Bethencourt

LE SIEUR DE BÉTHENCOURT

 

HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DES CANARIES (I - II)

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer


 


HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DES CANARIES

PAR LE

SIEUR DE BÉTHENCOURT.

 

précédent

Chapitre LI. — Comment on doit croire les dix commandements de la loi.

 

Nous devons croire les dix commandements de la loi que Dieu écrivit de son doigt en deux tables, an mont de Sinaï, moult longtemps devant, et les bailla à Moïse pour montrer au peuple d'Israël. Il y en a deux des plus principaux : c'est que l'on doit croire, craindre et aimer Dieu sur toutes choses et de tout son courage ; et l'autre, que l'on ne doit faire à autrui ce que l'on ne voudrait qu'autrui lui fit. Et qui gardera bien ces commandements et croira fermement les choses dessus dites, il sera sauvé. Et sachons de vrai que toutes les choses que Dieu commanda en la vieille loi sont figures de celles du Nouveau Testament. Ainsi serait le serpent d'airain que Moïse fit dresser au désert, bien haut, sur un fût, contre la morsure des serpents, qui parfigure notre Seigneur Jésus-Christ qui fut attaché et levé bien haut en l'arbre de la croix, pour garder et défendre tous ceux qui croient eu lui contre la morsure du diable, qui auparavant avait puissance sur toutes les âmes qu'il perdit jusqu'alors.

Chapitre LII. — Comment on doit croire le saint sacrement de l'autel ; de la pâque, de la confession t d'autres points.

En ce temps les Juifs tuaient un agneau dont ils faisaient leurs sacrifices à leurs pâques, et ils ne lui brisaient nuls os. Cet agneau pourfigure notre Seigneur Jésus-Christ, qui fut crucifié et mis à mort par les Juifs, le jour de leurs pâques, sans lui briser les os. Ils mangèrent cet agneau avec pain azyme, c'est-à-dire pain sans levain, et avec jus de laitues champêtres. Ce pain nous profigure que l'on doit faire le sacrement de la messe sans levain ; mais les Grecs pensent le contraire. Et parce que notre Seigneur savait qu'il devait mourir le vendredi, il avança sa pâque et la fit le jeudi ; et peut-être qu'il la fit de pain levé. Mais nous, qui tenons la loi de Rome, nous disons qu'il la fit de pain sans levain. Et le jus des laitues champêtres, qui est amer, nous profigure l'amertume en quoi les fils d'Israël étaient en Egypte en servage, dont ils furent délivrés par le commandement et la volonté de Dieu. El il y a tant d'autres choses qu'il dit et qu'il fit, qui sont pleines de si grands mystères, que nul ne les peut entendre s'il n'est moult grand clerc. Et si grand péché que nous fassions, ne nous désespérons pas, ainsi que fit Judas le traître, mais, demandons-en pardon avec grande contrition de cœur, confessons-nous en dévotement, et il nous pardonnera. Et ne soyons pas paresseux, c'est un trop grand péril ; car selon l'état où il nous trouvera nous serons jugés. Gardons-nous le plus que nous pourrons de pécher mortellement, ce sera le sauvement de nous et de nos âmes. Ayons toujours mémoire des paroles qui sont écrites ici, montrons-les et apprenons-les à ceux que nous faisons baptiser par ici. Car, en faisant cela, nous pouvons grandement acquérir l'amour de Dieu et le salut de nos âmes et des leurs. Et afin qu'ils le passent mieux entendre, nous avons fait et ordonné cette instruction le plus simplement que nous avons su faire, selon le peu d'entendement que Dieu nous a donné. Car nous avons bonne espérance en Dieu que de bons clercs prud'hommes viendront un de ces jours par ici, qui redresseront et mettront tout en bonne forme et en bonne ordonnance, qui leur feront entendre les articles de la foi mieux que nous ne savons faire, et qui leur expliqueront les miracles que Dieu a faits pour eux et pour nous dans le passé, et le jugement dernier, et la résurrection générale, afin d'ôter tout à fait leurs cœurs de la mauvaise créance dans laquelle ils ont longtemps été, et dans laquelle sont encore la plus grande partie d'eux.

Chapitre LIII. — Comment M. de Béthencourt a visité toutes ces îles ; de leur bonté, et de la facilite qu'on aurait à les conquérir, avec les autres pays d'Afrique.

Nul ne se doit émerveiller si M. de Béthencourt a entrepris de faire une telle conquête comme celle des îles de par ici, car beaucoup d'autres au temps passé ont fait d'aussi extraordinaires entreprises, dont ils sont bien venus à bout. Et que l'on ne doute point que si les chrétiens voulaient un peu aider la chose, toutes les îles, les unes et les autres, et grandes et petites, seraient conquises ; et si grand bien en pourrait advenir que toute la chrétienté s'en réjouirait. M. de Béthencourt a vu et visité toutes les îles Canaries, et messire Gadifer de la Salle, bon et sage chevalier, en a fait autant ; et ils ont visité aussi toute la côte des Maures, depuis le détroit de Maroc en venant vers les îles.

Il dit aussi que si quelque noble prince du royaume de France ou d'ailleurs voulait entreprendre quelque grande conquête par ici, chose bien faisable et bien raisonnable, il le pourrait faire à peu de frais ; car le Portugal, l'Espagne et l'Aragon les fourniraient, pour leur argent, de toutes sortes de vivres, mieux qu'aucun autre pays, et de navires, et de pilotes qui connaissent les ports et les contrées. Et on ne saurait par où ni de quel côté on pourrait, sur les Sarrasins, faire conquête plus licite et plus propre, ni qui plus facilement se pût faire, et à moindre peine et à moindre coût que par ici. Car la raison en est que le chemin est aisé, bref et court et peu coûteux, en regard des autres chemins. Et quant aux îles de par ici, c'est le plus sain pays qu'on puisse trouver, et il n'y habite nulle bête qui porte venin, et spécialement aux îles Canaries.[71] Et quoique M. de Béthencourt et sa compagnie y aient demeuré bien longtemps, nul n'y a été malade, ce dont ils ont été bien ébahis. Et on s'y rendrait, en temps convenable, de la Rochelle en moins de quinze jours, et de Séville en cinq ou six jours, et de tous les autres ports à proportion.

Un grand avantage est que c'est un pays uni, grand et large, pourvu de tous biens, de bonnes rivières et de grosses villes. Encore y a-t-il un autre avantage : les mécréants y sont tels qu'ils n'ont aucunes armures ni talent pour les batailles. Ils ne savent ce que c'est que guerre et ne peuvent recevoir secours d'autres gens ; car les monts de Clère,[72] qui sont si grands et si merveilleux, les séparent des Barbariens, dont ils sont fort éloignés. Ils ne sont pas gens à redouter, ainsi que le seraient d'autres nations, car ils sont gens sans armes de trait. Et on le peut bien prouver par M. de Bourbon et par plusieurs autres, qui, en l'année 1390, furent devant Afrique,[73] la meilleure et la plus belle de leurs possessions. Et chacun sait qu'en bataille c'est la chose qui est la plus redoutée que le trait, et spécialement dans les régions de par ici. D'autant plus que l'on ne peut être armé aussi fortement que Ton est en France, en raison de la longueur du chemin, et du pays qui est un peu chaud. Et l'on pourrait avoir facilement des nouvelles du prêtre Jean.[74] Et, une fois entré au pays, on trouverait près de là une sorte de gens appelés Farfus,[75] qui sont chrétiens et qui pourraient nous renseigner sur beaucoup de choses grandement profitables, car ils connaissent les pays et les contrées, et en parlent les langages. Et, dans notre compagnie, il y en a un d'eux qui a toujours pris part à notre conquête, en visitant lesdites îles, et par lui on a appris beaucoup de choses.

Chapitre LIV. — Comment M. de Béthencourt se mit en peine pour connaître les ports et les passages du pays des Sarrasins.

Or l'intention de M. de Béthencourt est de visiter la contrée de terre ferme depuis le cap de Cantin, qui est à mi-chemin d'ici et d'Espagne, jusqu'au cap de Bugeder, qui fait la pointe de la terre ferme droit devant nous, et s'étend de l'autre côté jusqu'au fleuve de l'Or, au-delà vers le midi, pour voir s'il pourra trouver quelque bon port et lieu qui puisse être fortifié et qui soit tenable, en temps et lieu, pour avoir l'entrée du pays et le mettre à treu[76] s'il chet à point. Et si ledit seigneur de Béthencourt eût trouvé quelque secours au royaume de France, il ne faut point douter qu'à présent ou bientôt il ne serait venu a son but ; et spécialement à l'égard des îles Canariennes, s'il plaît à Dieu, ledit seigneur y arrivera ; et aussi par le conseil de son prince et souverain seigneur le roi de France, son intention étant toujours de conduire l'entreprise plus avant. Mais sans aide il ne la pourrait mettre en une grand : perfection, pour l'honneur et l'exhaussement de la foi chrétienne, qui n'est pas par ici connue ; et cela par défaut de ceux qui devraient entreprendre de telles choses, et qui auraient dû déjà les avoir entreprises pour montrer au peuple qui habite ici la connaissance de Dieu, et, en faisant cela, acquérir grand honneur en ce monde, et grande gloire et grand mérite devant Dieu.

Chapitre LV. — Comment un frère mendiant, dans un livre qu'il a fait, devise des choses qu'il a vues.

Et ledit de Béthencourt a grande volonté de savoir la vérité sur l'état et le gouvernement du pays des Sarrasins, et des ports de mer que l'on dit être bons du côté de la terre ferme, qui s'étend douze lieues près de nous au droit du cap de Bugeder et de l’île d'Erbanie, où ledit sieur de Béthencourt est à présent. Pour cela avons-nous mis en cet endroit, touchant ces pays voisins, plusieurs choses extraites du livre d'un frère mendiant qui fit le tour de ce pays,[77] se rendit à tous les ports de mer qu'il nomme et dont il devise, et alla par tous les royaumes chrétiens et par tous ceux des païens et des Sarrasins qui sont de ce côté, et qu'il nomme tous ; qui cite les noms des provinces et les armes[78] des rois et des princes. Mais ce serait chose trop longue à décrire, et nous n'en prendrons, quant à présent, que ce qui nous sera nécessaire pour nous entretenir de beaucoup de choses touchant la conquête, là où il écherra à point. Et comme il parie avec fidélité des pays et des contrées dont nous avons vraie connaissance, il nous semble qu'il doit faire de même de tous les autres pays ; et pour cela nous avons mis ci-après plusieurs choses de son livre dont nous avons besoin.

Chapitre LVI. — Du voyage du frère mendiant en diverses contrées d'Afrique.[79]

Nous commencerons quand il fut au-delà des monts de Clère. Il vint à la ville de Maroc que Scipion l'Africain conquit, que l'on avait jadis coutume de nommer Carthago, et qui était la capitale de toute l'Afrique ; [80] et de là il s'en vint vers la mer Oréane, à Nifet, à Samor[81] et à Saphi,[82] qui est bien près du cap de Cantin. Et puis il vint à Moguedor,[83] qui est une autre province appelée la Gasule : c'est là que commencent les monts de Clère ; et de là il s'en vint à la Gasule susdite, qui est un grand pays pourvu de tous biens. Et il s'en alla vers la mer, à un port qui se nomme Samaténe,[84] et de là au cap de Non,[85] qui est dans la direction de nos îles. Et là il se mit en mer en un pensil,[86] et vint au port de Saubrun,[87] et parcourut toute la côte des Maures que l'on nomme les plaigues aréneuses jusqu'au cap de Bugeder, qui est à douze lieues de nous, et se trouve en un grand royaume qui s'appelle la Guinoye.[88] Et de là ils se rendirent aux îles de par deçà, qu'ils visitèrent et reconnurent. Puis ils cherchèrent par terre et par mer bien d'autres pays dont nous ne ferons nulle mention.

Et le frère se sépara d'eux et s'en alla contre orient par maintes contrées, jusqu'à un royaume qui s'appelle Dongalla, qui est en la province de Nubie, habité par les chrétiens, et qui est appelé royaume du prêtre Jean, en un de ses titres, patriarche de Nubie. Ce royaume de Dongalla confine d'un côté aux déserts d'Egypte, et de l'autre à la rivière de Nil, qui vient des frontières du prêtre Jean, et il s'étend jusqu'au point où le fleuve du Nil se fourche en deux parties, dont l'une fait le fleuve de l'Or, qui vient vers nous, et dont l'autre va en Egypte et se jette dans la mer à Damiette.[89] De ce pays le frère s'en alla en Egypte, au Caire et à Damiette, et là s'embarqua sur un vaisseau chrétien. Et puis il revint à Sarrette,[90] qui est en face de Grenade, et retourna par terre à la cité de Maroc, traversa les monts de Clère et passa par la Gasule. Là il trouva des Maures qui armaient une galère pour aller au fleuve de l'Or ; il se loua à eux, et ils se mirent en mer, se dirigeant vers le cap de Non, le cap de Saubrun et le cap de Bugeder, et suivirent toute la côte du midi jusqu'au fleuve de l'Or.

Chapitre LVII. — Continuation du voyage du frère mendiant.

Et, suivant ledit frère, quand ils furent là, ils trouvèrent sur le rivage du fleuve des fourmis bien grandes, qui tiraient des grains d'or de dessous terre. Et les marchands gagnèrent considérablement en ce voyage. Puis ils partirent de là, et firent route en côtoyant le rivage. Et ils trouvèrent une île très bonne et très riche, qui s'appelle île Gulpis[91] où ils firent un grand profit, et où sont des gens idolâtres. Et ils partirent de là et allèrent plus avant, et trouvèrent une autre île qui s'appelle Caable, et la laissèrent à main droite. Et puis, Ils trouvèrent sur la terre ferme une montagne très haute et très abondante en toutes sortes de biens, qui s'appelle Alboc, et de laquelle naît une rivière très grande. Alors la galère des Maures s'en retourna, et le frère demeura quelque temps en cet endroit ; puis il entra au royaume de Gotome. Là sont des montagnes si hautes qu'on les dit être les plus hautes du monde. Quelques-uns les appellent en leur langue les monts de la Lune, les autres les monts de l'Or. Il y en a six, dont il naît six grosses rivières, qui toutes chéent au fleuve de l'Or ; [92] elles y forment un grand lac, et dans ce lac il y a une île qui s'appelle Palloye, et qui est peuplée de gens noirs. De là le frère s'en alla toujours en avant, jusqu'à une rivière nommée Euphrate, qui vient du paradis terrestre.[93] Il la traversa, et s'en alla par maints pays et par maintes diverses contrées jusqu'à la cité de Mêlée, où demeurait le prêtre Jean. Il y resta bien des jours, parce qu'il y voyait assez de choses merveilleuses, dont nous ne faisons nulle mention, quant à présent, en ce livre, afin de passer outre plus rapidement, et dans la crainte que le lecteur ne les prît pour mensonges.

Dans la saison d'avant le voyage de M. de Béthencourt, un bateau partit d'une des îles nommée Erbanie, vint par ici avec quinze compagnons dedans, et s'en alla au cap de Bugeder, qui se trouve dans le royaume de Guinée, à douze lieues près de nous, et là ils prirent des gens du pays et s'en retournèrent à la Grande-Canarie, où ils trouvèrent leurs compagnons et leur navire qui les attendaient.

Chapitre LVIII. — Continuation du dessein du sieur de Béthencourt de faire des découvertes en Afrique.

Le frère mendiant dit en son livre que l'on ne compte du cap de Bugeder au fleuve de l'Or que cent cinquante lieues françaises ; la carte le fait aussi voir. C'est le cinglage de trois journées pour les vaisseaux et les barques (mais les galères, qui vont terre à terre, sont plus longtemps) : aussi n'est-ce pas une affaire pour nous que d'y aller d'ici. Si les choses de par deçà sont telles que le dit le livre du frère espagnol et telles que le disent et racontent ceux qui ont visité ces pays, l'intention de M. de Béthencourt est, avec l'aide de Dieu, des princes et du peuple chrétiens, d'ouvrir le chemin du fleuve de l'Or. S'il venait à bonne fin, ce serait un grand honneur et un grand profit pour le royaume de France et pour tous les royaumes chrétiens, vu que l'on approcherait du pays du prêtre Jean, d'où viennent tant de biens et de richesses. On ne doit pas douter que beaucoup de choses restent à faire, qui auraient pu réussir au temps passé si on les avait entreprises. Il ne se vante pas de les accomplir, mais il fera en sorte, s'il ne réussit pas, qu'on doive le tenir pour excusé, lui et toute sa compagnie, car il ne négligera rien pour savoir si on peut réussir ou si on ne le peut pas du tout maintenant. Mais, avec l'aide de Dieu, il conquerra et convertira à la foi chrétienne une foule d'hommes qui se sont jusqu'à présent perdus, faute de doctrine et d'enseignement. C'est grande pitié ; car, allez par tout le monde, vous ne trouverez nulle part des gens plus beaux ni mieux faits, hommes et femmes, que ceux qui sont dans ces îles ; ils ont grand entendement, et il ne s'agit que leur montrer. Et comme ledit seigneur de Béthencourt a grand désir de connaître l'état des autres lieux de cette contrée qui sont voisins, tant (les que terres fermes, il ne négligera rien pour s'instruire exactement sur tous ces pays.

Chapitre LIX, — Comment le Sieur de Béthencourt, Gadifer et leur compagnie eurent beaucoup à souffrir de plusieurs manières.

Or il faut retourner à notre première matière et la poursuivre selon la marche des événements. Nous dirons que ledit seigneur de Béthencourt et Gadifer, ayant consommé les vivres qu’ils avaient recouvrés après la prise du roi de l’île Lancelot, eurent beaucoup à souffrir, eux qui étaient accoutumés à bien vivre. Ils sont restés pendant un an sans pain et sans vin, vivant de chair et de poisson, car il le fallait ; et ils ont bien longtemps couché sur la terre sans draps, linge ni langes, si ce n'est la pauvre robe déchirée dont ils étaient vêtus. Ils en ont été bien accablés, outre la lutte qu'il leur a fallu soutenir contre leurs ennemis. Ils les ont tous mis à merci, et, par la grâce de Dieu, les ont baptisés et convertis à notre foi, après qu'ils se furent révoltés contre nous, spécialement ceux de Lancelot, en faisant une guerre à mort par suite de la trahison qui leur fut faite, comme il est dit ci-dessus.[94]

Chapitre LX. — Comment M. de Béthencourt et Gadifer eurent paroles ensemble.

Un jour, de l'an 1404, il advint que messire Gadifer de la Salle était si fort pensif que M. de Béthencourt lui demanda ce qu'il avait et pourquoi il faisait si étrange figure. Alors ledit Gadifer lui dit qu'il avait été un grand espace de temps dans sa compagnie, qu'il y avait eu de grands travaux et qu'il lui serait bien dur d'avoir perdu sa peine ; qu'il lui baillât une ou deux de ses îles, afin qu'il les accrût et mit en valeur pour lui et les siens ; et de plus, il demanda audit de Béthencourt qu'il lui donnât l'île d'Erbanie et une autre île qui s'appelle Enfer[95] et celle de Gomère. Toutefois, toutes ces îles n'étaient pas encore conquises et il y avait beaucoup à faire pour les avoir. Quand M. de Béthencourt l'eut assez ouï parler, il lui répondit : « Monsieur de la Salle, mon frère et mon ami, il est bien vrai que, quand je vous trouvai à la Rochelle, vous fûtes content de venir avec moi, et nous étions fort satisfaits l'un de l'autre, n'ayant eu aucun différend. Le voyage que j'ai fait jusqu'ici fut commencé au sortir de mon hôtel de Grainville en Normandie, et j'emmenai mes gens, mon navire, des vivres et de l'artillerie, et tout ce que j'ai pu faire, jusques à la Rochelle, où je vous trouvai, et tant qu'à la fin je suis venu ici par l'aide de Dieu, de vous et de tous les bons gentilshommes et autres champions de ma compagnie. Pour vous répondre, les îles et pays que vous demandez ne sont pas encore conquis ni réduits, comme, s'il plaît à Dieu, ils le seront, car j'espère qu'ils seront conquis et baptisés. Je vous prie de ne vous point en ennuyer, car il ne m'ennuie pas d'être avec vous. Mon intention n'est pas que vous perdiez votre peine, ni que vous ne soyez pas récompensé, car vous avez bien droit à l'être. Je vous en prie, achevons notre entreprise et faisons en sorte d'être frères et amis. — C'est très bien dit, reprit messire Gadifer ; mais il y a une chose dont je ne suis pas content, c'est que vous ayez déjà fait hommage au roi de Castille des îles de Canarie, et que vous vous en disiez tout à fait seigneur. Et même ledit roi a fait crier presque partout son royaume, et en particulier à Séville, que vous en êtes seigneur et que personne n'ait à venir par ici dans lesdites îles de Canarie sans votre permission. Et il a fait crier en outre qu'il veut que vous ayez le quint ou le denier quint de toutes les marchandises qui seront prises dans lesdites îles et portées au royaume de Castille — A l'égard de ce que vous dites, ajouta Béthencourt, il est bien vrai que j'en ai fait hommage et qu'aussi je m'en regarde comme le vrai seigneur, puisqu'il plaît au roi de Castille. Mais s'il vous plaît d'attendre la fin de notre affaire, pour vous contenter, je vous donnerai et laisserai telle chose dont vous serez content. — Je ne serai pas tant en ce pays, dit messire Gadifer, car il faut que je m'en retourne en France ; je ne veux plus rester ici. » M. de Béthencourt ne put pas, pour l'heure, avoir plus de paroles de lui, et il paraît bien que ledit Gadifer n'était point content. Pourtant n'avait-il rien perdu, mais il avait gagné de plusieurs manières, en prisonniers et autres choses qu'il avait eus et pris dans lesdites îles. S'il n'avait pas perdu sa nef, son profit aurait été plus grand encore. Lesdits chevaliers pour l'heure s'apaisèrent le mieux qu'ils purent, si bien qu'ils partirent de l’île Lancelot et vinrent en l’île d'Erbanie, nommée Fortaventure, et y travaillèrent très bien, comme vous ouïrez ci-après.

