Œuvre mise en page par Patrick Hoffman
GEOFFROY DE VILLE-HARDOUIN, DE LA CONQUESTE DE CONSTANTINOPLE. |
GEOFFROY DE VILLE-HARDOUIN, DE LA CONQUESTE DE CONSTANTINOPLE. |
61. Quant il virent lor seignors, et lor parenz, et lor amis chaoir à lor piez, si distrent que il en parleraient. Et se traistrent à une part, et parlèrent ensemble, et la summe de lor conseils fu tels, que il seraient encor avec els, tresqu'à la Sain Michel, por tel convent, que il lor jureroient sor sainz loialment que des enqui en avant à quele euret que il les semonroient dedenz les quinze jors, que il lor donroient navie a bone foi, sanz mal engin, dont il porroient aller en Surie. |
61. Et particuliérement lors qu'ils virent leurs seigneurs, leurs plus proches parens et amis tomber à leurs pieds, ils témoignérent plus de ressentiment et dirent qu'ils en aviseroient ensemble. Là dessus ils se retirerent, et conferérent entre eux; le resultat de leur conseil fut qu'ils demeureroient encore avec eux jusqu'à la Saint Michel; à condition qu'on leur promettroit, et qu'on leur jureroit sur les saints Evangiles, que de là en avant, à toute heure qu'ils les en voudroient requerir, dedans la quinzaine ensuivant, ils leur fourniroient de bonne foy, sans aucune fraude, des vaisseaux pour passer en Syrie. |
62. Ensi fu otroié et juré. Et lors ot grant joie par tote l'ost. Et se recueillérent es nés, et li chevaus furent mis es vissiers. Ensi se partirent del port de Corfol, la veille de Pentecoste qui fu M. et CC. ans et trois aprés l'incarnation nostre Seignor Jesu Christ. Et enqui furent totes les nés ensemble et tuit li vissier, et totes les galies de l'ost, et assez d'autres nés de marcheans, qui avec s'erent arroutées. Et li jors fu bels, et clers, et li venz dols et soés: Et il laissent aller les voilles al vent. Et bien tesmoigne Joffrois li mareschaus de Champaigne, qui ceste œuvre dicta, que ainc ni ment de mot à son escient, si com cil qui à toz les conseils fu, que onc si béle chose ne fu veuë. Et bien sembloit estoirc qui terre deust conquérre, que tant que on pooit veoir à oil, ne poit on veoir se voiles non de nés et des vaissiaus, si que li cuer des homes s'en esjoissoient mult. |
62. Ces conditions leur furent accordées, et jurées solemnellement; en suitte tous se rembarqu2rent dans les vaisseaux, et les chevaux furent passez dans les palandries: et ainsi firent voile du port de Corfou la veille de la Pentecoste, l'an de l'Incarnation de nostre Seigneur mil deux cens trois, avec tous les vaisseaux tant palandries que galères, et autres de l'armée navale, que nefs marchandes16 qui s'estôiènt associées de conserve avec cette flotte. Le jour estoit clair et serain, la mer bonace, et le vent propre et doux, lors qu'ils se mirent en mer et lâchérent les voiles au vent. Et moi Geofroy Mareschai. de Champagne autheur de cét œuvre, asseure n'y avoir rien mis qui ne soit de la verité, comme ayant assisté à tous les conseils, et que jamais on ne vit armée navale ny si belle, ny en si grand nombre de vaisseaux; en sorte qu'il n'y avoit personne qui ne jugeast en la voyant, qu'elle ne deust conquerir tout le monde; la mer tant que la veuë se pouvoit étendre, estant couverte de voiles et de navires: en sorte que cela faisoit plaisir à voir. |
63. Ensi coururent per mer tant que il vindrent à Cademelée à un trespas qui sor mer siet. El lors encontrèrent deux nés de pelerins et de chevaliers et de serjanz qui repairoient de Surie. Et ce estoient de cels qui estoient allez al port de Marseille passer. Et quant ils virent l'estoire si belle et si riche, si orent tel honte, que ne il s'ousérent mostrer. Et li cuens Baudoins de Flandres et de Hennaut envoia la barge de sa nef, por savoir quel genz ce estoient, et il distrent qu'il estoient, et un serjant se lait correr contre val de la nef en la barge, et dist à cel de la nef: Je vos clame tuite ce qui remaint en la nef dou mien, car je m'en iray avec cez, car il semble bien que il doivent terre conquérre. A grant bien fu atornez a serjanz, et mult fu volentiers en l'ost veuz. Et porce dit on que de mil males voies puet on retourner. |
63. Ils cinglérent de la sorte en pleine mer, tant qu'ils vinrent au cap de Malée, qui est un détroit vers la Morée, où ils rencontrérent deux navires chargez de pelerins, de chevaliers, et de gens de pied, qui retournoient de Syrie, et estoient de ceux qui s'estoient allez embarquer au port de Marseille: lesquels quand ils apperçeurent cette belle et magnifique flotte, en eurent une telle honte qu'ils ne s'ozèrent monstrer. Le comte de Flandres envoya l'esquif de son vaisseau pour les reconnoistre, et savoir quelles gens c'estoient, ce qu'ils declarérent. Et à l'instant un soldat se laissa couler du navire où il estoit dans l'esquif, et dit à ceux de sa compagnie: «Je reclame tout ce que vous avez du mien dans ce vaisseau, car je m'en veux aller avec ceux-cy qui me semblent bien estre en estat de conquerir.» On luy en sceut fort bon gré et le receut-on dans l'armée de bon œil. C'est pourquoy avec raison on dit en commun proverbe, Que de mil mauvais chemins, on peut se remettre au bon, quand l'on veut. |
64. Ensi corut l'ost trosque à Nigre, si est une mult bone ysle, et une mult bone citez, que on appelle Nigrepont. Enqui si pristrent conseil li baron. Si s'en ala li marchis Bonifaces de Monferrat, et li cuens Baudoins de Flandres et de Hennaut à grant parties de vissiers et de galies avec l'Empereor le fil l'empereor Sursac de Constantinople, en une ysle que on appelle Andre, et descendirent à terre. Si s'armérent li chevaliers, et corurent en la terre; et la genz del païs vindrent à merci al fil l'empereor de Constantinople. Et li donèrent tant dou lor, que pais firent à lui. Et r'entrérent en lor vaissiaus, et corurent par mer. Lors lor avint un grant domaiges, que uns halt home de l'ost, qui avoit nom Guis li castellains de Coci morut, et fu gitez en la mer. |
64. Ils passérent de là jusques èn Negrepont, qui çst une isle, où il y a une bonne ville de mesme nom. Là les barons tinrent conseil: et ensuitte le marquis Boniface de Montferrat, et le comte de Flandres avec une partie des navires et galéres, et le prince de Constantinople tirérent à la volte d'Andros, où ils descendirent en terre; les gens de cheval firent une course dans l'isle, laquelle vint incontinent à l'obeissance du fils de l'Empereur, et les habitans donnérent tant du leur qu'ils obtinrent de luy la paix: puis ils rentrérent dans leurs vaisseaux, et coururent en mer; auquel temps il leur arriva un grand malheur, par la mort de Guy chastelain de Coucy, l'un des principaux barons de l'armée, dont le corps fut jette dans la mer. |
65. Les autres nés qui n'erent mie céle part guenchies, furent entrées en boche d'Avie. et ce est là ou li braz Sain Jorge chiét en la grant mer, et corurent contre mont le braz tresque a une cité que on apelle Avie, qui siet sor le braz Sain George devers la Turquie mult béle et mult bien assise. Et enqui pristrent port, et descendirent à terre, et cil de la cité vindrent encontre els, et lor rendirent la ville, si com cil qui ne l'osoient defendre. Et il si fisent mult bien garder, si que cil de la ville ni perdirent vaillant un denier. Ensi sejornérent enki huict jorz por attendre les nés, et les galies et les vissiers qui estoient encor à venir. Et dedenz cel sejor pristrent des blez en la terre que il ére moissons, et il en avoient grant mestier, car il en avoient pou. Et dedenz ces huict jorz, furent venu tuit li vaissel et libaron, et Diex lor dona bon tens. |
65. Les autres vaisseaux qui ne s'estoient pas détournez de ce costé-là, poursuivans le droit chemin, entrèrent dans le détroit de l'Hellespont, qu'on appelle le bras de Sainct George17, lequel vient se rendre dans la mer Egée: et cinglérent tant contremont18 qu'ils abordérent à Abyde, ville forte et située du costé de la Natolie à l'entrée de ce détroit, où ils allérent donner fonds, et descendirent en terre. Les habitans sortirent au devant, et leur apportérent les clefs, n'ayans eu la hardiesse de se deffendre. Aussi on donna si bon ordre, qu'ils n'y perdirent la valeur d'un denier. Ils y sejournèrent huict jours entiers pour attendre les vaisseaux qui estoient demeurez derrière: Et cependant ils se fournirent de bleds là autour, tant pource que c'estoit le temps de la moisson, que pource qu'ils en avoient grand besoin. Et dans les huit jours tous les vaisseaux et les barons arrivérent, Dieu leur ayant donné temps favorable. |
66. Lors se partirent del port d'Avie tuit ensemble, si peussiez veoir flori le braz Sain Jorge contre mont de nés et de galies et de vissiers, et mult grant merveille ére la bialtez a regarder. Et ensi corrurent contre mont le braz Sain Jorge, tant que il vindrent à Sain Estienne, a une abbaie qui ére à trois lieues de Constantinople, et lors virent tout à plain Constantinople. Cil des nés et des galies et des vissiers pristrent port, et aancrèrent lor vaissials. Or poez savoir que mult esgardèrent Constantinople cil qui onques mais ne l'avaient veuë, que il ne pooient mie cuidier que si riche vile peust estre en tot le monde. Cùm il virent ces halz murs, et ces riches tours dont ére close tot entor a la reonde, et ces riches palais, et ces haltes yglises dont il i avait tant que nuls nel poist croire, se il ne le veist à l'oil et le lonc, et le lé de la ville que de totes les autres ére souveraine. El sachiez que il ni ot si hardi, cui le cuer ne fremist; et ce ne fu mie merveille, que onques si grant affaires ne fu empris de tant de gent puis que li monz fu estorez. |
66. Puis ils partirent tous de conserve du port d'Abyde, en sorte que vous eussiez veu le canal comme tapissé et parsemé de galéres et de palandries, qui rendoient de loin un merveilleux éclat à l'œil: et à force d'avirons et de voiles surmontans le courant du bras arrivérent à Saint Estienne, qui est une abbaye à trois lieues de Constantinople: d'où ils commencérent à découvrir et voir à plein cette ville. Et ceux des vaisseaux et galéres qui vinrent à prendre port ayant jette l'ancre, ceux qui ne l'avoient encor veuë, se mirent à contempler cette magnifique cité, ne pouvans se persuader qu'en tout le monde, il y en eust une si belle et si riche: particulierement quand ils apperçeurent ses hautes murailles, et ses belles tours, dont elle estoit revestuë et fermée tout à l'entour, et ses riches et superbes palais, et ses magnifiques eglises qui estoient en si grand nombre, qu'à peine on se le pourroit imaginer, si on ne les voyoit de ses yeux: ensemble la belle assiette tant en longueur que largeur de cette capitale de l'Empire. Certes il n'y eut là cœur si asseuré, ny si hardy qui ne fremit: et non sans raison, veu que depuis la creation du monde jamais une si haute entreprise ne fut faite par un si petit nombre de gens. |
67. Lors descendirent à terre li conte et li baron, et li dux de Venise, et fu li parlemenz ou monstier Saint Estiene. La ot maint conseil pris, et doné. Totes les paroles qui la furent dites ne vos contera mie li livres; més la summe del conseil si fu tielx, que li dux de Venise se dreça en estant, et lor dist. Seignor, je sai plus del convine de cest païs que vos ne faites, car altre foiz i ai esté. Vos avez le plus grant affaire et le plus perillous entrepris, que onques genz entreprissent. Porce si convendroit, que on ouvrast sagement. Sachiez se nos alons à la terre ferme, la terre est granz et large, et nostre genz sont povre et diseteus de la viande, si s'espandront par la terre por quérre la viande. Et il y a mult grant plenté de gent al païs: si ne porriens tot garder, que nos ne perdissiens, et nos n'avons mestier de perdre, que mult avons poi de gent a ce que nos volons faire. Il a isles ci prés que vos poez veoir deci qui sont habitées de genz, et laborées de blez et de viandes et d'autres biens. Alons i la prendre port, et recueillons les blés et les viandes del païs. Et quant nos aurons mis les viandes recueillies, alomes devant la ville, et ferons ce que nostre sires nos aura porveu. Quar plus seurement guerroie cil qui a la viande, que cil qui n'en a point. A cel conseil s'acordérent, li conte et li baron, et s'en r'alérent tuit a lor nés chascuns et à sez vaissiaus. Ensi repousérent cele nuit. Et al matin fu le jor de la feste mon seignor sainz Johan Baptiste en juing, furent dreciés les banieres et li confanon és chastials des nés, et les hosches des escuz, et portenduz les borz des nés. Chascuns regardoit ses armes tels com à lui convint que defisenssent, que par tens en arons mestier. |
67. Les comtes et barons, comme aussi le duc de Venise descendirent en terre, et tinrent conseil en l'église de Saint Estienne, où plusieurs choses furent alleguées et debatuës, que je passe sous-silence; aprés quoy le duc de Venise se leva de son siege, et parla en cette maniere: «Seigneurs, je connois un peu mieux que vous l'estat et les façons d'agir de ce pays, y ayant esté autrefois; vous avez entrepris la plus grande affaire et la plus perilleuse que jamais on aye entrepris: c'est pourquoy j'estime qu'il y faut aller sagement et avec conduite: car si nous nous abandonnons en la terre ferme, le pays estant large et spatieux, et nos gens ayans besoin de vivres, ils se répandront çà et là pour en recouvrer: et comme il y a grand nombre de peuple dans le plat pays, nous ne sçaurions si bien faire que nous ne perdions beaucoup de nos hommes, dont nous n'avons pas de besoin à present, veu le peu de gens qui nous reste pour ce que nous avons entrepris. Au surplus il y a des isles icy prés, que vous pouvez appercevoir, qui sont habitées et abondantes en bled, et autres biens et commoditez; allons y prendre terre, et enlevons les bleds et les vivres du pays. Et quand nous aurons fait nos provisions, et que nous les aurons mises dans nos vaisseaux, alors nous irons camper devant la ville, et ferons ce que Dieu nous inspirera. Car sans doute ceux qui sont ainsi pourveus de vivres font la guerre plus seurement que ceux qui n'en ont point.» Tous les comtes et barons applaudirent à ce conseil, se remirent tous dans leurs vaisseaux, et y reposérent celle nuit: le lendemain matin, qui fut le jour de saint Jean Baptiste en juin, les bannières et gonfanons19 furent arborez és chasteaux de pouppe, et aux hauts des masts et des hunes; et les escuz des chevaliers furent rangez le long de la pallemente20 pour servir comme de pavesade21, representans les creneaux des murailles des villes, châcun jettant la veuë sur ses armes comme prevoyant bien que le temps approchoit qu'il les leur faudroit employer. |
68. Li marinier traistrent les anchres, et laissent les voilles al vent aler, et Diex lor done bon vent tel com a els convint, si s'en passent tres par devant Constantinople si prés des murs et des tours, que à maintes de lor nés traist on. Si i avoit tant de gent sor les murs et sor les tours, que il sembloit que il n'aust sela nom. Ensi lor destorna Diex sires le conseil qui fu pris le soir, de torner es ysles, ausi com se chascuns n'aust onques oy parler. Et maintenant traient a la ferme terre plus droit que il onques puent, et pristrent port devant un palais l'empereor Alexis, dont li leus estoit apellez Calchidoines; et fu endroit Constantiriople d'autre part del braz devers la Turchie. Cil palais fu un des plus biaux et des plus delitables que onques oel peussent esgarder de toz les deliz que il convient à cors d'home que en maison de prince doit avoir. |
