Hucbald

HUCBALD DE SAINT-AMAND  

 

EXTRAITS DE DEUX TRAITES DE MUSIQUE

Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

 


HUCBALD DE
SAINT-AMAND

EXTRAITS DE DEUX TRAITES DE MUSIQUE

(ixe et xe siècles)

Hucbald de Saint-Amand fut, nous l'avons dit, le collègue de Rémy d'Auxerre dans la direction et l'enseignement des écoles de Reims. Cette circonstance est à noter ; elle explique le silence d'Hucbald sur les points de théorie rythmique, auxquels il fait allusion dans ses livres, mais sans s'y arrêter. L'explication en était donnée par un autre, bien autorisé pour cela, et ainsi lui-même ne faisait que rappeler des choses connues, sur lesquelles il n'y avait pas lieu d'insister. Mais aussi quelle lumière est projetée sur ses enseignements, et comme on comprend mieux, en se reportant au commentaire de Rémy, tous les passages d'Hucbald où il est question du rythme des mélodies ecclésiastiques.

Pour la même raison, Hucbald sur ce point est avant tout pratique. Il ne fait pas de théorie, ce sont plutôt des recommandations et des conseils qu'il donne, pour observer dans l'exécution des mélodies les proportions rythmiques, sans lesquelles le chant perdrait sa force et son charme. Mais il est évident, par ce qu'il dit et par la manière dont il le dit, qu'il s'appuie sur la théorie et qu'il la sait connue dans tous ses détails ; ses recommandations n'en sont que l'application pratique.

Nous avons, sous le nom d'Hucbald de Saint-Amand, plusieurs traités de musique formant un tout assez complet et des plus précieux pour l'étude du chant ecclésiastique.[1] Le premier traité de Harmonica Institutione, comme son nom l'indique, est tout entier sur la première partie de la musique, c'est-à-dire sur l'harmonique. — La question des modes en particulier fait l'objet d'un petit traité supplémentaire, intitulé Alia musica. — Le Manuel musical (enchiriadis) est consacré à une partie spéciale de l'harmonique, celle qui traite des consonances. Mais cette question se présente ici sous un aspect tout nouveau, les consonances deviennent symphonies et ce sont les rudiments de la science symphonique ou de l'harmonie qu'Hucbald, le premier de tous les auteurs, nous enseigne dans cet ouvrage. On sait les développements que cette science a pris dans la suite, jusqu'à absorber presque toutes les autres parties de la musique ; en donnant naissance à la musique figurée, elle produira finalement notre système de musique polyphonique.

Au Manuel musical Hucbald a ajouté un second traité, qu'il intitule Scholia enchiriadis. C'est un résumé en trois livres de toute la science musicale, sous forme de dialogue entre le maître et son disciple. Le premier livre a pour objet ce que doit savoir et observer un bon chanteur ; le deuxième est un traité de Symphonique, qui reprend et complète la doctrine du Manuel ; le troisième livre est une sorte d'arithmétique musicale, où sont exposés les nombres et leurs rapports, tels que les harmoniciens en faisaient usage alors pour expliquer les intervalles, les systèmes et les consonances.

Enfin le dernier traité, Commemoratio brevis de tonis et psalmis modulandis, s'occupe tout spécialement de la psalmodie, c'est-à-dire de la manière de chanter les psaumes et leurs antiennes, selon les règles du chant ecclésiastique. Avec l’Enchiriadis et les Scholia, c'est la partie la plus intéressante de l'œuvre d'Hucbald de Saint-Amand, si même elle ne la constitue pas tout entière. C'est de là aussi que nous tirerons sa doctrine sur le rythme grégorien, dont il traite ex professo dans les Scholia Enchiriadis et dans la Commemoratio brevis.

Je reproduirai d'abord intégralement le texte de ces deux ouvrages ; nous pourrons ensuite faire ressortir plus en détail les enseignements qu'ils contiennent.

 

 

Scholia enchiriadis

EXTRAIT

 

 

INCIPIUNT SCHOLIA ENCHIRIADIS

DE ARTE MUSICA.

Discipulus. Musica quid est? Magister. Bene modulandi scientia.

M. Melos suavi sono moderari. Sed haec quantum.

D. Bene modulari quid est?

ad artem. Caeterum non bene modulari video, si quis in vanis suavitate artis abutitur; quemadmodum nec ipse, qui, ubi oportet, arte uti non novit: quamvis quilibet devoto tantum corde Domino dulce canit.