Chapitre LXI. — Comment M. de Béthencourt s'en alla en l'île d'Erbanie et y fit un fort grand et bon voyage, car il y eut plus à faire que nulle part ailleurs.

Puis ensuite M. de Béthencourt passa en l'île d'Erbanie, [96] y fit une grande prise, et les ennemis qu'ils ont pris ils les ont passés en l'île Lancelot. Et après M. de Béthencourt a commencé à se fortifier contre les ennemis, afin de mettre le pays dans sa sujétion, et aussi parce qu'on leur adonné ; 'i entendre que le roi de Fez veut armer contre lui et toute sa compagnie, et dit que toutes les îles doivent lui appartenir. M. de Béthencourt a été dans cette île bien trois mois, a couru tout le pays et trouvé des gens de grande stature, [97] forts et bien fermes en leur lot. M. de Béthencourt s'est appliqué à se fortifier, et a commencé à bâtir sur la pente d'une grande montagne, sur une fontaine vive, à une lieue de la mer, une forteresse qui s'appelle Richeroque, [98] que les Canariens ont prise depuis que M. de Béthencourt est retourné en Espagne, et dont ils ont tué une partie des gens que ledit sieur y avait laissés.

Chapitre LXII. — Comment le sieur de Béthencourt et Gadifer eurent grosses paroles ensemble, et de leur entreprise sur la Grande-Canarie.

Après que M. de Béthencourt eut commencé à se fortifier, ledit sieur et messire Gadifer se dirent plusieurs paroles qui n'étaient pas très plaisantes pour l'un et pour l'autre. Ledit messire Gadifer étant en une place qu'il avait fortifiée, ils s'écrivirent l'un à l'autre. Dans les lettres que messire Gadifer écrit à M. Béthencourt il y avait pour toute écriture seulement, et non autre chose. Si vous y venez, si vous y venez, si vous y venez. Alors M. de Béthencourt lui récrit par son poursuivant d'armes : Si vous vous y trouvez, si vous vous y trouvez, si vous vous y trouvez. Ils furent un certain temps en grande haine et s'adressant de gros mots. Mais, au bout de quinze jours, M. de Béthencourt ayant envoyé une belle petite compagnie à la Grande-Canarie, messire Gadifer y alla.

Le vingt-cinquième jour de juillet 1404, il monta dans la barque de M. de Béthencourt pour visiter le pays de la Grande-Canarie avec la troupe que M. de Béthencourt avait organisée, et ils entrèrent en mer. Mais, quelques jours après, ils eurent une tempête extraordinaire el ils cinglèrent en un jour, entre deux soleils, cent milles avec vent contraire. Ensuite ils arrivèrent à la Grande-Canarie, près de Teldes ; mais ils n'osèrent prendre port, car le vent soufflait trop fort et la nuit tombait ; ils allèrent vingt-cinq milles plus avant, jusqu'à une ville nommée Argygneguy[99] y prirent port et y demeurèrent onze jours a l'ancre. Là, Pierre le Canarien vint leur parler ; puis y vint le fils d'Artamy, le roi du pays, [100] et une grande quantité d'autres Canariens venaient à la barque, comme ils avaient fait autrefois. Mais quand ils virent le peu de forces que nous avions et le peu de gens que nous étions, ils pensèrent à nous trahir. Pierre le Canarien nous dit qu'ils nous donneraient de l'eau fraîche, puis il fit venir des pourceaux qu'ils devaient nous livrer, et il dressa une embûche. Le bateau ayant abordé assez près du rivage pour recevoir les objets, et les Canariens tenant le bout d'une corde à terre et ceux du bateau tenant l'autre bout, l'embuscade s'avança sur eux et les chargea à grands coups de pierres. Après les avoir tous blessés, leur avoir pris deux avirons, trois barils pleins d'eau et un câble, ils se jetèrent tout à coup à la mer, pensant prendre le bateau. Mais Annibal, le bâtard de Gadifer, tout blessé qu'il était, saisit un aviron, les repoussa et conduisit le bateau bien au large, tandis que plusieurs de ses compagnons s'étaient laissés choir au fond du bateau et n'osaient lever la tête ; deux des trois gentilshommes de M. de Béthencourt avaient des boucliers qui furent très utiles. Puis ils revinrent à la barque, bien battus et navrés, puis ils firent mettre à leur place, dans le bateau, des compagnons reposés. Voyant que la trêve était ainsi rompue, ils retournèrent pour escarmoucher contre les Canariens ; mais ceux-ci vinrent à leur rencontre avec des boucliers armoriés aux armes de Castille, qu'ils avaient, la saison précédente, enlevés aux Espagnols. Et nos compagnons perdirent une assez grande quantité de bons traits sans causer à leurs ennemis grand dommage. Ils s'en retournèrent à la barque, levèrent l'ancre, s'en allèrent au port de Teldes et y demeurèrent deux jours.

Chapitre LXIII. — Comment le désaccord persistant entre Béthencourt et Gadifer, ils s'en allèrent tous deux en Espagne pour y pourvoir.

Puis ils partirent de là, s'en retournèrent en l’île d'Erbanie, vers Mgr de Béthencourt, et quand ils eurent abordé à la terre, le vent devint contraire. Néanmoins Gadifer descendit à terre et rencontra une embuscade de Castillans qui étaient venus dans une barque, amenant une abondante provision de vivres pour M. de Béthencourt ; et ils dirent qu'un jour de cette semaine quarante-deux Canariens avaient rencontré dix de leurs compagnons très bien armés, et qu'ils les avaient très vigoureusement chargés, peut-être voyant bien que c'étaient des nouveaux venus, car ils ne se risquent pas ainsi avec leurs voisins qu'ils connaissent. Gadifer, arrivé avec ses compagnons, se montra fort las de beaucoup de choses qui lui déplaisaient ; il voyait bien et pensait bien que plus il resterait en ce pays et moins il acquerrait, et que M. de Béthencourt était tout à fait dans les bonnes grâces du roi de Castille. Et en outre, il entendit le maître de la barque qui avait amené les vivres à M. de Béthencourt dire que le roi l'avait envoyé par ici pour l'approvisionner de vivres et d'armes. Et il ajoutait beaucoup de bien qu'il rapportait et disait dudit de Béthencourt, tant que ledit Gadifer s'en ébahit fort et ne put s'empêcher de dire au maître de la barque que ledit sieur de Béthencourt n'avait pas tout fait par lui-même ; que si d'autres n'y eussent mis la main les choses ne seraient pas si avancées, et que s'il fût venu il y a un an on deux, avec les vivres qu'il apportait, il serait arrivé encore plus à propos. Et il y eut tant de paroles qu'elles vinrent, par ledit maître, aux oreilles de M. de Béthencourt, qui fut très ébahi et courroucé de l'envie que lui portait ledit Gadifer. Si bien que, l'ayant plus tard rencontré, M. de Béthencourt lui dit : « Je suis bien ébahi, mon frère, de ce que vous portiez tant envie à mon bien et à mon honneur, et je ne pensais pas que vous eussiez un tel sentiment contre moi. » Messire Gadifer lui répondit qu'il avait été grand laps de temps hors de son pays et qu'il ne devait pas avoir perdu sa peine, et qu'il voyait bien que plus il resterait ici et moins il gagnerait. M. de Béthencourt lui répondit : « Mon frère, c'est mal dit à vous, car je n'ai pas si injuste dessein que je ne veuille reconnaître ce que vous avez fait, quand les choses seront arrivées, s'il plaît à Dieu, à un point de perfection où elles ne sont pas encore. — Si vous me voulez donner, dit Gadifer, les îles dont autrefois je vous ai parlé, je serai content. » M. de Béthencourt répondit qu'il en avait fait hommage au roi de Castille et qu'il ne s'en déferait point ; et il y eut entre eux plusieurs gros mots qui seraient trop longs à rapporter. Huit jours après, M. de Béthencourt ayant disposé ses gens et ses affaires, ledit Béthencourt et Gadifer partirent des pays de Canarie et s'en allèrent en Espagne, n'étant pas très contents l'un de l'autre. Et se mit M. de Béthencourt en sa nef et ledit Gadifer en une autre, et ils firent leurs affaires ensemble quand ils furent en Espagne, comme vous ouïrez ci-après.

Chapitre LXIV. — Comment le sieur de Béthencourt et Gadifer étant arrivés en Espagne, Gadifer, ne pouvant rien gagner contre lui, s'en retourne en France, et Béthencourt aux îles.

Quand M. de Béthencourt et Gadifer furent arrivés à Séville, ledit sieur de Béthencourt s'opposa aux réclamations que Gadifer faisait pour plusieurs choses qu'il disait lui appartenir. Le roi de Castille en eut des nouvelles, mais ledit Gadifer eut tout à fait le dessous. Aussitôt il dit qu'il voulait aller en France et qu'il y avait bien à faire. Ledit Gadifer, voyant bien qu'il n'y pouvait rien faire de plus, partit d'Espagne pour se rendre en France, dans son pays, et on ne le revit jamais plus aux îles de Canarie. M. de Béthencourt eut depuis bien à faire pour conquérir lesdites îles de Canarie, comme vous ouïrez en détail ci-après. Pourtant nous laisserons ce sujet quant à présent pour parler des îles que M. de Béthencourt a visitées et fait, visiter, de leur situation, de leurs productions et de leur gouvernement.

Chapitre LXV. — De l'île de Fer et de ses habitants.

Nous parlerons premièrement de l'île de Fer, qui est une des plus lointaines.[101] C'est une bien belle île, grande de sept lieues de long sur cinq de large. Elle a la forme d'un croissant et elle est très forte, car elle n'a ni bon port ni bon entrage : elle a été visitée par ledit sieur et par d'autres. Pendant le long séjour qu'y fit Gadifer, elle était bien peuplée de gens ; mais on les a capturés à plusieurs reprises, et conduits comme esclaves en pays étrangers. Aujourd'hui, il n'y reste plus que peu d'habitants. Le sol est élevé et assez uni ; il est couvert de grands bosquets de plus et de lauriers[102] portant des mures merveilleusement grosses et longues. La terre en est bonne et propre à la culture du blé, de la vigne et de bien d'autres plantes.[103] On y trouve beaucoup d'arbres portant des fruits de différentes espèces. Il y a en abondance des faucons, des éperviers, des alouettes, des cailles, et une sorte d'oiseau de la grosseur d'un perroquet, au vol court et ayant le plumage du faisan.[104] Les eaux y sont bonnes ; [105] il y a grande abondance d'animaux, savoir : des pourceaux, des chèvres et des brebis ; il y a des lézards grands comme des chats et bien laids à voir, mais ils ne font aucun mal.[106] Les habitants du pays, hommes et femmes, sont très beaux[107] ; les hommes portent de grandes lances sans fer, car ils n'ont pas de fer ni aucun métal. Il y vient des grains de toutes sortes en assez grande quantité. Dans, les parties les plus hautes de l’île il y a des arbres qui toujours dégouttent eau belle et claire,[108] qui chet en fosse auprès des arbres. Cette eau est de telle nature que, quand on a mangé à satiété et qu'on en boit, avant une heure, la viande est toute digérée et l'appétit revient aussi vif qu'auparavant.[109]

Chapitre LXVI. — De l’île de Palme, qui est la plus lointaine.

L'île de Palme, qui est la plus avancée d'un côté en la mer Océane, est plus grande qu'elle ne se montre sur la carte. Elle est très haute et très forte, garnie de grands bocages de différentes sortes, tels que pins et dragonniers[110] portant sang-de-dragon,[111] et d'autres arbres portant un lait très utile en médecine et des fruits de diverses sortes. Il y court de bonnes rivières ; les terres y sont bonnes pour tous les labourages et bien garnies d'herbages.[112] Le pays est fort et bien peuplé de gens ; car il n'a pas été foulé comme ont été les autres pays.[113] Les gens sont beaux[114] et ne vivent que de chair.[115] C'est le plus délectable pays que nous ayons trouvé dans les îles de par ici ; mais il est bien à l'écart, car c'est l’île la plus éloignée de la terre ferme. Toutefois, il n'y a du cap de Bugeder, qui est terre ferme des Sarrasins, que cent lieues françaises. Et, de plus, c'est une île dont l'air est fort bon, où l'on est rarement malade et où les gens vivent longuement.

Chapitre LXVII. — De l’île Gomère.

L'île de Gomère, qui est à quatorze lieues en deçà (de l'île de Palme), est une île très forte, en forme de trèfle. Le pays est bien haut et assez uni, mais les baricaves[116] y sont merveilleusement grandes et profondes.[117] Le pays est habité par un peuple nombreux qui, de tous les autres pays de par ici, parle le plus étrange langage : ils parlent des lèvres, comme s'ils étaient sans langue ; et ou dit par ici qu'un grand prince les fit mettre là en exil et leur fit tailler leurs langues ; et, d'après leur manière de parler, on pourrait le croire. Le pays est garni de dragonniers, d'une assez grande quantité d'autres arbres, de menu bétail[118] et de beaucoup d'autres choses étranges qui seraient trop longues à raconter.

Chapitre LVIII. — De l’île d'Enfer ou Ténériffe.

L'île d'Enfer, qui s'appelle Tonerfis, est en forme de herse, presque comme la Grande-Canarie.[119] Elle est grande environ de dix-huit lieues françaises sur dix de large ; et, dans la meilleure partie, il y a une grande montagne, la plus haute qui soit dans toutes les îles Canariennes, et la patte de la montagne s'étend de tous côtés dans la plus grande partie de toute l’île. Tout autour sont les baricaves garnies de grands bocages et de belles fontaines courantes, de dragonniers et de beaucoup d'autres arbres de différentes sortes et formes.[120] Le pays est très bon pour toutes les cultures, un peuple bien nombreux y habite, le plus hardi de tous les autres peuples qui habitent dans les îles. Jamais il ne fut traqué ni mené en servage, comme les autres.[121] Ce pays se trouve près de Gomère, a bit lieues vers le midi, et, de l'autre côté, à quatre lieues au nord de la Grande-Canarie. On dit que c'est une des bonnes îles de par ici

Chapitre LXIX. — De la Grande-Canarie et des gens qui y sont.

La Grande Canarie contient vingt lieues de long et douze de large ; elle est en forme de herse. On compte douze lieues de la Grande-Canarie à l'île d'Erbanie ; c'est la plus renommée de toutes les autres îles.[122] Les montagnes y sont grandes et merveilleuses du côté du midi, et, vers le nord, le pays est assez uni et bon pour le labourage. C'est un pays garni de grands bois de pins et de sapins, de dragonniers, d'oliviers, de figuiers, de palmiers portant des dattes et de beaucoup d'autres arbres portant des fruits de diverses sortes. Les gens qui y habitent sont un grand peuple, et se disent gentilshommes, sans ceux d'autre condition. Ils ont du froment, des lèves et des blés de toutes sortes ; tout y croît. Ils sont grands pécheurs de poissons[123] et font les nœuds merveilleusement bien. Ils vont tout nus, si ce n'est qu'ils portent des braies en feuilles de palmiers.[124] La plupart d'entre eux portent des devises de diverses manières entaillées sur leur chair, suivant la plaisance de chacun ; et ils portent leurs cheveux liés par derrière en forme de tresses. Ce sont de belles gens[125] et bien formés, et leurs femmes sont bien belles et s'affublent de peaux pour couvrir partie de leur corps. Ils sont bien fournis de bêtes, à savoir de pourceaux, de chèvres et de brebis, et de chiens sauvages qui ressemblent à des loups, mais qui sont petits.[126]

M. de Béthencourt et Gadifer, et plusieurs autres de sa compagnie, y ont été, tant pour voir leurs habitudes et leur gouvernement, aviser les descentes et les entrées qui sont bonnes et sans danger, qu'afin de donner ordre pour que l'on sonde et mesure les ports et les côtes de la terre, partout où un navire peut approcher. À une demi-lieue de la mer, du côté du nord-est, sont deux villes, à deux lieues l'une de l'autre, l'une nommée Telde et l'autre Argonès, assises sur des ruisseaux courants. Et à vingt-cinq milles de là, du côté du sud-est, il y a sur la mer une autre ville en très bon lieu pour être fortifiée, d'Un côté par la mer qui vient y battre, et qui a, de l'autre côté, un ruisseau d'eau douce. Elle se nomme Argineguy, et on y pourrait faire un très bon port pour les petits navires, malgré le danger qui en résulterait pour la forteresse. Il ne faut point dire que ce ne soit une fort bonne île pleine de tous biens ; les blés y viennent deux fois l'an, sans nul amendement ; et l'on ne saurait trop malaisément labourer la terre qu'il n'y vienne plus de biens qu'on ne saurait dire

Chapitre LXX. — De l’île de Fortaventure ou Erbanie, et de ses deux fois.

L'île de Fortaventure, que nous appelons Erbanie, comme font ceux de la Grande-Canarie, est à douze lieues en deçà, du côté du nord-est. Elle contient environ dix-sept lieues de long et huit de large ; mais il y a un point où elle n'est large que d'une lieue d'une mer à l'autre. Là le pays est sablonneux, et il y a un grand mur de pierre qui traverse tout le pays d'un côté à l'autre. Le pays est formé de plaines et de montagnes, et l'on peut chevaucher d'un bout à l'autre.[127] On y trouve, à quatre ou cinq lieues, des ruisseaux courants d'eau douce, sur lesquels des moulins pourraient moudre, et il y a sur ces ruisseaux de grands bocages de bois qui s'appellent tarhais, qui portent une gomme de sel bel et blanc ; mais ce n'est point un bois dont on puisse faire de bon ouvrage, car il est tortu et ressemble à la bruyère par la feuille. Le pays est abondamment garni d'un autre bois qui porte un lait de grande vertu en médecine comme baume, et d'autres arbres de merveilleuse beauté, qui portent plus de lait que ne font les autres arbres, et sont anguleux sur plusieurs faces : sur chaque face, il y a un rang d'épines en manière de ronces ; les branches sont grosses comme le bras d'un homme, et quand on les coupe, elles sont toutes pleines de lait de merveilleuse vertu.[128] Il y a une grande abondance d'autres bois, comme de palmiers portant dattes, d'oliviers et de mastiquers. Il y croit une graine qu'on appelle orsolle, [129] qui vaut beaucoup ; elle sert à teindre le drap ou d'autres choses, et c'est la meilleure graine que l'on puisse trouver en nul pays pour cet usage. Si cette île est une fois conquise et mise à la foi chrétienne, cette graine sera d'un grand rapport au seigneur du pays.[130]

Le pays n'est pas fort peuplé de gens, mais ceux qui s'y trouvent sont de grande stature. Il est très difficile de les prendre vifs, et ils sont de mœurs telles, que si quelqu'un d'eux à été pris par les chrétiens et qu'il retourne vers' eux, ils le tuent sans nul remède. Ils ont grande foison de villages et se logent plus ensemble que ne font ceux de l'île Lancelot. Ils ne mangent point de sel, ne vivent que de chair, en font une grande provision sans la saler, la pendent dans leurs antieux, [131] la font sécher jusqu'à ce qu'elle soit bien fanée, et puis la mangent. Cette chair est de beaucoup plus savoureuse et de meilleure qualité que celle des pays de France, sans nulle comparaison. Les maisons sentent très mauvais, à cause des chairs qui y sont pendues. Ils sont bien approvisionnés de suif et le mangent aussi savoureusement comme nous le pain. Ils sont bien approvisionnés de fromages qui sont souverainement bons, les meilleurs que l'on fasse dans cette contrée. Ces fromages ne sont faits que de lait de chèvres, dont le pays est beaucoup plus peuplé que nulle des autres îles, on en pourrait prendre chaque année soixante mille et mettre à profit les cuirs et les graisses, dont chaque bête rend bien de trente à quarante livres ; c'est merveilleux de voir la quantité de graisse qu'elles rendent, et que la chair est si bonne et meilleure de beaucoup que celle de France.

