Bethencourt

LE SIEUR DE BÉTHENCOURT

 

HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DES CANARIES (I - II)

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer


 


HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DES CANARIES

PAR LE

SIEUR DE BÉTHENCOURT.

NOTICE[1]

Jean de Béthencourt, né vers 1339, baron de Saint-Martin-le-Gaillard, dans le comté d'Eu, en Normandie, [2] chambellan de Charles VI, [3] avait appris la guerre et la navigation sous l'amiral Jean de Vienne, l'un de ses parents.[4] Sa femme appartenait à une branche de la famille des Fayel. Si considérable que fût sa position, il ambitionna plus de renommée et plus de richesse. Au commencement du quinzième siècle, la démence du roi, les rivalités-des maisons d'Orléans et de Bourgogne, jetaient le trouble dans toutes les provinces de France et rendaient incertaines toutes les fortunes. Il paraît aussi que Béthencourt ne jouissait pas d'une paix inaltérable dans son ménage. Au milieu de ces circonstances, cédant à sa passion pour de grandes entreprises, et encore dans la maturité de l'âge, il conçut le projet de conquérir les îles Canaries. On croit qu'il avait été encouragé ou même appelé à cette entreprise par son parent Robert de Braquemont, qui avait servi Henri III de Castille, et avait obtenu de ce roi l'autorisation de faire la conquête de ces îles. Il est probable d'ailleurs qu'à cette époque, où se réveillait si vivement l'ardeur des découvertes, plus d'une imagination convoitait les Canaries qui, entrevues par les voyageurs anciens, avaient reçu d'eux le nom d'îles Fortunées, et qui depuis, côtoyées ou touchées, sur quelques points, de siècle en siècle, par des navires égarés, avaient paru, à ces rares et rapides explorateurs de hasard, des séjours délicieux, riches de tous les charmes et de tous les dons de la nature.[5] Une aventure récente avait donné à toutes ces traditions de l'antiquité et du moyen âge une éclatante confirmation. En 1393, des Biscayens et des Andalous, commandés par un nommé Gonzalo Peraza Martel, seigneur d'Almonaster, ayant abordé à l’île de Lancerote, avaient assailli les indigènes, emmené captifs le roi, la reine, cent soixante-dix de leurs sujets, et emporté un grand nombre de produits de toute sorte qui attestaient la fertilité du sol. Aucune tentative n'avait été renouvelée depuis ; mais en Portugal, en Espagne, en France, les esprits éclairés pressentaient l'approche de celle qui assurerait enfin à l'Europe et à sa civilisation la conquête de l'archipel ; c'était à notre compatriote normand qu'il était réservé de répondre à leur attente.

Béthencourt méritait à un autre titre encore de prendre place en tête de ce volume consacré aux étonnantes découvertes des quinzième et seizième siècles. Ce valeureux gentilhomme, comme l'appelle Humboldt, [6] explora, dans les intervalles de ses conquêtes, la côte d'Afrique jusqu'au sud du cap Bojador, que les Portugais se sont longtemps enorgueillis d'avoir dépassé les premiers plus de trente ans après.[7]

On peut donc dire que Béthencourt fit véritablement les premières étapes des deux immortelles navigations de Christophe Colomb et de Vasco de Gama[8] ; et c'est par là que, malgré la date de son entreprise, [9] il se détache du moyen âge et se rapporte immédiatement au grand mouvement des découvertes modernes.

La relation de tous les événements accomplis depuis le jour où Béthencourt partit de son manoir jusqu'à son retour définitif en France a été écrite, sous ses yeux, par F. Pierre Bontier, franciscain, et Jean le Verrier, prêtre, qu'il avait emmenés avec lui : « C'est, dit avec raison un biographe, le plus ancien monument qui nous reste des établissements que les Européens ont faits outre-mer, et elle rend le nom de Béthencourt illustre dans l'histoire. » Le manuscrit, orné de miniatures en camaïeu brun rehaussé de blanc, existe encore et appartenait naguères encore à M. Guérard de la Quinerie. Un descendant de Béthencourt permit, en 1630, à Pierre Bergeron d'imprimer ce récit, sauf un chapitre relatif à des discussions conjugales qui n'importaient pas, en effet, au sujet. Nous reproduisons ici le texte de cette ancienne édition, dont les exemplaires sont devenus extrêmement rares, en modifiant seulement, mais avec réserve, des locutions et des formes de phrase qui en eussent rendu la lecture trop obscure et trop difficile. Nous avons aussi fait graver quelques-unes des miniatures, qui, si curieuses qu'elles soient, n'ajoutent point cependant assez de lumière au récit pour mériter d'être toutes publiées.


 

HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DES CANARIES

PAR LE

SIEUR DE BÉTHENCOURT.

 

 

Chapitre Ier. — Comment M. de Béthencourt partit de Granville et s'en alla à la Rochelle, et de là en Espagne, et ce qui lui advint.

Au temps jadis, on avait coutume de mettre en écrit les bonnes chevaleries et les étranges choses que faisaient les vaillants conquéreurs. Ainsi donc qu'on trouve aux anciennes histoires, nous voulons faire ici mention de l’entreprise du sieur de Béthencourt, né au royaume de France, en Normandie.

Ledit Béthencourt se partit de son hôtel de Grainville-la-Teinturière, en Caux, et s'en vint à la Rochelle. Là, il trouva Gadifer de la Salle, un bon et honnête chevalier, lequel allait à son aventure, et il y eut parole entre ledit Béthencourt et Gadifer. Et lui demanda, Mgr de Béthencourt, de quel côté il voulait tirer, et ledit Gadifer disait qu'il allait à son aventure. Adonc Mgr de Béthencourt lui dit qu'il était fort joyeux de l'avoir trouvé, et lui demanda s'il lui plairait devenir en sa compagnie ; puis il conta audit Gadifer son entreprise, si bien que ledit Gadifer fut tout joyeux de l'ouïr parler. Il y eut entre eux deux moult de belles paroles, qui trop longues seraient à raconter.

Adonc partirent Mgr de Béthencourt et messire Gadifer et toute son armée de la Rochelle, le premier jour de mai 1402, pour venir aux côtes de Canare,[10] pour voir et visiter tout le pays, en espérance de conquérir les îles et mettre les gens à la foi chrétienne[11] ; et ils avaient un très bon navire, suffisamment garni de gens et de victuailles, et de toutes les choses qui leur étaient nécessaires pour leur voyage. Ils devaient suivre le chemin de Belle-Ile ; mais, au passage de l’île de Ré, ils eurent vent contraire, dirigèrent leur voie en Espagne, et arrivèrent au port de Vivières.[12] Là demeura Mgr de Béthencourt, avec sa compagnie, huit jours. Or il y eut un grand discord entre plusieurs gens de la compagnie, tant que le voyage fut en grand danger d'être rompu ; mais ledit seigneur de Béthencourt et messire Gadifer les rapaisèrent.

Adonc se partit de là le sieur de Béthencourt, avec lui messire Gadifer de la Salle et autres gentilshommes, et vinrent à la Coulongne,[13] et y trouvèrent un comte d'Ecosse, le sire de Hely, messire Rasse de Renty et plusieurs autres avec leur armée. Mgr de Béthencourt descendit à terre et alla à la ville, où il avait à besogner, et trouva qu'ils défaisaient de plusieurs habillements une nef qu'ils avaient prise, nous ne savons sur qui. Quand Béthencourt vit cela, il pria le comte qu'il pût prendre de la nef quelques choses qui leur étaient nécessaires, et le comte lui octroya, et Béthencourt s'en alla en la nef, et fit prendre une ancre et un batel et les fit amener à sa nef. Mais quand le seigneur de Hely et ses compagnons le surent, ils n'en furent mie contents et leur en déplut. Et vint messire Rasse de Renty vers eux, et leur dit qu'il ne plaisait mie au sire de Hely qu'ils eussent le batel ni l'ancre. Béthencourt leur répondit que c'était par la volonté du comte de Craforde,[14] et qu'ils ne le rendraient point. Ouïe leur réponse, le sire de Hely vint vers Mgr de Béthencourt, et lui dit qu'il ramenât ou fit ramener ce qu'il avait pris de leur nef, et il lui répondit encore qu'il l'avait fait par le congé du comte.

Par suite, il y eut grosses paroles assez. Quand Mgr de Béthencourt vit cela, il dit au sieur de Hely : « Prenez batel et ancre, de par Dieu ! et vous en allez. —Puisqu'il vous plaît, répondit le sire de Hely, ce ne ferai-je mie, mais je les y ferai mener aujourd'hui ou j'y pourvoirai autrement. — Prenez-les si vous voulez, répondirent ledit Béthencourt et Gadifer, car nous avons autre chose à faire. » — Ledit Béthencourt était sur son départ et voulait lever les ancres et se tirer hors du port, et incontinent ils partirent.

Chapitre II. — Comment M. de Béthencourt et son armée arrivèrent à Cadix, et comment ils furent accusés par les marchands de Séville.

Quand ils virent cela, ils armèrent une galiote et vinrent après ledit Béthencourt ; mais ils n'approchèrent point plus prés, excepté lorsqu'on parla à eux, et il y eut assez de paroles qui trop longues seraient à raconter. Ils n'eurent pas autre chose ni autre réponse que comme la première était, et s'en retournèrent enfin. Et M. de Béthencourt et sa compagnie prirent leur chemin, et quand ils eurent doublé le cap de Fine-terre, [15] ils suivirent la côte de Portugal jusqu'au cap Saint-Vincent, puis repayèrent et tinrent le chemin de Séville, et arrivèrent au port de Calix,[16] qui est assez près du détroit de Maroc,[17] et ils y séjournèrent longuement. Et fut ledit de Béthencourt empêché, car les marchands demeurant en Séville qui avaient perdu leur navire sur la mer, pris l'on ne savait par qui, c'est à savoir soit par les Genevois,[18] les Plaisantins ou les Anglais, les accusèrent tellement devant le conseil du roi,[19] qu'ils ne purent rien recouvrer, en disant qu'ils étaient voleurs et qu'ils avaient effondré trois navires, pris et pillé ce qui était dedans.

Chapitre III. — Comment M. de Béthencourt se défendit de l'accusation des marchands genevois (génois), plaisantins et anglais, et de la mutinerie des mariniers.

Donc Béthencourt descendit à terre et alla a Sainte-Marie du Port,[20] pour savoir ce que c'était là, il fut pris et mené en Séville. Mais quand le conseil du roi eut parlé à lui et qu'il leur eut fait réponse, ils le prièrent que la chose demeurât ainsi et qu'il n'en fût plus parlé quant à présent, et le délivrèrent tout au plein. Et lui étant en Séville, les mariniers, mus de mauvais courage,[21] découragèrent tellement toute la compagnie, en disant qu'ils avaient peu de vivres et qu'on les menait mourir, que de quatre-vingts personnes n'en demeura que cinquante-trois. Béthencourt s'en revint en la nef, et avec aussi peu de gens qu'il leur en restait, ils prirent leur voyage,[22] duquel ceux qui sont demeurés avec Béthencourt et n'ont mie voulu consentir aux mauvais faits de Berthin de Berneval ont souffert moult de pauvreté, de peine, de travail en plusieurs manières, ainsi que vous oïrez ci-après.

Chapitre IV. — Comment ils partirent d'Espagne et arrivèrent à l’île Lancelot (Lancerote).

Et après se partirent du port de Calix et se mirent en haute mer,[23] et furent trois jours en bonace, sans avancer leur chemin, ou presque point, et puis se releva le temps. Et ils furent en cinq jours au port de l’île Gracieuse[24] et descendirent en l'île Lancelot,[25] et entra M. de Béthencourt par le pays et mit grande diligence de prendre des gens de Canare[26] ; mais il ne put, car il ne savait mie encore le pays. Il retourna donc au port de Joyeuse, [27] sans autre chose faire. Et lors M. de Béthencourt demanda à messire Gadifer de la Salle et aux autres gentilshommes ce qu'il leur était avis de faire. Il fut avisé qu'ils prendraient des compagnons et se remettraient au pays, et n'en partiraient jusqu'à tant qu'ils eussent trouvé des gens. Et bientôt en fut trouvé qui descendirent des montagnes et Vinrent par devers eux, et appointèrent que le roi du pays viendrait parler à M. de Béthencourt, en certain lieu ; et ainsi fut fait. Ledit roi du pays[28] vint vers 'Béthencourt, en la présence de Gadifer et de plusieurs autres gentilshommes, et se mit ledit roi en l'obéissance dudit Béthencourt et de sa compagnie, comme amis, non mie comme sujets, et on leur promit qu'on les garderait à l'encontre de tous ceux qui leur voudraient mal faire. Mais on ne leur a mie bien tenu convenant,[29] ainsi comme vous oïrez plus à plein ci-après. Et demeurèrent ledit roi sarrasin et M. de Béthencourt d'accord, et fit faire ledit sieur de Béthencourt un chastel qui s'appelle Rubicon,[30] et y laissa une partie de sa compagnie. Puis, comme il parut audit de Béthencourt qu'un nommé Berthin de Bemeval était homme de bonne diligence, il lui bailla tout le gouvernement de ses gens et du pays, puis passa ledit de Béthencourt et Gadifer de la Salle, avec le surplus de sa compagnie, en l’île d'Erbanie, nommée Forte-Adventure.[31]

Chapitre V. — Comment M. de Béthencourt partit de l’île Lancerote peur aller à l’île d'Erbanie, dite Forte-Adventure, par le conseil de Gadifer de la Salle.

Et, tantôt après, M. de Béthencourt prit conseil de Gadjfer qu'on irait de nuit en ladite île de Forte-Adventure, et ainsi fut fait. Ledit Gadifer et Remonet de Lenedan et toute une partie des compagnons y allèrent tout le plus avant qu'ils purent, et jusqu'à une montagne, là où est une fontaine vive et courante Et mirent grande peine et grande diligence d'encontrer leurs ennemis, bien marris qu'ils ne les purent trouver. Mais s'étaient lesdits ennemis retraits en l'autre bout du pays, dès qu'ils avaient vu arriver le navire au port. Et demeura ledit Gadifer avec la compagnie huit jours, jusqu'à ce qu'il leur convint retourner, par faute de pain, au port de Louppes.[32] Et puis prirent lesdits chevaliers conseil ensemble, et ordonnèrent qu'ils s'en iraient par terre au long du pays, jusqu'à une rivière nommée le Vien de Palme, pt se logeraient sur le bout d'icelle rivière, et que la nef se retrairait tout le plus près qu'elle pourrait, et qu'ils descendraient leurs vivres à terre, et là se fortifieraient et n'en partiraient jusqu'à tant que le pays serait conquis et les habitants mis à la foi catholique.

