ας.
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GALBA. •
(De Tan 4 avant J.-C., à Tan 69 après J.-C.)
Iphicrate l’Athénien voulait que le soldat mercenaire fût avide
d’argent et de plaisirs, afin que, pour se pro-curer de quoi
satisfaire ses passions, il s’exposât avec plus d’audace à tous les
périls. Mais la plupart des autres généraux veulent que le soldat,
ainsi qu’un corps fort et robuste, dont un seul principe dirige
toutes les fonctions, n’ait d’autres mouvements que ceux que son
chef lui imprime. Aussi dit-on que Paul Emile ayant trouvé, en
arrivant en Macédoine, beaucoup de babil et de curiosité dans son
armée et la plupart des soldats s’ingérant, pour ainsi dire, des
fonctions de général, fit publier dans le camp que chaque soldat eût
la main prompte et l’épée bien affilée, et qu’il prendrait lui-même
soin du reste. Platon disait que le meilleur général devenait
inutile, si ses troupes n’étaient soumises et obéissantes ; pensant
que la vertu d’obéissance, autant que celle du comman¬dement, exige,
pour modérer l’impétuosité de la colère, un naturel généreux, une
éducation philosophique, mé-langés de douceur et d’humanité. De
nombreux exemples attestent cette vérité ; et les malheurs qui
fondirent sur Rome après la mort de Néron, montrent assez que rien
n’est terrible dans un empire comme une armée qui ne connaît plus de
frein, et qui se livre avec licence à tous ses mouvements
désordonnés.
Démade voyant, après la mort d’Alexandre, les mou-vements impétueux
et aveugles de l’armée macédonienne,
52.
la comparait au cyclope Polyphème, après qu’il eut eu l’œil crevé.
Mais l’empire romain, quand il fut divisé en plusieurs partis,
devint en proie à des agitations violentes, à des troubles furieux,
comme on nous peint ceux des Ti¬tans, et tourna ses armes contre
lui-même, moins encore par l’ambition des chefs qui se faisaient
nommer empe¬reurs, que par l’avarice et la licence des gens de
guerre, qui les chassaient les uns par les autres, comme un clou en
chasse un autre. Denys disait, en parlant du tyran de Phères1, qui,
après avoir régné dix mois en Thessalie, avait été mis à mort, que
c’était un tyran de tragédie ; se mo¬quant ainsi du changement subit
qui s’était opéré dans sa fortune. Mais le palais des Césars reçut,
dans un moindre espace de temps, quatre empereurs, les soldats y
faisant entrer l’un en en chassant l’autre, de même que sur un
théâtre. Il est vrai que les Romains, tout en souffrant de ces
changements, y trouvaient une consolation ; c’était de n’avoir
besoin d’aucune vengeance contre les auteurs de leurs maux, qu’ils
voyaient se tuer les uns les autres. Ils virent périr le premier, et
avec grande justice, celui qui les avait entraînés dans ces
changements, en leur faisant espérer de chaque nouvel empereur tout
ce qu’il lui avait plu de leur promettre : c’était déshonorer la
plus belle de toutes les entreprises, la révolte contre Néron, et la
faire dégénérer en trahison, par le salaire dont elle était payée.
Car Nymphidius Sabinus, qui, comme nous l’avons dit2, était préfet
du prétoire avec Tigellinus, voyant les affaires de Néron
désespérées, et Néron sur le point de se retirer en Egypte, persuada
aux soldats, comme si Néron eût déjà pris la fuite, de proclamer
Galba empe-
1 Lo tyran dont le nom manque ici se nommait Polyphron. C’est à tort
qu’on a cru qu’il s’agissait d’Alexandre de Phères, puisque
Alexandre régna pendant onze ans.
* Probablement dans la Vie de Néron. Plutarque l’avait écrtU» ; mais
elle est perdue.
reur, promettant aux soldats des cohortes prétoriennes sept mille
cinq cents drachmes1 par tête, et aux soldats des armées répandues
dans les provinces, douze cent cinquante drachmes2 chacun : sommes
énormes, qu’il au¬rait été impossible de ramasser, sans faire aux
Romains dix mille fois plus de maux que Néron ne leur en avait fait.
Cette promesse perdit d’abord Néron, et bientôt après Galba lui-même
; car, après avoir abandonné l’un pour recevoir l’argent promis, les
soldats firent mourir l’autre parce qu’on leur manquait de parole.
Ensuite, cherchant un empereur qui pût leur donner une pareille
somme, ils se consumèrent eux-mêmes en révoltes et en trahisons,
sans pouvoir obtenir la récompense tant désirée.
Le détail des choses qui arrivèrent alors n’appartient qu’à une
histoire générale : il suffit donc au but que je me propose de ne
point passer sous silence les malheurs et les événements les plus
mémorables de la vie des Césars. Sulpicius Galba est, de l’aveu de
tous les histo¬riens, le plus riche particulier qui soit jamais
entré dans la maison des Césars. Quoique fier de son illustre
nais¬sance, étant de la famille des Servius, Galba se tenait plus
honoré encore de sa parenté avec Catulus3, qui avait été le premier
de son temps en réputation et en vertu, quoiqu’il cédât volontiers à
d’autres le premier degré d’autorité et de puissance. Galba était
parent de Livie, femme d’Au¬guste ; et ce fut par le crédit de Livie
qu’il sortit du pa¬lais impérial pour aller prendre possession
du#consulat. On dit qu’il commanda avec gloire dans la Germanie, et
que, devenu proconsul d’Afrique, il s’y distingua entre le petit
nombre de ceux qui y acquirent le plus d’hon-
1 Environ six mille sept cent cinquante francs de notre monnaie. *
Environ onze cent vingt-cinq ; francs.
" Galba était arrière-petit-lils de Quintus Lutatius Catulus, celui
qui fut le collègue de Marius :il mentionnait cette descendance sur
toutes les statues qu’on lui érigeait.
neur. Mais sa vie simple et frugale, la modicité de sa dé¬pense,
éloignée de toute superfluité, le firent accuser d’avarice, dès
qu’il fut parvenu à l’empire ; et la gloire qu’il tirait de son
économie fut regardée comme chose surannée et hors de saison.
Néron, qui n’avait point encore appris à redouter les citoyens
revêtus de grandes dignités, l’envoya commander en Espagne ; et,
comme Galba était naturellement doux et humain, sa vieillesse
donnait bonne opinion de sa pru¬dence. Les intendants de Néron, tous
scélérats avérés, pillaient avec non moins de cruauté que
d’injustice les provinces qu’ils gouvernaient : Galba, qui ne
pouvait les garantir de ces vexations, partageait du moins
ouver¬tement leurs peines : il souffrait de leurs maux comme s’ils
eussent été les siens propres ; et c’était une sorte de consolation
et de soulagement pour ceux - là même que les tribunaux condamnaient
à être vendus comme es¬claves. Dans ce temps-là, il courut contre
Néron des chan¬sons satiriques : Galba n’empêcha point qu’on les
chantât, et ne partagea pas à cet égard la colère des intendants de
Néron ; par suite de quoi l’affection que lui portaient déjà les
gens du pays, avec lesquels il avait formé une étroite liaison,
depuis huit ans qu’il gouvernait leur province, s’augmenta
singulièrement encore.
A cette époque, Junius Vindex, qui commandait en Gaule, se révolta
contre Néron. Mais, avant que la conju¬ration eiy, éclaté, Vindex,
dit-on, en avait écrit à Galba, qui ne voulut point y croire : il ne
dénonça pas Vindex, comme firent plusieurs commandants, qui
envoyèrent à Néron les lettres que Vindex leur avait écrites, et qui
par là arrêtèrent, autant qu’il fut en eux, l’effet de l’entre¬prise
; mais, dans la suite, ces hommes, ayant été reconnus comme
complices de cette révolte, convinrent qu’ils ne s’étaient pas moins
trahis eux-mêmes qu’ils n’avaient trahi Vindex.
Après que Vindex eut ouvertement déclaré la guerre à Néron, il
écrivit à Galba une seconde lettre, pour le presser d’accepter
l’empire, de se donner pour chef à un corps puissant, aux Gaules,
qui avaient déjà cent mille hommes sous les armes, et qui pouvaient
en lever un plus grand nombre encore. Galba en délibéra avec ses
amis : plu¬sieurs lui conseillèrent de ne se pas hâter, et
d’attendre, pour voir quels mouvements exciterait dans Rome la
nou¬velle de ce changement. Mais Titus Vinnius, capitaine d’une
cohorte prétorienne, prenant la parole : « Galba, « dit-il, pourquoi
délibérer ? Chercher si nous demeure-« rons fidèles à Néron, c’est
déjà lui être infidèles. Il faut, « ou accepter l’amitié de Vindex,
comme si Néron était « déjà notre ennemi, ou l’accuser sur-le-champ
et lui « faire la guerre, parce qu’il veut que les Romains t’aient «
pour empereur plutôt que Néron pour tyran. » Alors Galba, sans plus
attendre, fit afficher publiquement qu’à un certain jour, qu’il
désignait, il affranchirait tous les esclaves qui viendraient se
présenter à lui. Dès que cette publication fut connue, il se
rassembla autour de sa per¬sonne une foule d’hommes amoureux de
nouveautés ; et il ne fut pas plutôt monté sur son tribunal, que
cette multitude le proclama empereur. Toutefois il ne voulut pas
d’abord accepter ce titre ; et, après avoir accusé Néron et déploré
le sort de tant de personnages illustres que le tyran avait fait
périr, il promit de donner tous ses soins à la patrie, sans prendre
les noms de César ni d’empe-reur, mais avec le seul titre de
lieutenant du Sénat et du peuple.
Néron lui-même prouva, par sa conduite, combien était sage et
raisonnable le choix que Vindex avait fait de Galba pour l’élever à
l’empire. Lui, qui affectait de mé-priser Vindex et de ne tenir
aucun compte de la révolte des Gaulois, quand on lui apprit, au
moment où il sortait du bain pour aller souper, la nouvelle de la
proclamation de Galba, il en renversa la table de colère. Néanmoins,
après que le Sénat eut déclaré Galba ennemi de la patrie, il eut
encore l’air de rire de cette révolte et d’en plaisanter avec ses
amis, affectant beaucoup d’assurance, et disant que c’était un
prétexte venu fort à propos pour amasser de l’argent, dont il avait
grand besoin ; qu’après qu’il au¬rait soumis les Gaulois, tous leurs
biens seraient en sa possession ; mais qu’en attendant, il allait
faire vendre ceux de Galba, et se servir de l’argent qui en
proviendrait, puisque aussi bien Galba venait d’être déclaré son
ennemi. En effet, il ne tarda pas à les faire mettre à l’encan ;
mais Galba, en ayant été informé, fit aussi vendre à son de trompe
tous les biens que Néron possédait en Espagne ; et il trouva, plus
que Néron, des acheteurs empressés.
Chaque jour le nombre des révoltés s’augmentait, et l’on accourait
de toutes parts se joindre à Galba : seuls, Clodius Macer,
commandant en Afrique, et Verginius Rufus, général des légions
germaines qui étaient en Gaule, agissaient séparément, et fondaient
chacun une faction différente. Clodius, homme cruel et avide, qui se
sentait coupable de concussions, de rapines et de meurtres, se
montrait flottant et incertain, également incapable de re¬tenir et
d’abandonner l’empire ; Verginius, chef de légions puissantes, qui
l’avaient maintes fois nommé empereur et qui voulaient encore le
contraindre d’en prendre le titre, répondait toujours qu’il
n’accepterait jamais l’empire, et qu’il ne souffrirait pas qu’il fût
donné à un autre qu’à celui que le Sénat aurait choisi. Galba en fut
d’abord troublé ; mais, après que Verginius et Vin-dex eurent, en
quelque sorte, été forcés par leurs lé¬gions d’en venir aux mains,
et de livrer une grande ba¬taille, semblables à deux écuyersqui, ne
pouvant retenir leurschevaux, sont obligés de s’abandonner à leur
fougue ; après que Vindex se fut tué lui-même sur les corps de vingt
mille Gaulois qui étaient tombés dans la bataille, le bruit s’étant
répandu que les vainqueurs exigeaient, pour prix d’une aussi grande
victoire, que Verginius acceptât l’empire, sans quoi ils menaçaient
de rentrer sous l’obéis¬sance de Néron, alors Galba fut si effrayé,
qu’il écrivit à Verginius, pour le prier de s’entendre avec lui,
afin de conserver aux Romains l’empire et la liberté. Après avoir
fait cette démarche, il s’en retourna avec ses amis à Co-lonia1,
ville d’Espagne, où il séjourna quelque temps : il se repentait déjà
de ce qu’il avait fait, et regrettait la vie douce et paisible à
laquelle il était habitué, au prix des embarras de sa position
présente.
On était alors au commencement de l’été : un soir, à la nuit
tombante, un de ses affranchis, nommé Icélus, arriva de Rome au camp
: il avait fait ce trajet en sept jours. Ayant appris que Galba
était déjà retiré dans sa tente, il y accourut, y entra malgré les
domestiques, qui vou¬laient l’en empêcher, et lui annonça que
l’armée d’abord, et ensuite le Sénat, qui ne voyaient point paraître
Néron, quoiqu’il fût encore vivant, l’avaient proclamé empereur, et
que, quelques instants après, on avait appris la mort du tyran. « Je
n’ai pas voulu, ajouta-t-il, m’en rapporter à ceux qui répandaient
la nouvelle : je suis allé sur le lieu même ; et ce n’est qu’après
avoir vu son corps gisant par terre que je suis parti. » Cette
nouvelle causa une extrême joie à Galba : il accourut aussitôt à sa
porte une foule immense, que son air satisfait rassura, quoique la
diligence du courrier parût incroyable ; mais, deux jours après,
Titus Vinnius arriva du camp, suivi de plusieurs officiers, et lui
apporta le détail de tout ce que le Sénat avait fait. Galba donna à
Vinnius, pour récompense, une charge honorable, et à son affranchi
le droit de porter un anneau d’or : ce dernier ajouta à son nom d’Icélus
celui
4 D’autres lisent Clunia, ville de la Celtibérie, ou Espagne tarrago-naise.
de Marcianus, et eut depuis le premier crédit entre les autres
affranchis.
