Philon de Byzance

PHILON DE BYZANCE

 

LE LIVRE DES APPAREILS PNEUMATIQUES ET DES MACHINES HYDRAULIQUES

Introduction

suite

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

LE LIVRE DES APPAREILS PNEUMATIQUES ET DES MACHINES HYDRAULIQUES,

PAR

PHILON DE BYZANCE,

ÉDITÉ D’APRÈS LES VERSIONS ARABES D’OXFORD ET DE CONSTANTINOPLE ET TRADUIT EN FRANÇAIS.

 

 

 

INTRODUCTION.

LES MANUSCRITS: LE FRAGMENT LATIN, LE MANUSCRIT D’OXFORD, LES MANUSCRITS DE CONSTANTINOPLE. —. TABLE COMPARÉE DES ARTICLES. — LES TITRES DU LIVRE. — SON AUTHENTICITÉ. — DES INTERPOLATIONS POSSIBLES ET DE NOS APPENDICES. — RÉFLEXIONS GÉNÉRALES SUR L’OEUVRE DE PHILON ET SUR LES PROGRÈS À ATTENDRE DANS CET ORDRE D’ÉTUDES.

Le livre des Pneumatiques de Philon de Byzance a cessé d’être inconnu du monde savant en 1870, époque à laquelle Valentin Rose publia le document latin qui porte ce titre dans ses Anecdota graeca et graeco-latina, vol. II, à Berlin. L’authenticité du morceau ne parut pas douteuse; on reconnut aussi sans peine que l’on avait là, non pas l’œuvre entière de Philon, mais un fragment, fragment qui au reste ne manquait pas d’importance, et que la version en avait été faite d’après l’arabe. Ce dernier point était mis hors de doute par l’invocation: « in nomine Dei pii et misericordis », traduction du Bismillah musulman, qui ouvrait le livre, et par la formule toute sémitique du début: Dixit, arabe qâla. Ce morceau latin fut traduit en français par M. de Rochas dans la Revue archéologique, 1881, sous le titre Traité des Pneumatiques de Philon de Byzance, et cette traduction eut une seconde édition, sous la désignation plus correcte de Fragment des Pneumatiques de Philon de Byzance, dans la Science des philosophes et l’art des Thaumaturges, par le même auteur, en 1882. En dernier lieu, M. W. Schmidt, à la fin du premier volume de son édition des œuvres de Héron d’Alexandrie (Heronis Alexandrini opera quae supersunt omnia, Leipzig, Teubner, 1899), réédita les Pneumatiques latines de Philon, en les accompagnant d’une traduction allemande, et de figures plus explicites que n’avaient fait ses prédécesseurs.

Cependant, dès 1854, on était passé à côté de la découverte de deux autres fragments fort considérables de l’œuvre de Philon, qui se trouvaient contenus dans un manuscrit arabe de la bibliothèque bodléienne d’Oxford (n° 954. Marsh 669). Th.-Henri Martin, à l’occasion de ses Recherches sur la vie et les ouvrages de Héron d’Alexandrie (publiées dans le tome IV série I, des Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des inscriptions et belles-lettres), avait remarqué le titre général de ce manuscrit qui était ainsi conçu: « Cela est ce qu’a extrait Héron du livre de Philon et d’Archimède les Grecs, sur la traction des fardeaux, les [horloges à] balle, les [conduites d’]eau, les chambres [à flotteurs] , et autres choses analogues. Renan avait essayé pour Th.-Henri Martin une traduction approchée de ce titre.[1] Lorsqu’en 1893, j’éditai les Mécaniques de Héron d’Alexandrie, je m’informai de cet ouvrage; il me fut répondu alors que le manuscrit ne contenait pas le Baroulkos de Héron, ce qui était exact, et que ce titre avait été rajouté et n’offrait pas de garantie d’authenticité, ce qu’aujourd’hui je crois contestable. Sans vouloir être trop affirmatif sur une question délicate de comparaison d’écritures, je suis porté à reconnaître dans ce titre la main du scribe unique qui a écrit tout l’ouvrage; et je pense que nous avons bien affaire ici à un grand recueil de Mécanique, que les Arabes avaient pu attribuer à Héron, mais qui, en l’espèce, ne nous est arrivé que sous une forme décousue et fragmentaire. Toujours est-il que ce manuscrit contient tout un livre, composé de vingt-quatre articles, sous le titre de: Pneumatiques de Philon. Je vis ce livre il y a plusieurs années déjà; mais je n’y reconnus aucun des articles du fragment latin.