Chapitre VI. — Comment les mariniers refuseront Gadifer de sa nef même.

Robin le Brument, maître marinier d'une nef que ledit Gadifer disait lui appartenir, ne voulait plus demeurer ni recevoir Gadifer et ses compagnons, et il fallut qu'ils eussent des otages pour les-repasser en l'île Lancerote, ou autrement ils fussent demeurés par delà sans vivres. Et firent dire Robin Brument et Vincent Cerent, par Colin Brument, son frère, à Gadifer, que lui et ses compagnons n'entreraient point plus forts qu'eux dans la nef. Et ils les repassèrent au bastel de la nef, en laquelle il entra comme otage, lui et Annibal son bâtard, en grande douleur de cœur de ce qu'il était en telle sujétion, qu'il ne se pouvait aider du sien propre.

Chapitre VII. — Comment M. de Béthencourt s'en alla en Espagne et laissa messire Gadifer, à qui il donna la charge des îles.

Adonc M. de Béthencourt et Gadifer revinrent au château de Rubicon. Et, quand ils furent là, les mariniers pensant grande mauvaise, se hâtèrent moult d'eux en aller. Si ordonna ledit sieur de Béthencourt, par le conseil dudit Gadifer et de plusieurs autres gentilshommes, qu'il s'en irait avec lesdits mariniers, pour les venir secourir à leurs nécessités, et que le plus tôt qu'il pourrait il reviendrait et amènerait des rafraîchissements de gens et de vivres. Puis parlèrent aux mariniers, afin que les vivres qui sont au navire fussent descendus à terre, excepté ceux dont ils auraient besoin pour leur retour. Et ainsi fut fait, hormis que lesdits mariniers en détruisirent le plus qu'ils purent, et d'artillerie[33] et d'autres choses qui leur eussent été depuis bon besoin. Et se partit M. de Béthencourt du port de Rubicon, avec les mariniers en son navire, et s'en vint à l'autre bout de l’île Lancelot, et là demeurèrent. Ledit sieur de Béthencourt envoya quérir à Rubicon messire Jean le Verrier, prêtre, et son chapelain, à qui il dit plusieurs choses de secret, et à un nommé Jean le Courtois, auquel il bailla aucunes charges qui pouvaient toucher son honneur et profit, et lui en chargea qu'il prît bien garde à toutes choses qu'ils verraient qui seraient à faire, et qu'ils fussent eux deux comme frères, en maintenant toujours paix et union dans-la compagnie, et que, le plus tôt qu'il pourrait, il ferait diligence pour retourner. Et adonc ledit Béthencourt prit congé de messire Gadifer et de toute la compagnie, et partit ledit sieur, et cinglèrent tant qu'ils vinrent en Espagne.

Ici, nous ne continuerons à parler de cette matière, et parlerons du fait de Bertbin de Berneval, natif de Caux en Normandie et gentilhomme de nom et d'armes, [34] auquel ledit sieur se fiait fort, et avait été élu par lui et messire Gadifer, comme j'ai devant dit, lieutenant et gouverneur de l’île Lancelot et de la compagnie. Et ledit Berthin, tout le pis qu'il put faire il le-fit, et de grandes trahisons, comme vous ouïrez plus à plein déclaré.

Chapitre VIII. — Comment Berthin de Berneval commença ses malices à l’encontre de Gadifer.

Afin qu'on sache que Berthin de Berneval avait déjà mauvaiseté machinée en son cœur, il faut dire que, des qu'il fut venu vers M. de Béthencourt, à la Rochelle, il commença à rallier des compagnons et fit alliance avec plusieurs gens. Et un peu après par lui fut commencée une grande dissension en la nef, entre les Gascons et Normands ; et de vrai ledit Berthin n'aimait point messire Gadifer, et cherchait à lui faire tout le plus de déplaisir qu'il pouvait. Et tant advint que Gadifer s'armait en sa chambre pour vouloir apaiser le débat d'entre les mariniers, qui s'étaient retirés au château[35] de devant en ladite nef. ils jetèrent audit Gadifer deux dards, dont l'un passa entre lui et Annibal, qui lui aidait à s'armer en sa chambre, et s'attacha en un coffre. Et étaient quelques-uns des mariniers montés au château du mât, et avaient dards et barres de fer tout prêts pour jeter sur nous ; et à moult grande peine fut apaisée cette noise. Et dès lors commencèrent des coalitions et dissensions les uns contre les autres, en telle manière qu'avant que la nef partit d'Espagne pour traverser aux îles de Canaries, ils perdirent bien deux cents hommes des mieux appareillés qui y fussent : de quoi on a eu depuis grande souffrette par plusieurs fois ; car s'ils eussent été loyaux, ledit Béthencourt aurait été plus tôt seigneur des îles de Canarie, ou de la plus grande partie d'elles.

Chapitre IX. — Comment Gadifer, qui avait fiance à Berthin, l'envoya parler a un patron d'une nef.

Et après que M. de Béthencourt fut parti de Rubicon, et qu'il eut commandé à Berthin de Berneval qu'il fit son devoir en tout ce qu'il est raison de faire, et qu'il obéit à. messire Gadifer, ainsi que tous les gens dudit sieur de Béthencourt, car M. de Béthencourt tenait messire Gadifer pour un bon chevalier et sage, et c'était l'avantage de messire Gadifer qu'il s'était mis en la compagnie de M. de Béthencourt, bien que peu de temps après il dût y avoir de grandes dissensions et de grandes noises entre eux deux, comme vous oïrez ci-après ; or donc, après qu'est parti M. de Béthencourt de Rubicon, et qu'il est allé en Espagne, Gadifer, qui avait plus de confiance en Berthin de Berneval qu'en nul autre, l'envoya vers une nef qui était arrivée du port de l’île de Loupes[36] ; et pensait Berthin que ce fût la nef Tranche-mare, de laquelle Ferrant d'Ordognes était maître, auquel il pensait avoir grande accointance. Mais ce n'était pas elle, mais une autre nef qui s'appelait Marelle, de laquelle Francisque Calve avait le gouvernement. Et parla Berthin ou fit parler à un des compagnons de la nef qui s'appelait Simene,[37] en la présence de quelques autres, qu'ils l'emmenassent avec eux, et trente des compagnons de la nef, et qu'il prendrait quarante hommes des meilleurs qui fussent en l'île Lancelot. Mais ils ne voulurent pas consentir à cette grande mauvaiseté, et leur dit Francisque Calve qu'il n'appartenait pas à Berthin, et qu'à Dieu ne plût qu'ils fissent une telle déloyauté à tels et si bons chevaliers comme étaient M. de Béthencourt et messire Gadifer, de les dégarnir ainsi du peu de gens qui leur était demeuré, et aussi de prendre et ravir ceux que ledit Béthencourt et tous ses gens avaient assurés et mis en leur sauvegarde, lesquels avaient bonne espérance d'être baptisés et mis en notre foi.

Chapitre X. Comment Berthin donna faux à entendre à ceux de son alliance.

Après un peu de temps, Berthin, qui toujours avait mauvaise volonté et trahison en sa pensée, parla à tous ceux qu'il pensa être du mauvais courage qu'il était, et les exhorta, et dit qu'il leur dirait telle chose que ce serait le bien, l'exhaussement et l'honneur de leurs personnes. Et à tous ceux qui avec lui s'accordèrent, il leur fit jurer qu'ils ne le découvriraient point ; puis leur donna à entendre comment Béthencourt et Gadifer leur devaient donner, à Remonnet de Levéden et à lui, certaine somme d'argent, et qu'ils s'en iraient au premier navire qui viendrait en France, et que les compagnons seraient départis parmi les îles, et là demeureraient jusqu'à leur retour. Et avec ledit Berthin quelques Gascons s'accordèrent, desquels les noms s'ensuivent : Pierre de Liens, Augerot de Montignac, Siort de Lartigue, Bernard de Châtelvary, Guillaume de Nau, Bernard de Mauléon (dit le Coq), Guillaume de Salerne (dit Labat), Morelet de Couroge, Jean de Bidouille, Bidaut de Hournau, Bernard de Montauban, et un de pays d'Auxis,[38] nommé Jehan l'Alieu ; et tous ceux-ci s'accordèrent avec ledit Berthin et plusieurs autres d'autres pays, desquels mention sera faite ci-après, ainsi qu'il écherra en leur endroit.

Chapitre XI. — Comment Gadifer alla à l'île de Loupes.

Depuis, Gadifer, ne soupçonnant nullement que Berthin de Berneval, qui était de noble lignée, dût faire nulle mauvaiseté, partit lui et Remonnet de Levéden et plusieurs autres, avec son bateau, de Rubicon, et passèrent en l'île de Loupes, pour avoir des peaux de loups marins[39] pour la nécessité de chaussure qui manquait aux compagnons, et là demeurèrent pendant quelques jours, tant que vivres firent défaut ; car c'est une île déserte et sans eau douce. Puis Gadifer renvoya Remonnet de Levéden avec le bateau au château de Rubicon, pour chercher des vivres, et lui recommanda qu'il revint le lendemain, car il n'avait de vivres que pour deux jours. Quand Remonnet et le bateau furent arrivés au port de Rubicon, ils trouvèrent que pendant que Gadifer et les dessus dits étaient passés en l’île de Loupes, Berthin s'en était allé avec ses alliés a un port nommé l’île Gracieuse, où était arrivée la nef Tranchemare. Et donna ledit Berthin à entendre au maître de la nef assez de mensonges, et lui dit qu'il prendrait quarante hommes des meilleurs qui fussent en l’île Lancelot, qui valaient 2000 francs, afin que ledit maître le voulût recevoir en sa nef, lui et ses compagnons ; et tant fit par ses fausses paroles que le maître, mû de grande convoitise, lui octroya. Et cette chose advint le quinzième jour après la Saint-Michel 1402 ; et s'en retourna incontinent Berthin, persévérant en sa malice et en sa très mauvaise intention.

Chapitre XII. — Comment le traître Berthin, sous beau semblant, fit venir le roi de l’île Lancelot avec les siens pour les prendre.

Gadifer étant en l'île de Loupes, et Berthin en l’île Lancelot, au château de Rubicon, après qu'il fut revenu de l’île Gracieuse, là vinrent deux Canariens vers lui, disant comment les Espagnols étaient descendus à terre pour les prendre. Berthin leur répondit qu'ils s'en allassent et se tinssent ensemble, car ils seraient tantôt secourus. Et ainsi s'en allèrent les deux Canariens. Et là Berthin, qui tenait une lance en main, reniant Dieu, dit : « J'irai parler aux Espagnols, et s'ils y mettent la main, je les tuerai ou ils me tueront, car je prie Dieu que jamais je n'en puisse retourner. » De quoi quelques-uns de ceux qui étaient là lui dirent : « Berthin, c'est mal dit. » Et derechef il dit : « J'en prie Dieu de paradis. » Et cependant il partit du château de Rubicon, accompagné de plusieurs de ses alliés, c'est à savoir : Pierre de Liens, Bernard de Montauban, Olivier de Barré, Guillaume le bâtard de Blécy, Phelipot de Baslieu, Michelet le cuisinier, Jacquet le boulanger, Pernet le maréchal, avec plusieurs qui ne sont pas ici nommés ; et ses autres complices demeurèrent au château de Rubicon. Berthin, ainsi accompagné, s'en alla à un certain village nommé la Grand'Aldée, où il trouva quelques-uns des grands Canariens. Et lui, ayant grande trahison en pensée, leur fit dire : « Allez, et me faites venir le roi et ceux qui avec lui sont, et je les garderai bien contre les Espagnols. » Et les Canariens le crurent, à cause de la sûreté et alliance que eux avaient au sieur de Béthencourt et à sa compagnie ; et vinrent à ladite Aidée comme dans une retraite sûre, jusqu'au nombre de vingt-quatre, auxquels Berthin fit bonne chère, et les fit souper. Il avait de plus deux Canariens, un nommé Alphonse, et une femme nommée Isabelle, lesquels ledit sieur de Béthencourt avait amenés pour être leurs truchements en l'île de Lancelot.[40]

Chapitre XIII. — Comment, après que Berthin eut pris le roi, il les mena à la nef Tranchemare et les bailla aux larrons.

Quand les Canariens eurent soupe, Berthin leur fit dire : « Dormez sûrement et ne craignez rien, car je vous garderai bien. » Et cependant les uns s'endormirent et les autres non ; et quand Berthin vit qu'il était temps, il se mit devant leur porte l'épée à la main, toute nue, et les fit tous prendre et lier. Et ainsi fut-il fait, hormis un nommé Auago, qui en échappa." Et quand il les eut pris et îles, il vit bien qu'il était découvert, et qu'il n'en pouvait plus avoir ; il partit de là, persévérant en sa grande malice, et s'en alla droit au port de l’île Gracieuse, où était la nef d'Espagne nommée Tranchemare, et amena les prisonniers avec lui.

Chapitre XIV. — Comment le roi se délivra de ceux auxquels Berthin l'avait baillé en garde.

Quand le roi se vit en tel point et connut la trahison de Berthin et de ses compagnons, et l'outrage qu'ils lui faisaient, en homme hardi, fort et puissant, il rompit ses liens et se délivra de trois hommes qui en garde l'avaient, desquels était un Gascon qui le poursuivit. Mais le roi retourna moult aigrement sur lui, et lui donna un tel coup que nul ne l'osa plus approcher. Et c'est la sixième fois qu'il s'est délivré des mains des chrétiens par sa valeur ; et n'en demeura que vingt-deux, lesquels Berthin bailla et délivra aux Espagnols de la nef Tranchemare, à l'exemple du traître Judas Iscariote qui trahit notre sauveur Jésus-Christ et le livra entre les mains des Juifs pour le crucifier et le mettre à mort. Ainsi fit Berthin, qui bailla et livra ces pauvres gens innocents en la main des larrons qui les menèrent vendre en terres étrangères et en perpétuel servage.