D. Ita puto.

M. Recte putas, non nisi bono usu dulcia mela bene fieri: nec rursum sacris melis bene uti, si sine disciplina injucundius proferantur. Quocirca cum ecclesiasticis canticis haec disciplina vel maxime necessaria sit, ne incuria vel imperitia deturpentur, videamus, quibus rebus opus sit ad bene modulandi facultatem.

D. Video plura esse, quae cantorem observare oporteat; quae si non noverit, peritus esse non poerit. Sed tuum est, haec certius exponere.

M. Alia sunt, quae sibi sonorum proprietas postulat; alia, quae numerositatis poscit ratio: alia, quibus extrinsecus occurrentibus disciplina canendi sese apte conformat.

D. Hi soni qui sunt?

M. Sonos hic phthongos dicimus, id est, voculas in canore concordes, quae sunt harmoniae elementa. Etenim sicut loquela litteris, ita constat phthongis harmonia.

 

............................................................................................

 

M. Quia sive altiore sive submissiore voce canatur quodlibet simplex ac legitimum melos, nonnisi ad quintum sonum a finali suo deponitur, nec nisi in nonum usque ascendit.

Et hactenus de discrepantiarum generibus devitandis superius dicta terminata sunt: nunc deinde quae pro exornatione melodiae donante Deo dicenda sunt, prosequemur. Ac inprimis videndum, ut numerose quodlibet melum promatur.

D. Quid est numerose canere?

M. Ut attendatur, ubi productioribus, ubi brevioribus morulis utendum sit. Quatenus uti quae syllabae breves, quae sunt longae, attenditur; ita qui soni producti quique correpti esse debeant, ut ea, quae diu, ad ea, quae non diu, legitime concurrant; et veluti metricis pedibus cantilena plaudatur. Age canamus exercitii usu; plaudam pedes ego in praecinendo, tu sequendo imitabere.

  

Ego sum via veritas et vita Alleluia Alleluia.

Solae in tribus membris ultimae longae, reliquae breves sunt. Sic itaque numerose est canere, longis brevibusque sonis ratas morulas metiri, nec per loca protrahere vel contrahere magis quam oportet, sed infra scandendi legem vocem continere, ut possit melum ea finiri mora, qua cepit. Verum si aliquotiens causa variationis mutare moram velle, id est, circa initium aut finem protensiorem vel incitatiorem cursum facere, duplo id feceris, id est, ut productam moram in duplo correptiore seu correptam immutes, duplo longiore.

D. Puto, tentare horum quaeque expedit, et in usum vertere.

M. Recte putas: ob hoc sumamus melum quod vis canere, nunc correptius, nunc productius; ita ut morulae, quae nunc sunt productae correptis suis, nunc item fiant pro correptis ad eas, quae fuerint productiores se. Canamus modo: prima fit mora correptior, subjungatur producta, tunc correpta iterum.

  

Ego sum via veritas et vita Alleluia Alleluia.

Haec igitur numerositatis ratio doctam semper cantionem decet, et hac maxima sui dignitate ornatur, sive tractim sive cursim canatur, sive ab uno seu a pluribus. Fit quoque, ut dum numerose canendo alius alio nec plus nec minus protrahit aut contrahit, quasi ex uno ore vox multitudinis audiatur. Item in alternando seu respondendo per eamdem numerositatem non minus morae concordia servanda est, quam sonorum.

D. Quomodo per moras oportet, ut cantiones concordent?

M. Concordabilis cantionum copulatio, qualiter per propriam quorumque sonorum sedem eveniat, supra monstratum est; morarum vero concordia fit, si id, quod subjungendum est, aut aequali mora respondeat, seu pro competenti causa duplo longiore mora, aut duplo breviore.

D. Constat peritae cantioni accidere omnia, quae praedicta sunt. Prosequere, si qua adhuc bonae modulationi necessaria sunt.

M. Observandam quoque dico distinctionum rationem, id est, ut scias, quid cohaerere conveniat, quid disjungi. Videndum etiam, quae mora illi aut illi melo conveniat. Nam hoc quidem melum celerius cantari convenit, illud vero morosius pronuntiatum fit suavius. Quod mox dinosci valet ex ipsa factura meli, utrum sit levibus gravibusve neumis composita. Ergo moram, quae cuique melo conveniat, aptam exhibebis duntaxat secundum temporis ac loci et causae cujuslibet extrinsecus occurrentis rationem: ipsam etiam altitudinem ad congruentiam morae cum apertis et suavibus neumis. Atque hujusmodi observationibus honestam beneque moratam musicam moderabis. Praeterea congrua symphoniarum commistio maximam suavitatem cantilenis adjiciet.

