc, s'écria-t-il, si vous voyiez ma femme ! Elle me vient à peine au genou. »

On se mit à rire plus fort :

« Eh bien, tout petits que nous sommes, quand nous nous querellons, la ville de Byzance n'est pas assez grande pour nous contenir tous deux. »

L'orateur Pythéas pariait contre les honneurs proposés en faveur d'Alexandre, et quelqu'un se mit à dire :

« Tu es bien jeune pour oser dire ton avis sur des choses si importantes. »

— « Alexandre, répondit-il, est plus jeune que moi, et vous décrétez, vous autres, qu'il est Dieu! »

[9] Il faut encore que la solidité de la voix et la vigueur des poumons permettent de consacrer un organe d'athlète aux luttes politiques : car elles n'ont rien de frivole et sont de perpétuels combats. Autrement l'orateur épuisé, à bout de forces, sera dominé

« Par un larron braillard, à la voix mugissante ».

 Lorsque Caton désespérait d'agir par la persuasion sur le sénat ou sur le peuple parce que la faveur et l'intrigue avaient prévalu, il parlait durant toute la journée à la tribune, et faisait ainsi perdre à ses adversaires l'occasion sur laquelle ils comptaient. Ce que je viens de dire sur la préparation exigée par le discours et sur les moyens de le faire valoir, est suffisant à quiconque saura trouver en soi ce qui complète cette matière.

[10] Il y a deux voies pour se jeter dans la carrière politique. L'une, rapide et brillante, conduit à la gloire, mais n'est pas exempte de périls; l'autre est plus terre à terre, plus lente, mais elle offre plus de sûreté. Il en est qui tout d'abord débutent par un acte brillant, considérable, mais audacieux : c'est en quelque sorte un promontoire avancé, d'où ils s'élancent sur cette mer orageuse des affaires publiques. Ils pensent que Pindare a raison de dire :

« Il faut, en commençant, éblouir tous les yeux ».

On se dégoûte, on se lasse en général des gens auxquels on est habitué, et l'on accepte avec avidité un débutant : comme il arrive pour les athlètes dans les jeux. Mais l'envie tombe devant l'éclat et la promptitude de certains débuts, de certaines puissances. De même que le feu qui s'allume soudain ne fait pas de fumée, dit Ariston, de même la gloire n'excite pas la jalousie quand tout d'abord elle brille d'une vive lueur. Ceux qui ne s'élèvent que lentement et à loisir donnent, au contraire, prise de tout côté. De là vient que beaucoup d'hommes d'État ont vu leur gloire se flétrir avant qu'elle se fût épanouie à la tribune. Mais lorsque, comme il est dit de l'athlète Ladas, qui,

« La corde du départ retentissant encore, avait déjà gagné la couronne » ;

lorsque, dis-je, un homme d'État commence par une glorieuse ambassade, un triomphe, une grande expédition militaire, alors ni l'envie, ni le dédain ne peuvent facilement l'atteindre. Ainsi conquirent soudain la gloire Aratus, qui dès son entrée aux affaires renversa le tyran Nicoclès, et Alcibiade qui organisa la coalition des Mantinéens contre Lacédémone. Pompée demandait que les honneurs du triomphe lui fussent accordés avant de s'être présenté au sénat ; et comme Sylla s'y opposait :

« Il y a plus d'adorateurs pour le soleil levant, dit Pompée, que pour le soleil couchant ».

Ce qu'ayant entendu Sylla, il ne résista pas davantage. Cornélius Scipion ne dut pas à une circonstance fortuite son brillant début dans les charges publiques. Si, quand il briguait seulement l'édilité, le peuple romain l'éleva subitement au consulat contrairement aux lois, c'est que l'on était plein d'admiration pour le jeune général qui, déjà célèbre par un combat singulier et par une victoire en Espagne, avait déployé tant de valeur contre les Carthaginois en qualité de tribun, et avait justifié ce que disait de lui Caton l'Ancien:

« Seul il est inspiré; les autres, ombres vaines,
S'agitent au hasard ».

Aujourd'hui que les républiques n'ont pas d'expéditions militaires à diriger, de tyrannies à abattre, d'alliances à ménager, par quel coup brillant, par quelle entreprise d'éclat un jeune homme peut-il signaler son entrée aux affaires ? Il lui reste les procès civils qui s'instruisent devant les tribunaux; il lui reste les ambassades auprès du Prince, lesquelles demandent un homme plein d'ardeur, doué à la fois de hardiesse et de prudence. En outre il est de belles institutions tombées en désuétude dans les villes et que l'on peut relever. Il est des abus, qu'une habitude coupable a introduits et qui sont aussi honteux que nuisibles pour un État : on peut se consacrer à leur réforme. Du reste, un grand procès équitablement jugé, une noble fidélité dans la défense d'un client faible qui lutte contre un puissant adversaire, la franchise déployée au nom de la justice devant un magistrat prévaricateur, ont mis plusieurs hommes d'État à même de débuter glorieusement. Un assez grand nombre encore ont dû leur avancement à leur haine et à leurs tentatives contre des gens en place odieux et redoutés : car tout aussitôt la puissance de celui qu'ils ont abattu devient, en même temps qu'une gloire plus belle, le partage du victorieux. Au contraire, attaquer par jalousie un homme de bien que ses vertus ont placé à la tête de la république, comme Simmias se constituait agresseur de Périclès, Alcméon, de Thémistocle, Clodius, de Pompée, l'orateur Ménéclide, d'Épaminondas, c'est là une conduite qui n'est ni glorieuse, ni surtout profitable. Quand la multitude a manqué à ce qu'elle devait à un homme de bien, et qu'ensuite elle ne tarde pas, comme il arrive, de regretter cette violence, elle estime que la réparation la plus équitable, qui est aussi la plus facile, consiste à écraser celui qui avait persuadé cet acte d'injustice et qui en avait commencé l'exécution. Mais qu'un pervers, à force d'audace extravagante et de scélératesse, ait mis sous lui toute une cité, comme firent Cléon et Clitophon pour Athènes, si un homme de coeur se lève pour abattre ce téméraire et l'anéantir il se ménage une entrée brillante sur le théâtre des affaires publiques. Je n'ignore pas que quelques-uns, en réprimant aussi les tendances odieuses et oligarchiques d'un sénat, comme Ephialte fit à Athènes et Phormion chez les Éléens, ont acquis à la fois de la puissance et de la gloire, mais en politique un pareil début est très périlleux. Solon, pour commencer, s'y prit bien plus habilement. Comme la ville était partagée en trois factions, la montagne, la plaine et le littoral, il ne s'attacha à aucune de ces trois factions, se montra bienveillant pour toutes. A force de parler et d'agir dans des vues de conciliation il fut choisi pour législateur afin de tout pacifier, et il rétablit ainsi la solidité du gouvernement. Voilà les nombreux et différents moyens de débuter d'une manière brillante dans les affaires publiques.

[11] Il est une seconde manière, moins périlleuse et plus lente, suivie par plusieurs hommes d'État bien illustres, par les Aristide, les Phocion, les Pammène à Thèbes, les Lucullus et les Caton à Rome, les Agésilas à Lacédémone. Chacun de ces personnages, à l'exemple du lierre qui s'attache autour d'un arbre vigoureux et s'élance avec lui, s'était accouplé jeune à un vieillard, et obscur à un homme illustre. Élevés peu à peu à l'ombre de cette puissance, ils avaient grandi avec elle, et s'étaient affermis, s'étaient enracinés dans l'administration. Ainsi Aristide fut poussé en avant par Clisthène ; Phocion, par Chabrias ; Lucullus, par Sylla; Caton, par Fabius Maximus; Épaminondas, par Pammène; Agésilas, par Lysandre. Ce dernier, il est vrai, dont l'ambition et la jalousie étaient souverainement déplacées, fit tort à sa propre réputation en repoussant bientôt celui qui l'avait guidé dans ses actes. Tous les autres montrèrent une reconnaissance aussi honorable que conforme aux devoirs d'un homme d'État. Jusqu'à la fin ils entourèrent d'égards et de soins les auteurs de leur avancement; et, comme font les corps placés sous l'action du soleil, ils augmentaient par eux-mêmes et rendaient plus éblouissant l'éclat qui les illustrait. Ainsi les détracteurs de Scipion disaient qu'il n'était que l'acteur de ses beaux exploits et que c'était Lélius, son compagnon, qui était le poète de ce beau drame. Mais Lelius n'en tira jamais vanité, et il continua toujours à rehausser, sans avoir d'autre point d'honneur, le mérite et la gloire de Scipion. Afranius, ami de Pompée, avait, malgré l'humilité de sa naissance, tout espoir d'être nommé consul; mais comme Pompée s'intéressait à d'autres concurrents, il se désista de sa candidature, en disant

« qu'il lui serait moins honorable d'être promu au consulat, qu'amer et pénible de n'avoir ni l'assentiment ni la coopération de Pompée. » 

Aussi au bout d'une seule année de patience il ne manqua pas d'obtenir la dignité qu'il briguait, et il conserva, de plus, une précieuse amitié. Les hommes d'État que d'autres ont ainsi conduits à la gloire comme par la main, ont cet avantage, qu'en restant les amis d'un seul ils se concilient l'amitié de tous et que, s'ils subissent un échec, ils en sont moins haïs. C'est pourquoi Philippe recommandait aussi à Alexandre de se faire des amis, tant que cela lui était possible, sous le règne d'un autre, et de conquérir la popularité par des manières affables et obligeantes.

[12] Il faut choisir pour son premier guide dans la carrière politique un personnage qui ne soit pas simplement entouré de gloire et de puissance, mais qui doive cette puissance et cette gloire à la vertu. Car, de même que tout arbre ne veut pas accepter et soutenir les enlacements de la vigne, et que quelques-uns d'eux étouffent et arrêtent son développement; de même, dans les cités, ceux qui n'aiment point la vertu et qui ne recherchent que les honneurs et le commandement, ne ménagent pas aux jeunes gent les occasions de prendre part aux affaires. Il semble que la gloire soit une nourriture que ces ambitieux se réservent exclusivement. Ils étouffent les autres par jalousie et les laissent se dessécher. Ainsi Marius, après avoir tiré de beaux et bons services de Sylla en Afrique et plus tard en Gaule, cessa de l'utiliser parce qu'il s'impatientait de le voir grandir; et prenant pour prétexte certain cachet il le renversa complètement. Voici l'histoire. Lorsque dans l'expédition d'Afrique Sylla eut accompagné Marius en qualité de tribun, le général l'envoya vers Bocchus, et il ramena Jugurtha prisonnier. Comme un jeune ambitieux qui n'avait goûté que depuis peu à la gloire, Sylla ne sut pas soutenir avec modération un tel succès. Il fit graver une image qui en rappelait le souvenir : c'était un cachet représentant Jugurtha remis entre ses mains, et il portait toujours cet anneau. Marius lui en fit un crime, et l'éloigna de sa personne. Sylla se rejetant alors vers Catulus et Metellus, deux citoyens vertueux et ennemis de Marius, souleva une guerre civile ; et bientôt il eut chassé et renversé Marius, qui avait mis Rome à deux doigts de sa perte. Ce même Sylla, au contraire, ménagea l'élévation de Pompée encore jeune homme : il se levait et se découvrait la tête à son approche. Aux autres jeunes gens il fournissait aussi des occasions de se distinguer. Il allait jusqu'à en exciter quelques-uns malgré eux, et il remplit les armées de beaucoup d'émulation et d'ardeur. Il assurait ainsi sa supériorité en voulant, non pas être le seul, mais le premier et le plus grand, au milieu de beaucoup d'autres, grands eux-mêmes. Voilà les hommes qu'il faut choisir, et auxquels il faut s'attacher, au lieu d'imiter le roitelet d'Ésope, qui, porté sur les ailes de l'aigle, prit soudain son vol et arriva avant lui. Loin de dérober furtivement la gloire à leurs protecteurs, les débutants doivent l'accepter d'eux avec bienveillance et dévouement, convaincus qu'il n'est possible de bien commander, Platon l'a dit, que quand on a su d'abord bien obéir.

