LUCULLUS.
[1] I. Lucullus eut pour aïeul un personnage consulaire, et pour oncle maternel Métellus le Numidique. Quant à ses parents, son père fut condamné pour détournement, et sa mère, Cécilia, passait pour ne pas vivre honnêtement. Lucullus lui-même, encore tout jeune, avant de poser sa candidature à une charge publique et de se mêler des affaires de l'État, eut d'abord soin de poursuivre l'accusateur de son père, Servilius l'Augure, qu'il avait pris à violer les devoir de sa charge. Ce fut une action d'éclat pour les Romains, qui avaient toujours cette poursuite à la bouche comme un haut fait. Même dans d'autres circonstances et sans raisons particulières, la tâche de l'accusateur ne leur paraissait pas sans noblesse; ils voulaient voir les jeunes gens s'attacher aux coupables, comme les chiens de bonne race aux bêtes sauvages. Cependant le procès ayant soulevé une grande agitation, au point que plusieurs personnes furent blessées et succombèrent, Servilius fut acquitté. Lucullus était pourtant un orateur exercé et en état de parler correctement les deux langues, de sorte que Sylla, quand il écrivit ses Mémoires, les lui dédia; car il le jugeait capable d'ordonner et de disposer mieux ces matériaux historiques. En effet, chez lui, l'éloquence n'était pas seulement pratique et facile, comme celle des autres qui, sur le Forum, « pareille au thon agressif, troublait la mer », mais, hors du Forum, « se dessèche et meurt de grossièreté ». Au contraire, cette culture humaine que l'on appelle libérale et qui a pour objet le beau, il l'acquit étant encore adolescent. Plus âgé, comme un athlète sorti de bien des luttes, il y chercha un délassement. Son intelligence se détendit par l'étude de la philosophie, qui excita en elle la faculté contemplative; et il sut à propos éteindre ou refouler son ambition, à la suite de son conflit avec Pompée. Au sujet de son instruction, outre ce que j'ai dit, voici ce qu'on rapporte encore. Dans sa jeunesse, il fit, par plaisanterie, avec Hortensius l'avocat et l'historien Sisenna, le pari, qu'il tint sérieusement, de raconter, au gré du sort, la guerre des Marses en vers ou en prose, en grec ou en latin. Le sort tomba sur le grec, et on conserve de lui une histoire en grec de cette guerre. On a bien des preuves de son affection pour son frère Marcus; mais les Romains aiment surtout à rappeler la première qu'il en donna. Étant l'aîné, il ne voulut pas remplir une magistrature seul; il attendit que son frère eût l'âge requis, et gagna le peuple de façon que, malgré son absence, il fut nommé, avec lui, surveillant des marchés.
[2] II. Dès sa jeunesse il donna, dans la guerre des Marses, bien des exemples de courage et d'intelligence; et Sylla se l'attacha surtout à cause de sa fermeté et de sa douceur. Depuis le début, ce dictateur l'employa aux besognes les plus sérieuses, parmi lesquelles l'intendance de la monnaie. C'est par ses soins surtout qu'on en frappa dans le Péloponnèse pendant la guerre contre Mithridate; cette monnaie fut appelée de son nom Lucullienne, et elle eut cours très longtemps, l'usage qu'en faisaient les soldats à la guerre en rendant l'échange facile. Ensuite Sylla, qui, au siège d'Athènes, dominait sur terre, mais subissait un blocus commercial sur mer, par suite de la supériorité navale des ennemis, envoya Lucullus en Égypte et en Libye pour en ramener des vaisseaux. C'était au coeur de l'hiver. Lucullus partit avec trois brigantins grecs et autant de birèmes rhodiennes. Il affrontait une vaste mer et beaucoup de vaisseaux ennemis, qui circulaient partout en raison de leur supériorité numérique. Cependant il trouva moyen de soumettre la Crète en passant. Il surprit les Cyrénéens dans le désordre où les avait laissés une suite de tyrannies et de guerres, il se les concilia et rétablit leur constitution, en leur rappelant un mot de Platon, que celui-ci avait émis comme une prophétie à leur adresse. Sollicité, paraît-il, de leur donner des lois et de réformer leur démocratie sur le modèle d'une sage organisation, le philosophe avait répondu : « Il est difficile de donner des lois aux Cyrénéens quand ils sont si prospères; car rien n'est moins gouvernable qu'un homme dont les affaires semblent bien aller, ni plus susceptible d'accepter une autorité que celui qu'a rabaissé la fortune. » C'est aussi la raison qui rendit alors les Cyrénéens maniables et les soumit aux lois de Lucullus. Parti de Cyrène pour l'Égypte, il perdit la plupart de ses bateaux, des pirates s'étant montrés. Lui-même put s'échapper et arriver à Alexandrie, où on lui fit une réception brillante. Toute la flotte vint à sa rencontre, suivant le cérémonial usité pour le Roi quand il arrivait par mer; et elle était décorée magnifiquement. Le jeune Roi Ptolémée, entre autres marques extraordinaires de bienveillance, lui fournit le logement et la nourriture dans les palais royaux, où jamais encore un général étranger n'était descendu. Quant aux dépenses et aux frais de séjour, loin de se borner à la somme assignée d'ordinaire pour les hôtes, il donna le quadruple; mais Lucullus n'accepta rien de plus que le nécessaire et ne voulut pas recevoir de présents, quoique le Roi lui eût envoyé la valeur de quatre-vingts talents. On rapporte qu'il ne fit pas le voyage de Memphis et ne voulut voir aucune des merveilles si renommées de l'Égypte : « Ces curiosités, dit-il, sont bonnes pour un spectateur oisif, qui fait un voyage d'agrément, et non pour quelqu'un qui a, comme moi, laissé son général en chef campant à la belle étoile devant les créneaux de l'ennemi. »
[3] III. Ptolémée repoussa la demande d'alliance, par peur de la guerre; mais il fournit des vaisseaux à Lucullus pour le convoyer jusqu'à Chypre. Au moment du départ, il lui prodigua les caresses et les attentions, et lui fit présent d'une émeraude de prix montée sur or. Lucullus la refusa d'abord; mais, le Roi lui montrant que la gravure représentait son propre portrait, il n'osa persister dans ce refus, de peur de se déclarer ainsi l'ennemi de Ptolémée, ce qui pouvait lui attirer des représailles en mer. Il rassembla, dans le trajet, une quantité de vaisseaux, fournis par les villes de la côte, exception faite pour celles qui participaient aux méfaits de la piraterie, et il parvint à Chypre, où il apprit que les forces navales de l'ennemi, embusquées devant les promontoires, le guettaient. Alors il tira tous ses bâtiments à sec, et il écrivit aux cités pour leur demander des lieux d'hivernage et des moyens de ravitaillement, comme s'il devait attendre sur place la belle saison. Puis, la possibilité de naviguer s'étant offerte, il remit aussitôt ses vaisseaux à flot et partit. Il naviguait avec les voiles repliées et abaissées le jour, dressées la nuit. Il put ainsi se réfugier à Rhodes. Les Rhodiens lui ayant fourni d'autres vaisseaux, il décida les gens de Cos et de Cnide à quitter le parti du Roi pour marcher avec lui contre Samos. Il chassa lui-même de Chio les troupes royales et affranchit les Colophoniens en s'emparant d'Épigone, leur tyran. Il se trouva qu'à ce moment Mithridate avait déjà abandonné Pergame et s'était renfermé dans Pitane. Mais, comme Fimbria l'y tenait bloqué par terre, il eut recours à la mer, et fit venir de partout ses flottes, qu'il rassembla autour de lui, renonçant à engager le combat avec un homme audacieux et un vainqueur comme Fimbria. Celui-ci s'en aperçut, et, en raison de son infériorité navale, il envoya demander à Lucullus de venir avec sa flotte pour collaborer à la perte du pire ennemi de Rome et du plus guerrier des Rois. Ainsi l'enjeu inestimable de tant de combats et de fatigues, ce Mithridate que l'on poursuivait, qui était venu se faire prendre, qui était même pris dans les filets de Fimbria, n'échapperait pas aux Romains; et la gloire de sa capture appartiendrait surtout à celui qui, s'opposant à sa fuite, l'aurait arrêté comme un esclave en train de s'échapper. Coupé de la terre par Fimbria lui-même et écarté de la mer par Lucullus, il serait l'occasion d'un succès pour chacun d'eux, et les Romains ne feraient plus aucun cas des victoires tant célébrées de Sylla à Orchomène et à Chéronée. Rien n'était hors de propos dans ces réflexions; et tout le monde voit bien que si, écoutant alors Fimbria, Lucullus, qui n'était pas éloigné, avait amené ses vaisseaux dans cette direction et barré le port avec sa flotte, la guerre aurait pris fin, et que le monde eût été débarrassé d'une infinité de maux. Mais, soit qu'il fît passer la sauvegarde des droits de Sylla avant tout intérêt personnel ou public, soit que, par amour de la hiérarchie, il sacrifiât Fimbria, un scélérat, qui venait d'assassiner son ami et son général, soit que, par une divine fortune, il épargnât Mithridate lui-même afin de se le réserver pour adversaire, il n'obéit pas et laissa le Roi reprendre la mer et narguer l'armée de Fimbria. Il défit à lui seul, une première fois à Lecton en Troade, les vaisseaux de Mithridate qui s'étaient montrés; puis, voyant Néoptolème, en plus grand appareil, lui tendre une embuscade à Ténédos, il partit avant sa flotte, à bord d'un vaisseau rhodien à cinq rangs de rames, dont le capitaine, Damagoras, était bien disposé pour les Romains et avait une grande expérience des combats sur mer. Mais, comme Néoptolème arrivait sur lui à force de rames et donnait l'ordre à son pilote de l'attaquer de flanc, Damagoras redouta la masse pesante du vaisseau royal et la dureté de son éperon d'airain. Aussi n'osa-t-il pas affronter le choc en opposant sa proue; et, virant promptement de bord, il présenta la poupe. Le coup porté à son bâtiment devint par là inoffensif, puisqu'il retombait sur les parties plongées dans la mer. Comme, sur ces entrefaites, les vaisseaux amis arrivaient, Lucullus fit à nouveau virer de bord; et, après beaucoup d'exploits remarquables, il mit en fuite les ennemis et donna la chasse à Néoptolème.
[4] IV. Parti de là, il rejoignit en Chersonèse Sylla, qui déjà s'apprêtait à traverser. Il lui rendit le passage sûr et collabora à l'embarquement de l'armée. Après la conclusion d'un accord, Mithridate regagna le Pont-Euxin et Sylla infligea une amende de vingt mille talents à l'Asie. Lucullus fut chargé de faire rentrer cet argent et de frapper de la monnaie, ce qui, semble-t-il, consola quelque peu les villes de la rigueur de Sylla; car il se montra, non seulement intègre et juste, mais doux, dans l'exercice d'un mandat si pénible et si sombre. Les Mityléniens avaient fait défection ouvertement. Il voulait les traiter généreusement et tirer une vengeance modérée de la faute qu'ils avaient commise en se ralliant à Marius. Mais les voyant égarés par leur mauvais génie, il les attaqua par mer, les vainquit, et les contraignit à se renfermer dans leurs murs, qu'il assiégea. Puis il partit de jour, ostensiblement, pour Élée; mais il revint en cachette, et, embusqué près de la ville, se tint en repos. Aussi quand les Mityléniens s'avancèrent en désordre, avec audace, pour piller le camp, qu'ils croyaient désert, Lucullus tomba sur eux, en prit un très grand nombre vivants, tua cinq cents de ceux qui résistaient, s'empara de six mille esclaves et d'un butin impossible à chiffrer. Quant aux malheurs de l'Italie, à ces nombreuses calamités de toute sorte que Sylla et Marius causaient alors aux hommes, il n'y prit aucune part, une disposition divine le tenant occupé en Asie. Cependant il ne fut pas moins apprécié de Sylla que les autres amis de ce général, qui, dans sa bienveillance, alla jusqu'à lui dédier ses Mémoires et l'institua tuteur de ses enfants, en passant par-dessus Pompée. Il semble bien que ce fut la première cause du désaccord et de la rivalité de Lucullus et de Pompée, car ils étaient jeunes et passionnés pour la gloire.
[5] V. Peu après la mort de Sylla, il fut consul avec Marcus Cotta, dans la 176e Olympiade. Comme beaucoup de gens remettaient alors en question la guerre contre Mithridate, Marcus dit qu'elle n'était pas finie, mais suspendue. Aussi, lors du tirage au sort des provinces, Lucullus fut mécontent d'avoir obtenu la Gaule Cisalpine, qui ne donnait pas matière à de grandes actions. Ce qui l'irritait surtout, c'était la gloire que Pompée s'attirait en Espagne; car on s'attendait qu'à l'exclusion de tout autre, s'il parvenait à terminer la guerre dans ce pays, il serait aussitôt choisi pour commander contre Mithridate. Aussi, comme il réclamait de l'argent et écrivait que, faute d'en recevoir, abandonnant l'Espagne et Sertorius, il ramènerait ses troupes en Italie, Lucullus déploya un grand zèle pour lui faire envoyer cet argent et lui ôter tout prétexte de revenir à Rome sous son consulat à lui, Lucullus; car toutes les ressources de la Ville seraient à la discrétion de Pompée, s'il était sur place avec une si grande armée. Et, en effet, Céthégus qui disposait alors du pouvoir parce qu'il disait et faisait tout pour plaire au peuple, avait de la haine pour Lucullus, que dégoûtait sa vie pleine d'amours honteuses, de violences et d'excès. Celui-là, Lucullus le combattait ouvertement. Quant à L. Quintus, autre démagogue, qui s'insurgeait contre les institutions de Sylla et cherchait à susciter des troubles, il parvint, par beaucoup d'exhortations amicales en particulier et de reproches en public, à le détourner de cette tentative, et à calmer son ambition. Ainsi, de la façon la plus habile et la plus salutaire qui se pût, il étouffa dans son germe un grand fléau.
[6] VI. Là-dessus on annonça la mort du gouverneur de Cilicie, Octavius. Beaucoup de gens aspiraient à sa succession et flattaient Céthégus, qu'ils jugeaient le plus à même de la leur faire obtenir. Lucullus, lui, ne se souciait pas beaucoup de la Cilicie en elle-même; mais il jugea que, s'il l'obtenait, vu la proximité de la Cappadoce, on n'enverrait personne que lui contre Mithridate. Il employa donc tous les moyens pour ne pas laisser cette province à un autre. A la fin, sous l'empire de la nécessité, il se résolut, contre son naturel, à un acte qui n'était ni beau, ni louable, mais, par ailleurs, devait le conduire au but. Il y avait une nommée Praecia, du nombre des femmes réputées dans la ville pour leur beauté et leur vivacité d'esprit, qui, sans valoir mieux qu'une courtisane de profession, savait employer ses relations de hasard et ses intimités au profit de ses amis et de leur carrière politique. Ajoutant ainsi à ses autres charmes la réputation d'assister efficacement ceux qu'elle aimait, elle avait acquis une très grande influence. Comme elle dominait Céthégus, alors au faîte de la réputation et qui portait tout le poids de l'État (il était son amant), tout le pouvoir politique revint à cette personne; car il ne se faisait rien en matière de gouvernement sans que Céthégus s'y fût employé et que Praecia eût dit son mot à Céthégus. Lucullus gagna son appui par des présents et des flatteries; et c'était déjà une prime sérieuse à la vanité d'une femme hautaine qu'on vît Lucullus lui faire la cour. Il trouva donc tout de suite en Céthégus un chaleureux partisan, qui réclama pour lui la Cilicie. Mais, une fois qu'il l'eut obtenue, ni Praecia ni Céthégus n'eurent plus besoin d'insister : tout le monde, sans distinction, fut d'accord pour lui confier le commandement de la guerre contre Mithridate. On ne pensait pas, en effet, qu'aucun autre en pût venir à bout heureusement : Pompée continuait à se battre contre Sertorius, et l'âge réduisait Métellus à l'inaction; or c'étaient là les seuls rivaux que l'on aurait pu opposer à Lucullus dans une compétition pour ce commandement. Cependant son collègue Cotta, à force d'instances auprès du Sénat, fut envoyé avec une flotte pour veiller sur la Propontide et défendre la Bithynie.