Chapitre XV. — Comment les compagnons de Berthin prirent le bateau que Gadifer avait transmis pour vivres.

Cependant Berthin, étant en la nef, envoya le bâtard de Blessi et quelques-uns de ses alliés au château de Rubicon, et trouvèrent le bateau qui était à Gadifer, lequel il avait envoyé pour chercher vivres pour lui et ses compagnons qui étaient en l'île de Loupes, comme dessus est dit. Et alors les compagnons de Berthin, pensant à accomplir leur entreprise, se retirèrent vers quelques Gascons, leurs compagnons de serment, lesquels, à l'aide les uns des autres, se saisirent du bateau et entrèrent dedans ; mais Remonnet de Lenéden accourut pour le reprendre. Là était le bâtard de Blessi, qui courut sus à Remonnet, l'épée toute nue en la main et le pensa tuer. Ils s'éloignèrent en la mer, bien avant, avec le bateau, et les autres demeurèrent dehors, disant : « S'il y a si hardi des gens de Gadifer pour mettre la main au bateau, nous le tuerons sans remède ; car, quoi qu'il arrive, Berthin sera reçu dans la nef et tous ses gens, quand bien même Gadifer et ses gens ne devraient manger jamais. » Quelques-uns de Gadifer, étant au château de Rubicon, dirent ainsi : « Beaux seigneurs, vous savez bien que Gadifer est passé par delà en l’île de Loupes pour la nécessité de chaussure qui était entre nous, et n'a avec lui ni pain, ni urine, ni eau douce, et n'en peut point avoir ni recouvrer, si ce n'est par le bateau. Plaise à vous que nous l'ayons pour lui transmettre aucunes victuailles, pour lui et pour ses gens, ou autrement nous les tenons pour morts. » Et ils répondirent : « Ne nous en parlez plus, car nous n'en ferons rien, pour parler bref ; mais seront Berthin et toutes ses gens conduits en la nef Tranchemare. »

Chapitre XVI. — Comment Berthin transmit le bateau de Tranchemare quérir les vivres de Gadifer.

Le lendemain, à l'heure de nones,[41] arriva le bateau de la nef Tranchemare au port de Rubicon, avec sept compagnons dedans. Les gens de Gadifer leur demandèrent : « Beaux seigneurs, que cherchez-vous ? » Et répondirent dudit bateau : « Berthin nous a envoyés ici et nous dit au partir de la nef qu'il serait ici aussitôt que nous. » Et les alliés dudit Berthin cependant, étant au château de Rubicon, firent grand dégât et grande destruction de vivres qui là étaient appartenant à M. de Béthencourt, lesquels vivres il avait laissés audit Gadifer et à ses gens de la compagnie, comme de vin, de biscuit, de chair salée et autres victuailles, nonobstant qu'il avait départi les vivres tous également an petit comme au grand, et ne lui était demeuré tant seulement que sa droite portion, excepté un tonneau de vin qui n'était pas encore partagé entre eux.

Chapitre XVII. — Comment Berthin livra les femmes du château aux Espagnols, et les prirent de force.

Et au soir du même jour Berthin vint par terre au château de Rubicon, accompagné de trente hommes des compagnons de la nef Tranchemare, disant ainsi : « Prenez pain et vin et ce qui y sera ; pendu soit-il qui rien en épargnera, car il m'en a plus coûté qu'à nul d'eux, et maudit soit-il qui rien y laissera qu'il puisse prendre ! » Et Berthin disait cela et beaucoup d'autres paroles qui trop longues seraient à écrire. Et même quelques femmes, lesquelles étaient du pays en France, il les donna et livra par force et contre leur gré aux Espagnols, qui les traînèrent d'amont le chastel jusques en bas sur la marine, [42] nonobstant les grands cris et les grands griefs qu'elles avaient. Et ledit Berthin étant audit lieu disait ainsi : « Je veux bien que Gadifer de la Salle sache que, s'il était aussi jeune que moi, je Tirais tuer ; mais parce qu'il ne l'est pas, par aventure, je m'en dispenserai. S'il me monte un peu à la tête, je Tirai faire noyer en l’île de Loupes, et il y péchera aux loups marins. » C'était bien affectueusement parlé contre celui qui jamais ne lui avait fait qu'amour et plaisir.

Chapitre XVIII. — Comment Berthin fit charger les deux bateaux de vivres et d'autres choses.

Et le lendemain matin Berthin de Berneval fit charger le bateau de Gadifer et celui de la nef Tranchemare de plusieurs choses, comme de sacs de farine en grande quantité, et des bagages de plusieurs guises, et un tonneau de vin qui y était, le seul qui restait : eux emplirent une queue qu'ils amenèrent avec eux, et le restant burent et gâtèrent, ainsi qu'ils détruisirent plusieurs coffres, malles et bouges de plusieurs manières avec toutes les choses qui dedans étaient, lesquelles seront déclarées quand temps et lieu sera ; et plusieurs arbalètes et tous les arcs qui y étaient, excepté ceux que Gadifer avait avec lui en l’île de Loupes. Et de deux cents cordes d'arcs qui devaient y être n'en demeura nulle ; et grand foison de fil pour faire cordes d'arbalètes, le tout emportèrent avec eux. Et de toute l'artillerie, [43] de quoi il y avait grand foison de belle et bonne, ont pris et emporté à leur plaisir. Et nous fûmes réduits à dépecer un vieux câble qui nous était demeuré pour faire cordes pour arcs et pour arbalètes, et sans ce peu d'armes de trait que nous avions, nous étions en aventure d'être tous perdus et détruits ; car les Canariens craignent les arcs sur toutes choses. Et avec cela les Espagnols emportèrent en leurs mains quatre douzaines de dards, et prirent deux coffres à Gadifer, et ce qui était dedans.

Chapitre XIX, — Comment Francisque Calve envoya quérir Gadifer en l’île de Loupes.

Pendant que les bateaux s'en allèrent vers la nef, les gens de Gadifer, considérant que leur capitaine avait telle nécessité de vivres, en étant tout à fait dépourvu, lors partirent les deux chapelains, et deux écuyers du château Je Rubicon, et s'en allèrent devant le maître de la nef Morelle, qui était au port de l’île Gracieuse, là où était la nef Tranchemare, lesquels en prièrent le maître qu'il lui plût de sa grâce secourir Gadifer de la Salle, lequel était en l’île de Loupes, lui onzième en péril de mort, sans nuls vivres depuis plus de huit jours. Et ledit maître, mû de pitié, regardant la grande trahison que Berlhin lui avait faite, lui envoya un de ses compagnons nommé Simene ; et, lui venu à Rubicon, il se mit à l'aventure avec quatre compagnons de la compagnie dudit sieur de Béthencourt, c'est à savoir Guillaume le moine, Jean le chevalier, Thomas Richard et Jean le maçon. Et passèrent en l’île de Loupes en un petit coquet[44] qui était demeuré là ; car, bien que Berthin eût laissé le coquet, il emporta tous les avirons, et prit, ledit Simene, autant de vivres qu'il put porter. C'est le plus horrible passage de tous ceux qui sont dans cet endroit de la mer, et pourtant il n'est que de quatre lieues.

Chapitre XX. — Comment Gadifer repassa, en un petit coquet, en l’île Laucerote.

Gadifer étant en l'île de Loupes, en grande détresse de faim et de soif, attendant la merci de notre Seigneur, toutes les nuits mettait un drap de linge dehors à la rosée du ciel, puis le tordait et buvait les gouttes pour étancher la soif. Ne sachant rien de tout le fait dudit Berthin, ledit Gadifer fut fort émerveillé quand il en ouït parler. Alors il se mit tout seul dans le coquet, sous le gouvernement dudit Simene et des compagnons susdits, et ils vinrent à Rubicon, Gadifer disant ainsi : « Il me pèse moult de la grande mauvaiseté et grande trahison qui a été faite contre ces pauvres gens que nous avions assurés. Mais sur tout cela il nous faut passer, nous n'y pouvons mettre remède ; loué soit Dieu en toutes ses œuvres, lequel est juge en cette querelle ! » Et disait ainsi ledit Gadifer, « que M. de Béthencourt et lui n'auraient jamais pensé qu'il eût osé faire ni machiner ce qu'il a fait ; car ledit Béthencourt et moi nous l'élûmes à notre avis comme un des plus suffisants de la compagnie, et le bon seigneur et moi fûmes bien malavisés. »

Chapitre XXI. — Comment les deux chapelains, frère Pierre Bontier et messire Jean le Verrier, allèrent en la nef Tranchemare.

Les deux chapelains étant à la nef Morelle, quelques jours après, ils virent les deux bateaux venir de Rubicon, qui étaient chargés de victuailles de quoi nous devions vivre, et de moult autres choses. Alors ils prièrent le maître de la nef qu'il lui plût d'aller avec eux en l'autre nef dite Tranchemare, lesquels-y allèrent tous ensemble, et deux gentilshommes qui là étaient, l'un nommé Pierre du Plessis et l'autre Guillaume d'Allemagne. Là disait Berthin : « Ne pensez point qu'aucunes de ces choses soient à Béthencourt ni à Gadifer ; elles sont miennes, témoin ces deux chapelains-ci, » lesquels lui dirent en la présence de tous : « Berthin, nous savons bien que quand vous vîntes premièrement avec M. de Béthencourt vous n'aviez rien qui fût vôtre, ou si peu que rien ; M. de Béthencourt même vous bailla, entre nous, 100 francs de Paris, quand il entreprit l'entreprise qui, s'il plaît à Dieu, s'achèvera et viendra à son honneur et profit. Mais ce qui est ici est audit seigneur et à M. Gadifer, et peut bien apparaître par les livrées et devises dudit seigneur de Béthencourt. » Ledit Berthin répond et dit : « S'il plaît à Dieu, j'irai tout droit en Espagne où est M. de Béthencourt ; et si j'ai aucune chose du sien, je le lui rendrai bien, et de ce ne vous mêlez, et ne doutez que ledit sieur de Béthencourt mettra remède en plusieurs choses, de quoi on se peut bien douter et de quoi je me veux bien taire. » Ledit Berthin n'aimait point messire Gadifer, parce qu'il était plus grand maître que lui et de plus grande autorité, et ledit Berthin pensait que ledit seigneur de Béthencourt, son maître, ne lui saurait pas si mauvais gré qu'il était avis aux autres, et que s'il avait quelque chose qui déplut à son dit seigneur, il ne les appellerait pas pour faire sa paix. Et enfin sortirent de la barque, disant ainsi : « Berthin, puisque vous emmenez ces pauvres gens, laissez-nous Isabelle la Canarienne, car nous ne saurions parler aux habitants qui demeurent en cette île ; et aussi laissez-nous votre bateau que vous avez amené, car nous ne pouvons pas vraiment vivre sans lui. » Berthin répond : « Ce n'est point à moi, mais à mes compagnons ; ils en feront à leur volonté. » Et lors se saisirent les deux chapelains et les deux écuyers dudit bateau. Alors les compagnons de Berthin prirent Isabelle la Canarienne et, par le sabord de la nef, la jetèrent en la mer ; et elle eût été noyée sans les susdits chapelains et écuyers, lesquels la tirèrent hors de la mer et la mirent dans le bateau. Et enfin ils se séparèrent les uns des autres, et bientôt après s'apprêtèrent ceux de la nef à s'en aller. Et ainsi se conduisit Berthin comme dessus est dit et comme vous ouïrez encore ci-après.

Chapitre XXII. — Comment Berthin laissa ses compagnons à terre et s'en alla avec sa proie.

Et bien que Berthin et ses compagnons de serment fussent en la nef en sa compagnie, lui, ayant volonté de tout mal accomplir, fit tant que les compagnons qui étaient de sa bande furent mis à terre, par lesquels il avait fait tout l'exploit ci-devant dit de sa trahison. Car s'ils n'eussent été avec lui et de son alliance, il n'eût osé faire ni entreprendre la trahison et la mauvaiseté qu'il fit. Et leur dit le très mauvais homme : « Donnez-vous le meilleur conseil que vous pourrez, car avec moi vous ne vous en viendrez point. » Et le faisait ledit Berthin, parce qu'il avait peur que ceux-ci ne lui fissent un cas pareil. Et aussi ledit Berthin avait intention de parler à M. de Béthencourt, quand il viendrait en Espagne, et de faire sa paix avec lui, laquelle il fit le mieux qu'il put en lui donnant à entendre des choses dont une partie ledit seigneur crut être vérité, comme un temps à venir vous ouïrez, quoique ledit seigneur fut bien averti de son fait et qu'il avait fait tout cela par son avarice.

Chapitre XXIII. — Comment les compagnons que Berthin laissa à terre désespérés prirent leur chemin droit à la terre des Sarrasins.

Ces compagnons, à terre, tous déconfortés, craignant la colère de M. de Béthencourt et de Gadifer, et aussi des compagnons de ces derniers, se plaignirent aux chapelains et écuyers susdits, disant : « Aussi bien Berthin est véritablement un traître, car il a trahi son capitaine et nous aussi. » Et là se confessèrent quelques-uns d'entre eux à messire Jean le Verrier, chapelain de M. de Béthencourt. Et disaient ainsi : « Si notre capitaine Gadifer nous voulait pardonner la mauvaiseté que nous avons faite contre lui, nous serions tenus à le servir toute notre vie. » Et ils chargèrent Guillaume d'Allemagne de le lui demander en leur nom et de leur faire savoir la réponse ; et ledit Guillaume partit incontinent pour aller vers lui. Mais aussitôt après, eux craignant sa venue, ils se saisirent du bateau et se mirent dedans, et s'éloignèrent bien avant eu la mer, considérant le mal et le péché par lequel ils avaient offensé un ici chevalier et leur capitaine, craignant l'ire el le courroux de celui-ci ; et, en gens désespérés, prirent leur chemin avec le bateau directement vers la terre des Maures[45] ; car les Maures peuvent bien être à mi-chemin de là et de l'Espagne et de leur gouvernement, ils s'allèrent noyer en la côte de Barbarie, près du Maroc, et de douze qu'ils étaient dix furent noyés et tes deux autres furent esclaves : de quoi l'un est depuis mort, et l'autre, qui s'appelle Siot de Lartigue, est demeuré vif en la main des païens.