Finit pars prima.

 

Scholia Enchiriadis

(Extrait)

D. « Qu'est-ce que la musique ? — M. Une science qui apprend à bien moduler.

D. « Et qu'est-ce que bien moduler ? — M. C'est composer ou chanter suavement des mélodies, c'est-à-dire avec art. Au reste, faire servir l'art à des choses vaines n'est pas bien moduler ; ce n'est pas bien moduler, non plus, que de ne mettre aucun art où il devrait y en avoir. Pour moduler bien, il faut chanter à Dieu suavement et d'un cœur pieux.

D. « Je le crois ainsi. — M. Et vous faites bien ; car les belles mélodies ne sont bonnes que par le bon usage qu'on en fait. Or, on se sert mal des mélodies sacrées, quand on les chante sans grâce et sans règles. Puis donc que les règles sont indispensables aux chants de l'Église, si l'on ne veut les défigurer par l'incurie ou par l'ignorance, voyons ce qui est nécessaire à une bonne exécution de ces chants.

D. « Je vois plusieurs choses qu'un chanteur doit observer ; s'il les ignore, il ne sera jamais habile dans son art. Mais c'est à vous de me les expliquer. — M. Il y en a de trois sortes : les unes regardent la bonne émission des sons ; d'autres, le rythme musical ; les dernières, certaines exigences extrinsèques auxquelles le chant doit se conformer. »

Le maître explique ensuite à son élève la première de ces trois choses et traite successivement des sons musicaux, des intervalles, des systèmes et des modes. C'est un résumé de l'harmonique, très simple, d'ailleurs, et plus pratique que théorique. Puis il passe à la deuxième partie et à la troisième.

M. « Nous en avons fini avec les fautes à éviter dans l'émission des sons et de leurs intervalles ; poursuivons et voyons, avec l'aide de Dieu, ce que réclame l'ornement de la mélodie. La première chose nécessaire est que toute mélodie soit chantée avec nombre (bien rythmée).

D. « Qu'est-ce donc que chanter avec nombre ? — M. C'est prendre garde à observer dans les sons les durées longues et les durées brèves. De même, en effet, qu'il y a en poésie des syllabes brèves et des syllabes longues, de même, en musique, on distingue des sons longs et des sons



 

 

« Toute mélodie bien faite doit posséder ce nombre ; il fait sa plus grande beauté, que le chant en soit lent ou rapide, qu'il doive être exécuté par un seul chanteur ou par plusieurs. De cette manière, quand tous chantent bien en mesure et que personne ne précipite ni ne ralentit le mouvement, il semble que la multitude des chanteurs ne fasse qu'un, tant l'accord de toutes les voix est parfait.

« Ainsi encore, lorsque les chanteurs alternent et se répondent les uns aux autres, ils doivent s'accorder entre eux, non seulement dans les sons mélodiques, mais aussi dans le mouvement rythmique.

D. « Comment donc les chanteurs peuvent-ils s'accorder dans le mouvement ? — M. Nous avons expliqué déjà ce que doit être l'accord dans les sons. Quant au mouvement rythmique, il s'accorde lorsque, en répondant, ou bien l'on chante dans le même mouvement, ou bien en certains cas, dans un mouvement deux fois plus lent ou deux fois plus rapide.

D. « Tout ce que vous venez de dire convient certainement à un chant bien exécuté ; mais n'y a-t-il pas autre chose encore ? — M. Oui, il faut observer également les distinctions, ne pas séparer les notes qui doivent être unies, ne pas unir celles qui doivent être séparées. Il faut aussi étudier le mouvement qui convient à chaque mélodie ; car telle mélodie demande à être chantée plus rapidement, telle autre au contraire sera plus agréable dans un mouvement lent, ce qu'on peut reconnaître aisément dans la composition et la notation de la mélodie elle-même, suivant que les neumes en sont graves ou légères. On doit encore régler le mouvement d'une mélodie d'après les circonstances de temps, de lieu, de personnes et autres semblables. Le ton même variera avec le mouvement, de manière à donner toujours aux neumes de la force et de la douceur.