[7] VII. Lucullus, à la tête d'une légion qu'il avait levée sur place, passa en Asie. Les troupes qu'il y trouva étaient toutes, depuis longtemps, corrompues par la débauche et l'avidité; mais les Fimbriens, par leur habitude de l'indiscipline, étaient devenus intraitables. C'étaient les soldats qui, après avoir tué, de concert avec Fimbria, le consul Flaccus, leur généralissime, avaient livré Fimbria lui-même à Sylla. Ils étaient insolents et déréglés, mais belliqueux et hardis; et ils joignaient à ces qualités l'expérience de la guerre. Cependant il ne fallut pas longtemps à Lucullus pour rabaisser l'insolence, même chez eux, et retourner les autres, qui, semble-t-il, virent alors, pour la première fois, ce qu'était un vrai chef et un vrai général : n'ayant connu jusque-là que des démagogues, ils étaient habitués à faire la guerre à leur fantaisie. Du côté des ennemis, voici comment allaient les choses. La stratégie de Mithridate ressemblait à l'éloquence de la plupart des sophistes. Au début, plein de faste et de présomption, il se dressait contre les Romains avec des forces sans aucune consistance, mais imposantes et théâtrales. Mais il succomba d'une façon ridicule; et, averti par l'expérience, quand il fallut recommencer la guerre, il concentra ses troupes de façon à leur donner une véritable efficacité. Il supprima les foules bigarrées, les menaces que les Barbares lançaient dans leurs idiomes variés, l'appareil des armes dorées et enrichies de pierreries, qui pouvaient servir de dépouilles aux vainqueurs, mais n'étaient d'aucun secours à leurs possesseurs. Il fit faire des épées à la romaine, des boucliers solides et pesants; il rassembla des chevaux plutôt exercés que parés, cent vingt mille fantassins dont la formation de combat était la même que celle des Romains, et seize mille cavaliers, sans compter les quadriges armés de faulx : il y en avait cent. De plus, il fit mettre en état des vaisseaux qui n'étaient pas luxueusement pourvus de pavillons au dôme d'or, de bains pour courtisanes et d'appartements somptueux de femmes, mais qui regorgeaient d'armes, de traits et d'argent. Il envahit ensuite la Bithynie, dont les cités, cette fois encore, l'accueillirent avec joie. Elles ne furent pas les seules : l'Asie entière était prise d'un accès de son ancien mal, car elle subissait des exactions intolérables de la part des usuriers et des publicains de Rome, qui, pareils à des Harpies, lui arrachaient sa nourriture. Dans la suite, Lucullus les chassa; mais alors il s'efforçait de les rendre plus modérés par ses réprimandes et de faire ainsi cesser les défections des peuples, dont aucun, pour ainsi dire, ne restait tranquille.
[8] VIII. Pendant que Lucullus se livrait à ces négociations, Cotta, croyant que c'était le moment favorable pour lui, se préparait à engager la lutte contre Mithridate. Beaucoup de gens lui annonçaient que Lucullus était déjà en marche pour établir un camp en Phrygie; et, s'imaginant presque avoir déjà le triomphe dans les mains, il voulut éviter que son collègue n'y participât, et se hâta de prendre l'offensive. Mais, battu en même temps sur terre et sur mer, il perdit soixante vaisseaux avec leurs équipages et quatre mille fantassins. Lui-même, cerné et assiégé dans Chalcédoine, regardait avec angoisse du côté de Lucullus. Dans ces conditions, il y avait des gens pour presser celui-ci d'aller de l'avant sans se soucier de Cotta, car il trouverait le royaume de Mithridate abandonné. C'était surtout l'avis des soldats, indignés que, non content de causer sa propre perte et celle de ses troupes par ses dispositions mal prises, Cotta se mît encore en travers d'une victoire que l'on pouvait remporter sans combat. Mais Lucullus, dans une harangue, leur dit : « J'aimerais mieux arracher aux ennemis un seul Romain que de prendre tous leurs biens. » Archélaos, ancien commandant des armées de Mithridate en Béotie, qui était passé aux Romains et combattait avec eux, affirmait, de son côté, que, si Lucullus se faisait voir dans le Pont, il gagnerait tout d'un seul coup. Lucullus répondit : « Je ne suis pas plus lâche que les chasseurs, pour laisser échapper les bêtes féroces et marcher sur leurs tanières vides. » Sur ces mots, il avança contre Mithridate avec trente mille fantassins et deux mille cinq cents cavaliers. De son poste d'observation, il vit avec étonnement le nombre des ennemis. Il voulut alors s'abstenir de combattre et traîner les choses en longueur; mais trouvant en face de lui Marius, que Sertorius avait envoyé d'Espagne à Mithridate comme général avec une armée, il répondit à ses provocations en se disposant à livrer un combat décisif. La mêlée allait s'engager quand l'air se fendit tout à coup sans que rien pût faire prévoir ce phénomène. On vit alors entre les deux armées un grand corps enflammé, qui avait la forme d'un tonneau et la couleur de l'argent en fusion. La vision fit peur aux deux partis, et l'on se sépara. Ce prodige eut lieu, dit-on, en Phrygie, aux environs d'Otryes. Cependant Lucullus, jugeant que c'était une entreprise au-dessus des moyens et de la richesse d'un homme, d'entretenir autant de dizaines de milliers de soldats qu'en avait Mithridate, pendant une longue période où les armées seraient face à face, se fit amener un des prisonniers et lui demanda d'abord combien de camarades partageaient sa tente, puis quelle quantité de vivres il y avait laissée. Après avoir obtenu les réponses de l'homme, il le fit sortir, et il posa les mêmes questions séparément à un second, puis à un troisième. Là-dessus, rapprochant le chiffre des provisions de celui des bouches à nourrir, il calcula que, dans trois ou quatre jours, la nourriture manquerait aux ennemis. Il s'attacha bien plus encore à gagner du temps, et il amena dans son retranchement une très grande quantité de provisions, afin de pouvoir, étant lui-même dans l'abondance, guetter la disette de l'adversaire.
[9] IX. Cependant Mithridate dressait des plans contre Cyzique, dont les citoyens avaient beaucoup souffert dans le combat de Chalcédoine : leurs pertes s'élevaient à trois mille hommes et dix vaisseaux. Voulant dissimuler sa manoeuvre à Lucullus, il fit mouvement aussitôt après dîner, à la faveur d'une nuit obscure et pluvieuse. Arrivé devant la ville avec le jour, il se hâta d'établir ses troupes sur la montagne d'Adrastée. Lucullus, qui était au courant et le poursuivait, préféra ne pas tomber sur les ennemis sans préparation. Il fit camper son armée près du bourg de Thréicie, dans une position d'où il pouvait fort bien observer les points de départ des convois de ravitaillement de Mithridate et les chemins qu'ils étaient forcés d'emprunter. Aussi, embrassant l'avenir dans sa pensée, il ne dissimula pas son intention à ses soldats. Au contraire, dès qu'on eut fini d'installer le camp, il les rassembla et leur dit avec éloquence que, sous peu de jours, il leur donnerait la victoire sans verser de sang. Quant aux gens de Cyzique, Mithridate, du côté de la terre, les avait entourés d'un cercle de dix camps; et, par mer, il cernait, avec ses vaisseaux, le détroit qui séparait la ville de la terre ferme. Il les assiégeait ainsi des deux côtés; et quoiqu'ils fussent prêts à envisager le péril avec courage et résolus à subir tous les désagréments pour les Romains, comme ils ignoraient où se trouvait Lucullus et ne savaient rien de lui, ils étaient troublés. Cependant son armée était bien en vue et sous leurs yeux, mais les soldats de Mithridate les trompaient : car, en montrant les Romains dans le haut, ils leur disaient : « Vous voyez ces troupes? Ce sont celles d'Arménie et de Médie, que Tigrane a envoyées en renfort à Mithridate. » Eux, étaient effrayés en voyant que, dans le déchaînement d'une si grande guerre, même si Lucullus surgissait, ils ne pouvaient espérer qu'on lui eût laissé assez d'espace pour les secourir. Cependant le premier Démonax, envoyé par Archélaos, leur expliqua la présence de Lucullus. Comme ils ne voulaient pas le croire, supposant que, pour les consoler de la situation présente, il disait des mensonges, arriva un garçonnet qui, fait prisonnier par les ennemis, avait pu s'échapper. Ils lui demandèrent où il disait qu'était Lucullus; et d'abord il rit de cette question, comme d'une mauvaise plaisanterie. Mais ensuite, voyant qu'ils étaient sérieux, il leur montra du doigt le retranchement des Romains, ce qui leur rendit courage. Le lac Darcylitide était sillonné de bateaux de pêche de dimensions assez considérables. Lucullus remorqua le plus grand; et, l'amenant sur un chariot à la mer, il y embarqua tous les soldats qui pouvaient tenir dedans. La nuit dissimula leur passage, et ils purent se glisser dans la ville.
[10] X. Il sembla même que la divinité encourageait les Cyzicéniens, étant satisfaite de leur vaillance. Entre autres signes frappants de cette protection, en voici un. On célébrait la fête des Phéréphatties; et, comme on n'avait pas de vache noire pour le sacrifice, on en façonna une de pâte, que l'on mit sur l'autel. Celle qui était consacrée à la déesse et nourrie pour elle paissait, comme les autres bêtes de Cyzique, sur le continent. Mais ce jour-là, se séparant du troupeau, elle se dirigea seule vers la ville et s'offrit elle-même pour le sacrifice. La déesse, elle, apparut en songe à Aristagoras, le greffier de l'État, et lui dit : « Je suis venue moi-même amener le joueur de flûte de Libye contre le trompette de Pont. Encourage donc les citoyens à la confiance. » Les gens de Cyzique s'étonnaient de ce mot. Mais, au lever du jour, la mer fut agitée par un vent ininterrompu. Les machines du Roi, oeuvres admirables de Niconide le Thessalien, qui étaient près du rempart, montrèrent d'abord, par leurs grondements et leur fracas, ce qui allait arriver; puis un vent du Sud, d'une violence incroyable, se déchaîna, les brisa en un moment, et, par de vives secousses, renversa la tour de bois, qui avait une hauteur de cent coudées. On raconte que beaucoup des habitants d'Ilion virent en songe Athèna ruisselante de sueur, qui montrait une déchirure de sa robe en disant : « J'arrive tout juste de secourir les Cyzicéniens. » Plus tard, on montrait à Ilion une colonne qui portait des décrets et des inscriptions relatifs à cette apparition.
[11] XI. Pour Mithridate, tant qu'ensorcelé par ses propres généraux il ignorait la famine de son camp, il était contrarié que les gens de Cyzique eussent échappé à son blocus. Mais son ambition et sa soif de victoire se dissipèrent bien vite, quand il constata la misère où ses soldats étaient réduits et leurs actes d'anthropophagie; car Lucullus ne faisait pas la guerre de façon théâtrale et ostentatoire, mais, suivant le mot connu, il frappait au ventre et faisait tout pour ôter la subsistance à l'ennemi. Aussi, pendant que Lucullus assiégeait un poste, Mithridate se hâta de saisir cette occasion pour expédier en Bithynie presque toute sa cavalerie, avec les bêtes de somme et les bouches inutiles de l'infanterie. Lucullus, qui l'apprit, revint dans son camp avant le jour; et, à l'aube, sous une tempête, prenant avec lui dix compagnies d'infanterie et les cavaliers, il poursuivit l'ennemi malgré la neige et les intempéries. Sous l'action du froid, beaucoup de ses soldats lâchèrent pied; mais, avec les autres, il surprit les troupes du Roi sur les bords du Rhyndacos et leur infligea une telle défaite que les femmes sortirent d'Apollonie pour s'emparer de leur équipement et dépouiller les morts : il y en avait naturellement beaucoup. On prit six mille chevaux, un nombre incalculable de bêtes de somme et quinze mille hommes; Lucullus ramena tout ce butin en longeant le camp ennemi. Je m'étonne que Salluste ait dit que les Romains virent alors pour la première fois des chameaux, comme s'il croyait que les soldats qui avaient jadis, avec Scipion, défait Antiochus, et ceux qui venaient de vaincre Archélaos à Orchomène et près de Chéronée, n'avaient pas vu de chameaux. Mithridate était résolu à fuir par les voies les plus rapides, et, s'ingéniant à tenir Lucullus en arrière et à lui faire perdre du temps, il voulut envoyer son amiral Aristonicos dans la mer Égée. Mais, comme Aristonicos était sur son départ, Lucullus, par trahison, s'empara de lui et d'une somme de dix mille pièces d'or, qu'il apportait pour corrompre une partie de l'armée romaine. A la suite de cette capture, Mithridate s'enfuit par mer, et ses généraux ramenèrent l'armée par terre; mais Lucullus, fondant sur eux près du Granique, leur fit un très grand nombre de prisonniers et leur tua vingt mille hommes : on dit même que dans cette guerre, sur le total des effectifs, valets et combattants, le chiffre des morts ne fut guère inférieur à trois cent mille.
[12] XII. Lucullus passa d'abord à Cyzique, où il jouit des plaisirs et de l'affection qu'il avait bien gagnés; puis il appareilla pour l'Hellespont. Débarqué en Troade, il campa dans le temple d'Aphrodite; et la nuit, pendant son sommeil, il crut voir la déesse qui, debout près de lui, disait : « Pourquoi dors-tu, lion magnanime? les faons sont tout près. » Se levant aussitôt, il appela ses amis et leur raconta cette vision. Il faisait encore nuit et des gens d'Ilion se trouvaient là pour annoncer qu'on avait vu, dans le port des Achéens, treize galères du Roi, qui se dirigeaient vers Lemnos. Il se rembarqua donc aussitôt, prit les vaisseaux et tua leur chef Isidore; puis il attaqua le reste de la flotte. Les ennemis avaient fait relâche {à Lemnos} ; et, remorquant à terre toutes leurs embarcations, ils combattaient du pont et blessaient les soldats de Lucullus; car la disposition des lieux ne permettait pas de les envelopper et de forcer, avec des vaisseaux en l'air, ceux des ennemis, appuyés à la terre et très solidement campés. Cependant, avec bien de la peine, à l'endroit où l'île offrait un accès, il débarqua les meilleurs de ses soldats, qui, tombant par derrière sur les ennemis, tuèrent les uns et contraignirent les autres à couper les cordages de leurs vaisseaux et à s'enfuir de la terre; ainsi ces embarcations s'entre-choquaient et ne pouvaient résister à l'abordage des marins de Lucullus. Dans ces conditions, beaucoup d'ennemis furent tués; et du nombre des prisonniers amenés au proconsul fut même Marius, le général envoyé par Sertorius; car il était borgne, et on avait donné l'ordre aux soldats, dès le départ, de ne tuer aucun borgne, pour que celui-là mourût injurié et outragé.