Chapitre XXIV. — Comment le sieur de Béthencourt étant arrivé en Espagne, la nef de mesure Gadifer périt.

Nous retournerons à parler de M. de Béthencourt, et dirons que la nef oh il était arrivé en Espagne, laquelle on disait qu'elle était à Gadifer, arriva au port de Cadix. Ledit sieur, sachant bien que les mariniers de ladite nef étaient mauvais et malicieux, fit grande diligence contre eux, et en fit mettre en prison quelques-uns des principaux et prit la nef en sa main. Il vint des marchands pour l'acheter ; mais ledit sieur ne le voulait pas, car son intention était de retourner, avec ce navire et d'autres encore, aux dites îles de Canaries et d'y porter et envoyer de la victuaille ; car il était fort entré en grâce du roi de Castille. Il fit partir ladite nef du port de Cadix pour la mener à Séville, pensant bien faire ; et en allant, elle fut perdue et périt, ce qui fut un grand dommage ; et il arriva au port de Basremede.[46] Et, ainsi qu'on dit, il s'y trouvait des bagues qui valaient de l'argent, qui appartenaient ù messire Gadifer de la Salie ; et ce qui en fut recueilli valait bien cinq cents doubles,[47] à ce qu'on dit, qui ne vint point au profit ni à la connaissance dudit Gadifer. Et un peu avant que la nef ne péril, M. de Béthencourt s'en était allé de Cadix en Séville, là où était le roi de Castille. Et là vint Francisque Calve, qui promptement était arrivé des Ses de Canarie et s'offrit de retourner vers Gadifer, s'il lui plaisait de le ravitailler. Et il lui dit qu'il en ordonnerait le plus tôt qu'il pourrait, mais qu'il fallait qu'il allât vers le roi de Castille, qui alors était en Séville. Et ainsi fit-il, comme vous ouïrez plus à plein, et la grande chère et la bienvenue que ledit roi lui fit.

Chapitre XXV. — Comment la nef Tranchemare arrive au port de Cadix avec les prisonniers.

Quelques jours après arriva la nef Tranchemare au port de Cadix, là où étaient Berthin et une partie de ceux qui avaient été consentants avec lui ; car les autres qui étaient de son alliance par désespoir s'étaient allés noyer sur les côtes de la terre des Maures. Et Berthin avait avec lui les pauvres Canariens, habitants de l'île Lancelot, que sous ombre de bonne foi ils avaient pris par trahison, pour les mener vendre en terres étrangères comme esclaves. Et là était Courtille, trompette de Gadifer, qui incontinent fit prendre Berthin et tous ses compagnons, et fit faire le procès contre eux, et par main de justice les fit enchaîner et mettre dans les prisons du roi, à Cadix ; et fit savoir à M. de Béthencourt, qui était à Séville, tout le fait, et que, s'il voulait là venir, il retrouverait tous les pauvres Canariens. Ledit sieur fut bien ébahi d'ouïr telles nouvelles, et leur manda que le plus tôt qu'il pourrait il y mettrait remède ; mais il ne pouvait partira cette heure, car il était sur le point de parler au roi de Castille pour cela et pour autre chose. Tandis que ledit seigneur de Béthencourt faisait sa besogne près du roi de Castille, un nommé Ferrand d'Ordogne amena la nef en Aragon, et tout le chargement et les prisonniers, et les vendit.

Chapitre XXVI. — Comment M. de Béthencourt fit hommage au roi d'Espagne.

Et avant que M. de Béthencourt partit de l’île Lancelot et des îles de Canarie, ledit seigneur ordonna au mieux qu'il put de ses besognes, et laissa à messire Gadifer tout le gouvernement, lui promettant que le plus tôt qu'il pourrait il reviendrait le secourir et rafraîchir de gens et de vivres, ne pensant pas qu'il y aurait un tel désarroi qu'il y a eu. Mais on comprend qu'ayant affaire à un tel prince que le roi de Castille, on ne peut pas avoir sitôt sait, et pour une telle matière. Ledit seigneur de Béthencourt vint faire la révérence audit roi, lequel le reçut bien bénignement et lui demanda ce qu'il voulait. Et ledit de Béthencourt lui dit : « Sire, je viens vous demander secours : c'est qu'il vous plaise me donner congé de conquérir et mettre à la foi chrétienne des îles qui s'appellent les îles de Canarie, dans lesquelles j'ai été et commencé, si bien que j'y ai laissé de ma compagnie qui tous les jours m'attendent, et aussi un bon chevalier, nommé messire Gadifer de la Salle, auquel il a plu me tenir compagnie. Et, très cher sire, pour ce que vous êtes roi et seigneur de tout le pays à l'environ, et le plus proche roi chrétien, je suis venu requérant votre grâce qu'il vous plaise me recevoir à vous en faire hommage. » Le roi qui l'ouït parler fut fort joyeux et dit qu'il était le bienvenu, et le prisa fort d'avoir un si bon et honnête vouloir de venir de si loin que du royaume de France conquérir et acquérir l'honneur. Et disait ainsi le roi : « Il lui vient d'un bon courage de vouloir me faire hommage d'une chose qui est, ainsi que je peux entendre, à plus de deux cents lieues d'ici, et de laquelle je n'ouïs jamais parler. » Le roi lui dit qu'il fit bonne chère, qu'il lui accorderait ce qu'il voudrait, et le reçut à hommage et lui donna la seigneurie, tout autant qu'il était possible, des dites îles de Canarie ; et, en outre, lui donna le cinquième des marchandises qui des dites îles viendraient en Espagne, lequel cinquième ledit seigneur leva une grande saison. Et encore donna le roi, pour approvisionner Gadifer et ceux qui étaient demeurés avec lui, vingt mille maravédis[48] à prendre à Séville. Lequel argent fut baillé par le commandement de M. de Béthencourt à Enguerrand de la Boissière, lequel n'en fit pas fort son devoir, car on dit que ledit la Boissière s'en alla en France avec tout ou une partie. Mais pourtant ledit sieur de Béthencourt y remédia bientôt, en sorte qu'ils eurent des vivres, et il y retourna lui-même le plus tôt qu'il put, comme vous ouïrez ci-après. Le roi lui permit de battre monnaie au pays de. Canarie, et ainsi fit-il quand il fut investi et saisi paisiblement des dites îles.

Chapitre XXVII. — Comment Enguerrand de la Boissière vendit le bateau de la nef qui avait péri.

Comme Enguerrand.de la Boissière vendit le bateau de la nef qui avait péri, en prit l'argent et feignit, par lettres, de vouloir envoyer des victuailles, ils eurent grand défaut de choses nécessaires jusqu'à tant que M. de Béthencourt y eût remédié ; car ils vécurent un carême à manger de la chair. Et, comme on peut savoir, nul, si grand soit-il, ne se peut garder de fausseté et de trahison. Ledit seigneur avait fait bailler l'argent que le roi de Castille lui avait donné audit Enguerrand, pensant qu'il en ferait son devoir. Un nommé Jean de Lesecases accusa devant ledit Béthencourt ledit Enguerrand, et qu'il ne faisait pas son devoir à l'égard de l'argent que le roi lui avait fait bailler. Alors ledit sieur de Béthencourt vint vers le roi et le pria qu'il lui plût lui faire avoir une nef et des gens pour secourir ceux des îles. Pour laquelle chose le roi lui fit bailler une nef bien outillée, et en cette nef il y avait bien quatre-vingts hommes de fait ; et, de plus, lui fit bailler quatre tonneaux de vin et dix-sept sacs de farine, et plusieurs choses nécessaires qui leur manquaient en artillerie et autres provisions. Et M. de Béthencourt écrit à messire Gadifer qu'il entretint les choses tout au mieux qu'il pourrait, et qu'il serait aux îles le plus tôt qu'il se pourrait faire, et qu'il mit les gens qu'il lui envoie en besogne, et qu'ils besognassent toujours fermement. Et en outre lui écrit qu'il avait fait hommage au roi de Castille des îles de Canarie, et que le roi lui a fait grande chère et plus d'honneur qu'à lui n'appartient, et, de plus, lui a donné de l'argent et promis de faire beaucoup de bien, et qu'il ne doutât pas qu'il ne fût près de lui bientôt et le plus tôt qu'il se pourrait faire. « La barque ira là où vous voudrez ordonner d'aller autour des îles, laquelle chose je conseille que vous fassiez, pour toujours savoir comme on s'y devra gouverner. J'ai été bien ébahi des grandes faussetés que Berthin de Berneval a faites, et il lui en arrivera mal tôt ou tard. Il ne m'avait pas donné à entendre ainsi ; comme je l'ai su depuis, je vous avais écrit que l'on prit garde à lui ; car on m'avait bien dit qu'il ne vous aimait point de grand amour. Mon très cher frère et ami, il faut souffrir beaucoup de choses ; ce qui est passé, il le faut oublier, en faisant toujours le mieux qu'on pourra. »

Ledit Gadifer fut tout joyeux de tout, de la venue du vaisseau et de ce qu'il lui avait écrit, sinon de ce qu'il avait fait hommage au roi de Castille. Car il pensait avoir part et portion des dites îles de Canarie, ce qui n'est point l'intention dudit sieur de Béthencourt, comme il sera montré. De sorte qu'il y aura de grosses paroles et des noises entre les deux chevaliers ; et il peut bien être que lesdites îles eussent été déjà conquises, s'il n'y eût eu aucune jalousie. Car la compagnie ne voulait obéir qu'à M. de Béthencourt : aussi c'était bien raison, car il était le droit chef et meneur et premier moteur de la conquête des dites îles. Ledit de Béthencourt fait ses apprêts tant le plus tôt qu'il peut, car tout le désir qu'il a, c'est de venir parfaire la conquête des îles de Canarie. Quand ledit sieur de Béthencourt partit de l'île de Lancelot, c'était son intention d'aller jusques en France et ramener Mme de Béthencourt ; car il l'avait fait venir avec lui jusqu'au port de Cadix, et elle ne passa point ledit port de Cadix. Et incontinent qu'il eut fait hommage au roi, il fit ramener ma dite dame sa femme en Normandie jusqu'à son hôtel de Granville-la-Teinturière[49] ; et Enguerrand de la Boissière fut en sa compagnie ; ledit seigneur la fit mener bien honnêtement ; et bientôt après ledit seigneur partit de Séville avec une toute petite compagnie que le roi de Castille lui fit avoir, et de plus le roi de Castille lui donna de l'artillerie de toute manière, tant qu'il fut bien content, comme il devait l'être. Or s'en va Mme de Béthencourt en son pays de Normandie, en son dit hôtel de Granville, au pays de Caux, là où ceux du pays lui firent grande chère, et elle fut là jusqu'à tant que mon dit seigneur revint de Canare, comme vous ouïrez ci-après.

Chapitre XXVIII. — Les noms de ceux qui trahirent Gadifer, et ceux de l'île Lancelot et leurs propres compagnons.

Ce sont les noms tous ensemble de ceux qui ont été traîtres avec Berthin. Et premièrement ledit Berthin, Pierre des Liens, Ogerot de Montignac, Siot de Lartigue, Bernard de Castelienau, Guillaume de Nau, Bernard de Mauléon dit le Coq, Guillaume de Salerne dit Labai, Maurelet de Conrengé, Jean de Bidonville, Bidaut de Hornay, Bernard de Montauban, Jean de l'Aleu, le bâtard de Blessi, Phlippot de Baslieu, Olivier de la Barre, le Grand Perrin, Gillet de la Bordenière, Jean le Brun, Jean le Cousturier de Béthencourt, Pernet le maréchal, Jacques le boulanger, Michelet le cuisinier. Tous ont été cause de beaucoup de mal, et la plupart étaient du pays de Gascogne, d'Anjou, de Poitou, et trois de Normandie. Nous quitterons cette matière, et parlerons de messire Gadifer et de la compagnie.

Chapitre XXIX. — Comme ceux de l’île Lancelot s'estrangèrent (s'éloignèrent) des gens de M. de Béthencourt après la trahison que Berthin leur avait faite.

Les gens de l’île Lancelot furent très malcontents d'avoir été tellement pris et trahis, en sorte qu'ils disaient que notre foi et notre loi n'étaient point si bonnes que nous disions, puisque nous trahissions l'un et l'autre, et que nous faisions si terrible chose l'un contre l'autre, et que nous n'étions point fermes dans nos actes. Et furent ces païens de Lancelot tous mus contre nous et nous fuyaient, au point qu'ils se révoltèrent et tuèrent de nos gens, dont ce fut pitié et dommage. Et parce que Gadifer ne peut, quant à présent, bien poursuivre le fait, il requiert tous justiciers du royaume de France et d'ailleurs en aide de droit et pour qu'en ceci ils lassent justice, si quelques-uns des malfaiteurs peuvent être atteints et choir à leurs mains, ainsi comme à tel cas appartient.

Chapitre XXX. — Comme Acné, un des principaux de l’île Lancelot, fit traiter (proposer) de prendre le roi.

Or cette chose étant ainsi advenue, nous en sommes fort diffamés par suite, et notre foi déprisée, laquelle ils tenaient à bonne, et maintenant tiennent le contraire, et en outre ils ont tué nos compagnons et en ont blessé plusieurs. Gadifer leur manda qu'ils lui livrassent ceux qui avaient fait cela, ou qu'il ferait mourir tous ceux des leurs qu'il pourrait atteindre. Durant ces choses vint vers lui un nommé Ache, païen de ladite île qui voulait être roi de l’île Lancelot[50] ; et parlèrent, messire Gadifer et lui, moult longuement sur cette matière. Enfin, s'en alla Ache, et quelques jours après il envoya son neveu, lequel M. de Béthencourt avait amené de France pour être son truchement ; et lui manda que le roi le haïssait, et que tant qu'il vivrait nous n'aurions rien d'eux, sinon à grand-peine ; et qu'il était tout à fait coupable de la mort de ses gens ; et, s'il voulait, qu'il trouverait bien moyen de lui faire prendre le roi-et tous ceux qui avaient pris part à la mort de ses compagnons. De quoi Gadifer fut bien joyeux, et lui manda qu'il prit bien ses mesures, et qu'il lui fit savoir le tems et l'heure. Et ainsi fut fait.

