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La prophétie dans l'Enéide ou le futur du passé III. Enoncer et créer le futur
Enée quitte Carthage. Didon est folle de douleur.
Commentaires Enée quitte Carthage. Didon est folle de douleur. Elle regrette de ne pas s'être vengée des Troyens par les armes (mais ses propos sont davantage le produit de sa douleur que l'expression du fond de sa pensée). Ensuite, elle s'adresse aux dieux à qui elle demande d'exaucer ses prières. Didon commence par reconnaître que le voyage d'Enée vers le Latium est voulu par la destinée; c'est Enée lui-même qui le lui a dit dans le long récit qui occupe les chants 2 et 3 et il le lui a rappelé, quand elle lui a reproché son départ (1). Les paroles qui suivent ont un caractère ambigu ; elles relèvent à la fois de l'imprécation et de la prophétie: 1. l'imprécation : il y a bien prière (2) dont l'objet est d'attirer le malheur sur quelqu'un; on peut dire qu'à ce titre - et à condition que la prière soit exaucée -, l'imprécation est créatrice de futur; 2. la prophétie : par la même occasion, Didon annonce les choses qui seront. On peut se demander d'où vient cette clairvoyance de Didon. Elle n'a pas de pouvoirs particuliers comme Hélénus et elle ne se livre pas à des pratiques divinatoires (comme la prise des auspices, par exemple). L'explication doit sans doute être recherchée dans la situation qui est la sienne, c'est-à-dire la proximité de la mort (3). En effet, l'approche de la mort, donc d'une dimension où le temps est aboli, entraîne parfois une prescience plus ou moins précise. En 10, 739 -741, Orodes, vaincu par Mézence annonce à son vainqueur (qu'il ne connaît pas, c'est la limite de sa lucidité) que la défaite et la mort l'attendent pour bientôt. Didon annonce qu'Enée devra se séparer d'Iule, rechercher des alliés (ce qui implique que le rapport de forces lui sera défavorable) et qu'il verra mourir certains des siens. La suite démontrera que le terme ne désigne pas la famille d'Enée (Ascagne), mais des compagnons (par ex., Nisus et Euryale) ou des alliés (Pallas). Ensuite, sa victoire ne sera pas complète (leges pacis iniquae), allusion probable au fait que les Troyens perdront leur nom et leur identité dans l'alliance avec les Latins. Il n'est pas aisé de déterminer dans les vers 615 à 618 ce qui relève de l'imprécation et ce qui relève de la prophétie. Il est certain que les paroles de Didon ne sont pas totalement créatrices de futur : la guerre dans le Latium est déjà fixée, puisque Jupiter l'a annoncée à Vénus (4). On peut sans doute penser que les péripéties prédites par Didon (la séparation, la recherche d'alliances, les morts) sont elles aussi déjà écrites. Mais qu'en est-il de la pax iniqua et de la mort d'Enée ? La pax iniqua est la condition mise par Junon à la cessation des hostilités envers les Troyens : n'est-ce pas la "prière" de Didon qui a inspiré la déesse ? Enfin, Didon prophétise qu'Enée mourra prématurément (5) et qu'il ne connaîtra pas la sépulture. Les circonstances de la mort d'Enée sont peu claires : les auteurs s'accordent à le faire mourir dans une bataille contre les Etrusques de Mézence (6). Mais la sépulture du héros pose problème : 1. Tite-Live mentionne un ensevelissement. 2. Denys d'Halicarnasse signale que son corps n'a pas été retrouvé et rapporte deux opinions à ce sujet (divinisation / mort). Il signale un hérôon élevé en l'honneur d'Enée. 3. Chez Ovide (7), le corps d'Enée est emporté par le fleuve Numicus et le Troyen est divinisé. 4. Servius mentionne une tradition selon laquelle Enée serait tombé dans le Numicus au cours d'un sacrifice célébré après la victoire sur Mézence. On le sait par ailleurs (8), Virgile a opté pour la divinisation (rien de plus normal !). Dans sa prophétie, Didon ne retient qu'un aspect de l'événement à venir : le corps ne sera jamais retrouvé et n'aura pas de sépulture. Aveuglée par la haine et la colère, elle ne voit dans l'avenir que ce qui la satisfait (de même, plus loin, quand elle appellera à la guerre, elle ne verra apparemment pas la défaite finale de Carthage). Par contre, les v. 621 à 628 se présentent nettement comme une imprécation (precor - v. 621; imprecor - v. 628) et s'adressent non plus aux dieux, mais aux Carthaginois à qui est confié un devoir de vengeance. Didon proclame une hostilité définitive entre Rome et Carthage (9). Explicitement, elle appelle un vengeur (ultor) pour une époque indéterminée (on pense à Hannibal) et déclare l'affrontement ouvert (ipsique nepotesque). Les vers 627 et 628 font probablement référence aux guerres Puniques dont les péripéties eurent pour théâtre la mer (fluctibus undas) et la terre ferme (litora litoribus). L'opposition entre Rome et Carthage est d'autant plus définitive qu'elle s'inscrit dans la géographie (Virgile joue sur les sens de contrarius : en face / opposé à, ennemi). (1) 4, 345 - 347 (6) La chronologie figurant dans la tradition est différente de celle de Virgile : en effet, la tradition présente les faits dans l'ordre suivant: arrivée d'Enée - alliance avec Latinus (parfois précédée d'un conflit) - fondation de Lavinium et mariage d'Enée - conflit avec les Rutules et les Etrusques - victoire et mort d'Enée - voir T.-L., 1, 1 et 2; DENYS D'HALICARNASSE, 1, 57 - 64 (7) Mét., 14, 581 - 628 (8) 1, 259; 12, 798 (9) Rome et Carthage n'ont pas toujours été rivales (H.H. SCULLARD, Punic Wars dans Oxford Classical Dictionnary, p. 900)
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