[13] XIII. Sorti de ces combats, Lucullus courut à la poursuite de Mithridate lui-même; car il espérait le trouver encore en Bithynie, gardé par Voconius qu'il avait envoyé avec des vaisseaux à Nicomédie pour s'opposer à sa fuite. Mais Voconius se faisait initier aux mystères de Samothrace, et les cérémonies le retardaient. Mithridate, de son côté, ayant pris la haute mer avec sa flotte, se hâtait d'arriver dans le Pont avant que Lucullus se retournât contre lui; mais il fut surpris par une violente tempête, qui enleva certaines de ses embarcations et coula les autres; toute la côte resta pleine, pendant bien des jours, des épaves que charriait le courant. Le Roi lui-même s'aperçut que le transport à bord duquel il était, ne pouvait, à cause de ses dimensions, être amené à terre dans la grande agitation des flots, qui aveuglait les pilotes, ni continuer d'affronter la mer, car il était déjà pesant et faisait eau; il s'embarqua donc sur un brigantin; et, confiant sa personne aux pirates qui le montaient, il parvint sain et sauf, contre toute espérance et par une chance inattendue, à Héraclée de Pont. Quant à Lucullus, il ne fut pas puni de son attitude présomptueuse à l'égard du Sénat. Car, comme cette assemblée était en train de voter une somme de trois mille talents pour lui permettre d'équiper sa marine, il l'en avait empêchée en déclarant, dans une lettre orgueilleuse, que, sans tant de dépenses et de frais, avec les vaisseaux des alliés, il chasserait Mithridate de la mer. C'est ce qui lui arriva, avec le concours de la divinité; car, dit-on, la colère d'Artémis de Priape souleva la tempête contre les soldats du Pont, qui avaient pillé son temple et brisé sa statue.
[14] XIV. Beaucoup de gens engageaient Lucullus à remettre la guerre. Loin de se rendre à leurs instances, il envahit les États du Roi en passant par la Bithynie et la Galatie. Au début, il manquait du nécessaire, en sorte que trente mille Galates le suivaient, portant chacun sur ses épaules un médimne de blé; mais, à force d'avancer et de tout conquérir, il parvint à un tel degré d'abondance qu'un boeuf, dans son armée, se vendait une drachme, et un esclave, quatre. Le reste du butin, on n'en faisait nul cas; les uns l'abandonnaient, les autres le gâchaient; car on ne pouvait l'échanger entre soldats, puisque tous étaient riches. On allait, soit à cheval, soit au pas de course, jusqu'à Thémixyre et aux plaines du Thermodon, en s'arrêtant juste le temps de ruiner et de dévaster le pays; mais les soldats accusaient Lucullus de soumettre toutes les villes sans en prendre une seule par la force et leur permettre de la piller à leur profit. « Maintenant encore, disaient-ils, Amisos, ville prospère et riche, qu'il n'était pas bien difficile de prendre en y mettant le siège, il nous force à la laisser et nous conduit dans les déserts de Tibarène et de Chaldée pour faire la guerre à Mithridate. » Lucullus, ne pensant pas que ces récriminations amèneraient les soldats au degré de folie qu'ils montrèrent par la suite, les dédaignait et s'en souciait peu. Il se justifiait plutôt devant ceux qui l'accusaient de lenteur en lui reprochant de s'attarder longtemps dans les bourgades et des villes sans grande importance, et de laisser Mithridate accroître ses forces : « C'est précisément, répondait-il, ce que je veux; et je reste à m'ingénier pour que ce personnage redevienne grand et rassemble de lui-même une force digne d'être combattue; je veux qu'il nous attende de pied ferme, au lieu de fuir à notre approche. Ne voyez-vous pas qu'il a derrière lui un vaste désert, où les traces se perdent? Tout près, le Caucase avec beaucoup de montagnes profondes, qui suffiraient à cacher dans leurs replis mille Rois, s'ils se refusaient au combat. Il y a peu de journées de marche de Cabires en Arménie; et, dans la région supérieure de l'Arménie, réside Tigrane, le Roi des Rois, çui, grâce à sa puissance, coupe les Parthes de l'Asie, transporte des villes grecques en Médie, domine la Syrie et la Palestine, tue les Rois de la lignée de Séleucus, enlève leurs filles et leurs femmes. C'est le parent et le gendre de Mithridate. Loin d'accueillir ses supplications avec indifférence, il nous fera la guerre. Ainsi donc, en nous pressant de chasser Mithridate, nous risquerons d'attirer sur nous Tigrane, qui, depuis longtemps, cherche un prétexte pour nous attaquer : or il ne saurait en trouver un plus spécieux que l'assistance due à un parent et à un Roi. Alors, pourquoi nous faudrait-il travailler à ce résultat d'apprendre à Mithridate, qui l'ignore, avec quels alliés il doit combattre contre nous? Allons-nous malgré lui, et quand il dédaigne cette ressource, le jeter dans les bras de Tigrane? Au contraire, si nous lui donnons le temps de s'équiper par ses propres moyens et de reprendre courage, nous aurons à combattre les gens de Colchide, les Tibarènes et les Cappadociens, que nous avons déjà vaincus souvent, à la place des Mèdes et des Arméniens. »
[15] XV. S'en tenant à des raisonnements de ce genre, Lucullus s'attarda devant Amisos, dont il menait le siège avec mollesse. Au bout d'un hiver, il laissa Muréna continuer cette opération, et marcha contre Mithridate. Ce Prince, alors installé à Cabires, songeait à résister aux Romains; et, à cette fin, il avait réuni une armée qui comprenait quarante mille fantassins et quatre mille cavaliers, ces derniers, objet de sa confiance particulière. Il traversa le Lycos, et, descendu dans la plaine, il provoqua les Romains. Il y eut un combat de cavalerie, où ceux-ci prirent la fuite. Pomponius, homme d'une certaine notoriété, fut blessé, fait prisonnier et conduit à Mithridate. Il souffrait beaucoup de ses blessures, et le Roi lui demanda : « Si je te sauve la vie, seras-tu mon ami? » — Oui, répliqua Pomponius, si tu fais la paix avec les Romains; sinon, je serai ton ennemi. » Mithridate conçut pour lui de l'admiration, et ne lui fit pas de mal. Si Lucullus craignait les plaines, en raison de la supériorité de la cavalerie ennemie, il hésitait à prendre la route des montagnes, qui était longue, pleine de forêts et difficile. Sur ces entrefaites, on s'empara, par hasard, de quelques Grecs, qui s'étaient réfugiés dans une grotte. Le plus âgé, Artémidore, promit de servir de guide à Lucullus et de le mener dans un endroit où il pourrait camper en sécurité et qui lui offrirait un poste d'observation surplombant Cabires. Lucullus l'en crut. A la nuit, il alluma des feux et fit mouvement. Il passa les défilés et occupa les positions en toute sûreté. Au jour, on put voir que, dominant le camp ennemi, il s'était établi solidement en un lieu qui, s'il voulait combattre, lui donnait facilement accès chez l'adversaire, et lui permettait de ne pas subir de contrainte, s'il se tenait tranquille. Dans ces conditions, ni l'un, ni l'autre belligérant n'était décidé, du moins pour le moment, à risquer la bataille; mais on dit qu'un cerf, poursuivi par les soldats du Roi, fut intercepté par les Romains, qui se trouvèrent en face des ennemis. Là-dessus, la lutte s'engagea et des renforts arrivaient continuellement aux deux partis. A la fin, les soldats du Roi eurent le dessus. Le gros des Romains, voyant du haut du retranchement la fuite de leurs camarades, se fâchaient et couraient à Lucullus pour le supplier de les mener à l'ennemi et réclamer le signal du combat. Mais il voulut leur apprendre de quelle importance est, dans une bataille où l'on risque sa vie, la présence et le coup d'oeil d'un chef intelligent : il leur dit donc de rester en repos, et lui-même descendit dans la plaine. Là, rencontrant les premiers des fuyards, il leur commanda de s'arrêter et de faire front avec lui. Ils obéirent, et les autres aussi firent volte-face. Tous se regroupèrent, et, sans beaucoup de peine, mirent en fuite les ennemis, qu'ils poursuivirent jusqu'au camp. A son retour, Lucullus infligea aux fuyards une punition infamante conforme au règlement; il les fit mettre en tunique, sans ceinture, et leur ordonna de creuser un fossé de douze pieds, sous la surveillance et le regard des autres soldats.
[16] XVI. Il y avait dans le camp de Mithridate un prince des Dandariens, nommé Olthacos. (Les Dandariens sont un peuple de Barbares, qui habitent sur les bords du Palus-Méotide.) Il excellait, à la guerre, dans tous les coups de main et les actes d'audace; il avait une capacité intellectuelle égale aux plus grandes circonstances; enfin, il était de relations agréables, et insinuant. Ainsi fait, comme il disputait toujours le premier rang à l'un des autres roitelets de sa race et rivalisait avec eux, il promit à Mithridate d'accomplir un grand exploit : tuer Lucullus. Le Roi l'approuva, et lui fit à dessein quelques affronts, pour lui permettre de feindre la colère. Là-dessus, montant à cheval, Olthacos alla trouver Lucullus, qui l'accueillit avec beaucoup de bonne grâce; car sa réputation était grande dans l'armée. Bientôt le proconsul put l'apprécier par lui-même et fut tellement séduit par sa finesse et sa ténacité qu'il le faisait quelque-fois participer à sa table et à son conseil de guerre. Enfin, croyant tenir l'occasion, le Dandarien fit mener son cheval hors du retranchement par ses esclaves, et lui-même se dirigea vers la tente du général. Comme il était midi, les soldats se reposaient en faisant la sieste. Olthacos pensait que nul ne refuserait l'entrée à un homme qui était des familiers du proconsul et affirmerait lui apporter des informations pressantes. II serait entré impunément, si le sommeil, qui perdit tant de généraux, n'avait sauvé Lucullus. Celui-ci était en train de dormir; et Ménédème, un de ses valets de chambre, qui se tenait à la porte, répondit qu'Olthacos arrivait mal à propos, Lucullus venant de s'abandonner à un repos bien gagné après une longue veille et de si grandes fatigues. Comme Olthacos ne s'en allait pas, malgré les injonctions du serviteur, et déclarait même qu'il entrerait malgré son opposition, voulant avoir avec le général un entretien indispensable sur une affaire importante, Ménédème se mit en colère et répliqua : « Rien n'est plus indispensable que la conservation de Lucullus. » En disant ces mots, il repoussa l'homme des deux mains. Olthacos prit peur et s'échappa du retranchement; il monta sur son cheval et revint au camp de Mithridate sans avoir rien fait. Tant il est vrai que l'opportunité donne aux actes, comme aux remèdes, l'appoint qui sauve ou perd!
[17] XVII. Après cela, Sornatius fut envoyé au ravitaillement avec dix compagnies. Poursuivi par Ménandre, un des généraux de Mithridate, il lui résista et engagea le combat, où il massacra beaucoup d'ennemis et eut le dessus. On envoya encore Adrien avec des troupes, pour que les soldats eussent du blé en abondance. Mithridate ne resta pas indifférent à cette opération; il envoya contre Adrien Ménémaque et Myron à la tête de forces nombreuses de cavalerie et d'infanterie. Toutes ces troupes, dit-on, sauf deux hommes, furent taillées en pièces par les Romains. Mithridate s'efforçait de pallier le désastre, en déclarant qu'il n'était pas si considérable, mais insignifiant, et que l'échec des généraux provenait de leur inexpérience. Mais Adrien passa fièrement devant le camp royal, en ramenant de nombreux chariots pleins de blé et de butin, en sorte qu'un découragement, un trouble et une terreur impossibles à rendre accablèrent les ennemis. Dans ces conditions, Mithridate avait résolu de ne plus s'attarder là. Mais, comme les officiers expédiaient d'avance leurs trésors en toute tranquillité et empêchaient les autres d'en faire autant, les simples soldats, pris de colère en se voyant refoulés de force à l'intérieur, leur arrachaient leurs effets et les massacraient eux-mêmes. Il arriva ainsi que Dorylaos, le général en chef, n'ayant plus rien que la pourpre qu'il portait, lui dut sa mort, et que le sacrificateur Hermaeos fut foulé aux pieds près des portes. Mithridate lui-même, à qui n'était resté ni un homme d'escorte ni un écuyer, s'échappa du camp, mêlé à la foule, sans qu'on lui eût même fait l'aumône d'un cheval d'officier; mais sur le soir, le voyant roulé par le flot de la déroute, l'eunuque Ptolémée, qui avait un cheval, sauta à terre pour le lui donner. Car déjà lés Romains le tenaient ils étaient sur lui, et, en se pressant, ils n'auraient pas manqué de le prendre, tant ils se trouvaient rapprochés de lui ! Mais la sordide avarice des soldats enleva aux Romains le gibier qu'ils poursuivaient depuis longtemps en livrant force combats et en courant de grands périls; elle priva Lucullus vainqueur du fruit de ses peines. Car, dans la poursuite, on avait pu parvenir au cheval qui emportait le Prince; mais en même temps un des mulets qui portaient l'or était tombé entre les mains des soldats, soit par hasard, soit parce que le Roi l'avait lancé exprès dans leurs rangs. Ils saisirent donc ce mulet, ramassèrent l'or, et, en se le disputant, se mirent en retard. Ce ne fut pas le seul mauvais service que leur avidité rendit à Lucullus; car il avait ordonné de lui conduire le secrétaire intime du Roi, Callistrate; mais ceux qui l'amenaient, voyant dans sa ceinture cinq cents pièces d'or, le tuèrent. Cependant Lucullus leur permit de piller le camp.
[18] XVIII. Ayant pris Cabires et la plupart des autres places fortes, il y trouva de grands trésors et des prisons où étaient détenus beaucoup de Grecs, et aussi beaucoup de parents du Roi. On les croyait morts depuis longtemps, mais la bonté de Lucullus leur apporta la résurrection et comme une seconde naissance. On prit aussi une soeur de Mithridate, Nyssa; et cette capture la sauva. Mais celles qui paraissaient les plus éloignées du danger, dans leur paisible retraite de Pharnacée, moururent de façon lamentable. Mithridate, après sa fuite, leur avait envoyé l'eunuque Bacchide. Entre autres femmes nombreuses, il y avait là deux soeurs du Roi, Roxane et Statire, âgées d'environ quarante ans et qui n'étaient pas mariées; et deux de ses épouses, de race ionienne, Bérénice de Chio et Monime de Milet. Monime avait une grande réputation parmi les Grecs, parce que le Roi, désireux de la séduire, lui ayant envoyé cinq mille pièces d'or, elle résista jusqu'à la conclusion du mariage et jusqu'au moment où il lui envoya un diadème et la déclara Reine. Depuis longtemps elle souffrait d'une langueur incurable, et elle déplorait la beauté de son corps, qui lui avait valu un maître au lieu de mari, une garde de soldats barbares au lieu de ménage et de maison, et qui l'exilait loin de la Grèce, pour lui donner l'ombre des biens jadis espérés en lui faisant perdre les biens réels. Aussi, lorsque Bacchide vint leur donner l'ordre de mourir, chacune de la façon qui lui paraîtrait la plus facile et la moins douloureuse, elle ôta de sa tête son diadème et le serra autour de son cou pour s'étrangler. Mais, comme il s'était vite rompu : « Maudit tissu ! dit-elle; tu ne me serviras même pas à cela ! » Elle le jeta en crachant dessus, et se fit égorger par Bacchide. Bérénice, elle, prit une coupe de poison; et, sur la demande de sa mère qui était là, lui permit de la partager. Elles vidèrent la coupe à elles deux; et la force du poison suffit pour le corps le plus faible, {celui de la mère} ; quant à Bérénice, n'en ayant pas bu suffisamment, elle vivait encore. Comme elle n'arrivait pas à mourir, elle s'étrangla avec l'aide de Bacchide. On dit que, des soeurs non mariées dont j'ai parlé plus haut, l'une but le poison en lançant beaucoup d'imprécations et d'injures à Mithridate. Statire, au contraire, ne dit rien de malsonnant, ni de lâche; elle louait même son frère de ne pas les oublier, tout en risquant sa propre vie, et de pourvoir à ce qu'elles mourussent libres et sans avoir subi d'outrage. Ces événements contrarièrent Lucullus, qui était naturellement bon et humain.