Il n'y a point de bon port pour hiverner les gros navires ; mais, pour les petits navires, il y en a de très bons. Dans tout le pays de plaine, on pourrait faire des puits pour avoir de l'eau douce, pour arroser les jardins et faire ce qu'on voudrait. Il y a de bonnes veines de terre pour la culture. Les habitants ont l'entendement dur, sont très fermes en leur foi et ont des temples où ils font leurs sacrifices.[132] C'est l’île la plus proche de la terre des Sarrasins, car il n'y a que douze lieues françaises de là au cap de Bugeder, qui est sur le continent d'Afrique.

Chapitre LXXI. — Des îles Lancerote et de Loupes.

L'île Lancerote est à quatre lieues de l’île de Fortaventure, du côté du nord nord-est ; entre elles deux est l'île de Loupes, qui est dépeuplée, est presque ronde, ne contient qu'une lieue de long et autant de large, et se trouve à un quart de lieue de Fortaventure, et d'autre part à trois lieues de l'île Lancerote. Du côté d'Erbanie[133] est un très bon port pour les galères ; là viennent tant de loups marins que c'est merveille, et on pourrait avoir, chaque année, des peaux et des graisses pour cinq cents doubles ou plus. Et quant à l’île Lancerote, qui s'appelle en leur langage Tite-roi-Gatra, elle est de la grandeur et de la façon de l’île de Rhodes. Il y a grande foison de villages et de belles maisons. Elle était très peuplée de gens ; mais les Espagnols et autres corsaires de mer les ont maintes fois pris et menés en servage, de sorte qu'ils sont demeurés peu de gens. Quand M. de Béthencourt y arriva, ils n'étaient environ que trois cents personnes, qu'il conquit à grand-peine et à grand travail, et qui, par la grâce de Dieu, ont été baptisés.

Du côté de l'île Gracieuse, le pays et l'entrée sont si forts que nul n'y pourrait entrer par force ; et de l'antre côté, vers la Guinée, qui est un pays de terre ferme occupé par les Sarrasins, le pays est assez uni ; il n'y a, en fait de bois, que de petits buissons pour brûler et une sorte de bois appelé hyguères, dont tout le pays est garni d'un bout à l'autre, et qui porte un lait de grande vertu en médecine. Il y a grande foison de fontaines et de citernes, de pâturages et de bonnes terres à cultiver. Il y croît grande quantité d'orge, dont on fait de très bon pain. Le pays est bien garni de sel. Les habitants sont belles gens ; les hommes vont tout nus, sauf un manteau qui les couvre par derrière jusqu'au jarret, et n'ont point honte de leur nudité. Les femmes, belles et honnêtes, sont velues de grandes houppelandes de cuir traînant jusqu'à terre ; la plus grande partie d'elles ont trois maris. Les femmes portent beaucoup d'enfants, elles n'ont point de lait en leurs mamelles, mais allaitent leurs enfants à la bouche ; et pour cela, elles ont les lèvres de dessous plus longues que celles de dessus, ce qui est chose laide à voir. L'île Lancerote est une île fort plaisante et bonne, et il y peut arriver beaucoup de marchandises, car il y a spécialement deux ports bons et aisés. Il y croit de l'orseille, qui est une marchandise très recherchée et d'un grand profit. Nous laisserons cette matière et parlerons de M. de Béthencourt, qui est au royaume de Castille, près du roi du pays.

Chapitre LXXII. — Comment M. de Béthencourt prit congé du roi d'Espagne et revint aux îles.

Quand M. de Béthencourt en eut fini avec messire Gadifer, il reçut du roi de Castille des lettres de l'hommage qu'il avait fait des îles Canaries, et il prit congé dudit roi pour s'en retourner aux îles, car il en était besoin. Ledit Gadifer avait laissé son bâtard et quelques autres avec lui ; pour cette cause, ledit sieur de Béthencourt désirait retourner le plus tôt qu'il pourrait. Il ne serait pas allé en Castille, si ce n'eut été qu'il craignait que messire Gadifer entreprit sur lui, et qu'il eût rapporté au roi de Castille quelque chose dont il n'eût pas été content, non pas qu'on pût dire qu'il eût mal servi ; mais, comme j'ai dit ci-devant, il désirait avoir ses lettres toutes faites, grossoyées et scellées. Le roi lui avait auparavant baillé et fait bailler des lettres, mais elles n'étaient pas comme les dernières. Le roi lui donna plein pouvoir de battre monnaie au pays, et il lui donna le cinquième denier des marchandises qui viendraient des dites îles en Espagne. Les lettres furent passées devant un tabellion nommé Sariche, demeurant à Séville. En ladite ville de Séville on trouvera tout le fait et le gouvernement dudit de Béthencourt. Et outre que le roi était fort content de lui, plusieurs bourgeois de Séville l'aimaient fort et lui firent maintes gracieusetés, telles qu'armures, vivres, or et argent, dont il avait grand besoin. Il était fort bien connu dans ladite ville et fort aimé.

Ledit seigneur de Béthencourt prit congé du roi et s'en retourna aux îles tout joyeux, comme un homme à qui il semble que sa besogne a été bien faite, et il arriva à l’île de Fortaventure, où il fut reçu de ses gens bien joyeusement, comme vous ouïrez ci-après plus pleinement.

Chapitre LXXIII. — Comment Béthencourt arrive en l'île de Fortaventure, sa réception et ce qui lui arriva ensuite.

Or M. de Béthencourt est arrivé en l’île d’Erbanie nommée Fortavenlure, et a trouvé Annibal, bâtard de messire Gadifer, lequel vint au-devant de lui faire la révérence, et ledit seigneur le reçut honnêtement. « Monsieur, dit Annibal, qu'est devenu monsieur mon maitre ? » Ce dit M. de Béthencourt : « Il s'en est allé en France, en son pays. —Adonc, dit Annibal, je voudrais bien que je fusse avec lui. » Ce dit ledit sieur de Béthencourt : « Je vous y mènerai, s'il plaît à Dieu, mais quand j'aurai fait mon entreprise. — Je suis fort ébahi, dit Annibal, comment il nous a laissés sans nous envoyer quelque nouvelle. — Je pense, dit M. de Béthencourt, qu'il vous aura écrit par mon poursuivant. » Et aussi l'avait-il fait.

Ledit seigneur arriva en une forteresse nommée Richeroque, laquelle il avait fait faire, et il trouva une partie de ses gens en cette place. Il en était sorti quinze de la place en ce jour, et ils étaient allés courir sur leurs ennemis. Et leurs ennemis canariens vinrent sur eux,[134] leur coururent sus vigoureusement, en tuèrent incontinent six, et les autres, moult battus et froissés, se retirèrent dans la forteresse. Alors ledit Béthencourt y mit remède bientôt. Or il y avait une autre forteresse où se tenait une partie de la compagnie où était Annibal, et ladite forteresse se nomme Baltarhays. M. de Béthencourt partit avec sa compagnie et laissa Richeroque dépourvu, afin d'avoir plus de gens pour venir à Baltarhays. Incontinent qu'il fut parti, les Canariens vinrent rompre et détruire Richeroque,[135] et s'en allèrent au port dit Gardins, à une lieue près de là, où étaient les vivres de M. de Béthencourt. Ils brûlèrent une chapelle qui y était, s'emparèrent des approvisionnements, û savoir force fer et canons, rompirent les coffres et les tonneaux, prirent et détruisirent tout ce qui était là. M. de Béthencourt assembla tout autant qu'il put trouver de gens en ladite île, car il y en avait en l’île Lancerote qui n'y pouvaient être. Le bon seigneur se mit en campagne, et ils ont eu affaire avec leurs ennemis plusieurs fois, et toujours ont eu la victoire, el spécialement en deux journées, dans lesquelles ont été tués plusieurs Canariens. Ceux qu'ils ont pu prendre vifs, ils les ont fait passer en l'île Lancerote, avec leur roi, qui était demeuré avec eux, depuis que M. de Béthencourt et Gadifer partirent de là, afin qu'il fit cultiver et rouvrir les fontaines et les citernes que M. de Béthencourt avait fait détruire pour certaine cause par Gadifer et la compagnie, durant la guerre d'entre eux, avant qu'il eût conquis le pays. Et en ces endroits il y a tant de bétail, tant privé que sauvage, qu'il est de nécessité qu'elles soient ouvertes, car autrement les bêtes ne pourraient vivre. Et ledit roi a mandé à M. de Béthencourt qu'on lui envoie du drap pour vêtements et de l'artillerie, car tous les habitants de l'île Lancerote se mettent à être archers et gens de guerre, et se sont très vaillamment maintenus avec les chrétiens contre ceux d'Erbanie, et le font encore de jour en jour ; et plusieurs d'entre eux sont morts en la guerre, en combattant et aidant les nôtres. Et ceux d'Erbanie, pour mieux soutenir leur guerre contre eux cette saison, ont mis ensemble tous les hommes au-dessus de dix-huit ans. Et il appert bien qu'ils ont eu guerre entre eux, car ils ont les plus forts châteaux que l'on puisse trouver nulle part. Ils les ont abandonnés et ne s'y retirent plus, de crainte qu'ils ne soient enclos ; car ils ne vivent que de chair, et si on les enclosait en leurs forteresses, ils ne pourraient vivre, car ils ne salent point leurs chairs, ce qui fait qu'elles ne pourraient durer longtemps. Ce n'est pas merveille si entre nous, qui sommes une grande multitude de peuple en terre ferme et en grande étendue de pays, nous faisons guerre l'un contre l'autre, puisque ceux qui sont ainsi enfermés dans les îles de mer guerroient et s'occient l'un l'autre. Mais Dieu souffre toutes ces choses afin qu'en nos tribulations nous puissions avoir vraie connaissance de lui ; car plus nous aurons d'adversités en ce monde, plus nous devons nous humilier devant lui. De ce qui est dit ci-dessus de la mort des gens de M. de Béthencourt, le fait arriva le septième jour d'octobre 1404.

Chapitre LXXIV. — Comment ledit sieur de Béthencourt fit rétablir le château de Richeroque, et de ses combats contre Iflk Canarions.

Après cela, le premier jour de novembre suivant, M. de Béthencourt revint à Richeroque et le fit remettre en état. Il envoya quérir grande quantité de ses gens en l’île Lancerote, tant de ceux du pays que d'autres, lesquels vinrent vers lui. Et puis il envoya Jean le Courtois, Guillaume d'Andrac, ceux de Lancelot et plusieurs autres, pour écouter et pour voir s'il viendrait rien sur eux. Ils s'en allaient péchant à la ligne, quand vinrent sur nos gens soixante Canariens qui leur coururent sus. Nos gens se défendirent si bien et si vigoureusement, qu'ils s'en vinrent à l'hôtel, qui était à deux lieues françaises de là, toujours combattant avec leurs ennemis, sans perdre aucun des leurs. Mais s'ils n'eussent été assez bien approvisionnés de traits, ils ne s'en fussent jamais retournés sans perte. Et le troisième jour suivant, quelques-uns de la compagnie étaient allés avec ceux de l’île Lancelot, les mieux armés qu'ils purent trouver : ils se rencontrèrent avec leurs ennemis qui leur coururent sus, et combattirent longuement, mais à la fin ceux d'Erbanie furent déconfits et mis en déroute. Item, tantôt après, Jean le Courtois et Annibal (bâtard de Gadifer) partirent de Baltarhays. M. de Béthencourt était à Richeroque, où il le faisait rétablir. Lesdits Courtois et Annibal prirent des compagnons de l’île Lancelot et s'en allèrent à l'aventure. Ils vinrent à un village, où ils trouvèrent une partie des gens du pays assemblés, leur coururent sus, les combattirent bien âprement, en telle manière que leurs ennemis furent déconfits, et qu'il en mourut sur la place dix, dont l'un était un géant de neuf pieds de long.[136] M. de Béthencourt leur avait expressément défendu que nul ne l'occit, s'il était possible, et qu'ils le prissent vif ; mais ils dirent qu'ils n'auraient pu autrement faire, car il était si fort et combattait si bien contre eux que, s'ils l'eussent épargné, ils étaient en aventure d'être tous déconfits et morts. Annibal et quelques-uns de la compagnie s'en retournèrent à l'hôtel bien battus et navrés, et ils ramenèrent avec eux mille chèvres à lait.

Chapitre LXXV. — Diverses rencontres et combats contre les Canariens.

En ce temps et auparavant ledit bâtard de Gadifer et quelques-uns de ses alliés portaient envie aux gens de M. de Béthencourt, par qui a été faite toute la conquête, le commencement et la fin, et malgré cela, s'ils eussent pu être les plus forts, ils auraient fait affront aux gens dudit sieur de Béthencourt. Mais quelque chose qu'on lui dit, il dissimulait toujours, parce qu'il avait besoin d'eux et parce qu'il était en pays étranger et ne voulait point qu'on leur fit nul déplaisir, sinon en cas de nécessité. Cependant Jean le Courtois et des compagnons de la maison de mon dit seigneur s'armèrent très bien comme pour aller combattre centre leurs ennemis. Il était bien matin quand ils vinrent ; aussi pensait-on qu'ils allaient en embuscade ; car il n'y avait pas quatre jours que beaucoup de Canariens s'étaient embarqués pensant rencontrer quelques-uns des nôtres ; il n'y avait guère de temps qu'ils nous avaient bien battus, tellement qu'ils nous ont renvoyés à l'hôtel, les têtes sanglantes et les bras et les jambes rompus de coups de pierres. Car ils n'ont point d'autres armes, et croyez qu'ils jettent et manient une pierre beaucoup mieux que ne fait un chrétien ; il semble que ce soit un carreau d'arbalète quand ils la jettent ; et ils sont gens fort légers et courent comme des lièvres. Grâce à Dieu, quelque mal qu'ils nous fissent, ils n'eurent aucun des nôtres. Il advint, quelques jours après, que les enfants qui gardaient les bêtes trouvèrent les lieux où les Canariens avaient couché la nuit. Ils le vinrent dire où Annibal était logé, pendant que ceux de Béthencourt tiraient de l'arc et de l'arbalète, et ils leur dirent comment ils avaient trouvé la trace des ennemis. Un nommé d'Andrac, qui avait servi Gadifer, demanda aux autres s'ils voulaient aller avec eux pour voir s'ils pourraient rencontrer les Canariens ; mais ils avaient d'autres desseins et n'y allèrent point. Six des compagnons de Gadifer y allèrent incontinent (car ils n'étaient pas plus nombreux, sinon deux autres qui restaient pour garder le logis où ils se tenaient), et ils allèrent de nuit, ayant chacun son arc en sa main, s'embusquer sur une montagne près de là où les Canariens avaient été l'autre nuit avant. Le lendemain matin d'Andrac, accompagné des compagnons de l'hôtel de mon dit seigneur et de ceux de l’île Lancelot, partit pour aller les rejoindre, et ils avaient avec eux des chiens comme s'ils allaient se divertir en bas de l’île. Quand ils furent au pied de la montagne où était notre embuscade, ils avisèrent leurs ennemis qui les suivaient. Alors les nôtres envoyèrent un des compagnons pour dire à d'Andrac de gagner la montagne, car les Canariens étaient en grand nombre. Ils montèrent en haut de la montagne, et les ennemis les côtoyaient comme s'ils les voulaient enclore. Alors nos gens descendirent à leur rencontre ; un de nos compagnons se battit avec eux et abattit d'un coup d'épée un Canarien qui pensait le saisir entre ses bras. Les autres s'enfuirent quand ils virent si clairement nos gens réunis contre eux ; ils se retirèrent aux montagnes et nos gens revinrent à l'hôtel.

Chapitre LXXVI. — Comment le sieur de Béthencourt envoya Jean le Courtois parler à Annibal qui était à Baltarhays.