« C'est en observant toutes ces choses que vous conduirez le chant avec art et de la manière la plus convenable. Si à cela vous ajoutez la symphonie et des consonances bien choisies, vos mélodies acquerront une suavité merveilleuse. »

 


 

 

Commemoratio brevis de tonis

et psalmis modulandis

Ce petit traité d'Hucbald est consacré tout entier à l'une des parties les plus importantes du chant ecclésiastique, à la psalmodie. Encore n'embrasse-t-il pas toute la psalmodie : Hucbald laisse de côté les mélodies psalmodiques plus longues et plus ornées des répons et des grandes antiennes (Introït et communion de la messe), pour ne s'occuper que du chant des psaumes et des antiennes ordinaires, le plus fréquent d'ailleurs et celui auquel prennent part tous les chanteurs, c'est-à-dire tous les religieux dans les monastères bénédictins du xe siècle.

Ici encore son œuvre est avant tout pratique : que faut-il observer pour donner au chant des psaumes et des antiennes la dignité et en même temps la beauté, le charme qui lui conviennent essentiellement ? L'auteur lui-même a eu soin de marquer ainsi son but dès les premières lignes de son petit traité. Je ne résiste pas au plaisir de citer ces lignes, où la piété du moine s'unit si bien au bon goût de l'artiste. Elles n'ont rien perdu, d'ailleurs, de leur vérité, non plus que de leur actualité, et plaise à Dieu qu'elles redeviennent, dans toutes nos églises, la règle des chanteurs.

 

Hucbaldus S. Amandi

De tonis et psalmis modulandis

INCIPIT COMMEMORATIO BREVIS DE TONIS ET PSALMIS MODULANDIS.

Debitum servitutis nostrae, qui ad ministerium laudationis deputamur, non solum integrum debet esse et plenum, sed decenti quoque convenientia jucundum, atque suave. Et ideo peritos nos esse convenit officii nostri, ut scienter et ornate confiteamur Nomini sancto ejus, et gloriemur in carminibus suis: quatenus et Deo nostro jucunda sit decoraque laudatio, et audientes in operum Dei laudem et reverentiam exardescant. Quamvis enim Deo magis placeat, qui corde, quam qui voce canit; utrumque tamen ex ipso est, et dupliciter prodest, si utrumque fiat, si scilicet et animo apud Deum dulciter canitur, et homines canoris dulcedo sancto affectu commovet. Licet quoque multorum devotio Deo valde placet, qui in psalmodia nec ipsa verba rite effari queant; nequaquam tamen integrae est ille devotionis, qui, quod exhibere debet, quam optime et quam reverentissime id possit, Deo non exhibet.

Citharoedae et tibicines, et reliqui musicorum vasa ferentes, vel etiam cantores et cantrices saeculares omni student conatu, quod canitur sive citharizatur, ad delectandos audientes artis ratione temperare. Nos vero, qui meruimus verba majestatis in os sumere, nosne sine arte et negligenter proferimus cantica sanctitatis, ac non magis artis decorem in sacris assumimus, quo illi abutuntur in nugis? Quapropter parvam hinc notitiam exercitis vestris ex me destinatam suscipite, ut ex parvorum scientia fiatis capaciores majorum.

 

..............................................

Sunt quaedam notae, ad quas psalmi proprio modo non aptantur, quae conferendo magis insinuari possunt. De caetero ante omnia sollicitius observandum, ut aequalitate diligenti cantilena promatur; qua utique si careat, praecipuo suo privatur jure, et legitima perfectione fraudatur. Sine hac quippe chorus concentu confunditur dissono, nec cum aliis concorditer quilibet cantare potest, nec solus docte. Aequitate plane pulchritudinem omnem nec minus quae auditu, quam quae visu percipitur, Deus auctor constare instituit, quia in mensura et pondere, in numero cuncta disposuit.

Inaequalitas ergo cantionis cantica sacra non vitiet, non per momenta neuma quaelibet aut sonus indecenter protendatur aut contrahatur, non per incuriam in uno cantu, verbi gratia, responsorii vel caeterorum, segnius quam prius protrahi incipiatur. Item brevia quaeque impeditiosiora non sint, quam conveniat brevibus. Verum omnia longa aequaliter longa, brevium sit par brevitas, exceptis distinctionibus, quae simili cautela in cantu observandae sunt. Omnia, quae diu, ad ea, quae non diu, legitimis inter se morulis numerose concurrant, et cantus quilibet totus eodem celeritatis tenore a fine usque ad finem peragatur. Hac tamen ratione servata, dum in cantu qui raptim canitur, circa finem, aut aliquando circa initium longiori mora melos protendendum est, aut cantus, qui morose canitur, modis celerioribus finiendus; ut pro modo brevitatis prolixitas prolongetur, et secundum moras longitudinis momenta formentur brevia, ut nec majore, nec minore, sed semper unum alterum duplo superet: dum canente quolibet respondetur ab alio unum morosius, servent utrique modum, nec unus altero impeditiosius aut celerius canat. Hac pariter diligentia custodita, ut voces in unum amborum coeant, nec qui succinit, humilius vel celsius respondeat, quam ille qui praecinit, sed quantum fieri valet, haec dissonantia caveatur. Sive ejusdem sint modi voces ambae, seu alia pro convenientia aut necessitate mutanda, sint tamen, prout servari potest, ambae aequisonae. Modum autem eumdem vocis dico, donec in alteram transeat, et in novam mutetur.