[13] Vient maintenant le choix des amis. A cet égard je n'approuve ni l'opinion de Thémistocle, ni celle de Cléon. Cléon, lorsqu'il résolut pour la première fois de prendre part au maniement des affaires publiques, assembla tous ses amis, et rompit avec eux, en leur disant que pour un homme d'État l'amitié amollissait et contrariait souvent la rectitude et l'équité des décisions. Or il aurait mieux fait de rompre avec son insatiable avidité, avec son humeur querelleuse, et de purger son âme de l'envie et de la méchanceté. Ce ne sont pas des chefs privés d'amis et de compagnons que demandent les cités, mais des hommes vertueux et sages. Maintenant, qu'arriva-t-il à Cléon ? Après avoir chassé ses amis, il se trouva

« Léché par cent flatteurs pleurnichant à ses pieds »,

comme disent les poètes comiques. Il était dur et insupportable pour les honnêtes gens ; et, d'un autre côté, il s'abaissait devant la multitude dont il mendiait les faveurs, comme ceux

« Qui de riches vieillards lorgnent les héritages,
Et, tout en les menant, se mettent à leurs gages » ;

il traitait de pair à compagnon avec ce qu'il y avait de plus vil, de plus malsain dans le peuple, pour combattre les meilleurs citoyens. Thémistocle, au contraire, comme on prétendait que la plus belle manière d'exercer le pouvoir était de se montrer égal envers tous :

« Que jamais, dit-il, je ne siége sur un tribunal, si mes amis ne doivent pas plus gagner à ma présence que mes ennemis ! » 

Non moins que Cléon Thémistocle manquait à ce qui se doit : c'était un tort de proclamer qu'il subordonnait la politique à l'amitié, et de mettre les affaires et les intérêts publics après les affections et les considérations particulières. Un jour, pourtant, comme Simonide lui demandait quelque chose qui était contraire à la justice, Thémistocle lui répondit:

« Pas plus qu'on n'est bon poète en péchant contre la mesure, on ne saurait être un magistrat intègre en accordant des faveurs contraires à la loi. » 

Ne serait-ce pas, en effet, chose affreuse et déplorable? Un pilote choisit ses matelots, un patron de navire choisit son pilote, de manière à ce qu'ils puissent,

« L'un sur le gouvernail porter un doigt savant,
Les autres, déployer toutes voiles au vent » ;

un architecte choisit ses ouvriers, ses manoeuvres, qui, loin de gâter son ouvrage, le secondent de leur mieux; et l'homme d'État, celui que Pindare appelle « L'artiste par excellence », le fabricateur des bonnes lois, l'artisan de la justice, ne s'assurerait pas tout d'abord des amis pénétrés des mêmes sentiments que lui, dévoués à son service, passionnés comme lui pour le bien! On les verrait, les uns dans un intérêt, les autres dans un autre, le faire injustement et violemment plier ! Il n'y aurait aucune différence entre lui et un constructeur ou un charpentier, qui par impéritie ou insouciance emploierait des équerres, des règles et des cordeaux propres seulement à rendre son ouvrage tordu. Car les amis sont les instruments animés et intelligents de l'homme d'État. Loin de glisser avec eux s'ils font une chute, il doit veiller à ce qu'aucune de leurs fautes n'échappe à sa connaissance. Ce fut ce manque de soin qui porta atteinte à la considération de Solon, et qui lui fit du tort aux yeux de ses concitoyens. Il avait résolu dans son esprit d'alléger les dettes, et d'introduire sous le nom plus doux de d'abolition générale des charges la suppression de toutes les créances. Il communiqua ce projet à ses amis, et ils se livrèrent aux manoeuvres les plus injustes. Ils se hâtèrent d'emprunter des sommes considérables. Peu de temps après, lorsque la loi eut été portée, on vit qu'ils avaient acheté des maisons magnifiques et des terrains d'une grande étendue avec l'argent qu'ils avaient emprunté. Par suite on accusa Solon d'avoir participé à leur injustice, tandis qu'il en était la victime. Agésilas, lorsqu'il était sérieusement pressé par ses amis, perdait toute sa force et toute sa dignité. Il faisait comme le Pégase d'Euripide,

« Se baissant, par frayeur, plus qu'on ne le voulait ».

Dans leurs mécomptes il les assistait avec une ardeur exagérée, et laissait croire par là qu'il s'associait à leurs injustices. Il sauva Phébidas, accusé d'avoir pris la Cadmée sans qu'on lui en eût donné l'ordre, et il prétendit que ces sortes d'entreprises devaient s'exécuter sans commandement. Sphodrias était sur le point de passer en justice pour une action de très grave illégalité : il s'agissait d'une invasion de territoire chez les Athéniens, alors amis et alliés. Agésilas fit si bien, qu'on ne donna pas suite à la plainte : il s'était laissé attendrir par les supplications amoureuses du fils de Sphodrias. Enfin, on cite de lui ce billet adressé à un petit prince :

« Si Nicias n'est pas coupable, relâchez-le : s'il l'est, relâchez-le pour l'amour de moi; de toute façon, relâchez-le. »

 Au contraire, Phocion ne voulut pas seulement assister en justice son gendre Chariclus dans l'affaire d'Harpalus.

« Je n'ai fait d'alliance entre nous, lui dit-il, que pour ce qui serait conforme à la justice. » 

Et le quittant à ces mots, il s'en alla. Timoléon, de Corinthe, ne pouvant ni par ses sages conseils ni par ses supplications détourner son frère d'aspirer à la tyrannie, se rangea du parti de ceux qui le tuèrent. C'est qu'il ne suffit pas d'être ami jusqu'à l'autel et de se refuser simplement au parjure, comme disait un jour Périclès. Il faut n'être ami que jusqu'à la loi, jusqu'à la justice, jusqu'à l'utilité publique. Méconnaître un tel ordre d'intérêts, c'est attirer les malheurs les plus grands sur sa patrie. Ainsi l'impunité accordée à Sphodrias et à Phébidas fut la cause principale qui engagea Sparte dans la guerre dont le désastre de Leuctres fut l'issue. Que contre des fautes légères commises par ses amis on sévisse avec rigueur, la raison d'État ne l'exige pas. Elle permet qu'après avoir garanti les principaux intérêts de la cité, on vienne surabondamment en aide à ses amis, qu'on les assiste, et qu'on se donne du mal pour eux. Il y a des faveurs qui ne sauraient exciter la jalousie. Ceux que l'on aime, on peut par préférence les aider à obtenir une charge; on peut leur confier quelque office qui les mette en relief, quelque ambassade qui leur ménage des relations précieuses : comme quand il est question d'offrir des hommages à un souverain ou d'aller porter à une cité des paroles d'amitié et de concorde. Mais s'il s'agit d'une mission laborieuse, d'une négociation qui doive avoir de l'éclat et de l'importance, il faut d'abord en prendre soi-même la conduite; plus tard on s'adjoindra un sien ami, comme Diomède :

« Si vous voulez qu'un autre à mes efforts s'unisse,
Pourrais-je mieux choisir que le divin Ulysse? » 

Et Ulysse, à son tour, répond, comme il le doit, par un éloge :

« D'où viennent ces coursiers? Vieillard, tu le demandes?
De Thrace : Diomède a mis leur maître à mort,
Et douze autres guerriers, frappés du même sort,
Sont tombés sous ses coups ».

De semblables concessions à l'égard de ses amis n'honorent pas moins celui qui loue que celui qui est loué. Au contraire, l'arrogance qui n'est satisfaite que de soi condamne un homme, dit Platon, à vivre isolé. A ces honorables et bienveillantes faveurs dont quelques-uns deviennent l'objet il faut associer encore d'autres amis, en les avertissant de témoigner leur reconnaissance et leur satisfaction aux premiers, puisque c'est à ceux-ci et à leurs conseils qu'ils les doivent en partie. Les requêtes inconvenantes et déplacées, il faut les mettre à néant, mais sans amertume, avec ménagement et douceur, en donnant à entendre qu'elles sont incompatibles avec l'honneur et la vertu. C'est ce qu'Épaminondas, un jour, fit le mieux du monde. Malgré les instances de Pélopidas il refusa de mettre hors de prison certain cabaretier, et à peu de jours de là une femme dont Pélopidas était amoureux l'en ayant supplié, Épaminondas relâcha cet homme :

« De pareilles complaisances, dit-il, peuvent être accordées à des courtisanes, mais non pas à des généraux d'armée. » 

Caton, en pareil cas, ne fut que blessant et dédaigneux. Le censeur Catulus, qui était au nombre de ses meilleurs amis et de ses familiers, voulait obtenir de lui la grâce d'un homme dont Caton instruisait le procès en qualité de questeur :

« Il est honteux, lui dit ce dernier, que vous, qui devez nous donner l'exemple de la sagesse, à nous autres jeunes gens, vous méritiez d'être chassé d'ici par mes licteurs. » 

Caton pouvait fort bien, en rejetant de fait la requête, ôter à ses paroles cette rudesse et cette amertume. Il suffisait qu'il fît entendre à Catulus que s'il le désobligeait en agissant de cette manière, ce n'était pas volontairement, mais malgré lui et contraint par la loi et la nécessité. Il est aussi, au point de vue de l'argent, des procédés qui n'ont rien de honteux et grâce auxquels un homme d'État peut assister ses amis dans l'indigence. Ainsi Thémistocle après une bataille, voyant un mort étendu sur la poussière avec des bracelets et un collier d'or, passa outre; puis s'étant retourné vers un de ses amis qui l'accompagnait :

« Prends cela, lui dit-il : car toi, tu n'es pas Thémistocle. » 

Ce sont là des occasions que les circonstances permettent souvent à l'homme d'État d'utiliser à l'avantage de ses amis : ces derniers n'étant pas tous des Ménémaques. Chargez donc l'un de défendre une cause juste à la fois et lucrative; mettez un autre en relation avec un homme riche ayant besoin qu'on administre et qu'on dirige ses biens; à un troisième, ménagez la concession de quelques travaux publics ou quelque bail avantageux. Épaminondas fit plus : à un de ses amis il désigna un personnage fort riche en lui disant d'aller lui demander un talent sur la réquisition expresse d'Épaminondas. Le personnage vint chercher une explication :

« Je vous l'ai adressé, dit le héros, parce que je le sais honnête homme et pauvre, et que vous, vous avez fait fortune aux dépens de la République ».

Enfin, Agésilas, comme nous l'apprend Xénophon, se glorifiait d'enrichir ses amis, en même temps qu'il se mettait lui-même au-dessus des richesses.

[14]

« Il n'est pas d'alouette, disait Simonide, qui ne doive avoir sa huppe ».

Il n'est pas non plus d'existence politique qui n'ait ses ennemis et ses rivaux. C'est un point sur lequel il n'importe pas peu qu'un homme d'État ait réfléchi. On loue généralement Aristide et Thémistocle de ce que, toutes les fois qu'ils sortaient de l'Attique pour aller en ambassade ou à la guerre ensemble, ils déposaient leurs inimitiés sur les confins, sauf à les reprendre ensuite. Quelques-uns trouvent également fort admirable la conduite de Crétinas le Magnésien. Il avait pour adversaire politique un certain Hermias, qui n'exerçait pas une grande influence mais qui était ambitieux et doué de qualités brillantes. C'était à l'époque de la guerre de Mithridate. Crétinas voyant les dangers que courait la ville, invita Hermias à prendre le commandement et à diriger les affaires, en lui disant qu'il se retirerait ; ou bien, que s'il trouvait bon que lui-même, Crétinas, fût général, il eût à s'expatrier, afin que leurs rivalités réciproques ne causassent pas la ruine de leur patrie. La proposition plut à Hermias. Il déclara que Crétinas était plus homme de guerre que lui, et il s'éloigna bientôt avec sa femme et ses enfants. Crétinas l'accompagna hors de la ville; et sur sa fortune particulière il lui fournit de l'argent, sorte de ressources plus utiles à des gens qui s'exilent qu'à des assiégés. Il défendit très bien Magnésia ; et cette ville, qui avait été à deux doigts de sa perte, fut sauvée, grâce à lui, contre toute espérance. Si c'est une noble et fière parole que celle-ci,

« J'aime mieux ma patrie encore que mes enfants »,

chacun devrait être tout disposé à dire :

« Je hais un tel, je voudrais lui faire du mal ; mais j'aime encore plus fort mon pays ».