Ensuite, M. de Béthencourt envoya Jean le Courtois et quelques autres à la tour de Baltarhays[137] parler à Annibal et à d'Andrac, serviteurs de Gadifer (car ils disaient beaucoup de paroles qui ne plaisaient point à mon dit sieur), et il leur manda par ledit Courtois qu'ils tinssent le serment qu'ils devaient. Ils répondirent qu'ils voulaient se garder de mal faire. Alors Jean le Courtois demanda à Annibal pourquoi ils avaient déchiré une lettre que M. de Béthencourt avait envoyée. Ils répondirent que cela avait été fait par la volonté d'Alphonse Martin et d'autres. Il y eut beaucoup de paroles qui seraient trop longues à raconter. Jean le Courtois demanda par un truchement les prisonniers canariens qui étaient entre les mains de cet Annibal. On lui en avait bien baillé en garde une trentaine qui étaient départis à différentes vacations, comme à garder les bêles ou à autres choses auxquelles on les avait mis. Quand ils furent venus, Jean le Courtois dit à son truchement qu'il les menât en son logis, et ainsi fut fait. D'Andrac fut moult outré et courroucé contre lui, et dit qu'il ne lui appartenait point de faire cela, qu'il n'avait point à leur commander, et que Gadifer seul en avait la puissance. Jean le Courtois lui répondit que Gadifer n'avait nulle puissance. « Prenez, dit-il, que vous soyez ou ayez été son serviteur, vous n'avez plus, ni lui, aucune puissance en cet endroit. Il a plu à M. de Béthencourt que je sois son lieutenant, tout indigne que je suis ; mais puisqu'il lui plaît, je le servirai ainsi que je dois faire. Mais je suis ébahi de ce que vous osez faire, car je sais bien que Gadifer a fait tout ce qu'il a pu envers M. de Béthencourt notre maître ; et ils ont si bien fait l'un et l'autre que ledit Gadifer, que vous dites être votre maître, ne reviendra jamais en ce pays pour y rien demander. » Ledit Andrac fut moult courroucé d'ouïr dire telles paroles ; et il le requit qu'il se départit de faire.et dire un tel déshonneur de son maître, qu'il n'avait pas desservi M. de Béthencourt, et que sans monsieur leur maître la conquête des îles ne serait pas si avancée qu'elle est. « Mais je vois bien que je suis trop faible pour résister contre vous ; je fais clameur contre vous et demande l'aide de tous les rois chrétiens, comme il convient en pareil cas. » Ledit d'Andrac et Annibal étaient principalement courroucés de ce qu'on leur voulait enlever leur part des prisonniers ; ce n'était pourtant pas l'intention de M. de Béthencourt, qui depuis les apaisa. Mais ledit Andrac et Annibal avaient toujours été envieux des gens de mon dit seigneur ; s'ils eussent été les plus forts, ils leur eussent fait déplaisir. Il y a longtemps ; mais ceux de M. de Béthencourt étaient toujours dix contre un. Quand ledit Annibal et d'Andrac virent qu'ils ne pourraient faire autre chose et que ceux de M. de Béthencourt ne tenaient compte d'aucune de leurs paroles, il fallut qu'ils obéissent. Ledit Jean le Courtois s'en alla avec ses prisonniers et s'en vint vers M. de Béthencourt, à Richeroque. Il commença à lui dire qu'il avait trouvé de terribles gens et bien orgueilleux, qui ont répondu fort fièrement. « Et qui est-ce ? dit M. de Béthencourt. — C'est, dit Jean le Courtois, Annibal et d'Andrac, parce que j'ai voulu avoir les prisonniers qu'ils avaient. Les autres y ont part aussi bien qu'eux et il ne leur appartient pas d'en avoir la garde. Il semble, à les ouïr parler, qu'ils doivent être seigneurs du pays et qu'on n'eût rien fait s'ils n'y eussent été. Et, en bonne foi, Monsieur, s'il n'eût tenu qu'à eux, ni vous ni vos gens ne seriez pas ainsi que vous êtes, et je pense que vous l'avez bien aperçu. — Taisez-vous, dit Monsieur, il ne faut point que vous m'en parliez, car je sais ce qui se passe depuis longtemps. Je pense que leur maître leur a écrit de ses nouvelles et la besogne qu'il a faite en Castille près du roi. Je ne serais pas content que vous leur fissiez quelque tort, et je veux qu'ils aient leur part et portion des prisonniers comme les autres. Au surplus, j'y mettrai si bon remède que chacun sera content. Quand je m'en irai, je les emmènerai avec moi en leur pays ; ainsi on en sera délivré. Il ne faut pas faire tout ce que l'on serait en droit de faire ; on doit toujours se contraindre et garder son honneur plus que son profit. » Quelques jours après, ledit Courtois envoya un nommé Michelet Helye et d'autres en sa compagnie vers Annibal et d'Andrac ; il leur dit que Courtois leur mandait, de par M. de Béthencourt, que l'on lui envoyât toutes les femmes canariennes qu'ils avaient. D'Andrac répondit que Courtois n'en aurait pas par lui ; qu'ils ne les pourraient avoir que par force et par outrage, comme ils avaient pris les autres prisonniers, car il ne voulait pas combattre contre lui ni contre d'autres. Après que Jean le Courtois eut eu la réponse, il vint, fit sa tentative, et trouva les compagnons plus affairés que de longtemps ils n'avaient été, couvrant leurs maisons à cause de la force du temps et de la pluie qu'il faisait. Il y avait peu de gens à l'hôtel, qui vinrent cependant, suivant leur résolution, et se mirent entre l'hôtel et eux. Ceux de Jean le Courtois se mirent à côté d'une tour qui était là. Quand d'Andrac vit cela, il y accourut tant qu'il put courir et commença à leur dire : « Qu'est ceci, beaux seigneurs ? que nous pensez-vous faire ? Ne vous suffit-il du déshonneur et de la vilenie que vous nous avez faits à notre maître messire Gadifer ? Ne nous avez-vous pas fait assez de mal ? Ne vous souvient-il pas de l'aide qu'au temps passé nous vous avons donnée ? car il nous semble que vous n'en faites point décompte. » Alors Jean le Courtois dit : «Faites-nous mettre ces femmes dehors. » Et il commanda à ses gens que l'on rompit tout et que l'on fit tant qu'on les eût. Alors un Allemand demanda en son langage du feu pour brûler la tour. D'Andrac l'entendit bien et dit : « Beaux seigneurs, vous pouvez bien tout brûler si vous voulez. » Et il leur dit beaucoup de paroles qui seraient trop longues à dire et à raconter. Mais il leur dit qu'ils faisaient grand déshonneur à M. de la Salle de prendre ainsi son hôtel et ses biens qu'il nous avait laissés en garde ; et vous ne faites pas bien, et je prends ceux-ci à témoin de l'outrage que vous nous faites. » Alors Jean le Courtois dit que non seulement l'hôtel, mais tout le pays, était à M. de Béthencourt, et que ledit sieur en était roi, seigneur et maître, et que des avant que messire Gadifer partit des îles il le savait bien. « Je suis bien ébahi, dit Courtois, comme vous osez vous rebeller contre M. de Béthencourt qui, encore à présent, est en cette île ; et, quand il l'apprendra, il vous en saura peu de gré. Et, qui plus est, votre maître est en son pays qui est si loin d'ici ; et, qui plus est, il a fait tout son effort près du roi de Castille, si bien qu'il s'en est allé en France, et pourtant il est parti assez d'accord avec M. de Béthencourt. Si vous me croyez, vous viendrez vers mon dit sieur : il est tel qu'il vous traitera mieux que vous ne l'avez mérité. » D'Andrac et Annibal dirent : « Nous irons vraiment, et je crois fermement qu'il nous fera raison et qu'il nous fera rendre nos prisonniers ou telle part que nous devrons avoir. » Ledit Courtois entra dans la tour et dans l'hôtel, prit les femmes et les emmena avec tous les autres Canariens en l’île Lancerote ; et enfin ils partirent et s'en allèrent.

Chapitre LXXVII. — Comment les deux rois sarrasins de l’île d'Erbanie parlementèrent pour se rendre et se faire chrétiens.

Peu de temps après, ceux de l'île d'Erbanie, ignorant la discorde d'entre nous, voyaient la guerre que M. de Béthencourt leur avait faite et considéraient qu'ils ne la pourraient longtemps soutenir à l'encontre de ce seigneur et des chrétiens, et que les chrétiens étaient armés et artillés, tandis qu'eux-mêmes ne l'étaient pas ; car, comme je l'ai dit autrefois, ils n'ont aucune armure et ne sont vêtus que de peaux de chèvre et de cuir, [138] et aussi ne se revengent que de pierres et de lances de bois non ferrées qui pourtant faisaient beaucoup de mal. Quoiqu'ils voient bien qu'ils ne pourraient longtemps durer, ils sont dispos et allègres ; et, vu la relation de quelques-uns d'entre eux, qui ont été prisonniers, et ce qu'ils leur ont rapporté de la manière du gouvernement des chrétiens, et de leur entreprise, et comme ils traitent gracieusement tous ceux qui veulent être leurs sujets, ils ont décidé qu'ils viendraient vers ledit sieur de Béthencourt, qui était le chef de la compagnie, roi et seigneur du pays, comme tout nouveau conquérant sur les mécréants. Car jamais ils ne furent chrétiens, et jamais aucun chrétien, que l'on sache, n'avait entrepris leur conquête. Et il est vrai qu'ils sont en cette île d'Erbanie deux rois qui ont longtemps eu ensemble une guerre dans laquelle il y a eu, en plusieurs fois, beaucoup de morts, tant qu'ils sont bien affaiblis ; et, comme il est ci-devant dit, il est bien visible qu'ils ont été en guerre entre eux, car ils ont des châteaux bâtis à leur manière comme on n'encourrait trouver nulle part.[139] Ils ont aussi un très grand mur de pierre qui s'étend tout au travers du milieu du pays, d'une mer à l'autre.[140]

Chapitre LXXVIII. — Comment les deux rois envoyèrent un Canarien vers ledit sieur de Béthencourt.

Or il est venu vers M. de Béthencourt un Canarien qui a été envoyé par les deux rois païens d'Erbanie. Ils lui mandent qu'il lui plaise qu'ils viennent vers lui en trêve, qu'ils avaient grand désir de le voir et de lui parler, et que leur vouloir et désir était d'être chrétiens. Quand M. de Béthencourt eut entendu cela par un truchement qu'il avait, il fut bien fort joyeux. Il rendit réponse audit Canarien par son truchement que, quand il leur plaira de venir pour faire ce qu'il rapportait et disait, il leur ferait très bonne chère et joyeuse, et qu'ils seront les très bienvenus quand ils viendront. Ledit Canarien s'en retourna avec un Canarien nommé Alphonse qui s'était fait chrétien et auquel on fit très bonne chère. Quand ils furent arrivés, les deux rois furent fort joyeux en entendant la réponse qu'avait faite M. de Béthencourt. Ils voulaient retenir Alphonse le truchement pour qu'il les conduisit quand ils iraient vers mon dit seigneur ; mais il ne le voulut pas, car on ne le lui avait pas commandé. Alors les rois le firent conduire sûrement jusqu'à l'hôtel de mon dit sieur. Ledit Alphonse lui rapporta tout ce qu'ils avaient dit et fait, et un beau présent de je ne sais quel fruit qui croît en pays bien lointain et odorait si très bon que c'était merveille.[141]

Chapitre LXXIX. — Comment les deux rois furent baptisés avec tous leurs gens, et comment le sieur de Béthencourt prit congé d'eux et des siens pour aller faire un voyage en France, et de l'ordre qu'il donna aux îles avant son départ.

Il est venu premièrement un des rois vers M. de Béthencourt, celui du côté de l’île Lancerote[142] ; lui et ses gens qu'il avait amenés étaient au nombre de quarante-deux. Ils furent baptisés le dix-huitième-jour de janvier 1405, et il fut nommé Louis. Trois jours après, vinrent vingt-deux personnes qui furent baptisées ce jour même. Le vingt-cinquième jour du même mois de janvier, le roi qui était du côté de la Grande-Canarie[143] vint vers ledit seigneur avec quarante-six de ses gens. Ils ne furent pas baptisés ce jour-là, mais trois jours après, et ledit roi fut nommé Alphonse. Et depuis lors ils venaient tous se faire baptiser, puis les uns, puis les autres, selon qu'ils étaient logés et épars par le pays, tant qu'aujourd'hui, Dieu merci, ils sont tous chrétiens. On apporte les petits enfants, dès qu'ils sont nés, en la cour de Baltarhays, et ils sont baptisés là, dans une chapelle que M. de Béthencourt a fait faire ; ses gens vont et viennent avec eux, leur administrant ce qu'il faut de tout ce que l'on peut trouver. Ledit seigneur a commandé qu'on leur fasse la plus grande douceur que l'on pourra.

Il ordonna, en présence des deux rois, que Jean le Courtois serait toujours son lieutenant comme il avait été, et qu'il voulait s'en aller faire un tour en France, en son pays, où il demeurerait le moins qu'il pourrait. Ainsi fit-il, car il eut si bon temps qu'il n'y demeura que le temps d'aller et de venir, quatre mois et demi. Il ordonna à messire Jean le Verrier et à messire Pierre Bontier de demeurer toujours pour enseigner la foi catholique. Il emmena le moins qu'il put de gens avec lui, sinon trois Canariens et une Canarienne, à cette fin qu'ils vissent la manière d'être du royaume de France, pour en rendre compte quand il les ramènerait au pays de Canarie. Le dernier jour de janvier, il partit de l’île d'Erbanie en pleurant de joie, et tous les autres de l’île pleuraient de ce qu'il s'en allait, et plus encore les Canariens que les autres, car ledit seigneur les avait doucement traités. Il emmena aussi avec lui quelques-uns des gens de Gadifer, non pas d'Andrac ni Annibal, et il partit : Dieu veuille le conduire et reconduire !

Chapitre LXXX. — Comment le sieur de Béthencourt partit des îles et arriva au port de Harfleur, et de là en son hôtel ; et de la bonne chose qui lui fut faite par tous les siens.

Ledit seigneur de Béthencourt partit de l’île d'Erbanie, se mit en mer, et cingla si bien qu'en vingt et un jours il arriva au port de Harfleur. Il y trouva messire Hector de Bracqueville, qui lui fit grande bienvenue, et plusieurs du pays qui le connaissaient. Il ne fut que deux nuits à Harfleur avant d'aller a Grainville, en son hôtel, et là il trouva messire Robert de Bracquemont, chevalier et proche parent, oncle dudit sieur. Ledit seigneur lui avait donné pour un certain temps la terre de Béthencourt et la baronnie de Grainville, et lui en faisait certaine somme de deniers chaque année. Ledit Bracquemont ne sut rien de son arrivée que quand on lui dit qu'il était au bout de la ville de Grainville ; alors il sortit du château, et ils se rencontrèrent sur le marché. Il ne faut pas demander s'ils se firent grande chère l'un à l'autre. Les gentilshommes d'alentour y vinrent, et ceux de la ville qui étaient hommes dudit seigneur de Béthencourt. On ne pourrait dire la chère qu'on lui faisait tous les jours. Il ne cessait de venir de ses parents et autres gentilshommes du pays. Il y vint messire Ystache d'Erneville et son fils Ytasse, le baron de la Heuse et plusieurs autres grands seigneurs que je ne saurais dire. Ils avaient bien ouï parler de la conquête des îles de Canarie, et de la grande peine et travail que ledit seigneur y avait eus, car Mme de Béthencourt, que ledit seigneur avait renvoyée du royaume d'Espagne, avait apporté les premières nouvelles de la conquête, ainsi que Berthin de Berneval, qui s'en était venu sans congé, et n'y a pas eu un fort grand honneur, comme vous avez pu ouïr ci-devant. Et puis ledit seigneur écrivait fort souvent, de sorte qu'on avait toujours des nouvelles.

M. de Béthencourt ne trouva point sa femme à Grainville, car elle était à Béthencourt. Il l'envoya quérir ; et quand elle fut venue, il ne faut point demander la joie qu'ils eurent tous deux. Jamais monsieur ne fit si grande chère à madame ; il lui donna et apporta des nouvelles du pays de par delà. Messire Renaut de Béthencourt, frère dudit seigneur, vint avec ladite dame. Et quand ledit seigneur eut été à Grainville environ huit jours, ledit messire Ytasse d'Erneville et d'autres voulurent prendre congé de lui. Alors il leur dit que le plus tôt qu'il pourrait il retournerait en Canarie, qu'il emmènerait le plus qu'il pourrait de gens du pays de Normandie, et que son intention était de conquérir la Grande Canarie, s'il pouvait, ou au moins il lui baillerait une touche. Ledit messire Ytasse, qui était présent, dit que, s'il lui plaisait, il irait. « Mon neveu, dit M. de Béthencourt, je ne vous veux pas donner cette peine, je prendrai avec moi de plus légères gens que vous. » Plusieurs gentilshommes qui étaient là s'offrirent aussi, comme un nommé Richard de Grainville, parent dudit seigneur ; un Jean de Bouille, qui y alla ; un nommé Jean du Plessis, qui y fut aussi ; Maciot de Béthencourt et quelques-uns de ses frères, qui y furent ; et plusieurs autres, dont la plus grande partie y furent avec ledit seigneur et des gens de plusieurs conditions. « Car, dit M. de Béthencourt, j'y veux mener des gens de tous les métiers que l'on connaisse. Et quand ils y seront, il ne faut point douter qu'ils seront en bon pays pour vivre bien à l'aise, et sans grande peine de corps. Je donnerai à ceux qui viendront assez de terre pour labourer, s'ils vendent prendre cette peine. Il y a beaucoup de gens de métier en ce pays qui n'ont pas un pied de terre et qui vivent à grand-peine, et s'ils veulent venir par delà, je leur promets que je les traiterai le mieux que je pourrai, et mieux que nuls qui y puissent venir, et beaucoup mieux que les gens du pays même qui se sont faits chrétiens. »

Chacun prit congé dudit sieur, excepté messire Renaut de Béthencourt, son frère, et messire Robert de Bracquemont, qui demeurait au château de Grainville quand il arriva. Et bientôt après tout le pays sut que M. de Béthencourt voulait retourner aux dites îles de Canarie, et qu'il voulait des gens de tout métier, et gens mariés et à marier, comme il les pourrait trouver, et ayant bonne volonté d'y aller. En sorte que vous eussiez vu venir tous les jours dix, douze et même trente personnes qui s'offraient à lui tenir compagnie, sans demander nuls gages. Même il y en avait qui étaient contents de venir avec leur provision de vivres. Ledit seigneur réunit, d'une manière ou d'une autre, beaucoup de gens de bien. Il y mena huit-vingts hommes de défense, dont vingt-trois amenèrent leurs femmes. Premièrement Jean de Bouille, Jean du Plessis, Maciot de Béthencourt et quelques-uns-de ses frères, qui tous étaient gentilshommes, vinrent avec ledit seigneur, et les autres étaient tous gens mécaniques et de labour. Il y en eut onze de Grainville, dont l'un avait nom Jean Anice, et un autre Pierre Girard. Il y en eut trois de Bouille, de Havouard et de Beuzeuille ; beaucoup des villages de Caux ; de Béthencourt, il y eut Jean le Verrier et Pierre Loisel, et quatre ou cinq autres de Picy et des pays environnants. Il y en avait de tous métiers ; et quand ledit seigneur eut le nombre qu'il voulait avoir, il fit ses apprêts pour s'en retourner en Canarie. Il acheta une nef qui était à messire Robert de Bracquemont, et il eut ainsi pour le voyage deux nefs qui étaient siennes, et il fit la plus grande diligence qu'il put pour s'en retourner en Canarie. Et quand il eut fait ses apprêts et qu'il eut mandé à tous ceux qui voulaient venir avec lui qu'ils fussent prêts à partir le sixième jour de mai suivant, et qu'ils se trouvassent à Harfleur, où étaient les deux barques, il manda à tous ses amis et voisins qu'il partirait audit jour, et que le premier de mai il prendrait congé de ses amis, et paierait sa bien-allée. Les siens chevaliers et gentilshommes se trouvèrent en ce jour à son hôtel de Grainville, et là furent reçus par ledit sieur, qui leur fit grand’ chère. Et il y eut plus de dames et damoiselles que je ne saurais dire ni écrire. La fêle et la chère durèrent trois jours accomplis. Au quatrième, ledit sieur partit de Grainville et s'en alla attendre sa compagnie à Harfleur, ledit sixième jour de mai. Le neuvième jour, ledit sieur et sa compagnie se mirent en mer, et ils eurent vent à désir.

Chapitre LXXXI. — Comment le sieur de Béthencourt arrive à Lancerote, où il est reçu à grande chère des siens et de ceux du pays.

Or M. de Béthencourt partit le neuvième jour de mai 1405, et cingla tant qu'il descendit à l’île Lancerote et à l’île Fortaventure. Trompettes et clairons sonnaient, et tabourins, menestrés, harpes, rebequets, burines, et toutes sortes d'instruments. On n'eût pas ouï Dieu tonner au milieu de la mélodie qu'ils faisaient ; et tant que ceux d'Erbanie aussi bien que ceux de Lancelot furent tout ébahis, et spécialement les Canariens.[144] Ledit seigneur ne pensait pas avoir amené tant d'instruments, mais ledit seigneur ne se doutait pas qu'il y avait beaucoup de jeunes gens qui en jouaient et avaient apporté leurs instruments avec eux. Aussi Maciot de Béthencourt, qui, en partie, avait eu la charge de s'enquérir quels compagnons c'étaient, conseillait audit sieur de les prendre suivant qu'ils lui semblaient qu'ils étaient propres et habiles. Bannières et étendards étaient étendus, et tous les compagnons étaient en leur habillement quand ledit sieur descendit à terre. Ils étaient assez honnêtement habillés. M. de Béthencourt leur avait donné à chacun un hoqueton, et à six gentilshommes qui étaient avec lui ils étaient argentés, ce que ledit seigneur paya ; néanmoins, il y en avait beaucoup d'autres argentés ; mais qui les avait, les payait. Jamais M. de Béthencourt n'arriva si glorieusement. Quand le navire ne fut plus qu'à une demi-lieue, les gens de l’île Lancerote virent et s'aperçurent bien que c'était leur roi et seigneur. Vous eussiez vu de la nef les Canariens, femmes et enfants, qui venaient au rivage au-devant de lui, et disaient et criaient en leur langage : « Voici venir notre roi ! » Et ils étaient si joyeux qu'ils sautaient, se serraient et s'embrassaient de joie ; et il paraît bien clairement qu'ils avaient grande joie de sa venue, et ii ne faut pas douter que ceux que ledit sieur laissa aux îles d'Erbanie et de Fortaventure n'eussent autant de joie. Et, comme j'ai dit, les instruments qui étaient aux barques faisaient si grande mélodie, que c'était belle chose à ouïr, dont les Canariens étaient tout ébahis, et qui leur plaisait terriblement.