Avant le livre des Pneumatiques, le manuscrit d’Oxford contient un recueil de machines hydrauliques, assez primitives pour la plupart, et de quelques autres appareils, au nombre total de 15, qui ne porte aucun titre général, ni aucun nom d’auteur. Tout ce recueil va passer dans notre édition, où il sera désigné sous le nom de Recueil anonyme d’Oxford.

En somme le manuscrit d’Oxford renferme les pièces suivantes:

Fol. 1, le titre général.

Fol. 2 à 6, sous le titre: Premier recueil d’appareils et de machines, deux pompes et un vase à quatre liquides.

Fol. 6 à 18, sous le titre: « Livre des roues qui se meuvent d’elles-mêmes », un recueil d’appareils à mouvement perpétuel.

Fol. 19 1, un fragment sur les clepsydres, construction des horloges à balles et à bec de corbeau.

Fol. 22 à 25, un autre fragment sur les clepsydres.

Fol. 26 à 48, le Recueil anonyme.

Fol. 49 à 92, le Livre des Pneumatiques de Philon.

Fol. 93, blanc.

Fol. 94, trois lignes déplacées.

Fol. 95, le début d’un traité des clepsydres attribué à Archimède, et dédié, comme l’œuvre de Philon, à Ariston.

Ce manuscrit est donc, comme composition générale, fort dérangé. D’autre part, les figures y sont mauvaises, abstraction faite de quelques détails d’ornementation pittoresques, et elles manquent même dans toute une partie de l’œuvre de Philon, du n° 42 au n° 54 de notre édition. Avec cela, le texte n’est pas fort mauvais, et les mots difficiles ou techniques y sont relativement bien écrits.[2]

Il eut été difficile, comme l’on voit, de fonder sur un manuscrit aussi mal ordonné une édition correcte, d’autant qu’il n’offrait que fort peu de garanties touchant l’authenticité de l’attribution à Philon de l’un de ses recueils, puisque ce recueil ne coïncidait avec le fragment déjà connu de Philon par aucun point, sauf par les quatre lignes de l’incipit.

Heureusement, il existait dans un lieu qui n’est ni inconnu, ni tout fait inaccessible, mais où les savants d’Occident jettent rarement les yeux, je veux dire à la Bibliothèque de Sainte-Sophie de Constantinople, deux documents d’une plus grande valeur. Le manuscrit n° 2755 de Sainte-Sophie est un recueil de mécanique assez analogue à celui d’Oxford dont le titre général lui conviendrait bien, mais qui est beaucoup mieux ordonné et dont chaque partie est plus complète. Ce manuscrit contient les œuvres suivantes:

1° Les Mécaniques de Héron d’Alexandrie, texte que Sâlih Zéky Bey et moi nous avons collationné pour la seconde édition de ces Mécaniques par le docteur Nix (vol. II des œuvres de Héron de la collection Teubner).

2° Le livre des roues qui se meuvent d’elles-mêmes: comme dans le manuscrit d’Oxford.

3° Un traité sur les orgues: « Ceci est une épître à Mouristos (lire Ariston) le sage; construction de l’orgue à trompette ».

4° Un autre traité sur les orgues: « Ceci est une autre épître à Mouristos le sage (lire Ariston); construction de l’orgue à flûte ».

5° Les Pneumatiques de Philon de Byzance.

L’autre manuscrit de Sainte-Sophie de Constantinople, portant le n° 3713, ne renferme que les Pneumatiques de Philon.

Il est visible, à la plus légère inspection de ces manuscrits, que le second des deux est le plus ancien et le meilleur,[3] et que le premier, le 2755, tant pour le texte que pour les figures, n’en est qu’une copie. Ces deux manuscrits, d’ailleurs, sont d’une bonne écriture, et les figures, si elles sont encore bien grossières et parfois bien insuffisantes, ne font du moins jamais défaut. C’est sur le manuscrit 3713 de Sainte-Sophie que notre édition est fondée.

Que contient donc ce document?

Lorsque nous envoyâmes à notre ami et collaborateur Sâlih Zéky Bey une copie du Livre de Philon, d’après Oxford, pour qu’il la collationnât à Constantinople, il nous répondit: « Les manuscrits de Sainte-Sophie contiennent bien les mêmes articles que les Pneumatiques d’Oxford; mais ils en contiennent encore un certain nombre avant et un certain nombre après. » Et il m’envoya copie de la partie qui était en plus au début du manuscrit de Sainte-Sophie; à peine eus-je jeté les yeux sur ce texte que je reconnus qu’il coïncidait pour la plus grande part avec le fragment latin. Un peu plus tard, m’étant rendu en personne à Constantinople, je constatai que la partie qui était en plus à la fin du manuscrit de Sainte-Sophie coïncidait, dans une certaine étendue, avec le Recueil anonyme d’Oxford.