A Rome, Nymphidius Sabînus tendait à attirer à lui toutes les
affaires, non point par une marche lente et insensible, mais tout
d’un coup, prétextant la vieillesse de Galba (il avait alors
soixante-treize ans), qui lui laissait à peine assez de force pour
se faire porter à Rome dans une litière. D’ailleurs les cohortes
prétoriennes, qui étaient at¬tachées depuis longtempsàNymphidius,
dansce moment, plus que jamais, fondaient sur lui seul leur
espérance : elles le regardaient comme leur bienfaiteur, à cause de
la somme d’argent qu’il leur avait promise au nom de Galba, tandis
qu’elles ne voyaient dans Galba qu’un débiteur. Nymphidius ordonna
d’abord à Tigellinus, qui était comme lui préfet du prétoire, de
déposer son épée ; puis il donna de magnifiques festins à tous les
person-nages consulaires et aux anciens généraux, qu’il avait fait
inviter au nom de Galba ; en même temps il gagna des soldats, qui
parcoururent le camp, disant qu’il fallait députer vers Galba, et
lui demander Nymphidius pour préfet perpétuel du prétoire, seul et
sans collègue. Mais ce que le Sénat fit pour l’honorer et accroître
sa puis¬sance, en lui donnant le titre de bienfaiteur de la patrie,
en allant chaque matin à sa porte pour le saluer, en or¬donnant que
tous les actes publics seraient faits en son nom, et que lui seul
aurait le droit de les ratifier, lui in¬spira une telle audace,
qu’en peu de temps il devint non-seulement odieux, mais encore
redoutable à ceux-là même qui lui faisaient la cour.
Un jour, les consuls ayant chargé les courriers publics de leurs
dépêches pour l’empereur, et leur ayant remis les lettres scellées
de leur sceau, afin que les magistrats des villes qui étaient
chargés de les recevoir, après avoir reconnu le sceau, fournissent
des relais aux messagers, pour qu’ils pussent faire une plus grande
diligence,
Nymphidius, irrité de ce qu’ils avaient refusé les lettres scellées
de son sceau et les soldats de sa garde pour porter les dépêches,
délibéra, dit-on, pour savoir s’il ne les ferait point mourir ;
mais, sur les excuses qu’ils lui firent, il leur pardonna. Comme il
cherchait à flatter le peuple, il ne l’empêcha point de faire mourir
tous ceux des amis de Né¬ron qui tombèrent entre ses mains. Le
gladiateur Spicillus fut mis sous les statues de Néron qu’on
traînait dans la ville, et écrasé ainsi au milieu du Forum ; le
délateur Aponius fut étendu à terre, et Ton fit passer sur son corps
des chariots chargés de pierres ; d’autres furent mis en pièces,
quoique innocents. On poussa les choses à un tel excès, que
Mauriscus, qui passait pour l’un des plus gens de bien de Rome, dit
en plein Sénat qu’il crai¬gnait que dans peu on ne regrettât Néron.
Nymphidius s’avançait ainsi de jour en jour vers le but auquel jl
aspirait, laissant répandre le bruit dans Rome qu’il était fils de
Caïus César4, le successeur de Tibère. Caïus avait eu, dans sa
jeunesse quelque commerce avec la mère de Nymphidius, femme assez
belle, qui était fille de Callistus, un des affranchis de César, et
d’une coutu¬rière. Mais il parait que le commerce de Caïus avec
cette femme est postérieur à la naissance de Nymphidius : il passait
pour fils du gladiateur Marcianus, dont Nymphi-dia, sa mère, s’était
éprise à cause de sa célébrité ; d’ailleurs, sa ressemblance avec
Marcianus rendait cette origine vraisemblable. Quoi qu’il en soit,
il avouait Nym-phidia pour sa mère ; mais, comme il s’attribuait à
lui seul la mort de Néron, il croyait que les honneurs et les
richesses dont il était comblé n’étaient pas suffisants pour le
récompenser. Non content de faire servir à ses infâmes plaisirs
Sporus, que Néron avait aimé, et que lui, Nym¬phidius, avait pris au
pied même du bûcher où le corps du
’ Autrement dit Caligula-
T. iv. 53
tyran brûlait encore, dont il s’était fait comme sa femme, et auquel
il avait donné le nom de Poppée, il aspirait encore à l’empire :
secondé par certaines femmes et par certains personnages
consulaires, il faisait dans Rome des intrigues secrètes avec ses
amis ; il fit plus, il envoya en Espagne Gellianus, un de ses amis,
pour observer les démarches de Galba, et examiner tout ce qui s’y
passait.
Mais, après la-mort de Néron, tout réussit à Galba : seul Verginius
Rufus lui donnait de l’inquiétude, parce qu’il flottait entre les
deux partis. Il craignait que Verginius, chef d’une armée puissante
et belliqueuse, illustré d’ail¬leurs par sa victoire sur Vindex,
maître d’une grande partie de l’empire romain et de la Gaule
entière, la¬quelle était dans l’agitation et disposée à la révolte,
ne prêtât l’oreille à ceux qui l’appelaient à l’empire. Aucun
capitaine n’avait un plus grand nom ni autant de cé¬lébrité que
Verginius ; plus que personne il avait influé sur le sort de
l’empire, qu’il avait délivré à la fois d’une tyrannie cruelle et de
la guerre des Gaules ; mais, persé¬vérant toujours dans ses
premières résolutions, Verginius laissait au Sénat le choix d’un
empereur ; et, même après que la mort de Néron fut certaine, les
soldats ayant re¬nouvelé leurs instances, et un des tribuns ayant
tiré son épée dans sa tente, en le menaçant de la lui passer à
tra¬vers le corps s’il n’acceptait l’empire, il demeura
iné¬branlable. Mais, après que Fabius Valens, capitaine d’une
légion, eut le premier prêté serment de fidélité à Galba, et que
Verginius eut appris, par des lettres de Rome, les décrets du Sénat,
alors il détermina ses lé¬gions, non sans peine, à reconnaître Galba
pour empe¬reur. Il ne fit aucune difficulté pour recevoir Flaccus
Hordéonius, que Galba avait envoyé pour lui succéder : il lui remit
le commandement de l’armée, puis il alla au-devant de Galba, qui
marchait vers Rome. Galba ne lui témoigna aucun ressentiment, parce
qu’il respectait sa vertu ; mais il ne lui donna non plus nulle
marque de bienveillance, retenu qu’il était par ses amis, et en
par-ticulier par Titus Vinnius, qui portait envie à Yerginius, et
qui croyait par là nuire à son avancement ; mais il ne s’apercevait
pas qu’il secondait, à son insu, la bonne fortune de Verginius, en
l’éloignant des maux sans nombre auxquels les guerres
assujettissaient les autres généraux, et en lui laissant couler une
vieillesse paisible au sein d’une vie tranquillç et sans orages.
Les députés envoyés par le Sénat rencontrèrent Galba près de
Narbonne, ville des Gaules ; là, ils lui rendirent leurs devoirs, et
le pressèrent d’aller bien vite se mon¬trer au peuple, qui désirait
ardemment sa présence. Galba les accueillit très-bien : il leur
parla avec autant de bonté que de familiarité ; et, dans les repas
qu’il leur donna, laissant de côté la vaisselle d’or et d’argent et
les autres meubles de Néron, que Nymphidius lui avait envoyés, il ne
se servit que (Je ses propres meubles et de sa vaisselle, montrant
en cela une grandeur d’àme qui le rendait supérieur à la vanité.
Mais bientôt Vinnius lui fit entendre que cette magnanimité, cette
modestie et cette simplicité, étaient une manière basse de flatter
le peuple, que la véritable grandeur dédaignait d’employer ; et il
lui persuada de faire usage des richesses de Néron, et de ne rien
épargner pour étaler à sa table une magnifi¬cence royale. On ne
tarda pas à croire que le vieillard se laisserait gouverner par
Vinnius, le plus avare et le plus voluptueux de tous les hommes. Ce
Vinnius, étant en-core jeune, et faisant sa première campagne sous
Calvi-sius Sabinus, fit entrer une nuit dans le camp, déguisée en
soldat, la femme de son capitaine, qui était très-dé¬bauchée, et la
corrompit dans l’endroit même du camp que les Romains appellent
Principia1. Caïus César, pour
’ C’était une enceinte qu’on regardait comme sacrée, où Ton pla-
le punir de cette action, le fit mettre en prison ; mais, après la
mort de Caïus, il recouvra sa liberté. Une autre fois, soupant chez
l’empereur Claude, il vola une coupe d’argent : l’empereur, en ayant
été informé, le fit in¬viter à souper pour le lendemain ; mais il
ordonna à ses officiers de ne le servir que dans la vaisselle de
terre. Aussi ce larcin, par la modération et la plaisanterie du
prince, parut-il plus digne de risée que de punition ; mais les vols
que Vinnius commit dans la suite, lorsqu’il disposait à son gré de
Galba et de ses finances, causè-rent de funestes malheurs et des
événements tragi¬ques, donnant lieu aux uns, et servant de prétexte
aux autres.
En effet, Nymphidius, après le retour de Gellianus, qu’il avait
envoyé auprès de Galba comme espion, ayant appris que Cornélius
Lacon avait été nommé préfet du palais et des gardes prétoriennes,
que Vinnius jouissait du plus grand crédit auprès de l’empereur, et
que Gel-lianus n’avait pu approcher de Galba, ni l’entretenir en
particulier, parce qu’il était devenu suspect et qu’on observait
toutes ses démarches, fut si troublé de ces nou¬velles, qu’il
assembla tous les capitaines des cohortes prétoriennes, et leur dit,
qu’à la vérité Galba était un vieillard plein de douceur et de
modération, mais qu’au lieu de se conduire par ses propres conseils,
il se laissait entièrement gouverner par Vinnius et Lacon, qui s’en
acquittaient fort mal. « Avant de donner à ces deux hommes,
ajouta-t-il, le temps d’acquérir la même au¬torité qu’avait
Tigellinus, il faut envoyer des députés vers l’empereur, au nom de
toute l’armée, pour lui re¬présenter qu’en éloignant de sa personne
Vinnius et Lacon seulement, il serait mieux vu à Rome, et se
reli¬rait les aigles et les autres enseignes militaires, et où Ton
convoquait l’assemblée ’les soldats cirait plus agréable à tout le
monde. » Mais les officiers, loin d’approuver cette proposition,
trouvèrenfau con¬traire fort étrange qu’il voulût prescrire à un
vieux em¬pereur, comme à un jeune homme qui commencerait à
commander, quels amis il devait retenir ou rejeter.
Nymphidius prit donc une autre voie : il chercha à ef-frayer Galba,
en lui écrivant tantôt que Rome était dans une grande agitation et
renfermait une foule de gens malintentionnés contre lui ; tantôt que
Clodius Macer retenait en Afrique les blés destinés pour Rome ; une
autre fois que les légions de la Germanie commençaient à se
soulever, et qu’il recevait les mêmes nouvelles des troupes de Syrie
et de Judée. Mais, comme Galba ne tenait aucun compte de ces avis et
n’y ajoutait pas foi, Nymphi¬dius résolut de lui courir sus le
premier. Clodius Celsus, d’Antioche, homme plein de sens et le plus
fidèle de ses amis, chercha autant qu’il put à l’en détourner,
disant qu’il ne croyait pas qu’il y eût dans Rome une seule maison
qui consentît à donner à Nymphidius le titre de César. Mais tous les
autres se moquaient de Galba ; Mi-thridate de Pont surtout le
raillait sur sa tête chauve et ses rides. « Les Romains, disait-il,
ont maintenant bonne opinion de lui ; mais ils ne l’auront pas
plutôt vu, qu’ils regarderont comme .un opprobre que de nos jours il
ait été nommé César. »
Il fut donc résolu qu’à minuit on mènerait Nymphidius au camp, et
que là on le proclamerait empereur. Mais, sur le soir, Antonius
Honoratus, le premier des tribuns, assembla les soldats qu’il
commandait : il commença par se reprocher à lui-même et ensuite à
tous les autres qu’en si peu de temps ils eussent changé tant de
fois de parti, non par des motifs raisonnables, et pour choisir ce
qui était le meilleur, mais poussés de trahison en trahison par
quelque mauvais Génie. « Sans doute, con * tinua-t-il, les crimes de
Néron nous ont fourni un pré-
53
« texte pour justifier nos premières démarches ; mais, «
aujourd’hui, quelles sont les raisons qui peuvent nous « pousser à
trahir Galba ? Pouvons-nous l’accuser de « l’assassinat de sa rnère,
ou du meurtre de sa femme ? « Avons-nous eu la honte de voir notre
empereur chanter « et jouer des tragédies sur nos théâtres ? Et ces
infamies « mêmes nous ont-elles fait abandonner Néron ? N’est-ce «
pas à la seule persuasion de Nymphidius que nous « l’avons rejeté,
parce qu’il nous fit croire que Néron « nous avait abandonnés le
premier, et qu’il s’était retiré « en Egypte ? Allons-nous donc
encore immoler Galba « sur Néron ? et, après nous être défaits du
parent de « Livie, comme nous nous sommes défaits du fils d’A-«
grippine, prendrons-nous pour César le fils de Nym-« phidia ? Ah !
plutôt, punissons Nymphidius de ses cri-« mes, et demeurons les
gardes fidèles de Galba, comme « nous avons été les vengeurs des
forfaits de Néron. » Ce discours du tribun ramena tous les soldats à
son avis : ils allèrent trouver ceux des autres cohortes, les
exhor¬tèrent à rester fidèles à leur empereur, et en gagnèrent un
grand nombre.