Quand M. de Béthencourt fut arrivé à terre, il ne faut pas demander si tout le peuple lui fit grand accueil. Les Canariens se couchaient à terre, [145] en pensant lui faire le plus grand honneur qu'ils pouvaient, c'était à dire qu'en se couchant ainsi ils étaient à lui corps et biens. Ledit seigneur les reçut et leur fit le plus grand accueil qu'il put, et spécialement au roi, qui s'était fait chrétien. Ceux de l’île de Fortaventure surent bien que leur roi et seigneur était arrivé en l’île Lancerote. Jean le Courtois, lieutenant dudit seigneur, prit un bateau, et six compagnons avec lui, dont Annibal et un nommé de la Boissière faisaient partie ; ils vinrent à l’île Lancerote vers ledit seigneur et lui firent la révérence comme il convenait. Alors M. de Béthencourt demanda à Jean le Courtois comment tout allait. « Monsieur, tout va bien et de mieux en mieux. Je pense et crois que vos sujets seront bons chrétiens, car ils ont beau commencement et sont si joyeux de votre arrivée, que jamais personne ne pourrait l'être davantage. Les deux rois chrétiens voulaient s'en venir avec moi, mais je leur ai dit que vous y viendriez bientôt, et que je ne retournerais point, si ce n'est avec vous. — Ainsi ferez-vous, dit ledit sieur ; j'irai demain, s'il plait à Dieu. »

Ledit seigneur et la plupart des siens furent logés à Rubicon, au château. Il ne faut pas demander si les gens que ledit seigneur avait amenés dernièrement de Normandie étaient ébahis de voir le pays et les Canariens, habillés comme ils l'étaient ; car, comme je l'ai dit ci-devant, ils ne sont habillés que par derrière, et de cuir de chèvre, et les femmes sont vêtues de houppelandes de cuir jusques à terre.[146] Ils étaient bien joyeux de voir le pays, qui leur plaisait fort, et plus ils le regardaient, plus il leur plaisait. Ils mangeaient de ces dattes et des fruits du pays qui leur semblaient fort bons, et rien ne leur faisait aucun mal. Ils étaient fort joyeux de s'y trouver, et il leur semblait qu'ils vivraient bien au pays. Je ne saurais vous rien dire si ce n'est qu'ils étaient fort contents. Ils le seront encore plus quand ils verront l’île d'Erbanie. Monsieur demanda à Annibal comment il le trouvait et ce qu'il lui semblait de sa compagnie. « Monsieur, dit Annibal, il me semble que si d'abord on fût venu de cette manière, les choses n'eussent pas duré aussi longtemps qu'elles ont fait, et l'on serait plus avancé encore qu'on ne l'est. C'est une fort belle et fort honnête compagnie que celle que vous avez ; et quand les autres Canariens des autres îles qui ne sont point chrétiens verront si belle ordonnance, ils s'émerveilleront plus qu'ils n'ont fait. — C'est bien mon intention, dit monsieur, d'aller voir la Grande-Canarie, et de leur bailler une touche. »

Chapitre LXXXII. — Comment le sieur de Béthencourt fut bien reçu en l’île de Fortaventure, et comment il partit de là pour aller à la conquête de la Grande-Canarie ; comment il toucha à l'Afrique, et comment ses vaisseaux furent écartés.

M. de Béthencourt partit de l’île Lancerote pour aller en l'île de Fortaventure, et il prit tous les gens qu'il avait amenés. Quand il y fut arrivé, vous eussiez vu là un grand nombre de Canariens qui étaient arrivés à la rive de la mer à la rencontre de leur roi et seigneur ; et les deux rois qui s'étaient faits chrétiens y étaient. Il ne faut pas demander si eux et tous les autres du pays étaient joyeux. On ne saurait dire la joie qu'ils exprimaient à leur façon et manière ; ils volaient tous de joie. Ledit seigneur arriva à Richeroque, qu'il trouva bien fort et bien rhabillé ; car Jean le Courtois y avait fait beaucoup travailler depuis que ledit seigneur était parti. Les dits deux rois chrétiens vinrent encore s'offrir audit seigneur, qui leur fit le plus grand accueil qu'il put et les retint à souper avec lui.

Ledit seigneur ne les entendait point, mais il avait un truchement qui parlait le français et leur langage, et au moyen duquel on entendait ce qu'ils disaient. Et tandis que ledit sieur soupait, il y avait des ménestriers qui jouaient, et les deux rois ne pouvaient manger, du plaisir qu'ils prenaient à ouïr lesdits ménestriers, et aussi de voir ces hoquetons brodés. Car il y en avait bien cinquante-quatre, fort chargés d'orfèvrerie ; et il y en avait d'autres qui s'habillaient à qui mieux mieux, à l'envi l'un de l'autre, spécialement des fils des hommes dudit seigneur qui étaient de Grainville et de Béthencourt. Et lesdits rois dirent que si d'abord nous fussions venus en ce point, ils eussent été vaincus il y a longtemps, et qu'il ne tiendrait qu'au roi de conquérir encore beaucoup de pays. Lesdits Canariens n'appellent pas autrement M. de Béthencourt que le roi, et le tenaient pour tel.

« Or çà, dit M. de Béthencourt, mon intention est de faire une course à la Grande-Canarie et de savoir ce que c'est. — Monsieur, dit Jean le Courtois, ce sera bien fait ; il me semble qu'ils ne dureront guère, pourvu qu'il plaise à Dieu qu'on puisse avoir quelque connaissance du pays et de son entrée. —J'ai intention, dit Annibal qui était présent, d'y mouiller mes soupes et d'y gagner bon butin. J'y ai autrefois été : il me semble que ce n'est pas si grand-chose qu'on dit. —Ah ! dit Monsieur, si, c'est grand-chose : je suis averti qu'ils sont dix mille gentilshommes, ce qui est bien grand-chose, et nous ne comptons pas devant eux. Mais nous tacherons d'y aller, afin de connaître le pays pour le temps à venir, et ne fût-ce que pour connaître les ports et passages du pays. S'il plaît à Dieu, il viendra quelque bon prince de quelque pays qui les conquerra et autres choses avec : Dieu par sa grâce le veuille faire ainsi ! Il faut voir quand j'y pourrai aller et qui je laisserai par ici. Quant au regard de vous, Jean le Courtois, vous viendrez avec moi au voyage. — Eh bien, Monsieur, dit le Courtois, j'en suis bien fort joyeux. — Je laisserai Maciot de Béthencourt, dit M. de Béthencourt, afin qu'il connaisse le pays, car mon intention n'est point de le ramener en France. Je ne veux plus que ce pays soit sans le nom de Béthencourt et sans quelqu'un de mon lignage.[147] — Monsieur, dit Jean le Courtois, s'il plaît à Dieu, je m'en retournerai avec vous en France. Je suis un mauvais mari : il y a cinq ans que je ne vis ma femme, et, à la vérité, elle n'en souffrait pas trop. »

Et quand Monsieur eut soupe, chacun s'en alla où il devait aller. Le lendemain, ledit seigneur s'en alla à Baltarhays,[148] et là un enfant canarien fut baptisé pour la bienvenue dudit seigneur, qui en fut le parrain et le nomma Jean. Il fit apporter à la chapelle des vêtements, une image de Notre-Dame et des parements d'église, et un fort beau missel, et deux petites cloches, chacune d'un cent pessant. Il ordonna qu'on appelât la chapelle Notre-Dame de Béthencourt.[149] Et messire Jean le Verrier fut curé du pays et y vécut bien aise le reste de sa vie.

Quand M. de Béthencourt eut été un certain temps au pays, il prit jour pour aller à la Grande-Canarie. Il ordonna que ce serait le sixième jour d'octobre 1405 ; et en cette journée, il fut prêt à y aller avec les nouveaux hommes qu'il avait amenés et plusieurs autres. Ils se mirent en mer ce jour-là, et trois galères partirent, dont deux étaient audit seigneur et l'autre était venue du royaume d'Espagne, que le roi lui avait envoyée. La fortune fit que les barques furent séparées sur la mer, et qu'elles vinrent toutes trois près des terres sarrasines, bien près du port de Bugeder.[150] M. de Béthencourt et ses gens y descendirent, et ils furent bien huit lieues dans le pays.[151] Ils prirent des hommes et des femmes qu'ils emmenèrent avec eux, et plus de trois mille chameaux.[152] Mais ils ne les purent recevoir (tous) au navire ; ils en tuèrent et en jarrèrent,[153] et puis s'en retournèrent à la Grande-Canarie, comme M. de Béthencourt l'avait ordonné. Mais fortune fit en chemin que, des trois barques, l'une arriva en Erbanie, la deuxième en l’île de Palme. Ils demeurèrent là, en faisant la guerre à ceux du pays, jusqu'à tant que l'autre barque où était M. de Béthencourt fût arrivée.

Chapitre LXXXIII. — Comment le sieur de Béthencourt arriva à la Grande-Canarie, ou il y eut grand combat des siens, qui par leur outrecuidance furent battus par les Canariens.

Tantôt après, M. de Béthencourt s'en alla à la Grande-Canarie, et plusieurs fois lui et le roi Artaniy parlèrent ensemble. Là arriva une des barques qui avaient été à la côte de Bugeder, et dans laquelle étaient des gens de mondit sieur, un nommé Jean le Courtois, Guillaume d'Auberbosc, Annibal, d'Andrac et plusieurs autres compagnons. Quand ils furent arrivés là, ils furent un peu orgueilleux de ce qu'ils étaient entrés si avant en terre ferme au pays des Sarrasins. Là, un Normand nommé Guillaume d'Auberbosc dit qu'il penserait bien traverser avec vingt hommes toute l'île de la Grande-Canarie, malgré tous les Canariens, qui se disent bien dix mille hommes de défense. Contre la volonté de M. de Béthencourt, ils commencèrent l'escarmouche et descendirent à terre, à un village nommé Arguyneguy. Il y avait sur deux bateaux quarante-cinq hommes, parmi lesquels étaient des gens de Gadifer. Ils repoussèrent les Canariens bien avant dans les terres et se débandèrent fort. Quand les Canariens virent leur désarroi, ils se rallièrent, leur coururent sus, les déconfirent, gagnèrent l'un des bateaux et tuèrent vingt-deux hommes. Là moururent Guillaume d'Auberbosc, qui avait fait et commencé l'escarmouche ; Geoffroy d'Anzonville ; Guillaume d'Allemagne ; Jean le Courtois, lieutenant dudit sieur de Béthencourt ; Annibal, bâtard de Gadifer ; un nommé Sepirgal, Girard de Sombray, Jean Chevalier, et plusieurs autres.

Chapitre LXXXIV. — Comment le sieur de Béthencourt partit de la Grande-Canarie et alla à la conquête de l’île de Palme et de celle de Fer, les combats qu'il y eut, et comme il laissa des siens en l’île de Fer pour la peupler.

Après, M. de Béthencourt partit de la Grande-Canarie sur ses deux barques qui étaient là, et avec quelques-uns qui étaient échappés de cette journée. Il passa outre jusqu'en l’île de Palme, [154] où il trouva ceux de l'autre barque qui étaient descendus à terre et faisaient une grosse guerre à ceux, de l’île.[155] Il descendit à terre avec eux ; ils entrèrent bien avant dans le pays et eurent affaire en plusieurs fois à leurs ennemis.[156] Il y en eut de morts de côté et d'autre, et beaucoup plus de Canariens que des nôtres. Il mourut cinq de nos gens, et il en mourut des leurs plus de cent. Après qu'ils eurent demeuré six semaines au pays, ils se retirèrent aux barges qui les attendaient. Alors deux barges furent disposées pour aller à l'île de Fer, où ils demeurèrent bien trois mois. Après qu'ils y eurent été si longuement, Monsieur s'avisa d'envoyer à ceux du pays un truchement nommé Augeron, lequel était de Gomère et que ledit seigneur avait eu en Aragon, dès devant qu'il vint à la conquête. Le roi d'Espagne, qui s'appelait le roi don Enrique, et dont la reine s'appelait Catherine, le lui avait fait avoir. Ledit seigneur envoya ce truchement aux Canariens de l'île de Fer, et cet Augeron était frère du roi de cette île.[157] Tant fit ce truchement qu'il amena son frère, le roi du pays, et cent onze personnes sous cette assurance. Ils furent amenés vers M. de Béthencourt, qui en retint pour sa part trente et un, dont le roi était le premier. Les autres furent départis au butin, et il y en eut de vendus comme esclaves.

Monsieur fit cela pour deux causes : pour apaiser ses compagnons et pour bouter là des ménages, que ledit seigneur avait amenés de Normandie, afin de ne pas faire un si grand déplaisir à ceux de Lancerote et de Fortaventure ; car il eût fallu qu'il mit lesdits compagnons et ménages auxdites îles. Il y en eut six-vingts ménages de ladite compagnie et de ceux qui connaissaient mieux le labour ; et le reste fut mis aux îles de Fortaventure et de Lancerote. Et n'eût été ces gens que M. de Béthencourt y mit, l’île de Fer eût été déserte et sans créature du monde. Dans d'autres temps et plusieurs fois, elle a été dépeuplée de gens que l'on a pris toujours. Et toutefois c'est, dans tout le pays qu'elle contient, une des plus plaisantes îles qui soient dans le pays de par ici.

Chapitre LXXXV. — Comment le sieur de Béthencourt retourne en Fortaventure, où il ordonne du partage des terres aux siens ; de la justice et police du pays, et des bons avertissements qu'il donne à son neveu pour bien gouverner.

Après que M. de Béthencourt eut conquis l'île de Palme et celle de Fer, ledit seigneur s'en revint à l'île de Fortaventure avec ses deux barges. Il se logea à la tour de Baltarhays ; que messire Gadifer avait commencé à faire tandis qu'il était en Espagne, et donna ordre en le pays à beaucoup de choses qui longues seraient à raconter. Il logea de ceux qu'il avait amenés, comme j'ai dit, six-vingts dans l'île de Fer, et le reste dans celles de Fortaventure et de Lancerote. Il donna à chacun une part et portion de terres, de manoirs, maisons et logis, suivant qu'il lui semblait bon et qu'il lui convenait, et il fit tant qu'il n'y eut personne qui ne fut content. Il ordonna que ceux qu'il avait amenés ne paieraient quoi que ce soit du monde avant neuf ans, mais qu'au bout de neuf ans ils paieraient comme les autres : c'est-à-dire qu'ils paieraient le cinquième denier, la cinquième bête, le cinquième boisseau de blé et de tout, le cinquième pour toutes charges. A l'égard de l'orseille, nul ne l'osera vendre sans le congé du roi et seigneur du pays. C'est une graine qui peut valoir beaucoup au seigneur et qui vient sans qu'on y mette la main. Quant au regard des deux curés d'Erbanie et de Lancerote, il est tout notoire qu'ils doivent avoir le dixième ; mais parce qu'il y a beaucoup de peuple et peu de secours d'église, ils n'auront que le trentième jusqu'à ce qu'il y ait un prélat. Et au plaisir de Dieu, dit le sieur, quand je partirai d'ici j'irai à Rome requérir que vous ayez en ce pays un prélat évêque, qui ordonnera et magnifiera la foi catholique. »

Ensuite, ledit seigneur nomma son neveu lieutenant et gouverneur de toutes les îles que ledit seigneur a conquises, et lui commanda que, n'importe comment, Dieu y soit servi et honoré tout le mieux que l'on pourra, et que les gens du pays fussent tenus doucement et amoureusement. Et il lui commanda d'établir dans chaque île deux sergents qui auront le gouvernement de la justice, sous lui et sous sa délibération ; qu'il rende la justice suivant qu'il pourra connaître que le cas l'exige ; que les gentilshommes qui y demeureront soient de bon gouvernement ; que s'il y avait quelque jugement à rendre, ces gentilshommes y fussent appelés d'abord, afin que le jugement soit fait en grande délibération de plusieurs personnes, des plus savantes et des plus notables. « Et jusqu'à ce que Dieu y ait ordonné et que le pays soit plus peuplé, j'ordonne qu'il soit fait ainsi. J'ordonne aussi que tous les ans, au moins deux fois, vous envoyiez vers moi, en Normandie, et que vous m'envoyiez des nouvelles de par ici ; que le revenu des dites îles Lancerote et Fortaventure soit mis à faire deux églises, telles que Jean le Masson, mon compère, ordonnera et édifiera ; car autrefois je lui ai conté et dit comme je les veux avoir. Car j'ai amené assez de charpentiers et de maçons pour les bien faire.

» Et quant à votre provision et à vos gages pour vivre, je veux que sur les cinq deniers de revenu que je pourrai avoir des dites îles que vous en ayez un à toujours, tant que vous vivrez et serez en ce pays mon lieutenant. Je veux que le surplus du revenu d'ici à cinq ans soit mis en partie aux églises, et l'autre part en édifices tels que vous et ledit Jean le Masson ordonnerez, soit en réparation ou en nouveaux édifices. En outre, je vous donne plein pouvoir et autorité qu'en toutes choses que vous jugerez profitables et honnêtes vous ordonniez et fassiez faire, en sauvant mon honneur d'abord et mon profit.[158] Qu'au plus près que vous pourrez, vous suiviez les coutumes de France et de Normandie, c'est-à-dire en justice el en autre chose que vous verrez bonne à faire. Aussi je vous prie et charge que le plus que vous pourrez vous ayez paix et union ensemble, que vous vous entr'aimiez tous comme frères, et spécialement qu'entre vous, gentilshommes, vous n'ayez point d'envie les uns contre les autres. Je vous ai à chacun ordonné votre fait ; le pays est assez large : apaisez-vous l'un l'autre et apparentez-vous l'un à l'autre ; aidez l'un à l'autre. Je ne saurais plus que vous dire, si ce n'est que principalement vous ayez paix ensemble, et tout se portera bien. »

Chapitre LXXXVI. — Comment le sieur de Béthencourt continue d'ordonner tout ce qui est du gouvernement des îles avant son départ pour la France.

Ledit seigneur avait deux mules que le roi d'Espagne lui avait données, sur lesquelles il chevauchait parmi les îles. Il fut trois mois en ce pays après qu'il fut venu de la Grande-Canarie, et en ces îles il chevaucha et chemina partout, en parlant bien doucement au peuple du pays avec trois truchements qu'il avait avec lui. En effet, il y avait déjà beaucoup de gens qui parlaient et entendaient le langage du pays, spécialement ceux qui étaient venus au commencement de la conquête. Pendant qu'il chevauchait dans le pays, ledit Maciot était avec lui, et les autres gentilshommes qu'il voulait faire rester au pays, et Jean le Masson, et les autres du métier. Il y avait aussi des charpentiers et gens de tout métier qui chemin liaient avec lui. Et ledit seigneur leur montrait et disait ce qu'il voulait en les oyant et écoutant parler. Quand il eut été par le pays au mieux qu'il put, et qu'il eut dit ce qu'il lui semblait bon de faire, il fit crier par le pays qu'il partirait d'aujourd'hui en un mois, qui serait le quinzième jour de décembre ; que s'il y en avait qui voulussent quelque chose du roi et seigneur du pays, ils vinssent vers lui, et qu'il ferait tant que chacun serait content. Ledit seigneur vint à Rubicon, en l’île Lancerote, et il se tint là jusqu'à son départ, qui fut le jour ci-devant dit. Il lui vint plusieurs gens, et de plusieurs sortes, des dites îles Lancerote et Fortaventure. Quant au regard de l’île de Fer, il n'en vint pas, car il y en était demeuré si peu que rien, et ce qui était demeuré n'était point en état de résister à ceux auxquels M. de Béthencourt avait ordonné d'y aller et d'y demeurer. De la Gomère non plus, il n'en vint aucun. Au regard de l’île de Loupes, il n'y demeure personne, et il n'y a que des bêtes qu'on appelle loups marins, qui valent beaucoup, comme j'ai autrefois dit. Il lui vint de l’île Lancerote le roi, qui était Sarrasin, et qui demanda à son vrai seigneur et roi du pays, M. de Béthencourt, s'il lui plaisait bailler et donner le lieu où il demeurait, et certaines quantités de terres, pour labourer et pour vivre. M. de Béthencourt lui octroya qu'il voulait bien qu'il eût hôtel et ménage plus que nul autre des Canariens de cette lie, et des terres suffisamment ; mais que lui ni aucun du pays n'aurait de forteresse. Ledit seigneur lui bailla un hôtel qu'il demanda, qui était au milieu de l’île, et il lui bailla environ trois cents acres tant de bois que de terres autour de son hôtel, en payant le truage[159] que ledit seigneur avait ordonné, c'est-à-dire le cinquième de toutes choses. Le roi canarien fut fort content ; il ne pensait jamais avoir si bien, et, à vrai dire, il eut tout des meilleures terres du pays pour le labour. Aussi connaissait-il bien le lieu qu'il demandait. Plusieurs autres, et de ceux de Normandie et des Canariens de cette île, y vinrent, et chacun fut contenté selon ce qu'il le valait.

Les deux rois de l'île de Fortaventure, qui s'étaient fait baptiser, vinrent vers ledit sieur de Béthencourt, et ledit seigneur leur bailla pareillement lieu et place, ainsi qu'ils le requéraient, et il leur donna à chacun quatre cents acres tant bois que terres, et ils furent tort contents. Ledit seigneur logea les gentilshommes de son pays dans les fortes places, et il fit en sorte qu'ils fussent contents ; et les autres du pays de Normandie furent pareillement logés chacun selon qu'il semblait être de raison de faire. C'était bien raison qu'ils fassent mieux que les Canariens du pays. Ledit seigneur fit tant que chacun fut content. Il ordonna plusieurs autres choses qui seraient longues à raconter, et, partant, je m'en tais.