Chapitre XXXI. — Comme Ache trahit son seigneur en espérance de trahir Gadifer et sa compagnie.

Or cette trahison était double, car il voulait trahir le roi son seigneur, et son propos et son intention étaient de trahir après Gadifer et tous ses gens à l'aide de son neveu Alphonse, lequel demeurait continuellement avec nous. Et il savait que nous étions si peu de gens, qu'il lui semblait bien qu'il n'y avait pas grande difficulté à nous détruire, car nous n'étions demeurés en vie qu'un bien petit nombre en état de nous défendre. Or vous ouïrez ce qu'il en advint.

Quand Ache vit le moment pour faire prendre le roi, il manda à Gadifer qu'il vint, et que le roi était dans un de ses châteaux, en un village près de l'Acatif, et avait cinquante de ses gens avec lui. Alors partit incontinent Gadifer avec ses compagnons, lui vingtième, et ce fut la veille de la Sainte-Catherine 1402 ; et il marcha toute la nuit, et arriva sur eux des qu'il fut jour, là où ils étaient tous en une maison et tenaient conseil contre nous. Il pensait pouvoir pénétrer, mais ils gardèrent l'entrée de la maison et firent grande défense, et blessèrent plusieurs de nos gens, il en sortit cinq de ceux qui avaient été à tuer nos compagnons, dont trois furent grièvement blessés, l'un d'une épée dans le corps, les autres de flèches. Et alors entrèrent nos gens sur eux par force et les prirent. Mais comme Gadifer ne les trouva point coupables de la mort de ses gens, il les délivra à la requête dudit Ache. Et fut retenu le roi et un autre nommé Alby, lesquels il fit enchaîner par le cou, et les mena tout droit en la place où ses gens avaient été tués. Et les trouva où ils les avaient couverts de terre ; et, moult courroucé, prit ledit Alby et lui voulait faire trancher la tête. Mais le roi lui dit en vérité qu'il n'avait point été à la mort de ses compagnons, et s'il trouvait qu'il y eût été jamais consentant ou coupable, qu'il s'engagerait à donner sa tête à couper. Lors Gadifer dit qu'il se gardât bien et que ce serait à son péril, car il s'informerait tout à plein. Et en outre le roi lui promit qu'il lui baillerait tous ceux qui furent à tuer ses gens. Et enfin ils s'en allèrent tous au château de Rubicon, où le roi fut mis en deux paires de fers. Quelques jours après il se délivra par la faute des fers mal accoutrés, qui étaient trop larges. Quand Gadifer vit cela, il fit enchaîner ledit roi, et lui fit ôter une paire de fers qui moult le blessaient.

Chapitre XXXII. — Comment Ache appointa à Gadifer qu'il serait roi.

Quelques jours après vint Ache au château de Rubicon, et parlèrent qu'il serait roi à condition qu'il ferait baptiser lui et tous ceux de sa part. Et quand le roi le vit venir, il le regarda moult dépitement, en disant : Fore Troncquevé, c'est-à-dire « traître mauvais. » Et ainsi s'éloigna Ache de Gadifer, et se vêtit comme roi.[51] Et quelques jours après Gadifer envoya de ses gens pour quérir de l'orge, car nous n'avions presque plus de pain. Ils rassemblèrent grande quantité d'orge et la mirent en un vieux château que Lancelot Maloisel avait jadis fait faire, à ce que l'on dit ; [52] et de là partirent et se mirent en chemin, au nombre de sept, pour venir à Rubicon chercher des gens pour y porter l'orge. Et quand ils furent sur le chemin, ledit Ache nouvellement fait roi, avec ses compagnons, lui vingt-quatrième, vint à l'encontre d'eux en semblance d'amitié, et allèrent longuement ensemble. Mais Jean le Courtois et les compagnons commencèrent à craindre un peu, et se tenaient tous ensemble, et ne voulaient point qu'ils se joignissent à eux, excepté Guillaume d'Andrac, qui cheminait avec eux et ne se doutait de rien. Quand ils eurent cheminé quelque temps et qu'ils virent le moment, ils chargèrent sur ledit Guillaume et l'abattirent à terre, le blessèrent de treize plaies, et l'eussent achevé ; mais ledit Jean et les compagnons ouïrent le bruit et retournèrent vigoureusement sur eux, le recouvrèrent à grand-peine, et le ramenèrent au château de Rubicon.

Chapitre XXXIII. — Comment le roi s'échappa des prisons de Rubicon, et comment il fit périr Ache.

Or il arriva que ce même jour, dans la nuit, le premier roi s'échappa de la prison de Rubicon, et emporta les fers et la chaîne dont il était lié ; et aussitôt qu'il fut à son hôtel, il fit prendre ledit Ache, qui s'était fait roi et qui l'avait trahi, et le fit lapider de pierres, et puis le fit ardoyer.[53] Le second jour après, les compagnons qui étaient au vieux château apprirent comment le nouveau roi avait, couru sus à Jean le Courtois, et à d’Andrac, et aux compagnons. Ils prirent un Canarien qu'ils avaient et lui allèrent trancher la tête sur une haute montagne, et la mirent sur un pal, bien haut, afin que chacun la pût bien voir, et dès lors commencèrent guerre contre ceux du pays. On prit grand’ foison de leurs gens, et femmes et enfants, et le surplus sont en tel point qu'ils vont se tapir par les cavernes. Et n'osent nullement attendre, et sont toujours par les champs la plus grande partie d'entre eux, et les autres demeurent à l'hôtel pour garder le château et les prisonniers ; et font toute diligence qu'ils peuvent à prendre gens, car c'est tout leur réconfort, quant à présent, en attendant M. de Béthencourt, lequel enverra bientôt réconfort, comme vous ouïrez. Berthin leur a fait un grand mal et trouble, et est cause de mainte mort donnée.

Chapitre XXXIV. — Comment Gadifer eut propos de tuer tous les hommes de défense de l’île Lancelot.

Tel est le dessein de Gadifer et des compagnons que, s'ils ne trouvent autre remède, ils tueront tous les hommes de défense du pays, et conserveront les femmes et les enfants, et les feront baptiser, ils vivront comme eux jusques à tant que Dieu y ait autrement pourvu ; et à cette Pentecôte, plus de quatre-vingts personnes, tant hommes que femmes et enfants, ont été baptisées ; et Dieu, par sa grâce, les veuille tellement confirmer en notre foi, que ce soit bon exemple à tout le pays de par ici. Il ne faut point faire de doute que si M. de Béthencourt pouvait venir, et qu'il eût un peu d'aide de quelques princes, on ne conquerrait pas seulement les îles de Canare ; on conquerrait beaucoup de plus grands pays, desquels il est bien peu fait mention, et de bons, et d'aussi bons qu'il soit guère au monde, et de bien peuplés de gens mécréants, et de diverses lois, et de divers langages. Si ledit Gadifer et les compagnons eussent voulu mettre les prisonniers à rançon, ils eussent bien recouvré les frais que leur a coûtés ce voyage. Mais à Dieu ne plaise ! car la plupart se font baptiser ; et à Dieu ne plaise que nécessité les contraigne.que jamais ils soient vendus ! Mais ils sont ébahis de ce que M. de Béthencourt n'envoie pas de nouvelles, ou de ce qu'il ne vient point quelque navire d'Espagne ou d'ailleurs, qui ont coutume de venir et de fréquenter ces marches ; [54] car ils ont grande nécessité d'être rafraîchis et réconfortés. Que Dieu, par sa grâce, y veuille remédier !

Chapitre XXXV. — Comment la barge de M. de Béthencourt arriva bien autorisée.

En peu d'heures Dieu labeure[55] ; les choses sont bientôt changées, quand il plaît à Dieu ; car il voit et connaît les pensées et volontés des cœurs, et n'oublie jamais ceux qui ont en lui bonne espérance, et ils sont à cette heure réconfortés. Il arriva une barque au port de l’île Gracieuse, que M. de Béthencourt leur a envoyée, de quoi ils furent tout joyeux, et en furent rafraîchis et ravitaillés. Il y avait bien en la barque plus de quatre-vingts hommes, dont il y en avait plus de quarante-quatre en point de se trouver sur les reins. Car le roi de Castille les avait baillés à M. de Béthencourt, et il y avait plusieurs artilleries, et des vivres assez.

Et, comme j'ai devant dit, le sieur de Béthencourt a écrit à messire Gadifer de la Salle une lettre dans laquelle il lui écrivait plusieurs choses, entre lesquelles il lui mandait qu'il avait fait hommage au roi de Castille des îles de Canarie : de laquelle chose il n'était point joyeux et ne faisait point si bonne chère qu'il avait coutume de faire. Les gentilshommes et les compagnons s'en émerveillaient, car il leur semblait qu'il devait faire bonne chère et qu'il n'avait pas autre cause ; mais nul ne put savoir ce que c'était. Les nouvelles étaient partout que M. de Béthencourt avait fait hommage au roi de Castille des îles de Canarie ; mais personne n'eût pensé que telle en fût la cause, et ledit Gadifer ne s'en fût ouvert à personne. Il s'apaisa et en laissa le moins paraître qu'il put. Item, le maître de la nef et de la barque leur dit au vrai ce qu'étaient devenus les traîtres qui tant leur ont fait de mal, desquels les noms sont ci-devant déclarés, auxquels Dieu y a montré son bon plaisir et a pris vengeance du mal qu'ils leur ont fait. Car les uns se sont en Barbarie noyés, et les autres sont à leur pays à honte et à déshonneur. El est advenue une grande merveille ; car l'un des bateaux de la nef Gadifer, — que les Gascons qui étaient là emmenèrent au mois d'octobre 1402, pendant lequel ils se noyèrent et périrent sur la côte de Barbarie, — revint sain et entier de plus de cinq cents lieues d'ici, là où ils furent noyés, et arriva au port de l’île Gracieuse au mois d'août 1403, au même lieu où ils l'avaient pris quand le traître Berthin les eut trahis et fait bouter hors de la nef où ils étaient et mettre à terre ; et ils tenaient cela à moult grande chose, car c'est un grand réconfort pour eux. Or est la barque reçue, et les gens et les vivres, et leur fit ledit Gadifer la meilleure chère qu'il put, quoiqu'il ne fût pas trop joyeux. Il leur demanda des nouvelles de Castille, et le maître du vaisseau lui répondit « qu'il n'en savait aucunes, excepté que le roi fait bonne chère à M. de Béthencourt, qui sera bientôt par ici ; mais qu'il a fait ramener Mme de Béthencourt en Normandie, et je pense à cette heure qu'elle y est. Il y a déjà longtemps que je suis parti du pays, et il se hâtait fort dès lors de l'envoyer, afin de retourner par ici, car il lui ennuie très fort d'être par delà, et sûrement il sera bientôt ici : il ne faut pas laisser de faire du mieux qu'on pourra jusqu'à ce qu'il soit venu. » Gadifer répondit : « On n'y manquera pas, on ne laissera pas de besogner, quoiqu'il n'y soit pas, comme on a fait. »

Chapitre XXXVI. — Comment Gadifer, en cette barge, partit de l’île Lancelot pour visiter toutes les autres îles.

Et après que la barge de M. de Béthencourt fut arrivée au port de Rubicon et qu'ils eurent recueilli tous les vivres qui y étaient, vins, farines et autres choses, messire Gadifer partit et se mit en la mer dans la barque avec la plupart de la compagnie pour aller visiter les autres îles pour M. de Béthencourt, et pour la conquête, qui, s'û plaît à Dieu, arrivera à bonne fin. Aussi le maître de barque et les compagnons avaient grand désir de gagner pour remporter des denrées de par ici, pour y gagner en Castille, car ils peuvent emporter plusieurs manières de marchandises, comme cuirs, graisses, oursolle,[56] qui vaut beaucoup d'argent et sert à la teinture, dattes, sang-de-dragon et plusieurs autres choses qui sont au pays. Car lesdites îles étaient et sont eu la protection et seigneurie de M. de Béthencourt, et avait-on crié de par le roi de Castille que nul n'y allât, sinon avec sa permission, car il avait obtenu cela du roi. Lequel Gadifer, quand il vint aux îles, ignorait cela. Et ils arrivèrent en l'île d'Erbanie, et descendirent du navire ledit Gadifer, Remonet de Lenéden, Mannequin d'Auberbosc, Pierre de Reuil, Jamet de Barège, avec d'autres de ceux de la compagnie, et des prisonniers qu'ils avaient et deux Canariens pour les conduire.

Chapitre XXXVII. — Comment Gadifer part de la bauge pour aller en l’île d'Erbanie.

Quand Gadifer fut passé de la barque en l'île d'Erbanie, quelques jours après, il partit, lui et Remonet de Lenéden et les compagnons de la barque, au nombre de trente-cinq hommes, pour aller au ruisseau des Palmes voir s'ils pourraient rencontrer quelques-uns de leurs ennemis. Et arrivèrent près de là pendant la nuit, et trouvèrent une fontaine près de laquelle ils se reposèrent un peu, puis commencèrent à monter une haute montagne d'où l'on peut bien apercevoir une grande partie du pays. Et quand ils furent bien à mi-chemin de la montagne, les Espagnols ne voulurent pas aller plus avant et s'en retournèrent au nombre de vingt et un, pour la plupart arbalétriers ; et quand Gadifer vit cela il n’en fut pas joyeux et il continua son chemin, lui treizième, et il n'y avait que deux archers. Quand ils furent en haut, il prit six compagnons et s'en alla où le ruisseau tombe en la mer pour savoir s'il y avait quelque port ; [57] et puis revint en remontant le long du ruisseau, et trouva Remonet de Lenéden et les compagnons qui l'attendaient à l'entrée des Palmiers. Là le courant est si fort que c'est une grande merveille, et ne dure pas plus de deux jets de pierre el de deux ou trois lances de large ; et ils jugèrent à propos de déchausser leurs souliers pour passer sur les pierres de marbre, qui étaient si unies et si glissantes qu'on ne pouvait s'y tenir qu'à quatre pieds, et encore fallait-il que les derniers appuyassent les pieds à ceux des autres de devant avec le bout des lances ; et puis ils tiraient les derniers après eux.[58] Et quand on est au-delà on trouve le vallon beau et uni et moult délectable ; et il peut bien y avoir huit cents palmiers[59] qui ombragent la vallée et les ruisseaux des fontaines qui courent parmi ; et ils sont par groupes de cent et six-vingts ensemble, longs comme des mâts de navire, de plus de vingt brasses de haut, si verts, et si feuillus, et tant chargés de dattes, que c'est une moult belle chose à regarder. Et là ils dînèrent à la belle ombre sur l'herbe verte, près des ruisseaux courants, et se reposèrent un petit, car ils étaient moult lassés.[60]

Chapitre XXXVIII. — Comment ils se rencontrèrent avec leurs ennemis.