A ce moment, un cri général retentit dans le camp : Nymphidius,
croyant, ou que les soldats l’appelaient à l’empire, ou que c’était
quelque mouvement séditieux causé par ceux qui chancelaient encore,
et qu’il fallait prévenir, s’y rendit, suivi d’un grand nombre de
gens qui portaient des flambeaux, et tenant dans sa main une
ha¬rangue que Cingonius Vairon avait composée pour lui, et qu’il
avait apprise par cœur, afin de la prononcer de¬vant les soldats.
Mais, ayant trouvé les portes du camp fermées, et les murailles
garnies d’hommes armés, la frayeur le saisit : il s’avança vers ces
hommes, et leur demanda quel était donc leur dessein, et en vertu de
quel ordre ils avaient pris les armes ; et, comme tous répondirent
qu’ils reconnaissaient Galba pour leur em¬pereur, il feignit de
partager leur sentiment, s’approcha davantage d’eux, loua leur
fidélité, et commanda à ceux qui l’accompagnaient de suivre son
exemple. Alors les sentinelles lui ouvrirent les portes et le
laissèrent entrer avec un petit nombre des siens ; mais il ne fut
pas plu-tôt dans le camp, qu’on lui lança une javeline, que Sep-timius
reçut dans son bouclier ; puis, plusieurs gardes coururent sur lui
l’épée nue à la main, le poursuivirent, et le massacrèrent dans la
tente d’un soldat. Son corps fut traîné au milieu du camp : là, on
l’entoura d’une barrière ; et il demeura exposé le lendemain à la
vue de toute l’armée.
Ainsi périt Nymphidius. Galba, informé de cette mort, ordonna que
l’on fît périr tous ceux des conjurés qui ne se seraient pas tués
eux-mêmes : de ce nombre furent Cingonius, celui qui avait composé
la harangue de Nym-phidius, et Mithridate de Pont. Leur supplice
était mérité : néanmoins l’on trouva que c’était chose con-traire
aux lois et aux coutumes des Romains, d’avoir fait mourir, sans les
juger, des hommes d’une condition honorable ; car tout le monde
s’attendait à une autre forme de gouvernement, par ce qu’on avait
d’abord dit de Galba ; et, comme il arrive ordinairement, on se
trouvait trompé. Mais on fut affligé bien davantage en-core de
l’ordre qu’il fit donner à Pétronius Turpilianus, personnage
consulaire, de se donner la mort parce qu’il était demeuré fidèle à
Néron. En faisant tuer Macer en Afrique, par les mains de
Trébonianus, et Fontéius en Germanie, par celles de Valens, il avait
au moins des pré¬textes : ils étaient en armes dans le camp, et
pouvaient être à craindre ; mais Turpilianus, vieillard nu et sans
armes, il aurait dû l’entendre, s’il eût été jaloux de garder dans
ses actions la modération qu’il affectait dans ses paroles. Tels
sont les reproches qu’on fait à Galba.
Galba n’était plus qu’à vingt-cinq stades 4 de Rome, lorsqu’il
rencontra un corps de matelots, attroupés en tumulte, qui occupaient
le chemin, et qui l’environnè-rent de tous côtés. C’étaient les
matelots que Néron avait enrôlés, et dont il avait composé une
légion. Ils s’étaient rassemblés sur le passage de Galba, afin de
lui demander la confirmation de leur nouvel état, et empêchaient
tous ceux qui étaient venus au-devant de lui de le voir et de s’en
faire entendre. Ils poussaient de grands cris, deman¬daient des
enseignes, et qu’on leur assignât une garnison. Comme l’empereur les
renvoyait à un autre jour pour lui parler, ils prirent ce délai pour
un refus de sa part, et firent éclater leur mécontentement : ils le
suivirent, sans épargner les murmures ; et, quelques-uns ayant eu
l’audace de tirer leurs épées, Galba les fit charger par sa
cavalerie. Aucun d’eux ne résista : les uns furent foulés sous les
pieds des chevaux, les autres massacrés dans leur fuite. Ce ne fut
pas un heureux présage pour Galba d’entrer dans Rome au milieu d’un
tel carnage et à tra-vers tant de morts : jusqu’alors on l’avait
méprisé comme étant un vieillard faible ; mais alors il parut à tout
le monde un empereur redoutable.
En affectant une grande réforme dans les largesses et les
prodigalités de Néron, il s’éloigna même de ce qu’exigeait la
décence ; car un excellent musicien, nommé Canus, ayant un soir joué
de la flûte à son sou-per, l’empereur le loua beaucoup et lui
témoigna tout le plaisir qu’il avait eu à l’entendre ; puis il se
fit apporter sa bourse, y prit quelques pièces d’or*, et les donna à
cet
* Environ cinq quarte de lieue.
* Suétone dit qu’il lui donna cinq deniers, qui équivalaient à peu
près à cinq drachmes altiques, ou à 4 francs 50 centimes de notre
monnaie. Mais il y en a qui font accorder le texte de Suétone avec
celui de Plutarque, en disant que ces cinq deniers étaient d’or et
non d’argent.
homme, en disant qu’il lui faisait cette gratification de son
argent, et non des deniers publics. Il fit retirer ri-goureusement
aux musiciens et aux athlètes les dons que Néron leur avait faits,
et ne leur en laissa que le dixième. On ne gagna que très-peu de
chose à cette re-cherche, parce que la plupart de ceux qui avaient
reçu ces présents les avaient déjà dépensés, comme c’est l’ha¬bitude
de ces sortes de gens, qui sont presque tous sans conduite, et qui
vivent au jour le jour. Il étendit alors son enquête sur ceux-là
même qui avaient acheté ou reçu quelque chose d’eux, et les força de
restituer. Et, comme cette affaire était sans bornes et s’étendait à
un grand nombre de personnes, toute la honte en retomba sur
l’empereur, et toute la haine sur Vinnius ; car Vinnius ne rendait
l’empereur avare envers les autres que pour profiter lui -même de
ses richesses, et pour satisfaire ses passions en prenant et vendant
tout.Œn effet, d’après ce conseil d’Hésiode :
Du tonneau qui commence ou qui finit, bois à ta soif1,
Vinnius, qui voyait Galba vieux et infirme, voulut se gor-ger, pour
ainsi dire, de la fortune de l’empereur, per¬suadé que, bien qu’elle
commençât à peine, elle touchait à sa fin.
Cependant la conduite de Vinnius faisait grand tort au vieillard,
d’abord parce qu’il administrait mal ses re-venus, ensuite parce
qu’il blâmait ou empêchait ses meilleures intentions, entre autres
la punition des mi-nistres de Néron. L’empereur fit mourir plusieurs
de ces scélérats : de ce nombre furent Éléus, Polyclétus, Pé-tinus
et Patrobius. Le peuple, en les voyant conduire au
(
1 Les Travaux et les Jours, ν 306 ; mais Hésiode ajoute qu’il faut y
puiser modérément quand il est au milieu.
supplice à travers le Forum, battait des mains, et criait que
c’était une procession sainte, agréable aux dieux mêmes ; mais que
les dieux et les hommes demandaient en outre la mort du maître et du
précepteur de la ty-rannie, de Tigellinus. Mais cet honnête
personnage avait pris les devants : il avait gagné Vinnius, en lui
donnant des arrhes considérables. Ainsi Turpilianus, qui n’était
devenu odieux que parce qu’il n’avait ni haï ni trahi un maître
méchant, sans avoir jamais trempé dans les crimes de Néron, fut
condamné à mort ; tandis que Tigel¬linus, après avoir rendu Néron
digne de mort, et l’avoir abandonné et trahi, échappait au supplice
: preuve évidente qu’il n’y avait rien dont on dût désespérer, et
qu’on ne fût sûr d’obtenir de Vinnius à prix d’ar¬gent.
Cependant le peuple romain désirait ardemment de voir conduire
Tigellinus au supplice : il ne cessait de le demander, dans les jeux
du théâtre et du cirque ; jusqu’à ce que l’empereur les en reprit
par une affiche publi¬que, laquelle portait que Tigellinus, étant
attaqué d’une phthisie qui le consumait, avait peu de temps à vivre
; qu’en conséquence Galba les priait de ne le point aigrir, et de ne
pas chercher à rendre sa domination tyranni-que. Cette publication
mécontenta fort le peuple ; mais Tigellinus et Vinnius firent si peu
de cas de la colère des citoyens, que le premier offrit un sacrifice
aux dieux sau¬veurs, et prépara un festin magnifique ; et que
l’autre, après avoir soupe avec l’empereur, alla passer la soirée
chez Tigellinus, menant avec lui sa fille, qui était veuve alors, et
à laquelle Tigellinus, en buvant à sa santé, fit don de deux cent
cinquante mille drachmes1. Tigellinus ordonna en même temps à la
première de ses concubines d’ôter le collier qu’elle portait, et qui
était estimé cent
1 Environ deux cent vingt-cinq mille francs de notre monnaie.
cinquante mille drachmes1, pour, le donner à la fille de Vinnius.
Depuis ce moment, les choses mêmes qui furent faites avec modération
par l’empereur furent calomniées ; comme par exemple la décharge
d’impôts et le droit de cité accordés aux Gaulois qui avaient pris
part à la ré-volte de Vindex : on crut qu’ils n’avaient point obtenu
ces faveurs de l’humanité de l’empereur, mais qu’ils les avaient
achetées de Vinnius. Voilà pourquoi le peuple haïs¬sait la
domination de Galba. Quant aux soldats, quoiqu’ils n’eussent point
reçu la gratification qui leur avait été pro¬mise, ils s’étaient
pourtant flattés, au commencement de son règne, de tirer de lui
autant que de Néron. Mais Galba, informé de leurs plaintes, dit
qu’il avait coutume de choisir ses soldats, et non de les acheter :
parole digne d’un grand prince, mais qui fit naitre dans le cœur dès
soldats une haine implacable contre lui. En effet, il sem¬blait que
Galba non-seulement les frustrât de ce qu’il leur devait, mais qu’il
donnât encore l’exemple à ses suc¬cesseurs d’en faire autant que
lui.
Cependant à Rome les mouvements de révolte fermen-taient encore
sourdement parmi les troupes ; mais le res¬pect qu’elles avaient
pour la présence de l’empereur contenait ce désir de nouveautés ;
et, comme elles ne voyaient aucune occasion de changement, elles
compri-maient leur haine et la tenaient cachée. Les légions qui
avaient servi sous Verginius, et qui étaient alors sous les ordres
de Flaccus, en Germanie, fières de la victoire qu’elles avaient
remportée sur Vindex, et voyant qu’elles n’en obtenaient aucune
récompense, étaient sourdes aux discours de leurs officiers, et ne
tenaient aucun compte de leur général, que la goutte, dont il était
con-tinuellement tourmenté, avait rendu presque impotent,
1 Environ cent trente-cinq mille francs.
lit qui d’ailleurs n’avais aucune expérience des affaires. Un jour,
à des jeux publics, les tribuns et les chefs de bandes ayant fait,
selon la coutume des Romains, des vœux pour la prospérité de
l’empereur, la plupart des soldats en murmurèrent ; et, comme les
officiers conti-nuaient leurs prières, ils répondirent : « S’il en
est digne *. » Les troupes que commandait Tigellinus se por¬taient
souvent à de pareilles insolences, dont Galba était toujours informé
par ses lieutenants. Et, comme il crai-gnait qu’on ne le méprisât,
tant à cause de sa vieillesse que parce qu’il n’avait pas d’enfants,
il résolut d’adopter quelque jeune Romain d’illustre maison, et de
le dé-clarer son successeur à l’empire.
Or, il y avait à Rome un jeune homme de noble fa¬mille, nommé Marais
Othon, que le luxe et les plaisirs avaient tellement corrompu dès
l’enfance, qu’il ne le cédait nullement en débauches aux plus
dissolus des Romains. Et, comme Homère appelle toujours Paris le
mari de la belle Hélène, le désignant par le nom de sa femme parce
qu’il n’avait rien de recommandable en lui-même, de même Othon
s’était rendu célèbre à Rome par son mariage avec Poppée. Néron
était devenu amoureux de Poppée, pendant qu’elle était mariée à
Crispinus ; mais, retenu par le respect qu’il conservait encore pour
sa femme et par la crainte de sa mère, il cacha sa passion, et
chargea Othon d’aller voir Poppée et d’essayer de la séduire. Car
Othon s’était rendu agréable à Néron à cause de sa pro¬digalité ; et
Néron écoutait souvent avec plaisir les rail¬leries qu’Othon faisait
sur son excessive économie. On a conte, à ce propos, qu’un jour
Néron, se parfumant d’une essence précieuse, en arrosa légèrement
Othon :
1 Le texte donne ουκ άξιο ;, il n’en est pas digne ; mais la
correction de où/, en ει cs.t nécessaire : c’est d’ailleurs la leçon
des anciennes édi lions et de plusieurs manuscrits.
le lendemain, Othon lui donna à souper ; et, dès que Néron fut entré
dans la salle, on vit de tous côtés des tuyaux d’or et d’argent qui
répandaient des essences de grand prix, avec autant de profusion que
si c’eût été de l’eau, et dont les convives furent tout trempés.