Je veux parler de son retour, et comment il commanda à tous les gentilshommes qu'il avait amenés, et à ceux qui étaient auparavant au pays, qu'ils vinssent, deux jours avant son départ, vers lui, et aussi que tous les maçons et charpentiers y fussent ; il voulut que les trois rois canariens s'y trouvassent aussi, afin en ce jour de leur dire sa volonté, et de les recommander à Dieu.

Chapitre LXXXVII. — Comment le sieur de Béthencourt festoie tous les siens et les rois canariens, et ce qu'il leur dit avant que de partir.

Le deuxième jour avant son départ, M. de Béthencourt était au château de Rubicon, là on il fit cette journée fort grande chère à tous les gentilshommes et à ces trois rois qui s'y trouvèrent, ainsi qu'il avait commandé. Jean le Masson et d'autres maçons et charpentiers, et plusieurs autres du pays de Normandie et du pays même, y étaient aussi, lesquels dînèrent et mangèrent tous en ce jour au château de Rubicon. Et quand ledit seigneur eut diné, il s'assit en une chaire un peu haute, à cette fin qu'on l'ouït plus à l'aise, car il y avait plus de deux cents personnes. Et là ledit seigneur commença à parier : « Mes amis et mes frères chrétiens, il a plu à Dieu, notre créateur, d'étendre sa grâce sur nous et sur ce pays, qui est A cette heure chrétien.et mis à la foi catholique. Dieu, par sa grâce, le veuille maintenir et me donner pouvoir et à vous tous de nous y savoir si bien conduire que ce soit l'exaltation et augmentation de toute chrétienté ! Et pour savoir pourquoi j'ai voulu que vous soyez ici tous en présence, je vous le dirai. Il est vrai que pour vous tenir tous ensemble en amour, je vous ai assemblés, à cette fin que vous sachiez par ma bouche ce que je veux ordonner ; et ce que j'ordonnerai) je veux qu'ainsi il soit fait. Et premièrement, j'établis mon parent Maciot de Béthencourt mon lieutenant et gouverneur de toutes les îles et de toutes mes affaires, soit en guerre, justice, en édifices, réparations, nouvelles ordonnances ; selon qu'il verra qu'il se pourra ou devra faire, et en quelque manière qu'il le voudra faire ou faire faire, ou deviser sans y rien réserver, en gardant toujours l'honneur d'abord et ensuite profit de moi et du pays. Et à vous tous, je vous prie et charge que vous lui obéissiez comme à ma personne, et que vous n'ayez point d'envie les uns sur les autres. J'ai ordonné que le cinquième denier soit à moi et à mon profit, c'est-à-dire la cinquième chèvre, le cinquième agneau, le cinquième boisseau de blé, le cinquième de toutes choses. Et de ces deniers et devoirs[160] on prendra jusques à cinq avec les deux ports, dont l'une servira à faire deux belles églises, l'une en l’île de Fortaventure et l'autre en l’île de Lancelot, et l'antre part sera audit Maciot, mon cousin ; et quand ce viendra au bout des cinq ans, s'il plaît à Dieu, je ferai tout le mieux que je pourrai. Et quant à ce que je laisse audit Maciot, je veux qu'il ait le tiers du revenu du pays à toujours, tant qu'il vivra. Et au bout de cinq ans il sera tenu de m’envoyer le surplus du tiers du revenu à mon hôtel, en Normandie. Et il sera tenu, tous les ans, de m'envoyer des nouvelles de ce pays. En outre, je vous prie et charge que tous vous soyez bons chrétiens et serviez bien Dieu. Aimez-le et le craignez ; allez à l'église ; augmentez-en et gardez-en les droits du mieux que vous saurez et pourrez, en attendant que Dieu vous ait donné un pasteur, c'est-à-dire un prélat qui ait le gouvernement de vos âmes. Et, s'il plait à Dieu, je travaillerai pour qu'il y en ait un ; et quand je partirai d'ici au plaisir de Dieu, je m'en irai à Rome requérir du pape que vous en ayez un, comme j'ai dit. Dieu me donne la grâce de vivre assez pour ce faire ! Or çà, dit ledit seigneur, s'il y a quelqu'un qui veuillez me dire ou m'aviser de quelque chose, je le prie qu'à cette heure il le dise et qu'il ne laisse point de parler, soit petit ou grand, et je l'ouïrai volontiers. »

Il n'y eut personne qui dit mot ; mais ils disaient tous ensemble : « Nous ne saurions que dire ; Monsieur a si bien dit que l'on ne saurait ni penser ni dire mieux. » Chacun était content ; ils étaient bien joyeux que Maciot avait le gouvernement du pays, et ledit seigneur le fit parce qu'il était de son nom et de sa lignée. Ledit seigneur ordonna ceux qu'il voulait avoir avec lui à Rome. Messire Jean le Venier, son chapelain, curé de Rubicon, voulut aller avec ledit sieur. Ledit seigneur eut bien voulu qu'il fût demeuré, mais il pria Monsieur qu'il lui tint compagnie. Il prit Jean de Bouille, écuyer, et six autres de sa maison, et pas plus : l'un était cuisinier, l'autre valet de chambre et palefrenier ; chacun avait son office. Et quand ce vint au quinzième jour de décembre, ledit seigneur se mit en mer en l'une de ses barques. Il laissa l'autre barque à Rubicon, et chargea ledit Maciot que, le plus tôt qu'il pourrait, après Pâques passé, il renvoyât ladite barque en Normandie, à Harfleur, et qu'il la chargeât des nouveautés du pays, et cela sans faute.

Chapitre LXXXVIII. — Comment le sieur de Béthencourt part des îles et arrive en Espagne, et de là s'en va à Rome, vers le Saint-Père.

Après que M. de Béthencourt eut pris congé de tous ses gens et de tout le pays, et se mit en mer, vous eussiez vu tout le peuple crier et braire, et plus encore les Canariens que ceux du pays de Normandie ; c'était pitié des pleurs et des gémissements que les uns et les autres faisaient. Leurs cœurs leur, disaient qu'ils ne le verraient jamais plus et qu'il ne viendrait plus au pays ; et il fut vrai, car jamais oncques depuis il n'y fut. Pourtant avait-il dessein d'y revenir, et le plus tôt qu'il pourrait. Il y en eu quelques-uns qui se boutèrent en la mer jusqu'aux aisselles, en tirant la barque où était Monsieur. Il leur faisait tant de mal de ce qu’il s'en allait que nul ne saurait penser, et disaient ainsi : « Notre droiturier seigneur, pourquoi nous laissez-vous ? Nous ne vous verrons jamais. Las ! que fera le pays, quand il faut qu'un tel seigneur, si sage et si prudent, et qui a mis tant d'âmes en voie de salvation éternelle, qu'il nous laisse ? Nous aimerions bien mieux qu'il en fût autrement, si c'était son plaisir ; mais puisqu'il lui plait, il faut qu'il nous plaise ; c'est bien raison qu'il fasse son plaisir. » Et s'il faisait mal au peuple des dites îles de son allée, il faisait encore plus de mal audit seigneur d'en partir et de les laisser ; car le cœur lui disait bien qu'il n'y viendrait jamais plus, et il avait le cœur si serré qu'il ne pouvait parler. Il ne leur pouvait dire adieu, et il ne fut oncques en la puissance dudit seigneur qu'à nul quelconque, tant fut-il son parent et ami, il sût proférer de la bouche de dire adieu ; et quand il voulait dire ce mot, il avait le cœur si très étreint qu'il ne le pouvait dire. Or ledit seigneur de Béthencourt part et la voile est levée : Dieu, par sa grâce, le veuille garder de mal et d'encombrié !

Il eut assez bon vent et arriva en sept jours à Séville, là où on lui fit fort grande chère, et il y fut trois ou quatre jours. Il s'enquit là où était le roi d'Espagne : on lui dit qu'il était à Valladolid, et il s'en alla vers lui. Lequel roi d'Espagne lui fit encore plus-grande chère qu'il n'avait oncques fait. Car ledit roi avait beaucoup ouï parler de sa conquête, et comme il avait fait tout baptiser, et tout par beaux et bons moyens. Quand M. de Béthencourt vint devers le roi d'Espagne et qu'il lui eut fait la révérence, ledit roi le reçut fort honnêtement ; et si autrefois il lui avait fait grande chère, il lui en fit une plus grande encore. Le roi lui demanda comment le fait de la conquête avait été, et la manière et la façon. Et ledit seigneur lui raconta tout le mieux qu'il put, et tant que le roi fut si aise de l'ouïr prier qu'il ne lui ennuyait point. Ledit seigneur fui quinze jours à la cour d'Espagne. Le roi lui donna de grands dons assez pour aller au voyage là où il voulait aller. Il lui donna, deux beaux genêts et une mule fort bonne et bien belle, qui porta ledit seigneur jusqu'à Rome. Quand il partit de l’île Lancelot, il avait donné à Maciot de Béthencourt une des deux mules qu'il avait et n'en ramena qu'une.

Quand ledit seigneur eut été assez longuement à la cour du roi d'Espagne et qu'il fut temps qu'il partit, il voulut prendre congé du roi et lui dit : « Sire, s'il vous plaît, je vous veux requérir d'une chose. — Or dites, dit le roi. — Sire, il est bien vrai que les îles du pays de Canarie, dont je vous ai raconté la conquête, contiennent en tout plus de quarante lieues françaises et qu'il y a un beau peuple. Il est besoin qu'ils soient exhortés par un homme de grande façon et par un homme de bien qui soit leur pasteur et leur prélat. Il me semble qu'il y vivra bien et qu'il aura assez de quoi pour s'entretenir ; et qu'aussi le pays se rendra et se fera, et augmentera, s'il plaît à Dieu, toujours de mieux en mieux. S'il vous plaît, de votre grâce, en récrire au pape, afin qu'il y ait un évêque, vous serez cause de leur grande perfection et salvation désunies de ceux qui y sont à présent et de ceux qui sont encore à venir. » Répondit le roi : « Monsieur de Béthencourt, il ne tiendra pas à moi d'en écrire ; vous dites très bien, et l'on ne saurait mieux dire. Je le ferai très volontiers, et encore je récrirai pour relui que vous voudriez qui y fût mis, si c'est votre volonté. — Sire, au regard de cela, je ne connais personne que je préfère à un autre. Mais il est besoin qu'ils aient un prélat qui soit bon clerc et qui sache la langue du pays : le langage de ce pays[161] approche fort de celui du pays de Canare. — Je vous baillerai, dit le roi, un homme de bien avec vous qui vous conduira à Rome, qui est un très bon clerc, qui parle et entend bien le langage de Canare. Je récrirai au pape votre fait, tout ainsi qu'il est et que vous me l'avez conté, et je pense et crois qu'il ne vous refusera pas et vous recevra honnêtement ; car il me semble qu'ainsi le doit-il faire. »

Le roi récrit les lettres au pape, ainsi qu'il avait dit, et il les bailla audit seigneur, ainsi que ce clerc que le roi avait dit, lequel se nomme Alure des Cases, c'est-à-dire Albert des Maisons. Ainsi ledit seigneur fut prêt à s'en aller en son voyage de Rome, et prit congé du roi. Il s'en alla tout par terre, lui onzième, assez honnêtement ; car il fit des livrées à tous ses gens, dès qu'il arriva à Séville, devant qu'il eût parlé au roi d'Espagne, et il chevaucha tant qu'il arriva à Rome, comme vous ouïrez ci-après.

Chapitre LXXXIX. — Comment le sieur de Béthencourt arrive à Rome, est bien reçu du pape et obtient ce qu'il désire, à savoir un évêque pour les îles.

M. de Béthencourt arriva à Rome et fut là l'espace de trois semaines. Il se présenta au pape[162] et lui bailla les lettres que le roi d'Espagne lui envoyait. Et quand il les eut fait lire par deux fois et eut bien entendu la matière, il appela M. de Béthencourt, lequel baisa le pied du pape, qui lui dit : « Vous êtes un de nos enfants, et pour tel je vous tiens ; vous avez fait un beau fait et un beau commencement, et vous serez cause le premier, s'il plait à Dieu, de parvenir et faire parvenir à une plus grande chose. Le roi d'Espagne me récrit ici que vous avez conquis certaines îles, lesquelles sont à présent à la foi de Jésus-Christ, et que vous les avez fait tous baptiser. C'est pourquoi je vous veux tenir mon enfant et enfant de l'Église ; et vous serez cause et commencement qu'il y aura d'autres enfants qui conquerront après plus grande chose. Car, ainsi que j'entends, le pays de terre ferme n'est pas loin de là : le pays de Guinée et le pays de Barbarie ne sont pas à plus de douze lieues. Le roi d'Espagne me récrit encore que vous avez été bien dix lieues dans ledit pays de Guinée, et que vous avez lue et amené des Sarrasins de ce pays. Vous êtes bien homme de qui on doit tenir compte, et je veux que vous ne soyez pas mis en oubli, et que vous soyez mis en écrit avec les autres rois et en leur catalogue. Et ce que vous me demandez, que vous ayez un prélat et évêque au pays, votre raison et votre volonté sont honnêtes, et celui que vous voulez qu'il le soit, puisqu'il est homme suffisant à l'office, je vous l'octroie. »

M. de Béthencourt le remercia humblement et fut fort joyeux qu'il faisait si bien ses besognes. Le pape arraisonna[163] ledit seigneur de plusieurs choses, comment son courage le mouvait d'aller si loin du pays de France. Ledit seigneur lui répondit tellement que le pape était si content, que tant plus il l'oyait et plus aise il était. Le pape le fit recevoir honnêtement en son hôtel et lui fit des largesses. Quand il eut été environ quinze jours à Rome, il voulut prendre congé du pape ; les bulles furent faites ainsi qu'il fallait qu'elles fussent ; et M. Albert des Maisons fut évêque de toutes les îles de Canare. Ledit seigneur prit congé du pape, qui lui donna sa bénédiction et lui dit qu'il ne l'épargnât pas dans les choses qui lui pourraient faire plaisir, et qu'il le ferait volontiers.

Chapitre XC. — Comment le sieur de Béthencourt réprima le chemin de France, et l'évêque Albert retourne en Espagne, et de là va aux Canaries.

Quand M. de Béthencourt eut pris congé du pape, il prit son chemin pour s'en retourner en son pays. Il est vrai qu'il ne savait que faire de retourner en Espagne avec son évêque ; mois il se retourna en France et en Normandie, à son hôtel. Son évêque prit congé de lui à Rome, et ledit seigneur récrivit au roi d'Espagne, et il manda au maître de la nef qui l'avait amené de Canarie à Séville, que, le plutôt qu'il pourrait trouver sa charge, il amenât son navire à Harfleur. Mais le navire était déjà parti, et on ne put jamais savoir ce qu'il devint, si ce n'est qu'on dit audit seigneur qu'il était avis à quelques-uns qu'il s'était noyé en la mer, près en la Rochelle, et qu'il était chargé et venait par ici. Jamais on n'en entendit plus parler, et la barque fut perdue. Or l'évoque est venu en Espagne vers le roi, et lui a apporté des lettres de M. de Béthencourt, desquelles il fut joyeux qu'il avait fait sa besogne. M. de Béthencourt récrivit aussi, par cet évêque, à Maciot de Béthencourt, lequel se fit faire chevalier depuis que Monsieur partit. Or nous laisserons M. de Béthencourt, [164] et parlerons dudit messire Maciot et de l'évêque qui est arrivé aux îles de Canarie.

Chapitre XCI. — Comment l'évêque Albert arrive aux Canaries, où il est bien reçu par Maciot et par tous les peuples ; de son bon gouvernement et de sa charge.

Messire Albert des Maisons est arrivé aux îles de Canarie, en l’île de Fortaventure, où il a trouvé messire Maciot de Béthencourt. Il lui a baillé les lettres que M. de Béthencourt lui envoie, dont il fut joyeux, et tout le pays, d'avoir prélat-et évêque. Et quand le peuple le sut, on lui fit fort grande chère, et plus encore parce qu'il entendait le langage du pays. Cet évêque ordonna en l'église ce qu'il voulut et ce qui était à faire. Il se gouverna si bien et si gracieusement, et si débonnairement, qu'il eut la grâce du peuple, et fut cause de bien grands biens du pays. Il prêchait bien souvent, puis en une île, puis en une autre, et il n'y avait point d'orgueil en lui. Et à chaque prêchement, il faisait faire une prière pour M. de Béthencourt, leur roi et souverain seigneur qui était cause de leur vie, c'est-à-dire de la vie éternelle et du salut de leurs âmes. Aussi, au prône de l'église, toujours on priait pour ledit seigneur qui les avait faits chrétiens. Ledit évêque se gouverna si bien que nul ne le pouvait reprendre.[165]

Chapitre XCII. — Des bonnes qualités et retins de Maciot de Béthencourt, et du progrès de la foi dans les îles Canaries.

Quant au regard de messire Maciot, on ne peut s'empêcher de dire qu'il est tout bon. Il n'y a ni roi, ni prince, ni grand, ni petit, qui ne dise de grands biens de lui. Il se fait aimer de tous, et principalement de ceux du pays. Ceux-ci commencent fort à labourer, planter et édifier. Ils prennent un très beau commencement ; Dieu, par sa grâce, les veuille entretenir, afin qu'ils puissent faire le profit de leurs âmes et de leurs corps ! Ledit messire Maciot sait fort besogner aux églises, dont l'évêque est moult joyeux : il n'y a ni grand, ni petit qui ne fasse, de tout son pouvoir, du bien à l'église.[166] Ce n'est pas que les Canariens du pays ne fassent aussi leur devoir ; ils apportent des pierres, ils besognent, aident de ce qu'ils savent faire, et ont un grand et bon vouloir, ainsi que l'on peut apercevoir. Aussi ceux que M. de Béthencourt y mena dernièrement sont bien aises, et ne voudraient pour rien être autre part ; car ils ne payent aucun subside, ni autres choses, et vivent en un grand amour ensemble. Nous cesserons de parler de cette matière, et parlerons de M. de Béthencourt qui est en chemin de retourner de Rome en son pays de Normandie.

Chapitre CXIII. — Comment M. de Béthencourt arrive à Florence, de là va à Paris, puis en sa maison de Granville, et enfin de sa maladie, de ses derniers propos et de sa mort.

M. de Béthencourt a tant chevauché qu'il est arrivé à Florence, et là a trouvé des marchands qui avaient autrefois ouï parler de lui et de ses faits. Quand il vint là, quelques-uns demandèrent quel seigneur c'était ; il y eut quelques-uns de ses gens qui dirent que c'était le roi de Canare. Il était tantôt tout commun qu'il était arrivé à la ville un roi qu'on appelait le roi de Canare, et qu'il était logé à l'enseigne du Cerf, en la Grande-Rue ; et tant, que les nouvelles vinrent à l'hôtel de la ville. Il y avait un marchand qui autrefois avait vu M. de Béthencourt à Séville, et avait ouï parler des îles de Canare, et que ledit seigneur les avait conquises. Et ce marchand le contait au maire de la ville qui était là en l'hôtel de la ville. Bientôt ils envoyèrent au logis pour savoir si c'était M. de Béthencourt, et trouvèrent que c'était lui. Et quand le maire le sut, on lui envoya un bien honnête présent, de par le maire et les seigneurs de la ville. Il y avait vin et viande bien honnête, que vint présenter ce marchand qui le connaissait, lequel fit demeurer ledit sieur en la ville de Florence, le festoya si honnêtement qu'on ne vous le saurait dire, et défraya tant seigneur de toutes choses. Que ledit seigneur le voulût ou non, il fallut qu'ainsi fût fait : aussi c'était un fort riche marchand. Ledit marchand avait dîné avec lui en son logis à Séville, et ils avaient privette ensemble ; et par quelques paroles que ledit marchand lui dit, M. de Béthencourt le reconnut. Le quatrième jour qu'il fut en cette ville, il partit, et ce marchand le convoya plus de deux lieues. Et ledit seigneur s'en vint, et chevaucha tant qu'il arriva à Paris, là où il trouva des connaissances assez. Il fut huit jours dans Paris pour se rafraîchir ; et après les huit jours, il s'en vint à Béthencourt où il trouva Mme de Béthencourt, et vécut un espace de temps. Il ne faut point demander la chère qu'on lui fit. Tous les seigneurs et gentilshommes le venaient voir, et aussi les parents de ceux qu'il avait amenés aux îles de Canare, qui demandaient : Comme le fait mon frère ?[167] Comme le fait mon neveu ? mon cousin ? etc. Il venait gens de toutes parts. Quand ledit seigneur eut resté un peu de temps à Béthencourt, il s'en alla à son hôtel de Grainville, et se logea en son château. Il ne faut pas demander si on lui fit grande chère ; s'il y était venu à l'autre fois des gens de bien, il en vint encore plus ; vous n'eussiez vu que gens venir et présents apporter. Et ledit seigneur se tint audit lieu de Grainville bien fort longuement ; et il fit venir Mgr de Béthencourt à Grainville. Dans un espace de temps, messire Reynaut de Béthencourt revint de l'hôtel du duc Jean de Bourgogne, celui qui fut tué à Montereau-faut-Yonne ; [168] ce Reynault était son grand maître d'hôtel pour l'heure, et il venait voir sa femme qui était à Rouvray, laquelle se nommait dame Marie de Briauté. Et quand il sut que son frère était venu, le plus tôt qu'il put il s'en alla vers lui, et ils se firent grande chère l'un à l'autre. Ainsi le devaient-ils faire, car ils n'étaient qu'eux deux de père et de mère, issus de messire Jean de Béthencourt et de dame Marie de Bracquemont. M. de Béthencourt, roi de Canare, n'avait nul enfant ; sa femme était belle et jeune dame ; mais il était déjà fort ancien ; elle était issue de ceux de Fayel, d'entour Troyes en Champagne. Ledit seigneur de Béthencourt, conquérant des îles de Canare, vécut un espace de temps ; il eut des nouvelles des dites îles, et il s'attendait qu'il y retournerait de bref ; mais jamais depuis il n'y retourna. Il eut nouvelle que ses deux barques qui apportaient des marchandises et nouveautés du pays, étaient perdues en la mer. Il eût eu des nouvelles de messire Maciot plus tôt qu'il n'a eu, si ce n'eût été l'aventure des dites barques qui ont été perdues.