[19] XIX. Après avoir poussé jusqu'à Talaures, d'où, trois jours avant, Mithridate s'était enfui à la hâte en Arménie chez Tigrane, il fit volte-face. Quand il eut soumis les Chaldéens et les Tibaréniens, conquis la Petite Arménie, pris des postes fortifiés et des villes, il envoya Appius réclamer Mithridate à Tigrane, et lui-même revint devant Amisos encore assiégée. Celui qui prolongeait la résistance était le général Callimaque, grâce à ses connaissances en matière d'artillerie et à son habileté dans toutes les manoeuvres que comporte la défense d'une forteresse. Il fit par là beaucoup de mal aux Romains. Il en fut puni, mais plus tard. En attendant, surpris par Lucullus, qui profita de l'heure où il avait l'habitude de ramener ses soldats à l'intérieur des murs et de leur donner du repos, pour l'attaquer soudain et occuper une partie peu considérable du rempart, il abandonna la ville et y mit le feu, soit pour ôter une ressource aux Romains, soit pour faciliter sa fuite. Nul, en effet, ne se souciait des fugitifs; et lorsque la flamme, s'élevant avec violence, environna les remparts, les soldats se préparaient au pillage. Lucullus, pris de pitié pour cette ville qui périssait, portait, du dehors, secours contre le feu et exhortait à l'éteindre, sans que nul l'écoutât : au contraire, les soldats réclamaient leur part de butin et, avec des clameurs, ils entrechoquaient leurs armes, si bien qu'il fut contraint de permettre le pillage, espérant à ce prix sauver du moins la ville elle-même de l'incendie. Mais ils trompèrent son attente. Car, fouillant tout avec des flambeaux et portant partout la lumière, ils détruisirent eux-mêmes la plupart des habitations. Aussi Lucullus, qui fit son entrée dans la ville le jour suivant, dit-il en pleurant à ses amis : « J'ai déjà proclamé Sylla heureux; mais c'est surtout aujourd'hui que j'admire sa bonne fortune. Il voulait sauver Athènes, et il l'a pu. Et moi, son émule, le destin m'a réservé la réputation de Mummius!» Cependant il tâcha de relever la ville de ses maux présents. Le feu fut éteint par des pluies qui, par une coïncidence providentielle, tombèrent au moment de la prise. Lucullus put faire rebâtir, pendant qu'il était encore là, presque toutes les maisons détruites. Il accueillit les Amiséniens qui s'étaient enfuis, et permit à ceux des autres Grecs qui le voulurent de s'établir dans un espace de cent vingt stades, qu'il leur assigna. Amisos était une colonie athénienne, fondée aux temps heureux de l'apogée de sa métropole, alors maîtresse des mers. En raison de cette origine, beaucoup d'Athéniens qui voulaient échapper à la tyrannie d'Aristion s'y étaient rendus par mer, et ils y participaient au droit de cité : ainsi, voulant échapper aux malheurs de leur pays, ils subirent la conséquence de ceux d'autrui. Du moins ceux d'entre eux qui furent sauvés reçurent de Lucullus, avant leur départ, des vêtements convenables, et deux cents drachmes chacun. C'est alors aussi que le grammairien Tyrannion fut pris. Muréna le réclama, et, l'ayant obtenu, l'affranchit : usage bien grossier de ce don! Car Lucullus ne voulait pas qu'un homme si recherché pour son instruction fût d'abord esclave, pour devenir libre; et cette concession apparente de la liberté en était plutôt le retrait. Mais ce n'est pas seulement alors que l'on vit Muréna rester bien en arrière des nobles sentiments de son général.
[20] XX. Lucullus se consacra ensuite aux villes d'Asie. Il voulut, pendant la période où il n'avait pas à s'occuper de travaux guerriers, les faire bénéficier de quelque justice et du secours des lois, dont, bien longtemps, la province avait manqué par suite d'infortunes indicibles et incroyables. Elle était ravagée et asservie par les publicains et les usuriers, qui forçaient les particuliers, {par leurs exactions}, à vendre leurs fils, nobles jeunes gens, et leurs filles vierges, et les cités à se défaire de leurs ex-voto, de leurs tableaux et de leurs statues sacrées. La conclusion de tant de misères, c'était, pour les pères, d'être à leur tour adjugés comme esclaves; mais ce qui précédait un pareil dénouement était plus terrible encore les liens, les fers, les chevalets, les stations en plein air, l'embarquement, dans la saison chaude, sous les rayons du soleil, en temps froid, dans la boue et la neige, de façon que l'esclavage paraissait être un allégement et apporter la paix. Voilà les maux que Lucullus découvrit dans les villes. En peu de temps, il apporta aux victimes une délivrance complète. D'abord, en effet, il ordonna que le taux de l'emprunt s'élèverait au centième de la somme prêtée, et pas davantage; en second lieu, il abolit les intérêts qui surpassaient le capital; en troisième lieu (et c'était le plus important), il disposa que le prêteur jouirait du quart des revenus du débiteur; mais celui qui avait incorporé l'intérêt au capital était privé de tout. Ainsi, dans l'espace de moins de quatre ans, toutes les dettes furent éteintes, et les propriétés rendues, libres de toutes charges, à leurs maîtres. Cette dette était le reliquat de l'amende de vingt mille talents infligée à l'Asie par Sylla; et les usuriers avaient perçu le double de la somme fixée; mais, en accumulant les intérêts, ils avaient fait monter la dette à cent vingt mille talents. Dans ces conditions, les usuriers, se jugeant victimes d'un traitement inique, criaient à Rome contre Lucullus, et, à prix d'argent, ils suscitèrent des démagogues contre lui, car ils jouissaient d'une grande influence et avaient pour débiteurs beaucoup d'hommes politiques. Mais Lucullus n'était pas seulement aimé des peuples auxquels il avait rendu service; les autres provinces le désiraient, jugeant heureux les administrés d'un pareil gouverneur.
[21] XXI. Appius Clodius, le frère de l'épouse actuelle de Lucullus, qui avait été envoyé à Tigrane, prit d'abord pour guides des sujets du Roi. Ils le conduisirent à travers le haut pays par une route sinueuse, qui faisait des détours inutiles. Au bout de plusieurs jours, un affranchi d'origine syrienne lui indiqua la route directe. Alors, il se détourna de l'autre, qui était longue et embrouillée, fit bien ses adieux aux guides barbares, et, en peu de jours, ayant passé l'Euphrate, il parvint à Antioche près Daphné. Prié d'y attendre Tigrane (car celui-ci se trouvait absent, en train de soumettre encore quelques-unes des villes de Phénicie), il gagna plusieurs des petits souverains qui obéissaient à l'Arménien avec des arrière-pensées : parmi eux était Zarbiénos, roi de Gordyène. Il promit aussi à plusieurs des villes asservies, qui lui envoyaient des messagers clandestins, le secours de Lucullus, en leur prescrivant de se tenir tranquilles pour le moment. Car la domination des Arméniens, loin de paraître supportable aux Grecs, leur était pénible. Et surtout la morgue théâtrale du Roi et son immense orgueil s'étaient exaltés dans les grands succès; tout ce qu'envie et admire la foule non seulement l'entourait, mais paraissait n'exister que pour lui. En effet, parti d'une situation méprisée et avec de faibles espérances, il avait soumis bien des peuples, abaissé la puissance des Parthes comme personne avant lui, et rempli de Grecs la Mésopotamie, en y établissant beaucoup d'émigrés de Cappadoce et de Cilicie. Il fit même sortir de leurs habitudes les Arabes Scénites, qu'il établit près de ses États, afin d'exercer le commerce par leur intermédiaire. Nombreux étaient les Rois qui lui faisaient la cour; et il y en avait quatre qu'il gardait toujours auprès de lui comme suivants et écuyers. Ceux-là, quand il montait à cheval, couraient à ses côtés en tunique courte, et, s'il était assis en train d'expédier les affaires, on les voyait debout, les mains entrecroisées, c'est-à-dire dans l'attitude la plus propre à constituer un aveu d'esclavage; car elle signifiait qu'ayant vendu leur liberté, ils offraient au maître leur corps, plutôt en vue du sacrifice que de l'action. Sans trembler devant cette mise en scène et sans en être frappé, Appius, dès qu'il eut la parole, déclara directement qu'il était venu pour emmener Mithridate, dû au triomphe de Lucullus, ou déclarer la guerre à Tigrane. Ce Prince, malgré l'altération de ses traits, s'efforça d'écouter la sommation avec un sourire affecté. Il ne put toutefois dissimuler aux assistants son trouble devant la franchise du jeune homme, dont la voix était à peu près la seule libre qu'il eût entendue en vingt-cinq ans; car telle avait été la durée de son règne, ou plutôt de ses abus de pouvoir. Il répondit enfin à Appius qu'il n'abandonnerait pas Mithridate, et que, si les Romains prenaient l'initiative de la guerre, il se défendrait. Irrité contre Lucullus, parce que celui-ci, dans sa lettre, ne lui avait donné que le titre de Roi, et non de Roi des Rois, il ne lui donna pas non plus celui d'Imperator dans sa réponse; mais il envoya de riches présents à Appius; et, comme celui-ci ne les avait pas pris, il en ajouta d'autres, en plus grande quantité. Là-dessus Appius, ne voulant pas paraître repousser un cadeau par inimitié, accepta une coupe, et renvoya le reste. Il revint, en peu de jours, auprès du général en chef.
[22] XXII. Tigrane, jusque-là, n'avait pas daigné voir Mithridate et parler à un allié déchu d'une si grande souveraineté. Il le laissait en quelque sorte prisonnier au loin, sans honneur et sans égards, en des lieux marécageux et malsains. Mais alors il l'envoya chercher et lui donna des marques de considération et d'amitié. Ils eurent des conférences secrètes, où ils se guérissaient de leur défiance réciproque, au préjudice de leurs amis, sur lesquels ils rejetaient la responsabilité du désastre. Parmi ces amis figurait Métrodore de Scepsis, qui parlait avec agrément et possédait un grand savoir. Il était tellement au faîte de la faveur qu'on l'appelait le père du Roi {Mithridate]. A ce qu'il semble, comme Mithridate l'avait envoyé en ambassade pour demander à Tigrane de le secourir contre les Romains, le Roi des Rois lui dit : « Et toi, Métrodore, que me conseilles-tu sur ce point? » Métrodore, soit dans l'intérêt de Tigrane, soit par indifférence pour le salut de Mithridate, répondit : « Comme ambassadeur, je t'invite à écouter Mithridate; comme conseiller, je t'en dissuade. » Tigrane rapporta ce propos à Mithridate, mais dans la pensée que celui-ci ne ferait rien subir à Métrodore d'irrémédiable. Or Métrodore fut tué sur le champ; et Tigrane en eut du remords; car, sans être absolument responsable du malheur de ce personnage, il avait achevé de le perdre dans l'esprit de Mithridate, qui, depuis longtemps, le haïssait secrètement : on en eut la preuve décisive en saisissant des lettres confidentielles, où il était ordonné de le faire mourir. Tigrane enterra donc Métrodore en grande pompe, sans épargner aucune dépense pour le cadavre de celui qu'il avait trahi de son vivant. Il mourut aussi chez Tigrane le rhéteur Amphicrate, s'il faut faire mention de lui à cause d'Athènes {son pays}. Il s'était réfugié, dit-on, à Séleucie, sur le Tigre; et, comme les habitants le priaient d'y enseigner la sophistique, il répondit dédaigneusement, par bravade, qu'un dauphin ne peut pas tenir dans un bassin. Il se rendit ensuite auprès de Cléopâtre, fille de Mithridate et femme de Tigrane. Mais il fut bientôt compromis; et, écarté de tout commerce avec les Grecs, il se laissa mourir de faim. Il fut enterré, lui aussi, avec honneur, et il repose dans un endroit que l'on appelle Sapha.
[23] XXIII. Lucullus, après avoir comblé l'Asie de régularité et de paix, ne négligea pas même ce qui se rapportait au plaisir et à l'agrément; il séduisit les villes par des cortèges, des fêtes triomphales, des combats d'athlètes et de gladiateurs à Éphèse, où il résidait. A leur tour, les cités célébraient des Lucullies en l'honneur de ce grand homme, et lui témoignaient la franche sympathie, plus agréable que les honneurs. Mais, après le retour d'Appius, il fut évident qu'on était obligé de combattre contre Tigrane. Lucullus, alors, repassa dans le Pont. A la tête de ses troupes, il assiégea Sinope, ou plutôt les soldats du Roi qui l'occupaient. C'étaient des Ciliciens, qui, après avoir tué une grande partie des habitants, et brûlé la ville, s'enfuirent pendant la nuit. Lucullus le sut et entra à Sinope. Il massacra huit mille de ces soldats, c'est-à-dire tous ceux qu'il prit; quant aux habitants, il leur rendit leurs biens, et il eut soin de la ville surtout à cause de la vision dont voici le récit. Il lui sembla pendant son sommeil, qu'un inconnu, debout à ses côtés lui disait : « Avance un peu, Lucullus; car Autolycos est arrivé, et il veut avoir une entrevue avec toi. » A son lever, il ne pouvait deviner le sens de cette apparition; mais il prit Sinope le jour même; et, en poursuivant les Ciliciens qui cherchaient à s'éloigner par mer, il vit, couchée le long de la mer, une statue que les Ciliciens n'avaient pas eu le temps d'embarquer : c'était un chef-d'oeuvre de Sthénis, et qui représentait, comme on le lui expliqua, Autolycos, le fondateur de Sinope. Autolycos, dit-on, était du nombre des compagnons d'Hercule dans sa lutte en Thessalie contre les Amazones, et fils de Déimaque. Parti de ce pays avec Démoléon et Phlogios, il perdit son vaisseau, qui se brisa sur la côte de Chersonèse, au lieu dit Pédalion; mais lui-même, sauvé avec ses armes et ses camarades, parvint à Sinope et prit la ville aux Syriens qui l'occupaient alors : c'étaient, dit-on, les descendants de Syra, fils d'Apollon, et de Sinope, fille d'Asopos. En apprenant ces détails, Lucullus se ressouvint d'un conseil de Sylla dans ses Mémoires : « Il ne faut rien croire si sûr et si digne de foi que ce qui est annoncé par les songes. » Il apprit ensuite que Mithridate et Tigrane étaient sur le point de faire passer des troupes en Lycaonie et en Syrie pour prendre l'offensive contre la province d'Asie; et il s'étonna que l'Arménien, s'il était décidé à combattre les Romains, ne se fût pas servi de Mithridate quand les chances de succès de ce Prince étaient au plus haut point. Tant que la fortune de Mithridate paraissait sûre, il s'était gardé d'y associer la sienne; il avait laissé la situation du Roi de Pont s'affaiblir et se ruiner complètement. Et maintenant, il commençait la guerre sur de vaines espérances, et s'enveloppait dans la perte des vaincus, incapables de se relever !