Othon débaucha donc Poppée pour Néron1, en lui faisant es-pérer le
prince pour amant : il lui persuada de divorcer d’avec son mari, et
la prit chez lui comme sa femme ; mais il eut moins de plaisir de la
posséder que de chagrin de la partager avec un autre. Poppée,
dit-on, n’était pas fâchée de cette jalousie : on prétend même
qu’elle re¬fusait de recevoir Néron chez elle en l’absence d’Othon,
soit qu’elle voulût prévenir le dégoût qu’amène un plaisir trop
facile, soit, comme d’autres l’assurent, que son goût pour le
libertinage lui fit désirer d’avoir Néron pour amant plutôt que pour
époux. Othon eut donc tout à craindre pour sa vie ; et l’on doit
s’étonner que Néron, après avoir fait mourir sa femme et sa sœur
pour épouser Poppée, ait épargné son rival. Mais Othon était bien
avec Sénèque ; et ce furent les prières et les sollicitations de
Sénèque qui portèrent l’empereur à envoyer Othon com¬mander en
Lusitanie, sur les bords de l’Océan. Là, il se conduisit avec
modération : il ne se rendit ni odieux ni désagréable aux peuples
qui lui étaient soumis ; car il n’ignorait nullement que ce
commandement ne lui avait été donné que pour déguiser et adoucir son
exil.
Après que Galba se’ fut révolté, Othon fut le premier des capitaines
qui se joignit à lui : il lui porta toute sa vaisselle d’or et
d’argent, pour la fondre et en faire de la monnaie, et lui donna
ceux des officiers de sa maison
1 Tacite raconte qu’Othon la séduisit pour lui-même et l’épousa, et
qu’ensuite, ayant loué imprudemment sa beauté devant Néron, il fit
naître la passion du tyran qui, avant ce temps, ne connaissait pas
Poppée.
T. IV. 54
qui étaient le plus propres à servir un prince. Il lui fut fidèle en
tout ; et, dans les affaires qui lui furent confiées par l’empereur,
il fit preuve d’une capacité qui ne le cé¬dait à nulle autre. Il
voyagea pendant plusieurs jours de suite dans le même char que
Galba, et n’oublia rien pour faire sa cour à Vinnius, tachant de lui
plaire par ses assiduités et ses présents, niais principalement en
lui cédant la première place, moyen assuré pour lui d’obtenir le
second rang. Mais il avait sur Vinnius l’a-vantage de n’être envié
de personne, parce qu’il rendait service gratuitement et était pour
tout le monde d’un accès facile et agréable. Il favorisa
particulièrement les gens de guerre, et en fit avancer plusieurs à
des charges honorables, qu’il demandait, les unes à l’empereur même,
les autres à Vinnius et aux affranchis de Galba, lcélus et Asiaticus
: c’étaient là les trois personnes qui se parta¬geaient le crédit de
la cour. Toutes les fois qu’Othon recevait Galba chez lui, il
tâchait de gagner la faveur de là cohorte qui était de garde, en
donnant à chacun des soldats une pièce d’or, corrompant ainsi les
cohortes pré¬toriennes, tout en ayant l’air de vouloir honorer le
prince.
Vinnius, voyant que Galba délibérait sur le choix d’un successeur,
lui proposa d’adopter Othon ; ce qu’il ne faisait pas sans dessein :
il avait en vue le mariage de sa fille, qu’Othon promettait
d’épouser, s’il était adopté par Galba et qu’il le déclarât son
successeur. Mais Galba avait toujours manifestement montré qu’il
préférait le bien public à l’intérêt particulier, et qu’il voulait
adopter, non celui qui lui serait le plus agréable, mais celui qui
serait le plus utile aux Romains. 11 parait qu’il n’aurait pas même
institué Othon héritier de son patrimoine, parce qu’il le savait
débauché, prodigue et noyé de dettes ; car Othon devait cinq
millions de drachmes1. C’est pourquoi.
1 Environ quatre millions cinq cent mille francs.
après avoir écouté Vinnius avec douceur et sans répondre, il remit
sa décision à un autre temps, se contentant de nommer Othon consul,
avec Vinnius, pour l’année sui¬vante ; ce qui fit croire
généralement qu’il désignerait Othon pour son successeur au
commencement de l’an¬née. Les gens de guerre en furent ravis, car
ils le préfé¬raient à tout autre. Mais, pendant que Galba
délibérait, et remettait de jour en jour pour prendre une
résolu¬tion, il apprit la révolte des légions de Germanie : il était
devenu odieux à toutes les armées, parce qu’il avait re¬fusé de
donner l’argent qui avait été promis en son nom ; et celle de
Germanie alléguait encore, pour prétexte de sa haine, l’ignominie
avec laquelle Verginius Rufus avait été chassé, les récompenses
accordées aux Gaulois qui avaient combattu contre eux, et la
punition de ceux qui ne s’étaient pas déclarés pour Vindex, le seul
envers qui Galba fût reconnaissant, et dont il honorât encore la
mé-moire par des sacrifices funèbres, comme si c’était lui seul qui
l’eût déclaré empereur.
Pendant que ces propos se tenaient publiquement dans le camp, arriva
le premier jour de l’année, que les Romains appellent les calendes
de janvier : Flaccus as-sembla toutes les troupes, pour leur faire
prêter le ser-ment de fidélité à l’empereur, comme c’est la coutume
; mais les soldats renversèrent les statues de Galba, et les mirent
en pièces ; puis, après avoir prêté serment au Sé¬nat et au peuple,
ils se retirèrent dans leurs tentes. Les capitaines pensant que
l’anarchie n’était pas moins dan¬gereuse que la révolte, un d’entre
eux alla trouver les soldats, et leur dit : « Que faisons-nous, mes
compa¬ti gnons ? Nous n’élisons pas d’autre empereur, et nous « ne
restons pas fidèles à celui que nous avons. C’est « donc moins à
l’obéissance de Galba que nous voulons « nous soustraire, qu’à celle
de tout autre chef qui pour-« rait nous commander. Abandonnons, j’y
consens,
« Flaccus Hordéonius, qui n’est qu’un simulacre, une « ombre de
Galba ; mais nous avons à une journée d’ici « Vitellius, qui
commande dans la basse Germanie, dont « le père a été censeur, trois
fois consul, et en quelque « sorte collègue de l’empereur Claude, et
qui, par la « pauvreté même qu’on lui reproche, donne une prouve «
éclatante de sa modération et de sa grandeur d’àme. u Allons, mes
amis, proclamons-le empereur ; et mon-« trons à l’univers entier que
nous savons faire un meil-« leur choix que les Espagnols et les
Lusitaniens. »
Les uns approuvèrent cet avis, les autres le rejetèrent ; et un
porte-enseigne, se dérobant du camp, alla dans la nuit porter cette
nouvelle à Yitellius, qu’il trouva à table
avecplusieursdesesamis.Lebruit s’en étant répandu dans l’armée,
Fabius Valens, chef d’une légion, vint le lende¬main, à la tête de
ses cavalierJ, saluer empereur Yitel¬lius, qui, quelques jours
auparavant, semblait rejeter ce titre, et redouter l’empire comme un
fardeau trop pe¬sant pour lui ; mais alors, plein de vin et gorgé de
viandes, car il était à table depuis midi, il se montra à ses
troupes, accepta le nom de Germanicus, qu’elles lui donnèrent, et
refusa celui de César. Aussitôt les soldats de Flaccus, oubliant les
beaux serments populaires qu’ils avaient prêtés au Sénat, jurèrent
d’obéir fidèlement à Yitellius. Yoilà comment Vitellius fut élu
empereur en Germanie.
Galba, informé de cette révolte, ne différa plus l’adop-tion qu’il
avait projetée ; et, sachant que ses amis étaient partagés, les uns
pour Dolabella, les autres pour Othon, mais ne voulant ni de l’un ni
de l’autre, tout à coup, et sans communiquer son dessein à personne,
il manda Pi-son, petit-fils de Crassus et de Pison, deux hommes que
Néron avait fait mourir, jeune homme formé par la na¬ture pour
toutes les vertus, et qui joignait à ces heu¬reuses dispositions une
grande modestie et une austérité de mœurs incomparable ; et il
partit à l’heure même
pour se rendre au camp, et l’y déclarer son successeur. Mais, en
sortant du palais et pendant le chemin, il eut des signes menaçants,
et, lorsqu’il fut arrivé dans le camp, et qu’il voulut haranguer ou
lire son discours, des coups de tonnerre et des éclairs continuels
l’interrom¬pirent ; il survint une si grosse pluie, la ville et le
camp furent couverts de si épaisses ténèbres, qu’il était mani¬feste
que les dieux n’approuvaient pas cette adoption, et qu’elle serait
malheureuse. Le mécontentement des sol¬dats se manifestait par un
air sombre et farouche : ils étaient aigris de ce que, même dans
cette occasion, on ne leur faisait pas la moindre largesse. Pour
Pison, ceux qui étaient présents, et qui jugeaient de ses
dispo¬sitions par l’air de son visage et le ton de sa voix, furent
frappés d’étonnement de voir qu’il recevait sans émotion une aussi
grande faveur, quoiqu’il y fût d’ailleurs très-sensible. Le visage
d’Othon, au contraire, portait les marques visibles de la colère et
du dépit que lui cau¬sait la perte de ses espérances. Il avait été
jugé le pre¬mier digne de l’empire, et s’était vu si près de
l’obtenir, que Galba, en le rejetant, lui donnait une preuve visible
de sa malveillance et de sa haine. Aussi n’était-il pas sans crainte
pour l’avenir : il redoutait Pison, haïssait Galba ; et, irrité
contre Vinnius, il s’en retourna le cœur agité de passions
différentes. Les devins et les chaldéens, qui ne le quittaient pas,
entretenaient sa confiance et son espoir : il se rassurait surtout
par les paroles de Ptolémée, en qui il avait confiance, parce que
Ptolémée lui avait pré¬dit que Néron ne le ferait pas périr, que
Néron mourrait le premier, et que, non-seulement il lui survivrait,
mais qu’il deviendrait empereur. Comme l’événement avait justifié le
commencement de la prédiction, Ptolémée soutenait qu’Othon ne devait
pas désespérer d’en voir la fin s’accom¬plir. Ce qui l’animait
encore, c’étaient ceux de ses amis qui le plaignaient en secret, et
qui s’indignaient de l’in-
54.
gratitude de Galba. La plupart de ceux que Tigellinus et Nymphidius
avaient élevés à des emplois honorables, et qui étaient alors
réduits à une condition obscure, se rassemblèrent en foule autour de
lui, partagèrent son res¬sentiment, et l’aigrirent davantage encore.
De ce nombre étaient Véturius et Barbius, l’un option, l’autre
tesséraire, noms que les Romains donnent à ceux qui servent les
sergents, et qui portent le mot aux sol¬dats. Onomastus, affranchi
d’Othon, se joignit à eux ; et ils se rendirent tous trois au camp,
où ils corrompirent aisément, soit à prix d’argent, soit par des
espérances pour l’avenir, des hommes déjà mal disposés, et qui
n’attendaient qu’une occasion pour éclater. Car, si cette armée eût
été saine, quatre jours n’eussent pas suffi pour la corrompre ; et
ce fut l’intervalle qu’il y eut entre l’adoption et le meurtre de
Galba et de Pison : car ils furent tués le sixième jour, qui était
le dix-huit avant les calendes de février. Le matin de ce jour-là,
Galba offrit un sacrifice dans le palais, en présence de ses amis.
Le devin Umbricius n’eut pas plutôt pris dans ses mains les
entrailles de la victime, qu’il lui déclara, nettement et sans
détour, qu’il voyait des signes d’un grand trou¬ble, et qu’une
trahison secrète menaçait sa tête. Dans ce moment, Dieu lui-même
semblait livrer Othon à Galba : il était placé derrière lui,
écoutant le devin, et regardant attentivement ce qu’il montrait à
l’empereur.
Comme Othon était tout troublé de ce qu’il venait d’entendre, et que
la crainte lui fit changer plusieurs fois de couleur, son affranchi
Onomastus s’approcha, et lui dit que ses architectes l’attendaient
chez lui : c’était le signal convenu pour le moment où Othon devait
aller au-devant des soldats. Il sortit donc en disant qu’ayant
acheté une vieille maison, il voulait la faire visiter par ses
architectes ; et, descendant le long du palais de Ti-bère, il se
rendit à l’endroit du Forum où est le militaire d’or1, auquel
aboutissent tous les grands chemins d’I-talie. Ce fut là que le
rencontrèrent les premiers soldats qui venaient au-devant de lui ;
et ils le proclamèrent empereur. Ils n’étaient, dit-on, que
vingt-trois. Othon n’était pas timide, comme la mollesse de sa vie
et la dé licatesse de son tempérament auraient pu le faire croire :
au contraire, il avait de l’audace et de l’intrépi¬dité dans les
périls ; mais, en voyant ce petit nombre d’hommes, la peur le prit,
et il voulut renoncer à son entreprise. Les soldats l’en empêchèrent
: ils environ¬nèrent sa litière, tenant leurs épées nues, et
ordonnèrent aux porteurs de marcher. Othon lui-même les pressait, et
disait à tout moment : « Je suis perdu. » Plusieurs l’entendirent
prononcer ces mots ; et ils furent plus sur-pris que troublés, en
voyant si peu de gens entreprendre une chose si hardie. Comme il
traversait le Forum, un nombre égal de soldats vint se joindre aux
premiers ; puis ils arrivèrent successivement par bandes de trois et
de quatre, et ils retournèrent au camp en l’appelant Cé¬sar, et en
faisant briller leurs épées nues. Le tribun Mar-tialis, qui avait,
ce jour-là, la garde du camp, et qui ignorait le complot, étonné de
ce mouvement inattendu et saisi de crainte, laissa entrer Othon. Il
n’éprouva au¬cune résistance, parce que ceux qui ne savaient rien de
la chose, ayant été enveloppés à dessein par les com¬plices, et se
trouvant dispersés un à un et deux à deux, suivirent les autres,
d’abord par crainte, et ensuite de bonne volonté.