Ne pas consentir à se réconcilier avec un ennemi pour une cause à laquelle nous devrions sacrifier même un ami, c'est se montrer véritablement sauvage jusqu'à la férocité. Combien mieux faisaient et Phocion et Caton! Ils ne concevaient jamais de haines privées à propos de différends politiques. Ils n'étaient redoutables et inflexibles que dans les débats d'assemblées, quand il s'agissait de ne pas sacrifier les intérêts communs. Mais dans leurs relations personnelles, ils se montraient affectueux et étrangers à tout sentiment de rancune envers ceux qu'ils avaient combattus ailleurs. C'est que, en effet, il ne faut regarder comme ennemi aucun de ses concitoyens, à moins que, comme Aristion, Nabis ou Catilina, ce ne soit un fléau et une calamité pour sa patrie. Quant aux autres avec lesquels on est en dissentiment, il faut, comme un musicien qui suivant le besoin tend ou relâche chaque corde de son instrument, les faire rentrer dans l'accord général, non pas en leur reprochant leurs fautes avec colère et d'un ton injurieux, mais, ainsi qu'il se voit dans Homère, en parlant plutôt à leur coeur :

« Étourdi, que j'ai cru plus sage que les autres » !

et ailleurs :

« Hé quoi ! n'avez-vous rien de plus sage à nous dire » !

Que ces adversaires disent ou fassent quelque chose de bien, il ne faut ni trouver mauvais que d'autres les honorent, ni leur ménager les éloges à propos de leur belle conduite. Car de cette manière notre blâme, quand nous serons forcés d'y recourir, deviendra persuasif, et le vice ne trouvera plus grâce à leurs yeux quand ils verront combien nous rehaussons la vertu et combien elle est auguste et digne, mise en comparaison avec le mal. Je trouverais fort honorable que dans les causes justes l'homme d'État n'hésitât point à porter témoignage même en faveur de ses adversaires, qu'il les défendît en justice contre leurs calomniateurs, qu'il n'ajoutât pas foi aux délations quand elles contredisent les sentiments dont il les sait animés. C'est ainsi que le trop fameux Néron, peu de jours avant de faire périr Thraséas qu'il haïssait et redoutait si fort, ne lui rendait pas moins justice. Comme quelqu'un accusait ce personnage illustre d'avoir rendu un arrêt erroné et inique :

« Je voudrais, dit Néron, que Thraséas m'aimât autant qu'il est excellent juge ».

Il ne serait pas mauvais non plus, pour en corriger d'autres qui pèchent le plus souvent par l'effet d'un naturel pervers, il ne serait pas mauvais, dis-je, de leur citer un de leurs ennemis dont le caractère fût préférable au leur, et d'ajouter :

« Un tel n'aurait pas dit, n'aurait pas fait cela. » 

A quelques-uns, lorsqu'ils commettent une faute, il est bon de rappeler leur père vertueux. Ainsi fait Homère :

« Diomède à son père est bien peu ressemblant ».

Un jour que Scipion l'Africain était dans une élection le compétiteur d'Appius, celui-ci s'écria :

« Combien tu gémirais sous la terre, ô Paul Émile, si tu pouvais savoir que ton fils se présente pour briguer la censure, escorté de Philonicus le publicain ».

De semblables reproches corrigent ceux qui les méritent, et en même temps ils honorent ceux qui les adressent. C'est encore en homme d'État, qu'outragé par Ajax, le Nestor de la tragédie de Sophocle répond:

« Je ne te blâme point : faisant bien, tu dis mal ».

Caton avait résisté à Pompée quand celui-ci exerçait avec César des violences dans Rome, mais quand ces deux généraux se furent déclaré la guerre, il demanda que le commandement suprême fût déféré à Pompée, et ajouta :

« Il appartient aux mêmes personnages de causer de grands maux et de les faire cesser. » 

En effet lorsque le blâme mêlé à l'éloge n'a pas une intention offensante, et que, dicté par la franchise, il excite moins à la colère qu'au remords et au repentir, il est évident qu'il faut l'attribuer à la bienveillance et que les effets en sont salutaires. Mais les outrages ne conviennent pas le moins du monde dans la bouche des hommes d'État. Voyez comment Eschine est traité par Démosthène, et Démosthène, par Eschine. Voyez encore ce qu'Hypéride a écrit contre Démade. Est-ce Solon, ou Périclès, ou le Lacédémonien Lycurgue, ou Pittacus de Lesbos, qui auraient tenu un semblable langage? Du reste Démosthène n'emploie ainsi l'injure que dans ses plaidoyers. Les Philippiques sont pures de tout sarcasme, de toute raillerie grossière. De tels propos déshonorent plus, en effet, ceux qui les disent que ceux qui les entendent. En outre ils répandent de la confusion sur les faits, et jettent le trouble dans les conseils et les assemblées. Aussi approuvé-je beaucoup Phocion. Cédant à un orateur qui l'injuriait, il avait renoncé à la parole. Quand l'autre en eut fini et à grand'peine, Phocion reprit à la tribune la suite de son discours :

« Maintenant, dit-il au peuple, que vous m'avez suffisamment entendu parler de cavaliers et d'hoplites, il me reste à vous entretenir des troupes légères et des peltastes. » 

Toutefois, comme en bien des circonstances il est difficile de se contenir et que souvent il importe de fermer la bouche aux insolents par quelque bonne repartie, attachons-nous à ce que ces reparties soient brèves et ne laissent voir ni colère, ni amertume. Il y faut au contraire une modération, un enjouement et une grâce qui, après tout, les rendent plus pénétrantes. C'est surtout l'effet que produisent les arguments rétorqués. Car de même que les traits qui rebondissent contre ceux qui les ont lancés semblent être renvoyés par la force et la solidité de l'adversaire, de même il semble qu'une parole piquante retournée contre son auteur doive sa vivacité à l'intelligence vigoureuse et rapide de l'offensé. Telle fut la réponse d'Epamimondas à Callistrate, qui reprochait aux Thébains et aux Argiens le parricide commis par Œdipe sur son père et par Oreste sur sa mère :

« Nous avions, dit Épaminondas, chassé les auteurs de ces forfaits, et ce fut vous qui les accueillîtes ».

Devant le Spartiate Antalcidas, un Athénien disait :

« Souvent nous vous avons repoussés des bords du Céphise. »

— « Jamais, répondit Antalcidas, nous n'avons eu à vous repousser de ceux de l'Eurotas. » 

C'est encore un mot piquant que celui de Phocion. Demade lui criait :

« Les Athéniens te feront mourir. » 

— « Oui, répondit Phocion, s'ils perdent la tète, mais ce sera toi, s'ils ont leur bon sens ».

A l'orateur Crassus un certain Domitius demandait s'il était vrai qu'il eût répandu des larmes sur la mort d'une lamproie qu'il nourrissait dans un vivier :

« Et toi, lui demanda Crassus à son tour, est-il vrai que tu n'aies pas pleuré les trois femmes par toi mises en terre? » 

Ces à-propos ont leur utilité, même dans les autres actes de la vie.

[15] Pour ce qui regarde l'administration publique, quelques-uns s'engagent dans toutes les parties dont elle se compose : comme faisait Caton. Ils pensent que le bon citoyen, selon la mesure de ce qu'il peut, ne doit refuser à aucune d'elles son application et ses soins. On loue Épaminondas de ce qu'ayant été, par haine et dans une intention blessante, nommé à Thèbes directeur des gabelles, il se garda bien de négliger les soins d'un pareil office :

« Ce n'est pas, dit-il, la charge qui met l'homme en lumière, mais l'homme, la charge » ;

et il éleva à une grande hauteur, à une importance notable cette direction des gabelles, qui, n'étant rien auparavant, se réduisait à faire enlever les immondices des rues et à détourner certaines eaux. Moi-même, je prête sans doute à rire aux étrangers, qui souvent me voient dans nos rues occupé à des soins du même genre, mais ce qui me vient en aide c'est une parole d'Antisthène fréquemment rappelée. On s'étonnait de le voir traverser la place publique portant lui-même un baril de salaison :

« C'est pour moi que je le porte, »

répondit-il. Moi, au rebours, si l'on me reproche d'assister à un mesurage de tuiles, à un arrivage de ciment et de pierres, je réponds :

« Ce n'est pas pour moi que je m'occupe de ces détails d'administration : c'est pour notre ville. » 

Il y a, en effet, un grand nombre d'autres détails qu'il serait vil et mesquin de traiter soi-même et dans une pensée de lucre personnel, mais s'il s'agit de la chose publique, des intérêts de la cité, ils n'ont plus rien de bas, et il n'y a au contraire que plus de grandeur à se livrer consciencieusement à un examen minutieux. D'autres voient plus de dignité et de noblesse dans la manière dont en usait Périclès. De ce nombre est le péripatéticien Critolaüs. Il veut que, comme à Athènes la galère Salaminienne et la Paralienne ne se lançaient pas en mer à tout propos mais dans des occasions pressantes et solennelles, de même l'homme supérieur ne s'emploie qu'aux affaires les plus importantes et les plus graves, imitant en cela le roi du monde :

« Dieu ne touche qu'aux grandes choses :
Des petites, c'est toi, Fortune, qui disposes »,

comme dit Euripide. Car nous ne saurions approuver l'excessive ambition et l'opiniâtreté de Théagène. Non content d'avoir parcouru la période des grands jeux, il voulut encore remporter des couronnes dans plusieurs autres combats, tels que le pancrace, le pugilat et la course longue : il ne savait pas s'arrêter. Certain jour donc un banquet funèbre étant célébré en l'honneur d'un demi-dieu, et selon l'usage chacun ayant sa part servie devant soi, Théagène s'élança, et alla disputer le prix du pancrace, comme pour établir que, lui présent, personne ne devait prétendre à une victoire. Aussi avait-il entassé jusqu'à douze cents couronnes dont la plupart, il est vrai, peuvent à bon droit passer pour des ramassis. Eh bien, je ne vois aucune différence entre ce Théagène et les hommes qui se mêlent à toutes les affaires de l'administration. Ils ne s'exposent qu'à plus de reproches. On les supporte avec peine. S'ils réussissent ils excitent la jalousie; s'ils font mal on en est bien aise. La satisfaction qu'inspirait d'abord leur activité se change bientôt en risée et en plaisanterie; et cela me rappelle certaine épigramme :

« Métiochus est préteur, Métiochus est voyer; Il inspecte le pain, surveille le meunier. Bref, Métiochus fait tout. Gare un jour aux mécomptes! » 

Ce Métiochus était un des amis de Périclès, et lui devait une puissance dont il usait, à ce qu'il semble, d'une façon odieuse et insupportable. Or il faut que pour un homme d'État son peuple soit, comme l'on dit, un amoureux dont il accepte les tendresses et auquel en s'éloignant de lui il laisse des regrets. C'est ce que faisait Scipion l'Africain. Il passait une grande partie du temps au fond de ses terres : de sorte qu'à la fois il diminuait le poids de la jalousie et il laissait respirer ceux qui semblaient écrasés sous celui de sa gloire. Timésias de Clazomène était un homme dévoué d'ailleurs au bien de son pays, mais l'ardeur avec laquelle il s'occupait par lui-même de toutes les affaires avait excité contre sa personne la jalousie et la haine. Il ne s'en aperçut qu'à l'occasion du fait suivant. Des enfants sur le chemin jouaient à faire sortir un osselet d'une fossette avec un bâton, et quelques-uns d'entre eux disaient : Il ne bougera pas. Timésias passait à ce moment.