68. Cependant les mattelots levérent les ancres, et mirent les voiles au vent, lequel frappant dedans à souhait, ils passérent le long et vis-à-vis de Constantinople, si prés des tours et des murailles, que les traits et coups de pierres donnérent en plusieurs de leurs vaisseaux, la courtine estans garnie et bordée de si grand nombre de soldats, qu'il sembloit qu'il n'y eut rien autre chose. Ainsi Dieu détourna la resolution qui avoit esté prise le soir precedent de descendre dans les isles, comme si jamais ils n'en eussent oüy parler; et s'en allérent à pleines voiles, le plus droit chemin qu'ils peurent, aborder en la terre ferme, où ils prirent port devant un palais de l'empereur Alexis au lieu appelle Chalcedon22, vis-à-vis de Constantinople, au delà du détroit du costé de l'Asie. Ce palais estoit l'un des plus beaux et des plus agreables que jamais on ait veu, estant accompagné de toutes les delices et plaisirs que l'homme auroit peu souhaitter, et qui sont bien seans à un grand prince. |
69. Et li conte et li baron descendirent à la terre, et se hebergiérent el palais, et en la ville entor, et li plusor tendirent lor paveillons. Lors furent li cheval trait fors des vissiers, et li chevaliers et li sergeant descend à la terre, a totes lor armes, si que il ne remest és vaissiaus que li marinier. La contrée fu belle et riche, et plenteurose de toz bien. Et les moies des blez qui estoient messoné parmi les champs, tant que chascuns en volt prendre, si en prinst con cil qui grant mestier en avoient. Ensi sejournèrent en cel palais lendemain. Et al tierz jor lor dona Diex bon vent, et cil marinier resacquent lor anchres, et dreçent lor voilles al vent. Ensi quil s'en vont contre val le braz bien une lieuë desor Constantinople à un palais qui ére l'empereor Alexis, qui ére appeliez le Scutaire. Enki se ancréerent les nés, et les vissiers, et totes les galies. |
69. Les comtes et les barons descendirent en terre, et prirent leur logement dans ce palais, dans la ville, et aux environs, où la pluspart firent tendre leurs pavillons. Les chevaux à mesme temps furent tirez hors des palandries, et toute la cavalerie et infanterie prit terre, châcun ayant ses armes, en sorte qu'il ne demeura dans les vaisseaux que les mariniers. La contrée estoit belle, riche, plantureuse et abondante en tous biens: et les grands tas de bled desja moissonné gisoient à l'abandon emmy les champs23, châcun en pouvoit prendre sans contredit, ce qu'ils firent, en ayans grand besoin. Ils sejournérent en ce palais tout le lendemain: et au troisiéme jour, Dieu leur ayant donné bon vent, les mariniers reserrérent leurs ancres, et dressans les voiles descendirent le courant du détroit une bonne lieuë au dessus de Constantinople, à un palais de l'empereur Alexis, appellé Scutari, où allérent surgir en la plage tant les vaisseaux ronds que les palandries et les galères. |
70. Et la chevalerie qui era hebergie el palais de Calcedoine alla costoiant Constantinople par terre. Ensi se hebergiérent sor le braiz Sain Jorge à le Scutaire, et contre mont l'ost des François. Et quant ce vit l'emperére Alexis, si fist la soe ost issir de Constantinople, si le herberja sor l'autre rive d'autre part endroit als: si fist tendre ses paveillons, porce que cil ne peussent prendre terre par force sor lui. Ensi séjorna l'ost des François par neuf jorz; et se procaça de viande cil que mestier en ot, et ce furent tuit cil de l'ost. |
70. Cependant la cavalerie qui estoit logée au palais de Chalcedon, en partit, et alla costoyant Constantinople par terre se loger sur la rive du bras de Saint George à Scutari, au dessus de l'armée francoise. Ce que l'empereur Alexis ayant apperçeu, fit sortir ses gens de Constantinople, et s'en vint loger sur l'autre bord vis-à-vis d'eux, et y fit tendre ses pavillons, à dessein de les empécher de prendre terre par force sur luy. Et ainsi l'armée françoise sejourna l'espace de neuf jours, durant lesquels ceux qui eurent besoin de vivres en firent provision, et l'on peut dire que ce fut toute l'armée. |
71. Dedenz cel jour issi une compagnie de mult bone gent por garder l'ost que on ne li feist mal, et les forriers cerchiérent la contrée. En celle compaignie fu Odes li champenois de Chanlite, et Guillelmes ses freres, et Ogiers de Saint Cheron, el Manassiers de Lisle, et li cuens Cras uns cuens de Lombardie qui ére del marchis de Monferrat; et orent bien avec als quatres vingts chevaliers de mult bone gent. Et choisiérent el pié de la montaigne paveillons bien à trois liuës de l'ost. Et ce estoit li megedux l'empereor de Constantinople, qui bien avoit cinq cens chevaliers de Grieu. Quant nostre gent les vit, si ordenérent lor gent en quatre batailles. Et fu lor conselx tielx, que iroint combatre à els. Et quant li Grieu les virent, si ordenérent lors gens et lor batailles, et se rangiérent par devant lor paveillons et les attendirent, et nostre gent les alérent ferir mult vigueroisement. A l'aie de Dieu nostre Seingnor petiz dura cil estorz. Et li Grieu lor tornent les dos, si furent desconfiz à la premiere assemblée. Et li nostres les enchaucent bien une liuë grant. La guaignérent assez chevaus, et roncins, et palefroiz, et muls, et muls, et tentes, et paveillons, et tel gaing com à tel besoigne aferoit. Ensi se revindrent en l'ost, ou il furent mult volentiers veuz, et departirent lor gaing si com il durent. |
71. En ce même temps une compagnie de fort braves gens sortit en campagne pour aller faire la découverte, et empécher les surprises: et les fourrageurs par mesme moyen allérent sous leur escorte fourrager et piller la contrée. De laquelle trouppe, entre autres estoient Eudes le champenois de Champlite, Guillaume son frere, Oger de Saint-Cheron, Manassés de l'isle, et un seigneur nommé le Comte Gras, qui estoit de Lombardie, et de la suitte du marquis de Montserrat, et avoient avec eux environ quatre-vingt chevaliers, tous vaillans hommes: d'abord ils découvrirent de loin au pied d'un costau plusieurs tentes et pavillons à trois lieues du camp: c'estoit le Grand Duc ou chef des armées de mer de l'empereur de Constantinople, qui avoit bien jusques à cinq cens chevaliers grecs. Quand il les eurent reconnus ils se partagérent en quatre escadrons, avec resolution de les attaquer. Les Grecs d'autre part se rangérent aussi en bataille devant leurs tentes, et les attendirent de pied ferme: mais nos gens sans marchander davantage, les allérent charger; la meslée ne dura gueres, car les Grecs d'abord et au premier choc tournérent le dos, se rompans d'eux-mesmes, et les nostres leur donnérent la chasse une bonne lieuë. Ils gagnérent en cette rencontre nombre de chevaux, roucins, palefroiz et mulets; ensemble les tentes et pavillons, et generalement ce qui est de l'attirail des trouppes. Et ainsi retournérent au camp, où ils furent bien accueillis, et partagèrent le butin comme ils devoient. |
72. A l'autre jor aprés, envoia l'emperére Alexis uns messages às Contes et às barons, et ses lettres. Cil messages avoit nom Nicholas Rous, et ére nez de Lombardie, et trova les barons el riche palais del Scutaire, où il estoient à un conseil. Et les salua de par l'empereor Alexis de Constantinople. Et tendi ses lettres le marchis Bonifaces de Monf errat. et cil les reçut. Et furent leuës devant toz les barons. Et paroles i ot de maintes maniéres es lettres, que li livres ne raconte mie. Et aprés les autres paroles qui furent, si furent de creance, que l'om creist celui qui les avoit aportées qui Nicholas Rous avoit nom. Biels sire, font il, nos avons veuës voz lettres, et nos dient que nos vos creons. Et nos vos creons bien. Or dites ce que vos plaira. Et li message estoit devant les barons en estant; et parla. Seignor, fait il, l'empereor Alexis vos mande que bien sèt que vos estes la meillor gent qui soient sans corone, et de la meillor terre qui soit. Et mult se merveille por quoi, ne a quoi vos i estes venuz en son regne, que vos estes chrestiens, et il est chrestiens. Et bien sèt que vos i estes meu por la Sainte Terre d'oltremer, et por la Sainte Croiz, et por le sepulcre rescorre. Se vos vos i estes povre, né disetels, il vos donra volentiers de ses viandes et de son avoir, et vos li vuidiez sa terre. Ne vos voldroit autre mal faire, et ne por quant s'en na il le pooir. Car se vos estiez vint tant de gent, ne vos en porroiz voz aler, se il mal vos voloit faire, que vos ne fussiez morz et desconfiz. |
72. Le jour ensuivant l'empereur Alexis envoya un ambassadeur aux comtes et barons de l'armée, avec lettres de creance: cét ambassadeur s'appelloit Nicolas Roux, et estoit natif de Lombardie. Il les trouva assemblez au conseil dans le palais de Scutari, et les salüa de la part de l'Empereur son maistre, puis presenta ses lettres au marquis Boniface de Montferrat qui les reçeut, et furent leuës en presence de tous les barons: elles contenoient plusieurs choses, et particuliérement que l'on eust à ajouster toute croiance au porteur, dont le nom estoit Nicolas Roux. Surquoy les barons luy dirent: «Beau Sire, nous avons veu vos lettres, qui portent que nous ayons à ajouster foy à ce que vous nous direz, exposez donc vostre charge, et dites ce qu'il vous plaira.» L'ambassadeur qui estoit debout devant eux leur parla en ces termes: «Seigneurs, l'Empereur m'a comandé de vous faire entendre qu'il n'ignore pas que vous ne soyez les plus grands et les plus puissans princes d'entre ceux qui ne portent point de couronne, et des plus valeureux pays qui soient en tout le reste du monde: mais il s'étonne pourquoy, et à quelle occasion, vous estes ainsi venus dans ses terres, vous estans chrestiens, et luy pareillement chrestien. Il sçait assez que le principal dessein de vostre voyage est pour recouvrer la Terre-Sainte et le saint sepulchre de nostre Seigneur: si vous avez besoin de vivres ou de toute autre chose pour l'execution de cette entreprise, il vous donnera tres-volontiers du sien. Vuidez seulement de ses terres, car il luy déplairoit de vous courir sus, ou vous porter dommage, encore qu'il n'en ait que trop de pouvoir. Et quand vous seriez vingt fois plus de gens que vous n'estes, vous ne pourriez toutesfois vous retirer ny empécher que vous ne fussiez tous mis à mort ou faits prisonniers, s'il avoit le dessein de vous mal faire.» |
73. Par l'accort et par li conseil aus autres barons et le duc de Venise, se leva empiéz Cœnes de Bethune, gui ére bons chevalier et sages, et bien eloquens, et respont al message. Bel sire, vos nos avez dit que vostre sires se merveille mult porquoi nostre seignor et nostre baron sont entré en son regne, ne en sa terre: il ne sont mie entré, quar il le tint à tort, et a pechié contre Dieu, et contre raison. Ainz est son nevou qui ci siet entre nos sor une chaire, qui est fil de son frere l'empereor Sursac. Més s'il voloit à la merci son nevou venir, et li rendoit la corone et l'Empire, nos li proieriens que il li pardonast, et li donast tant que il peust vivre richement. Et se vos por cestui message ni revenez altre foiz, ne soiez si hardiz que vos plus i revegniez. Ensi se parti li messages, et s'en arala arriere en Constantinople à l'empereor Alexis. |
73. En suitte de cette harangue, Conon de Bethune, qui estoit un sage chevalier, eloquent et bien disant, de l'avis et du consentement des autres barons et du duc de Venise se leva, et repliqua en ces termes: «Beau Sire, vous nous venez alleguer que vostre maistre s'étonne pourquoy nos seigneurs et nos barons sont ainsi entrez dans son Empire et dans ses terres: vous sçavez trop bien qu'ils ne sont pas entrez sur le sien, puis qu'il occupe à tort et contre Dieu et contre raison ce qui doit appartenir à son neveu que vous pouvez voir icy assis avec nous, fils de son frere l'empereur Isaac: mais s'il luy vouloit demander pardon et luy restituer la couronne et l'Empire, nous employerions nos prieres vers luy, à ce qu'il luy pardonnast et lui donnast dequoy vivre honorablement et selon sa condition. Au reste, à l'avenir, ne soyez si temeraire ny si hardy que de venir icy pour de semblables messages.» L'ambassadeur s'en retourna de la sorte à Constantinople vers l'empereur Alexis. |
74. Li Baron parlérent ensemble, et distrent lendemain qu'il mostreroient Alexis le fil l'empereor de Constantinople al pueple de la cité. Et dont firent armer les galies totes. Li dux de Venise et li marchis de Monferrat, entrérent en une, et mistrent avec als Alexis le filz l'empereor Sursac, et és autres galies entrèrent li chevalier et li baron qui volt. Ensi s'en allérent rés à rés des murs de Constantinople, et mostrerent al pueple des Grez li valet, et distrent: Véez ici vostre seignor naturel, et sachiez, nos ne venimes por vos mal faire, ains venimes por vos garder, et por vos defendre, se vos faites ce que vos devez. Car cil cui vous obeissiez al seignor, vos tient à tort et à pechié, contre Dieu, et contre raison. Et bien savez com il a disloiaument ovré vers son seignor, et vers son frere, que il li a les els traiz, et tolu son Empire, et à pechié et véez ci le droit hoir. Se vos vos tenez à lui, voz feroiz ce que vos devroiz: et se vos nel faites, nos vos ferons le pis que nos porrons. Onques nuls de la terre et del pais, ne fist semblant que il se tenist à lui, por la tremor et por la dotance de l'empereor Alexis. Ensi s'en revindrent en l'ost arriere, et alérent chascuns à son heberge. |
74. D'autre part les barons concertérent ensemble et avisérent, que le lendemain ils feroient voir le jeune Alexis fils du legitime Empereur au peuple; et à cet effet firent equipper toutes les galères: en l'une desquelles le duc de Venise et le marquis de Montferrat entrérent, et mirent avec eux le jeune prince fils de l'empereur Isaac: es autres entrérent les barons et les chevaliers comme ils voulurent. Et ainsi s'en allérent voguans le long des murailles de Constantinople, et le firent voir aux Grecs, leurs disans: «Voicy vostre seigneur naturel; sçachez que nous ne sommes pas icy venus pour vous mal faire, mais pour vous garder et defendre, si vous faites ce que vous devez: vous sçavez que celui auquel vous obeissez maintenant, s'est méchamment et à tort emparé de l'Estat: et vous n'ignorez pas de quelle déloyauté il a usé vers son Seigneur et frere, auquel il a fait crever les yeux, et enlevé l'Empire, dont vous voyez icy parmy nous le legitime heritier. Si vous vous rangez de son party vous ferez ce que vous devez; si vous faites au contraire ne doutez pas que nous ne vous fassions du pis que nous pourrons.» Mais il n'y eut pas un seul, ny de la ville ni du plat pays qui témoigna vouloir le suivre ny prendre son party, pour la crainte qu'ils avoient de l'empereur Alexis. Et ainsi châcun s'en retourna au camp et dans ses logemens. |
75. Lendemain quant il orent la messe oïe, s'asemblérent à parlement: et fu li parlemenz à cheval enmi le champ. La peussiez veoir maint bel destrier, et maint chevalier de sus, et fu li conseils des bataille deviser quantes et quel il en auraient. Bestance i ot assez d'unes choses et d'autres. Més la fin del conseil fu tels, que al conte Baudoin de Flandres fu otroié l'avangarde, porce que il avoit mult grant plenté de bone gent, et d'archiers et d'arbalestiers plus que nuls que in l'ost feust. |
75. Le lendemain aprés avoir ouy la messe, ils s'assemblérent derechef, et tinrent conseil tous à cheval au milieu de la campagne, ou vous eussiez peu voir plusieurs beaux chevaux de bataille harnachez richement, et montez par de braves chevaliers. Le sujet de cette assemblée, fut sur l'ordonnance de leurs batailles, et de la maniere de combatre: sur quoy, aprés que toutes choses eussent esté debatuës de part et d'autre, il fut enfin arresté que le comte Baudoüin de Flandres conduiroit l'avant-garde, pource qu'il avoit plus grand nombre de braves hommes, et mesmes plus d'archers et d'arbalestriers que pas un autre baron de l'armée. |
76. Et aprés fu devisé, que l'autre bataille feroit Henris ses freres, Mahius de Vaslaincort, et Balduins de Belveoir, et maint autre bon chevalier de lor terres et de lor païs qui avec els estoient. |