Galba apprit cette nouvelle pendant que le devin était encore au
palais, et qu’il tenait dans ses mains les en-trailles de la victime
; de sorte que ceux-là même qui
1 Colonne d’or qu’Auguste avait fait élever, et sur laquelle étaient
marqués tous les grands chemins de l’Italie, avec leurs mesures en
milles.
n’ajoutaient point foi à ces sortes-de prédictions, ou qui les
méprisaient, furent alors frappés d’étonnement, et rendirent hommage
à la divinité. Vinnius, Lacon et quelques affranchis, voyant le
peuple se porter en foule au palais, mirent l’épée à la main, et se
tinrent auprès de l’empereur pour le défendre. Alors Pison alla
parler aux gardes du palais ; et Marius Celsus, homme d’une probité
reconnue, fut envoyé vers la légion d’H-lyrie, qui était campée dans
le portique de Vipsanius, pour tâcher de la gagner. Pendant que
Galba délibérait s’il devait ou non sortir du palais, car Vinnius
voulait qu’il y restât, tandis que Celsus et Lacon s’y opposaieut et
s’emportaient même contre Vinnius, le bruit courut qu’Othon venait
d’être tué dans le camp. Au même instant, Julius Atticius, un des
meilleurs soldats de la garde prétorienne, parut l’épée nue à la
main, criant qu’il venait de tuer l’ennemi de César. 11 se fit jour
à travers la foule, s’approcha de l’empereur, et lui montra son épée
sanglante. Galba le regarda fixement, et lui dit : « Qui t’a donné
cet ordre ? — C’est la foi que je t’ai jurée et le serment que j’ai
prêté, » répondit le soldat. Alors la foule se mit à crier, en
battant des mains, qu’il avait bien fait ; et Galba, se mettant dans
sa litière, sortit pour aller offrir un sacrifice à Jupiter et se
montrer au peuple.
Il ne fut pas plutôt arrivé sur le Forum, qu’un bruit contraire,
comme un vent qui change tout à coup, vint lui apprendre qu’Othon
était maître de l’armée. Aussitôt, ainsi qu’il arrive toujours dans
une grande multitude, les avis se partagent : les uns crient à Galba
de retourner sur sesr-pas,4es-autres d’avancer ; ceux-ci cherchent à
l’en¬courager, ceux-là à lui inspirer de la défiance ; et sa
li¬tière, poussée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme dans
une tourmente, court risque à chaque instant d’être renversée. Tout
à coup on voit venir de la basili¬que de Paulus, d’abord des
cavaliers, puis des gens de pied, criant tous ensemble : «
Retire-toi, homme privé1.» A ces mots, le peuple se mit à courir,
non pour prendre la fuite, mais pour aller occuper les portiques et
les lieux les plus éminents de la place, comme pour voir des jeux
publics. Au même moment, Atilius Yergilion2, ayant renversé la
statue de Galba, donne comme le si¬gnal de la guerre : alors le
vieil empereur est assailli dans sa litière d’une grêle de traits ;
mais, voyant qu’aucun n’avait porté, ils courent sur lui l’épée à la
main ; et il ne reste personne pour le défendre, à l’exception du
centurion Sempronius Indistrus3, le seul homme que le soleil vit ce
jour-là digne d’habiter l’empire romain, et qui pourtant n’avait
jamais reçu aucun bienfait de Galba. Ce fut uniquement pour obéir à
l’honneur et respecter la loi, qu’il se mit devant la litière de
l’empe¬reur, et éleva un cep de vigne, dont les centurions ont
coutume de se servir pour châtier les soldats, en criant à ceux qui
venaient sur Galba d’épargner l’empereur. Mais, attaqué lui-même par
les soldats, il mit l’épée à la main, et se défendit jusqu’à ce que,
atteint aux jarrets, il tomba.
Alors la litière de Galba est renversée près du lac Curtius, et
Galba reste étendu à terre, couvert de sa cuirasse. Comme il vit les
soldats se précipiter pour le frapper, il leur présenta la gorge, en
disant : « Frappez, si c’est pour l’intérêt des Romains. » Après
avoir reçu plusieurs blessures aux cuisses et aux bras, il fut
égorgé par un soldat de la quinzième légion, nommé Camurius, suivant
la plupart des historiens ; mais quelques-uns l’appellent Térentius,
d’autres Àrcadius, ou Fabius Fa-
1 Olhon ayant clé proclamé empereur, il ne regardait plus Galba que
comme un simple citoyen.
2 J*ai rétabli le nom donné par Tacite, qui se trouve fort altéré
dans le texte de Piutarquc.
3 Tacite le nomme Densus.
bulus. Ils disent même que le meurtrier, après avoir coupé la tête,
l’enveloppa dans sa robe, ne pouvant la porter autrement, parce que
Galba était chauve ; mais que, ses camarades s’étant opposés à ce
qu’il la cachât, et voulant qu’il fit parade de cet exploit, il la
mit au bout d’une pique, et courut comme une bacchante, en agi-tant
cette tête d’un vieillard, d’un prince sage et mo¬déré, d’un grand
pontife, d’un consul, et en secouant sa pique dégouttante de sang.
Quand cette tête fut présentée à Othon, il s’écria, à ce que l’on
conte : « Àh ! mes amis, ce que vous avez fait n’est rien, si vous
ne m’apportez celle de Pison. » Il ne l’attendit pas longtemps ; car
l’infortuné jeune homme avait été blessé, et s’était sauvé dans le
temple de Vesta, où il fut poursuivi par un soldat nommé Marcus, qui
l’y égorgea. Vinnius fut aussi massacré, malgré ses protestations de
faire partie de la conjuration, et bien qu’il dit qu’on le faisait
mourir contre le gré d’Othon. On lui coupa la tète, ainsi qu’à Lacon
; et on les porta à Othon, en lui demandant le prix de ce service.
Mais, comme dit Archiloque,
Sepl guerriers sont tombés morts, que nous avons atteints à la
course ;
Et nous voilà mille qui les avons tués ;
de même, dans cette occasion, on vit bien des gens qui n’avaient
pris aucune part à ces meurtres montrer leurs mains et leurs épées,
ensanglantées à dessein, et présenter leurs requêtes à Othon pour
demander leur salaire. On trouva dans les archives cent vingt de ces
requêtes : Yitel¬lius en rechercha les auteurs, et les fit tous
mourir.
Marius Celsus étant venu au camp, on l’accusa d’avoir exhorté les
soldats à secourir Galba ; et la mulitude de¬manda à grands cris sa
mort. Othon voulait le sauver ; mai ?, comme il n’osait s’opposer
ouvertement à la vo¬lonté des troupes, il dit qu’on ne devait pas
hâter sa mort, et qu’il fallait auparavant apprendre de lui beaucoup
de choses qu’il était important de connaître. Il le fit donc charger
de chaînes, et le remit à la garde de personnes en qui il avait la
plus entière confiance *. Aussitôt le Sé¬nat fut convoqué ; et les
sénateurs, comme s’ils fussent devenus tout à coup d’autres hommes,
ou qu’ils eussent changé de dieux, accoururent, et prêtèrent à Othon
le serment qu’Othon lui-même n’avait pas gardé à Galba : ils lui
donnèrent les titres de César et d’Auguste, pen¬dant que les
cadavres de ceux qui venaient d’être tués gisaient encore, privés de
tètes, au milieu du Forum, avec leurs robes consulaires. Quand les
soldats ne surent plus que faire des tètes, ils vendirent celle de
Vinnius à sa fille, pour le prix de deux mille cinq cents drach¬mes2
; celle de Pison fut vendue à sa femme Vérania ; et la tête de Galba
fut donnée aux esclaves de Patrobius et de Vitellius, qui, après lui
avoir fait toutes sortes d’outrages et d’infamies, allèrent la jeter
dans le lieu appelé Sester-tium3, où l’on jette les corps de ceux
que les empereurs font mourir. Othon permit à Helvidius Priscus
d’enlever le corps de Galba, et Helvidius le fit enterrer la nuit
par Argius, son affranchi.
Voila quelles furent la vie et la mort de Galba : il ne le cédait,
en naissance et en richesse, qu’à un très-petit nombre des anciens
Romains, et il l’emportait sur tous ceux de son temps ; il avait
vécu sous cinq empereurs, avec autant d’honneur que de gloire ; et
ce fut plutôt par sa réputation que par sa puissance qu’il renversa
Néron. De tous ceux qui conspirèrent contre ce tyran, les uns ne
trouvèrent personne qui les jugeât dignes de lui suc-
1 Othon sauva la vie à Marius Celsus, et celui-ci demeura aussi
fidèle à Othon qu’il l’avait été à Galba.
* Environ deux mille deux cents francs de notre monnaie.
Λ Ce lieu était à deux milles et demi de la porte Esquiline. et
c’est de là que lui venait son nom.
céder, et les autres s’en jugèrent dignes eux-mêmes ; tandis que
Galba y fut appelé, et obéit à ceux qui le pro¬clamèrent. Mais il
n’eut pas plutôt prêté son nom à l’au¬dace de Vindex, que le
mouvement, regardé dans le prin¬cipe comme une révolte, fut dès lors
considéré comme une guerre civile, parce qu’il eut pour chef un
homme digne de régner ; et pourtant Galba s’était moins proposé de
prendre pour lui l’empire, que de se donner lui-même à l’empire ; et
ce fut dans cette vue qu’il voulut com¬mander à des Romains
corrompus par les flatteries de Tigellinus et de Nymphidius, comme
Scipion, Fabricius et Camille commandaient à ceux de leur temps.
Malgré sa vieillesse, il se montra, en tout ce qui concernait les
armées et la guerre, digne de l’ancienne Rome ; et si, en se livrant
à la cupidité de Vinnius, de Lacon et de ses af¬franchis, qui
faisaient trafic de tout, de même que Néron s’était livré à des
hommes insatiables, il ne fit regretter à personne son gouvernement,
beaucoup du moins eu¬rent pitié de sa fin misérable.
OTHON1.
(De l’an 32 à l’an 69 après J.-C.)
Le lendemain, au point du jour, le nouvel empereur se rendit au
Capitole. Là, après avoir offert un sacrifice, iTse fit amener
Marius Celsus : il l’accueillit favorable-ment, lui parla avec
bonté, et l’exhorta à oublier la cause de sa détention, plutôt que
de se souvenir de sa déli¬vrance. Celsus, sans montrer ni bassesse
ni ingratitude, répondit à Othon que le crime même dont on
l’accusait ne pouvait que lui faire honneur, puisqu’on lui
repro¬chait uniquement sa fidélité à Galba, auquel il n’avait eu
jamais d’obligations particulières. L’assemblée tout en¬tière
applaudit aux discours de l’un et de l’autre ; et les gens de guerre
eux-mêmes en furent satisfaits. Dans le Sénat, Othon parla avec
autant de douceur que de po¬pularité : il partagea le temps qui lui
restait de son con¬sulat avec Verginius Rufus, et maintint dans la
dignité de consul tous ceux que Néron et Galba avaient désignés. 11
honora du sacerdoce ceux que leur âge et leur répu¬tation en
rendaient dignes ; et il rendit aux sénateurs qui avaient été bannis
sous Néron la portion de leurs biens qui n’avait point été vendue et
qu’on avait retrou¬vée. Cette conduite rassura les premiers et les
princi¬paux personnages, qui, auparavant, saisis de crainte,
regardaient Othon moins comme un homme que comme
1 Celte Vie est la suite de celle de Galba ; cl il semble qu’elles
ne devraient pas être séparées, car c’est dans la Vie de Galba
qu’est le commencement de celle d’Othon.
T. iv. 55
une furie ou un démon exterminateur qui venait fondre sur l’empire ;
et ils conçurent de douces espérances d’un règne qui commençait sous
de tels auspices.
Mais rien ne plut tant aux Romains, et ne contribua davantage à lui
gagner leur affection, que sa conduite envers Tigellinus. Ce
scélérat était déjà assez puni par la crainte où il était sans cesse
d’un châtiment que la ville demandait comme une dette publique, et
par les maladies incurables dont son corps était attaqué. Les
débauches infâmes, les dissolutions impies auxquelles il se livrait
avec de viles prostituées, et après lesquelles son inconti¬nence
désordonnée le faisait toujours courir, même dans les bras de la
mort, étaient, aux yeux des gens sages, le plus cruel supplice qu’il
pût endurer, et pire mille fois que la mort ; mais, néanmoins, on
s’affligeait de voir jouir de la lumière du soleil un misérable qui
en avait privé tant et de si grands hommes. Ce fut dans sa maison de
plaisance, auprès de Sinuesse1, où il se tenait avec des vaisseaux
prêts pour la fuite, qu’Othon l’envoya prendre. D’abord Tigellinus
tâcha de gagner à prix d’ar¬gent celui qui était chargé de l’ordre
d’Othon, afin qu’il lui permit de fuir ; mais, n’ayant pu y
parvenir, il ne laissa pas de lui faire des présents, et le pria de
lui don¬ner le temps de se raser, ce que l’autre lui accorda :
alors, saisissant un rasoir, il se coupa la gorge.