[24] XXIV. Lorsque Macharès, fils de Mithridate, qui occupait le Bosphore, lui envoya une couronne du prix de mille pièces d'or, en demandant à être mis au nombre des amis et des alliés de Rome, il jugea la première guerre finie. Laissant sur place Sornatius avec six mille soldats pour garder le Pont, il partit lui-même pour la seconde guerre, à la tête de douze mille fantassins et d'à peu près trois mille cavaliers. C'était, en apparence, un mouvement déraisonnable, étranger à toute saine réflexion, qui le poussait à se jeter au milieu de peuples guerriers et de cavaliers qui se comptaient par dizaines de mille, dans un pays immense, entouré de fleuves profonds et de montagnes aux neiges éternelles. Aussi les soldats, qui, même en d'autres circonstances, manquaient de discipline, le suivaient-ils à contre-coeur et en regimbant. A Rome, les démagogues poussaient des clameurs contre lui et attestaient les dieux que Lucullus poursuivait guerre sur guerre sans aucune nécessité pour l'État : il ne déposerait jamais les armes tant qu'il serait général, et chercherait toujours son profit personnel dans les dangers publics. En somme, avec le temps, ils accomplirent leur dessein. Pour le moment, Lucullus atteignit l'Euphrate à marches accélérées. Il le trouva gonflé et grossi par le mauvais temps, ce qui le contraria; car il faudrait du temps et du travail pour rassembler des embarcations ou construire des radeaux. Mais, à partir du soir, le courant commençait à se retirer; il diminua pendant la nuit; et, avec le jour, il laissa le fond du fleuve à découvert. Les gens du pays, voyant de petites îles apparaître dans le gué, et les eaux baisser dans le voisinage, adoraient Lucullus; car, d'après eux, ce phénomène, qui s'était rarement produit jusque-là, montrait la soumission et la docilité du fleuve, et promettait un passage tranquille et rapide. Profitant donc de l'occasion, Lucullus fit passer son armée; et un présage favorable accompagna ce passage. Au delà de l'Euphrate paissent des vaches consacrées à l'Artémis perse, la déesse qu'honorent le plus les Barbares de cette région; et ils s'en servent seulement pour les sacrifices; autrement elles sont lâchées en toute liberté dans le pays, marquées de l'emblème de la déesse, un flambeau; et ce n'est pas du tout une mince besogne d'en prendre quand il le faut. Une de ces bêtes, quand l'armée eut passé l'Euphrate, vint se placer sur une pierre vénérée, consacrée à la déesse; et baissant la tête comme celles qui sont retenues par des liens, s'offrit d'elle-même à Lucullus pour le sacrifice. Il l'immola à l'Euphrate avec un taureau, comme prix du passage. Il resta ce jour-là campé sur place; mais le lendemain et les jours suivants il avança en Sophène. Il ne faisait aucun mal aux gens qui se ralliaient à lui et accueillaient l'armée avec plaisir; bien plus, quand les soldats voulaient prendre une ville forte qui paraissait riche : « Voilà plutôt, disait-il, la forteresse qu'il nous faut enlever », et il montrait le Taurus au loin; puis il reprenait : « Quant à cette place, c'est le prix réservé aux vainqueurs. » Poursuivant ainsi sa route sans relâche, il passa le Tigre et envahit l'Arménie.
[25] XXV. Le premier qui annonça l'arrivée de Lucullus à Tigrane n'eut pas à s'en réjouir : au contraire, on lui trancha la tête. Aussi personne d'autre ne donna-t-il d'indication à ce Prince, qui, sans rien savoir, restait oisif. Bien qu'environné déjà du feu de la guerre, il écou- tait ceux qui lui disaient, pour le flatter : « Lucullus sera déjà un grand général, s'il ose rester à Éphèse pour y soutenir ton choc, au lieu de s'enfuir sur le champ de l'Asie, quand il aura vu tant de dizaines de milliers de combattants. » Tant il est vrai qu'il n'appartient pas à tous les tempéraments de supporter le vin pur, ni à la première intelligence venue, dans les grandes prospérités, de garder son équilibre ! Mithrobarzane fut le premier des amis du Roi qui osa lui dire la vérité. Lui aussi fut mal récompensé de sa franchise, car on l'envoya aussitôt contre Lucullus, à la tête de trois mille cavaliers et d'un nombre considérable de fantassins, avec ordre de ramener le général en chef vivant et d'écraser le reste de l'armée. Une partie des troupes de Lucullus avait déjà pris position; l'autre était encore en marche. Mais, informé par ses espions que le Barbare marchait contre ses soldats, il craignit que celui-ci, en les attaquant isolément et sans qu'ils fussent rangés en bataille, ne jetât la confusion parmi eux. Lui-même installa son camp; et il envoya son lieutenant Sextilius avec seize cents cavaliers et des troupes d'infanterie tant lourde que légère, en nombre à peine plus considérable, avec ordre de tenir l'ennemi en respect jusqu'au moment où il apprendrait que le gros de l'armée était à pied d'oeuvre. Sextilius voulait se conformer à ces instructions; mais il fut contraint par Mithrobarzane, qui l'attaquait hardiment, à en venir aux mains. II y eut un combat. Mithrobarzane tomba dans l'action; les autres prirent la fuite, et, sauf un petit nombre, périrent tous. A la suite de cet échec, Tigrane, abandonnant Tigranocerte, la grande ville qu'il avait fondée, se retira sur le Taurus, où il rassembla ses troupes, venues de tous côtés. Lucullus, lui, sans consacrer de temps aux préparatifs, envoya Muréna harceler et couper les détachements qui se groupaient autour de Tigrane, et Lucullus barrer le passage à une quantité considérable d'Arabes, qui allaient le rejoindre. Simultanément Sextilius, tombant sur les Arabes au moment où ils installaient leur camp, tua la plupart d'entre eux; et Muréna, suivant Tigrane, qui, avec une longue file de soldats, s'était jeté dans un étroit défilé, profita de l'occasion pour l'attaquer. Tigrane prit la fuite en abandonnant tout son matériel; beaucoup d'entre les Arméniens furent tués, et plus encore, faits prisonniers.
[26] XXVI. A la suite de ces succès, Lucullus leva le camp et marcha sur Tigranocerte, devant laquelle il mit le siège. Il y avait dans cette ville beaucoup de Grecs, de ceux qui avaient été chassés de Cilicie, et aussi beaucoup de Barbares, victimes du même traitement que les Grecs, Adiabéniens, Assyriens, Gordyéniens, Cappadociens, dont Tigrane avait ruiné la patrie et qu'il avait forcés, en les emmenant à sa suite, de s'installer là. Tigranocerte était pleine de richesses et d'objets d'art, tous les habitants, particuliers ou souverains, rivalisant avec le Roi pour l'accroître et l'embellir. C'est aussi pourquoi Lucullus poursuivait activement le siège, estimant avec raison que Tigrane, loin de s'y résigner, n'écouterait que sa colère et quitterait les hauteurs, fût-ce hors de propos, pour livrer un combat décisif. Mithridate au contraire dissuada vivement son allié, par messagers et par lettres, de livrer bataille; il l'engageait à se contenter de couper le ravitaillement à l'ennemi par sa cavalerie. Taxile aussi, son envoyé à l'armée du Roi des Rois, priait instamment celui-ci de rester sur ses gardes et de ne pas se heurter aux armes des Romains, qui étaient irrésistibles. Au début, Tigrane écoutait ces conseils avec patience. Mais quand les Arméniens et les Gordyéniens l'eurent rejoint avec toutes leurs forces, que les Rois de Médie et d'Adiabène, amenant leurs sujets, furent aussi présents avec toutes leurs forces, qu'arrivèrent en grand nombre de la mer, de Babylone, les Arabes, en grand nombre de la mer Caspienne les Albanais et les Ibères leurs voisins, qu'on vit même, en quantité appréciable, les riverains de l'Araxe, peuples sans Roi, séduits à force d'avances et de présents, les banquets du Roi retentissaient d'espoirs bruyants, de défis et de menaces barbares; et ses conseils aussi. Taxile risqua la mort parce qu'il s'opposait au combat, et l'on attribuait à l'envie les efforts de Mithridate pour détourner Tigrane de ce qui devait être un grand succès. Aussi Tigrane ne l'attendit-il même pas, de peur de l'associer à sa gloire. Il partit avec toute son armée, supportant mal la pensée, comme il le disait, paraît-il, à ses amis, d'avoir à combattre contre Lucullus seul : il aurait voulu avoir en face de lui tous les généraux de Rome, rassemblés au même endroit. Et cette bravade n'était pas si folle, ni si déraisonnable, puisqu'il voyait à sa suite tant de peuples et de Rois, des phalanges d'hoplites et des dizaines de milliers de cavaliers. Car il menait avec lui vingt mille archers et frondeurs, et cinquante-cinq mille cavaliers, dont dix-sept mille armés de toutes pièces, comme Lucullus l'écrivit au Sénat. Les fantassins, rangés, les uns en compagnies, les autres en phalanges, étaient cent cinquante mille. Il y avait enfin des pionniers, des pontonniers, des nettoyeurs de fleuves, des bûcherons et des auxiliaires d'autres métiers, trente-cinq mille en tout, qui, placés derrière les combattants, contribuaient au bon aspect et à la force de l'armée.
[27] XXVII. Lorsqu'ayant passé le Taurus, Tigrane put se montrer à la tête de toutes ses forces concentrées et voir en bas l'armée romaine devant Tigranocerte, l'agglomération barbare de la ville salua son apparition par des cris d'enthousiasme et des applaudissements; et du haut des murs, les assiégés désignaient aux Romains les Arméniens d'un air menaçant. Comme Lucullus délibérait sur l'opportunité du combat, les uns lui conseillaient d'abandonner le siège et de marcher contre Tigrane; les autres, de ne pas laisser derrière lui tant d'ennemis et de ne pas remettre le siège. Il répondit qu'aucun de ces avis n'était bon séparément, mais que, réunis, ils proposaient une excellente ligne de conduite. Il divisa donc son armée. Il laissa Muréna, avec six mille fantassins, continuer le siège; et lui-même partit avec vingt-quatre compagnies, ce qui ne faisait pas plus de dix mille hommes de pied, toute sa cavalerie, mille frondeurs et archers. Il établit son camp le long du fleuve, dans une grande plaine, et Tigrane constata la faiblesse de son armée, qui fournit même aux flatteurs de ce Prince une occasion de propos piquants. Les uns se moquaient de Lucullus; les autres, par plaisanterie, tiraient d'avance les dépouilles au sort; chacun des généraux et des Princes sollicitait la faveur d'accomplir la besogne à lui seul, le Roi des Rois devant rester simple spectateur. Afin de ne pas être en reste d'esprit et d'ironie, Tigrane dit le mot fameux : « Pour des ambassadeurs, ils sont bien nombreux; pour des soldats, ils sont bien peu. » Au début, ils s'occupaient donc à faire des mots et à plaisanter; mais, au lever du jour, Lucullus mit en marche son armée tout équipée. L'armée barbare se trouvait campée à l'Est du fleuve; mais comme ce fleuve faisait un coude à l'Ouest, où il était le plus guéable, Lucullus mena en hâte ses troupes dans ce sens. Tigrane en conclut qu'il battait en retraite; il appela Taxile et lui dit en riant : « Ne vois-tu pas que les invincibles fantassins de Rome s'enfuient? » Taxile lui répondit : « Je voudrais bien, Roi, pour ton bonheur, qu'il en fût ainsi; mais ce serait là quelque chose d'invraisemblable. Les soldats en déplacement ne prennent pas de vêtements brillants et ne se servent ni de boucliers bien astiqués, ni de casques nus; ils ne tirent pas, comme aujourd'hui, leurs armes du fourreau. L'éclat de cette tenue indique des combattants et des hommes qui marchent déjà contre l'ennemi. » Comme Taxile parlait encore, on vit la première aigle de l'armée de Lucullus faire volte-face, et les unités se ranger par centuries pour le passage. C'est à peine si Tigrane, comme arraché à son ivresse, put crier deux ou trois fois : « Ils viennent sur nous, ces hommes? » Aussi c'est dans un grand trouble que la foule de ses soldats se mit en rangs. Le Roi occupait le centre; il avait donné l'aile gauche au Roi d'Adiabène, et l'autre au Roi des Mèdes, qui commandait aussi la plus grande partie des cuirassiers de l'avant-garde. Comme Lucullus allait passer le fleuve, quelques-uns de ses officiers l'engageaient à se méfier du jour, qui était un des néfastes qualifiés, à Rome, de noirs; car c'est à pareil jour que l'armée de Cépion avait été anéantie dans un combat contre les Cimbres. Il répondit par le mot connu : « Non ! Car moi, ce jour-là, je le rendrai heureux pour les Romains ! » C'était la veille des nones d'octobre.
[28] XXVIII. Ayant ainsi parlé, il exhorta les troupes au courage et passa le fleuve. II marchait le premier contre les ennemis, revêtu d'une cuirasse de fer à écailles qui resplendissait, et d'une casaque à franges; quant à son épée, il la faisait voir de là, nue, comme s'il lui fallait aussitôt en venir aux mains avec des hommes qui tiraient de loin et occuper, par la rapidité de sa course, tout l'espace à portée de leurs flèches. Lorsqu'il vit, en bas, la cavalerie cuirassée, dont on parlait beaucoup, rangée sous une éminence dont le sommet était large et uni, et dont la pente, de quatre stades n'offrait ni difficulté d'accès, ni interruption, il donna l'ordre à ses cavaliers thraces et gaulois d'attaquer de flanc et de détourner les piques avec leurs sabres. Car la seule arme des cuirassiers est la pique; et ils ne peuvent se servir de rien d'autre pour eux, ni contre leurs ennemis, à cause de la pesanteur et de la dureté de leurs armures; on croirait qu'ils se déplacent avec leurs maisons. Lucullus lui-même, à la tête de deux compagnies, s'acharnait contre l'éminence; et les hommes le suivaient en déployant toute leur vigueur parce qu'ils le voyaient souffrir, tout le premier, les misères du simple fantassin et se démener violemment. Il gravit la colline, et, debout à l'endroit le plus apparent, il cria de toutes ses forces : « Nous sommes victorieux, nous sommes victorieux, camarades ! A ces mots, il les lança contre les cuirassiers, en leur ordonnant de ne plus se servir du javelot, mais d'attaquer à l'arme blanche et de frapper l'ennemi aux mollets et aux cuisses, seules parties qui ne soient pas protégées chez les gens armés de la sorte. On n'eut cependant pas besoin de recourir à cette tactique; car, loin d'attendre le choc des Romains, les cuirassiers prirent, en poussant des clameurs, la plus honteuse des fuites. Ils se jetèrent, avec leurs chevaux pesants, au milieu des armes de leur infanterie, avant qu'elle eût commencé le combat. Ainsi, sans une blessure et sans une goutte de sang, tant de dizaines de milliers d'hommes furent vaincus. Le carnage fut grand parmi ceux qui fuyaient, ou plutôt qui voulaient fuir, car ils ne le pouvaient pas, s'embarrassant eux-mêmes dans la masse compacte de leurs rangs profonds. Tigrane, qui avait piqué des deux tout au début, s'enfuit avec une faible escorte; et, voyant son fils enveloppé dans la même infortune, il ôta son diadème et le lui passa en pleurant, avec ordre de se sauver, comme il pourrait, par d'autres chemins. Mais le jeune homme n'osa pas le mettre et le donna à garder au plus fidèle de ses esclaves. Celui-ci, pris par hasard, fut conduit à Lucullus, en sorte qu'au nombre des captifs se trouva aussi le diadème de Tigrane. On dit que, parmi les fantassins, il y eut plus de cent mille morts, et qu'un très petit nombre de cavaliers purent s'enfuir; les Romains eurent cent blessés et cinq tués. Antiochus le Philosophe, qui rappelle ce combat dans son traité « Des Dieux » , déclare que le soleil n'en vit pas un autre semblable. Strabon, autre philosophe, dans ses Mémoires historiques, dit que les Romains avaient honte et se raillaient eux-mêmes d'avoir eu besoin d'armes contre de pareils esclaves. Tite-Live affirme que jamais les Romains ne furent en tel état d'infériorité numérique par rapport aux ennemis; car les vainqueurs n'étaient même pas le vingtième des vaincus. A Rome, les généraux les plus habiles et les plus éprouvés louaient surtout Lucullus d'avoir abattu deux Rois, illustres et grands entre tous, par les deux tactiques opposées, la rapidité et la lenteur. Car, Mithridate étant au comble de la fortune, il lui fit gâcher ses forces par le temps et l'épuisement; Tigrane, il l'écrasa par la hâte. Il se servit donc, comme peu de généraux l'avaient fait jusque-là, de la temporisation pour avoir un résultat et de l'audace pour assurer sa sécurité.