76. Il fut encor arresté que Henry son frere conduiroit la seconde bataille, accompagné de Mathieu de Valincourt, Baudoüin de Beauvoir, et autres bons chevaliers de leurs terres et de leurs pays, qui estoient venus avec eux. |
77. La tierce bataille fist li cuens Hues de Sain Pol, Pierres d'Amiens ses niers, Eustaches de Cantheleu, Ansiaus de Kaieu, et maint bon chevalier de lor terre et de lor pais. |
77. La troisième seroit conduite par Hugues comte de Saint Paul, Pierre d'Amiens son neveu, Eustache de Canteleu, Anseau de Cahieu, et plusieurs bons chevaliers de leurs terres et pays. |
78. La quarte bataille fist li cuens Loeys de Blois et de Chartain, qui mult fu granz, et riche, et redotez, que il i avoit mult grant plenté de bons chevaliers, et de bone gent. |
78. Que Louys comte de Blois qui estoit un riche, puissant, et redouté Seigneur, et qui avoit à sa suitte grand nombre de bons chevaliers et de braves gens; feroit la quatrième. |
79. La quinte bataille fist Mahius de Mommorenci, et li champenois Odes de Chanlite, Joffrois li mareschaus de Champaigne fu en cèle, Ogiers de Saint Cheron, Manassiers de Lisle, Miles li Braibanzy Machaire de Sainte Menehalt, Johans Foisnons, Guis de Capes, Clarembaus ses niers, Robert de Ronçoi; totes ces genz fisent la quinte bataille. Sachiez que il i ot maint bon chevalier. |
79. La cinquiéme bataille seroit de Mathieu de Montmorency, et du champenois Eudes de Champlite: Geoffroy mareschal de Champagne fut en celle-là, avec Oger de Saint-Cheron, Manassés de l'Isle, Miles de Brabans, Machaire de Sainte-Menehoult, Jean Foisnons, Guy de Chappes, Clerembaut son neveu, et Robert de Ronçoy. Tous ceux-cy firent la cinquiesme bataille, en laquelle il y eut nombre de bons chevaliers. |
80. La sesime bataille fist li marchis Bonifaces de Monferrat, qui mult fu granz. Il i furent li Lombart, et li Toschain, et li Aleman, et totes les genz qui furent de le mont de Moncenis, trosque à Lion sor le Rône. Tuit cil furent en la bataille li Marchis, et fu devisé que il feroit la riere garde. |
80. La sixième fut du marquis Boniface de Montferrat, qui fut bien fournie et nombreuse; parce que les Lombards, les Toscans, les Alemans, et generalement tous ceux qui estoient du pays enclavé depuis le Mont-Cenis jusqu'à Lyon sur le Bhosne, s'y rangérent, et fut convenu que le marquis feroit l'arriere-garde. |
81. Li jorz fu devisé quant il se recueildroient es nés et vaissiaus et por prendre terre, ou pour vivre, ou por morir. |
81. Le jour fut aussi arresté auquel ils se devroient retirer dans leurs vaisseaux, pour ensuitte prendre terre, resolus de vaincre ou de mourir. |
82. Et sachiez que cefu une des plus doutoses choses à faire qui onques fust. Lors parlérent li evesques et li clergiez al pueple, et lors mostrérent que ils fussent confés, et feist chascuns sa devise, que il ne savoient quant Diex feroit son commandement d'els. Et il si firent mult volentiers par tote l'ost, et mult pitosement. Li termes vint si com devisés fu. Et li chevaliers, furent és vissiers tuit avec lor destriers, et furent tuit armé, les helmes laciez, et li cheval covert et enselé, et les autres genz gui n'avoient mie si grant mestier en bataille furent es grans nés tuit, et les galées furent armées et atornées totes: et li matins fu biels apres le soleil un poi levant. Et l'emperéres Alexis les attendoit à granz batailles et a granz corroiz de l'autre part. Et on sone les bozines. Et chascune galie fu à un vissiers liée por passer oltre plu delivréement. Il ne demandent mie chascuns qui doit aller devant. Mais qui ainçois puet, ainçois arive. Et li chevalier issirent des vissiers, et saillent en la mer trosque a la çainture, tuit armé, les hielmes laciez, et les glaives és mains, et li bon archier et li bon serjanz, et li bon arbalestier, chascune compaignie où endroit èle ariva. Et li Greu firent mul grant semblant del retenir. Et quant ce vint às lances baissier, et li Greu lor tornérent les dos, si s'en vont fuiant, et lor laissent le rivage. Et sachiez que onques plus orgueilleusement nuls pors ne fu pris. Adonc commencent li marinier à ovrir les portes des vissiers, et à giter les ponz fors. Et on commence les chevax a traire. Et li chevalier començent à monter sor lor chevaus, et les batailles se commencent à rengier si com il devoient. |
82. Et veritablement ce fut là la plus perilleuse entreprise qui se fit jamais. Alors les evesques et les ecclesiastiques qui estoient pour lors en l'armée, firent leurs remonstrances à tous ceux du camp, les exhortans à se confesser et à faire leurs testamens: dautant qu'ils ne sçavoient l'heure qu'il plairoit à Dieu les appeller et faire sa volonté d'eux: ce qu'ils firent de grand zele et devotion. Le jour pris estant arrivé, les chevaliers s'embarquèrent avec leurs chevaux de batailles dans les palandries, armez de pied en cap, leurs heaumes24 laçez, les chevaux sellez et couverts de leurs grandes, couvertures; les autres qui estoient de moindre consideration pour le combat, se reduisirent dans les gros et pesans vaisseaux; toutes les galères furent pareillement armées et équippées. Ce qui se fit en un beau matin peu aprés le soleil levé. Cependant l'empereur Alexis les attendoit de l'autre costé avec grand nombre d'escadrons, et force trouppes en bon ordre, les trompettes sonnans desja de toutes parts. A châque galére fut attaché un vaisseau rond pour le remorquer, et passer outre plus legerement. On ne demandoit pas qui devait aller le premier, qui aprés, châcun s'efforçant à l'envi de gagner les devants. Et les chevaliers se lançoient de leurs palandries dans la mer jusqu'à la ceinture, le heaume lacé en teste, et la lance au poing: les archers pareillement, les arbalestriers, ensemble tous les gens de pied, chacun à l'endroit où leurs vaisseaux abordèrent. Les Grecs firent contenance de leur vouloir contester la descente, mais quand ce vint aux coups, ils tournérent soudain le dos, et leur quittérent le rivage. Et sans doute on peut dire que jamais on ne prit terre avec tant de hardiesse et de braverie. Lors les mariniers commencérent de tous costez à ouvrir les portes des palandries, et à jetter les ponts dehors: on en tira les chevaux, les chevaliers montérent dessus, et les batailles se rangérent selon l'ordre qui avoit esté arresté. |
83. Li cuens Baudoins de Flandres et de Hennaut chevauche, qui l'avangarde faisoit. Et les autres batailles aprés, chascune si cum éle chevauchier devoient. Et allèrent trosque là où l'emperére Alexis avoit esté logiez, et il s'en fu tornez vers Constantinople, et laissa tenduz trés et paveillons. Et la gaingnérent nostre gent assez. De nostre baron fu tels li conseils, que il se hebergeroient sor le port devant la tor de Galathas, ou la chaiene fermoit, qui movoit de Constantinople. Et sachiez de voir, que par céle chaiene covenoit entrer, qui al port de Constantinople voloit entrer. Et bien virent nostre baron se il ne prenoient cele tor, et rompoient cele chaiene que il estoienz mort, et mal bailli. Ensi se hebergièrent la nuit devant la tor, et en la Juërie que l'en appelle le Stanor, ou il avoit mult bone ville, et mult riche. Bien se fissent la nuit eschaugaitier. Et lendemain quant fu hore de tierce, si firent une assaillie cil de la tor de Galathas, et cil qui de Constantinople lor venoient aidier en barges. Et nostre gent corrent as armes. La assembla Jachcs d'Avenes, et la soe maisne à pié. Et sachiez que il fu mult chargiez, et fu ferùz parmi le vis d'un glaive en aventure de mort. Et un suen chevalier fu montez à cheval qui avoit nom Nicholes de Janlain, et secourut mult bien son seignor: et le fist mult bien, si que il en ot grant pris. Et li cris fu levez en l'ost, et nostre gent vienent de totes parz, et li remistrent ens mult laidement, si que assez en i o tde morz et de pris, si que des tels i ot qui ne guenchirent mie à la tor, ainz allèrent as barges dunt il ére venu, et là en i ot assez de noiez; et al quant en eschapérent, et cels qui guenchirent à la tor, cil de l'ost les tindrent si prés, que il ne porent la porte fermer. Enqui refu granz li estorz à la porte, et la lor tollirent par force, et les pristrent laienz, là en i ot assez de mors et de pris. |
83. Le comte de Flandres et de Hainaut, qui conduisoit l'avant-garde marcha devant, et les autres trouppes aprés en leur rang, jusques ou l'empereur Alexis s'estoit campé: mais il avoit desja rebroussé chemin vers Constantinople, laissant ses pavillons et tentes à l'abandon, où nos gens gagnérent beaucoup. Cependant nos barons resolurent de se loger sur le port devant la tour de Galatha, où la chaisne qui le fermoit estoit tenduë d'un bord à l'autre, en sorte qu'il falloit passer par cette chaisne à quiconque eust voulu entrer dans le port; de façon que nos barons virent bien que s'ils ne prenoient cette tour, et ne rompoient la chaisne, ils estoient en fort mauvais termes, et en danger d'estre mal traitez. Cela fut cause qu'ils se logérent cette nuict devant la tour, et en la Juifverie, que l'on appelle le Stenon, qui est une fort bonne habitation et tres-riche, où ils firent bon guet durant la nuict. Le lendemain environ heure de Tierce, ceux de la tour de Galatha, et les autres qui leur venoient à la file de Constantinople au secours dans des barques, firent une sortie; et nos gens coururent soudain aux armes: Le premier qui arriva à la mélée, fut Jacques d'Avennes avec ses gens à pied, qui y eut beaucoup à souffrir, mémes il y reçeut un coup de lance dans le visage, et eût esté en grand hazard de mort, si un de ses chevaliers appellé Nicolas de Laulain ne fut venu à son secours, ayant monté à cheval pour le deffendre; et s'y comporta si vaillamment qu'il en remporta grand honneur. Cependant l'alarme s'estant épanduë au camp, nos gens y arrivérent de toutes parts, et recoignérent si vivement les autres, qu'il y en demeura grand nombre de morts et de pris: si bien que la pluspart ne peurent regagner le chemin de la tour, ains se détournérent et se mirent dans les barques dans lesquelles ils estoient venus, et y en eut beaucoup de noyez; les autres evadérent au mieux qu'ils peurent: ceux qui pensérent se sauver à la tour, furent talonnez de si prés, qu'ils n'eurent le moyen ny le loisir de fermer les portes sur eux: ce fut là où fut le plus fort du combat, dont à la fin les nostres demeurérent les maistres, les enfonçans avec un grand carnage et prise des Grecs. |
84. Ensi fu li chastiaux de Galathas pris, et li porz guigniez de Ccnstantinople per force. Mult en furent conforté cil de l'ost, et mult en loerent dam le Dieu, et cil de la ville desconforté. Et lendemain furent enz traites les nés et les vaissiels, et les galies, et li vissier. Et donc pristrent cil de l'ost conseil ensemble, por savoir quel chose il porroient faire: si asauroient la ville par mer, ou par terre. Mult s'acordérent li Venisien que les eschiéles fussient drecies es nés, et que toz li assaus fust par devers la mer. Li François disoient que il ne se savoient mie si bien aider sor mer, com il savoient. Mais quant il aroient lor chevaus et lors armes, il se sauroient mielx aider par terre. Ensifu la fin del conseil, que li Venisien assauroient per mer, et li baron, et cil de l'ost par terre. Ensi sejornérent per quatre jorz. |
84. Ainsi fut le chasteau de Galatha emporté, et le port de Constantinople gagné de vive force, dont toute l'armée fut fort réjoüye, et tous en rendirent graces à Dieu; au contraire ceux de la ville furent tres-déconfortez de cette perte, et non sans raison: car le lendemain les vaisseaux, les galéres, et les palandries y allérent surgir sans aucune resistance. Cela fait, ils tinrent conseil pour aviser à ce qui restoit à faire, et si l'on devoit attaquer la ville ou par terre ou par mer. Les Venitiens estoient d'avis de dresser les échelles sur les vaisseaux, et que tous les assauts se fissent par mer. Mais les François alleguoient qu'ils n'estoient pas si bien duits25 ny si adroits sur mer comme eux: où quand ils seroient montez sur leurs chevaux, et armez de leurs armes, ils s'en acquitteroient beaucoup mieux sur terre. Enfin il fut resolu que les Venitiens livreroient l'assaut par mer, et que les barons avec l'armée attaqueroient par terre. Et ainsi sejornérent là l'espace de quatre jours. |
85. Al cinquiesme jorz apres s'arma tote l'oz. Et chevauchiérent les batailles si com éles érent ordenées, tot par desor le port, trosque endroit le palais de Blaquerne. Et li naviles vint par devant le port de Scique endroit els, et ce fu pres del chief del port, et la si à un flum qui fiert en la mer, que on ni puet passer se par un pont de pierre non. Li Grieu avaient le pont colpé, et li baron firent tote jor l'ost laborer, et tote la nuit, par le pont affuitier. Ensi fu li ponz afuitiez, et les batailles armées au maitin. Et chevauche li uns apres l'autre, si com éles érent ordinées. Et vont devant la ville, et nus de la cité n'issi fors encontre als. Et fu mult grant merveille, que por un qu'il estoient en l'ost estoient il deux cens en la ville. |
85. Au cinquiéme, toute l'armée prit les armes, et marcha en bataille suivant l'ordre arresté au dessus du port, jusques au palais de Blaquerne26; et les vaisseaux les costoyans tant qu'ils furent vers le fonds du port, où il y a une riviere qui entre dedans, laquelle on ne peut- passer que par un pont de pierre, que les Grecs avoient rompu: mais les nostres y firent travailler le long du jour et la nuict suivante pour le refaire: estant remis en estat, ils passérent tous sur le matin sous les armes en bonne ordonnance, et vinrent les uns aprés les autres dans l'ordre prescrit jusques devant les murailles, sans que personne sortit sur eux; quoy que pour un qu'ils estoient en l'armée, il y en eût plus de deux cens dans la ville. |
86. Lors fu le conseils des barons telx, que il se hebergeroient entre le palais de Blaquerne et le chastel Buimant, qui ére une abbaie close de murs. Et lors furent tendu li tref et li paveillon te et bien fu fiére chose à regarder, que de Constantinople, qui tenoit trois lieues de front par devers la terre, ne pot tote l'ost assegier que l'une des portes. El li Venisiens furent en la mer, ès nés et ès vaissiaus; et dreciérent les eschiéles, et les mangoniaus, et les perrieres, et çrdenèrent lor assaut mult bien. Et li baron ratornèrent le lar par devers la terre, et de perrieres et des rnangoniaus. Et sachiez que il n'estoient mie en pais, que il n'ère hore de nuit ne de jor, que l'une des batailles ne fust armée par devant la porte por garder les engins et les assaillies. Et por tot ce, ne remannoit mie, que il ne feissent assez par cele porte et par autres, si que il les tenoient si corz, que six foiz ou sept les convenoit armer par tote l'ost, ne n'avoient pooir que il porcaçassent viande quatre arbalestées loing de l'ost. Et il en avoient mult poi, se de farine non: et de bacons et de sel, avoient poi. Et de char fresche, nulle chose, se il ne l'avoient des chevaus, que on lor ocioit. Et sachiez, que il n avoient viande communalment àtote l'ost trois semaines, et mult estoient perillosement, que onques par tant de gent ne furent assegiez tant de gent en une ville. |