Un jour advint qu'il fut malade en son château de Grainville, et voyait bien qu'il se mourait, il envoya quérir plusieurs de ses amis, et principalement son frère qui était son plus prochain et son héritier, et il avait l'intention de lui dire beaucoup de choses. Mme de Béthencourt était déjà trépassée. Il demanda par plusieurs fois où était son frère. Et quand il vit qu'il ne venait point, il dit en la présence de ceux qui étaient là, que c'était la chose qui lui touchait le plus sa conscience, que le tort et le déplaisir qu'il avait faits à son frère, et qu'il savait bien que son frère ne l'avait point desservi : « Je vois bien que je ne le verrai jamais plus ; mais je vous charge que vous lui disiez qu'il voie à Paris, chez un nommé Jourdain Guérard, et qu'il lui demande un coffret de lettres que je lui ai baillées, en ces enseignes qu'il y a dessus écrit : Ce sont les lettres de Grainville et de Béthencourt. » Tantôt après ces paroles, il ne fut guère qu'il rendît l'âme. Son dit frère vint comme il se mourait et qu'il ne pouvait plus parler. Il ne faut pas douter qu'il a eu une aussi belle fin qu'on saurait dire ; il fit son testament et eut tous ses sacrements. Messire Jean le Verrier, son chapelain qui l'avait mené et ramené des îles de Canare, écrivit son testament, et fut à son trépas tout du long. Ledit seigneur mourut saisi[169] seigneur de Béthencourt, de Grainville-la-Teinturière, de Saint-Sère sous le Neufchâtel, de Lincourt, de Riville, du Grand-Quesnay et Hucquelleu, de deux fiefs qui sont à Gourel en Caux, et baron de Saint-Martin-le-Gaillard, en la comté d'Eu. Il est trépassé, et est allé de ce siècle en l'autre. Dieu lui veuille pardonner ses méfaits ! Il est enterré à Grainville-la-Teinturière, dans l'église de ladite ville, tout devant le grand autel de ladite église, et trépassa l'an mil quatre cent vingt-cinq.


 

[71] La zoologie des îles Canaries, comme celle de la plupart des îles du littoral de l'Afrique, ne comprend qu'un petit nombre d'animaux terrestres Elle se compose de chauves-souris, de chiens, de porcs, de chèvres, de moutons, qui sont antérieurs a l'arrivée des conquérants ; de chats, de lapins, de rats, de chevaux, d'ânes, de bœufs, de chameaux, que les Européens y ont introduits. On y trouve aussi plusieurs espèces de lézards. Les phoques, qui étaient très abondants, ont été complètement détruits. La Faune de MM. Webb et Berthelot ne cite aucun représentant de l'ordre des ophidiens.

[72] Les monts Atlas.

[73] Afrikiah, port important de la côte de l’unis; ancienne Africa.

[74] Le prêtre Jean d'Abyssinie. « C'est, dit Humboldt, le mythe du prêtre Jean, nestorien kéraïte, tué par Gengis-Khan, en 1203, qui fut transporté de l'est à l'ouest. »

« Un des explorateurs que le roi Jean II de Portugal envoya par terre à la découverte d'une route vers les Indes orientales, Covilha, se rendit à la cour du roi abyssin appelé prêtre Jean. Il sut plaire à ce monarque, qui l'obligea de rester dans ses états, où il vivait encore en 1520, lorsque don Rodrigo de Lima fut envoyé en Abyssinie. En outre, un prêtre abyssin vint en Portugal pour donner à Jean II des détails plus positifs sur son pays et sur son roi. Le monarque portugais lui remit à son départ des lettres pour son souverain. » (M. de Santarem, Rapport à la Société de géographie sur un mémoire de M. da Silveira relativement à la découverte des terres du prêtre Jean et de la Guinée par les Portugais.)

[75] Ainsi appelés au Maroc; les mêmes que les Rabatins à Tunis.

[76] « Vieux mot, dit Ménage, qui signifie les subsides que les rois ont accoutumé de lever sur les sujets. Il vient de tribulum. »

[77] Ce moine espagnol avait voyagé en compagnie d'Arabes ; sa relation paraît être perdue.

[78] Armoiries.

[79] Au point de vue géographique, le Voyage du frère mendiant ne peut être traité légèrement. Son itinéraire est très facile à saisir sur la carte : par Maroc, les ports de la côte (Axamor, Mogador, etc.), la Gazule (pays de Djezzoula, d'où les anciens faisaient sans doute Gœtulia, au sud-est d'Agadir), le cap Noun et Bojador. Après ce point, on reconnaît les Plages aréneuses (Plagas arenosas des cartes anciennes, côte du Sahara en avant du cap Diane); la haute montagne.

pour laquelle on peut choisir entre les monts Cintra et les monts blancs et noirs des Arabes du Sahara ; les îles voisines de la côte, deux des trois îles d'Arguin, explorées plus tard et plus en détail par les Portugais, etc. ; le royaume de Gotome (royaume de Gedoumah ou Djidoumagh, au nord du haut Sénégal, près Galam); Melle où Melli, au sud de Tombouctou, cité ou région célèbre au moyen âge, indiquée hypothétiquement sur des cartes modernes excellentes, comme celle des Itinéraires du Sahara, par M. Renou (commission scientifique d'Algérie).

Le cours du Nil, sa scission en deux branches, qui feraient de l'Afrique du Nord un grand delta, sont dans les idées géographiques du moyen âge, et le nom donné par les Arabes au Niger (Nil des noirs) a dû y contribuer. Ajoutons, pour mémoire, que le Sahara est géologiquement un terrain d'alluvion récente, fut se dessèche chaque jour de plus en plus (voy. le Soudan, de M. d'Esrayrac de Lauture), et qu'il a dû y avoir des bahr intérieurs (comme les bahr bêla ma, ou fleuves sans eau des déserts voisins de l'Egypte) dont la tradition a pu se conserver il y a cinq cents ans.

Reste la grande île, peuplée de noirs, avec le lac ambiant. Nous avions d'abord cm que c'était le lac Tchad, au centre duquel est le bel archipel des Biddoumas, peuple noir très intéressant observé en i852 par Overweg. Mais il faut remarquer qu'il y a deux siècles des géographes croyaient à l'existence simultanée dans le Soudan du Ouangara (Tchad) et d'an lac plus grand, ayant au centre une île grande comme la moitié de la Corse (voir les sphères de Coronelli, entre autres). Ce lac, traversé par un grand fleuve parallèle à l'équateur (ce qui rentre encore dans les idées du frère mendiant), est évidemment un souvenir grossier du lac Tibbie, dans le Bambarra, lac en réalité peu étendu, sans îles, et d'ailleurs mal exploré encore.

En somme, on ne peut refuser de reconnaître dans le Voyage du frère mendiant des données réelles, intéressantes, et qui, si elles n'indiquent pas un homme qui ait traversé l'Afrique (ce qui était à peu près impossible alors à un Européen), prouvent au moins qu'il connaissait la côte jusqu'à la hauteur d'Arguin, et qu'il avait recueilli des caravanes de vagues lumières sur la géographie de l'intérieur. (Note communiquée par M. Lejean.)

[80] Erreur manifeste.

[81] Azamor, ville de l'empire de Maroc, sur la Moroeja, à son embouchure dans l'Atlantique.

[82] Saffi ou Azaffi, ville murée de l'état de Maroc, sur l'océan Atlantique.

[83] Mogador.

[84] Cap Sem?

[85] Noun.

[86] Barque.

[87] Port Sabreira.

[88] Guinée.

[89] Tout annonce que les véritables sources du Nil seront très prochainement connues.

[90] Zéra ?

[91] Île d'Arguin, ou du fleuve Sénégal.

[92] Tout ceci est un peu obscur. Ces hautes montagnes ne peuvent être que les monts de Kong (qui sont d'une élévation très ordinaire); si Gotome n'est pas le Gedumah, il pourrait être te royaume de Gotto, au nord du Kong. A ces monts se rattache le haut plateau de Timbo, d'où sortent en effet six beaux fleuves (Sénégal, Gambie, Rio-Grande, etc.) ; inutile de dire qu'aucun ne tombe au fleuve de l'or, qui est une haie; et pas un fleuve. Le Sahara occidental n'a d'autre fleuve que le Sagiet-el-Hamra (rivière rouge), affluent du Draa marocain ; le voyage de M. Panel (1850) a mis ce fait hors de doute. — Sur le plateau de Timbo et ses fleuves, voy. Hecquard (Voyage à Timbo, 1851).

[93] Sur la tradition relative aux quatre grands fleuves sortant du paradis terrestre, voy. les tables de l’Essai sur l'histoire de la cosmographie et de la cartographie pendant le moyen âge, par M. de Santarem, et un Mémoire de M. Letronne sur le Paradis terrestre, publié dans l'Histoire de la géographie du nouveau continent, t. III, p. 118.

[94] Cet aveu, échappé aux conquérants eux-mêmes, légitime l'éloquente protestation que Las Casas termine ainsi : « Soyez-en certains, la conquête de ces îles, aussi bien que celle d'autres terres lointaines, est une injustice. Vous vous assimiliez aux tyrans; vous alliez envahir pour mettre tout à feu et à sang, pour faire des esclaves et avoir votre part du butin, pour ravir la vie et le patrimoine à ceux qui vivaient tranquilles sans penser à vous nuire… Et croyez-vous que Dieu ait établi des privilèges parmi les peuples, qu'il ait destiné à vous plutôt qu'aux autres tout ce que la prodigue nature nous accorde de biens ici-bas? Serait-il juste que tous les bienfaits du ciel, que tous les trésors de la terre, ce fussent que pour vous? (Ist. de Indias.)

[95] L'île de Ténériffe. Cette île avait été nommée Nivaria par les premiers navigateurs, à cause de la couche de neige qui régnait sur son pic. Plus tard, la dénomination d'île d'Enfer lui fut appliquée, sans doute à l'époque d'une nouvelle recrudescence du volcan qui la domine. Enfin, à une époque postérieure, le mot de Ténériffe, employé par les indigènes, a prévalu. (Hist. des îles Canaries.)

[96] « L'Ile d'Erbanie on Fortaventure est, après Ténériffe, la plus grande de l'archipel Canarien. Elle est divisée en deux parties distinctes par un isthme de trois quarts de lieue de large : la première partie, ou la grande terre, reçut des aborigènes le nom de Maxorata; l’autre partie, ou la presqu'île, est encore désignée sous celui de Handia. Avant la conquête, ces deux portions de territoire étaient occupées par deux peuples presque toujours en guerre, et dont le plus faible, sans doute, avait élevé sur l'isthme une forte muraille pour se défendre des invasions du plus fort. Quelques fragments de ce mur sont restés debout et rappellent les constructions cyclopéennes. » (Histoire naturelle des Canaries.)

[97] Les habitants de la partie nord de l'île, qu'on désignait sous le nom de Maxorata, étaient remarquables par leur haute stature.

[98] On voit encore aujourd'hui les rames du château de Richeroque, au milieu d'un hameau auquel il a donné son nom.

[99] « La petite ville d'Argyneguy, ou mieux Arguineguin, pouvait contai» environ quatre cents maisons ; on en retrouve les restes dans un ravin qui porte le même nom. Les habitations sont placées sut plusieurs rangs autour d'un grand cirque, au milieu duquel on voit les ruines d'un édifice plus considérable que les autres et présentant, devant la porte d'entrée, un énorme banc demi-circulaire, avec son dossier, le tout en pierres sèches, ce qui a fait présumer que cette maison était la résidence d'un chef, et que le conseil s'assemblait dans cet endroit. De longues et fortes solives en laurier (barbusano), bois, presque incorruptible, recouvrent encore quelques-unes de ces habitations, dont la forme est elliptique, et qui offrent intérieurement trois alcôves pratiquées dans l'épaisseur de la muraille, qui a de huit à neuf pieds de largeur. Le foyer est placé près de la porte d'entrée, qui fait face à l'alcôve du fond. La muraille est sans ciment, en pierres brutes et très grosses a l'extérieur, mais parfaitement taillées et alignées à l'intérieur. Ces pierres blanches sont aussi bien unies que pourrait le faire le meilleur de nos maçons. » (Hist. nat. des Canaries)

[100] Avant la conquête, la Grande-Canarie était divisée en dix tribus indépendantes, qui obéissaient à leurs chefs respectifs. Une femme supérieure, nommée Andamnna, avec l'aide de Gunadafe, vaillant guerrier qu'elle épousa, parvint à les réunir toutes sous son sceptre. Ils moururent tous les deux vers la fin du quatorzième siècle, laissant le royaume à leur fils Artémi Sémidan, qui avait aussi hérité de la bravoure de son père, et en donna des preuves en repoussant les premières invasions des européens. (Abreu Galindo.)

[101] Le nom espagnol de Hierro donné à l'île de Fer vient de hero, qui, dans le langage du pays, désigne les puits ou citernes dont les habitants se servent pour conserver les eaux pluviales, et non du mot hierro (fer), car, comme il est dit dans le texte, ce métal est loin d'y être abondant.

[102] Le Laurus indica, suivant les ailleurs de l’Histoire naturelle des Canaries.

[103] De hautes montagnes, où l'on retrouve des forêts vierges, attirent sur l'île une masse de vapeurs qui humectent et fertilisent le sol, bien que, dans plusieurs endroits, la compacité des laves et la nature des autres produits volcaniques retardent encore le développement de la végétation.

[104] Probablement le Pterocles arenarius.

[105] Pendant l'hiver, les habitants ont grand soin de recueillit les eaux pluviales dans les hères ou citernes. A un quart de lieue environ du bourg de Valverde, on en a creusé une quarantaine dans l'épaisseur du tuf. On en voit aussi de semblables dans d'autres vallées de l'île, et chaque commune entretient des gardiens près de ces précieux réservoirs.

[106] Ces animaux étaient très communs dans l’île, et y atteignaient presque la grosseur des iguanes d'Amérique.

[107] « Les Herrenos ou habitants de l'île de Fer, dit Viera, sont comme la terre qui les a vus naître, forts, sains et féconds. Agiles de corps et bien proportionnés, ils ont en général le teint plus blanc que les autres insulaires. Vifs, gais, amateurs du citant et de la danse, ils sont tous très enclins au mariage. »

[108] Ce passage fait allusion à l’arbre saint ou garoé, comme l’appelaient les gens du pays. « Quoique fort vieux, écrivait Galindo en 1632, il est encore entier, sain et fiais, et ses feuilles continuent toujours à distiller une assez grande abondance d'eau pour donner à boire à toute l’île; merveilleuse fontaine par laquelle la nature remédie à la sécheresse du sol, et pourvoit aux besoins des habitants. »

M. le docteur Roulin, qui a publié une notice intéressante sur cet arbre merveilleux, pense que c'était un Laurus fœtens. L'arbre saint fut renversé par un ouragan dans les premières années du dix-septième siècle. Le phénomène qui émerveillait nos ancêtres nous est maintenant clairement expliqué : les arbres agissent comme de véritables alambics en distillant, par leur action réfrigérante, les vapeurs contenues dans l'air. Les modernes habitants de l’île de Fer renouvellent de nos jours le miracle de l'arbre saint. Dans les lieux éloignés des hères, les pâtres se procurent de l'eau potable en creusant des trous sur les troncs de certains arbres ; les vapeurs de la rosée et des brouillards ne tardent pas à les remplir.

[109] La Sabinosa, l'une des deux sources qui se trouvent dans l’île, est celle qu'ont désignée nos auteurs. L'eau en est presque chaude, l'odeur est sulfureuse et la saveur piquante. Les habitants en font usage contre les obstructions.

[110] « A la limite extrême des liliacées, qui presque toutes sont des herbes, et près de l'humide asperge aux rameaux filiformes, vient de se placer le monstrueux dragonnier de l'Inde orientale et des îles Canaries. Le genre Dracoena est caractérisé par son périanthe profondément divisé, à segments courbés en dehors ; par ses étamines à filets épaissis dans leur milieu et insérés au fond du périanthe, el par sa baie sillonnée et à trois loges ne contenant qu'une graine. Sa tige, de consistance molle, laisse exsuder dans les grandes chaleurs un sac résineux rouge, qui est le vrai sang-dragon des officines, ses rameaux, qui vont en se bifurquant, sont couronnés à leur sommet pat des touffes de feuilles en forme de glaive, épineuses à leur extrémité, et les fleurs forment des grappes laineuses terminales.

« C'est surtout le dragonnier d'Orotava que les voyageurs vont admirer à Ténériffe. Son tronc, creusé par le temps jusqu'à l'origine des premières branches, s'élève à une hauteur de 12 pieds, et dix hommes se tenant par la main peuvent à peine embrasser sa circonférence. Lorsque l’île de Ténériffe fut découverte, en 1402, la tradition rapporte qu'il était déjà aussi gros qu'aujourd'hui. Ce qui vient confirmer cette tradition, c'est la lenteur avec laquelle croissent les jeunes dragonniers qui viennent aux Canaries, el dont l'âge est exactement connu » (Lemaout, les Trois Règnes de la nature.)

« Dix hommes, dit aussi M. Sabin Berthelot, pouvaient à peine embrasser le donc du grand dragonnier d'Orotava. Ce cippe prodigieux offrait à l'intérieur une cavité profonde que les siècles avaient creusée ; une porte rustique donnait entrée dans cette grotte, dont la voûte a moitié entamée supportait encore un énorme branchage ; de longues feuilles, aiguës comme des épées, couronnaient l'extrémité des rameaux. Un jour un ouragan terrible arracha le tiers des rameaux de cet arbre séculaire. La date de cet événement, 21 juillet 1819, est inscrite sur une plate-forme en maçonnerie que l'on a bâtie au sommet du tronc pour recouvrir la crevasse et prévenir l'infiltration des eaux. »

[111] Voyez la gravure représentant le Dragonnier.

[112] « Les côtes de Palma sont très fertiles et produisent en abondance tout ce qu'on trouve dans le reste de l'archipel. Les légumes y sont très bons, et la vigne y réussit à merveille. » (Bory Saint-Vincent, Essai sur les îles Fortunées.)

[113] Les Haouarythes, tribu qui formait l'ancienne population de l'île, résistèrent à toutes les invasions jusqu'à la fin du quinzième siècle.

« Ils étaient tous gens de cœur, dit Viera dans ses Noticias, et les femmes palmaises, douées la plupart d'un courage viril, s'élevaient au rang des hommes par leur force et leur audace. »

Mayantigo, un de leurs guerriers, reçoit en combattant une blessure grave, et bientôt la gangrène attaque son bras fracassé. Il s'arme alors de son tafiague, espèce de tranchet d'obsidienne, et opère lui-même la désarticulation du coude.