[29] XXIX. Aussi Mithridate même ne s'apprêtait-il pas au combat, croyant que Lucullus ferait la guerre avec sa circonspection et ses détours habituels; il marchait donc tranquillement pour rejoindre Tigrane. Il rencontra d'abord en route quelques Arméniens, qui tremblaient et partaient épouvantés, ce qui lui fit deviner le désastre. Puis, comme désormais un plus grand nombre de soldats, nus et blessés, se trouvaient sur son passage, il apprit positivement la défaite et se mit à la recherche de Tigrane. Le découvrant isolé et humilié, il ne lui rendit pas outrage pour outrage; il descendit de cheval, pleura avec lui le malheur commun, lui donna son propre cortège royal et l'encouragea pour l'avenir. A la suite de cette entrevue, ils rassemblèrent, une fois encore, de nouvelles troupes. Mais comme, à Tigranocerte, les Grecs avaient fait défection aux Barbares et offraient la ville à Lucullus, le Romain l'attaqua et la prit. Il s'empara des trésors de cette place et la donna elle-même à piller aux soldats; on y trouva, entre autres richesses, huit mille talents de monnaie. En outre Lucullus distribua, sur les dépouilles, huit cents drachmes par homme; puis, apprenant qu'on avait abandonné dans la ville plusieurs des artistes dramatiques, rassemblés de tous côtés par Tigrane en vue de l'inauguration du théâtre qu'il venait de construire, le proconsul les employa dans les jeux et les spectacles donnés pour célébrer sa victoire. Il renvoya les Grecs dans leurs patries, munis d'un viatique, et fit de même pour les Barbares qui avaient été forcés de s'établir à Tigranocerte. Il arriva de la sorte qu'au prix de la destruction d'une seule ville, plusieurs furent de nouveau fondées, puisqu'elles virent revenir leurs habitants et chérirent en Lucullus un bienfaiteur et un fondateur. Le reste réussissait aussi comme le méritait ce grand homme, qui aspirait plutôt aux louanges dues à la justice et à l'humanité qu'aux avantages guerriers. Car, à ces derniers succès, l'armée avait une part importante, et la fortune, considérable; mais les autres étaient la preuve d'une âme douce et civilisée, puisque les qualités de Lucullus lui permettaient de dompter sans armes les Barbares. Et en effet les Rois des Arabes étaient venus lui faire leur soumission; et la nation des Sophènes se ralliait à lui. Celle des Gordyènes était si bien disposée à son égard qu'ils désiraient abandonner leurs villes et le suivre comme volontaires avec leurs femmes et leurs enfants. En voici la raison. Leur Roi Zarbiénos avait, comme on l'a dit, par l'intermédiaire d'Appius, fait une convention secrète d'alliance avec Lucullus, car il trouvait lourde la tyrannie de Tigrane. Dénoncé à ce Prince, il fut égorgé; ses enfants et sa femme périrent avec lui, avant l'entrée des Romains en Arménie. Lucullus ne les oublia pas; à son passage dans le pays des Gordyènes, il célébra les funérailles de Zarbiénos, orna le bûcher de vêtements royaux, brodés d'or, et des dépouilles de Tigrane. Il y mit le feu en personne, et y porta des libations avec les amis et les parents du mort, qu'il appelait son ami et l'allié de Rome. Il lui fit élever un monument à grands frais; car on avait trouvé une très grosse somme, avec de l'or et de l'argent non monnayés, dans le palais de Zarbiénos, où étaient aussi déposées trois millions de mesures de blé. Ainsi les soldats furent assistés, et Lucullus admiré, parce que, sans prendre une drachme dans les fonds du questeur, il poursuivait la guerre par ses propres moyens.
[30] XXX. Alors il lui était aussi venu du Roi des Parthes une ambassade, pour réclamer son amitié et son alliance. Cette offre fit plaisir à Lucullus; et à son tour il envoya une ambassade au Parthe. Elle prit sur le fait ce souverain, dont la conduite était double, et qui demandait en secret à Tigrane, pour prix de son alliance, la Mésopotamie. Aussi, lorsque Lucullus l'apprit, il décida de laisser de côté Tigrane et Mithridate comme des antagonistes découragés, d'éprouver la puissance des Parthes et de marcher contre eux. Il jugeait que ce serait beau d'abattre dans une seule phase de la guerre, comme un athlète, trois Rois de suite, et de passer, à travers les trois plus grandes monarchies qui fussent sous le soleil, indomptable et victorieux. Il envoya donc dans le Pont, aux chefs de l'armée de Sornatius, l'ordre de lui amener les troupes de là-bas, car il allait sortir de Gordyène. Mais eux qui, déjà auparavant, trouvaient les soldats difficiles à mener et indociles, dévoilèrent alors complètement l'indiscipline de leurs subordonnés. Ces hommes déclaraient que d'aucune façon, ni par persuasion, ni par crainte, on ne les dominerait, et criaient qu'ils ne resteraient même pas sur place, mais s'en iraient, laissant le Pont désert. Cet état d'esprit, rapporté à Lucullus, gagna, par contagion, ses propres soldats, qui déjà, appesantis par la richesse et la débauche, regimbaient devant la guerre et demandaient du repos. Apprenant la liberté de langage de leurs camarades, ils dirent : « Ce sont des hommes, et il faut les imiter; car nous aussi, nous avons accompli bien des travaux qui devraient nous valoir la vie sauve et le repos. »
[31] XXXI. En entendant de pareils propos et de pires encore, Lucullus renonça à la campagne contre les Parthes et repartit contre Tigrane au fort de l'été. Après avoir passé le Taurus, il se découragea en voyant les plaines vertes, tant les saisons, dans ce pays, sont en retard à cause de la fraîcheur de l'air. Cependant il descendit des hauteurs, repoussa deux ou trois attaques des Arméniens, et put ravager impunément les bourgs. Il s'empara du blé préparé pour Tigrane, ce qui lui permit d'infliger aux ennemis la disette dont il avait eu peur lui-même. Mais comme, en les provoquant au combat, en entourant de fossés leur retranchement et en ravageant la contrée sous leurs yeux, il n'arrivait pas à les mettre en mouvement, il partit pour marcher sur Artaxate, la capitale de Tigrane, où se trouvaient les enfants en bas-âge et les femmes du Roi : il ne croyait pas que Tigrane lui sacrifierait tout cela sans combat. On dit qu'Hannibal le Carthaginois, quand Antiochus fut battu par les Romains, se rendit auprès d'Artaxe d'Arménie. Entre autres instructions et leçons utiles qu'il lui donna, comme il avait remarqué dans le pays un endroit très bien situé et très agréable dont on ne faisait rien et qui était méprisé, il dessina le plan d'une ville à y bâtir. Il conduisit Artaxe sur place, lui montra le site et l'engagea vivement à cette fondation. Le Roi, fort satisfait, lui demanda de présider lui-même à l'ouvrage. Ainsi s'éleva une grande et magnifique ville, qui prit le nom du Roi et devint la métropole de l'Arménie. Comme Lucullus marchait sur elle, Tigrane ne le supporta pas, et, à la tète de ses troupes, il vint au bout de trois jours, établir son camp en face de celui des Romains. Il mit entre eux et lui le fleuve Arsanias, que les Romains devaient forcément traverser dans leur marche sur Artaxate. Après avoir fait un sacrifice aux dieux dans la pensée que la victoire était entre ses mains, Lucullus fit passer l'Arsanias à son avant-garde, forte de douze compagnies; le reste des troupes était à l'arrière, pour résister à un mouvement enveloppant des ennemis. Car il y avait bien des cavaliers d'élite rangés en face des Romains, et couverts par les archers à cheval mardes et les porteurs de javelots ibères, les étrangers à qui Tigrane se fiait le plus, comme aux meilleurs combattants. Ils ne firent cependant rien de brillant : après avoir échangé quelques coups avec la cavalerie romaine, ils n'attendirent pas l'attaque d'infanterie, et se divisèrent pour prendre la fuite des deux côtés, entraînant à leur suite les cavaliers romains. Mais, en même temps qu'ils se dispersaient, Lucullus, voyant la tenue brillante et le nombre de ceux qui chevauchaient près de Tigrane, eut peur. Il rappela ses cavaliers de la poursuite; et, tout le premier, avec ses meilleurs soldats, il s'opposa en personne aux Atropatènes, qui étaient en face de lui. Il n'eut même pas besoin d'en venir aux mains pour les effrayer et les défaire. Des trois Rois qui lui étaient opposés, Mithridate de Pont paraît avoir fui le plus honteusement : il n'affronta même pas le cri de guerre des Romains. Comme la poursuite se prolongea toute la nuit, les Romains ne s'arrêtèrent pas, non seulement de tuer, mais encore de faire des prisonniers, d'emporter de l'argent et du butin. D'après Tite-Live, il tomba plus d'ennemis et on en prit davantage dans le premier combat; mais, dans le second, victimes et prisonniers furent plus illustres.
[32] XXXII. Exalté par ce succès et plein de courage, Lucullus voulait avancer dans le haut pays et conquérir la terre barbare; mais, dans le temps de l'équinoxe d'automne, sans qu'il s'y fût attendu, survinrent de violentes rafales, qui apportèrent presque partout de la neige, et, quand le ciel se fut rasséréné, de la glace et de la gelée. Le contretemps rendit l'eau difficile à boire pour les chevaux à cause de sa fraîcheur excessive, et difficile aussi la traversée des fleuves, car la glace se brisait, et ses aspérités leur tranchaient les nerfs. La plus grande partie du pays était couverte de forêts, pleine de défilés et de marécages; aussi les soldats étaient-ils constamment trempés, car ils se remplissaient de neige dans les marches et passaient de mauvaises nuits dans des endroits humides. Ils ne suivirent donc Lucullus après le combat, que peu de jours et s'opposèrent ensuite à la marche en avant. Au début, ils avaient recours à la prière et déléguaient leurs tribuns au général en chef; puis ils se mirent à tenir des réunions assez tumultueuses et à pousser, la nuit, des cris sous leurs tentes, ce qui paraît être le signe d'une disposition à la mutinerie. Et cependant Lucullus leur adressait bien des supplications, leur demandant de prendre courage jusqu'au moment où, maîtres de la Carthage d'Arménie, ils pourraient renverser l'ouvrage du pire ennemi de Rome (il voulait parler d'Hannibal). N'arrivant pas à les convaincre, il les ramena en arrière; et, au prix d'autres difficultés extrêmes, il repassa le Taurus, d'où il descendit en Mygdonie. C'est une contrée fertile et chaude, où se trouve une ville grande et peuplée que les Romains appellent Nisibe, et les Grecs, Antioche de Mygdonie. Le gouverneur en titre de cette ville était un frère de Tigrane, Gouras, mais Callimaque devait à son expérience et à son talent d'ingénieur la réalité du pouvoir. C'était l'homme qui avait causé bien des embarras à Lucullus devant Amisos. Lucullus établit son camp sous les murs de Nisibe, et, grâce à l'emploi de tous les moyens dont dispose un assiégeant, il prit la ville de vive force en peu de temps. Gouras s'étant soumis, il le traita humainement, mais Callimaque eut beau promettre de lui découvrir de grands trésors cachés : il ne l'écouta même pas et le fit mener à sa suite, les fers aux pieds. Il voulait le punir de l'incendie par lequel cet ingénieur, en détruisant la ville d'Amisos, l'avait privé du but de son ambition et empêché de montrer sa bonté aux Grecs.
[33] XXXIII. Jusqu'à ce moment, on pourrait dire que la Fortune escortait Lucullus et partageait le commandement avec lui. Ensuite, comme si le bon vent l'avait abandonné, il eut partout de grands efforts à faire et se heurta à toute sorte d'obstacles. Il déployait toujours la vertu et la grandeur d'âme d'un bon général; mais ses exploits ne lui valaient plus de réputation, ni de reconnaissance. Au contraire, le prestige même dont il jouissait auparavant, il fut, par ses insuccès et les oppositions qu'on lui suscita, tout près de l'avoir acquis en vain. Quant aux causes de cette situation, celle qui venait de lui n'était pas la moindre. Il n'avait pas l'habitude de flatter la foule des soldats, et considérait tout ce qui se faisait au gré du subordonné comme le déshonneur et la ruine de son autorité. De plus, (et c'est là l'essentiel), son caractère ne le portait pas davantage à se montrer accommodant envers les puissants, ses égaux; il les méprisait tous et les jugeait indignes de lui être comparés. C'étaient là, dit-on, les défauts qui déparaient les nombreuses qualités de Lucullus; car il semble avoir été, par ailleurs, grand, beau, éloquent, intelligent, aussi bien à sa place sur le Forum que dans un camp. Salluste affirme que les soldats étaient mal disposés pour lui dès le début de la guerre; car ils eurent à supporter, après le siège de Cyzique, celui d'Amisos, ce qui les força de passer deux hivers dans les tranchées. Leur contrariété ne cessa pas dans les hivers suivants; car, même s'ils ne les passaient pas en territoire ennemi, mais chez les alliés, il fallait camper en plein air : pas une seule fois Lucullus n'entra dans une ville grecque et alliée avec son armée. Comme ils étaient ainsi disposés, les démagogues leur fournirent, de Rome, des prétextes, en accusant, par envie, le général, de tirer la guerre en longueur par amour du commandement et de la richesse, de grouper, comme en un seul Empire, la Cilicie, l'Asie, la Bithynie, la Paphlagonie, la Galatie, le Pont, l'Arménie jusqu'au Phase, et d'avoir, tout récemment, pillé les trésors de Tigrane, comme si sa mission était de dépouiller les Rois, et non de les vaincre. Car cela fut dit, on l'assure, en propres termes par un des préteurs, L. Quintus, qui contribua surtout à persuader aux Romains d'envoyer à Lucullus des successeurs dans sa province. On décida aussi, par un vote, d'exempter de service un grand nombre des soldats placés sous ses ordres.
[34] XXXIV. A ces contretemps si grands s'ajouta ce qui devait gâter surtout les affaires de Lucullus, l'action de P. Clodius, homme violent, plein d'insolence et capable de toutes les audaces. C'était le frère de la femme de Lucullus, et on l'avait même accusé de la séduire, car elle était fort dissolue. Servant alors dans l'armée de Lucullus, il n'obtenait pas tous les honneurs dont il se jugeait digne. Il voulait être le premier; et, resté en arrière de plusieurs officiers à cause de sa mauvaise conduite, il s'adressait à l'armée de Fimbria, qu'il excitait contre Lucullus en répandant des propos dangereux parmi des hommes qui, habitués à être flattés, les écoutaient volontiers. Ces gens-là, bien avant ces nouveaux motifs de révolte, s'étaient laissé persuader par Fimbria de tuer le consul Flaccus et de le choisir lui-même pour général. Aussi accueillirent-ils avec joie les ouvertures de Clodius, comme jadis celles de Fimbria, et ils l'appelaient l'ami du soldat, lui qui feignait de s'indigner de leur sort : « Il n'y aura jamais de terme, disait-il, à tant de guerres et de peines ! Vous userez votre vie à combattre tous les peuples et à errer dans tous les pays, sans rapporter d'une si grande expédition rien qui vaille. Loin de là : nous escorterons les chariots et les chameaux de Lucullus, surchargés de coupes d'or, garnies de pierres précieuses, tandis que les soldats de Pompée sont désormais {non plus une armée, mais} un peuple, fixés avec leurs femmes et leurs enfants, sur un sol fertile et dans des villes. Ceux-là n'ont pas été chercher Mithridate et Tigrane dans les déserts, ni renverser les palais royaux de l'Asie ; ils ont combattu des bannis en Espagne et des esclaves fugitifs en Italie. Pourquoi donc, si nous ne devons jamais cesser d'être en campagne, ne garderions-nous pas ce qui reste de nos corps et de nos âmes pour un général comme Pompée, qui considère comme sa plus belle parure la richesse de ses hommes ? » Corrompue par de tels réquisitoires, l'armée de Lucullus ne l'accompagna ni contre Tigrane ni contre Mithridate, qui, partant d'Arménie, avait attaqué à nouveau le Pont et reconquérait son royaume. Prétextant le mauvais temps, elle s'attardait en Gordyène, attendant, d'un moment à l'autre, l'arrivée de Pompée ou de tout autre général qui succéderait à Lucullus.