Othon, après avoir donné au peuple cette juste satis-faction, oublia
tout ressentiment particulier. Pour com-plaire a la multitude, il
consentit d’abord à ce qu’on l’appelât Néron dans les théâtres. 11
n’empêcha même pas qu’on relevât publiquement des statues de Néron ;
et Claudius Ru fus2 rapporte que les lettres patentes qui
’ Ville maritime de la Campanie.
* Cet historien, cité aussi par Tacite, se nommait Cluvius Kufus, et
non point Claudius.
furent envoyées en Espagne pour les commissions des courriers
portaient le beau nom de Néron joint à celui d’Othon, mais quOthon,
s’étant aperçu du déplaisir qu’en éprouvaient les plus gens de bien
de Rome, avait cessé de le prendre.
Othon commençait ainsi à établir son empire, lorsque les soldats
cherchèrent à l’inquiéter : sans cesse ils l’ex-hortaient à se tenir
sur ses gardes, à éloigner de sa per-sonne les hommes de marque, et
à se défier d’eux, soit que l’affection qu’ils avaient pour Othon
leur fit craindre pour ses jours, soit qu’ils ne cherchassent qu’un
prétexte pour causer du trouble et des séditions. L’empereur avait
ordonné à Crispinus de lui amener d’Ostie1 la dix-septième cohorte,
qui y était en garnison. Crispinus com¬mençait, avant le jour, à
faire charger les armes sur des chariots, lorsque les plus audacieux
d’entre les soldats se mirent à crier qu’il n’était venu auprès
d’eux que dans de mauvais desseins ; que le Sénat méditait quelque
changement, et que ces armes étaient, non point pour César, mais
contre César. Ces propos animent et irritent la plupart des soldats
: les uns courent aux chariots et •les arrêtent ; les autres se
jettent sur les centurions, en tuent deux, et avec eux Crispinus
lui-même, qui voulait s’opposer à cette violence ; puis, prenant
leurs armes et s’encourageant mutuellement à voler au secours de
l’em¬pereur, ils marchent droit à Rome. Ils apprennent en arrivant
que quatre-vingts sénateurs soupaient chez l’em¬pereur : ils courent
au palais, disant que c’était une oc¬casion favorable pour
exterminer d’un seul coup tous les ennemis de César.
La ville, menacée du pillage, était dans une mortelle inquiétude, et
dans le palais on ne faisait qu’aller et venir ; Othon lui-même
était dans la plus grande perplexité : il
1 Ville du Latium, à l’embouchure du Tibre.
tremblait pour les sénateurs, et les sénateurs ne redou¬taient que
lui-même. Il les voyait muets, les yeux fixés sur sa personne, et
plusieurs d’entre eux d’autant plus effrayés qu’ils avaient amené
leurs femmes à ce sou¬per. Alors Othon envoie les capitaines des
gardes pré¬toriennes parler aux soldats et tacher de les adoucir ;
puis, faisant lever de table les convives, il les fait sortir du
pa¬lais par une porte dérobée. Ils étaient à peine dehors que les
soldats entrent dans la salle, demandant où étaient les ennemis de
César. Othon se lève aussitôt de dessus son lit, leur parle
longtemps pour les apaiser, n’épar¬gnant ni prières ni larmes : il
fit tant qu’il finit par les renvoyer.
Le lendemain, après avoir fait distribuer à chacun douze cent
cinquante drachmes1, Othon se rendit au camp ; et là, ayant loué les
soldats de leur zèle et de l’affection qu’ils lui avaient témoignée,
il dit qu’il s’en trouvait parmi eux dont les intentions n’étaient
point pures, et qui faisaient calomnier la fidélité de leurs
com¬pagnons ; puis il les pria d’entrer dans son ressentiment, et de
l’aider à les punir. Tous applaudirent à son dis¬cours, et le
pressèrent de châtier les coupables ; mais Othon n’en fit arrêter
que deux, à la punition desquels personne ne s’intéressait, après
quoi il s’en retourna au palais.
Ceux qui aimaient Othon, et dont il avait gagné la con¬fiance,
s’émerveillaient de ce changement ; mais les au¬tres étaient
persuadés qu’il ne faisait qu’obéir à la nécessité des conjonctures,
et qu’il flattait ainsi le peuple, à cause de la guerre dont il se
voyait menacé. Déjà il avait ap¬pris que Yitellius avait pris le
titre et les marques de la dignité impériale ; et chaque jour de
nouveaux courriers venaient lui annoncer l’accroissement du parti de
Vitel-
1 Environ onze cent vingt-cinq francs de noire monnaie.
lins. D’un autre côté, Othon apprenait que les armées de Pannonie,
de Dalmatie et de Mésie, avec leurs généraux, s’étaient déclarées
pour lui. Vers le même temps, il reçut des lettres
très-satisfaisantes de Mucianus et de Vespa-sien, lesquels
commandaient chacun une puissante armée, l’un en Syrie, l’autre en
Judée. Ces nouvelles lui rendi¬rent la confiance ; et il écrivit à
Vitellius pour lui offrir, s’il voulait renoncer à ses vues
ambitieuses, une somme d’argent considérable, et la propriété d’une
ville, où il pourrait couler en paix une vie tranquille et douce.
Mais Vitellius lui fit une réponse moqueuse, quoiqu’en termes
couverts ; et bientôt après, s’étant aigris l’un l’autre, ils
s’écrivirent réciproquement des injures, des railleries et des
paroles outrageantes ; jusque-là qu’ils se reprochè¬rent, avec une
ridicule folie, mais non sans vérité, les vices qui leur étaient
communs, tels que la débauche, la mol¬lesse, l’inexpérience dans la
guerre, leur pauvreté passée et leurs dettes immenses ; et il était
difficile de décider le¬quel des deux, sous tous ces rapports, avait
l’avantage sur l’autre.
Cependant on annonça des signes et des prodiges : la plupart, à la
vérité, étaient incertains et non avoués ; mais on vit, dans le
Capitole, une Victoire montée sur un char laisser échapper ses
rênes, comme étant impuissante aies retenir. Et dans l’île du
Tibre1, une statue de Caïus César, sans tremblement de terre, ni
tourbillon de vent, se tourna tout à coup de l’occident à l’orient.
Un pareil prodige arriva, dit-on, à l’époque où Vespasien prit
ouvertement le titre d’empereur. Le débordement du Tibre qui survint
alors fut regardé généralement comme un mauvais présage, bien que
l’on fût dans la saison où les rivières grossissent,
1 On ne sait pas si Hle dont parle ici Plutarque est l’île du Tibre,
a Rome, que les Romains nommaient Entre deux Ponts, ou l’île sacrée,
à l’embouchure du lleuve,
55.
car jamais il n’avait été si enflé, ni fait d’aussi grands ra¬vages.
Il submergea une grande partie de la ville, et sur¬tout le marché au
blé, de sorte que la famine fut pendant plusieurs jours dans Rome.
Sur ces entrefaites, on apprit que Valens et Cécina, tous deux
généraux de Vitellius, s’étaient emparés des sommets des Alpes ; et,
dans Rome, Dolabella, personnage de noble famille, fut soupçonné par
les cohortes préto¬riennes de tramer quelque nouveauté. L’empereur,
soit qu’il craignît Dolabella ou quelque autre, l’envoya à
Aqui-num1, en l’assurant qu’il n’y serait point troublé. Ensuite il
choisit les personnages considérables qui devaient l’ac¬compagner à
l’expédition contre Vitellius : de ce nombre était Lucius, frère de
Vitellius, à qui Othon n’augmenta ni ne diminua les honneurs dont il
jouissait. L’empereur, après avoir assuré formellement la mère et la
femme de Vitellius qu’elles n’avaient rien à craindre pour leurs
per¬sonnes, remit le gouvernement de Rome aux mains de Flavius
Sabinus, frère de Vespasien, soit qu’il le fît pour honorer la
mémoire de Néron, qui avait autrefois donné à Sabinus cette charge,
que Galba lui avait retirée, soit pour montrer à Vespasien, en
élevant Sabinus, son af-fection et sa confiance. Il s’arrêta à
Brixille, ville d’Italie, sur le Pô, et donna la conduite de son
armée aux géné-raux Marius Celsus, Suétonius Paulinus, Gallus et
Spu-rina, tous personnages de grande réputation, mais qui ne purent
venir à bout de suivre le plan de campagne qu’ils s’étaient fait, à
cause de l’insolence et de l’indiscipline des soldats, lesquels
refusèrent de leur obéir, sous prétexte que l’empereur seul avait le
droit de les commander, puisque lui seul avait reçu d’eux ce droit.
Il est vrai que les soldats ennemis n’étaient pas dans de meilleures
dispositions, ni plus soumis à leurs chefs :
* Ville de Campant», sur la rive gauche du Liriê
ils n’avaient pas moins d’audace et d’insolence que ceux d’Othon, et
par les mêmes causes ; mais ils avaient sur ceux-ci l’avantage de
l’expérience militaire ; et, accou-tumés au travail et aux fatigues,
ils ne fuyaient point la peine, tandis que les prétoriens, amollis
par l’oisiveté et la vie paisible qu’ils menaient à Rome, dans les
théâtres, les assemblées et les spectacles, affectaient de dédaigner
les fonctions militaires, non qu’ils manquassent de cou¬rage, mais
parce qu’ils les regardaient comme indignes d’eux. Spurina, ayant
voulu les contraindre, se vit en danger de perdre la vie. Ils
l’accablèrent d’injures et d’ou¬trages ; ils l’accusèrent de
trahison, et lui reprochèrent de ruiner les affaires de César, en ne
profitant point des occasions favorables. Il y en eut même plusieurs
qui, étant ivres, allèrent la nuit dans sa tente lui demander un
congé, disant qu’ils voulaient aller l’accuser auprès de César. Mais
ce qui sauva Spurinaet servit aux affaires dans la conjoncture
présente, ce furent les affronts auxquels son armée fut en butte à
Plaisance. Les troupes de Vitellius, étant allées attaquer cette
place, raillèrent amèrement les soldats d’Othon qui étaient sur les
murailles : ils les trai¬taient de comédiens, de danseurs, de
spectateurs des jeux pythiques et olympiques ; de gens qui n’avaient
au¬cune expérience des combats et des faits d’armes, et qui
regardaient comme un grand exploit d’avoir coupé la tête à un
vieillard sans armes (c’était de Galba qu’ils parlaient), mais qui
n’avaient jamais eu le courage de se présenter en bataille devant
des hommes. Ces paroles offensantes les piquèrent tellement, qu’ils
allèrent se jeter aux pieds de Spurina, pour le conjurer de se
servir d’eux et de leur commander tout ce qu’il lui plairait,
protestant que ni les travaux ni les périls ne les feraient reculer.
Les vitelliens donnèrent un rude assaut à la ville . ils mirent en
usage toutes leurs batteries ; mais les trou-pes de Spurina eurent
l’avantage. Elles repoussèrent les ennemis, en firent un grand
carnage, et conservèrent ainsi une des plus célèbres et des plus
florissantes villes d’Italie. Les généraux d’Othon, plus que ceux de
Vitellius, étaient d’un accès doux et facile aux villes et aux
parti¬culiers. Cécina, général de Vitellius, n’était rien moins que
populaire, et dans le ton de sa voix et dans ses maniè¬res. Son
visage était étrange et hideux, son corps énorme. Il était vêtu à la
gauloise : il portait des braies et des sayons à longues manches ;
c’était dans ce costume qu’il parlait ordinairement aux enseignes et
aux officiers ro¬mains. Il était toujours suivi de sa femme, à
cheval et pompeusement parée, qu’escortait une troupe de cava-liers
d’élite, choisis dans toutes les compagnies. Fabius Valens, l’autre
général, était d’une insatiable avarice : ni le pillage des ennemis,
ni les concussions, ni les vols, ni les exactions sur les alliés,
n’étaient capables de l’as-souvir : on croit même que ce fut cette
avidité qui, en retardant sa marche, l’empêcha de se trouver au
pre-mier combat. Toutefois, d’autres accusent Cécina de s’être
pressé de donner la bataille avant l’arrivée de Va-lens, afin
d’avoir seul l’honneur de la victoire. Ils lui reprochent encore,
outre plusieurs légères fautes, d’a-voir donné la bataille mal à
propos, de s’y être mal dé-fendu, et d’avoir été, par sa défaite,
sur le point de rui-ner les affaires de Vitellius.