Après, ils se mirent en chemin et montèrent une grande côte, et il fut ordonné à trois compagnons d'aller devant assez longuet. Et quand ces trois compagnons furent un peu éloignés, ils rencontrèrent leurs ennemis et leur coururent sus, et les mirent en chasse. Et Pierre le Canarien leur tua une femme, et en prit deux autres en une caverne, dont l'une avait un petit enfant à la mamelle qu'elle étrangla : cm pense bien que ce fut par crainte qu'il ne criât. Mais Gadifer et les autres ne savaient rien de tout ce fait, sinon qu'ils se doutèrent bien que dans le fort pays de la plaine qui était devant eux il y avait des gens. Alors Gadifer disposa du peu de gens qu'il avait, de manière à comprendre tout ce méchant pays ; et ils se placèrent assez loin l'un de l'autre, car ils n'étaient demeurés derrière que onze.

Chapitre XXXIX. — Comment ceux qu'ils encontrèrent au fort pays coururent sus aux Castillans.

Il advint que les Castillans qui étaient demeurés avec eux arrivèrent sur une compagnie de gens qui étaient environ cinquante personnes, lesquelles coururent aux Castillans et les enchantèrent jusqu'au moment on leurs femmes et leurs enfants furent éloignés. Les autres compagnons, qui étaient bien au loin dispersés, accoururent vers le cri le plus tôt qu'ils purent, et arriva le premier Remonet de Lenéden tout seul, qui leur courut sus ; mais ils l'entourèrent, et sans Hannequin d'Auberbosc, qui là vigoureusement vint frapper sur eux, et évidemment les fit déguerpir, Remonet était en péril de mort. Survint aussi Geoffroy d'Auzonville, avec un arc en sa main, et il en était bien besoin, et il les mit tout à fait en fuite. Mais Gadifer, qui était bien avant au fort pays, accourait tant qu'il pouvait, lui quatrième, et prit le chemin droit aux montagnes, là où ils se dirigeaient. Et venait au-devant quand la nuit le surprit, et en fut si près qu'il leur parla, et à grand-peine s'entre-trouvèrent entre eux tant il faisait obscur. Et s'en revinrent tout de nuit à la barque, et ne purent rien prendre que quatre femmes, et dura la chasse de haute heure de vespre jusqu'à la nuit, et furent si lassés de part et d'autre qu'à peine purent-ils hâter leurs pas. Et n'eût été l'obscurité de la nuit qui surprit Gadifer et ses compagnons, il n'en fait échappé aucun, et dès le commencement les Castillans s'arrêtèrent et ne furent point à la chasse. Et jamais depuis Gadifer ne s'y voulut fier en tout le voyage, qui dura trois mois environ, jusqu'à tant que M. de Béthencourt vint au pays avec une autre compagnie.

Chapitre XL. — Comment Gadifer passa à la Grande-Canarie et parla aux gens du pays.

Et alors ils partirent d'Erbanie et arrivèrent à la Grande-Canarie, à l'heure de prime. Ils entrèrent en un grand port qui est entre Teldes et Argonnez, et là, sur le port, vinrent des Canares environ cinq cents, et parlèrent à eux, et venaient à la barque vingt-deux tous ensemble, après qu'on les avait rassurés, et leur apportaient des figues et du sang-de-dragon,[61] qu'ils changeaient pour des haims à pécher,[62] pour vieille ferraille et pour petits couteaux. Et ils eurent du sang-de-dragon qui valait bien 200 doubles d'or, et tout ce qu'ils leur baillèrent ne valait pas 2 francs. Et puis, quand ils étaient retirés et que le bateau accostait terre, ils couraient sus aux uns et aux autres, et l'escarmouche dorait longtemps. Quand cela était passé, ils se remettaient en la mer, les Canariens revenaient en la barque comme auparavant et apportaient de leurs choses, et cela dura les deux jours qu'ils furent là. Et Gadifer envoya Pierre le Canarien parler au roi qui était à cinq lieues de là. Et parce qu'il ne retourna pas juste à l'heure qu'il devait retourner, les Espagnols, qui étaient maîtres de la barque, ne voulurent plus attendre, et firent voile, et s'en allèrent à quatre lieues de là, pensant prendre de l'eau. Mais les Canariens ne les laissèrent pas prendre terre, et toujours ils combattront quiconque se présentera avec peu de gens, car ils sont grande quantité de gens nobles selon leur état et leur manière. Et nous avons trouvé le testament des frères chrétiens qu'ils ont tués, il y a douze ans, au nombre de treize.[63] Selon ce que disent les Canariens, ils les tuèrent parce qu'ils avaient envoyé des lettres en la terre des chrétiens contre eux avec qui ils avaient demeuré sept ans, leur annonçant chaque jour les articles de foi. Le testament dit aussi que nul ne se doit lier à eux, quelque beau semblant qu'ils fassent, car ils sont traîtres de nature, et pourtant se disent gentilshommes au nombre de six mille.[64] Pourtant à dessein Gadifer, s'il peut trouver cent archers et autres gens, d'entrer au pays, de s'y fortifier et d'y demeurer jusqu'à tant qu'à l'aide de Dieu il soit mis en notre sujétion et à la foi de notre Seigneur Jésus-Christ.

Chapitre XLI. — Comment la compagnie partit de la Grande-Canarie et passa l’île de Fer jusques à l’île de Gomère.

Et alors partit la compagnie et prit le chemin pour aller visiter les autres îles, et vint à l’île de Fer et la côtoyèrent tout au long sans prendre terre. Et passèrent tout droit en l’île de Gomère et arrivèrent par nuit, et ceux de l'île faisaient du feu en quelques lieux sur le rivage de la mer.[65] Des compagnons se mirent en un coquet et descendirent vers les feux, et trouvèrent un homme et trois femmes qu'ils prirent et amenèrent à la barque.[66] Ils demeurèrent là jusqu'au jour, et puis quelques-uns descendirent pour prendre eau. Mais les gens du pays s'assemblèrent el leur coururent sus, [67] si bien qu'ils furent contraints de retourner en la barque bans prendre eau, car la place était en trop grand désavantage pour nos gens.

Chapitre XLII. — Comment Gadifer et la compagnie partirent de l'île de Gomère et vinrent à l’île de Fer, ou ils demeurèrent vingt-deux jours.

Après, ils partirent de là et prirent leur chemin vers l'île de Palmes ; mats ils eurent vent contraire et grand tourment. Et ils se résolurent de tenir le chemin de l'île de Fer, et ils y arrivèrent de jour et prirent terre ; et là ils demeurèrent bien vingt-deux jours et prirent quatre femmes et un enfant, et trouvèrent porcs, chèvres, brebis en grande abondance.[68] Et est le pays très mauvais à une lieue vers la mer tout alentour ; mais le milieu, qui est très haut, est un beau et délicieux pays, et y sont les bocages grands et verts en toutes saisons. Et il y a plus de cent mille plus, qui sont si gros pour la plupart, que deux hommes ne les sauraient embrasser. Et les eaux bonnes y sont en grande abondance, et il y a tant de cailles que c'est merveille, et il y pleut souvent. Et il n'y a en cet endroit que peu de gens, cardiaque année on les prend. Et dans l'année 1402, il y fut pris, à ce que l'on dit, quatre cents personnes ; mais ceux qui y sont à présent seraient venus s'il y avait en quelque truchement.

Chapitre XLIII. — Comment ils passèrent en l'île de Palme, puis retournèrent de l'autre bande, côtoyant les îles.

Pourtant depuis a-t-on trouvé moyen d'avoir un truchement connaissant le pays et parlant le langage, pour entrer dans cette île et dans les autres. Puis ils partirent et s'en allèrent au-delà, droit en l’île de Palme, et prirent port à droite d'une rivière qui chet en la mer, et là se fournirent d'eau pour leur retour, et partirent de là. Et quand ils eurent doublé l’île de Palme, ils eurent si bon vent qu'ils furent en deux jours et deux nuits au port de Rubicon, à cinq cents milles de là. Et s'en vinrent côtoyant toutes les îles de l'autre groupe, jusques audit port, sans prendre terre nulle part. Et ils avaient demeuré trois mois ou environ, et ils revinrent sains et saufs et trouvèrent en bon état leurs compagnons, qui avaient plus de cent prisonniers au château de Rubicon. Et il y en avait eu une grande foison de morts. Et les compagnons tenaient leurs ennemis en telle nécessité que ceux-ci ne savaient plus que faire et se venaient de jour en jour rendre à leur merci, puis les uns, puis les autres, tant qu'ils sont demeurés peu de gens eu vie sans être baptisés, et spécialement de gens qui les puissent incommoder ; et ils sont au-dessus de leur fait. Quant à l'île de Lancerote, dans laquelle il n'y avait pas plus de trois cents hommes quand ils y arrivèrent, c'est une bonne petite île qui ne contient que douze lieues de long sur quatre de large ; et M. de Béthencourt y descendit au mois de juillet 1402.

Chapitre XLIV. — Comment les autres îles furent visitées par Gadifer, et de quelles vertus elles étaient.

Et quant aux autres îles, M. de Béthencourt lésa fait visiter par messire Gadifer et d'autres, chargés de cela. En sorte qu'ils ont avisé comment elles seront conquises ; et les ayant fréquentées et y ayant demeuré un espace de temps, ils ont vu et connu de quelle manière et de quel profit elles sont. Et elles sont de grand profit et fort plaisantes, et en bon air et gracieux ; et il ne faut point douter que s'il s'y trouvait des gens, comme il y en a en France, qui sussent faire leur profit, ce seraient des îles fort bonnes et fort profitables ; et, s'il plaît à Dieu que M. de Béthencourt vienne, au plaisir de Dieu on en viendra à bout et à bonne fin.

Chapitre XLV. — Comment M. de Béthencourt arriva à Rubicon, en l’île Lancerote, et la chère qu'on lui fit.

Le jour même que la barque arriva au port de Rubicon, au retour des îles, elle repartit et s'en alla dans un autre port, nommé l'Aratif[69] ; et là on leur fit livrer de la viande pour leur retour, et ils partirent de là pour s'en aller en leur pays d'Espagne ; et alors fut envoyé par Gadifer, vers M. de Béthencourt, un gentilhomme nommé Geoffroy d'Auzonville, lequel portait à M. de Béthencourt des lettres annonçant comme tout se portait et tout ce que ladite barque avait fait. Mais avant que cette barque arrivât en Espagne, M. de Béthencourt était arrivé au port de Rubicon avec une belle petite compagnie ; et messire Gadifer et toute la compagnie vinrent au-devant de lui : on ne saurait croire le grand accueil qu'on lui faisait. Là vinrent aussi les Canariens qui s'étaient fait baptiser, qui se couchaient à terre en lui pensant faire révérence, disant que c'est la coutume du pays, et que, quand ils se couchent, c'est dire qu'ils se mettent tout à fait à la grâce et merci de celui à qui cela se fait. Vous eussiez vu pleurer de joie tous, grands et petits, au point que la nouvelle en vint au roi, qui tant de fois a été pris et s'est toujours échappé. Et lui et tous ses alliés eurent si grande peur, qu'avant trois jours accomplis ledit roi, qui leur avait fait beaucoup de mal, fut pris lui dix-neuvième.

Ils trouvèrent, à cause de cette prise, assez de vivres, abondance d'orge et plusieurs autres choses. El alors, quand le demeurant des Canariens vit que leur roi était pris, et qu'ils ne pouvaient résister, ils vinrent tous les jours se rendre à la merci de M. de Béthencourt. Le roi demandant à parler audit seigneur, il fut mené vers lui, en présence de messire Gadifer et de plusieurs autres. Et alors le roi se mit à se coucher, en disant qu'il se tenait pour vaincu et se mettait à la merci de M. de Béthencourt, et lui cria merci et à messire Gadifer. El il leur dit qu'il voulait se faire baptiser, lui et tout son hôtel, ce dont M. de Béthencourt fut bien joyeux et toute la compagnie ; car ils espéraient que c'était un grand commencement pour avoir le demeurant des îles et pour les tirer tous à la foi chrétienne. M. de Béthencourt et messire Gadifer se retirèrent à part et parlèrent ensemble, et s'embrassèrent et baisèrent, pleurant l'un et l'autre de la grande joie qu'ils avaient d'être cause de mettre en la voie du salut tant d'âmes et de personnes, et arrêtèrent eux deux comment et quand ils seraient baptisés.

Chapitre XLVI. — Comment le roi de Lancerote requit M. de Béthencourt qu'il fût baptisé.

L'an 1404, le vingtième jour de février (jeudi), avant carême prenant, le roi païen de Lancerote requit M. de Béthencourt qu'il fût baptisé. Il fut baptisé, lui et ceux de sa maison, le premier jour de carême, et il montrait par semblant qu'il avait bon vouloir et bonne espérance d'être bon chrétien. Et le baptisa messire Jean le Verrier, chapelain de M. de Béthencourt, et il fut nommé Louis par ledit seigneur. Tout le pays, l'un après l'autre, et petits et grands, se faisaient baptiser. Et pour ce, on leur a fait donner une instruction, la plus simple qu'on a pu, pour initier ceux qui ont été baptisés et préparer les autres au baptême qui leur sera donné dorénavant, s'il plaît à Dieu ; ledit religieux messire Pierre Pontier et messire Jean le Verrier étaient assez bons clercs, et la firent au mieux qu'ils purent.

Chapitre XLII. — C'est l'instruction que M. de Béthencourt donne aux Canariens baptisés chrétiens.