[35] XXXV. Pourtant, quand on annonça que Mithridate, vainqueur de Fabius, marchait contre Sornatius et Triarius, les soldats de Lucullus rougirent et suivirent leur chef. Mais Triarius croyait la victoire assurée. Il se piqua d'honneur, et, pour la saisir avant l'arrivée de Lucullus qui approchait, il livra un grand combat où il fut défait. On dit que plus de sept mille Romains périrent dans cette journée, entre autres cent cinquante centurions et vingt-quatre tribuns. Mithridate prit le camp. Survenant quelques jours après, Lucullus déroba Triarius à la colère des soldats qui le recherchaient; et, comme Mithridate ne voulait pas combattre avant l'arrivée de Tigrane, qui descendait déjà dans la plaine avec une armée nombreuse, le Romain décida de se porter à la rencontre de ce Prince avant la jonction, pour le mettre hors de combat. Comme il marchait sur lui, les Fimbriens firent défection en route et se débandèrent, disant qu'un décret les exemptait de service et que Lucullus n'avait plus le droit de commander, ses provinces étant attribuées à d'autres. Il n'y eut alors aucune démarche indigne de son rang à laquelle Lucullus ne s'abaissât, les suppliant un à un, faisant humblement le tour des tentes et parfois prenant la main d'un soldat. Eux repoussaient ses poignées de main, lui jetaient leurs bourses vides et l'invitaient à combattre seul les ennemis, puisqu'il savait bien s'enrichir à leurs dépens. Cependant, sur les prières des autres soldats, les Fimbriens se laissèrent fléchir et convinrent de rester encore l'été : si, pendant ce temps-là, personne ne venait les attaquer, ils s'en iraient. Il fallut, de toute nécessité, que Lucullus se contentât de cet accord; sans quoi, abandonné de ses hommes, il aurait dû sacrifier le pays aux Barbares. Il garda donc ses troupes sans plus essayer de les contraindre à rien ni de les pousser au combat. Satisfait qu'elles voulussent bien rester, il laissa, sans réagir, Tigrane ravager la Cappadoce, et Mithridate recommencer ses violences, alors que lui-même avait envoyé au Sénat la nouvelle de la défaite de ce Prince. Les commissaires de la grande assemblée étaient déjà là pour régler la situation du Pont, que l'on croyait pacifié. Hélas ! en arrivant ils ne le virent même pas maître de sa personne, tant ses soldats l'insultaient et l'outrageaient bassement ! Les rebelles en étaient venus à un tel excès d'insolence envers le général qu'à la fin de l'été, revêtant leurs armes et tirant l'épée, ils provoquaient les ennemis qui ne se montraient nulle part et avaient renoncé désormais à la lutte. Ils poussaient des cris de guerre et s'escrimaient dans le vide; à la fin, ils se retirèrent du retranchement, jurant leurs grands dieux qu'aux termes de la convention conclue avec Lucullus ils avaient fait leur temps. Quant aux autres, Pompée les appelait à lui par lettres; car il était déjà désigné pour commander la campagne contre Mithridate et Tigrane. Il devait cet honneur à sa popularité et aux intrigues des démagogues, alors qu'aux yeux, du moins, du Sénat et de l'aristocratie, Lucullus paraissait victime d'un traitement indigne; car il laissait en héritage à ses successeurs non pas la guerre, mais le triomphe; et ce n'était pas un commandement, mais le fruit de ce commandement, qu'on le forçait d'abandonner et de céder à d'autres.
[36] XXXVI. La suite aggrava encore, pour ceux qui étaient là-bas, le caractère odieux de cette mesure. Car Lucullus n'était plus maître de récompenser ni de punir les actions de guerre; Pompée ne permettait à personne d'aller le trouver ni d'attacher de l'importance à ses lettres et aux dispositions arrêtées par lui avec les dix commissaires; il le défendait même par édits, et on craignait de lui désobéir, parce que son armée était plus nombreuse. Cependant leurs amis décidèrent de les réunir, et ils eurent une entrevue dans un bourg de Galatie. La conversation fut amicale au début, et ils se félicitèrent mutuellement de leurs succès. Lucullus était l'aîné, mais Pompée l'emportait en dignité, parce qu'il avait commandé plus d'expéditions et remporté deux triomphes. Les faisceaux de l'un et de l'autre ouvraient la marche, entourés de lauriers en signe de victoire. Et, comme Pompée avait fait une longue route à travers des endroits sans eau et desséchés, les licteurs de Lucullus, voyant flétrir les lauriers des autres, donnèrent aimablement des leurs aux licteurs de Pompée, car eux-mêmes en avaient de frais, encore verts. Les amis de Pompée virent dans cet incident un présage; et, de fait, le commandement du nouveau gouverneur dut son lustre aux exploits de l'ancien. Mais les pourparlers n'aboutirent à aucun résultat satisfaisant; les deux généraux se séparèrent en plus mauvais termes que jamais. Pompée annula les dispositions prises par Lucullus; et, conservant toute l'armée sous ses ordres, il ne lui laissa que seize cents soldats pour prendre part au triomphe; encore ceux-là même ne suivaient-ils pas Lucullus avec beaucoup d'entrain. Telle fut l'inaptitude de Lucullus au premier et au plus grand des devoirs d'un chef, ou peut-être sa malchance ! S'il avait joint le don de se faire aimer à tant d'autres, si grands et si nombreux, le courage, la vigilance, l'intelligence, la justice, alors l'empire romain n'aurait pas eu pour borne en Asie l'Euphrate, mais les extrémités du continent et la mer Hyrcanienne. Car les peuples qui restaient à conquérir, Tigrane les avait soumis d'avance, sauf les Parthes. Mais cette dernière puissance n'était pas alors aussi forte qu'elle se révéla contre Crassus, ni aussi compacte; et, par suite des guerres de l'intérieur ou des confins, elle n'était même pas en état de repousser les incursions violentes des Arméniens. Il me semble que, dans la réalité, Lucullus a moins rendu de services à la patrie par lui-même qu'il ne lui a fait de mal par autrui. Car les trophées d'Arménie, dressés près des Parthes, la prise de Tigranocerte et de Nisibe, leurs richesses considérables apportées à Rome, le diadème de Tigrane porté en triomphe, excitèrent Crassus à marcher sur l'Asie, dans la pensée que les Barbares étaient des dépouilles et un butin, rien d'autre. Bientôt cependant, tombant sous les flèches des Parthes, il montra que Lucullus n'avait pas eu l'avantage grâce à la sottise et à la mollesse des ennemis, mais grâce à son audace et à son habileté. Ce sujet sera traité plus tard.
[37] XXXVII. Lucullus, lui, dès son retour à Rome, trouva son frère Marcus accusé par C. Memmius pour des actes qu'il aurait commis en tant que questeur de Sylla. Marcus ayant été acquitté, Memmius s'attaqua cette fois à Lucullus en personne. Il excitait contre lui le peuple, auquel il persuada de lui refuser le triomphe, en raison de sa longue absence et de l'excessive durée de la guerre. Dans le grand débat où Lucullus fut mis en cause, les premiers et les plus influents des Romains se mêlèrent aux tribus; et, à force de prières et d'instances, ils finirent, à grand'peine, par obtenir du peuple qu'on le laisserait triompher. Ce triomphe ne fut pas, comme quelques autres, imposant et massif par la longueur du défilé et le nombre des dépouilles. On orna le cirque Flaminius des armes prises sur les ennemis, en très grande quantité, et des machines de guerre des deux Rois. Ce spectacle, en soi, n'était pas méprisable. De plus, dans le cortège, passèrent quelques-uns des cuirassiers, dix des chars porte-faulx, soixante amis et généraux des Rois. On charriait en même temps cent dix vaisseaux longs avec des éperons de bronze, la statue de six pieds, en or, de Mithridate lui-même, un bouclier orné de pierres précieuses, vingt brancards remplis d'ustensiles d'argent; trente-deux, de coupes, d'armes et de monnaie, le tout d'or. Cela, des hommes le portaient; mais huit mulets étaient chargés de lits d'or; cinquante-six, d'argent massif; cent sept, d'argent monnayé, dont la valeur montait, peu s'en faut, à deux millions sept cent mille drachmes. Sur des pancartes figurait le chiffre des fonds que Lucullus avait déjà versés à Pompée pour la guerre des pirates, et au trésor public; on lisait à part que chaque soldat avait reçu neuf cent cinquante drachmes. En outre, le triomphateur offrit des festins magnifiques à la ville et aux bourgs des environs, que l'on appelle « vici » .
[38] XXXVIII. S'étant séparé de Clodia, qui était dévergondée et méchante, il épousa Servilie, soeur de Caton, et ce mariage ne fut pas heureux non plus. Le seul des inconvénients de sa première alliance qu'il ne trouvât pas dans la seconde, c'étaient les intrigues de ses beaux-frères. Par ailleurs, Servilie était aussi désagréable et débauchée que Clodia; mais il fallait la supporter, par déférence pour Caton. A la fin cependant, Lucullus la répudia. Son retour avait fait concevoir des espérances extraordinaires au Sénat, qui croyait trouver en lui un rempart contre la tyrannie de Pompée et un champion de l'aristocratie. Sa gloire et son influence considérable pouvaient lui fournir une base d'action; mais il abandonna la politique et y renonça, soit qu'il vît le régime déjà difficile à maintenir et malade, soit, comme quelques-uns l'affirment, que, rassasié de gloire, il se laissât retomber dans les facilités et les nonchalances de la vie, au sortir de tant de luttes et de fatigues dont la fin n'avait pas été très heureuse. Les uns louent chez lui ce changement si considérable. « Lucullus, disent-ils, n'a pas succombé à la passion de Marius, qui, après ses victoires sur les Cimbres et ses grands et beaux succès si connus, ne voulait pas se donner de relâche, malgré l'envie que tant d'honneurs lui attiraient. Insatiable de gloire et de puissance, il s'opposa, tout vieux qu'il était, à des hommes jeunes, il affronta des travaux terribles et des souffrances pires. Ce fut l'écueil de sa fortune. Il aurait mieux valu que Cicéron, après l'affaire de Catilina, vieillît dans la retraite, et que Scipion, une fois Numance ajoutée à Carthage, se reposât; car il doit y avoir, même pour la carrière des hommes d'État, une conclusion; les luttes politiques ne donnent pas moins que les combats d'athlètes, la preuve que l'âge des succès est passé. » Mais Crassus et Pompée raillaient Lucullus de s'être abandonné au plaisir et au luxe, comme si la volupté n'était pas encore plus hors de saison pour les gens de son âge que la politique et la guerre.
[39] XXXIX. Pour en revenir à la vie de Lucullus, elle ressemble à une comédie de l'ancien répertoire. On peut y lire d'abord des actes politiques et des campagnes; ensuite, des parties de boisson, des soupers, et, peu s'en faut, des cortèges joyeux à la lueur des flambeaux, enfin, tous les amusements possibles. Car je mets au nombre des jeux les constructions somptueuses, les installations de promenades, de bains, et plus encore l'achat de tableaux, de statues, la peine qu'il se donna pour rassembler des oeuvres d'art à grands frais, en prodiguant à cette fin la fortune considérable, et même splendide, amassée dans ses campagnes. Maintenant encore, bien que le luxe ait pris une telle extension, les jardins de Lucullus sont comptés parmi les plus magnifiques des jardins impériaux. Les travaux au bord de la mer et près de Naples, où il suspendit des collines sur d'immenses fossés, enroula des hippodromes marins et des viviers autour de sa demeure, créa des palais en pleine mer, lui valurent du stoïcien Tubéron, qui les contempla, le surnom de Xerxès en toge. Il avait à Tusculum des villas pourvues de baies, de galeries largement ouvertes et de promenades. Pompée, qui s'y trouva, le blâmait d'avoir disposé sa maison de campagne au mieux pour l'été seulement, puisqu'il la rendait inhabitable en hiver. Lucullus se mit à rire et lui répondit : « Alors, je te parais avoir moins de bon sens que les grues et les cigognes? Tu crois que je ne sais pas, comme elles, changer de résidence suivant les saisons? » Comme, une fois, un préteur qui voulait donner un spectacle particulièrement brillant lui demandait, pour habiller un choeur, des chlamydes de pourpre, il répondit qu'il verrait s'il pouvait les donner. Le lendemain, il s'informa combien on en voulait. Le préteur répondit que cent suffiraient; mais Lucullus le pria d'en prendre deux fois plus. A ce propos, le poète Horace fait l'observation suivante : « Lucullus ne croyait pas riche une maison où les biens négligés et cachés ne seraient pas en plus grand nombre que ceux qui se voient. »
[40] XL. Les dîners de Lucullus étaient d'un nouveau riche, même les jours ordinaires; car, non seulement par les tentures de pourpre, les vases incrustés de pierres précieuses, les danses et les intermèdes musicaux, mais par l'extrême raffinement et la variété des plats, il se faisait envier des gens grossiers. En tout cas, Pompée se fit apprécier pendant une maladie, où son médecin lui ordonnait de manger une grive. Comme ses serviteurs lui avaient appris que, dans la saison d'hiver où l'on était, on ne pouvait trouver de grives que chez Lucullus, car il en nourrissait, Pompée ne leur permit pas d'aller en chercher là et dit au médecin : « Donc, si Lucullus ne faisait pas bonne chère, Pompée ne vivrait pas? » Et il se fit préparer autre chose qu'on pût trouver facilement. Caton était l'ami et le familier de Lucullus; mais il lui en voulait tant de sa conduite et de son genre de vie qu'un jeune homme faisant au Sénat, mal à propos, un discours ennuyeux et long sur le luxe et la tempérance, Caton se leva et lui dit : « Ne finiras-tu pas d'être riche comme Crassus, de vivre comme Lucullus et de parler comme Caton? » Selon quelques-uns, ce propos a bien été tenu, mais ce n'était pas par Caton.