86. Là dessus les barons avisérent de se loger entre le palais de Blaquerne et le chasteau de Boemond, qui est une abbaye close de murs, où ils tendirent leurs pavillons. Ce fut une chose étonnante et bien hardie, de voir qu'une si petite poignée de gens entreprit d'assieger Constantinople qui avoit trois lieuès de front du costé de terre, quoy qu'elle n'eût des forces que pour s'attacher à l'une de ses portes: quant aux Venitiens ils estoient en mer dans leurs vaisseaux, où ils dressérent force échelles, avec grand nombre de mangoneaux, et autres machines propres à lançer pierres, et ordonnérent fort bien leurs assauts: comme firent aussi les barons du costé de terre, avec leurs perieres et mangoneaux, où à peine ils avoient le temps de reposer; n'y ayant heure de jour ny de nuit qu'il n'y eût l'une des batailles toute armée en garde devant la porte, pour garder les machines, et veiller aux sorties: nonobstant quoy ceux de la ville ne laissoient d'en faire souvent par cette mesme porte, et les autres: ce qui les tenoit si serrez, que plus de six fois en un jour, tout le camp estoit obligé de prendre les armes; et qu'ils n'avoient la liberté d'aller fourrager et chercher des vivres quatre jets d'arc au delà du camp, en ayans fort peu et estans mal pourveus, horsmis de quelques farines dont ils avoient fait provision, ayant pareillement peu de chair salée et de sel, et point du tout de chair fraische, hors celle des chevaux qu'on leur tuoit. Bref, tout le camp n'avoit pas des vivres pour trois semaines: et d'ailleurs ils estoient en grand peril, veu que jamais tant de gens ne furent assiegez en une ville par un si petit nombre. |
87. Lors se porpensérent de un mult bon engins, que il fermérent totes l'ostes de bones lices, et de bons merriens, et de bones barres, et si en furent mult plus fort et plus seur. Li Grieu lor faisoient si souvent assaillies, que il nes laissoient reposser. Et cil de l'ost le resmetoient arrieres mult durement. Et totes foiz que il issoient, i perdoient li Grieu. |
87. Alors ils s'avisèrent d'une chose bien utile, qui estoit de fermer le camp de bonnes barriéres et pallissades: au moyen de quoy il se fortifiérent, et furent à l'avenir en plus grande asseurance. Toutefois cela n'empécha pas que les Grecs ne continuassent leurs sorties, et ne vinssent souvent attaquer le camp, sans leur donner le temps de se reposer: mais les nostres les repoussoient vertement, les Grecs y perdans tousjours quelques-uns des leurs. |
88. Un jor feissoient li Borgueignon la gait, et li Grieu lor firent un assaillie, et issirent de lor meillor gens une partie fors, et cil lor recorrurent sus: si les remistrent enz mult durement, et les menérent si prés de la porte, que granz fés de pierres lor getoit un sor als. Là ot pris uns des meillors Grex de lajenz quiot nom Constantin Liascres, et le prist Gautiers de Nuilli toz montez sor le cheval, et enqui ot Guillelme de Chanlite brisié le braz d'une pierre, dont grant domages fu, que il ére mult preuz, et mult vaillant. Toz les corps, et toz les bleciez, et toz les morz, ne vous pui mie raconter. Maiz ainz que li estorz parfinast, vint un chevalier de la masnie Henris le frere le conte Baudoin de Flandres et de Hennaut, qui ot nom Euthaices le Marchis, et ne fu arméz que d'un gamboison et d'un chapel de fer, son escu à son col, et le fist mult bien alenz metre, si que grant pris l'en dona l'on. Poi ere jorz que on non feist assaillies. Mès ne vos puis toles retraire, tant les tenoient prés, que ne pooient dormir, ne repasser, ne mangier, s'armé non. Une autre assaillie firent per une porte defors, ou le Grieu reperdirent assez. Més là si fu morz uns chevaliers qui ot a nom Guillelme Delgi, et là le fist mult bien Mahius de Valencor, et perdi son cheval al poritde la porte qui li fu morz, et maint le firent mult bien qui à celle mellée furent. |
88. Un jour les Bourguignons estans de garde, les Grecs firent une sortie avec une partie de leurs meilleurs hommes; mais ils furent fort bien receus, et rechassez si prés de la porte, que les pierres que l'on lançoit de la ville tomboient sur ceux qui les poursuivoient. Là un des plus grands seigneurs grecs, appellè Constantin Lascaris, fut pris tout à cheval qu'il estoit par Gautier de Nuilly: Guillaume de Champlite y eut le bras brisé d'une pierre, dont ce fut dommage, dautant qu'il estoit tres-vaillant et courageux. Il y en eut encore plusieurs de blessez et de tuez de part et d'autre, que je ne puis raconter. Avant que le combat finit, arriva un chevalier de la suitte de Henry frere du comte Baudoüin de Flandres, appellé Eustache le Markis, lequel n'estant armé que d'un gamboison27, et d'un chappeau de fer, l'escu au col, les ayda beaucoup à les recoigner dans la ville; en sorte qu'il en acquit beaucoup d'honneur. Depuis il ne se passa presque point de jour qu'on ne fit nombre de sorties, les ennemis nous pressans de si prés, qu'il nous estoit impossible de reposer, ny prendre nos repas, sinon armez de pied en cap. Entre autres, ils en firent une par l'une de leurs portes en laquelle ils perdirent beaucoup: mais en recompense un de nos chevaliers nommé Guillaume Delgi y demeura sur la place. Mathieu de Valincourt y fit fort bien, et eut son cheval tué sous luy sur le pont-levis de la porte: et generalement tous ceux qui se trouvérent à cette meslée s'y comportérent en gens de cœur. |
89. A cèle porte des us le palais de Blakerne, où il issoient plus souventesfois en ot Pierres de Braiecuel sel plus le pris que nus, porce qu'il ére plus prés logiez, et plus souvent i avint. Ensi lor dura cil perils et cil travaus prés de dix jorz, tant que un joesdi maitin fu lor assauts atornez, et les eschiéles. Et li Venisien r'orent le lor appareillé per mer. Ensi fu devisiés li assaus, que les deux batailles des six garderoient l'ost par defors. Et les quatre iroient a l'assaut. Li marchis Bonifaces de Monferrat garda l'ost par devers les champs, et la bataille des Champenois et des Borgoignons, et Mahius de Mommorenci: et li cuens Baudoin de Flandres et de Hennaut alla assaillir et la soa gent, et Henri ses freres, etli cuens Loeys de Blois et de Chartein, et li cuens Hues de Sain Pol, et cil qui à els se tenoient, allérent à l'assaut, et dreciérent à une barbacane deux eschiéles emprés la mer. Et li murs fu mult garnis d'Anglois et de Danois, et li assauz forz et bons, et durs, et par vive force montérent les chevalier sories eschiéles et deux serjanz, et conquistrent le mur sor als: et montérent sor le mur bien quinze, et se combatoient main à main às haches et às espées, et cels dedenz se reconfortérent, si les metent fors mult laidement, si que il en retindrent deux. Et cil qui furent retenu de la nostre gent, si furent menez devant l'empereor Alexis, s'en fu mult liez. Ensi remest li assaus devers les François et en i ot assez de bleciez, et de quassez, s'en furent mult irié li baron. Et li dux de Venise ne se fu mie obliez. Ainz ot ses nés, et ses vissiers, et sesvaissiaus ordenéz d'un front. Et cil front dur oit bien trois arbalestrées, et comence la rive à aprochier qui desus les murs, et desoz les tors estait. Lors veissiez mangoniaus giter des nés et des vissiers, et quarriaus d'arbalestre traire, et ces ars traire mult delivrément, et cels dedenz deffendre des murs et des tours niult durement que en plusors leus; et les eschiéles des nés aprochier si durement que en plusors leus s'entreferoient d'espées et de lances, et li huz ére si granz que il sembloit que terre et mer fundist. Et sachiez que les galées nosoienl terre prendre. |
89. A cette porte au dessus du palais de Blaquerne, par où les Grecs faisoient le plus ordinairement leurs sorties, Pierre de Graiel y fit mieux que pas un autre, parce qu'il estoit en un poste plus avancé, et ainsi estoit plus souvent dans les occasions. Ce peril et travail dura prés de dix jours, tant qu'un jeudy matin toutes choses furent disposées pour donner l'assaut, et les échelles dressées. Les Venitiens s'aprétérent pareillement du costé de la mer: et fut arresté que des sept batailles les trois demeureroient à la garde du camp par dehors pendant que les quatre autres iroient à l'assaut. Le marquis de Montferrat eut la charge de garder le camp du costé de la campagne, avec la bataille des Champenois, et des Bourguignons, et Mathieu de Montmorency: et le comte Baudoüin de Flandres avec ses gens, Henry son frere, le comte Louys de Blois, le comte de Saint Paul et leurs trouppes allérent à l'assaut, et dressérent leurs échelles à un avant-mur, qui estoit fortement garny d'Anglois et de Danois28, où ils donnèrent une rude attaque, quelques chevaliers montans sur les échelles avec deux hommes de pied gagnérent le mur jusques au nombre de quinze, et y combatirent quelque temps main à main, à coup de bâches et d'espées; mais ceux de dedans reprenans vigueur les rechassérent vigoureusement, et prirent deux prisonniers, qu'ils conduisirent sur le champ à l'empereur Alexis, lequel en témoigna beaucoup de joye. Ainsi cét assaut demeura sans effet, y ayant eu nombre de blessez et de navrez de la part des barons, ce qui leur causa un extréme déplaisir. D'autre costé le duc de Venise, et les Venitiens ne s'endormoient point: car tous leurs vaisseaux rangez en tres-belle ordonnance d'un front, qui contenoit plus de trois jets d'arc, commencérent courageusement bord à bord à approcher la muraille et les tours qui estoient le long du rivage. Vous eussiez veu les mangoneaux, et autres machines de guerre, affustées29 dessus le tillac des navires et des palandries jetter de grandes pierres contre la ville; et les traits d'arbarlétes et de flèches voler en grand nombre, tandis que ceux de dedans se deffendoient genereusement: d'autre part les échelles qui estoient sur les vaisseaux approcher si prés des murs, qu'en plusieurs lieux les soldats estoient aux prises, et combattoient à coups de lances et d'espées. Les crys estans si grands, qu'il sembloit que la terre et la mer deussent fondre. Mais les galères ne sçavoient où, ny comment prendre terre. |
90. Or porroiz oïr estrange proesce, que li dux de Venise qui vialz honi éré, et gote ne veoit, fu toz armez el chief de la soe galie, et ot le gonfanon Sain Marc pardevant lui, et escrient as suens que il les meissent a terre, ou se ce non il feroit justice de lor cors. Et il si firent que la galie prent terre, et il saillent fors, si portent le gonfanon Sain Marc par devant lui à la terre. Et quant li Venisien voient le gonfanon Sain Marc à la terre, et la galie lor seignor, qui ot terre prise devant als, si se tint chascuns à honni, et vont à la terre tuit. Et cil de vissiers saillent fors, et vont à la terre, qui ainz ainz, qui mielz mielz. Lors veissiez assault meryeillox, et ce tesmoigne Joffrois de Ville-Harduin le mareschaus de Champaigme, qui ceste ovre tracta, de que plus de quarante li distrent por verité, que il virent li gonfanon Sain Marc de Venise, en une des tors, et mie ne sorent qui li porta. Or oiez estrange miracle, et cil dedenz s'enfuirent, si guerpissent les murs. Et cil entrent enz, qui ainz ainz, qui mielz mielz: si que il saisissent vingt cinq des tors, et garnissent de lor gent. Et li Dux prent un batel, si mande messages as barons de l'ost, et lor fait assavoir que il avoient vingt cinq tors et seussent por voir que il nel pooent reperdre. |
90. A. la vèrité c'estoit une chose presque incroyable, de voir le grand courage et la proüesse du duc de Venise en cette occasion. Car quoy qu'il fust vieil et caduc, et ne vit goutte, il ne laissa neantmoins de se presenter tout armé sur la prouë de sa galère, avec l'estendart de Saint Marc devant soy, s'écriant à ses gens qu'ils le missent à bord, sinon qu'il en feroit justice et les puniroit. Ce qui les obligea de faire tant que la galére vint au bord; et soudain saillirent30 dehors portans devant luy la maistresse bannière de la seigneurie: que les autres n'eurent pas plustost appercuë, et comme la galére de leur Duc avoît pris terre la premiere, que se tenans perdus d'honneur et de reputation s'ils ne le suivoient, s'approchérent du bord nonobstant tous perils et empéchemens, et saillirent hors des palandries à qui mieux mieux, et donnérent un furieux assaut: durant lequel arriva un cas merveilleux, qui fut attesté à Geoffroy de VilleHardouin mareschal de Champagne par plus de quarante, qui lui asseurèrent avoir apperçeule gonfanon de Saint Marc arboré au haut d'une tour, sans qu'on sçeust qui l'y avoit porté: ce que veu par ceux de dedans, ils quittèrent la muraille, et les autres entrérent à foulle, et s'emparérent de vingt-cinq tours, qu'ils garnirent de leurs soldats. En mesme temps le Duc depécha un bateau aux barons de l'armée, pour leur faire entendre comme ils s'estoient rendus mais tres de ces vingt-cinq tours, et qu'il n'estoit pas bien aisé de les en déloger. |
91. Li baron sont si lié, que il nel pooient croire que ce soit voirs. Et li Venisien comencent à envoier chevaus et palefroiz à l'ost en batiaus, de cels que il avoient gaaigniez dedenz la ville. Et quant l'emperères Alexis vit que il furent ensi entré dedenz la ville, si comence ses genz à envoier à si grant foison vers els. Et quant cil virent que il nes porroient soffrir, mistrent le feu entre els, et les Grex. Et li vens venoit devers nos genz. Et li feus si començe si grant à naistre, que li Grex ne pooient veoir noz genz.. Ensi se retraistrent à lors tors que il avoient laissiez et conquises. |
91. Les barons furent tellement surpris de joye de cette nouvelle, qu'à peiné la pouvoient-ils croire: mais les Venitiens pour la leur confirmer, leur envolèrent en des batteaux nombre de chevaux et de palefroiz de ceux qu'ils avoient desja gagnez dans la ville. Quand l'empereur Alexis les vit ainsi entrez dans Constantinople, et s'estre emparez des tours, il y envoya une bonne partie de ses trouppes pour les en déloger. Lors les Venitiens, voyans qu'ils ne les pourroient souffrir à la longue, mirent le feu aux prochains edifices d'entre eux et les Grecs, qui estoient au dessous du vent, qui chassoit d'une telle impetuosité vers eux, qu'ils ne pouvoient plus rien voir au devant; et ainsi les Venitiens retournérent à leurs tours qu'ils avoient conquises, et puis abandonnées. |
92. A donc issi l'emperére Alexis de Constantinople à tote sa force fors de la cité par autres portes, bien loin de une liuë de l'ost. Et començe si grant genz à issir que il sembloit que ce fust toz li monz. Lors fist ses batailles ordener parmi la campaigne, et chevauchent vers l'ost. Et quant nos François les voient, si saillent as armes de totes pars. Cel jor faisoit Henri le frere le conte Baudoin de Flandres et de Hennaut la gait, et Mahius de Vaslencort, et Baudoins de Belveoir, et lor genz, qui a els se tenoient. Endroit aus avoit l ' emperères Alexis atorné granz genz, qui saldroient par trois portes fors, com il se feroient en l'ost par d'autre part. Et lors issirent les six batailles qui furent ordenées, et se rengent par devant lor lices, et lor serjans, et lor escuiers a pié par derriere les cropes de lor chevaus, et les archiers, et les arbalestiers pardevant als, et firent bataille de lor chevalier à pié, dont il avoient bien deux cens qui n'avoient mais nul cheval. Et ensi se tindrent quoi devant lor lices. Et fu mult granz sens, que se il allassent à Ia campaigne assembler à els, cil avoient si grant foison de gent, que tuit feissiens noié entr'aus. |
92. Incontinent aprés l'empereur Alexis sortit de Constantinople avec toutes ses forces par les autres portes éloignées environ d'une lieuë du camp des François, et en si grand nombre qu'il sembloit que tout le monde y fust: et là dessus les rangea en ordonnance, et dressa ses batailles pour marcher contre nos gens; lesquels d'abord qu'ils les apperçeurent, coururent aux armes de toutes parts. Or ce jour là Henry frere du comte Baudoüin de Flandres estoit de garde, avec Mathieu de Valincourt, et Baudoüin de Beauvoir, et leurs trouppes. A l'endroit où ils estaient campez, l'empereur Alexis avoit ordonné force gens pour sortir par trois portes, et les attaquer, pendant que d'un autre costé il donneroit de tout son effort, et viendroit fondre sur eux. Cependant les six batailles qui avoient esté ordonnées, ainsi qu'il a esté dit cy-devant, se rangérent au devant de leurs palissades, ayans leurs sergeans et leurs escuyers à pied joignant la crouppe de leurs chevaux; et devant eux les archers et les arbalestriers. Ils dressérent encore un autre petit bataillon de bien deux cens de leurs chevaliers qui avoient perdu leurs chevaux: et ainsi les attendirent de pied ferme devant leurs lices sans avancer: ce qui fut sagement avisé car s'ils se fussent abandonnez à la plaine pour charger les autres, ils estoient en si grand nombre que de leur foulle il les eussent accablez. |