« Je voudrais être aussi sûr, dit celui qui frappait, de faire sauter la cervelle de Timésias que je suis sûr de faire sauter cet osselet. » 

Ayant entendu ces paroles, Timésias comprit que son impopularité courait les rues. Il rebroussa chemin, conta la chose à sa femme, et lui ordonnant de faire ses paquets et de le suivre, il franchit les portes pour quitter incontinent la ville. Il paraît que Thémistocle, accueilli d'un compliment de ce genre par les Athéniens, leur dit :

« Hé quoi, gens trop heureux !, vous vous lassez donc de recevoir du bien de moi! » 

De ce que je viens de dire, une partie est judicieuse, une autre n'est pas bien dite. Il ne faut refuser son dévouement et sa vigilance à aucune des parties de l'administration publique. Elles méritent toutes qu'on s'en occupe, qu'on les connaisse, et je blâmerais l'homme d'État qui se réservant, comme on réserve l'ancre sacrée d'un vaisseau, attendrait que la république fût à bout de ressources et réduite aux dernières extrémités. Mais comme les pilotes font eux-mêmes certaines choses par leurs mains, qu'il y a certaines manoeuvres que de loin, restant assis, ils accomplissent avec d'autres instruments que les mains et par d'autres que par eux-mêmes, ayant à leur disposition des matelots, des timoniers, des contremaîtres, appelant souvent sur la poupe quelques-uns d'entre eux et leur mettant le gouvernail en main ; de même, il convient à un homme d'État de laisser quelquefois le commandement aux autres, de les appeler à la tribune avec bienveillance et désintéressement. Si l'on ne prétend pas donner l'impulsion à toute une ville par ses discours, par ses décrets, par ses actes, on aura des hommes dévoués et capables, que l'on appliquera les uns à tel service, les autres à tel autre, selon leur aptitude particulière. Ainsi Périclès se servait de Ménippe pour organiser des expéditions militaires; d'Ephialte, pour abaisser l'influence de l'Aréopage; il se servit de Charinus pour faire passer son décret contre les Mégariens, de Lampon pour l'envoyer fonder une colonie à Thurium. Lorsque le pouvoir semble partagé entre plusieurs, non seulement, son importance soulève moins de jalousie, mais encore les différents services fonctionnent plus utilement. De même que la division de la main en cinq doigts, loin de l'affaiblir, en rend l'usage plus industrieux et fait d'elle un véritable outil, de même l'administrateur qui partage avec d'autres le maniement de la chose publique lui donne par cette association une plus grande activité. Supposez, au contraire, un homme qui, insatiable de gloire et de puissance, prenne sur lui le poids de toute une ville et se lance dans des entreprises auxquelles ni son aptitude naturelle ni des études antérieures ne le rendent propre, comme si Cléon eût voulu se mettre à la tête des troupes, Philopémen, diriger une escadre, Annibal, haranguer à la tribune : un tel homme sera inexcusable quand il lui arrivera de commettre des fautes, et il entendra répéter à ses oreilles le vers d'Euripide :

« Pourquoi donc, charpentier, ne pas tailler le bois? » 

Votre parole n'a rien de persuasif, lui dira-t-on, et vous vous chargez d'une ambassade ! Vous êtes indolent, et vous administrez les finances! Comptable mal habile, vous vous faites questeur ! Accablé par l'âge et les infirmités, on vous voit général ! Périclès, lui, partageait le pouvoir avec Cimon. Se réservant le droit de gouverner la ville, il chargeait Cimon d'équiper les flottes et de faire la guerre aux Barbares. On loue aussi Eubulus l'Anaphlystien, de ce qu'ayant plus qu'un autre la confiance du peuple et jouissant d'un crédit considérable, il ne se mêla jamais des affaires de la Grèce et ne marcha à la tête d'aucune armée. S'étant réservé les finances, il augmenta les revenus publics, et de cette manière rendit à sa patrie d'immenses services. Au contraire Iphicrate, qui dans sa maison, en présence d'auditeurs nombreux, prononçait des harangues préparées de longue main, était un objet de moquerie. Il est certain que même s'il eût mérité le titre de bon orateur, ce qui n'était pas vrai, il aurait dû se contenter de sa gloire militaire et céder le champ de l'école aux sophistes.

[16] Tout peuple a un sentiment de malignité et de défiance contre ceux qui le gouvernent, et si la plupart des mesures les plus utiles n'ont pas été précédées de débats orageux et de luttes, ce même peuple soupçonne qu'elles sont le résultat d'une connivence. C'est là surtout ce qui rend suspectes les associations et les amitiés. Les hommes d'État ne doivent donc laisser subsister aucune haine contre leur personne, pas plus qu'aucune cause de dissension. Ils se garderont pourtant d'imiter Onomadème. Les habitants de Chio l'avaient mis à leur tête, et à la suite d'une sédition réprimée par lui il ne voulut pas chasser de l'île tous ses adversaires :

« J'aurais peur, disait-il, de commencer à être en guerre avec mes amis si je me débarrassais complètement de mes ennemis. »

C'était là une sottise. Mais quand on sait la multitude prévenue défavorablement contre quelque mesure importante et conservatrice, il ne faut pas laisser tous ses partisans, comme s'ils obéissaient à un mot d'ordre, exprimer leur assentiment d'une voix unanime. Deux ou trois amis opposeront à l'auteur du projet quelques arguments contraires présentés avec douceur, puis, faisant mine d'être convaincus., ils se rendront. Car le moyen de rallier le peuple à soi, c'est de paraître ne se déterminer que par la considération de l'intérêt public. Toutefois s'il s'agit de mesures secondaires et de peu d'importance, il ne sera pas mal d'autoriser ses amis à une résistance véritable où chacun d'eux agira selon ses convictions personnelles. De cette manière il sera évident, que s'ils votent ensemble dans les occasions graves et majeures, c'est en vue du seul bien public et non pas d'après un plan concerté d'avance.

[17] Naturellement le chef d'un État est dans une cité ce qu'est dans une ruche la reine des abeilles. Il doit penser toujours à cette similitude lorsqu'il tient entre ses mains le timon des affaires. Mais il ne faut pas qu'il recherche trop souvent et avec un empressement excessif les magistratures et les dignités que confère le peuple : car l'avidité pour les emplois ne fait pas d'honneur à un homme d'État et ne le rend point populaire. Il ne doit pas non plus les rejeter quand sa patrie les lui donne et l'y appelle au nom de la loi. Fussent-ils même inférieurs à sa réputation, il les acceptera et s'y consacrera de tout son zèle : car il est juste, lorsqu'on est honoré par les magistratures plus importantes, qu'à son tour on honore celles qui le sont moins. Si l'on exerce les emplois supérieurs, comme celui de stratège à Athènes, de prytane à Rhodes, de Béotarque chez nous, on diminuera à dessein l'importance et les prérogatives de ces charges par sa modération, tandis qu'aux plus humbles on ajoutera une certaine valeur et une certaine dignité. C'est ainsi que l'on saura échapper au mépris dans ces dernières et à la jalousie dans les autres. Quelque magistrature que vous exerciez, vous ne devez pas seulement avoir présentes à l'esprit les réflexions que Périclès se rappelait à lui-même toutes les fois qu'il prenait sa chlamyde :

« Observe-toi, Périclès : tu commandes à des hommes libres, tu commandes à des Grecs, tu commandes à citoyens d'Athènes. » 

Il faut vous dire encore :

« Tu es commandé en même temps que tu commandes, puisque la ville est soumise à des proconsuls, à des lieutenants de l'Empereur. »

Ce ne sont plus

« Ces plaines, vaste champ pour la valeur guerrière »,

ce n'est plus cette antique cité de Sardes, cette fameuse puissance des Lydiens. Il faut revêtir une chlamyde moins traînante, porter du prétoire les yeux vers le tribunal, ne pas attacher trop de prix et de confiance à sa couronne, et voir au-dessus de sa tête les brodequins des magistrats romains. Il faut imiter les acteurs de théâtre, qui mettent bien au service de la pièce jouée par eux ce qu'ils ont de pathétique, de naturel, de dignité, mais qui écoutent aussi le souffleur et se renferment dans la mesure et dans les bornes du rôle tel qu'il leur a été imposé par ceux qui leur commandent. Car les chutes en administration ne provoquent pas des sifflets et des éclats de rire : souvent intervient

« Un terrible vengeur : le fer, qui décapite »,

comme il est arrivé chez vous à Pardalas pour avoir oublié ses limites. Un autre, relégué dans une île, est comme dit Solon,

« Devenu Sicinite ou Pholégandrien
En perdant tout à coup son nom d'Athénien ».

Quand nous voyons les petits enfants qui tâchent de chausser les sandales de leurs pères et de se coiffer de leurs couronnes, nous nous mettons à rire, mais les magistrats qui dans les cités veulent follement que l'on imite les exploits, la fierté, les actions des ancêtres quand il n'y a plus analogie de circonstances et de positions, exaltent mal à propos la multitude en prêtant eux-mêmes à rire. Et pourtant le sort qui les attend n'est pas risible, à moins qu'on ne les laisse tomber dans le plus profond mépris. Il y a bien assez d'autres faits des premiers Grecs à passer en revue si l'on veut former et corriger les moeurs de ceux d'aujourd'hui. Par exemple on peut rappeler aux Athéniens non pas des exploits guerriers, mais le décret d'amnistie publié après l'expulsion des Trente. On peut leur dire que Phrynicus fut condamné à l'amende pour avoir fait représenter une tragédie intitulée la « Prise de Milet » ; que les Athéniens se mirent des couronnes sur la tête quand Cassandre releva les murs de Thèbes; que lorsqu'ils eurent appris la terrible exécution faite à Argos, exécution dans laquelle les habitants de cette dernière ville firent périr sous le bâton quinze cents Athéniens, ils ordonnèrent des expiations qui furent accomplies en assemblée générale; qu'enfin, dans l'affaire d'Harpalus, comme on fouillait les maisons ils voulurent que l'on passât en la laissant intacte, et ce fut la seule, devant la demeure d'un nouveau marié. C'est en imitant aujourd'hui de pareils actes que les Athéniens peuvent égaler leurs ancêtres. Mais des exploits comme ceux de Marathon, d'Eurymédon, de Platée, et tous ces exemples qui ne servent qu'à enfler les esprits et à les remplir d'une fierté vaine, il faut les reléguer dans les écoles de sophistes.

[18] Il ne suffit pas de se mettre soi-même, ainsi que sa ville, à l'abri de tout reproche de la part du souverain. On aura eu soin de se ménager constamment l'amitié de quelque personnage dans le nombre de ceux qui ont le plus de crédit, et ce personnage deviendra comme le ferme soutien de votre administration. C'est ainsi que les seigneurs romains sont des amis politiques très dévoués; et si, loin de profiter pour soi de cette faveur des grands, on imite un Polybe, un Panétius, qui firent tourner à l'utilité de leur patrie la bienveillance que leur accordait Scipion, on contribue de la manière la plus glorieuse au bien public. Arius eut ce bonheur. César-Auguste s'étant emparé d'Alexandrie fit son entrée dans la ville en le tenant par la main, et ne parlant qu'à lui seul parmi ceux de sa suite. Les Alexandriens s'attendaient à des rigueurs extrêmes, et sollicitaient leur pardon. Auguste déclara qu'il se réconciliait avec eux, à cause de l'importance de leur ville, à cause d'Alexandre qui en était le fondateur,

« et en troisième lieu, ajouta-t-il, parce que je veux être agréable à cet ami que voilà. » 

Est-il convenable de mettre en balance avec de tels bienfaits les intendances lucratives, les gouvernements de provinces, que tant d'ambitieux vieillissent à poursuivre, assiégeant la porte des autres et abandonnant les affaires de leur propre pays? Ou bien, y a-t-il lieu de redresser Euripide, lorsqu'il met en vers la pensée dont voici le sens :

« S'il faut veiller et être assidu à la cour d'un étranger, s'il faut devenir le courtisan d'un prince, c'est dans l'intérêt de sa patrie qu'il est beau d'aller jouer un tel rôle. » 

En toute autre circonstance le mieux est de s'en tenir aux amitiés qui se fondent sur l'égalité et la justice, et de ne rechercher que celles-là.