Cécina, ayant été repoussé de Plaisance, marcha sur Crémone, autre
ville riche et puissante. Annius Gallus allait au secours de
Spurina, qui était assiégé dans Plai-sance, quand il apprit en
chemin que Spurina était vain¬queur, mais que Crémone était en
danger. Aussitôt il fait marcher ses troupes sur cette ville, et va
camper tout auprès des ennemis. Tous les autres capitaines allè¬rent
de même au secours de leurs généraux. Cécina, après avoir caché dans
des lieux couverts de bois un corps d’infanterie, fit avancer sa
cavalerie pour escarmoucher,
avec ordre, quand on en serait venu aux mains, de re-culer peu à
peu, comme pour fuir, jusqu’à ce qu’elle eût attiré les ennemis dans
l’embuscade. Mais Mari us Cel¬sus, qui en fut averti par des
déserteurs, alla, avec l’élite de ses gens de cheval,’charger cette
cavalerie, qui lâcha pied sur-le-champ : il la poursuivit avec
précaution ; et, ayant enveloppé l’embuscade, il l’obligea de se
lever, puis fit venir du camp ses légions. Il paraît que si ces
légions fussent arrivées à temps pour soutenir la cavale¬rie, il ne
serait pas resté un seul des ennemis, et que l’armée de Cécina eût
été entièrement taillée en pièces. Mais Paulihus ne pressa point la
marche ; et son retard le fit accuser d’avoir démenti, par un excès
de précau¬tion, sa réputation de grand capitaine. Les soldats
eux-mêmes l’accusaient de trahison, et cherchaient à irriter Othon
contre lui : ils parlaient d’eux-mêmes avec avan¬tage, se vantant
d’avoir seuls vaincu l’ennemi, et repro¬chant à leurs généraux de
leur avoir ravi, par lâcheté, une victoire complète. Mais Othon, qui
se fiait moins à eux qu’il n’avait soin de dissimuler sa défiance,
envoya au camp Titianus, son frère, et, avec lui, Proculus, préfet
du prétoire : ce dernier était investi de toute l’autorité ;
Titianus n’en avait que l’apparence. Celsus et Pauiinus, quoique
honorés des titres de conseillers et d’amis, n’a¬vaient ni pouvoir
ni crédit.
Du côté des ennemis, il n’y avait pas moins de désordre et de
trouble, surtout parmi les légions de Valens, que la nouvelle du
combat de l’embuscade avait irritées contre le général : elles
frémissaient de ne s’être point trouvées à cette action, et de
n’avoir pas secouru tant de braves soldats qui avaient trouvé la
mort dans cette rencontre. Peu s’en fallut même qu’elles ne
tombassent sur Valens ; et ce ne fut qu’à force de prières qu’il
finit par les apai¬ser ; puis, après avoir levé le camp, il alla se
joindre à Cécina.
Cependant Othon, en arrivant au camp de Bédriacum, petite ville
voisine de Crémone, tint conseil, avec ses officiers, pour savoir
s’il livrerait la bataille aux enne¬mis. Proculus et Titianus
étaient.d’avis qu’on la livrât, disant qu’il fallait profiter de la
confiance qu’avait inspi¬rée aux soldats leur récente victoire ; et,
qu’au lieu de lais¬ser refroidir leur courage et leur ardeur, on
devait s’em¬presser, avant l’arrivée de Vitellius, de les mener à
l’en¬nemi. Paulinus, au contraire, alléguait que les ennemis, ayant
toutes les troupes avec lesquelles ils se proposaient de combattre,
ne manquaient de rien ; tandis qu’Othon, outre l’armée qu’il avait
déjà, en attendait de la Mésie et de la Pannonie une plus nombreuse
encore ; qu’ainsi il devait choisir son temps, plutôt que de prendre
celui des ennemis ; et que, d’ailleurs, si les soldats témoi¬gnaient
tant de confiance, maintenant qu’ils étaient en petit nombre, ils en
auraient bien davantage et com¬battraient avec plus de courage,
quand ils seraient plus nombreux. «Indépendamment de cela,
ajoutait-il, les délais mêmes sont à notre profit, parce que nous
avons toutes choses en abondance ; au lieu que le retard sera
funeste à Cécina, qui campe dans un pays ennemi, et qui se verra
bientôt réduit à manquer des choses mêmes les plus nécessaires. »
L’avis de Paulinus fut appuyé par Marius Celsus. Annius n’était pas
présent, parce qu’il se faisait traiter d’une chute de cheval :
Othon lui écrivit pour le consulter ; et il lui répondit de ne rien
précipiter, et d’attendre l’armée de Mésie, qui était en chemin.
Toutefois Othon ne se rendit point à ce conseil : il pré¬féra le
sentiment de ceux qui le poussaient à hasarder la bataille. On en
donne plusieurs motifs ; mais, le plus vraisemblable, c’est que les
soldats qui composaient la garde de l’empereur, se voyant alors
assujettis à une exacte discipline, à laquelle ils étaient peu
accoutumés, et .regrettant les spectacles, les fêtes et la vie
oisive qu’ils
menaient à Rome sans avoir à combattre, ne pouvaient être retenus
dans leur impatience de livrer la bataille, assurés qu’ils étaient
de renverser l’ennemi du premier choc. D’ailleurs, il paraît
qu’Othon lui-même ne pouvait plus supporter l’incertitude de
l’avenir, ni endurer da-vantage une agitation d’esprit que sa
mollesse et l’inex-périence du malheur lui rendaient insupportable.
Peu accoutumé à envisager les périls, fatigué des soins acca¬blants
qui en étaient la suite, il ne sut que se hâter, et se jeter, pour
ainsi dire, les yeux fermés dans le précipice, en abandonnant tout
au hasard. Tel est le récit de l’ora¬teur Sécundus, qui était
secrétaire d’Othon.
D’autres assurent que les deux armées furent plusieurs fois tentées
de mettre bas les armes, et de s’assembler pour élire empereur celui
d’entre les généraux qu’elles en jugeraient le plus digne, et, si
elles ne pouvaient tomber d’accord, d’en remettre le choix au Sénat.
Et il n’est pas sans vraisemblance que, les deux empereurs leur
paraissant indignes l’un et l’autre de ce rang su¬prême, les
véritables soldats romains, ceux qui avaient de la sagesse et de
l’expérience, n’eussent été frappés de cette pensée : que ce serait
une chose non moins hon¬teuse que déplorable de se précipiter
eux-mêmes dans des calamités semblables à celles où leurs ancêtres,
par un pitoyable aveuglement, s’étaient jetés les uns les autres,
d’abord pour les factions de Marius et de Sylla, ensuite pour celles
de César et de Pompée ; et cela pour donner l’empire à Vitellius,
afin qu’il eût de quoi satisfaire son ivrognerie et sa voracité, ou
à Othon, pour qu’il pût fournir à son luxe et à ses infâmes
débauches. C’étaient ces dispositions qui engageaient Celsus à
différer, espé¬rant que sans combat et sans effort les affaires se
décide¬raient d’elles-mêmes ; tandis que ce fut la crainte même de
ce dénoûment qui porta Othon à presser la ba¬taille.
igitizedbyGoOQk
Othon s’en retourna sur-le-champ à Brixille 1 ; mais ce fut une
grande faute de sa part, non-seulement en ce que cette retraite ôta
à ses troupes la honte et 1 émula-tion que sa présence leur aurait
inspirées, mais encore parce qu’ayant emmené avec lui, pour la garde
de sa per¬sonne, les meilleurs et les plus zélés des cavaliers et
des gens de pied, il coupa, pour ainsi dire, le nerf de son ar¬mée.
Vers ce temps-là, il se livra, entre les deux armées, un combat sur
les bords du Pô, pour un pont que Cécina voulait jeter sur ce
fleuve, et à la construction duquel les troupes d’Othon prétendaient
s’opposer. Mais, n’ayant pu y parvenir, elles remplirent plusieurs
bateaux de tor¬ches enduites de poix et de soufre, y mirent le feu,
et les abandonnèrent ensuite au vent, qui les poussa sur les
ouvrages des ennemis. Il s’éleva d’abord une épaisse fu¬mée, et
bientôt après une flamme si considérable, que les vitelliens, saisis
de frayeur, se précipitèrent dans le fleuve, renversèrent leurs
navires, et se livrèrent ainsi aux coups et à la risée des ennemis.
Mais les troupes de Germanie allèrent charger les gladiateurs
d’Othon, pour leur disputer une petite île située au milieu du Pô.
les repoussèrent, et en tuèrent un grand nombre.
Les soldats dOthon qui étaient renfermés dans Bé-driacum, irrités de
cette défaite, demandent à grands cris qu’on les mène à l’ennemi.
Aussitôt Procuius les fait sortir, et va camper à cinquante stades2
de la ville ; mais il posa son camp d’une manière si ridicule, que,
bie qu’on fût alors au milieu du printemps, et dans nnp’. arrosé de
rivières et de sources qui ne tarissent jamais, il manquait d’eau.
Le lendemain, quand il voulut mener
1 On avait délibéré si Tcmpercur devait oui ou non se lrou\er en
personne à la bataille- Paulinus et Marius Celsus, malgré leur
désir, n’osèrent s’opposer à la retraite d’Othon pour ne pas avoir
l’air do vouloir l’exposer au danger.
* Knviron deux lieues et demie.
ses soldats à l’ennemi, qui était campé à cent stades 1 de là,
Paulinus s’y opposa, disant qu’il fallait attendre, et non point
aller, déjà fatigués d’une longue marche, at-taquer des troupes bien
armées, et qui auraient tout le temps de se ranger en bataille,
pendant qu’ils feraient un long trajet chargés de bagages et
embarrassés de va-lets. Il s’était élevé, sur ce sujet, une
contestation entre les généraux, lorsqu’un cavalier numide arriva
chargé de lettres d’Othon. Othon ordonnait de ne pas différer
davantage, et d’aller sur-le-champ attaquer l’ennemi. Alors l’armée
se met en marche : Cécina, averti de son approche-, en fut tellement
troublé, qu’il abandonna soudain et le travail du pont et la
rivière, et rentra dans son camp, où il trouva la plupart des
soldats en armes et ayant déjà reçu de Valens le mot d’ordre.
Pendant que les légions achèvent de se ranger en bataille, on envoie
la cavalerie, pour commencer les escar¬mouches.
Tout à coup, et sans qu’on connût sur quel fondement, le bruit se
répandit, dans les premiers rangs de l’armée d’Othon, que les
généraux de Vitellius passaient de leur côté. Quand donc les deux
armées furent proches l’une de l’autre, ceux d’Othon saluèrent les
autres amicalement, en les appelant leurs compagnons ; mais, loin de
recevoir ce salut avec douceur, les vitelliens y répondirent d’un
ton de colère et de fureur qui n’annonçait que la volonté de
combattre. Les autres, tout déconcertés de leur méprise, perdirent
courage, et les vitelliens les soupçonnèrent de trahison : aussi ne
firent-ils rien avec ordre dans la première charge, tant ils étaient
troublés. D’ailleurs les bêtes de somme, étant mêlées avec les
combattants, mettaient la confusion dans les rangs ; d’un autre
côté, le champ de bataille était coupé de fossés et de ravins ;
’ Environ cinq lieues.
T. iv. 56
et ils étaient obligés, pour les éviter, de faire des circuits, et
de combattre par pelotons séparés. Il n’y eut que deux légions,
l’une de Vitellius, appelée la Ravissante, l’autre d’Othon, nommée
la Secourable, qui, s’étant dégagées de ces défilés et déployées
dans une plaine nue et découverte, livrèrent une véritable bataille,
et com¬battirent fort longtemps.
Les soldats d’Othon étaient pleins de force et de cou-rage ; mais
ils faisaient ce jour-là leur essai de la guerre ; ceux de
Vitellius, au contraire, aguerris depuis long-temps, étaient
affaiblis par l’âge et les fatigues. Les troupes d’Othon, les ayant
donc chargés avec impétuo-sité, les enfoncèrent, enlevèrent l’aigle
de la légion, et firent main basse sur les premiers rangs. Les
soldats de Vitellius, outrés de honte et de colère, reviennent sur
eux avec fureur, tuent Orphidius, leur commandant, et s’emparent de
plusieurs enseignes. Alphénus Varus, à la tête de Bataves, qui sont
les meilleurs cavaliers de la Germanie, et qui habitent une île
située au milieu du Rhin, chargea les gladiateurs d’Othon, lesquels
passaient pour avoir de l’expérience et du courage dans les com¬bats
corps à corps. Mais cette fois un très-petit nombre d’entre eux tint
ferme : la plupart prirent la fuite du côté du Pô, et tombèrent au
milieu de cohortes ennemies, qui étaient là en bataille, et qui les
taillèrent en pièces après quelque résistance. Aucun corps ne se
conduisit avec plus de lâcheté que celui des prétoriens ; car, sans
attendre que les ennemis en vinssent aux mains avec eux, ils prirent
la fuite à travers les troupes qui étaieut en bataille, et y
portèrent le désordre et l’effroi. Tou¬tefois, plusieurs compagnies
de l’armée d’Othon, ayant défait ceux qu’elles avaient en tète,
s’ouvrirent un pas¬sage au milieu des ennemis victorieux, et
regagnèrent leur camp. Quant à leurs généraux, ni Proculus ni
Pau-linus n’osèrent les y suivre : ils prirent la fuite chacun de
son côté, craignant les soldats, qui imputaient à leurs chefs la
cause de leur défaite. Annius Gallus reçut dans Bédriacum ceux qui
s’échappèrent de la bataille, et cher¬cha à les consoler, en disant
que l’avantage avait été égal, et qu’en différents endroits ils
avaient été vainqueurs.