Ainsi le texte de Sainte-Sophie réunissait ensemble le fragment latin et deux des recueils d’Oxford, et il laissait en outre entrevoir la possibilité que d’autres morceaux du manuscrit d’Oxford, restés en dehors de cette collection, fissent eux aussi partie de l’œuvre de Philon.

Ayant vu s’opérer cette synthèse des documents, nous perdîmes tout doute sur l’authenticité au moins générale et approximative de l’ouvrage, et nous décidâmes d’offrir au public une édition aussi complète que possible, basée sur les documents arabes, des Pneumatiques de Philon.

Voici comment s’établit dans notre édition la concordance entre le texte de Sainte-Sophie pris pour base, les textes d’Oxford et le texte latin. La liste de nos articles suit l’ordre de Sainte-Sophie :[4]


 

1. Introduction (I lat.)

2. L’air est un corps (II lat.).

3. Le vide et l’ascension de l’eau (III lat.).

4. Élévation artificielle de l’eau (IV lat.).

5. Lacune (V lat.).

6. Théorie du siphon (VI lat.).

7. Un thermoscope (VII lat.).

8. La bougie aspirante (VIII lat.).

9. Le siphon recourbé (IX lat.).

10. Le siphon étui (X lat.).

11. Le crible d’Aristote (XI lat.).

12. La feuille obturatrice.

13. Vase à siphon.

14. Vases communicants formant siphon.

15. Vase à siphon étui.

16. Corne à siphon.

17. Fontaine intermittente (XII lat.).

18. Fontaine intermittente (XIII lat.).

19. Fontaine intermittente (XIV lat.).

20. Lampe à niveau constant (XV lat.).

21. Vase à quatre liquides (XVI lat., et fragment isolé au folio 5 du manuscrit d’Oxford).

22. Vase à quatre liquides.

23. Vase à deux liquides.

24. Vase où l’eau s’emprisonne.

25. Voleuse de vin (1. Ph. d’Ox.).

26. Vase à deux liquides (2. Ph. d’Ox.).

27. Vases à deux liquides qui s’interchangent.

28. Vase à écoulement mesuré (3. Ph. d’Ox.).

29. Fontaine intermittente (4. Ph. d’Ox.).

30. Fontaine intermittente de la servante (3. Ph. d’Ox.).

31. Lavabo à balles du genre des clepsydres (6. Ph. d’Ox.).

32. Autre lavabo du même genre (7. Ph. d’Ox.).

33. Lavabo avec un cheval buveur (8. Ph. d’Ox.).

34. Lavabo avec un taureau buveur (9. Ph. d’Ox.).

35. Instrument asperseur (10. Ph. d’Ox.).

36. Lavabo avec flotteur (11. Ph. d’Ox.).

37. Instrument asperseur (12. Ph. d’Ox.).

38. Le nième avec siphon (13. Ph. d’Ox.).

39. Aiguière à fuite (14. Ph. d’Ox.).

40. Flotteurs: oiseaux et serpent (15. Ph. d’Ox.)

41. Flotteurs: poissons sortant d’une coupole (16. Ph. d’Ox.).

42. Flotteurs: vautour et passereaux (17. Ph. d’Ox.).

43. Deux coupes voleuses de vin.

44. Variante de 43 (18. Ph. d’Ox.).

45. Deux coupes voleuses de vin (19. Ph. d’Ox.).

46. Deux coupes voleuses de vin (20. Ph. d’Ox.).

47. Deux coupes voleuses de vin (21. Ph. d’Ox.).

48. Deux coupes voleuses de vin (22. Ph. d’Ox.).

49. Tasse à trop-plein (23. Ph. d’Ox.).

50. Verre où l’on boit sans le renverser (24. Ph. d’Ox.).

51. Robinet à double issue.

52. Robinet à deux liquides.

53. Robinet à cinq issues.

54. Robinet avec roue à eau.

55. Flambeau que l’on submerge (8. Rec. an.).

56. Encrier que l’on retourne (9. Rec. an.).

57. Four qu’attise la vapeur (10. Rec. an.).

58. Minarets avec oiseaux siffleurs (11. Rec. an.).

59. Le dragon buveur et le jeune Pan.

60. Oiseaux siffleurs (12. Rec. an.).

61. Roue hydraulique sifflante (13. Rec. an.).

62. Roue hydraulique à deux rangs de godets (14. Rec. an.).

63. Roue hydraulique pour les ablutions.

64. Appareil hydraulique élévatoire (15. Rec. an.).

65. Roue hydraulique élévatoire.


 