Premièrement, il est un seul Dieu tout-puissant, qui, au commencement du monde, forma le ciel et la terre, les étoiles, la lune et le soleil, la mer, les poissons, les bêtes, les oiseaux, l'homme nommé Adam, et de l'une de ses côtes il forma la femme nommée Eve, la mère de tous les vivants, et il la nomma Virago, femme de ma côte. Et il forma et ordonna toutes les choses qui sont sous le ciel, et fit un lieu moult délicieux, nommé paradis terrestre ; il y mit l'homme et la femme, et là fut premièrement une seule femme conjointe en un seul homme (et qui croit autrement pèche),[70] et il leur abandonna à manger tous les fruits qui y étaient, excepté un, qu'il leur défendit expressément. Mais à quelque temps de la, le diable prit la forme d'un serpent et parla à la femme, et, par ses suggestions, lui fit manger du fruit que Dieu avait défendu ; elle en fit manger à son mari, et, pour ce péché, Dieu les fit mettre hors du paradis terrestre et de ses délices, et donna trois malédictions au serpent, deux à la femme et une à l'homme. Et dorénavant, furent condamnées les âmes de tous ceux qui trépasseraient avant nôtre Seigneur Jésus-Christ, lequel voulut prendre chair humaine en la vierge Marie, pour nous racheter des peines d'enfer, où tous allaient jusqu'au temps dessus dit.

Chapitre XLVIII. — De l'arche de Noé, tour de Babel et confusion des langues.

Et après que les gens eurent commencé à multiplier sur terre, ils firent beaucoup de maux et d'horribles péchés, desquels notre Seigneur se courrouça et dit qu'il ferait tant pleuvoir qu'il détruirait toute chair qui était dessus terre. Mais Noé, qui était homme juste et craignant Dieu, trouva grâce devant loi. Dieu lui dit qu'il voulait détruire toute chair, depuis l'homme jusqu'aux oiseaux ; que son esprit ne demeurerait pas en l'homme permanablement, qu'il amènerait les eaux du déluge sur eux. Il lui commanda qu'il fît une arche de bois carré, poli, qu'il oindrait devant et dehors de bitume (le bitume est une glu si forte et si tenante que, quand deux pièces de bois en sont assemblées, on ne les peut par nul art désassembler… ; et on le trouve flottant dans les grands lacs de l'Indie, sûr les algues) ; que l'arche fût de certaine longueur et largeur ; qu'il y mettrait sa femme, ses trois fils et leurs trois femmes, et que de toutes choses portant vie il mit avec lui une paire de chacun ; de quoi nous sommes tous issus. Apres le déluge, quand ils virent qu'ils furent multipliés en grand nombre, un nommé Nimbrod voulut régner par force, et ils s'assemblèrent tous en un champ nommé le champ de Sanaar, et réglèrent de se partager entre eux les trois parties du monde : que ceux qui étaient descendus de Sem, l'aîné des fils de Noé, tiendraient l'Asie ; que ceux qui étaient descendus de Cham, l'autre fils de Noé, tiendraient l'Afrique, et que les descendants de Japhet, le dernier fils, tiendraient l'Europe. Mais avant de partir, ils commencèrent une tour si grande et si forte, qu'ils voulaient qu'elle vint jusqu'au ciel, en perpétuelle mémoire d'eux. Mais Dieu, qui vit qu'ils ne cesseraient pas leur ouvrage, leur confondit leur langage en telle manière que nul n'entendait la voix de l'autre ; et là naquirent les langages qui sont aujourd'hui. Et puis il envoya ses anges, qui firent si grand vent venter, qu'ils abattirent la tour jusque près des fondements, qui encore y paraissent, à ce que disent ceux qui les ont vus.

Chapitre XLIX. — Continuation de l'instruction à la foi.

Ensuite ils se séparèrent pour se rendre dans les trois parties du monde, et les générations d'à présent sont descendues d'eux. De l'une d'elles issit Abraham, homme parfait et craignant Dieu, à qui Dieu donna la terre de promission, et à ceux qui de lui naîtront. Dieu les aima moult et les fit son saint peuple, et ils s'appelèrent les fils d'Israël. Il les mit hors du servage d'Egypte, fit de grandes merveilles pour eux et les favorisa sur toutes les nations du monde, tant qu'il les trouva bons et obéissants à lui. Mais, contre son commandement et sa volonté, ils se prirent aux femmes d'autres lois, et adorèrent les idoles et les veaux d'or. C'est pourquoi il se courrouça contre eux, les fit détruire et les bailla aux mains des païens et des Philistins par plusieurs fois. Mais des qu'ils se repentaient et lui criaient merci, il les relevait et les mettait en grande prospérité ; et il fit pour eux des choses telles qu'il ne fit jamais pour aucun autre peuple, car il leur donna les prophètes qui parlèrent par la bouche du Saint-Esprit. Ils leur annonçaient les choses à venir et l'avènement de notre Seigneur Jésus-Christ, qui devait naître d'une Vierge (c'est à savoir la Vierge Marie, laquelle descendit de ce peuple, de la lignée du roi David, lequel rot descendit de la lignée de Juda, le fils de Jacob), et qu'il rachèterait tous ceux qui étaient condamnés par le péché d'Adam. Mais ils ne le voulurent croire, ni connaître cet avènement ; ils le crucifièrent et le mirent à mort, nonobstant les grands miracles qu'il faisait en leur présence. Et c'est pour cela qu'ils ont été détruits, comme chacun sait. Car, allez par tout le monde, vous ne verrez pas de Juif qui ne soit en sujétion d'autrui, et qui ne soit jour et nuit en peur et en crainte de sa vie ; et c'est pour cela qu’ils sont, décolorés comme vous voyez.

Chapitre L. — Encore de cette même matière pour instruire les Canariens.

Or il est vrai que quand les Juifs mirent à mort notre Seigneur Jésus, il y avait moult de gens qui étaient ses disciples, et spécialement il en avait douze, dont l'un d'eux le trahit. Ils étaient continuellement avec lui et lui voyaient faire les grands miracles Par quoi ils crurent fermement, et le virent mourir. Après sa résurrection il leur apparut plusieurs fois, et les enlumina de son Saint-Esprit. Il leur commanda qu'ils allassent par toutes les parties du monde prêcher de lui toutes les choses qu'ils avaient vues. Et il leur dit que tous ceux qui croiraient en lui et seraient baptisés seraient sauvés, et que tous ceux qui en lui ne croiraient pas seraient condamnés. Or croyons donc fermement qu'il est un seul Dieu, tout-puissant et tout-sachant, qui descendit en terre et prit chair humaine au sein de la Vierge Marie, et vécut trente-deux ans et plus, et puis prit mort et passion en l'arbre de la croix pour nous racheter des peines d'enfer, où nous descendions tous pour le péché d'Adam, notre premier père, et ressuscita au troisième jour ; et entre l'heure qu'il mourut et l'heure qu'il ressuscita, descendit en enfer, et en lira hors ses amis et ceux qui, par le péché d'Adam, y étaient trébuches ; et de là en avant, par ce péché nul n'y entrera.

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[1] Certaines coquilles du texte ont été laissées en place, par ex. Granville/Grainville, Braquemont/Bracquemont,…

[2] « Les uns (Loysel et Lescarbot) le font Picard, les autres Normand, comme il était; car sa demeure est assez remarquée près de Dieppe, au pays de Caux. » (Bergeron.)

[3] La charge de chambellan était plutôt honorifique qu'active; elle donnait aux gentilshommes qui en étaient pourvus l'avantage de demeurer avec le roi lorsqu'ils venaient à la cour, et ordinairement d'assister aux délibérations du grand conseil. L'ancien cérémonial nous est très peu connu; nous ne savons point ce que le chambellan avait à faire de service domestique pour justifier son titre.

[4] Son cousin, suivant Guilbert (Mémoires biographiques et littéraires, etc., sur les hommes qui se sont fait remarquer dans le département de la Seine-Inférieure ; 1812).

La charge d'amiral était l'un des grands offices de la couronne, mais le moindre de tous en ce temps-là. L'amiral était à la fois ministre de la marine, chef de la justice de la mer et commandant général des flottes Tout cela réuni n'était pas de très haute importance à une époque où la France n'avait ni la côte de Flandre, ni celle de Calais, ni celle de Bretagne, ni celle de Guyenne, ni celle de Provence, et où nous ne possédions en fait de ports que Dieppe, Harfleur, la Rochelle et Aigues-Mortes ; encore perdîmes-nous Dieppe et Harfleur sous l'amirauté de Robert de Braquemont, parent de Béthencourt. Braquemont était un homme de mer, mais le plus souvent le grand amiral était un seigneur qui n'avait jamais navigué sur d'autres eaux que celles de la faveur; ses fonctions, dont il abandonnait la partie active à des lieutenants, n'étaient qu'une façon de gagner de l'argent.

[5] Il est très vraisemblable que les Iles Canaries étaient connues des Phéniciens, et Pline constate qu'elles furent explorées par un roi de Numidie, fils de Juin, mort l'an 716 de Rome.

On cite, parmi les navigateurs du moyen âge que le hasard avait conduits à quelqu'une des Canaries : — huit Arabes, partis de Lisbonne au commencement du douzième siècle, et parvenus probablement jusqu'à Lancerote ou à Fortaventure (on a surnommé ces Arabes almaghrourins, c'est-à-dire « quartier de ceux qui ont été trompés, » probablement parce que leur entreprise, qui était d'aller jusqu'aux extrémités de l'Océan, la mer ténébreuse, n'avait pas réussi); — un Génois, nommé Lancelot Maloisel; — vers 1291, deux capitaines génois, Tedio ou Teodosio Doria et Ugolino ou Agostino Vivaldi, dont les galères firent naufrage ; — en 1341, sous le roi de Portugal Alphonse IV, trois grandes caravelles commandées par Angiulino del Tegghia (la relation de ce voyage a été écrite par Boccace ; M. Sébastien Ciampi l'a publiée en 1827); — en 1360, deux bâtiments espagnols expédiés par don Luis de la Cerda, et qui abordèrent à l'île Gomère, ou la Grande-Canarie; — en 1377, un capitaine biscayen, Martin Ruys de Avendano, jeté par une tempêté sur la côte de Lancerote; — en 1382, le capitaine Francisco Lopes ; — en 1386, un navire castillan commandé par don Fernando, comte d'Urena et d'Andeyro, chassé par les vents sur le rivage de l'Ile Gomère (les insulaires firent prisonniers les Espagnols, mais les renvoyèrent généreusement dans leur patrie); — en 1393 (1399, suivant quelques auteurs ), le seigneur d'Almonaster.

Il faut ajouter que les Iles Canaries sont plus ou moins vaguement indiquées sur plusieurs cartes du quatorzième siècle, notamment sur un portulan décrit par Baldelli dans son histoire du Millione ; sur la carte des Pizzigani, dressée à Venise en 1367 ; dans l'Atlas catalan de 1357. (Voy. Santarem. Essai sur l'histoire de la cosmographie et de la cartographie.)

[6] Histoire de la géographie du nouveau continent.

[7] Voy. les Mémoires de M. d'Avezac : Note sur la première expédition de Béthencourt aux Canaries et sur le degré d'habileté nautique des Portugais à cette époque ; Paris, 1846 ; —Notice des découvertes faites au moyen âge dans l'océan Atlantique, antérieurement aux grandes explorations portugaises du quinzième siècle; Paris, 1845.

Les Portugais, dit M. d'Avezac dans ce dernier ouvrage (p. 57), ne parvinrent à doubler le cap de Bugeder ( Bojador) qu'en 1434, après des tentatives vainement réitérées pendant plus de douze ans, tandis que Béthencourt avait fait au sud de cap, une quarantaine d'années auparavant, une expédition (ghaziah ou razzia), etc. »

[8] Colomb et Gama firent leur première halte aux Canaries. Colomb aborda à ces îles neuf jours après son départ pour y dire radouber une de ses caravelles; Gama arriva en vue des Canaries après sept jours de navigation, et pécha le long des côtes.

Gonzalès de Illescas, dans son Histoire pontificale, fait remarquer que la conquête des Canaries aida grandement à la découverte du nouveau monde, ces îles servant d'escale très commode pour une si longue navigation. » (Bergeron.)

L'Islande, les Açores et les Canaries, dit Humboldt, sont les points d'arrêt qui ont joué le rôle le plus important dans l’histoire des découvertes et de la civilisation, c'est-à-dire dans la série des moyens qu'ont employés tes peuples de l'occident pour entrer en rapport avec les parties de monde qui leur étaient restées inconnues. » (Hist. de la géogr. du nouveau continent, t. II, p. 56.) — A quelques lignes plus loin, l'auteur appelle ces îles « les avant-postes de la civilisation européenne, des points d'attente et d'espérance. » (P. 57.)

[9] Les historiens s'accordent généralement à donner pour limite au moyen âge l'année (1453) où Constantinople fut prise par les Turcs; mais on comprend que c'est le une convention arbitraire et qui ne peut s'appliquer d'une manière utile et raisonnable qu'à la condition de se prêter à la logique des faits. En réalité, d'ailleurs, il n'y a point plusieurs âges.

[10] Des Canaries. Ce nom ne fut donné d'abord qu'à la plus grande des îles. « Aucuns estiment, dit Bergeron, qu'elle a été appelée Canarie a raison de la quantité de chiens qui furent trouvés en icelle; mais j'ai souvent ouï dire aux anciens habitants qu'elle a été ainsi nommée à cause d'une espèce de canne ou de roseau à quatre carres qui croit en abondance en ces îles-là, de laquelle sort un lait qui est un très dangereux poison. »

[11] Ce désir de convertir les idolâtres fut un des mobiles de presque tous les voyageurs des quinzième et seizième siècles, comme on le verra dans le cours de ce volume. Non seulement Béthencourt fit servir à cette œuvre de propagation le franciscain et le prêtre qu'il avait emmenés avec lui, mais encore, après la conquête, il alla demander au pape un évêque pour les Canaries.

[12] Vivero.

[13] La Corogne.

[14] Craford.

[15] Le cap Finistère, en Galice.

[16] Cadix.

[17] Détroit de Gibraltar.

[18] Génois.

[19] Henri III de Castille.

[20] Le port Sainte-Marie.