[19] Toutefois l'homme d'État, en même temps qu'il aura rendu et qu'il maintiendra sa patrie fidèle au prince, n'ira pas contribuer à la rabaisser davantage. La jambe étant déjà prise, il n'ira pas encore lui mettre la chaîne au cou, comme font quelques-uns, qui défèrent au souverain les petites affaires non moins assidûment que les grandes. Ces gens-là déshonorent la subordination, ou plutôt ils privent leur patrie de toute forme de gouvernement en la rendant pusillanime, tremblante et incapable de la moindre initiative. En effet, comme ceux qui se sont habitués à ne pas souper, à ne pas se baigner sans l'autorisation du médecin, ne jouissent même pas de toute la santé que leur donne la nature; de même les gouverneurs qui pour chaque décision et chaque arrêt, quand il s'agit d'accorder une faveur ou de prendre une mesure administrative, font intervenir l'autorité souveraine, contraignent le prince à devenir plus maître qu'il ne voudrait lui-même. La principale cause d'un tel abus, c'est l'avidité et l'arrogance des premiers citoyens. Ou bien ils accablent leurs subordonnés, et ils veulent à tout prix échapper au contrôle de la ville; ou bien ils sont rivaux entre eux, et plutôt que de se résigner à un rôle secondaire dans leur cité, ils ont recours à ceux qui ont le pouvoir souverain : dès lors, le sénat, le peuple, les tribunaux, toutes les magistratures perdent leur autorité. Il faut donc, en adoucissant les simples particuliers par son équité et les chefs du pouvoir par sa déférence, s'assurer l'administration et la décision des affaires. L'homme d'État se regardera comme un médecin appelé à soigner secrètement un malade. Il aimera mieux céder à ses concitoyens que de les dominer en les avilissant et en faisant disparaître toute équité dans sa ville. Il prêchera cette doctrine à ses compétiteurs en leur faisant voir le danger des dissensions. Aujourd'hui l'on est tellement jaloux de ses concitoyens, de ceux de sa tribu, de ses voisins, de ses collègues, qu'on ne voudrait pas faire la moindre concession. On ne sait plus ce que c'est que la déférence ou le désir d'être agréable. On assiége la porte des avocats et des gens d'affaires, et l'on remet entre leurs mains les débats et les différends de la ville. C'est là une conduite aussi nuisible que honteuse. Les médecins, quand ils ne peuvent pas absolument guérir une maladie, l'attirent à la surface du corps. Un administrateur doit agir à l'inverse. Lorsqu'il se sentira incapable de maintenir entièrement sa ville exempte d'embarras, il tâchera de concentrer à l'intérieur les troubles et les dissensions; il les guérira par ses ménagements, de manière à n'avoir que le moins possible besoin de médecins et de remèdes étrangers. La préoccupation constante d'un homme d'État doit être de procéder avec infaillibilité dans les affaires. Il se défendra, comme nous l'avons dit, de ces mouvements tumultueux et emportés qu'excite un vain désir de gloire. Mais à une telle disposition sera pourtant jointe une noble fierté.

« Je lui veux un coeur ferme, un esprit généreux, Cet ascendant vainqueur de l'homme courageux, Aux mauvais citoyens constamment redoutable ».

Il résistera, il luttera contre les situations embarrassées et les conjonctures périlleuses. Il ne provoquera point de tempêtés, mais s'il en survient il se gardera de défaillir. Il n'excitera pas dans la ville de périlleux mouvements, mais si elle chancelle et court quelque danger il lui viendra en aide, et la noble assurance qu'il trouvera en lui-même sera l'ancre sacrée dont il se servira dans des moments suprêmes. Tels furent ceux où se trouva Pergame, du temps de Néron, plus récemment Rhodes sous Domitien, et, autrefois sous Auguste la Thessalie où les habitants avaient condamné Pétréus à être brûlé vif.

« C'est alors qu'il ne faut ni coupable sommeil »,

ni timidité chez le véritable homme d'État. Loin d'accuser les autres, loin de se mettre en dehors des positions difficiles, on le verra toujours accepter les ambassades, courir les mers, et non seulement dire le premier :

« Je suis le meurtrier, Phébus : épargne-les »,

mais encore, n'eût-il pas partagé les fautes communes, il détournera tous les périls sur sa propre tête. C'est là une conduite glorieuse; et, outre cette gloire, souvent il a suffi de l'admiration inspirée par la vertu et l'intrépidité d'un seul pour apaiser le courroux du prince contre tout un peuple, pour dissiper ce que ses menaces avaient de terrible et d'effrayant. Ainsi deux Spartiates, Bulis et Sperchis, désarmèrent le roi de Perse ; ainsi Sthénon apaisa Pompée. Ce général se disposant à châtier les Mamertins à cause de leur défection, Sthénon osa dire qu'il serait injuste de punir un peuple entier à cause d'un seul homme :

« C'est moi, ajouta-t-il, qui ai soulevé la population, moi qui ai entraîné mes amis par la persuasion et mes ennemis par la violence. »

Ce langage fit sur Pompée une telle impression qu'il épargna la ville et traita Sthénon avec les plus grands égards. Un hôte de Sylla fit preuve d'une semblable générosité, mais n'ayant pas affaire à une âme aussi noble il se donna courageusement la mort. Devenu maître de Préneste Sylla se disposait à en passer tous les autres habitants au fil de l'épée. Il n'avait fait grâce qu'à celui-là, à cause de leurs liens d'hospitalité :

« Je ne veux pas, dit le Prénestin, devoir la vie sauve au meurtrier de ma patrie »;

et se confondant avec les autres citoyens, il fut massacré en même temps qu'eux. Prions le ciel qu'il nous épargne de semblables maux, et comptons sur un avenir meilleur !

[20] C'est chose sainte et imposante que toute magistrature publique, et ceux qui en sont revêtus ont droit à nos hommages particuliers. Or ces hommages consistent bien plutôt dans la bonne harmonie et l'amitié qui règne entre les différents administrateurs que dans la pompe d'un diadème ou d'une chlamyde bordée de pourpre. Il en est qui, après s'être liés dans le principe avec ceux qu'ils avaient connus à l'armée ou dans leur jeunesse, deviennent leurs ennemis quand ceux-ci arrivent en même temps qu'eux à des commandements militaires ou à des charges publiques. En se conduisant de la sorte ils ne peuvent éviter un de ces trois écueils : ou ils regardent ces collègues comme leurs égaux, et alors ils se constituent leurs adversaires; ou ils les reconnaissent supérieurs, et ils les détestent; ou ils les croient inférieurs, et ils les méprisent. Or il faut avoir de la déférence pour un meilleur que soi, relever ceux qui valent moins, honorer ceux qui valent autant, témoigner à tous de l'aménité et de la bienveillance. Toutefois ce ne sera pas une rencontre chez le changeur dans une hôtellerie, au milieu d'un festin, qui déterminera nos amitiés. Ce sera la communauté de l'administration, ce sera l'intérêt public, et en quelque sorte une affection toute filiale pour la patrie. Scipion, à Rome, fut blâmé de ce que donnant un festin à ses amis pour la dédicace du temple d'Hercule il n'y avait pas invité son collègue Mummius. Bien qu'ils ne se traitassent pas d'ailleurs l'un l'autre comme des amis, la circonstance exigeait, en raison de leur charge, qu'ils se témoignassent mutuellement des égards et de la bienveillance, Or quand un personnage aussi admirable du reste que Scipion encourut, pour avoir manqué à une si petite démonstration de politesse, le reproche de hauteur, je demande si un homme d'État qui rabaisserait la dignité d'un collègue, qui jetterait de la défaveur sur des actes inspirés par une louable ambition, qui, en un mot, voudrait, par arrogance, se tout rapporter, se tout attribuer au préjudice de ce collègue, si un tel homme d'État passerait pour être juste et modéré. Je me souviens que jeune encore j'avais été envoyé en ambassade vers un proconsul avec un autre citoyen et que, mon collègue étant resté en arrière pour je ne sais quelle raison, je fus seul à tenir la conférence et à m'acquitter de cette mission. Revenu à Thèbes, comme je me disposais à rendre compte de mon ambassade mon père vint à moi, et, me prenant à l'écart, il me recommanda de dire non pas, j'allai », « je dis », mais, « nous allâmes », « nous dîmes », et d'exposer ainsi ma relation en associant mon collègue à tout ce que j'avais fait. Car ce n'est pas là seulement de la modestie et de la déférence, c'est encore le moyen de ne blesser personne et de mettre sa propre gloire à couvert de l'envie. C'est pourquoi les grands capitaines font honneur de leur succès à leur bon Génie et à la Fortune. Ainsi Timoléon, quand il eut renversé la tyrannie de Sicile, éleva un autel au Bonheur involontaire. Python, admiré et honoré des Athéniens pour avoir tué lui-même Cotys, leur dit :

« C'est Dieu qui a porté le coup : il a seulement emprunté mon bras. » 

Devant Théopompe, roi de Lacédémone, quelqu'un prétendait que le salut de Sparte était dû à ce que les rois savaient bien commander :

« Il est dû bien plutôt, répondit Théopompe, à ce que les citoyens sont toujours disposés à bien obéir ».

[21] Ces deux éléments se soutiennent donc l'un par l'autre. La plupart des gens disent et estiment que le but de la science politique est de faire que les citoyens soient bien commandés. Dans chaque ville le nombre de ceux qui obéissent est plus considérable que celui des dépositaires de l'autorité. Le pouvoir n'est exercé par chacun de ceux-ci que d'une façon passagère, et tout le reste du temps dans les États démocratiques on est commandé. C'est donc un apprentissage très honorable et très utile que d'obéir à ceux qui sont à la tête du pays, se trouvassent-ils être inférieurs en crédit et en gloire. Il serait absurde que dans une tragédie un premier acteur, un Théodore, un Polus, marchât souvent à la suite d'un comparse chargé des troisièmes rôles, qu'il lui parlât avec un air de profonde humilité parce que celui-ci porte le diadème et le sceptre, et que dans la vie réelle, dans le gouvernement, un homme riche et illustre se montrât dédaigneux et méprisant à l'égard d'un simple particulier sans fortune qui est revêtu du pouvoir. Ce serait outrager et rabaisser la dignité publique pour rehausser la sienne propre, tandis que l'on doit plutôt faire contribuer sa gloire et son crédit à augmenter l'importance et l'éclat des magistratures civiles. A Sparte les rois se levaient devant les éphores, et quand ceux-ci mandaient un citoyen, ce n'était pas lentement qu'il se rendait à leurs ordres. On se hâtait avec empressement, on traversait en courant la place publique; on rendait tous les citoyens témoins de sa docilité; on se faisait gloire, enfin, d'honorer les chefs de l'État. Ainsi n'agissent point les hommes grossiers et ignorants qui, gonflés en quelque sorte de leur importance personnelle, prodiguent l'outrage aux juges chargés de décerner les prix dans les jeux publics, insultent les chorèges aux fêtes de Bacchus, et ricanent devant les stratèges, devant les gymnasiarques. Ils ne savent pas, et ils ne l'ont appris de personne, qu'il y a souvent plus de gloire à se montrer respectueux qu'à être respecté soi-même. Car un homme qui jouit d'un grand crédit dans la cité se donne plus de relief en escortant et en accompagnant un magistrat, que celui-ci ne lui en donnerait en se mêlant à son cortége et à sa suite. Ou plutôt, dans ce dernier cas l'homme considérable exciterait le mécontentement et la jalousie, et dans le premier sa politesse lui assure une gloire véritable, une gloire fondée sur la bienveillance. Les déférences extérieures de ce personnage important qui se présente à la porte du magistrat, qui le salue le premier, qui lui donne la place du milieu à la promenade, ne lui enlèvent rien à lui-même, et ajoutent à la dignité de la république.

[22] C'est encore un moyen de se rendre populaire que de supporter patiemment les accusations injurieuses et la colère de celui qui commande, ou d'y répondre, comme Diomède, en disant :

« Ces injures pour moi deviennent glorieuses  »,

ou, encore, comme Démosthène :

« A l'heure qu'il est je ne suis pas Démosthène seulement : je suis un thesmothète, un chorège; je suis le citoyen qui porte une couronne. Il faut différer toutes représailles jusqu'à l'occasion favorable : je veux dire qu'on demandera réparation à l'offenseur quand il sera sorti de charge, ou quand on aura gagné, en différant, que la colère qu'on avait ressentie soit passée.