93. Il sembloit que tote la campaigne fust coverte de batailles, et venoient li petit pas tuit ordené. Bien sembloit perillose chose, que cil n'avoient que six batailles, è li Grieu en avoient bien soixante, que il ni avoit celi qui nje fust graindre que unc des lor. Mais li nostre estoient ordené en tel maniere, que on ne pooit à els venir se par devant non. Et tant chevaucha l'empereor Alexis, quil fu si prés que on traoit des uns aus autres. Et quant ce oï li dux de Venise, si fist ses gens retraire, et guerpir les tors que il avoient conquises, et dist que il voloit vivre ou morir avec les pelerins. Ensi s'en vint devers l'ost, et descendi il meismes toz premiers à la terre, et ce que ili en pot traire de la soe gent fors. Ensi furent longuement les batailles des pelerins et des Grieus vis avis, que li Grieu ne s'osérent venir ferir en lor estal. Et cil ne voltrent eslongnier les lices. Et quant l'cmperéres Alexis vit ce, si comença ses genz a retraira. Et quant il ot ses genz raliéz, si s'en retorna arrière. Et quant ce vit li hos des pelerins, si comença à chevaucher li petit pas vers lui, et les batailles des Grès començent à aller en voie, et se traistrent ariers à un palais qui ére appellez au Philopaz.. Et sachiez, que onques Diex ne traist des plus grant perilz nuls genz com il fist cel de l'ost cel jor. Et sachiez qu'il n'i ot si hardi qui n'aust grant joie. Ensi se remest cele bataille cel jor, que plus ni ot fait si com Diex le volt. L'emperéres Alexis s'en rentra en la ville, et cil de l'ost allérent à lor herberges, si se desarmérent, qui ére mult las et travaillé, et poi mangiérent, et poi burent, car poi avoient de viande. |
93. De fait, il sembloit que toute la campagne fût couverte d'esquadrons, et venoient le petit pas en bonne ordonnance. De maniere qu'il sembloit estre chose bien perilleuse que six batailles, et encore foibles, en voulussent attendre plus de soixante, dont la moindre estoit plus grosse et renforcée d'hommei que pas une des leur; mais elles estoient ordonnées et rangées, de sorte, qu'on ne les pouvoit aborder ny charger que par devant. Enfin, l'empereur Alexis avança avec son armée, et se trouva si prés d'eux, que l'on tiroit des uns aux autres. La nouvelle en estant venuÊ au duc de Venise, il fit à l'instant retirer ses gens, et abandonner les tours qu'ils avoient conquises, disant qu'il vouloit vivre et mourir avec les pelerins. Et ainsi s'en vint droit au camp, et descendit luy-mesme des premiers en terre, avec ce qu'il peût tirer hors de ses gens. Cependant les batailles des pelerins et des Grecs furent assez long-temps vis-à-vis les unes des autres, ceux-cy n'ozans venir à la charge, et les autres ne voulans s'éloigner de leurs barrières et palissades: ce que voyant l'empereur Alexis, il commença à faire sonner la retraite; et aprés avoir rallié les siens, il rebroussa chemin en arrière. D'autre part l'armée des pelerins commença à le suivre le petit pas, et les Grecs à se retirer, tant qu'ils vinrent à un palais appellé le Philopas. Pour dire le vray, jamais Dieu ne délivra personne de plus grand peril, comme il fit les nostres en ce jour; n'y ayant eu aucun si asseuré ny si hardy, qui n'eût esté bien aise de cette retraite. Les choses donc demeurérent en cét estat, et la bataille differée par la permission de Dieu. L'empereur Alexis rentra dans la ville, et les nostres dans leur camp, où ils se desarmèrent lassez et fatiguez de cette journée; ayaris d'ailleurs beaucoup souffert par la disette: car effectivement ils mangèrent et beurent peu, estans mal fournis de vivres. |
94. Or oiez les miracles nostre Seignor, com eles sont beles tot par tot là ou li plaist. Céle nuit domagement l'emperéres Alexis de Constantinople prist de son tresor ce quil en pot porter, et mena de ses gens avec lui qui aller s'en voldrent, si s'enfui, et laissa la cité, et cil de la ville remestrent mult esbais, et traistrent à la prison ou l'emperére Sursac estoit, qui avoit les ialz traiz. Si le vestent imperialment, si l'emportérent al halt palais de Blaquerne, et l'asistrent en la halte chaiere, et li obeïrent come lor seignor. Et dont pristrent messages per le conseil l'empereor Sursac, et envoiérent en l'ost, et mandérent le fil l'empereor Sursac et les barons, que l'emperéres Alexis s'en ére fuiz, et si avoient relevé à Empereor l'empereor Sursac. Quant le valet le sot, si manda li marchis Bonifaces de Monferat, et li Marchis manda li barons par l'ost. Et quant il furent assemblé al paveillon le fil l'empereor Sursac, si lor conte ceste novelle. Et quant il oïrent, de la joie ne convint mie a parler, que onques plus grant joie ne fu faite el munde, et mult fu nostre sire loez pitousement per as toz, de ce que en si petit de terme le secoruz, et de si bas com il estoient, les ot mis al desore. Et porce puet on bien dire, qui Diex vielt aidier nuls hom ne li puet nuire. |
94. Mais voicy un rencontre où nostre Seigneur fit éclater sa toute-puissance: car cette nuit mesme l'empereur Alexis sans aucune autre occasion prit de son tresor ce qu'il peût, et avec ceux qui le voulurent suivre, s'enfuit en cachette31 et abandonna la ville. Dequoy les habitans demeurérent d'abord merveilleusement étonnez et surpris: et à l'instant s'en allérent à la prison où l'empereur Isaac, qui avoit eu les yeux crevez, estoit detenu; d'où, aprés l'avoir revestu de ses ornemens et habits imperiaux, ils l'emmenérent au palais de Blaquerne, et le firent seoir dans le throsne, luy prestans de nouveau obeissance comme à leur naturel seigneur. Aprés cela, de l'avis de l'empereur Isaac, ils envoièrent des deputez au camp, pour avertir le prince son fils, et faire entendre aux barons comme le tyran s'en estoit fuy, et comme Isaac avoit esté derechef reconnu Empereur. Sur cette nouvelle, le prince manda le marquis de Montferrat, et le marquis les barons par toute l'armée: lesquels s'estans assemblez au pavillon du prince, il leur fit part de cette nouvelle, de laquelle ils témoignérent la réjoüyssance, telle qu'on peut assez se la persuader en cette occasion, remercians et loiians Dieu tres-devotement, de ce qu'en si peu de temps il les avoit secourus, et que d'un estat si deploré où estoient leurs affaires, il les avoit mis au dessus. Ce qui fait voir que ce n'est pas sans raison qu'on dit vulgairement, qu'à celuy à qui Dieu veut ayder, nul ne peut nuire. |
95. Lors comenca à ajorner, et l'ost se comença à armer, si s'armérent tuit par l'ost, porce que il ne creoient mie bien des Grex. Et messaiges comencent à aisir un, deux ensemble, et content ces novelles meismes. Li conseils as barons et às contes fu tels, et celui al duc de Venise, que il envoièrent messaiges lajenz savoir cornent li affaires i estoit. Et se ce estoit voirs que on lor avoit dit, que on requeroit le pere, que il asseurast al telx convenances com li filz avoit faites, oh il ne lairoient mie entrer le fil en la ville. Eslit furent li message: si en fu li uns Mahius de Mommorenci, et Joff'roi li mareschaus de Champaigne fu li autres, et dui Venitien de par le duc de Venise. Ensi furent li message conduit trosque la potte, et on lor ovri la porte, et descendirent a pié, et li Griffon orent mis d'Englois et de Danois à totes les haches à la porte tresci que al palais de Blaquerne. Là trovèrent l'empereor Sursac si richement vestu que por noient demandast on home plus richement vestu. Et l'Empererix sa fame de coste lui qui ére mult belle dame, suer le roy de Ongrie: des autres hauz homes, et des haltes dames i avoit tant, que on ni pooit son pié torner, si richement atornees que éles ne pooient plus, et tuit cil qui avoient esté le jor devant contre lui, estoient cel jor tost à sa volenté. |
95. Cependant le jour ayant commencé à paroistre, tous-ceux de l'armée prirent les armes et se mirent en estat de deffense, parce qu'ils ne se fioient pas entierement aux Grecs. Mais d'ailleurs diverses personnes arrivérent au camp, qui un, qui deux, qui racontèrent et asseurèrent les mesmes nouvelles: sur quoy les barons et les comtes, et le duc de Venise avisérent d'envoyer dans la ville, pour voir comme les choses s'y passoient: et en cas que la nouvelle qui leur avoit esté debitée, fût veritable, requerir l'empereur Isaac qu'il eût à ratifier les traitez et promesses faites par le prince son fils, à faute dequoy ils ne le laisseroient retourner dans la ville. Pour cette ambassade furent éleus de la part des François Mathieu de Montmorency et Geoffroy mareschal de Champagne: et de la part du duc de Venise deux Venitiens. Ils furent conduits jusqu'à la porte, laquelle leur fut ouverte; et y estans descendus de leurs chevaux, ils furent menez jusqu'au palais de Blaquerne: toutes les rues par où ils passerent depuis la porte de la ville, jusques à l'entrée de ce palais, estans bordées d'Anglois et de Danois, armez de leurs hallebardes, que les Grecs y avoient rangez. Là ils trouvérent l'empereur Isaac si richement vestu, que malaisément on se pourroit persuader un prince plus superbement couvert: il avoit prés de luy l'Imperatrice sa femme, qui estoit une tres-belle et vertueuse princesse, sœur du roy de Hongrie: accompagnez au reste d'un si grand nombre de seigneurs et de dames magnifiquement vestus, qu'à peine on pouvoit s'y tourner: car tous ceux qui le jour precedent avoient esté contre luy, estoient ce jour là sous son obeissance. |
96. Li message vindrent devant l'empereor Sursac, et l'Empereris, et tuit li autre les honorèrent mult et distrent li message, que il voloient parler à lui privéement de par son fil, et de par les barons de l'ost. Et il se dreça si s'en entra en une chambre, et n'en mena avec lui que l'Empereris, et son chambrier, et son dragomenz et les quatre messages. Par l'acort as autres messages Joffroy de Ville-Hardoin li mareschaus de Champaigne parla à l'empereor Sursac. Sire, vois le service que nos avons fait à ton fil, et combien nos li avons sa convenance tenue. Ne il ne puet çaiens entrer trosque adonc quil ara fait nostre creant des convenz quil nos ha. Et à vos mande comme vos filz, que vos asseurez la convenance en tel forme, et en tel maniere com il nos a fait. |
96. Les ambassadeurs vinrent saluer l'Empereur et l'Imperatrice, qui les reçeurent avec grand honneur, comme firent encore tous les autres grands seigneurs de leur suitte: et dirent à l'Empereur qu'ils avoient à luy parler en particulier de la part du prince son fils et des barons de l'armée: sur quoy s'estant levé de son siege, il entra dans une chambre prochaine, où il n'emmena avec luy que l'Imperatrice, son chambellan et son interprete, et les quatre ambassadeurs, l'un desquels, sçavoir Geoffroy de VilleHardoüin mareschal de Champagne, du consentement des autres porta la parole, et tint ce discours à l'Empereur: «Sire, vous voyez et reconnoissez assez le service que nous avons rendu au prince vostre fils, et comme nous avons accomply à son égard de point en point les traitez: or par ses propres conventions il ne peut pas retourner dans Constantinople qu'il ne se soit au prealable acquitté de ce dont il est obligé vers nous. C'est pourquoy il vous prie comme vostre fils de vouloir ratifier les traitez en la mesme forme et maniere qu'il les a fait avec nous. |
97. Quelx est la convenance, (fait l'Emperéres.) tele com je vos dirai, respont li messagiers. Tot el premier chief, metre tot l'empire de Romanie à l'obedience de Rome, dont il est partie pieça. Après adonc deux cens mille mars d'argent à celx de l'ost, et viande à un an, à petiz et à granz. Et mener dix mille homes en ses vaisseaus, et à sa despense tenir par un an. Et en la terre d'oltremer à tenir cinq cens chevalier a sa despence tote sa vie qui garderont la terre. Telx est la convenance que vostre filx nos a, sele vos asseure par saremenz, et par le chartres pendanz, et par le roi Phelippe d'Allemaigne, qui vostre file a. Icestui convenant volons nos, que vos assoirez alsi. |
97. «Quels sont les traitez? dit l'Empereur: Tels que je vous les vais dire, répond l'ambassadeur: En premier lieu, de remettre tout l'empire d'Orient sous l'obeissance du saint Siege de Rome, duquel il s'est distrait il y.a desja long-temps. En second lieu, de nous payer la somme de deux cens mille marcs d'argent, et fournir nostre armée de vivres l'espace d'un an: et d'envoyer avec nous sur ses vaisseaux jusqu'à dix mil hommes de guerre, et les deffrayer ce pour un an, et d'entretenir cinq cens chevaliers à ses dépens en la terre d'outremer tant qu'il vivra. Tels sont les traitez dont le prince vostre fils est convenu avec nous, et qu'il s'est obligé d'observer tant par serment, que par ses patentes deuëment scellées de son sceau, et de celuy du roy Philippes d'Allemagne vostre gendre: nous desirons pareillement que vous ayez à ratifier et confirmer ces conventions. |
98. Certes {fait l'Emperères) la convenance est mult grant, ne je ne voi coment elle puisse estre ferme, et ne pour quant vos l'avez tant servi, et moi, et lui, que se on vos donoit trestot l'Empire, se l'ariez vos bien deservi. En maintes manières i ot paroles dites et retraites, mais la fins si fu telx, que li peres asseura les convenances si com li fils les avoit asseurée, par sairemenz, et par chartres pendanz bullées d'or. La chartre fu delivrée as messages. Ensi pristrent congié à l'empereor Sursac, et tornérent en l'ost arrière, et distrent as barons qu'il avoient la besoigne faite. |
98. «Certes, répond l'Empereur, ces traitez sont de haute consequence, et ne vois pas comme on les puisse accomplir, toutefois vous avez tant fait et pour moy et pour luy, que quand on vous donneroit tout l'Empire, vous l'avez bien merité.» Il y eut encor d'autres propos tenus de part et d'autre, dont la fin fut, que le prince ratifieroit les conventions de son fils, en la propre forme qu'il les avoit faites, par serment et par ses bulles d'or, lesquelles furent délivrées à l'instant aux ambassadeurs. Et là dessus ils prirent congé de l'empereur Isaac, et s'en retournérent au camp, où ils firent entendre aux barons ce qu'ils avoient negotié. |
99. Lors montérent li baron à cheval, et amenèrent le vallet à mult grant joie en la cité à son pere, et li Grè li ovrirent la porte, et le reçurent à mult grant joie, et à mult grant feste. La joie del pere, et del fil fu mult grant, que il ne s'estoient pieça veu: et que de si grant poverté, et de si grant essil furent torné a si grant haltesce, par Dieu avant, et per les pelerins aprés. Ensi fu la joie mult grant dedenz Constantinople, et en l'ost defors des pelerins, et de l'honor, et de la victoire que Diex lor ot donnée: et lendemain proia l'Emperéres às contes et às barons, et ses fils meismes, que il por Dieu s'allassent herbergier d'autre part del port, devers le Stanor, que se il se herberjoient en la ville, il doteroient la mellée d'als et des Grius: et bien en porroit la cité estre destruite. Et il dient que il l'avoient tant servi en mainte maniere, que il ne refuseroient ia chose qui lor proiassent. Ensi s'en allèrent herbergier d'altre part. Ensi sejornérent en pais et en repos, en grant plenté de bones viandes. |