[21] Mauvais courage, c'est-à-dire mauvaise intention. Les Portugais, en interprétant mal le mot courage, ont à tort prétendu établir que, par suite de la lâcheté des matelots normands, Béthencourt avait été obligé de recourir à des marins espagnols (voy. le Diario de Governo de Lisbonne, 5 septembre 1815). Ce petit trait de partialité contre les Normands se rattache au plan général d'attribuer uniquement au Portugal l'honneur de toutes les premières découvertes dans l'océan Occidental, le long de l'Afrique. (Voy. d'Avezac, Découvertes faites au moyen âge dans l'océan Atlantique ; Paris, 1845.)

[22] D'où l'on est fondé à conclure que Béthencourt ne se pourvut point de pilotes et de matelots espagnols, ce que des écrivains portugais ont avancé pour enlever aux Normands le mérite d'avoir su faire route vers les Canaries sans secours étranger.

Il ressort aussi très clairement du texte que l'expédition se fit au printemps, avec une seule nef. Ce fut celle qui, après avoir conduit les deux chevaliers et leurs gens aux Canaries, ramena Béthencourt à Cadix, et se perdit dans la traversée de Cadix a Séville, ce qui força Béthencourt à en demander une autre au roi de Castille. Plus tard, il en acheta une troisième.

[23] Ainsi les Normands de Béthencourt avaient déjà la pratique de la haute mer à une époque où les Portugais eux-mêmes ne savaient encore que caboter le long des côtes.

[24] Graciosa, petite île du groupe des Canaries qui a environ cinq milles de long, et dont la plus grande largeur n'excède pas un mille.

[25] L'île Lancerote, longue d'environ 44 kilomètres sur 16 de large.

[26] Canariens.

[27] Allegrama. Cette île, située au nord de l'archipel des Canaries, n'a guère plus de 2 kilomètres d'étendue. On y cultive une ficoïde, la glaciale (Mesembryanthemum cristallinum), pour en extraire la soude. La chasse des puffins ou plongeons, dont on vend la chair, et celle des grands goélands, qui fournissent une espèce d’édredon, y est très productive.

[28] Le roi Guadarfia.

[29] Convention, promesse.

[30] Dans la partie sud-ouest de l'île.

[31] Après l'arrivée des aventuriers normands, cette île prit le nom de Forte-Adventure ou Fortaventure, par allusion sans doute aux rudes combats qu'ils eurent à soutenir pour s'emparer du pays. Elle a un peu plus de 80 kilomètres dans sa plus grande longueur, et le développement de la côte dans tous les contours peut être évalué à 200 kilomètres.

[32] Isla de Lobos. Cet îlot, situé entre Lancerote et Fortaventure, a environ 4 km de circonférence. Il doit son nom aux loups marins (les phoques), qui abondaient autrefois sur son rivage. Il est remarquable par les anfractuosités de ses bords.

[33] Outils et instruments de guerre. « Artillerie vient, dit Ménage, de l'ancien mot artiller, qui signifiait proprement rendre fort par art, et garnir d'outils et d'instruments de guerre. Artiller ou artillier vient de ars, artis. »

[34] Armoiries.

[35] Gaillard d’avant.

[36] L'îlot de Lobos.

[37] Ximénès.

[38] L'Auxois, en Bourgogne.

[39] Les phoques ou loups marins ne fréquentent plus ces parages depuis la guerre d'extermination que leur firent les compagnons de Béthencourt.

[40] Béthencourt les avait amenés de France, comme il sera dit plus loin.

[41] La neuvième heure du jour, trois heures après midi.

[42] Le port.

[43] Bâtons à feu.

[44] Nacelle.

[45] Le nom de Maures, qui, chez les anciens, était restreint aux habitants de la Mauritanie, fut plus tard étendu à un plus grand nombre d'individus, et s'applique de nos jours à une forte partie des indigènes de l'Algérie, du royaume de Maroc, du Biledulgérid, de l'État de Sidy-Hescham, et du Sahara.

[46] Barrameda.

[47] Le ducat d'argent (de plata) était de la valeur d'environ 4 fr. 20 cent. ; le ducat de cuivre (de vellon) valait moins de moitié. — il s'agit probablement ici de doubles ducats d'argent.

[48] Ancienne petite monnaie espagnole, de la valeur d'un de nos centimes environ. Ce mot venait, dit-on, du nom d'une dynastie arabe, les Almoravides ou Morabéïoun. Le maravédis d'or valait 73 centimes.

[49] On a omis de publier un chapitre du manuscrit qui ne se rapportait qu'à des discussions de la vie privée.

[50] Le roi Guadarfla était fils d'une princesse nommée Ico, dont la naissance passait pour être illégitime. Asche ou Atchen, son parent, et un des chefs les plus puissants de l'île, dénonça cette illégitimité dans l'espérance d'avoir l'autorité souveraine. Le conseil des Guayres (les nobles de Lancerote), s'étant assemblé pour décider cette question, soumit Ico à une épreuve barbare, en usage dans ces sortes de cas. On la conduisit dans un caveau ou elle fut enfermée avec trois femmes du peuple, et dans lequel on introduisit une fumée épaisse et continue. Ico devait supporter cette épreuve si sa naissance n'était pas équivoque, tandis que ses trois compagnes devaient succomber. Une vieille femme la sauva, dit-on, de cette cruelle alternative, en lui conseillant de tenir dans la bouche une éponge imbibée d'eau. Un résultat aussi inespéré satisfit les Guayres : les trois innocentes victimes moururent suffoquées, Ico seule sortit triomphante de cette espèce de jugement de Dieu. Estimée des lors de noblesse pur sang, on ne contesta plus son origine ; son fils Guadarfla fut proclamé, et Atchen, abandonné de ses partisans, se vit forcé de le reconnaître pour son souverain légitime. Mais ce dernier n'avait pas renoncé à ses projets ambitieux et n'attendait qu'une occasion favorable pour essayer de nouveau de les mettre à exécution. Il profita de l'arrivée des Européens. — Voy. Viera, Noticias.

[51] Les rois canariens portaient une couronne ou sorte de mitre de peau garnie de coquillages. On dit que, pour les imiter, Jean de Béthencourt orna de coquilles sa toque de baron. On l'a représenté ainsi sur un portrait qui n'a rien d'authentique.

[52] Si, comme on le suppose, es Lancelot de Maloysel avait abordé aux Canaries dans la seconde moitié du treizième siècle, la construction dont il s'agit devait être attribuée à un navigateur plus moderne.

[53] Brûler.

[54] « Marche vient de l'allemand march, qui signifie frontière, et que Vossius dérive de merken, qui signifie marquer. Ce mot de marche a été pris plus largement et a signifié aussi une grande province frontière. De là vient qu'on a dit la marche de Brandebourg, d'Ancône, Trévisane, etc. On a appelé de là marchiones et marchisi ceux qui commandaient dans ces marches, d'où les Flamands et nous avons fait le mot de marquis, et les Italiens celui de marchese. » (Ménage, les Origines de la langue française.)

[55] Travaille.

[56] « L'orseille appartient à la famille des lichens; on en a formé un genre particulier, sous le nom de Rocella tinctoria, distingué des autres lichens par des tiges cylindriques allongées, point fistuleuses, d'un aspect poudreux, d'une consistance va peu coriace, portant des paquets épars de poussière blanche et des réceptacles ou tubercules hémisphériques entiers et sessiles. La matière colorante rouge, de nature résineuse, qu'on en relire, la rend extrêmement précieuse pour la teinture. Cette couleur pourpre, qu'on emploie pour teindre la laine, la soie et plusieurs étoffes, s'obtient par le procédé suivant : après avoir réduit la plante en poudre très fine et avoir passé cette poudre au tamis, on l'arrose pendant quelque temps avec de l'urine d'homme, à laquelle on ajoute de la potasse ou de la chaux, et on la couvre ainsi dans des tonneaux. Dans cet état, cette matière, livrée au commerce sous le nom de pâle d'orseille, orseille préparée (oricello des Florentins), communique sa couleur propre à l'eau par l'ébullition, et va servir à teindre en pourpre différents tissus. » (Chaumeton, Poiret, Chamberet, Flore médicale.)

[57] Le port de la Peoa.

[58] L'exactitude de cette description est confirmée par les voyageurs modernes; MM. Barker-Webb et Sabin Berthelot franchirent ce passage difficile tout à fait de la même manière.

[59] « Le palmier dattier (Phmnix âactylifera), arbre dioïque, de 60 pieds, dont le bois, dur extérieurement, mais mou et facilement destructible à l'intérieur, est employé pour les constructions; ses feuilles sont pennées, son spadice ou régime sort d'une grande spathe et porte des fleurs staminées ou pistillées ; ces dernières deviennent des baies dont la graine a un testa membraneux et un albumen osseux très dur, sillonné d'un côté ; le mésocarpe sucré est l'unique nourriture des nègres et des tribus arabes qui vivent dans le Biledulgérid. Quand ces peuples se font la guerre, ils vont détruire les dattiers à étamines sur le terrain de leurs ennemis, afin de les affamer en rendant stériles les palmiers à pistils. » (Lemaout, les Trois Règnes de la nature.)

[60] « Dans cette vallée de Rio-Palma s'élève aujourd'hui la chapelle de Notre-Dame de la Peña. On y révère une Vierge miraculeuse que saint Diego de Alcala, un des moines fondateurs du couvent de Béthencourie, retira, dit-on, du milieu d'un rocher. Cette madone a les yeux fermés, et l'on assure que sa cécité date seulement de la première invasion des Barbaresques. La bonne Vierge, me dit le sacristain que j'interrogeais sur ce fait, ne voulut pas voir san Diego maltraité par un Maure, et ferma les yeux. » (Hist. nat. des Canaries.)

[61] Sang-dragon, suc du dragonnier, substance résineuse d'un rouge de sang, inodore, insipide, soluble dans l'alcool et l’éther, inflammable et brûlant avec une odeur balsamique agréable. On s'en sert dans la fabrication des vernis rouges.

[62] Hameçons.

[63] « En 1382, le capitaine Francisco Lopez, qui se rendait avec son navire de Séville en Galice, fut, dit-on, entraîné an sud par la force de la tourmente, el se vil contraint de chercher un refuge, le 5 juin, à l'embouchure du ravin de Guiniguada, où l'un a fondé depuis la capitale de la Grande-Canarie. Lopez et douze de ses compagnons furent traités d'abord avec humanité par le guanartème de cette partie de l'île, et passèrent sept ans occupés paisiblement du soin des troupeaux qu'on leur avait confiés. Ils profitèrent de ce séjour forcé pour donner une instruction chrétienne à plusieurs jeunes Canariens, dont quelques-uns avaient déjà appris la langue castillane ; mais les naturels, changeant tout à coup de conduite à leur égard, les massacrèrent tous sans exception. Il paialt cependant qu'avant de recevoir la mort, les malheureux Espagnols confièrent un écrit à l'un de leurs néophytes. » (Hist. nat. des îles Canaries, p. 42, t. Ier, première partie.)

[64] Les nobles de la Grande-Canarie, dit Viera, se reconnaissaient à des distinctions particulières et jouissaient de certains privilèges ; ils portaient la barbe el les cheveux longs. Le faycan ou le grand-prêtre, dont l'autorité balançait celle, des princes, avait seul le droit de conférer la noblesse et d'armer les chevaliers. La loi exigeait que l'aspirant fut reconnu possesseur de terres et de troupeaux, descendant de noble, et en état de porter les armes. »

[65] Ces insulaires étaient tous troglodytes ; les grottes naturelles leur servaient d'habitation.

[66] Les Gomérytes (indigènes de Gomère) portaient le tamark (manteau.de peau de chèvre) plus long que leurs voisins des îles, et le teignaient en rouge ou en violet. Les femmes avaient des jupes en peau de mouton ; elles se coiffaient avec des toques légères qui leur tombaient sur les épaules, et se chaussaient avec des sandales en cuir de porc.

[67] Les Gomérytes s'étaient rendus redoutables par leur adresse et leur intrépidité dans les combats. Des exercices gymnastiques développaient en eux ces qualités dès l'âge le plus tendre, et la poésie, entretenait l'enthousiasme guerrier en célébrant la mémoire des héros. Voici un de leurs chants nationaux :

« Un jour Gualhegueya, suivi de plusieurs compagnons, avait gagné à la nage un rocher solitaire pour y ramasser des coquillages, lorsqu'une troupe de requins affamés vint cerner le récif.

» Les féroces poissons avaient coupe la retraite aux Gomérytes et se préparaient à les dévorer, mais Gualhegueya, se dévouant pour ses frères, se précipita sur le plus grand de la bande, et le saisit de ses bras nerveux

» Le monstre se débat sous l'ennemi qui le presse, et frappe la mer de sa large queue; la mer gronde, écume, bouillonne, et la bande vorace s'enfuit épouvantée.

» Alors les Gomérytes profitent de la lutte pour traverser le détroit; Gualhegueya redouble d'efforts, il tourmente son ennemi, le laisse à demi expirant, et s'élance triomphant sur la plage.

» Gualhegueya vainquit le monstre et sauva ses frères. Il fut brave ce jour-là. »

[68] Les anciens habitants de l'île de Fer, vêtus d'un manteau de peau de mouton, qu'ils portaient le poil en dehors pendant l'été, et qui leur servait de fourrure en hiver, étaient armes de longs bâtons, pour s'aider à gravir les rochers. Leurs maisons étaient des édifices circulaires soutenus par une forte muraille, et surmontés d'un toit en rotonde qu'ils consolidaient avec des branches d'arbre recouvertes d'une couche de feuillage et de paille. Chaque habitation pouvait contenir une famille d'environ vingt personnes; mais vers le littoral ils avaient établi leurs demeures dans des grottes spacieuses, qui servent encore aujourd'hui pour renfermer les troupeaux. Ils vivaient entre eux dans une parfaite union. (Galiodo et Garcia del Castillo)

[69] Le port d'Arrecife est un des plus sûrs de l'archipel des Canaries, mais les sables vaseux qui l'encombrent n'en permettent pas rentrée aux navires d'un fort tonnage ; presque tous les bâtiments étrangers vont s'amarrer au port de Naos, situé un peu plus à l'est. Plusieurs îlots barrent ces deux mouillages et les défendent contre les vents du sud.

[70] Ces instructions étaient connues de manière à combattre surtout les coutumes les plus vicieuses des insulaires. On insiste eun cet endroit contre la polygamie.