Le titre que nous avons adopté est celui du manuscrit de Sainte-Sophie. Le fragment latin avait pour titre Liber Philonis de ingeniis spiritualibus, et ailleurs de ingeniis aquaram (éd. Rose 299) ou même de conductibus aquarum (Rose 288). Il était dédié à Ariston, que les manuscrits écrivent « Marzotom ou mi argutom ». Un manuscrit avait même Liber Aristotelis de conductibus aquarum (Rose, loc. cit.).

Le manuscrit d’Oxford a pour titre au début: Livre de Philon sur les appareils pneumatiques, les coupes et les aiguières; il est dédié à « Ristoun » (Ariston); il n’a pas de titre à la fin, étant tronqué. Le manuscrit de Sainte-Sophie porte pour titre au début: Livre de Philon sur les instruments pneumatiques, les machines à eau, les coupes et les aiguières; il est également dédié à Ariston. A la fin on lit: Livre des instruments [pneumatiques] et des machines pour l’eau.

Le premier terme de ces titres: des instruments pneumatiques ne saurait faire de difficulté. C’est le de ingeniis spiritualibus latin, rendant le πνευματικά grec. Quant au second terne, qui correspondrait aux hydraulica, je ne saurais prouver qu’il est de Philon lui-même; mais on doit reconnaître qu’il rend exactement les Hydraulicae machinae que Vitruve nous dit avoir été inaugurées par Ctésibius.[5] Je pense que l’arabe makhânika, facilement modifiable en mikhânika, transcrit le grec μηχανικά.[6]

L’on peut voir qu’il y a dans le livre plusieurs articles qui se distinguent assez clairement des appareils pneumatiques et auxquels cette désignation de machines hydrauliques convient d’une façon toute spéciale. Ce sont les roues hydrauliques de la fin, du n° 61 au n° 65. Ces machines appartiennent en partie au recueil anonyme d’Oxford. Or ce recueil contient à son début cinq autres machines hydrauliques, sans parler des pompes qui se trouvent en un autre endroit du même manuscrit. Cette question se pose donc: Du moment que Philon a entendu traiter dans son livre des machines hydrauliques, et que nous lui rapportons les machines de cette sorte qui sont à la fin du recueil anonyme, il semble bien que nous devions lui attribuer aussi celles qui sont au commencement; et, par extension, comme ce recueil forme un tout, et que d’autre part les pompes rentrent dans la même catégorie d’appareils, l’on peut penser que tous ces articles ensemble se rattachent à l’œuvre de Philon. Ce n’est pas là sans doute une démonstration rigoureuse mais c’est une probabilité assez forte pour que nous ayons cru de notre devoir de ne pas la négliger; nous avons donc donné en appendice, comme pouvant être de Philon, ou comme se reliant étroitement à son livre: 1° Les pompes d’après le texte d’Oxford; 2° Les sept premiers numéros du recueil anonyme qui ne se retrouvent pas dans le manuscrit de Sainte-Sophie.

Voyons maintenant quel est le caractère général du livre et quelle place il occupe dans l’histoire de la science. Cela nous aidera à préciser le sentiment que nous devons avoir de son authenticité.

Telles qu’elles nous apparaissent dans le texte de Sainte Sophie, les Pneumatiques de Philon forment un ouvrage bien composé, autant du moins que le genre du sujet et leur antiquité le permettent. On y trouve en tout cas un peu plus d’ordre que dans les Pneumatiques de Héron. Elles débutent comme ce dernier ouvrage, mais avec plus de brièveté, par une théorie sur la nature de l’air, sur son rapport et sa jonction avec l’eau et sur le vide; puis elles continuent par la théorie du siphon et elles entrent alors dans la description des appareils plus ou moins merveilleux, avec les fontaines à intermittence, les lampes à niveau constant, les vases à deux ou quatre liquides. Vers la fin, le livre s’écarte davantage des Pneumatiques de Héron, en donnant la théorie des flotteurs, des coupes voleuses de vin, des robinets et surtout des machines hydrauliques.