99. Aprés quoy ils montérent tous à cheval, et amenérent le Prince avec grand cortége dans la ville à l'Empereur son pere. Les Grecs leur ouvrirent la porte, et reçeurent d'une merveilleuse.allegresse leur jeune seigneur: la joye que le pere et le fils témoignérent, et l'accueil qu'ils s'entrefirent en cét abord, ne se peut exprimer, veu le temps qu'il y avoit qu'ils ne s'estoient veus, et que d'une telle pauvreté et misere de l'un, et d'un si long exil de l'autre, ils estoient derechef contre toute esperance, rentrez en la dignité imperiale, par la grace de Dieu, et par l'ayde et secours des pelerins; ainsi la réjoüyssance fut grande, tant en la ville, pour le recouvrement de leur legitime Prince, que dehors au camp, pour l'honneur de la belle victoire qu'il avoit pleû à Dieu octroyer aux pelerins. Le jour ensuivant l'Empereur pria les comtes et les barons, et son fils mesme, de vouloir aller prendre leurs logemens au delà du port, vers le Stenon: apprehendant que s'ils logeoient en la ville, il ne survint quelque digerent et ne s'élevast quelque çontraste entre eux et les Grecs, ce qui pourroit causer la ruine de la ville; à quoy ils repartirent, qu'ils l'avoientsi bien servy en tant de façons, qu'ils ne luy refuseroient chose aucune dont il les priast. Et ainsi s'en allérent loger de l'autre costé, où ils sejournérent en paix et repos, et avec abondance de toute sorte de vivres. |
100. Or poez savoir que mult de cels de l'ost allérent à veoir Constantinople, et les riches palais, et les yglises altes, dont il avoit tant, et les granz richesses que onques en nulle villes tant n'en ot. Des santuaires ne covient mie à parler, que autant en avoit il à ice jor en la ville, com il remanant du monde. Ensi furent mult communel li Grieu et li François de totes choses, et de merchandises, et d'autres biens. Par le communs conseil des François et des Grex fu devisé, que li noviaus Emperére seroit encoronez à la feste monseignor Sain Pierre entrant August. Ensi fu devisé, et ensi fu fait. |
100. Il est aisé de se persuader que la pluspart de ceux de l'armée eurent la curiosité d'aller voir cette belle et grande ville de Constantinople: les riches palais et les superbes églises et monastères qu'elle a dans son enceinte, et toutes les richesses qu'elle possede, dont le nombre est si grand, que l'on peut dire asseurément qu'il n'y a ville au monde qui en aye tant. Je ne parle point des reliques, y en ayant pour lors dans la ville autant qu'en tout le reste du monde. Les Grecs et les François demeurèrent fort unis, s'entrecommuniquans par le commerce de marchandises et autres choses. En suitte de quoy, et de l'avis et du consentement des uns et des autres, fut arresté que le nouveau Empereur seroit couronné le jour de saint Pierre sur la fin du mois de juin. |
101. Coronez fu si haltement et si honoréement corn l'en faisoit les Emperéres grex al tens. Aprés comença à paier l'avoir que il devoit à cels de l'ost, et il le départirent per l'ost, et rendirent à chascun son passage tel com il l'avoient paie en Venise. Li novials Emperéres alla sovent veoir les barons en l'ost, et mult les honora tant com il pot plus faire. Et il le dut bien faire, quar il l'avoient mult bien servi. Un jor vint as barons privéement en l'ostel le conte Baudoin de Flandres et de Hennaut. Enqui fu mandé li dux de Venise, et li halt baron privéement. Et il lor mostra une parole, et dist. Seignor, je suis Emperére par Dieu et par vos: et fait m'avez plus halte service que onques gens feissent mais a nul home chrestien. Sachiez, que assez genz me mostrent bel semblant qui ne m'aiment mie. Et mult ont li Grieu grant despit, quant je, par vos forces fu entrez en mon héritage: vostre terme est prés, que vos vos en devez r'aler. Et la compaignie de vos, et de Venisiens ne dure que trosque à la feste Sain Michel. Dedenz si eort terme, ne puis vostre convent assovir. Sachiez se vos me laissiez, li Grieu me héent por vos, je reperdrai la terre, et si m'occiront. Mais faiçois une chose que je vos dirai, demoressiez trosque al mars, et je vos alohgeroie vostre estoire de la feste Sain Michel en un an, et paieroie le costement as Venitiens, et vos donroie ce que mestier vos seroit trosque à la Pasque. Et dedenz cel termine aroie ma terre si mise à point, que je ne la poroie reperdre. Et vostre convenance si seroit attendue que je auroie l'avoir paié, qui me vendroit de par totes mes terres: et je seroie atornéz de navile de aller avec vos, ou d'envoier, si com je le vos ai convent. Et lor ariez l'esté de lonc en lonc por ostoier. |
101. Cela fut executé avec toute la solemnité et magnificence qu'on avoit coutume d'observer pour les empereurs Grecs. On commença aprés à payer ce qu'on devoit à ceux de l'armée, et on remboursa un châcun de ce qu'il avoit avancé pour son embarquement à Venise; le nouveau Empereur visitant souvent les princes et barons au camp, ausquels il rendit autant d'honneur qu'il pût: à quoy veritablement il estoit obligé, veu les grands services qu'ils luy avoient rendus. Or un jour il vint vers eux privément au logis du comte de Flandres, où le duc de Venise et les principaux de l'armée furent mandez, et là leur tint ce discours: «Seigneurs, je puis dire qu'aprés Dieu, A je vous ay l'obligation entière d'estre Empereur, et que vous m'avez rendu le plus signalé service, qui fut jamais fait à aucun prince chrestien. Mais il faut que vous sçachiez que plusieurs me font bon visage, qui dans leur interieur ne m'ayment point; les Grecs ayans un grand dépit de ce que je suis rétabli dans mes biens par vostre moyen: au reste, le terme approche que vous vous en devez retourner, et l'association d'entre vous et les Venitiens ne dure que jusques à la Saint Michel: et comme le terme est court, il me seroit du tout impossible d'accomplir les traitez que j'ay faits avec vous: d'ailleurs si vous m'abandonnez, je suis en danger de perdre et ma terre, et la vie; car les Grecs ont conceu une haine contre moy à cause de vous. Mais si vous le trouvez bon, faisons une chose que je vous vay dire: si vous voulez demeurer jusqu'au mois de mars, je ferois en sorte de prolonger vostre assoiciation jusqu'à la Saint Michel qui vient en un an, et payerois le deffray aux Venitiens: et cependant je vous ferois fournir ce qui vous seroit necessaire. jusques aux Pasques suivantes, esperant dans ce terme là avoir donné si bon ordre à mes affaires, que je n'aurois aucun sujet de craindre. Et cependant j'accomplirois ce à quoy je vous suis tenu, au moyen du revenu de toutes mes terres. J'aurois aussi le temps de m'équipper de vaisseaux pour m'en aller avec vous, ou y envoyer suivant le traité, et lors vous auriez tout l'esté pour camper à vostre loisir.» |
102. Li baron distrent que il en parleroient sanz lui. Ils connurent bien que c'ére voirs que il disoit. Et que c'ére mielz por l'Empereor et por als. Et il respondirent que il nel pooicnt faire se par le commun de l'ost non. Et cil en parleraient à cels de l'ost, et l'en respondroient ce que il poroient trover. Ensi s'en parti l'emperércs Alexis d'els, et s'en r'alla en Constantinople ariéres. Et ils remestrent en l'ost, et pristrent lendemain un parlement, et furent mandé tuit li baron, et li chevetaigne de l'ost, et des chevaliers la graindre pertie. Et lors fu à toz ceste parole retraite, si com l'Empereor lor ot requise. |
102. Les barons luy firent réponse qu'ils en aviseroient ensemble, quoy qu'ils connussent bien qu'il disoit la verité, et que c'estoit effectivement le meilleur tant pour l'Empereur que pour eux: mais qu'ils ne le pouvoient faire sans en communiquer à toute l'armée: et que lors qu'ils l'auroient fait, ils luy feroient entendre ce qui auroit esté resolu. Sur cela l'empereur Alexis se departit des barons, et retourna à Constantinople. Le conseil fut assigné au lendemain, où tous les barons et les capitaines de l'armée, et la plus grande partie des chevaliers furent appellez, ausquels on proposa l'ouverture qui leur avoit esté faite par l'Empereur. |
103. Lors ot mult grant discorde en l'ost, si com il avoit eu maintes foiz de cels qui volsissent que li ost se departist, que il lor sembloit que elle durast trop. Et céle partie qui a Corfol avoit eu la discorde semonstrent les autres de lor sairemenz, et distrent, baillez nos li vaissiaus, si com vos le nos avez juré, car nos en volons aller en Surie. Et li autre lor crioient merci, et distrent. Seignor, por Dieu ne perissons l'honor que Dieus nos a faite. Se nos allons en Surie, l'entrée de l'iver est, et quant nos y vendrons ne nos ne porons ostoier. Ensique ért la besoigne nostre Seignor perdue. Mais se nos attendons trosque al marz, nos lairons cest Empereor en bon estat, et nos en irons riche d'avoir et de viandes, et puis nos en irons en Surie, et corrons en la terre de Babilloine, et nostre estoires nos dura trosque à la Sain Michel, et de la Sain Michel trosque à la Pasque. Porce que il ne se porront partir de nos por l'iver. Et ensi porra estre la terre d'oltremer aquise. |
103. Sur quoy il y eut diversité d'avis qui passérent jusques aux discordes, comme il y avoit eu plusieurs fois, de la part de ceux qui vouloient que l'armée se deffit: parce qu'il leur sembloit que ce voyage alloit trop en longueur. Ceux du party qui avoient monopolé à Corfou, sommoient les autres de leurs sermens, et de leur fournir des vaisseaux, ainsi qu'il leur avoit esté promis, pour passer en la Terre sainte. Les autres au contraire les prioient à mains jointes, de vouloir demeurer, et leur disoient: «Seigneurs, au nom de Dieu ne ternissons et ne perdons pas l'honneur que Dieu nous a fait: considerez que si nous allons en Syrie, nous ne pouvons y arriver que sur l'entrée de l'hyver, en sorte qu'il nous sera impossible de camper; et par ce moyen l'occasion du service de Dieu s'évanouira et se perdra entièrement. Ou si nous attendons jusqu'au renouveau nous laisserons cet Empereur paisible de ses Estats, et lors nous partirons d'icy, riches de tous biens, et équippez de vivres et autres commoditez, et passerons en Syrie, et de là en Egypte, et en Babylone, et par ce moyen nostre association durera jusqu'à la saint Michel; et de la saint Michel jusqu'à Pasques: dautant que les Venitiens ne pourront se departir d'avec nous à cause de l'hyver et du mauvais temps:ce qui facilitera le progrés de la conqueste d'outremer.» |
104. Il ne chaloit à cels qui l'ost voloit depeçier de meillor, ne de pejor, mais que il l'ost se departist. Et cil qui l'ost voloient tenir ensemble, travaillèrent tant à l'aie de Dieu que li afaires fu mis à fin, en tel manière, que li Venisiens rejurérent un an de la feste Sain Michel à retenir l'estoire. Et l'emperéres Alexis lor dona tant que fait fu. Et li pelerin lor rejurérent la compaignie à tenir, si com il l'avoient fuit autre foiz, à cel termine meismes. Et ensi fu la concorde et la pais mise en l'ost. Lors lor avint une mult grant mesaventure en l'ost, que Mahius de Mommorenci que ére uns des meillor chevalier del roiaume de France, et des plus prisiez, et des plus amez, fû mors. Et ce fû grant diels, et grant domages, uns des greignors qui avenist en l'ost d'un sol home; et fu enterrez en une yglise de monseignor Sain Johan de l'hospital de Jerusalem. |
104. Il n'importoit à ceux qui vouloient rompre l'armée ny du meilleur ny du pire, de commodité ny d'incommodité, pourveu qu'ils arrivassent à leur fin. Mais ceux qui s'estoient proposé le bien public et travailloient à retenir l'armée ensemble, firent tant avec l'ayde de Dieu que leur bonne intention prevalut, en sorte que les Venitiens accordérent derechef la prolongation de leur flotte de la Saint Michel prochaine à un an, au moyen de ce que l'empereur Alexis leur donna tant qu'ils y consentirent. Et les Pelerins ayans reciproquement renouvellé l'association qu'ils avoient avec eux pour le mesme terme, la concorde et la paix fut parfaitement rétablie en l'armée. Environ ce mesme temps leur arriva un grand malheur, par la mort de Mathieu de Montmorency, qui estoit l'un des meilleurs chevaliers du royaume de France, et des plus estimez et cheris; cette perte fut tres-sensible et dommageable à l'armée, quoy que causée par la mort d'un seul homme. Il fut enterré en l'église de Saint Jean de l'Hospital de Hierusalem. |
105. Aprés par li conseil des Grius et des François, issi l'emperéres Alexis à mult grant compaignie de Constantinople, por l'Empire aquirer, et metre à sa volenté. Avec lui en alla grant partie des barons, et l'autre remest por l'ost garder. Li marchis Bonifaces de Monferrat alla avec lui, et li cuens Hues de Sain Pol, et Henris le frere le conte Baudoins de Flandres et de Hennaut, et Jaques d'Avesnes, Guillelmes de Chanlite, et Hues de Colemi, et altres genz assez dont li livre ore se taist. |
105. Ensuitte l'empereur Alexis par le conseil des Grecs et des François partit de Constantinople avec une puissanté armée, pour reduire le reste de l'Empire soûs son obeïssance, et fut accompagné en cette expedition d'une grande pàrtie des barons, tandis que l'autre demeura à la garde du camp. Ceux qui l'accompagnérent, furent entre autres, le marquis de Montferrat, Hugues comte de Saint Paul, Henry frere du comte de Flandres, Jacques d'Avesnes, Guillaume de Champlite, Hugues de Colemy, et nombre d'autres. |
106. En l'ost remaint li cuens Baudoins de Flandres et de Hennaut, et li cuens Loeys de Blois et de Chartein, et la graindre partie des pelerins. Et sachiez que en céle ost ou l'Emperéres alla, che tuit li Grieu de l'une part et del l'autre des Braz vindrent à lui, et à son comandement, et à sa volenté. Et li firent fealté et homage com à lor seignor, fors solement Johanis qui ére roi de Blakie et de Bougrie. Et cil Johanis si éres uns Blaqui qui ére reveléz contre son pere et contre son oncle, et les avoit guerroiéz vingt anz; et avoit tant de la terre conquis sor als, que rois s'en ére fait riches. Et sachiez que de céle partie del Braz Sain George devers occident, poi en falloit que il ne l'en avoit tolu pres de la moitié. Icil ne vint pas à sa volenté, ne à sa merci. |
106. Ceux qui demeurérent au camp furent Baudoüin comte de Flandres et de Haynault, Louys comte de Bloys et de Chartres, et la meilleure partie des pelerins. Par tout où l'Empereur conduisit son armée, les Grecs d'une part et d'autre du Bras de Saint-George se soûmirent à son obeïssance, et luy firent serment de fidelité comme à leur legitime Seigneur; à la reserve de Jean roy de Valachie. Ce Prince estoit un Valache, qui s'estoit revolté contre son pere et contre son oncle, et leur avoit fait la guerre par l'espace de vingt ans, et avoit tant conquis sur eux qu'il s'estoit fait un fort riçhe et puissant Estat; ayant étendu ses limites bien avant dans cette partie du Bras de Saint-George qui est vers l'Occident; et mesmes peu s'en falloit qu'il n'en occupast la moitié. Ce prince donc ne voulut pas reconnoistre l'Empereur. |
107. Endementiers que l'emperéres Alexis fû en cele ost, si r'avint une mult grant mesaventure en Constantinople, que une melèe comença de Grieus et des Latins qui erent en Constantinople estagier, dont il en i avoit mult et ne sai quex genz por mal mistrent li feu en la ville. Et cil feu fu si granz et si orribles que nul hom nel pot estaindre ni abaissier. Et quant ce virent li baron de l'ost qui estoient herbergié d'autre part del port, si furent mult dolent, et mult en orent grant pitié, cum il virent ces haltes yglises, et ces palais riches, fondre et abaissier. Et ces granz rues marcheandes ardoir en feu, et il n'en pooient plus faire. Ensi porprist le feu desus le port à travers tresci que parmi le plus espés de la ville, trosque en la mer d'autre part, rez à rez del mostier Sainte Sophie, et dura huit jorz, que onque ne pot estre estainz par home, et tenoit bien li frons del feu, si coni il aloit ardant, bien de une liuë de terre. |