[41] XLI. Cependant Lucullus ne prenait pas seulement plaisir à ce genre de vie, il s'en vantait, comme le montrent certains mots qu'on rapporte de lui. Par exemple, des Grecs étant venus à Rome, il les reçut à sa table plusieurs jours de suite; mais eux, par une réaction bien propre à leur race, eurent honte et déclinèrent à la fin son invitation, ne voulant pas qu'il fît chaque jour de si grandes dépenses à cause d'eux. Lucullus leur dit donc en souriant : « Il y a bien une part de ces frais pour vous, messieurs les Grecs; cependant la plus grosse part est pour Lucullus. » Un jour qu'il dînait seul, on n'avait préparé qu'un seul service et un repas modeste. Il se fâcha et fit appeler le serviteur préposé à cet office, qui s'excusa sur le manque d'invités; il n'avait pas cru que Lucullus eût besoin d'un repas somptueux : « Que dis-tu? répliqua le maître; ne savais-tu pas que Lucullus dîne aujourd'hui chez Lucullus? » Comme, naturellement, on parlait beaucoup de cette prodigalité dans la ville, Cicéron et Pompée l'abordèrent une fois sur le Forum où il se délassait. L'un d'eux était un de ses amis les plus intimes; avec l'autre, il y avait eu un conflit à l'occasion de la campagne d'Asie, mais cela n'empêchait pas Lucullus et Pompée de se fréquenter et d'avoir souvent ensemble des conversations courtoises. Cicéron, donc, salua Lucullus affectueusement et lui demanda s'il était satisfait de cette rencontre : « On ne peut plus », répondit Lucullus, et il lui demanda de prolonger l'entretien. « Nous voulons, dit alors Cicéron, dîner aujourd'hui chez toi, mais sans plus d'apprêts que si tu étais seul. » Comme Lucullus faisait des façons et leur demandait de lui fixer un jour, ils s'y refusèrent formellement et ne le laissèrent même pas parler à ses serviteurs, de peur qu'il n'ordonnât un menu plus abondant. Sur sa demande, ils lui permirent seulement de dire à un esclave devant eux, qu'il dînerait aujourd'hui dans la salle d'Apollon, l'une des plus riches de sa maison. C'était là un stratagème, qui trompa les deux invités. Car, à ce qu'il paraît, pour chaque salle à manger, le prix du repas était fixé d'avance. Chacune avait son installation et son service particulier, de sorte que les esclaves, en apprenant où Lucullus voulait dîner, savaient ce qu'il fallait dépenser, de quel ordre devaient être l'appareil et l'ordonnance du festin. Lucullus avait l'habitude, dans la salle d'Apollon, de dépenser cinquante mille drachmes; et c'est ce qu'il fit ce jour-là. Aussi Pompée et Cicéron furent-ils stupéfaits de la rapidité des apprêts, quand la dépense était si grande. Voilà donc l'arrogance avec laquelle Lucullus traitait la richesse, comme une Barbare en captivité chez lui.
[42] XLII. Ce qui est encore digne d'attention et de réputation, c'est la façon dont il sut organiser sa bibliothèque. En effet, il réunissait beaucoup de livres, bien écrits, et l'usage qu'il en fit l'honora plus encore que leur acquisition, puisque ses collections étaient accessibles à tous. Les galeries et les salles de travail accueillaient, sans restriction, les Grecs, qui s'y rendaient comme à une retraite des Muses et y passaient ensemble la journée, s'éloignant avec joie, et à la course, de leurs autres occupations. Souvent aussi Lucullus lui-même y prenait quelque distraction; il s'engageait avec les lettrés dans les galeries et prêtait son appui à ceux qui le réclamaient pour une affaire publique. En somme, sa maison était un foyer et un prytanée pour tous les Grecs qui arrivaient à Rome. Il aimait toutes les philosophies; et, à l'égard de toutes, il était bienveillant et hospitalier. Mais il eut, dès le début, une passion et un zèle particuliers pour l'Académie, non celle qu'on appelle nouvelle, bien qu'elle fleurît alors dans les discours de Carnéade, expliqués par Philon, mais l'ancienne. Elle avait alors pour chef un homme à la parole éloquente et persuasive, Antiochus d'Ascalon. Lucullus, pris pour lui d'un enthousiasme sans réserve, en fit son ami et son commensal, et il l'opposait aux auditeurs de Philon, dont était Cicéron. Le grand orateur a composé sur la doctrine de la nouvelle Académie un fort bel ouvrage, où il fait soutenir par Lucullus l'opinion que l'homme peut saisir la vérité, et s'attribue la défense de la thèse contraire. Ce livre est intitulé Lucullus. Cicéron et Lucullus étaient, comme on l'a dit, grands amis et appartenaient au même parti; car Lucullus ne s'était pas absolument détaché de la politique; mais, dès son retour à Rome, jugeant que la course aux honneurs et la dispute du pouvoir comportait des périls et des attaques injurieuses, il avait laissé ce genre de conflit à Crassus et à Caton; car ceux qui suspectaient l'influence de Pompée mettaient ces deux personnages en vedette devant le Sénat, puisque Lucullus refusait la première place. Il descendait toutefois au Forum pour servir ses amis; et il se rendait au Sénat, s'il fallait s'opposer à quelque acte de rigueur ou à quelque initiative ambitieuse de Pompée. Les dispositions que celui-ci avait prises après la victoire sur les deux Rois, Lucullus les contrecarra; et, quand Pompée demandait une gratification pour ses soldats, il empêcha, de concert avec Caton, qu'elle fût accordée. Aussi Pompée recourut-il à l'amitié, ou plutôt à la complicité de Crassus et de César : remplissant la ville d'armes et de soldats, il fit ratifier par la force ses décrets, après avoir chassé du Forum les partisans de Caton et de Lucullus. Comme l'aristocratie était mécontente de l'événement, les Pompéiens produisirent un certain Vettius, qu'ils disaient avoir pris en train d'attenter aux jours de Pompée. On l'interrogea. Devant le Sénat, il accusa certains individus; mais, devant le peuple, il nomma Lucullus, en prétendant qu'il avait été soudoyé par ce grand homme pour tuer Pompée. Nul n'attacha d'importance à ce propos; et l'on comprit tout de suite que le misérable avait été suscité par les Pompéiens pour lancer une accusation calomnieuse. On prit mieux encore l'intrigue sur le fait, lorsque, peu de jours après, le cadavre du dénonciateur fut jeté hors de la prison. Il s'était tué, dit-on; mais le corps portait des marques de strangulation et de coups; il parut établi qu'il était mort de la main de ceux-là mêmes qui avaient inspiré son témoignage.
[43] XLIII. Cet incident détourna davantage encore Lucullus de la politique. Après l'exil de Cicéron et l'envoi de Caton à Chypre, il s'en désintéressa complètement. Peu avant sa mort il eut, dit-on, une maladie mentale, qui le mina petit à petit. Cornélius Népos affirme qu'il ne mourut pas de vieillesse, ni de maladie, mais sous l'action du philtre que lui donna l'un de ses affranchis, Callisthène. Callisthène le lui avait fait absorber pour être aimé davantage de lui, pensant que le philtre avait cette propriété. En réalité, Lucullus eut l'entendement perdu et bouché, de sorte que, de son vivant même, son frère dut administrer sa fortune. Cependant, quand il mourut, on eût dit que sa fin s'était produite à l'apogée de sa carrière politique et militaire, tant l'affliction et le concours du peuple furent grands ! Son corps fut amené sur le Forum par les jeunes gens des meilleures familles, et la foule prétendait exiger qu'on l'ensevelît sur le Champ de Mars, où elle avait déjà fait enterrer Sylla. Comme nul n'avait prévu cette manifestation et que les apprêts n'étaient pas faciles, son frère, à force de prières et de supplications, persuada au peuple de permettre que les funérailles eussent lieu dans sa propriété de Tusculum, où tout était prêt. Il ne lui survécut pas longtemps; et, de même que, par l'âge et la réputation, il n'était guère en retard sur lui, il n'y fut pas non plus par la date de sa mort, lui qui s'était montré toujours un modèle d'amour fraternel.
[44] PARALLÈLE ENTRE CIMON ET LUCULLUS 1. On pourrait juger Lucullus heureux surtout à cause de sa fin. Déjà le destin préparait la révolution, suite des guerres civiles, quand il prit les devants par sa mort et termina sa vie dans une patrie déjà atteinte, mais encore libre. Et c'est le principal trait qu'il ait en commun avec Cimon. Celui-ci mourut, en effet, quand la Grèce n'était pas encore dans le désordre, et, au contraire, à son apogée. Cependant il mourut à l'armée, général en chef, sans avoir renoncé à rien, sans avoir perdu sa lucidité, sans avoir fait du prix des armes, des commandements et des trophées, une occasion de bonne chère et de boisson. Il ne mérita pas la raillerie de Platon à l'égard des disciples d'Orphée, qui affirment que la récompense réservée dans l'Hadès aux gens de bonne vie et moeurs est une ivresse éternelle. Le plaisir, le calme, la conversation sur des sujets agréables ou élevés sont la consolation qui convient le mieux à un vieillard revenu des grandeurs de la guerre et de la politique. Mais détourner le cours de ses belles actions vers la volupté, dont on se fait un but, célébrer désormais des fêtes d'Aphrodite en l'honneur de ses campagnes guerrières, vivre dans le plaisir et le luxe, ce ne sont pas là des pratiques dignes de la belle Académie, ni d'un disciple de Xénocrate, mais d'un homme qui penche vers Épicure. Ce qui est encore étonnant, c'est que la jeunesse du premier paraît avoir été blâmable et déréglée; celle de l'autre, instruite et sérieuse. Or mieux vaut la transformation qui se fait dans le sens du mieux; car plus vertueuse est la nature chez qui le vice décline, et la vertu mûrit. En outre, étant pareillement riches, ils n'employèrent pas pareillement leur richesse. Car il ne serait pas juste d'assimiler au mur du sud de l'Acropole, que l'on acheva grâce à l'argent rapporté par Cimon, les appartements de Naples et les galeries qui avaient vue de tous côtés sur la mer, bâties par Lucullus des dépouilles barbares; ni de comparer à la table de Cimon celle de Lucullus, la première démocratique et humaine, la seconde magnifique et digne d'un satrape. Car l'une, à peu de frais, nourrissait bien des gens chaque jour; et l'autre, apprêtée pour un petit nombre de voluptueux, coûtait beaucoup d'argent. A moins, évidemment, que le temps ne fît la différence des attitudes; car on ne sait pas si même Cimon, se laissant aller, après ses exploits et ses campagnes, à une vieillesse dépourvue d'activité guerrière ou politique, n'aurait pas mené une vie encore plus scandaleuse et plus abandonnée au plaisir. En effet, il aimait la boisson, les fêtes, et, comme je l'ai dit, sa conduite envers les femmes a été fort attaquée. Mais les succès dans l'action militaire et la lutte politique, comportant un autre genre de plaisir, entraînent l'abstention et l'oubli des passions mauvaises pour les tempéraments d'hommes d'État et d'ambitieux. En tout cas, si Lucullus était mort dans sa période de combats et de commandement, même l'esprit le plus enclin au blâme et au dénigrement n'aurait pas, il me semble, trouvé moyen de l'attaquer. Voilà pour la vie privée.
[45] 2. A la guerre, l'un et l'autre ont été, sur mer aussi bien que sur terre, de bons combattants, c'est évident. Mais si, parmi les athlètes, ceux qui, en un seul jour, sont couronnés à la lutte et au pancrace, reçoivent, en vertu d'une coutume, le titre de vainqueurs extraordinaires, Cimon, ayant, en un seul jour, couronné la Grèce des trophées de la guerre terrestre et de la guerre navale, mérite d'avoir une sorte de préséance parmi les généraux. De plus, à Lucullus la patrie donna le commandement, et Cimon le donna à la patrie. L'un acquit à une ville qui commandait à des alliés, les possessions des ennemis; l'autre, à la tête d'une ville qui suivait alors d'autres puissances, la fit à la fois commander aux alliés et dominer les ennemis, en forçant les Perses à s'éloigner de la mer après leur défaite et en persuadant aux Lacédémoniens d'y renoncer à l'amiable. Si le plus grand ouvrage d'un général est d'obtenir la discipline par l'affection, Lucullus fut méprisé de ses soldats; Cimon, admiré de ses alliés, car on fit défection à l'un; à l'autre, on se rallia. L'un, quand il partit, avait sous ses ordres des hommes qui l'abandonnèrent à son retour; l'autre, envoyé pour faire, avec ses soldats, ce que d'autres prescriraient, avait, quand il reprit la mer, fait passer l'autorité aux siens. Il obtint en même temps à l'État les trois avantages les plus malaisés à conquérir, avec les ennemis la paix, sur les alliés l'hégémonie, avec les Lacédémoniens l'entente. Ayant entrepris tous deux de briser de grands Empires et de soumettre toute l'Asie, ils furent privés du résultat de leurs exploits; l'un, par la fortune, d'un seul coup; car il mourut dans l'exercice de son commandement et en plein succès. Quant à l'autre, on ne saurait le dégager entièrement de la responsabilité qui pèse sur lui, soit qu'il ait ignoré, soit qu'il n'ait pas cherché à calmer le mécontentement et à éteindre les griefs de son armée, d'où résultèrent de si grandes animosités contre lui. Cela, du moins, lui est commun avec Cimon, que ses concitoyens poursuivirent en justice et finirent par frapper d'ostracisme, afin, nous dit Platon de ne pas entendre sa voix de dix ans. Car les natures aristocratiques s'accordent mal avec le grand nombre et ne lui plaisent guère; dans la plupart des cas, en cherchant à redresser de force des esprits disloqués, elles leur font mal, comme les bandages des médecins, qui pourtant ramènent dans le sens naturel les déboîtements des membres. Ainsi peut-être les faut-il innocenter également l'un et l'autre sur ce point.
[46] 3. Lucullus avança beaucoup plus
en pays ennemi. Il fut le premier à gravir le Taurus à la tête d'une
armée romaine; il passa le Tigre, prit et brûla sous les yeux des
Rois les capitales de l'Asie, Tigranocerte, Cabires, Sinope et
Nisibe, soumit le Nord jusqu'au Phase, l'Orient jusqu'à la Médie, le
Midi et la mer Rouge par l'intermédiaire des Rois arabes, broya les
forces des autres Rois. Il lui manqua seulement de prendre ceux-ci
en personne; car, ainsi que des bêtes féroces, ils se réfugièrent
dans des solitudes et des forêts impénétrables et inaccessibles. En
voici une bonne preuve : les Perses, comme s'ils n'avaient pas eu
grand mal à souffrir de Cimon, reprirent la lutte contre les Grecs,
dont ils anéantirent presque toute l'armée au cours d'un combat
heureux en Égypte. Quant à Tigrane et à Mithridate, après la
campagne de Lucullus, ils ne firent plus rien. Mithridate, affaibli
déjà par les premiers combats et défaillant, n'osa pas une fois
montrer à Pompée ses forces en dehors du camp; il s'enfuit dans le
Bosphore, et c'est là-bas qu'il mourut. Tigrane lui-même se jeta nu
et désarmé aux pieds de Pompée, et ôta son diadème pour l'y déposer.
Mais ce n'était plus son bien dont il faisait obséquieusement
l'abandon; c'étaient les ornements du triomphe de Lucullus. En tout
cas, s'il se réjouit de recouvrer les emblèmes de la royauté, c'est
qu'on les lui avait pris auparavant. Or de deux généraux, comme de
deux athlètes, le plus grand est celui qui laisse à son successeur
dans la lice l'adversaire affaibli. De plus Cimon, quand il prit
l'offensive, trouva les forces du grand Roi écrasées et l'orgueil
des Perses rabattu par les grandes défaites et les déroutes
incessantes que Thémistocle, Pausanias et Léotychide leur avaient
infligées. Les âmes avaient succombé; elles étaient vaincues
d'avance; il n'eut pas de peine à vaincre les corps. Au contraire,
quand Lucullus attaqua Tigrane, ce Prince était sorti de bien des
combats sans avoir eu le dessous et gardait toute sa fierté. Quand
au nombre des ennemis qui furent aux prises avec Lucullus, on ne
saurait sans injustice le comparer au nombre de ceux que défit
Cimon. Ainsi, de quelque côté qu'on envisage la carrière de ces deux
grands hommes, il est difficile de décider entre eux. Il semble que
la divinité leur ait montré sa bienveillance à tous les deux, en
indiquant d'avance à l'un ce qu'il fallait mener à bonne fin, à
l'autre ce qu'il fallait éviter. Les dieux joignent donc leur
témoignage à celui des faits pour nous permettre de conclure que
l'un et l'autre eurent une nature excellente et divine.