Ces Pneumatiques présentent une originalité réelle par rapport à celles de Héron, et réciproquement on dirait que Héron ait été préoccupé de garder une certaine originalité par rapport à Philon. Il n’y a presque pas d’article qui soit transporté directement de l’un à l’autre. Dans des questions analogues, ou la disposition mécanique change, ou la disposition ornementale et artistique. C’est ce dont on se rendra compte par quelques exemples, soit en comparant dans les deux auteurs les animaux buveurs (Philon, 33, 34; Héron I, 29, 31), les vases à plusieurs liquides (Philon, 22; Héron I, 33), les oiseaux siffleurs (Philon, 60; Héron II, 5), les cornes qui dérobent le vin (Héron I, 18) avec les coupes voleuses de vin; la roue à purifications (Philon, 63 Héron I, 32), le jeune Pan et l’animal buveur (Philon, 59; Héron I, 30), etc. En général, Philon est un peu plus simple que Héron, ses appareils sont un peu plus primitifs; sa rédaction est plus sobre et plus brève. Les Pneumatiques de Philon répondent bien à ce que nous dit Vitruve de l’œuvre de Ctésibius,[7] et, bien que Philon ne nomme pas Ctésibius, non plus malheureusement qu’aucun autre savant, on croit percevoir assez clairement dans son œuvre l’influence peu éloignée de ce grand homme. La science a encore peu de ressources; on ne trouve dans ces appareils ni vis, ni ressort, ni spirales ni turbine, ni engrenage tant soit peu compliqué. Les plus délicats effets sont obtenus par des leviers (nos 30 et 31) et par des tuyaux habilement percés. La loi du levier, que Pappus dit avoir été donnée par Philon dans ses Mécaniques, est énoncée d’une façon occasionnelle au n° 61. Toute cette physique parait bien nous ramener à peu près à l’époque d’Archimède.

Relativement au style, une remarque assez intéressante peut être faite. Nous avons de plusieurs articles deux rédactions sensiblement diverses. Les derniers articles du fragment latin, qui sont fort concis, se retrouvent dans l’arabe d’Oxford et de Constantinople sous une forme plus développée et plus explicite. Les numéros 43 et 44 de Sainte-Sophie sont de même deux rédactions d’un seul article dont l’une est plus brève, l’autre plus étendue. Il semble qu’il y ait eu deux rédactions dont nous avons ici les traces, l’une plus ancienne, sobre, concise, d’un goût légèrement archaïque, l’autre plus moderne, développée, facile, accessible à un plus grand nombre de lecteurs. On pourrait supposer que la plus brève est primitive et que la plus étendue provient d’une recension due à l’école Héronienne.

Faut-il croire que notre livre contient des interpolations? Comme on le voit, étant donné le peu de renseignements que nous possédons, il est impossible de répondre à cette question d’une façon bien positive. Je ne saurais pas citer un seul article dont on puisse dire avec quelque certitude qu’il est interpolé. Il y en a cependant deux ou trois pour lesquels la question peut être soulevée. Par exemple le vase à quatre liquides du numéro 22 est, dans la disposition du robinet, un peu plus compliqué que l’appareil correspondant de Héron (I, 33); on pourrait le croire postérieur; il est vrai qu’il est plus simple à d’autres égards. Le dragon buveur et le jeune Pan (59), qui vient interrompre la correspondance avec le recueil anonyme d’Oxford, pourrait être interpolé. Mais il se peut aussi qu’il ne soit que déplacé. L’article le plus curieux à cet égard est celui de l’encrier suspendu (56), qui pourtant se retrouve et dans Sainte-Sophie et dans le recueil anonyme d’Oxford. Cet encrier repose sur une suspension à la Cardan; il est assez étonnant que cet ingénieux dispositif ait été oublié par Héron et par les mécaniciens postérieurs; mais, après tout, cela n’est pas impossible. Le texte dit que ce mode de suspension était usité dans les encensoirs juifs; quelque archéologue, versé daim les antiquités hébraïques, saurait peut-être de là déduire une date. La phrase du manuscrit d’Oxford, où cet encrier est comparé au trône de Salomon., n’est qu’une glose et ne prouve rien quant à l’âge du texte.