Mais Marius Celsus, ayant assemblé les principaux officiers, les
exhorta à s’occuper du salut commun. « Après une telle défaite, leur
dit-il, et un si grand car-« nage de citoyens, Othon lui-même, s’il
est homme de « bien, ne voudra pas tenter une seconde fois la For-«
tune. Il n’ignore nullement que Caton et Scipion, pour « n’avoir pas
voulu céder à César après la victoire de « Pharsale, sont blâmés
encore aujourd’hui, quoiqu’ils « combattissent pour la liberté de
leur patrie, d’avoir, .< sans nécessité, causé la perte de tant de
braves en « Afrique. Du reste, la Fortune, qui favorise indiffé-«
remment tous les hommes, ne peut ôter aux gens de « bien ce seul
avantage, de savoir, dans les revers, faire « usage de leur raison
pour réparer leurs malheurs. » Ce discours persuada les officiers ;
et ils allèrent aussitôt sonder les soldats, qu’ils trouvèrent
disposés à demander la paix. Titianus lui-même fut d’avis qu’on
députât vers les ennemis pour ménager un accord. Celsus et Gallus
furent chargés de cette commission, et se mirent en marche pour
aller trouver Cécina et Yalens et traiter avec eux. Ils
rencontrèrent en chemin des centurions, qui leur apprirent que
l’armée des ennemis s’avançait vers Bédriacum, et qu’ils étaient
envoyés par leurs gé¬néraux pour proposer un accommodement. Celsus
et Gallus, charmés de cette disposition, prièrent les centu¬rions de
retourner sur leurs pas, et de venir avec eux trouver Cécina.
Quand ils furent près des ennemis, Celsus se trouva dans le plus
grand danger, parce que la cavalerie, qui avait été battue au combat
de l’embuscade, et qui mar-
664 OTHON.
chait en tête de l’armée, ne l’eut pas plutôt aperçu, qu’elle lui
courut sus en jetant de grands cris. Mais les centurions qui
l’accompagnaienl se mirent devant lui, arrêtèrent les cavaliers ; et
les autres capitaines crièrent aux soldats de l’épargner. Cécina
lui-même, informé de ce qui,se passait, accourut, et apaisa les
cavaliers ; puis, après qu’il eut salué Celsus amicalement, ils se
rendirent tous ensemble àBédriacum. Cependant Titianus se re¬pentait
d’avoir envoyé des députés aux ennemis : il choisit parmi les
soldats les plus audacieux, les place sur les murailles, et exhorte
les autres à défendre la place. Mais, quand ces hommes virent Cécina
s’avancera cheval et leur tendant la main, ils ne firent aucune
résis¬tance : les uns saluèrent les soldats du haut des murailles ;
les autres ouvrirent les portes, sortirent de la ville, et allèrent
se mêler avec les troupesqui arrivaient. Aucun ne se permit la
moindre violence : ils s’embrassèrent mutuel¬lement avec de grandes
démonstrations d’amitié ; après quoi, prêtant serment à Yitellius,
ils se rendirent à lui.
C’est ainsi que racontent cette bataille la plupart de ceux qui s’y
trouvèrent, avouant néanmoins que l’iné-galité du terrain et le
désordre avec lequel on combattit ne leur permirent pas d’en
connaître tous les détails. Mais, dans la suite, comme je passais
sur le lieu même où s’était livrée cette bataille, Mestrius Florus,
person-nage consulaire, avec qui je me trouvais, me montra un
vieillard qui, dans sa jeunesse, s’était trouvé à cette journée, non
point volontairement, mais forcé par ceux du parti d’Othon. Cet
homme nous raconta qu’après le combat il avait vu un monceau de
morts si élevé, que les derniers rangs se trouvaient au niveau des
personnes qui en approchaient1 ; et il ajouta qu’ayant voulu en
cher-
1 Le texte est fort corrompu dans tout ce passage ; et l’on ne peut
que conjecturer ce que Plularque a voulu dire.
cher la raison, il n’avait pu la trouver, ni l’apprendre de quelque
autre. En effet, il est vraisemblable que, dans les guerres civiles,
quand la déroute est dans une des armées, le carnage est plus grand
que dans les autres guerres, parce qu’on ne fait point de
prisonniers, qui ne pourraient servir à rien à ceux qui les auraient
pris ; mais, que ces morts aient été entassés si haut, la raison en
est malaisée à rendre.
Les premières nouvelles qu’Othon reçut de sa défaite furent d’abord
incertaines, comme il arrive ordinaire-ment dans les événements de
cette importance ; mais, bientôt après, les blessés qui arrivèrent
de la bataille lui en donnèrent la certitude. Ce n’est pas chose
étonnante que, dans un tel revers, ses amis aient fait tous leurs
efforts pour prévenir son désespoir et soutenir son cou-rage ; mais,
ce qui surpasse toute croyance, c’est l’affec-tion que lui
témoignèrent ses soldats : on n’en vit pas un seul le quitter et
passer à l’ennemi, ni chercher à fuir, alors même qu’il voyait son
général désespérer du salut. Au contraire, assemblés devant sa
porte, ils l’ap-pelaient toujours leur empereur ; quand il sortait,
ils tombaient à ses pieds1, lui tendaient les mains en pous-sant des
cris ; et, baignés de larmes, ils le conjuraient de ne point les
abandonner, de ne les pas livrer à l’en-nemi, mais de se servir
d’eux à son gré tant qu’il leur resterait un soufiïe de vie. Tous
lui faisaient la même prière ; et un simple soldat, tirant sonépée,
lui dit : « César, sache que mes compagnons, ainsi que moi, sont «
tous résolus de mourir pour toi ; » et, en disant ces mots, il se
tua en sa présence.
Mais rien ne put fléchir Othon. Après avoir promené ses regards
autour de lui avec un air assuré et un visage riant, il leur dit : «
Mes compagnons, les dispositions
1 Le texte est encore altéré et fort peu intelligible à cet endroit.
56.
« dans lesquelles je vous vois et les témoignages tou-« chants de
votre affection me rendent cette journée « plus heureuse que celle
où vous m’élevâtes à l’empire ; « mais j’attends de vous une marque
d’intérêt plus « grande encore, c’est de me laisser mourir
honorable-ce ment pour tant de braves citoyens. Si j’ai été
véritable-« ment digne de l’empire romain, je ne dois pas craindre «
de me sacrifier pour ma patrie. La victoire, je le sais, « n’est ni
entière ni bien assurée pour les ennemis. « J’apprends que notre
armée de Mésie n’est plus qu’à « quelques journées de nous, et
qu’elle vient par la mer « Adriatique. L’Asie, la Syrie, l’Egypte et
les légions qui « faisaient la guerre en Judée se sont, j’en
conviens, dé-« clarées pour nous ; le Sénat lui-même est dans notre
« parti ; les femmes et les enfants de nos ennemis sont « entre nos
mains ; mais ce n’est point contre Annibal, « ni contre Pyrrhus ou
les Cimbres, que nous faisons la « guerre pour leur disputer la
possession de l’Italie ; « c’est contre les Romains mêmes que nous
combattons : « vainqueurs ou vaincus, nous ruinons également notre «
patrie, et la victoire est toujours funeste aux Romains. « Croyez
que je puis mourir plus glorieusement que je « ne puis régner ; car
je ne vois pas que ma victoire doive « être aussi utile aux Romains
que ne le sera ma mort, « en me sacrifiant pour ramener la paix et
la concorde « dans l’empire, et pour empêcher que l’Italie ne voie «
une seconde journée aussi funeste que celle-ci. »
Malgré ce discours,’ses amis renouvelèrent encore leurs efforts,
pour l’encourager et pour le détourner de sa ré¬solution ; mais il
fut inflexible. Après leur avoir com¬mandé de pourvoir à leur
sûreté, il fit porter le même ordre aux absents, et il écrivit aux
villes de les recevoir honorablement, et de leur donner une escorte
pour as¬surer leur retraite. Puis, faisant approcher son neveu
Coeeéius, qui était encore fort jeune, il l’exhorta à OTHON. „ 667
prendre courage, et à ne pas craindre Yitellius. « Car, «
ajouta-t-il, je lui ai conservé sa mère, ses enfants et sa « femme,
avec autant de soin que j’en aurais pu prendre « de ma propre
famille. C’est par cette raison-là même « que je ne t’ai pas adopté
pour mon fils, comme j’en « avais d’abord le désir ; mais je voulais
attendre l’issue « de cette guerre. Souviens-toi que je n’ai différé
cette « adoption que pour te faire régner avec moi si j’étais «
vainqueur, et afin qu’elle ne causât pas ta mort si « j’étais
vaincu. La dernière recommandation que je te « fais, mon enfant,
c’est de ne pas oublier entièrement, « comme aussi de ne te pas trop
souvenir que tu as eu « pour oncle un empereur. »
Il n’eut pas plutôt cessé de parler, qu’il entendit des cris et du
tumulte à sa porte : c’étaient les soldats qui menaçaient de tuer
les sénateurs s’ils se retiraient et abandonnaient l’empereur.
Othon, qui craignait pour leur vie, parut une seconde fois en
public, non plus d’un air doux et d’un ton suppliant, mais avec un
visage courroucé et une voix menaçante, et lança sur ceux des
soldats qui faisaient le plus de bruit un regard si terrible, qu’ils
se retirèrent pleins d’effroi. Sur le soir, il eut soif et but un
verre d’eau ; ensuite, s’étant fait apporter deux épées et en ayant
longtemps examiné le fil, il rendit l’une, et mit l’autre sous son
bras. Puis il appela ses do¬mestiques, leur parla avec bonté, et
leur distribua, à l’un plus, à l’autre moins, tout l’argent qu’il
avait, non point pourtant avec prodigalité, comme cTioses
apparte¬nant à un autre maître, mais dans une mesure propor¬tionnée
au mérite de chacun. Après avoir fait ce partage, il les congédia,
et s’endormit si profondément, que ses domestiques l’entendaient
ronfler.
Le lendemain, au point du jour, il fit appeler l’affranchi qu’il
avait chargé de pourvoir au départ des sénateurs, et lui ordonna
d’aller s’informer s’ils étaient partis. Cet homme lui ayant appris,
à son retour, que tous avaient pris la fuite, abondamment pourvus
des choses qui leur étaient nécessaires : « Maintenant, lui dit-il,
va te mon¬trer aux soldats, si tu ne veux pas qu’ils te fassent
périr misérablement, pensant que tu m’as aidé à me donner la mort. »
Aussitôt après la sortie de l’affranchi, il prit son épée, et la
tint droite des deux mains sous sa poitrine ; puis il se laissa
tomber de son haut sur la pointe. 11 ne donna d’autre signe de
douleur qu’un simple soupir. Ses domes¬tiques, l’ayant entendu,
jetèrent un grand cri, qui fut suivi des gémissements du camp et de
la ville. Bientôt les sol¬dats accoururent en tumulte à sa porte,
faisant retentir la maison de leurs lamentations et de leurs
regrets, et se reprochant leur lâcheté de n’avoir pas veillé sur
leur empereur, afin de l’empêcher de se sacrifier pour eux. Aucun
n’abandonna le corps, quoique l’ennemi fut déjà proche ; mais, après
l’avoir enseveli honorablement, ils dressèrent un bûcher, et
accompagnèrent son convoi, en se disputant l’honneur de porter le
lit funèbre. Les uns se jetaient sur son corps, et baisaient sa
plaie ; les autres lui prenaient les mains ; et ceux qui ne
pouvaient appro¬cher se prosternaient sur son passage, et
l’adoraient de loin. Il y en eut plusieurs qui, après avoir jeté
leurs flambeaux sur le bûcher, se tuèrent eux-mêmes ; et ce ne fut
ni par reconnaissance, n’ayant jamais reçu d’Othon aucun bienfait,
du moins connu, ni par crainte des maux que pouvaient leur faire
endurer les vainqueurs ; mais il paraît que jamais roi ni tyran
n’eut une passion aussi ardente de régner, que ces soldats d’être
commandés par Othon et de lui obéir. Ce désir ne les abandonna pas
même après sa mort ; et il aboutit à une haine implacable contre
Vitellius, comme nous le dirons dans son lieu ’. Après avoir confié
à la terre les cendres d’Othon, ils lui
* Plularque avait écrit une Vie de Vitellius, qui n’existe plus.
élevèrent un tombeau, qui ne pouvait, ni par sa grandeur, ni par le
faste des inscriptions, exciter l’envie. En pas¬sant par Brixille,
j’ai vu ce monument, qui est fort modeste, et ne porte que cette
simple épitaphe : « A la mémoire de Marcus Othon. »
Othon mourut à l’âge de trente-sept ans, après un règne de trois
mois. Les censeurs de sa vie sont nom-breux et d’un grand poids ;
les apologistes de sa mort ne le sont pas moins ; car, s’il ne vécut
guère mieux que Néron, il mourut du moins avec plus de courage.
Après sa mort, les soldats se mutinèrent contre Pollion1, l’un de
leurs généraux, parce qu’il voulait leur faire prêter tout de suite
serment de fidélité à Vitellius ; et, sachant qu’il étaiÇ resté dans
la ville quelques sénateurs, ils lais¬sèrent 1er ; tous les autres,
et allèrent s’adresser au seul Verginius Rufus. Ils se rendirent
chez lui en armes, et le voulurent forcer d’être ou leur empereur,
ou leur dé¬puté auprès des vainqueurs ; mais Verginius aurait cru
faire une folie d’accepter d’une armée vaincue l’empire, quand il
l’avait refusé lorsqu’elle était victorieuse. D’un autre côté, il
craignait d’aller en députation vers les Germains, eux qu’il avait
forcés maintes fois à agir contre leur gré. Il se déroba donc à
leurs sollicitations, en sortant par une porte de derrière : ce que
les soldats ayant appris, ils prêtèrent serment à Vitellius, et se
joignirent aux troupes de Cécina, lequel leur accorda un plein et
entier pardon.
1 Ce Pollion est inconnu. Mnis on conjecture qu’il est le même qne
Plolins Firimis, préfoi «lu prétoire, cité par tes autres historiens
FIN DC TOME QUATRIÈME.
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