107. Pendant qu'Alexis estoit avec son armée en campagne, il survint un insigne malheur et un grand desastre à Constantinople, par une querelle qui s'alluma entre les Grecs et les Latins qui y estoient habituez en grand nombre; durant laquelle je ne sçai quelles gens mirent malicieusement le feu dans la ville, qui fut si grand et si horrible, qu'on ne le pût éteindre, ny appaiser. Ce que les barons de l'armée qui estoient logez au delà du port ayant apperceu, ils en furent fort fâchez, et eurent grande compassion de voir ces hautes églises et ces beaux palais tomber et se consommer en cendres: et les grandes rues marchandes avec des richesses inestimables toutes en feu et en flammes, sans qu'ils pussent y apporter remede. Ce feu prit depuis le quartier qui avoisine le port, et gagnant le plus épais de la ville, brûla tout ce qui se rencontra jusques à l'autre part qui regarde la mer de la Propontide, le long de l'église Sainte Sophie: et dura huit jours sans qu'il pût estre éteint, tenant bien une lieuë de front. |
108. Del domage, ne de l'avoir, ne de la richesse, qui la fu perduz ne vos porroit nus conter, et des homes, et des fames, et des enfanz dont il ot mult ars. Tuit li Latin qui estoient herbergié dedenz Constantinople, de quelque terre que il fussent, ni ossérent plus demorer, ainz pristrent lor fames, et lor enfanz, et que il en porent traire del feu, ne escamper. Et entrérent en barges, et en vaissiaus, et passérent le port devers les pelerins, et ne furent mie pou, que il furent bien quinze mil que petiz que granz. Et puis orent il grant mestier às pelerins, que il fussent oltre passé. Ensi furent desacointié le Franc et li Grec, que il ne fusrent mie si communel com il avaient esté devant. Si ne s'en sorent à cui plaindre qu'il lor pesa d'une part et d'autre. |
108. Quant au dommage que causa le feu, et les richesses que cét embrasement consomma, c'est chose qui ne se peut estimer, non plus que le nombre des hommes, femmes et enfans qui y finirent leurs jours par les flammes; à cause dequoy tous les Latins qui estoient habituez dans Constantinople, de quelque contrée qu'ils fussent, n'y ozèrent plus demeurer, et furent obligez de se retirer avec leurs femmes et enfans, et tout ce qu'ils purent sauver du feu, dans des barques et autres vaisseaux au mieux qu'ils purent vers les pelerins: en si grand nombre qu'ils se trouvèrent bien quinze mil, tant grands que petits. Il vint aussi bien à propos aux pelerins, de ce qu'ils passérent ainsi vers eux. De là en avant il n'y eut plus si bonne intelligence entre les François et les Grecs comme auparavant; ne sçachans neantmoins et les uns et les autres à qui s'en plaindre, ny à qui en attribuer la cause, leur restant le seul déplaisir de cét accident. |
109. En cel termine lor avint une chose, dont li baron et cil del l'ost furent mult iré, que li abbés de Loçes, qui ére saint hom et prodom, fu morz, et qui avoit volu li bien de l'ost, et ére moines de l'ordre de Cistials. Ensi demora l'emperéres Alexis mult longuement en l'ost où il fu issus trosque à la Sain Martin. Et lors revint en Constantinople arriére. Mult fu grant joie de lor venue, que li Grieu et les dame de Constantinople allérent encontre lor amis à granz chevauchies. Et li pelerin r'alérent encontre les lor, dont il orent mult grant joie. Ensi s'en rentra l'emperéres en Constantinople, el palais de Blaquerne. Et li marchis de Monferrat, et li autre baron s'en reparierent avec les pelerins. |
109. Vers ce mesme temps arriva un autre malheur, qui causa bien de la tristesse aux barons et à ceux de l'armée, qui fut la mort de l'abbé de Los, de l'ordre de Cisteaux, qui estoit un sainct homme, et de bonne vie, et qui avoit toûjours travaillé au bien commun de l'armée. L'empereur Alexis demeura de la sorte en campagne fort long-temps, et jusques à la Saint Martin qu'il retourna à Constantinople, où on le reçeut avec grand témoignage de réjoüyssance. Les principaux Grecs, hommes et dames de la ville, allérent à grand cortége et suitte au devant de leurs parens et amis, comme firent aussi les pelerins, au devant des leurs. Ainsi l'empereur Alexis rentra en la ville et se logea au palais de Blaquerne, et le marquis de Montferrat avec les autres barons se retirérent au camp. |
110. L'Emperéres qui mult ot bien fait son afaire, et mult cuida estre d'elx desseuré, s'en orgueilli vers li baron, et vers cels que tant de bien li avoient fait. Ne les alla mie veoir si com il soloit faire en l'ost. Et il envoient à lui. Et prioient que il lor feist paiement de lor avoir, si com il lor avoit convent. Et il les mena de respit en respit. Et lor faisoit dotes en altres petit paiemenz et povres. Et en la fin devint noienz li paiemenz. Li marchis Bonifaces de Monferraz qui plus l'avoit des autre servi, et mielz ére de lui, i alla mult savent: et li blasmoit le tort que il avoit vers els, et reprovoit le grant service que il li avoient fait, que onques si granz ne fu fait à nul home. Et il le menait par respit, ne chose qu'il lor creançast ne tenoit. Tant que il virent, et conurent clérement, que il ne queroit se mal non. Et pristrent li baron de l'ost un parlement, et li dux de Venise, et distrent qu'il conoissoient que cil ne lor attendroit nul convent; et si ne lor disoit onques voir, et qu'il envoiassent bons messages por requérre lor convenance, et por reprover lou service que ii li avoient fait, et se il le voloit faire prinssent le: et s'il nel voloit, faire, deffiassent le de par als. |
110. Cependant le jeune Empereur estimant avoir de tous points rétably ses affaires, et estre independant de qui que se fût, vint tout à coup à s'en orgueilhr, et à se méconnoistre vers les barons ausquels il avoit tant d'obligation, et qui l'avoient si utilement servi: commençant à les visiter moins souvent qu'il avoit coutume de faire; eux d'autre part envoyoient à toute heure vers luy pour avoir raison de l'execution de leur traité, sans qu'ils en pûssent tirer aucune satisfaction, les menant de delay, et faisant de petits et chetifs payemens de fois à autre, tant que le tout fut reduit à neant. Le marquis de Monferrat, qui luy avoit rendu de grands services, et qui estoit bien venu de luy, l'alla voir souvent pour luy reprocher le tort qu'il avoit de se comporter ainsi vers eux, après en avoir tiré un ayde et un secours si considerable en ses plus urgentes necessitez, et tel que jamais ne fut fait à aucun prince: et qu'au lieu de reconnoissance, il les amusoit par des fuittes, et ne tenoit chose aucune de ce à quoy il s'estoit obligé par les traitez qu'ils avoient ensemble. Mais à la fin ils s'apperçeurent et connurent clairement sa mauvaise volonté, et qu'il ne cherchoit que les occasions de leur faire un mauvais tour. Ce qui obligea les barons et le duc de Venise de s'assembler pour aviser à ce qui estoit à faire en cette occurrence: et furent d'avis, attendu que il leur estoit trop notoire que ce prince n'avoit aucune intention d'accomplir les conventions, et que jamais il ne leur disoit verité, usant toûjours de dissimulation, d'envoyer vers luy une fois pour toutes, pour le sommer d'effectuer ses promesses, et luy reprocher le service qu'ils lui avoient rendu: que s'il avoit dessein de les accomplir, ils l'acceptassent sa parole: sinon, qu'ils le deffiassent de par eux, et luy declarassent la guerre. |
111. A cel message fù esliz Coenes de Betune, et Geoffroy de Ville-Hardoin li mareschaus de Chamf oigne, et Miles le Braibanz de Provinz. Et li dux de Venise envoia trois hals homes de son conseil. Ensi montérent li message sor lor chevax, les espées çaintes, et chevauchérent ensemble trosque al palais de Blaquerne. Et sachiez que il allérent en grant peril et en grant aventure selonc la traïson às Grex. Ensi descendirent à la porte, et entrérent és palais et trovèrent l'empereor Alexis, et l'empereor Sursac son pere seans en deux chaieres, lez à lez. Et delez aus seoit l'Empereris, qui ére fame al pere, et marastre al fil, et ére suer al roi de Hungrie, belle dame et bone. Et furent à grant plenté de halt genz, et mult sembla bien cort al riche prince. |
111. Pour cette ambassade furent choisis Conon de Bethune, Geoffroy de Ville-Hardouin mareschal de Champagne, et Miles de Brabans de Provins; et de la part du duc de Venise, trois principaux de son conseil: lesquels montez sur leurs chevaux, l'espée ceinte, allérent de compagnie jusqu'au palais de Blaquerne: non toutefois sans danger de leurs personnes, à cause de la trahison qui est ordinaire aux Grecs. Estans descendus à la porte, ils entrerent au palais, où ils trouvérent l'empereur Alexis, et l'empereur Isaac son pere, assis en leurs chaires imperiales, à costé l'un de l'autre; et prés d'eux, l'imperatrice belle-mere d'Alexis, laquelle estoit sœur du roy de Hongrie, une fort belle et bonne dame; avec si grand nombre de seigneurs de condition, que cette suitte ressentoit bien la cour d'un puissant et riche prince. |
112. Par le conseil às autres messages, mostra la parole Coenes de Betune, qui mult ére sages et bien emparlèz. Sire, nos sommes à toi venu de par le baron de l'ost, et de par le duc de Venise: et sachies tu que il te reprovent que il t'ont fait, com la gent sevent, et cum il est apparissant. Vos lor avez juré vos et vostre pere la convenance à tenir, que vos lor avez convent, et vos chartres en ont. Vos ne lor avez mie si bien tenuë, com vos deussiez. Semont vos en ont maintes foiz, et nos vos en semmonons voiant toz vos barons, de par als, que vos lor taignoiz la convenance que est entre vos et als. Se vos la faites, mult lor ert bel. Et se vos nel faites, sachiez que dés hore en avant il ne vous tiegne ne por Seignor, ne por ami: ainz parchaçeront que il auront le leu en totes les manieres que il porront, et bien vos mandent il, que il ne feroient ne vos, ne altrui mal, tant que il aussent deffié, que il ne firent onques traïson, ne en lor terre n'est il mie acostumé que il le façent. Vos avez bien oï, que nos vos avons dit, et vos vos conseilleroiz si com vos plaira. Mult tindrent li Greu à gran mervaille, et à grant oltrage ceste deffiance, et distrent çue onques mais nus navoit esté si hardiz, qui ossast l'empereor de Constantinople deffier en sa chambre. Mult fist às messages malvais semblant l'emperéros Alexis, et tuit li autres qui maintes fois lor avoient fait multi bel. |
112. Conon de Bethune, comme sage et eloquent, porta la parole du consentement des autres, et tint ce discours au jeune Empereur: «Sire, nous sommes icy envoyez vers vous de la part des barons françois et du duc de Venise, pour vous remettre devant les yeux les grands services qu'ils vous ont rendus, comme châcun sçait, et que vous ne pouvez dénier: vous leur aviez juré, et vostre pere, de tenir les traitez que vous avez fait avec eux, ainsi qu'il paroist par vos patentes qu'ils ont, scellées de vostre grand seau; ce que vous n'avez fait toutefois, quoy que vous en soyez tenus. Ils vous ont sommé plusieurs fois, et nous vous sommons encores derechef de leur part en presence de vos barons, que vous ayez à satisfaire aux articles arrestez entre vous et eux: si vous le faites, à la bonne heure, ils auront occasion de se contenter: si au contraire, sçachez que d'ores en avant ils ne vous tiennent ny pour seigneur ny pour amy; mais vous declarent qu'ils se pourvoieront en tontes les manières qu'ils aviseront, et veulent bien vous faire sçavoir, qu'ils ne voudroient vous avoir couru sus, ny sur aucun autre sans deffy; n'estant pas la coutume de leur pays d'en user autrement, ny de surprendre aucun, ou faire trahison. C'est donc là le sujet de nostre ambassade, sur quoy vous prendrez telle resolution qu'il vous plaira.» Les Grecs furent merveilleusement surpris de ce defly, et le tinrent à grand outrage, disans que jamais aucun n'avoit esté si hardy de deffier l'empereur de Constantinople en sa chambre et en personne. Aussi l'empereur Alexis témoigna aux ambassadeurs estre tres-mal satisfait, et leur fit mauvais visage, aussi bien que tous les autres qui auparavant leur avoient esté amis. |
113. Li bruis fu mult granz par la dedenz, et li message s'en tornent, et vienent à la porte, et montent sur les chevaus. Quant il furent de fors la porte, ni ot celui nefust mult liez, et ne fu mie granz mervoille, que il érent mult de grant peril escampé: que mult se tint à pou, que il ne furent tuit mort, et pris. Ensi s'en revindrent à l'ost, et contérent às barons, si com il avoient esploitié. Ensi comença la guerre et forfist qui forfaire pot, et par terre et par mer. En main lieu assemblérent li Franc et li Grieu. Onques (Dieu merci) n'asemblérent ensemble, que plus n'y perdissent li Grieu que li Franc. Ensi dura la guerre grant piece, trosque enz el cuer de l'yver. Et lors se porpensérent li Grieu d'un mult grant enging, qu'il pristrent dix sept nés granz, les emplirent toutes de granz merriens, et des prises, et d'estoppes, et de poiz, et des toniaus, et attendirent tant que li vent venta devers aus mult durement. Et une nuit, à mie nuit mistrent le feu és nés: et laissent les voiles aller al vent, et li feu allumer mult halt: si que il sembloit que tote la terre arsist. Et ensi s'en vienent vers les navires des pelerins, et li criz liéve en l'ost, et saillent às armes de totes parz. |
113. Là dessus le bruit se leva fort grand au palais, les deputez cependant sortirent et remontèrent promptement sur leurs chevaux: lors qu'ils furent hors la porte il n'y eut aucun d'eux qui ne se tint tres-heureux, et non sans raison, de se voir échappé d'un si grand peril, peu s'en estant fallu qu'ils ne fussent tous pris ou tuez. Et ainsi retournérent au camp, et racontérent aux barons comme le tout s'estoit passé. Dès ce jour là la guerre commença entre les Grecs et les François, châcun faisant le pis qu'il pouvoit tant sur mer que sur terre. Il y eut en plusieurs lieux diverses rencontres et divers combats entre eux, mais Dieu mercy les Grecs y eurent toûjours du pire. Cette guerre dura long-temps, et jusques au cœur de l'hyver, que les Grecs s'avisérent de ce stratageme; ils prirent dix-sept grands navires, et les emplirent de fassines et autre bois sec, gros et menu, avec force poix et étouppes en des tonneaux, et attendirent qu'un vent se leva à propos, qui donna sur l'armée navale des pelerins: puis en plein minuit attachérent le feu aux vaisseaux, et les laissérent aller au vent, les voiles tenduës, et tous brûlans, en sorte qu'il sembloit que toute la terre fût en flammes; et ainsi furent chassez droit contre ceux des pelerins. Cependant l'alarme se met au camp, et châcun prend les armes de toutes parts. |
114. Li Venisiens corrent à lor vaissiaus, et tuit li autres qui vaissiaus i avoient, et les començent à rescore muît vigeurosement. Et bien tesmoigne Joffrois li mareschaus de champaigne, qui ceste ovre dicta, que onques sor mer no s'aiderent genz mielz que li Venissiens Firent, qu'ils saillirent es galies, et barges des nés, et prenoient les nés à cros, et les tiroient par vive force devant lor annemis fors del port, et les metoient el corrant del braz, et les laissaient aller ardant contre val le braz. Des Grex i avoit tant sur la rive venuz, que ce n'ére fins ne mesure. Et ére li criz si granz, que il sembloit que terre et mer fundist. Et entroient és barges, et en salvations et traioient à noz qui rescooient le feu, et en i ot de bleciez. |