Les appendices, en général, ont de même l’air ancien. Les deux pompes le sont à coup sûr. La seconde est celle de Ctésibius; la première a un cachet tout archaïque. Les appareils hydrauliques du second appendice ont tous l’air primitif. Pourquoi le premier est-il appelé « appareil des Ispahaniens »? Apparemment, parce que l’usage en était répandu en Perse au moment où la traduction arabe a été faite; je crois savoir qu’il l’est encore; mais cela ne conclut pas contre l’existence d’un semblable appareil au temps de Philon. Les deux jets d’eau de cet appendice, numéros 6 et 7, me troubleraient davantage. Si j’ai bien compris, ils font mouvoir de véritables roues à axe parallèle au jet, et ils représenteraient une première réalisation de la turbine. D’autre part, cependant, le style de ces deux articles est concis, présentant des indices d’antiquité. Cette concision même en fait au reste deux des morceaux les plus difficiles du livre. De tout cela il ne résulte pas que nous soyons forcés de reconnaître l’interpolation dans le livre de Philon d’articles postérieurs, mais tout au plus l’existence de deux rédactions, l’une primitive, l’autre plus moderne, et la plus grande part du texte appartiendrait à la seconde.

Cette édition nous donne-t-elle des renseignements nouveaux sur d’autres parties de l’œuvre de Philon? Elle donne au moins des indices, et le lecteur va pouvoir juger de leur valeur. L’on sait que Philon avait composé un vaste recueil d’œuvres sur les différentes branches de la mécanique, une syntaxe mécanique analogue à ce que serait un recueil comme le manuscrit d’Oxford si celui-ci était complet.[8] Ce recueil contenait un certain nombre de livres dont deux, les quatrième et cinquième, traitant des machines de guerre et appelés les Belopoiika, nous sont depuis longtemps connus.[9] Ces deux livres sont dédiés à Ariston. Dans cet ouvrage Philon fait allusion à d’autres de ses ouvrages: aux πνευματικά, que nous connaissons maintenant, aux moclika ou traité des leviers auquel apparemment a songé Pappus, aux λιμενοποιικά, aux παρασκευαστικά.[10] Héron, au début de ses automates (περὶ στατῶν αὐτομάτων) dit s’être inspiré d’un ouvrage analogue de Philon. Voilà les données que l’on avait sur cette œuvre.

Je crois que l’on peut y ajouter quelque chose. A l’article 4 de ses Pneumatiques, Philon dit qu’il a traité de la théorie du vide dans un autre de ses ouvrages que le texte latin appelle de arbitriis mirabilibus. Les éditeurs V. Rose et W. Schmidt ont rendu ce titre par des automates, sans observations. Or l’arabe porte: les vues des jugements, les sentences merveilleuses. Cela n’a pas beaucoup de sens, et c’est pourtant bien, à ce qu’il semble, l’arabe qui a été rendu par le latin arbitria. Je pense que ce mot a été altéré, et je le changerais en un mot[11] couramment employé dans les Pneumatiques pour désigner les instruments, les organes. Nous aurions donc le titre: Des instruments merveilleux. Et bien, les instruments merveilleux, ce doit être les orgues. Un traité arabe de la classification des sciences dû à Avicenne[12] donne comme dépendance de la géométrie théorique les sciences pratiques suivantes, la science de la mesure des surfaces, la géodésie; la science des appareils qui se meuvent, c’est ici les automates; la science de la traction des corps lourds, c‘est le baroulkos; la science des poids et des balances; la science des instruments de division, la métrologie; la science des lunettes et des miroirs; la science de la conduite des eaux; c’est le de conductibus aquarum rencontré plus haut dans un des manuscrits latins de nos Pneumatiques. Et ce texte ajoute : « et parmi les dépendances de la science de la musique est la construction des instruments merveilleux extraordinaires comme l’orgue et ce qui lui ressemble. »

C’est donc dans le traité des orgues[13] que Philon aurait donné la théorie du vide et des tuyaux à air, ce qui est encore plus naturel que dans les automates. Mais rappelons-nous maintenant les titres des pièces contenues dans le manuscrit 2755 de Sainte-Sophie: nous y trouvons justement deux traités des orgues dédiés à Ariston,[14] l’ami de Philon. Il y a donc lieu de croire que ces traités sont, eux aussi, des écrits de Philon.

En outre, s’il faut tenir un grand compte de cette circonstance de la dédicace à Ariston qui paraît être une sorte de signature dans les œuvres de Philon, puisque nous la trouvons en tête de ses Belopoiika, de ses Pneumatiques et sans doute de son traité des orgues, nous ne pouvons omettre de rappeler que la même dédicace se retrouve en tête d’un fragment sur les clepsydres dans le manuscrit d’Oxford. Ce fragment est attribué à Archimède ainsi que le traité des clepsydres que j’ai naguère analysé.[15] Les Arabes avaient l’habitude de rapporter à Archimède les écrits sur les clepsydres, mais je ne sache pas que les documents grecs nous renseignent sur l’existence d’un écrit de ce genre dû au géomètre de Syracuse. Pourquoi donc cette sorte de traités, qui s’est conservée dans la littérature des Arabes, ne dériverait-elle pas, elle aussi, de la syntaxe de Philon