[23] Par son zèle, sa prévoyance et sa sollicitude pour le bien public, on doit constamment rivaliser avec quelques magistrats que ce soit. Quand ils s'y prêtent de bonne grâce on les aide à se diriger, on confère avec eux, on leur communique les projets utiles que l'on a médités, et l'on trouve ainsi le moyen de concourir glorieusement au bien public. Quand ils montrent de l'indifférence, de l'hésitation, du mauvais vouloir pour agir, il faut alors se mettre en avant, prendre publiquement la parole, et ne pas compromettre par sa propre négligence les intérêts de l'État sous prétexte qu'il est malséant de se mêler et de s'occuper d'une administration confiée aux mains d'un autre. Car la loi donne toujours la première place dans un État à celui qui agit et qui pense de la manière la plus utile. Xénophon écrit en parlant de lui-même :

« Il y avait dans l'armée un certain Xénophon, qui n'était ni général, ni centurion. » 

Mais en même temps, fort de ses heureuses conceptions et de son audace, il s'installa au commandement et sauva la Grèce. Un des exploits les plus glorieux de Philopémen est celui-ci. Agis s'était emparé de Mécène, et le général des Achéens, au lieu de venir au secours de cette ville, préparait une retraite honteuse. Philopémen s'élance avec les plus déterminés sans avoir reçu d'ordre, et la ville est reconquise. Il est vrai que pour obtenir des résultats médiocres et vulgaires il ne faut pas substituer ainsi un pouvoir nouveau. On n'est autorisé à de tels actes que par une nécessité impérieuse, comme celle dans laquelle se trouvait Philopémen, ou par une meilleure occasion de se couvrir de gloire, comme il advint à Épaminondas. Il se prorogea de quatre mois dans les fonctions de béotarque contrairement à la loi, mais durant ce laps de temps il envahissait le territoire lacédémonien et faisait son expédition de Messène. Dans ces cas là si nous sommes accueillis par des accusations et des reproches, nous nous justifions en alléguant la nécessité, ou bien nous prenons le parti de nous consoler de l'accusation par la grandeur et la beauté de ce que nous avons accompli.

[24] On cite de Jason, roi de Thessalie, un mot qu'il répétait constamment à propos de certaines violences et de certaines vexations par lui exercées :

« Il est nécessaire, disait-il, de commettre des injustices dans les petites choses si l'on veut être juste dans les grandes. »

Il est facile de reconnaître tout d'abord combien cette maxime de gouvernement est favorable à la tyrannie. Mais il est un autre précepte plus digne d'un homme d'État : c'est, qu'il faut glisser avec indulgence sur les fautes légères de la multitude, afin de pouvoir lui résister et la contenir quand elle donne dans des écarts plus considérables. Car si l'on est trop minutieux et trop exigeant, si l'on ne veut céder et relâcher sur rien, si l'on se montre toujours rude et inflexible, on habitue le peuple à résister à son tour et à opposer un esprit de révolte.

« Du gouvernail il faut détendre un peu la barre
Quand les flots s'agitent beaucoup ».

Tantôt on usera d'indulgence, tantôt on se prêtera de bonne grâce aux plaisirs du peuple par des sacrifices, des combats publics, des représentations théâtrales; tantôt, comme il arrive dans les familles pour les fautes des jeunes gens, on fera semblant de ne pas voir et de ne pas entendre. De cette manière le droit de réprimander et de parler avec franchise conservera toute sa vigueur, comme un remède puissant. Loin de s'user ou de s'affaiblir, la parole du chef de l'État sera efficace et persuasive, et dans les circonstances importantes il agira plus vivement, il mordra mieux sur la foule. Alexandre ayant appris que sa soeur avait eu des relations avec un beau jeune homme ne manifesta aucun courroux, disant

« qu'à elle aussi, il fallait bien donner quelques-uns des privilèges de la royauté. »

Indulgence non légitime toutefois, et qui était indigne de lui : car on ne doit pas regarder comme un exercice du souverain pouvoir ce qui en est la ruine et la honte. Un chef d'État ne permettra jamais à son peuple d'insulter des citoyens, de faire main basse sur des biens étrangers, de s'adjuger les deniers publics. Il s'y opposera de tout son pouvoir en employant tour à tour la persuasion, les conseils, la crainte. Il combattra des désirs tels que ceux qui nourris et augmentés par Créon déchaînèrent dans la ville, suivant le mot de Platon, tout un essaim de guêpes armées de leurs dards. Si cependant, sous prétexte de célébrer une fête nationale ou d'honorer un Dieu, la multitude désirait quelque spectacle, une légère distribution, une faveur qui flattât son humanité ou son amour-propre, il faudrait en pareil cas la laisser jouir de sa liberté en même temps que de ses abondantes ressources. L'administration de Périclès et celle de Démétrius offrent plusieurs exemples de ce genre. Cimon, aussi, orna la place publique de platanes et de promenades. Caton, voyant que pendant la conjuration de Catilina César cherchait à soulever le menu peuple et qu'une révolution était imminente, persuada au Sénat de décréter des distributions d'argent au profit des citoyens pauvres. Cette libéralité arrêta les troubles et fit cesser les soulèvements. Car comme un médecin qui a enlevé à son malade beaucoup de sang corrompu lui administre un peu de bonne nourriture, de même l'homme d'État qui a supprimé un grand abus, aussi honteux que préjudiciable, concède ensuite quelque faveur sans importance, dont l'aimable opportunité prévient toutes plaintes et tous murmures.

[25] Il n'est pas mauvais, non plus, de détourner vers d'autres choses qui soient utiles l'ardeur et les désirs du peuple. Ainsi fit Démade pendant qu'il avait sous son intendance les revenus de l'État. On' voulait absolument envoyer des galères au secours de ceux qui s'étaient révoltés contre Alexandre, et l'on sommait Démade d'en fournir l'argent.

« Il est à votre disposition, dit Démade. J'en avais préparé à l'approche des fêtes de Bacchus afin de distribuer à chacun de vous une demi-mine, mais si vous aimez mieux l'employer à cet usage, disposez-en : il est à vous. » 

Pour ne pas être privés de la distribution ils renoncèrent à l'envoi d'une flotte, et de cette manière Démade garantit le peuple des suites qu'aurait pu entraîner le courroux d'Alexandre. Il y a en effet bien des propositions qu'il serait impossible de repousser ouvertement, quoiqu'elles ne soient rien moins qu'avantageuses. Il faut à tout prix louvoyer et user de détour. C'est ce que fit Phocion quand les Athéniens lui ordonnaient d'entrer à un moment inopportun en Béotie. Il fit proclamer sur-le-champ, que tous les hommes depuis l'âge de puberté jusqu'à soixante ans eussent à le suivre. De là grand tumulte chez les vieillards :

« Qu'y a-t-il d'étrange ? dit Phocion. Moi, votre général, qui ai quatre-vingts ans, je serai avec vous »

C'est par de semblables expédients que l'on doit couper court aux ambassades déplacées, en les composant de plusieurs membres qui y soient tout à fait impropres ; aux constructions inutiles, en exigeant à cet effet une contribution de chaque citoyen; à de scandaleuses enquêtes judiciaires, en sommant les parties de comparaître elles-mêmes et devant des tribunaux éloignés. Ce sont, avant tous, ceux qui proposent de tels décrets et qui poussent à leur accomplissement qu'il faut contraindre à les exécuter. Ou ils reculeront, et il deviendra évident qu'ils frappent de nullité la proposition; ou ils accepteront, et une partie des difficultés seront supportées personnellement par eux.

[26] Quand il s'agira de mener à bonne fin quelque projet considérable et utile, mais demandant beaucoup de luttes et de travaux sérieux, tâchez alors de réunir ceux de vos amis qui ont le plus d'autorité, et dans ce nombre, les plus conciliants. Ils vous opposeront moins de résistance et vous seconderont mieux, parce qu'ils mettront leurs conseils à votre service sans éprouver le désir de faire triompher leur opinion. Mais il faut aussi qu'un administrateur connaisse l'étendue de ses facultés naturelles, qu'il sache à quoi il est moins propre qu'un autre, et qu'il choisisse pour coopérateurs ceux qui sont plus capables que lui et non pas ceux qui lui ressemblent. Par exemple nous voyons Diomède allant à la découverte, prendre avec lui le plus prudent des Grecs et ne s'inquiéter pas des hommes courageux. Ainsi les actes se trouvent mieux contrebalancés, et la jalousie ne se glisse pas entre gens que l'honneur dirige, parce que des vertus et des facultés qui ne sont pas les mêmes ont pu être utilisées. S'agit-il de vous faire assister dans une cause ou accompagner dans une ambassade; choisissez, si vous êtes privé du talent de la parole, un homme éloquent, comme Pélopidas prenait Épaminondas. Si vous n'avez pas le don d'agir par la persuasion sur la multitude et que vous péchiez par trop de hauteur, comme Callicratidas, adressez-vous à un ami dont le langage soit gracieux et flatte le peuple. Si vous êtes faible de corps et peu apte aux travaux pénibles, choisissez un auxiliaire laborieux et robuste, comme Nicias avait choisi Lamachus : car le sort de Géryon qui possédait plusieurs jambes, plusieurs bras, plusieurs yeux, ne saurait être digne d'envie qu'à la condition que tout cela fût dirigé par une seule âme. Or un homme peut faire servir à l'utilité publique non seulement les corps et les fortunes, mais encore les succès, les talents et les vertus des autres, s'il sait entretenir la concorde, et ainsi il réussira mieux dans une même entreprise qu'un autre qui serait plus habile. C'est ce que ne comprirent pas les Argonautes qui, ayant abandonné Hercule, furent obligés de recourir aux enchantements et aux sorcelleries d'une femme pour se sauver eux-mêmes et dérober la fameuse toison. L'or que l'on porte sur soi doit être laissé à la porte de certains temples lorsqu'on y pénètre. Quant au fer, déclarons-le formellement, il n'entre dans aucun lieu sacré. Eh bien, puisque la tribune est un temple commun à Jupiter président des assemblées et protecteur des villes, commun également à Thémis et à l'Équité, il faut en bannir incontinent, comme si c'était du fer, l'avarice et l'amour des richesses, véritables maladies, véritable rouille. Purifions-en nos âmes, et reléguons ces vices dans les marchés où se trouvent réunis les cabaretiers et les agioteurs :

« Tenons-nous écartés d'un pareil voisinage ».

Celui qui s'enrichit des deniers publics doit être regardé comme aussi coupable que s'il volait dans les temples, sur les tombeaux, dans la bourse de ses amis, que s'il devait cet argent à une trahison, à un faux témoignage. En un tel homme il faut voir un conseiller déloyal, un juge parjure, un magistrat vénal, un misérable enfin qui n'est pur d'aucune injustice. Par conséquent il n'est pas nécessaire de longuement s'étendre sur un pareil sujet.

[27] L'ambition, pour être plus relevée que l'amour des richesses, n'est pas moins préjudiciable aux gouvernements.. Ce qui la caractérise surtout, c'est l'audace. Elle ne se produit pas dans les âmes basses et indolentes, mais elle suppose une décision singulièrement vigoureuse et une ardeur toute juvénile. Souvent le flot de la popularité soulève l'ambitieux, les éloges le transportent : dès lors on ne peut le maintenir ni le diriger. Aussi, comme Platon recommande de répéter aux jeunes gens dès le bas âge qu'il leur est défendu de porter sur eux à l'extérieur des parures en or et d'en posséder parce que c'est dans leur âme que se trouveront pour eux les bijoux vraiment précieux, et comme le philosophe veut ainsi désigner, je pense, la vertu qui règne en eux par héritage de familles; de même nous devons calmer les ambitieux. Nous leur dirons qu'ils possèdent en eux-mêmes un or incorruptible, d'une merveilleuse pureté, un or dont l'inappréciable éclat, loin d'être altéré par l'envie et la malignité, s'augmentera au contraire aux yeux de quiconque appréciera et contemplera leurs actes politiques. Par conséquent, ajouterons-nous, il n'est pas besoin que la toile, le marbre, le bronze rivalisent pour honorer l'homme d'État : ce n'est là qu'une illustration factice et étrangère. Est-ce le personnage représenté que l'on admire ou bien est-ce l'artiste quand on s'extasie devant le Trompette ou devant le Hallebardier? Caton, à l'époque où Rome regorgeait déjà de statues, ne laissa pas faire la sienne :

« J'aime mieux, dit-il, qu'on demande pourquoi je n'ai pas de statue que si l'on demandait pourquoi il m'en a été élevé une. »