[114] Ils étaient grands et robustes de corps; leurs visages n'avaient rien de disgracieux, les traits en étaient réguliers, et te prince Mayantigo fut appelé, dit-on, morceau du ciel, à cause de sa belle physionomie. Quant à la couleur de leur teint, il paraîtrait qu'elle était généralement assez blanche; l'un de leurs princes avait été surnommé Azuquahé, qui signifiait le Brun, sans doute pour le distinguer des autres.

[115] « Ils avaient cependant utilisé la semence d'une espèce de chénopodée qu'ils appelaient amagante, et qu'ils faisaient bouillir dans du lait. Ils se servaient, pour manger cette pâte liquide, d'un goupillon nommé aguamante, qu'ils fabriquaient avec des racines de mauve réduites en filaments par la macération. » (Viera.)

[116] Familières.

[117] « Cette île est très fertile, très boisée, pourvue de sources limpides et du meilleur port de l'archipel. L'intérieur du pays est en général très montueux ; tout le sol intérieur est fendu par des ravins d'une profondeur extraordinaire, et, bien que sa constitution géologique soit de nature volcanique, comme celle des îles voisines, on n'y remarque aucune trace d'éruption moderne. » (Hist. nat. des Canaries.)

[118] Les Gomérites possédaient de nombreux troupeaux ; l’île abondait en gras pâturages, qu'arrosaient une multitude de torrents. De superbes forêts ombrageaient les montagnes, et les palmiers croissaient en foule dans leurs riantes vallées. La liqueur fermentée connue sous le nom de miel de Palma, que les paysans de la Gomère tirent encore aujourd'hui de la sève du dattier, était très estimée des primitifs habitants.

[119] « La forme de Ténériffe est très irrégulière; l’île s'étend du nord-est au sud-ouest sur une ligne de 21 lieues de côte, et n'en a guère plus de 12 sur sa plus grande largeur; la totalité de sa surface occupe un circuit d'environ 54 lieues. La partie qui se prolonge vers le nord-est est la plus étroite, et a moins de 4 lieues d'un côté à l'autre ; elle offre de chaque bord de hautes falaises et de profondes anfractuosités au débouché des vallées côtières. Du centre de l’île s'élève un pic gigantesque dont le sommet pyramidal apparaît au-dessus des nuages; des montagnes secondaires se groupent autour de sa base, tandis qu'à l'ouest et à l'occident deux chaînes de sommités prolongent leurs contreforts vers la côte, et lancent sur l’Océan deux promontoires escarpés, le cap Teno et celui d'Anaga. » (Hist. nat. des Canaries)

« Le Teyde, ou pic de Ténériffe, un des plus grands cônes volcaniques connus, occupe le centre d'un plateau dont la base a plus de 10 lieues de tour, et lance sa pointe à plus de 1.900 toises au-dessus de l'Océan. Le cratère qui occupe le sommet du pic n'est plus aujourd'hui qu'une solfatare d'environ 300 pieds de diamètre et 100 pieds de profondeur. Ce chapiteau volcanique a près de 500 pieds de haut et repose sur une ceinture de lave qui s'est épanchée en larges coulées le long des pentes du cône.

« Nos regards plongeaient sur le vaste Océan d'une hauteur de 11.430 pieds ; la section du globe que nous pouvions embrasser d'un coup d’œil mesurait un diamètre de plus de 100 lieues, car nous apercevions Lancerote au bout de l'horizon, à la distance de 160 milles; puis Fortaventure, qui s'allongeait vers la Grande-Canarie; à l'occident, l'ombre du Teyde s'étendant jusque sur la Gomère en immense triangle, et un peu plus loin, Palma et l’île de Fer nous montraient leurs cimes escarpées. Ainsi, tout l'archipel Canarien était la réuni comme sur un plan en relief, et, sous nos pieds, Ténériffe, avec ses groupes de montagnes et ses profondes vallées. » (Hist. nat. des Canaries.)

[120] La forêt d'Agna-Circia est située dans la région du nord-est de Ténériffe, à peu près à mi-chemin de Matanza à la Laguna « Elle est traversée, dit Dumont d'Urville, par un ruisseau limpide qui coule avec un doux murmure au travers des basaltes, et de jolis sentiers bien percés en font une promenade délicieuse. De superbes lauriers des Indes, des Ilex et des Viburnum en forment la base, tandis que d'énormes bruyères de quarante à cinquante pieds de hauteur en forment la lisière. Par le ton général, l'aspect et la forme des végétaux, et surtout des fougères cette forêt rappelle parfaitement celles des îles de l'océan Pacifique, de la Nouvelle-Guinée, et surtout d’Ualan. » (Voyage de l'Astrolabe.)

[121] Les Guanches de Ténériffe (nom donné à la race primitive) sont, de tous les Canariens, ceux qui ont le plus longtemps résisté à la conquête. Ce fut seulement en 1496 que, vaincus par les Espagnols, ils perdirent leur indépendance L'avantage du lieu, pour engager l'action, était ce qu'ils recherchaient le plus ingénieux en stratagèmes, ils disposaient leurs embuscades, se divisaient en plusieurs bandes pour tomber sur l'ennemi à un signal convenu, en temps de guerre, les tribus confédérées se communiquaient les avis au moyen de feux qu'elles allumaient au sommet des montagnes, et des vedettes, placées de loin en loin, s'avertissaient par des sifflements qui se faisaient entendre a une grande distance. Les prisonniers étaient toujours respectés, et chaque parti les échangeait contre ceux du sien qui avaient eu le même sort.

[122] La Grande-Canarie est située a dix ou douze lieues des côtes orientales de Ténériffe, l'isthme de Guanartème l'unit à la presqu'île de l’Isletta Sans ce petit appendice qui la prolonge au nord-est, sa forme serait presque ronde. L'île entière, jointe ainsi à son îlot, embrasse une en conférence d'environ quarante lieues.

[123] Viera cite deux sortes de pèche qui étaient usitées aux Canaries. La pèche au flambeau, d'abord, était faite la nuit, sur le rivage. Les pécheurs entraient dans l’eau avec des torches enflammées, et avec des dards ils harponnaient les poissons qu'attirait la lumière La seconde pèche, dite à la tabaïba, consistait à empoisonner avec du suc d'euphorbe (Euphorbia piscatoria) les flaques d'eau que la mer laisse a la marée basse dans les anfractuosités de la côte. Le poisson, étourdi par le suc caustique de cette plante, se laissait prendre facilement

[124] Le costume des chefs se distinguait des autres. Nicosolo da Recco, parlant des prisonniers qui furent amenés à Lisbonne, s'exprime en ces termes : « Le tablier du chef est de feuilles de palmier, tandis que les autres le portent en jonc peint en jaune et en rouge. »

[125] Les habitants de la Grande-Canarie se servaient d'une hache en jaspe verdâtre qui portait une pointe à l'opposé du tranchant, et ressemblait assez à celle des anciens Gaulois.

[126] D'après un fragment de la relation du roi Juba, Pline fait dériver le nom de Canaria des chiens nombreux que les explorateurs mauritaniens avaient trouvés dans l'île.

« Ils construisaient leurs maisons en pierre, sans ciment; l'entrée en était si étroite qu'un homme n'y passait qu'avec peine, en se courbant. Ces maisons étaient en partie souterraines; de là le nom de casas hondas que l'on donne aujourd'hui à celles qui existent encore. » (Galindo.)

[127] Le sol de Fortaventure est beaucoup moins accidenté que celui des autres îles ; les plus hautes montagnes atteignent à peine 500 mètres d'élévation. La chaîne qu'elles forment parcourt la grande terre de Maxorata dans toute sa longueur.

[128] L’Euphorbia Canariensis. « Cet euphorbe croit, dans les îles Canaries, sur les rochers arides et sur les grèves des bords de la mer. Si l'on fait une incision à l'écorce de cette plante, il en sort un suc laiteux et acre qui est un poison très violent; mais si l'on perce l'écorce, la partie ligneuse, et la moelle, qui est fort grosse, une eau saine et rafraîchissante en jaillit. » (Barker-Webb et Sabin Berthelot, Hist. nat. des Canaries.)

[129] « L'orseille croit ordinairement sur les parois des rochers. Les dangers auxquels s'exposent nos badigeonneurs ne sont rien en comparaison de ceux que courent ceux qui récoltent l'orseille. La corde des orseilleurs est sans nœuds; leurs jambes ne sont retenues par aucun crochet, une seule planchette les maintient en équilibre ; assis sur ce frêle soutien, les élans qu'ils se donnent en appuyant les pieds contre les berges les font voltiger de droite et de gauche. C'est par ce moyen qu'ils s'accrochent aux saillies du roc ; un petit bâton recourbé les relient devant les endroits qu'ils veulent explorer. Lorsque les accidents de la montagne rendent inutile le secours de la corde, ils se servent de la lance des Guanches, saisissent d'un coup d'œil leur point d'appui, et franchissent tous les ressauts. » (Hist. nat. des Canaries).

[130] Francisco Escolar évalue la récolte annuelle de l'orseille, dans Fortaventure, à 390 quintaux.

[131] Maisons.

« Une partie des ustensiles des habitants primitifs consistaient en Vases d'argile on de bois dur, en aiguilles el hameçons d'os ou d'épine de poisson et de cordes de boyaux. Ils savaient mouler aussi de petits grains cylindriques en terre cuite, d'une conteur brune, rougeâtre, qu'ils perçaient d'un trou pour les enfiler ensemble et en faire des colliers. » (Viera.)

[132] « Il existait à Fortaventure de grands édifices de pierre destinés au culte. Ces temples, qu'on appelait efequenes, étaient circulaires : dm murs concentriques formaient une double enceinte, dont l'entrée principale n'avait guère plus de largeur que celle des habitations ordinaires. C'était dans ces temples, situés pour la plupart sur le sommet des montagnes, qu'ils déposaient des offrandes de beurre et faisaient des libations avec du lait de chèvre en l'honneur d'une divinité protectrice à laquelle ils adressaient leurs prières, en élevant les mains vers le ciel. Des prêtresses, dont les mystérieuses révélations entretenaient leur crédulité, exerçaient chez eux une grande influence. L’histoire a conservé les noms de deux de ces femmes devineresses, Tibabrin et Tamonanio, sa fille, qui prédisaient l'avenir, apaisaient les dissensions et présidaient aux cérémonies religieuses. » (Viera.)

[133] Avant l'arrivée de Béthencourt, l’île de Fortaventure était déjà connue sous le nom d'Herbanie. Abreu Galindo suppose que ce mot avait été donné à l’île par les Européens à cause des herbages qui couvraient toute l’île.

« Les anciens habitants de Lancerote et de Fortaventure réduisaient le grain en farine après l'avoir torréfié ; deux petites pierres volcaniques, raboteuses et taillées en forme de meule, leur servaient de moulin à bras. Ils faisaient tourner celle de dessus avec un bâton, dont ils assujettissaient une des extrémités sur la meule, tandis que l'autre bout se mouvait dans une planchette percée d'un trou et maintenue contre le mur. Ils pétrissaient ensuite la farine avec de l'eau ou du lait, quelquefois avec du miel, dans des vases d'argile cuite. Cette espèce de potenta, qu'ils appelaient gofio, était en usage dans toutes les îles. » (Galindo.)

[134] « Les naturels de Fortaventure étaient des hommes bien constitués, forts et courageux ; ceux qui habitaient la région septentrionale de l’île, connue sous le nom de Maxorata, se distinguaient par leur haute stature,. Ils pouvaient franchir, par bonds successifs, trois lances placées parallèlement à hauteur d'homme et à différentes distances. Le ravin le plus escarpé n'arrêtait pas la fougue du berger guanche, qui s'élançait du haut de la montagne pour atteindre le jeune chevreau. » (Galindo.)

[135] Le district d'Oliva, le plus septentrional de l'île, comprend dix hameaux, au nombre desquels est celui de Richeroque, où l'on voit les ruines du château de ce nom, que Béthencourt avait fait construire.

Si ces peuples eussent été unis et solidaires, ils auraient pu opposer aux Européens une plus longue résistance, et peut-être seraient-ils sortis vainqueurs de la lutte. Mais par suite de leur isolement et de leurs divisions, les Lancerotains aidèrent à soumettre les indigènes de Fortaventure, comme plus tard ils furent employés les uns et les autres à l'asservissement de Canarie, et comme les habitants de cette dernière île furent eux-mêmes les instruments de la conquête de Ténériffe.

[136] Abreu Galindo a parlé aussi du tombeau d'un autre géant de Fortaventure bien plus grand ; mais il y a évidemment exagération dans les dimensions qu'il lui attribue.

[137] Dans le val Tarahal.

[138] « Au lieu du manteau de leurs voisins de Lancerote, les naturels de Fortaventure portaient des jaquettes de peau de mouton qui descendaient jusqu'à mi-cuisse, et dont les manches très courtes laissaient les bras demi-nus. Les souliers ou maho étaient aussi de peau de chèvre dont le poil tourné en dehors, et les bonnets, de forme plus conique à Fortaventure que dans les autres îles, étaient de même nature et ornés par devant de trois grandes plumes. Les femmes avaient une coiffure semblable, mais leurs bonnets étaient serrés autour de la tête avec une bande de cuir qu'elles teignaient en rouge. » (Galindo.)

[139] De toutes ces constructions, on ne trouve plus aujourd'hui que les raines du château de Zonzanas, situées dans la partie centrale de l'île. De grands blocs de pierre brute forment, dans cet endroit, une enceinte circulaire. Leur déposition n'a rien de bien artistique; cependant ces quartiers de roches sont entassés là dans un certain ordre, et leur assemblage dénote encore quelque chose de monumental. (Barker-Webb et Sabin Berthelot.)

[140] Le rempart gigantesque qui traversait l'isthme de Pared d'orient en occident, sur un espace d'environ quatre lieues, divisait le pays en deux principautés : celle de Maxorata, au nord, embrassant la majeure partie de l'île, et celle de Handia, au sud, comprenant toute la presqu'île de ce nom.

[141] Les présents précédaient toujours, chez eux, les traités de paix.

[142] Le chef de Maxorata, que nos auteurs appellent aussi roi sarrasin.

[143] Le chef de la presqu'île de Handia, désigné sous le nom de roi païen.

[144] « Ces peuples, dit le père Gatindo, étaient humains, sociables et fort joyeux, grands amateurs du chant et de la danse; leur musique, qu'ils accompagnaient de claquements de mains et de battements de pieds exécutés en mesure, était toute vocale. »

[145] La coutume de se courber par terre, en témoignage de respect et de soumission, existait à Fortaventure et à l’île Lancerote.

[146] Le tamurco, manteau de peau de chèvre, qui était cousu avec des ligaments de cuir aussi fins que le fil commun, ne dépassait pas les genoux.

[147] En effet, Maciot de Béthencourt, son neveu, succéda à Jean de Béthencourt dans le gouvernement des trois îles conquises, et Prud'homme de Béthencourt, qui put pour femme la nièce d'un guanartème ou chef, perpétua aux Canaries le nom du baron normand.

[148] Val Tarahal.

[149] Cette chapelle, qui avait été construite en 1410 par Jean le Masson, fut dévastée en 1530 par les pirates marocains, loin de l'invasion qu'ils firent sous les ordres du Maure Xaban-Arraez. On l'a, un peu plus tard, relevée et restaurée, et on peut la voir aujourd'hui au milieu de la petite ville gothique de Betancuria.

[150] Le port du cap Bojador est dans une anse formée par la berge sud du cap et une falaise qui vient à la suite C'est un fait que M. d'Avezac a établi dans sa Note sur la véritable situation du mouillage marqué au sud du cap de Bugeder dans toutes les cartes nautiques. Voy. surtout les pages 16 et suivantes de cette Note, publiée au mois d'août 1840 dans le Bulletin de la Société de géographie. On ne saurait donc contester à Béthencourt l'honneur d'avoir dépassé le cap Bojador trente ans avant les Portugais.

[151] Lieues, comme il est écrit dans le manuscrit original, et non jours, comme l'ont impunie Bergeron et Vander-Aa. (Voy. aussi sur ce sujet le Mémoire de M. d'Avezac indiqué dans notre note précédente.)

[152] C'est Béthencourt qui a introduit le chameau aux îles Canaries.

[153] Coupèrent les jarrets; ou enjarrèrent, mirent la chair dans des jarres ?

[154] « Palma est, après Ténériffe, l’île la plus montueuse de l'archipel canarien ; sa surface n'est pas moins tourmentée. On voit au centre de l’île une vallée solitaire dont nous admirâmes l'imposant aspect; les habitants la nomment la Caldera. Les rochers qui la cernent élèvent leurs crêtes sourcilleuses à cinq mille pieds environ au-dessus de l'abîme. Ce puissant massif forme une ligne de circonvallation d'environ six lieues d'étendue ; des berges, taillées de pic, défendent vers l'est et le nord les abords de l'enceinte; à l'occident, le défilé d'Adamacansis présente une rampe scabreuse qui circule le long de précipices ; mais on n'oserait s'engager dans ce sentier sans en bien connaître tous les détours. Du côté du sud, les montagnes s'écartent et laissent entre elles une profonde déchirure, qui se prolonge jusque sur le liltor.il ; c'est le ravin des Angoisses, gorge étroite et dangereuse qu'il faut monter pour pénétrer dans la Caldera. » ,

« Ce qui frappe le plus en parcourant l'île de Palma, disent ailleurs MM. Barker-Webb et Sabin Berthelot, c'est sa hauteur extraordinaire comparativement à la petite étendue de sa surface ; car ses côtes n'embrassent dans tous leurs contours qu'une circonférence de vingt-huit lieues, et pourtant le point culminant de la montagne atteint une élévation de 7234 pieds au-dessus du niveau de la met. Cette altitude paraît encore bien plus considérable lorsque, placé sur la cime de los Muchachos, le voyageur aperçoit d'une part les rochers qui bordent le littoral, et de l'autre l'immense cratère de la Caldera, dont la profondeur est d'environ 5000 pieds. » (Histoire naturelle des Canaries)

[155] MM. Barker-Webb et Sabin Berthelot décrivent ainsi les Canariens : « Ce sont des hommes au teint hâlé, plus ou moins blancs, au front saillant et un peu étroit, aux grands yeux vifs, fendus, foncés, quelquefois verdâtres, à la chevelure épaisse, un peu crépue, et variant du noir au brun-rouge. Le nez est droit, les narines sont dilatées, les lèvres fortes, la bouche grande, les dents blanches et bien rangées; le corps est sec, robuste, musculeux; la taille, médiocre dans certaines îles, et au-dessus de la moyenne dans quelques autres. »

[156] « Les Palmeros, dit Azurara, sont d'une telle adresse à lancer les pierres, qu'il leur arrive rarement de manquer leur coup, tandis qu'ils évitent ceux de leurs adversaires par les mouvements de souplesse et de contraction qu'ils savent imprimer à leur corps. (Chronique de la conquête de Guinée.)

[157] Armiche était le nom de ce prince, qui, était une personne à combattre, gouvernait paternellement sa petite principauté, et ne recevait de ses sujets qu'un tribut volontaire et proportionné aux ressources de chacun d'eux (Galindo.)

[158] Pendant les cinq premières années de son administration, Maciot de Béthencourt sut gouverner avec équité et douceur. Il fonda la capitale de Lancerote, qu'il appela Teguize, du nom de sa femme qui était fille de Guadarfia, l'ancien roi de l'île. Mais plus tard, il révolta la population par ses exactions et sa tyrannie, et il fut forcé de quitter le pays.

[159] L'impôt.

[160] Redevances.

[161] L’Espagne.

[162] Innocent VII.

[163] Entretint.

[164] A une physionomie noble, à des pensées élevées, à un courage impétueux, ferme, résolu; à un génie doux et tolérant, Jean de Béthencourt joignit le goût des actions chevaleresques… Le vrai caractère de notre héros fut celui de son siècle, la valeur et la piété. De toutes manières sa mémoire doit être éternelle dans nos îles, et ce nom de Béthencourt, si répandu dans maintes familles de presque toutes les Canaries, qui s'honorent de le porter, mérite de sonner agréablement aux oreilles de leurs habitants. » (Viera, Noticias.)

[165] Il mourut en 1410; ses conseils avaient été très utiles à Maciot de Béthencourt.

[166] Il présida à la construction de Saint-Marcial de Rubicon et de Sainte-Marie de Béthencourie.

[167] C'est-à-dire : « Comment va mon frère? etc. »

[168] En 1419.

[169] En possession des seigneuries de…