Nous aurions donc là un tableau à peu près complet de ce qu’a pu être cette syntaxe mécanique. Et il est à remarquer que, au moins dans toute sa partie conservée ou imitée en arabe, dans ces traités des orgues, des clepsydres, des appareils pneumatiques, des roues hydrauliques, cette collection d’œuvres mécaniques ressemble singulièrement à ce que Vitruve nous rapporte de l’œuvre de Ctésibius au point que l’on peut se demander si Philon est beaucoup plus que le principal rédacteur de l’enseignement de l’école Ctésibienne.[16]

Pourquoi donc les textes arabes, du moins en tant qu’ils me sont connus, ne citent-ils pas Ctésibius, et pourquoi ce personnage, auquel Vitruve donne une si haute place, a-t-il à peu près disparu de l’histoire de la mécanique en Orient? Qui sait? C’est peut-être à cause de son importance même. Je veux dire que l’œuvre de Ctésibius aura été refaite plusieurs fois, et que, comme il arrivait autrefois dans des cas de ce genre, le nom des recenseurs aura fait oublier celui de l’auteur primitif. Dans l’ensemble, d’après les documents arabes, voici ce qui paraît être: une vaste syntaxe mécanique, dont Ctésibius avait posé les bases,[17] aura été développée avec le plus de succès par Philon de Byzance. Puis l’œuvre de Philon de Byzance elle-même aura eu plusieurs recensions dont la principale appartient à l’école Héronienne. La syntaxe de Philon et celle de Héron auront été connues ensemble, mais d’une manière incomplète et fragmentaire, durant le moyen âge oriental.[18]

Nous ne savons rien du traducteur arabe des Pneumatiques de Philon. Il n’est pas certain dans ce cas-ci, comme cela l’était pour les Mécaniques de Héron, que la traduction ait été faite directement d’après le grec. Il y a dans cette traduction beaucoup de mots techniques qui ne sont pas d’origine arabe, et dont nous avons donné la liste à la fin de cette édition. Beaucoup de ces mots sont d’origine araméenne, d’autres sont persans; un petit nombre sont la transcription de mots grecs. Il semble bien que la mécanique des Grecs — de même d’ailleurs que leur musique — ait d’abord été étudiée sur le territoire persan, avant de passer dans des milieux tout à fait arabes. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ces arts eussent été cultivés à la cour des Chosroès; mais cela rendrait médiocrement compte des mots d’origine araméenne. Il se peut aussi que les traités de mécanique de l’école Alexandrine aient été étudiés d’abord par les Syriens nestoriens habitant le territoire persan, ce qui rendrait compte de la double provenance des mots techniques. Il resterait alors à savoir si ces chrétiens auraient traduit ces œuvres d’abord en araméen, comme c’est le plus probable, ou en vieux persan. Dans tous les cas, la version arabe est vraisemblablement assez ancienne, et le fait même qu’on en ignore l’auteur est en faveur de son antiquité. Je suppose qu’elle remonte au début du mouvement scientifique qui eut lieu sous Mamoun.

Je ne puis pas, comme orientaliste, clore cette introduction sans signaler encore les espérances que nous offre notre branche d’études relativement à l’histoire de la mécanique. Il existe d’importants traités de mécanique composés par des auteurs musulmans. Les manuscrits de ces traités sont rares; mais on en possède au moins deux, dont l’existence est connue depuis longtemps et qui sont capitaux: le superbe traité de Bédi ez-Zamân el-Djazari qui se trouve à Constantinople et dont une copie incomplète est conservée à la Bibliothèque nationale de Paris;[19] et le traité des fils de Mousa, plus ancien, qui se trouve au Vatican. Une étude attentive de ces traités s’impose, et il n’est pas douteux qu’elle ne jette quelque lumière sur les questions que, dans cette introduction, il nous a été facile de soulever, non de résoudre.

B. de Vaux.

suite

 

[1] Renan avait traduit « les balles » par « les machines qui lancent les projectiles; » il s’agit des balles qui, dans les clepsydres, marquent les heures. Recherches, p. 49.

[2] Le manuscrit n’est pas daté. Il doit être postérieur à l’an 755 de l’hégire, à cause d’une note où est reproduit l’alphabet magique du livre de Bédi ez-Zaman. Ce livre est, je suppose, celui de Constantinople. Le manuscrit d’Oxford n’a pas un cachet de haute antiquité.