En effet ces sortes de distinctions excitent l'envie : le peuple se figure qu'il doit savoir gré à ceux qui ne les acceptent pas, et que ceux qui les obtiennent ont pesé sur sa volonté en reclamant une sorte de salaire pour leurs services. Aussi, de même que si après avoir doublé la Syrte on est venu ensuite échouer au port, on se trouve n'avoir rien fait de grand et de remarquable; de même celui qui, resté pur dans l'administration du trésor et dans les fournitures de l'État, se compromet dans une présidence ou dans des fonctions de prytane, celui-là se brise contre un écueil plus élevé, mais ne s'en noie pas moins. Je préfère donc l'administrateur qui, loin d'éprouver le besoin de semblables distinctions, s'y dérobe et les refuse. Cependant s'il est difficile de repousser certaines faveurs d'un peuple jaloux de témoigner à tout prix sa bienveillance, on peut regarder la carrière des charges publiques comme une arène où l'on combat pour obtenir, non pas une pièce d'argenterie ou une gratification, mais l'honneur, véritablement sacré, d'une simple couronne. Dès lors on se contentera d'une inscription, d'un petit tableau, d'un décret, d'une branche d'arbre : comme Épiménide en reçut une cueillie à l'olivier de la citadelle lorsqu'il eut purifié la ville. Anaxagore refusa les honneurs qu'on lui décernait : il demanda seulement que le jour où il mourrait on laissât jouer les enfants et qu'il y eût pour eux vacance. Aux sept Perses qui avaient tué les Mages on conféra ce privilège, maintenu à leur postérité, qu'ils pourraient porter leur tiare en la tenant penchée sur le devant de la tête : ç'avait été, à ce qu'il paraît, le signal dont ils étaient convenus quand ils marchaient à l'exécution de leur complot. La récompense que reçut Pittacus est aussi de celles qui siéent bien à un homme d'État. Du territoire qu'il avait conquis pour la république on l'invita à prendre la part qu'il voudrait : il se contenta de celle au bout de laquelle parvint le javelot lancé par son bras. Le Romain Publius Horatius Coclès n'accepta que le terrain qu'il put labourer lui-même en un jour : et notons qu'il était boiteux. Ce n'est pas à titre de salaire et pour payer une action qu'un honneur doit être décerné : c'est un témoignage destiné à survivre longtemps, comme subsistèrent ceux que je viens de rapporter. Mais des trois cents statues de Démétrius de Phalère aucune n'eut le temps de se rouiller ou de se salir : toutes furent renversées pendant qu'il vivait encore. Celles de Démade furent fondues, et devinrent des vases de nuit. Autant il en advint de grand nombre d'honneurs que l'indignité de tels ou tels personnages, et aussi la grandeur excessive des dons accordés, avaient rendus odieux. Rien donc ne rehausse et n'assure mieux un honneur que sa simplicité. Les distinctions éclatantes, lorsqu'elles sont exagérées et que l'excès en importune les citoyens, ressemblent aux statues qui manquent de proportions : elles sont bien vite mises à bas.

[28] J'applique ici le mot « honneur », parce que c'est celui dont on se sert communément, et je dis avec Empédocle :

« Tout impropre qu'il est, moi-même je l'emploie »  ;

mais les honneurs véritables, les honneurs fondés sur la reconnaissance et sur l'amour d'un peuple qui a la mémoire du cœur, ceux-là ne seront point dédaignés par l'homme d'État. Il ne méprisera pas non plus la gloire, ni ne fuira, comme le voulait Démocrite, l'occasion de plaire à ses voisins. Les caresses de leurs chiens, l'attachement de leurs chevaux ne sont pas des démonstrations que repoussent les chasseurs et les écuyers; elles leur sont même utiles et agréables. Il est doux d'inspirer à des animaux avec lesquels on a vécu, auxquels on s'est habitué, une tendresse comme celle que témoigna le chien de Lysimaque, comme celle que le poète prête aux coursiers d'Achille affligés de la mort de Patrocle. Je crois également que les abeilles gagneraient au change si elles voulaient caresser et laisser approcher d'elles ceux qui les nourrissent et les soignent, au lieu de les piquer et de les irriter. Qu'arrive-t-il? On emploie la fumée pour avoir raison d'elles. Que des chevaux soient fougueux, des chiens, disposés à fuir, on a le mors, on a le collier de force pour les conduire et les maîtriser. Mais savez-vous ce qui rend par-dessus tout l'homme docile à l'homme, ce qui le rend doux et bien disposé? C'est la confiance qu'il a dans l'affection qu'on lui porte, c'est l'opinion par lui prise de la bonté et de la justice de ceux qui s'occupent de lui. Aussi Démosthène a-t-il raison de déclarer que rien ne garantit mieux les villes contre des tyrans que le soin qu'elles ont de se tenir sur leurs gardes. C'est par l'endroit de l'âme où réside la confiance que nous sommes surtout faciles à prendre. De même que Cassandre était frappée de discrédit et que ses prédictions ne pouvaient être utiles à ses concitoyens :

« En vain d'un dieu je tiens le don de prescience :
Si le peuple gémit, s'il est dans la souffrance,
On me proclame habile, et quand les maux sont loin,
Cassandre est une folle... »,

de même la confiance qu'on eut dans Archytas, le dévouement qu'inspira Battus, contribuèrent grandement au bonheur de leurs concitoyens, à qui une semblable conviction fut des plus utiles. Le premier et le plus grand bien qui pour des hommes d'État résulte de leur réputation, c'est la confiance qu'ils ont inspirée : car elle leur ouvre une large voie à tout ce qu'ils veulent entreprendre. Le second bien, c'est qu'ils trouvent une armure contre l'envie et la malignité dans l'attachement dont le peuple entoure les magistrats dévoués, attachement comparable à celui que montre

« Une mère attentive, écartant de la couche
Où repose son fils une importune mouche ».

Ainsi la bienveillance publique fait justice de l'envie. Par les pouvoirs qu'elle confère elle égale l'homme sans naissance aux patriciens, le pauvre au riche, le simple particulier au dépositaire du pouvoir. Enfin, toutes les fois que la sincérité et la vertu s'y trouvent jointes cette bienveillance est comme un souffle qui porte et soutient les hommes d'État. Voyez les effets que produisent dans l'esprit des peuples les dispositions contraires, et soyez convaincu par des exemples. Les enfants et la femme de Denys étant venus sur le sol de l'Italie, furent victimes des plus licencieuses brutalités; puis on les tua, on brûla leurs cadavres, et la cendre en fut dispersée d'une barque dans la mer. Au contraire un certain Ménandre ayant régné en Bactriane avec beaucoup de modération et ensuite étant mort dans une expédition militaire, les villes ne se contentèrent pas de lui rendre en commun les autres honneurs funèbres : un combat s'éleva encore au sujet de ses restes. On eut tant de peine à être d'accord, que l'on se sépara en emportant par portions égales les cendres du roi, et autant de monuments lui furent consacrés que la région comptait de villes. Autre exemple. Les Agrigentins débarrassés de Phalaris défendirent par un décret que personne portât un manteau bleu, parce que les satellites du tyran avaient eu des écharpes bleues. Enfin les Perses, parce que Cyrus avait un nez aquilin, ont encore aujourd'hui une passion pour les nez aquilins et les regardent comme les plus beaux.

[29] Ainsi, de tous les attachements le plus fort et à la fois le plus divin est celui que des cités et des nations ont voué à un seul homme à cause de sa vertu. Mais la popularité que procurent des représentations théâtrales, des distributions publiques, des combats de gladiateurs, constitue des hommages faux et mensongers. Ce sont, de la part de la foule, des caresses de courtisanes. On sourit toujours à celui qui prodigue des largesses et des faveurs, mais il ne recueille qu'une gloire éphémère et peu solide. C'est donc une parole bien vraie que celle-ci :

« Le premier qui démembra la puissance d'un peuple fut celui qui le premier l'avait séduit par ses libéralités. » 

Ce mot fait bien comprendre qu'une réunion d'hommes perd sa force quand elle se déclare inférieure en acceptant des largesses. Il faut bien se persuader aussi que les séducteurs, tout les premiers, se ruinent et se détruisent eux-mêmes. Précisément parce qu'ils achètent à grands frais la popularité ils rendent la foule puissante et hardie, en lui laissant croire que c'est un bien précieux et qu'elle est maîtresse de le leur ravir autant qu'elle le fut de le leur donner.

[30] Ce n'est pas toutefois une raison, lorsqu'on jouit d'une grande opulence, pour être avare des libéralités qu'autorise la loi. Une cité exècre encore plus un riche qui ne donne rien de ses richesses qu'elle n'a en horreur un pauvre qui vole le trésor public : car elle attribue la conduite du premier à la fierté et au dédain, l'acte du second à la nécessité. Que ces largesses soient donc désintéressées avant tout, attendu qu'ainsi elles frappent et subjuguent davantage ceux qui les reçoivent. Qu'ensuite on choisisse une circonstance qui serve de prétexte adroit et honorable. Que, par exemple, on profite des honneurs réclamés par un dieu. Ces occasions portent toujours la multitude à la piété : elle incline fortement à croire à la grandeur et à la majesté des Dieux lorsque les chefs qu'elle honore et regarde comme grands montrent sous ses yeux tant de générosité et d'empressement à leur rendre hommage. Ainsi donc, comme Platon supprimait de l'éducation des jeunes gens l'étude du mode lydien et du mode phrygien parce que le premier éveille dans l'âme des sentiments de tristesse et de mélancolie et parce que le second augmente le penchant qui nous porte à la volupté et au dérèglement; de même, je vous engage à bannir surtout de la ville les largesses dont l'effet serait d'irriter et d'entretenir des goûts meurtriers et farouches, ou bien de faire de l'homme d'État une sorte de bouffon et de débauché. Ou si vous ne pouvez y réussir, évitez les occasions et combattez la multitude quand elle vous demandera de tels spectacles. Que les raisons de vos dépenses soient toujours utiles et honnêtes. Qu'elles se proposent une fin belle et indispensable ; et si cette fin est le plaisir et l'agrément, que ce soit sans dommage et sans inconvenance.

[31] Mais si les ressources de votre fortune sont bornées et vous obligent à circonscrire vos dépenses comme avec la règle et le compas, il n'y a point de bassesse et de déshonneur à faire l'aveu de votre pauvreté, à vous interdire ces largesses pour les laisser à ceux qui ont. N'allez pas contracter des dettes ni prendre à votre charge tel ou tel service, si c'est pour provoquer à la fois le rire et la pitié. Les gens n'ignorent pas que vos ressources sont insuffisantes, et qu'ainsi ou bien vous pesez sur vos amis, ou bien vous faites la cour à des usuriers : de sorte qu'au lieu de vous honorer, de vous affermir, de semblables dépenses vous apportent plutôt la honte et le mépris. Il est utile en de pareilles conjonctures de se rappeler les exemples de Lamachus et de Phocion. Ce dernier était sollicité par les Athéniens de contribuer aux frais d'un sacrifice, et l'on revenait souvent à la charge auprès de lui :

« Je rougirais dit-il, de vous donner de l'argent et de ne pas rendre celui que je dois à Calliclès que voici »  :

et il montrait son créancier. Lamachus dans les comptes de son administration militaire ajoutait toujours une somme d'argent, pour achat d'une paire de sandales et d'un manteau. Comme Hermon se dérobait aux magistratures à cause de sa pauvreté, les Thessaliens décrétèrent qu'il lui serait alloué chaque mois certaine mesure de vin et tous les quatre jours un minet de blé. Tant il est vrai qu'il n'y a rien de honteux à faire confession de sa pauvreté, et que dans les gouvernements la prépondérance de crédit ne sera pas en faveur de ceux qui donnent des festins et des jeux publics si les magistrats pauvres professent assez de franchise et de vertu pour inspirer la confiance ! Il faut rester surtout maître de soi dans de telles occasions, et ne pas descendre dans l'arène pour combattre à pied contre des gens à cheval. Je veux dire qu'on ne luttera pas, si l'on est pauvre, avec des gens riches, et qu'on ne leur disputera ni la gloire ni la puissance en donnant des jeux publics, des banquets et des fêtes. C'est par l'ascendant de la vertu et de la sagesse unies à l'éloquence que l'on s'efforcera de conduire la ville : ce qui est le moyen non seulement de rester honnête et digne, mais encore de s'assurer la bonne grâce de tous et la confiance. Ce sont là des biens

« Préférables cent fois aux trésors de Crésus ».

Le bon citoyen n'est ni présomptueux ni arrogant, et l'homme sage ne fait point profession d'intolérance. On ne le voit pas

« S'avancer en lançant des regards courroucés ».