114. Les Venitiens coururent promptement à leurs Vaisseaux, et tous les autres qui en avoient, et se mirent à les secourir d'une telle diligence et devoir, que jamais personne ne s'ayda et fit mieux sur mer en semblables inconveniens, comme firent les Venitiens en ceux-cy, comme peuvent témoigner ceux qui s'y trouvérent: car à l'instant ils sautérent dans les fustes32 et galliotes, et dans les esquifs des navires, agraffans avec de longs crocs celles qui estoient allumées, et à force de rames les remorquans, les tiroient à vive force du port, puis les envoyoient contre-bas le courant du canal, et les laissoient aller ainsi brûlantes à l'impetuosité du vent et des vagues. Au reste une si grande multitude de Grecs s'estoit épanduë à ce spectacle dessus le rivage, pour voir le succès de ce stratagéme, qu'il ne se peut dire davantage, jettans des cris et hurlemens si grands qu'il sembloit que la terre et la mer deussent abysmer: la pluspart entrans dans des barques et nacelles pour tirer aux nostres occupez à se garentir et à se deméler de ce feu, en sorte qu'il y en eut nombre de blessez. |
115. La chevalerie de l'ost erramment que le ol oï le cri, si s'armérent tuit, et issirent les batailles as camps chascun endroit soi, si com elle ére ordenée. Et il doutérent que li Grieu ne les venissent assaillir par devers les champs. Ensi soffrirent cel travail et celle angoisse trosque al cler jor. Mais par l'aie de Dieu ne perdirent noient les nos, fors que une nef de Puissiens, qui ére plaine de marchandise. Icele si fu arse del feu. Mult orent esté en grant peril celle nuit, que lor naviles ne fust ars: car il aussent tot par du, que il ne s'en peussent aller par terre ne par mer. |
115. Si tost que la cavalerie de l'armée eut oüy le bruit et le tintamarre, elle s'arma à l'instant et sortit en campagne, châcun rangé en bataille comme de coutume, craignant que les Grecs ne les vinssent attaquer par devers la plaine, et se tinrent ainsi en ordonnance de combattre jusques au point du jour avec beaucoup de peine et de travail. Mais Dieu mercy les nostres ne perdirent qu'un vaisseau d'un marchand de Pise, plein de marchandises, qui fut entièrement brûlé: le surplus ayant couru grand risque de pareil accident toute cette nuit là; ce qui eût causé la ruine entière de l'armée, et l'eût reduite à l'extremité, et en estat de ne pouvoir plus aller avant ny arrière, soit par terre, soit par mer. |
116. El lors vindrent li Gré, qui érent issi mellé as Frans, qu'il ni avoit mais point de la pais, si prissent conseil privéement por luy traïr. Il i avoit un Gré qui ére mielz de lui que tuit li autre, et plus li avoit fait faire la mellée às Frans plus que nus. Cil Grieu avoit à nom Morchuflex. Par le conseil, et par le consentiment as autres, un soir à la mienuit, que l'emperéres Alexis dormoit en sa chambre, cil qui garder le devoient, Morcufles demainement, et li autres qui avec lui estoient, le pristrent en son lit, et le gitterent en une chartre en prison. Et Morchuflex chauça les huëses vermoilles par l'aie et par le conseil des autres Grex, si se fist Empereor. Aprés le coronérent à Sainte Sofie. Or oiez, si onques si orrible traïson fu faite par nulle genz. |
116. Sur ces entrefaites les Grecs voyans que l'Empereur avoit de tout point rompu avec les François sans aucune esperance d'accommodement, resolurent de luy jouer mauvais tour, et machinérent contre luy une insigne trahison. Il y avoit un Seigneur grec à la cour de l'Empereur, nommé Murtzuphle, qui estait son principal favory, et l'avoit porté plus qu'aucun autre à rompre avec les François. Geluy-là par le conseil et du consentement de quelques autres, prit son temps qu'un soir sur la minuit que l'Empereur dormoit en sa chambre, par complot pris avec ceux de sa garde, et les autres qui estoient de sa faction, entrérent dedans en cachette, le prirent, l'enlevérent et le jettèrent dans une prison. Cela fait, Murtzuphle chaussa les brodequins de couleur de pourpre, l'une des principales marques de la dignité imperiale, et à l'ayde et par le conseil de ses adherans se fit proclamer Empereur, et en suitte fut couronné en cette qualité en l'église Sainte Sophie. Mais entendez le surplus de la trahison et de la déloyauté, et si jamais îl s'en fit de plus étrange ny de plus horrible. |
117. Quant ce oï l'emperére Sursac que ses fils fu pris, et cil fu coronez, si ot grant paor, et li prist une maladie, ne dura mie longuement, si moru. Et cil emperère Morchuflex si fist le fil que il avoit en prison deux foiz ou troiz empoisonner, et ne plot Dieu que il morust. Aprés alla, si l'estrangla en murtre. Et quant il ot estranglé, si fist dire par toi que il ére morz de sa morz, et le fist ensepelir comme Empereor honorablement, et melre en terre: et fist grant semblant que lui pesoit. Mais murtres ne puet estre celez. Clerement fu seu prochainement des Grieus et des François, que li murtres ére si faiz com vos avez oï retraires. Lor pristrent li baron de l'ost et li dux de Venise un parlement, et si i furent li evesque, et toz li clergiez, et cil qui avoient le commandement de l'Apostoille: et mostrérent às barons et às pelerins, que cil qui tel murtre faisoit, n'avoit droit en terre tenir: et tuit cil qui estoient consentant, estoient parçonier del murtres. Et oltre tot, ce que il s'estoient sotraitz de l'obedience de Rome. Porquoi nos vos disons (fait li clergiez) que la bataille est droite et juste. Et se vos avez droite entention de conquerre la terre, et melre à la obedience de Rome, vos arez le pardon tel com l'Apostoille le vos a otroié, tuit cil qui confés i morront. Sachiez que ceste chose fu granz confors às barons et às pelerins. Grant fu la guerre entre les Frans et les Grex, car ele n'apaisa mie: ainz elle crût adès, et efforça, et poi ére jorz que on ni assemblait ou par terre, ou par mer. |
117. Quand l'empereur Isaac eût appris que son, fils estoit arresté prisonnier, et que Murtzuphle avoit esté couronné Empereur, il en conçeut une si grande frayeur qu'il en devint malade, et mourut peu de temps aprés. Cependant Murtzuphle fit deux ou trois fois empoisonner le fils qu'il tenoit en prison, sans que Dieu eût permis qu'il en mourût: et voyant que le poison ne luy avoit succédé, il le fit étrangler malheureusement, et traistreusement, faisant courir le bruit qu'il estoit decedé de sa mort naturelle; puis luy fit faire de magnifiques obseques, et le fit inhumer avec les ceremonies observées pour les Empereurs, feignant avoir grand déplaisir de sa mort. Mais un meurtre ne se peut cacher long-temps: les Grecs et les François ayans conneu incontinent après la verité de l'affaire, et qu'elle s'estoit passée de la façon que vous l'avez ouy raconter. Là dessus les princes et barons de l'armée, et le duc de Venise s'assemblèrent à un conseil, où les évesques et prelats et tout le clergé forent appeliez; ensemble ceux qui y estoient de la part du Pape, lesquels remonstrérent aux barons et aux pèlerins par vives raisons, que celuy qui avoit commis un tel attentat contre son Seigneur, n'avoit droit de posseder terre ny seigneurie. Et que tous ceux qui luy adheraient estoient participans du meurtre, et par consequent coupables; outre qu'ils estoient vrayement schismatiques, d'autant qu'ils s'estoient separez de l'union de l'Eglise, et soustraits de l'obeissance du saint Siege de Rome. «C'est pourquoy, disoit le clergé, nous vous asseurons que la guerre que vous entreprenez est juste et legitime. Et davantage, si vous avez bonne intention de conquèrir la terre, et la ranger à l'obeissance de Rome, vous joïïyrez des indulgences et pardons, tels que le Pape les a octroyez de pleniere remission à tous ceux qui mourront confessez et repentans de leurs fautes.» Ce discours servit d'un grand encouragement et de confort aux barons et pelerins. Cependant la guerre se ralluma entre les François et les Grecs, et alloit croissant de jour en jour, ne s'en passant presque aucun qu'il n'y eût quelque rencontre ou écarmouche, soit par mer, soit par terre. |
118. Lors fist une chevauchie Henris le frere le conte Baudoin de Flandres, et mena granl partie de la hone gent de l'ost. Avec lui alla Jaques d'Avesnes, et Baldoins de Belvooir, et Odes li champenois de Chanlite, Gullelmes ses freres, et les genz de lor païs, et chevauchérent toute nuict. Et lendemain de halte hore si vindrent a une bone ville qui la Filée avoit nom, et la pristrent, et firent grant gaieng, de proies, de prison, de robes, de viandes qu'il envoièrent és barges à l'ost contre val le braz, que la ville seoit sor la mer de Rossie. Ensi sejornérent deux jorz en cele ville, à mult grant plenté de viandes, dont il en i avoit à grant plenté. |
118. Durant ce temps-là, Henry frere de Baudouin comte de Flandres, fit une course et cavalcade où il mena une bonne partie des meilleurs hommes de l'armée. Entre autres Jacques d'Avesnes, Baudouin de Beauvoir, et Eudes le Champenois de Champlite, et Guillaume son frere se trouvérent à cette expédition avec les gens de leur pays. Ils cheminérent le long de la nuit: et le lendemain le jour estant desja avancé, ils arrivèrent à une bonne ville, dite Philée, assise sur la mer Majour33, qu'ils prirent de force, où ils firent grand butin, et riches meubles, vivres, et de prisonniers qu'ils envoièrent contre bas dans des barques droit au camp: ils y sejournérent deux jours pour se rafraischir, estant pourveuë abondamment de toutes choses necessaires» |
119. Li tiers jorz s'en partirent à tot lor proies, et à toz lor gaienz, et chevauchiérent arriéres vers l'ost. L'emperéres Morchuflex oï dire les novelles que cil estoient issuz de l'ost. Et parti par nuit de Constantinople à grant partie de sa gent. Et lors se mist en un agait ou cil devoient revenir; et les vit passer à toles lor proies, et à toz lor guains, et les batailles l'une aprés l'autre, tant que l'ariere garde vint. L'ariere faisoit Henris le frere le conte Baudoin de Flandres, et la soe gent. Et l'emperéres Morchuflex lor corrut sore à l'entrée d'un bois. Et cil tornent encontre lui: si assemblérent mult durement. A l'aie de Dieu fu desconfiz l'empereor Morchuflex, et dût estre pris ses chars d'armes, et pardi son gonfanon imperial, et une ancone, quil faisoit porter devant lui, ou il se fioit mult, il et li autre Grè. En céle Ancone ére Nostre-Dame formée. Et pardi bien trosqu'a vingt chevalier de la meillor gent que il avoit. Ensi fu desconfiz l'emperéres Morchuflex com vos avez oï, et fu grant la guerre entre lui et les Frans: et fu ja de l'iver grant partie passé, et entor la Candelor fu, et approcha le quaresme. |
119. Le troisième jour ils en partirent avec le reste du butin pour s'en retourner au camp. L'empereur Murtzuphle ayant eu avis qu'ils estoient en campagne, partit de nuit de Constantinople avec une grande partie de son armée, et s'alla mettre en une ambuscade par où ils devoient retourner, et les laissa passer avec le butin, et les escadrons les uns aprés les autres, tant que l'arriére-garde arriva, que Henry frere du comte de Flandres conduisoit avec ses gens: lors Murtzuphle leur courut sus, et les chargea à l'entrée d'un bois; mais les nostres tournans bravement visage vinrent à la rencontre, et combatirent vaillamment, tant que l'empereur Murtzuphle fut deffait, et son chariot d'armes, et l'estendard imperial pris, avec une banniére ou image qu'il faisoit porter devant luy, en laquelle il avoit grande confiance, comme aussi tous les autres Grecs, et où l'image de Notre-Dame estoit representée. Il perdit au reste jusques à vingt des meilleurs chevaliers qu'il eust. Ainsi l'empereur Murtzuphle fut déconfy, la guerre s'aigrissant de jour à autre entre luy et les François: cependant la plus grande partie de l'hyver se passa, et arriva le temps de la Chandeleur et du caresme. |
120. [An 1204.] Or nos lairons de cels qui devant Constantinople furent, si parlerons de cels qui allèrent às autres porz, et de le estoire de Flandres, qui avoit l'iver sejorné à Marseille, et furent passé en l'esté en la terre de Surie tuit. Et furent si granz genz, que il estoient assez plus que cil qui estoient devant Constantinople. Or oïez quex damages fu, quant il ne furent avec celei oste, qu'a toz jorz-mais fust la chrestientez alcie. Mais Diex ne volt por lor péchiez. Li un furent mort de l'enfirmité de la terre: li autre tornèrent en lor païs ariére: ne onques nul esploit ne firent, ne nul bien, là où il allérent en la terre. Et une compaignie des mult bone gent s'esmut por r'aller en Antioche al prince Buimont qui ére prince d'Antioche et cuens de Triple: et avoit guerre al roy Lion, qui ére sires des Hermins. Et celle compaignie alloit al prince en soldées. Et li Tur del païs le sorent, et lor firent un agait par là où il devoient passer, et vindrent à els, si se combatirent, et furent desconfit li Franc, que onques nus ne n'eschampa qui ne fust ou morz ou priz. |
120. [An 1204] Tandis que les nostres estoient devant Constantinople ceux de la flotte de Flandres qui avoient sejourné tout l'hyver au port de Marseille, firent de là voile vers l'esté, et passerent tous en la Terre Sainte, en plus grand nombre que n'estoient ceux qui estoient devant Constantinople. Ce fut un grand malheur de ce qu'ils ne se joignirent avec cette armée, estant certain que les affaires de la chrestienté en eussent de beaucoup mieux reussi: mais Dieu ne le voulut point permettre pour leurs pechez: et de fait, les uns moururent de maladie pour l'intemperance de l'air; les autres rebroussérent chemin en leur pays au mieux qu'ils purent, sans avoir fait aucun exploit ny bien és lieux où ils allérent. Une compagnie des meilleurs hommes d'entre eux vint à Antioche, et prit party dans les trouppes de Boemond prince d'Antioche et comte de Tripoly, lequel pour lors estoit en guerre avec Leon roy d'Armenie, et se mit à sa solde. Mais les Turcs du pays ayans eu avis de leur marche, leur dressérent une embuscade à un passage, et leur livrèrent combat, où enfin les François eurent du pire, et y demeurérent tous ou morts ou pris, sans qu'il en échappast aucun. |
(16) Nefs marchandes: vaisseaux marchands. (17) Le bras de Saint-George: Le Bosphore s'appeloit alors Bras de Saint-George, à cause du monastère de Saint-Georges de Mangaux qui étoit hors des murs de Constantinople, à l'entrée du détroit. Quelquefois ce nom se donnoit à la Propontide: c'est ainsi que l'entend Ville-Hardouin dans ce passage. (18) Çontremont: en remontant. (19) Gonfanons: écharpes ou bandelettes terminées en pointe dont les chevaliers ornoient leurs lances. (20) Pallemente: lieu où l'on tenoit le conseil. (21) Pavesade: espèce de grande claie portative, derrière laquelle les archers se mettoient à couvert pour tirer. (22) Chalcedon, aujourd'hui Chalcédoine. (23) Emmy les champs: au milieu des champs. (24) Heaumes: casques à visière. (25) Duits, participe du verbe duire, signifie habile, expérimenté. (26) Blaquerne: L'impératrice Pulcherie, femme de Marcien, avoit fait bâtir une église dédiée à la sainte Vierge, prés du port, hors des murs. Héraclius enferma cette église dans la ville pour la préserver des incursions des Avares, et des Hongrois. Bientôt on construisit près de l'église un palais auquel on donna le nom de Blaquerne. Manuel Comnéne agrandit ce palais, le fortifia et l'orna de peintures où ses victoires étoient représentées. (27) Gamboison, pourpoint garni en piqué, qui se mettoit sur la chair, et sur lequel on posoit la cotte de mailles: c'étoil un plastron de linge et d'étoupes qui empêchoit que l'armure ne blessât. (28) D'Anglais et de Danois. Ces troupes étrangères à la solde des empereurs grecs, composoient leur garde: elles s'appeloient Varangues ou Barangues. (29) Affustées; affuster, mettre à l'affût, viser, ajuster. (30) Saillirent: saillir, sauter, sortir. (31) S'enfuit en cachette. Alexis se retira dans la ville de Zagora, autrefois Debellus, place appartenant au roi des Bulgares. (32) Fustes: fust, veut dire un morceau de bois; on appeloit aissi, par figure, un petit vaisseau. (33) Mer Majour: c'est la Mer noire que Ville-Hardouin, dans le texte, appelle mer de Rossie.
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