[3] Ces deux manuscrits ne sont pas datés. Le 3713 a l’air relativement ancien.

[4] Abréviations : lat. = article du fragment latin; Ph. d’Ox. = article des pneumatiques de Philon dans le texte d’Oxford; Rec. an. = article du recueil anonyme d’Oxford.

[5] Vitruve. 1re  éd. Rose, p. 237, l. 23.

[6] Le mot <arabe> auquel on pourrait songer, s’applique aux machines de guerre; le mot <arabe>  au pluriel  signifiant « roue hydraulique » est d’une forme plus éloignée.

[7] Vitruve, p. 260. — Il attribue à Ctésibius les chants des merles, les flotteurs, les images buvantes, et il parle des commentaires de Ctésibius qui étaient répandus de son temps.

[8] V. Rose, Anecdota, introduction à son édition des Pneumatiques.

[9] Ces livres ont été édités d’abord par Thévenot, Veteres mathematici, Paris, 1693, et récemment par R. Schöne, Philonis mechanicae syntaxis libri quartus et quintus, Berlin, 1893.

[10]  Il y a aussi περὶ ἐπιστολῶν τῶν κρυφαίως ἀποστελλομένων

[11] Il pourrait sembler plus naturel encore de corriger « les vases ». Les vases merveilleux, c’est un titre que l’on rencontre dans d’autres œuvres sur la mécanique, par exemple dans le livre de Bédi ez-Zamân el Djazari. Mais ce titre ne désignant pas autre chose que les vases dont on traite dans les pneumatiques, le renvoi est inadmissible.

Reste cependant la possibilité que Philon ait employé le mot ἀγγεῖα, dans le sens d’appareil dont l’élément essentiel est un récipient où l’air est comprimé. C’est ainsi que dans le texte des Belopoiika (p. 77, éd. Thévenot), il décrit le fusil à vent de Ctésibius comme dépendant d’un aggeion, et remarque que l’hydraulis (orgue hydraulique) en a un tout à fait similaire. Mais, à part le choix du vocable grec, ἀγγεῖα ou ὄργανα, cette possibilité nous ramène à la conclusion que nous adoptons sur le sens réel du mot.

[12] Traités sur la sagesse, « resâ ‘il fi ‘l-hikmet » Constantinople, 1298 de l’hégire page 76.

[13] Cf. Geminus dans Proclus (In primum Euclidis Elementorum librum Commentarii, éd. Friedlein, p. 41). Καὶ ἡ θαυμαστοποιικὴ τὰ μὲν διὰ πνῶν φιλοτεχνοῦσα; ὥσπερ καὶ Κτησίβιος... τὰ δὲ διὰ ῥοπῶν... Parmi les θαύματα, sont ici distingués des αὐτόματα les πνευματικά; mais dans ceux-ci, Geminus vise particulièrement ceux ou l’air agit, non par simple pression, mais par expansion brusque, et qui devaient dès lors être des artifices à effet musical Le type le plus complet de ces θαύμαστὰ ὄργανα est bien donné par les orgues.

[14] A la vérité le titre arabe ne les dédie pas, mais les attribue à Ariston. Cela vient d’un emploi fautif d’une préposition. Cf. le titre latin cité plus haut: liber Aristotelis, mal traduit pour liber ad Aristotelem (Aristonem).

[15] Notice sur deux manuscrits arabes, Journal Asiatique. 1891. I, p. 295.

[16] Toutefois Philon, connue technicien, a son originalité propre, et, dans ses Belopoiika il la revendique nettement vis-à-vis de Ctésibius.

[17] Dans ces observations, au reste très générales, nous nous rallions implicitement à l’opinion de M. Paul Tannery, sur l’identité de Ctésibius, exprimée dans son article de la Revue des études grecques (1896, n° 33). — Nous adressons tous nos remerciements à M. Tannery qui a bien voulu nous prêter le secours de sa haute compétence à l’occasion du présent travail.

[18] Le contenu des manuscrits d’Oxford et de Constantinople passe donc en entier dans  l’œuvre Philo-Héronienne, à l’exception du livre des roues qui se meuvent d’elles-mêmes. Je ne sais que faire de ce traité qui a l’air d’une fantaisie; je ne puis le croire arabe, et je ne voudrais pas le croire grec. Le mieux est de s’abstenir sur cette question, plus intrigante après tout que vraiment intéressante.

[19] Nous avons donné une notice sur ce traité dans les Annales internationales d’histoire. Congrès de Paris, 1900, section d’histoire des sciences.