Il est, avant tout, affable. Chacun indistinctement peut l'approcher et s'entretenir avec lui. Sa maison, toujours ouverte, est comme un port, un refuge pour ceux qui veulent recourir à lui. Sa sollicitude et sa bienveillance n'assistent pas les citoyens seulement dans leurs besoins et leurs affaires : il s'afflige aussi de leurs adversités, se réjouit de leurs succès. Jamais il ne mécontente et n'indispose la population par une foule d'esclaves qui l'accompagnent an bain, par le nombre de places qu'il accapare dans les théâtres, par un luxe scandaleux et par sa magnificence. Il est simple : il se contente d'être l'égal de tous par ses vêtements, par son genre de vie, par la manière dont il élève ses enfants, par la toilette de sa femme. Il veut rester peuple, il veut rester homme avec ses concitoyens. De plus on trouve en lui un conseiller plein de sens, un avocat désintéressé, un arbitre bienveillant entre les femmes et leurs époux aussi bien qu'entre les amis. Il passe la plus grande partie du jour au tribunal ou au barreau, s'occupant des affaires publiques, et tout le reste du temps,

« Comme le Cécias concentre les nuées »,

de même il attire à lui de toutes parts les affaires et les négociations. Il n'y a pas une de ses pensées qui ne soit pour l'État. L'intérêt public c'est sa vie, c'est son oeuvre. Il n'y voit pas, comme tous les autres, une suite d'occupations pénibles, de services imposés. Par ces manières d'agir et par d'autres du même genre il s'attire et se concilie tous les coeurs. On ne tarde pas à voir quelle grande différence existe entre les caresses fausses, les trompeuses séductions déployées par les autres, et la sollicitude éclairée du véritable homme d'État. Les flatteurs de Démétrius ne jugeaient pas que d'autres que lui dussent être salués du titre de roi : ils appelaient Séleucus chef des Éléphants, Lysimaque gardien du Trésor, Ptolémée amiral, Agathocle gouverneur des îles. Ainsi le peuple, même si dans le commencement il a repoussé un administrateur vertueux et consommé, saura plus tard reconnaître la sincérité de son caractère et dira :

« Lui seul est vraiment un homme politique et fait pour conduire le peuple; lui seul est un chef d'État. »

Quant à ce qui est des autres, on verra en celui-ci un ordonnateur de fêtes publiques, en celui-là un maître d'hôtel, en un troisième un chef de gymnase, et on leur en donnera les noms. De plus, comme dans les banquets dont la dépense est faite par Caillas ou Alcibiade c'est Socrate que l'on écoute, c'est sur Socrate que sont dirigés tous les regards, de même dans les cités dont l'administration est saine, un Isménias fait les largesses, un Lichas donne les banquets, un Nicératus organise les jeux, mais Épaminondas, Aristide, Lysandre exercent le commandement, administrent l'État, conduisent les armées. C'est ce contraste qu'il faut avoir devant les yeux pour ne pas se résoudre à rester dans une position humble. On ne se laissera pas décourager par les démonstrations éclatantes que la foule prodigue à ceux qui la convient au théâtre, à des galas, à de somptueuses réunions. C'est là une gloire qui survit peu d'instants : elle tombe en même temps que l'estrade des gladiateurs et le plancher des théâtres, ne laissant ni honneur ni considération.

[32] Ceux qui s'entendent à soigner et à élever des abeilles estiment que la ruche la plus bourdonnante et où il y a beaucoup de bruit est celle qui réunit les meilleures conditions et qui se porte le mieux. Mais l'homme à qui Dieu a confié la direction d'un essaim d'êtres raisonnables et policés, jugera surtout du bonheur d'un peuple d'après le calme et la tranquillité qui régnera dans la ville. Tout en acceptant les autres lois de Solon et en s'y conformant de son, mieux, l'homme d'État aura peine à comprendre et se demandera avec surprise à quoi pensait ce législateur lorsqu'il faisait décréter que l'on noterait d'infamie quiconque dans un soulèvement politique n'aurait pas embrassé un parti ou un autre. Car enfin, si un corps est malade le retour à la santé ne commence point par les parties que le mal avait envahies toutes à la fois : ce qui détermine le rétablissement, c'est que les parties saines aient conservé assez de force pour triompher des désordres qui avaient altéré la constitution naturelle. De même dans un corps politique travaillé d'une sédition qui n'est ni bien terrible, ni surtout mortelle, et qui doit finir par être apaisée, il faut que la partie calme des citoyens, la partie saine, fasse preuve d'une étroite union, qu'elle résiste et qu'elle se concerte. L'influence salutaire qui se dégage du milieu des gens raisonnables suit le courant ainsi formé, et se répand au milieu des esprits malades. Mais les villes ébranlées par un soulèvement général sont perdues sans ressource s'il ne leur arrive pas du dehors une répression qui les contraigne de plier, et si des maux inévitables ne les forcent pas à devenir sages. Ce n'est pas qu'il convienne qu'un citoyen, au milieu d'un soulèvement, se tienne en dehors de toute opinion et professe l'indifférence. Il ne faut pas qu'il vante sa quiétude, sa vie exempte de tracas et bienheureuse, et qu'il se réjouisse au milieu des autres qui se désespèrent, mais il s'agit alors de chausser le cothurne de Théramène et de circuler au milieu des deux partis sans s'attacher à l'un d'eux. Par ce moyen, aux uns et aux autres on paraîtra moins un indifférent qui refuse de s'associer à leur animosité qu'un conciliateur qui cherche à les secourir tous deux; et ils ne seront pas jaloux de ce qu'on soit exempt de leurs malheurs, s'ils voient qu'on sympathise également à ceux de chaque parti. Du reste le mieux est de pourvoir à ce que jamais il n'éclate de séditions : c'est là le plus grand et le plus beau résultat de ce que j'appellerai la science civile de bien gouverner. Car, veuillez suivre mon raisonnement, quels sont pour un état les biens les plus désirables? C'est la paix, la liberté, l'abondance, une riche population, enfin la concorde. La paix ne manque point aux peuples en ce moment, et ils n'ont pas à l'implorer de ceux qui les gouvernent. Nous avons vu s'enfuir loin de nous et disparaître toute guerre soit avec les Grecs, soit avec les Barbares. La liberté nous est accordée aussi grande que des souverains peuvent l'octroyer à des peuples, et peut-être ne serait-il pas meilleur que nous en eussions d'avantage. Pour ce qui est d'une abondante fertilité du sol, d'un heureux tempérament des saisons, de la fécondité de nos femmes à mettre au monde

« Des enfants qui soient bien le portrait de leurs pères »,

et de leur bonheur à conserver ces chères créatures, c'est aux Dieux que dans ses prières le citoyen sensé demandera de tels avantages pour ses compatriotes. Que reste-t-il donc à l'homme d'État dans les attributs qui lui sont reservés? La dispensation d'un bien qui ne le cède à aucun autre. C'est à lui de faire naître la concorde et l'union entre les habitants d'une même cité, à lui d'anéantir toutes querelles, tous dissentiments, toutes haines. Il en agira comme on fait avec des amis qui se sont brouillés. On s'adresse d'abord au parti qui se croit le plus offensé : on a l'air de partager ses griefs et son indignation; puis, quand de cette manière on s'est emparé des esprits, on les calme : on leur fait comprendre que la violence, le désir impérieux de triompher, ne sauraient valoir l'indulgence, que ce dernier rôle est le plus beau, parce qu'il dénote non seulement de la convenance et du sens moral, mais encore de la générosité et de la grandeur d'âme, et que faire de petites concessions c'est le moyen de réussir dans des prétentions vraiment belles et importantes. Ensuite, en particulier comme en public on fera la leçon aux divers partis. On leur dira que malgré l'état de faiblesse où sont les Grecs, le mieux pour des gens raisonnables est de s'en contenter et de vivre en paix et en bonne intelligence, puisque la fortune ne leur a laissé aucun dédommagement auquel ils puissent prétendre. Quelle autorité, continuera-t-on, quelle gloire serait réservée aux vainqueurs? Est-ce une bien grande puissance que celle qui par le simple ordre d'un consul est anéantie ou passe sur une autre tête, ou bien qui, même en subsistant, n'a rien qui doive la faire ambitionner? De même que les incendies ne commencent pas d'ordinaire dans les temples et dans les édifices publics, de même que c'est une lampe négligée dans une maison, un peu de paille allumée qui fait éclater un grand embrasement et cause un désastre général; de même ce ne sont pas toujours des rivalités ayant trait à la chose publique qui dans les villes allument des séditions. Bien souvent des querelles privées, des griefs personnels prennent un caractère politique, et voilà une ville entière bouleversée. Pour l'homme d'État il est intéressant par-dessus tout de remédier à de semblables inimitiés et de les prévenir. Il tâchera d'étouffer complètement les unes, de calmer promptement les autres, d'empêcher que de nouvelles rivalités ne prennent du développement et ne touchent aux affaires publiques quand elles doivent se borner aux parties contestantes. Il se dira à lui-même et il répétera aux autres, que les débats privés en déterminent de généraux, que de petites causes amènent de grands effets si l'on n'y a pas eu l'oeil dans le commencement, si l'on n'a pas eu recours aux voies de douceur et de conciliation. Ainsi la plus grande révolution qui ait jamais, dit-on, éclaté à Delphes vint du fait d'un particulier nommé Cratès. Sa fille était sur le point de se marier avec Orgilaüs, fils de Phalis. Au moment où l'on faisait les libations la coupe se brisa d'elle-même par le milieu. Orgilaüs y vit un présage, et, renonçant à la jeune fille, il s'en alla accompagné de son père. Cratès, à quelques jours de là, comme ils offraient un sacrifice, s'arrangea de manière à glisser dans leur bagage un vase d'or qui provenait du temple. Orgilaüs et son frère furent précipités d'une roche sans même avoir été jugés, et de plus, quelques-uns de leurs amis et de leurs domestiques s'étant réfugiés en suppliants dans le temple de Minerve Pronéenne, Cratès les fit mettre à mort. A la suite de plusieurs faits de ce genre ainsi renouvelés, les Delphiens tuèrent Cratès et ceux qui s'étaient révoltés avec lui; leurs biens furent déclarés être des produits de sacrilège, et servirent à la construction des temples situés dans la ville basse. I1 y avait à Syracuse deux jeunes gens qui vivaient ensemble dans la plus intime familiarité. L'un d'eux ayant reçu en garde le mignon de son ami profita d'une absence de ce dernier et se porta à de honteux excès contre l'enfant. L'autre à son tour, comme voulant rendre outrage pour outrage, lia un commerce adultère avec la femme de cet ami. Un des anciens de la ville se rendit au Conseil, et proposa de les bannir tous les deux avant que la ville eût joui du scandale de leur haine et en fût toute pleine. Cet avis ne fut pas adopté. Ils ne tardèrent pas à diviser les citoyens en deux camps, et à la suite des plus affreux désastres Syracuse perdit son excellente forme de gouvernement. Vous avez vous-même un exemple domestique tout à fait analogue. Je veux parler de la haine que Pardalus nourrissait contre Tyrrhène, laquelle faillit anéantir Sardes après y avoir fait éclater la révolte et la guerre pour des motifs futiles et tout personnels. Aussi faut-il que l'homme d'État ne néglige pas les inimitiés. Ainsi que les maladies du corps elles se développent rapidement, et l'on ne saurait trop tôt les arrêter, les comprimer, y porter remède. Car la vigilance, comme dit Caton, fait que ce qui était un grand mal en devient un petit et que ce qui en était un petit se réduit à rien. Il n'est pas, à cet égard, de moyen plus efficace de persuasion que de se montrer conciliateur pacifique dans les querelles personnelles, que de s'abstenir de colère tout en persistant dans ses premiers motifs, que de n'opposer à personne ni opiniâtreté, ni dépit, ni aucun de ces sentiments qui peuvent mêler de l'âpreté et de l'amertume à des discussions inévitables. A ceux qui s'exercent au pugilat dans les gymnases on attache aux mains des espèces de pelotes, pour ne pas faire dégénérer en accidents irréparables les suites d'un combat où les coups doivent être adoucis et sans douleur. De même dans les différends et les procès survenus entre citoyens le mieux est pour le magistrat de n'employer que les arguments purs et simples inhérents à la cause, d'éviter les accusations, les méchancetés, les menaces, qui, comme autant de traits aigus et empoisonnés, font des blessures incurables, profondes, fatales au pays tout entier. Celui qui pratiquera cette modération pour ses propres affaires trouvera les autres citoyens dociles à ses représentations. Une fois dégagées des ressentiments personnels, les rivalités publiques deviendront peu de chose, et les conséquences n'en auront rien de fâcheux, rien d'irrémédiable.