Praeterea quemadmodum psalmi, vel alia quaelibet melodia ad rationem causae vel temporis, pro paucitate vero seu multitudine cantorum celsius vel humilius canendi sunt; nec enim indifferenti altitudinis modo cantum cujusque temporis modulari oportet, verbi gratia, matutina laetitia elatiore canore celebranda, quam nocturna synaxis; at nocturna quidem vigilanter, sed temperate. Psalmi, qui continuatim cum suis antiphonis dicuntur ad vesperam duntaxat quinque aut quatuor, ad nocturnas sex vel tres, illi etiam qui ad matutinas deputati sunt, aut aequali elatione omnes imponendi, aut certe a primo ad extremum melodia gradatim debet et moderate in altum excrescere. Cantica quoque Evangelii altius et morosius caeteris, sicut inquam psalmis dicendis in efferendo et in submittendo ratio dictat modum, ita nihilominus quam producte vel correpte dici oportet. Verum sive morosius, sive celerius dicantur, hoc attendi semper debet, ut honestis et plenis neumis congruo celeritatis pronuntientur modo, ut nec nimiae productionis taedeat, nec eos irreverenti festinantia os ignobiliter canens ebulliat.

In pronuntiatione psalmorum cum antiphonis semper principia versuum protendantur, una scilicet longa syllaba, longa autem pro modo correptionis, quatenus chorus omnis pariter capere initia versuum possit, et concorditer perducere. Similiter versuum finis una vel duabus productis eadem longitudine syllabis, ut nec praeripiatur versus sequens praecedente nondum terminato, nec rursus intercapedo major sit inter versum et versum, quam finalium syllabarum legitima longitudo.

Repetitio antiphonarum, quae in fine versuum inter cantandum fit, eadem qua psalmus celeritate percurrat: porro finito psalmo legitima productione producatur duplo duntaxat longius: excepto dum cantica evangelica sic morose psalluntur, ut non longiori, sed eadem morositate, antiphonam subsequi oporteat.

Haec qualiacunque de psalmorum melodiis et aequitate canendi, prout potui, de diversis collecta descripsi, non praejudicans illis, qui easdem modulationes licet aliter, non minus tamen bene, et fortasse melius habent. Quae canendi aequitas rhythmus Graece, Latine dicitur numerus: quod certe omne melos more metri diligenter mensurandum sit. Hanc magistri scholarum studiose inculcare discentibus debent, et ab initio infantes eadem aequalitatis sive numerositatis disciplina informare, inter cantandum aliqua pedum manuumve, vel qualibet alia percussione numerum instruere; ut a primaevo usu aequalium et inaequalium distantia calle eos laudis Dei disciplinam nosse, et cum supplici devotione scienter Deo obsequi.

 

 

« Par vocation nous sommes consacrés au service et à la louange de Dieu N.-S. Ce devoir, nous ne devons pas seulement nous en acquitter pleinement, intégralement, nous devons encore le rendre doux et agréable par la décence avec laquelle nous le remplissons. Il faut que nous devenions habiles en cet office, pour louer avec science le saint nom de Dieu et mettre notre gloire à le chanter. Ainsi notre louange lui sera agréable par sa beauté, et en même temps les fidèles qui nous entendent se sentiront eux-mêmes pleins d'ardeur pour louer et révérer les œuvres divines.

« Dieu, sans doute, se plait aux chants du cœur plus qu'à ceux de la voix ; mais le cœur et la voix sont également de lui et nous peuvent servir, si, tout en chantant suavement à Dieu dans l'intime de notre âme, nous émouvons les hommes à de saintes affections par la douceur même de notre chant. Car, bien que la dévotion d'un grand nombre ne laisse pas d'être agréable à Dieu, alors même que dans la psalmodie ils sont incapables de prononcer seulement les paroles d'une manière convenable, il est vrai néanmoins que celui-là n'a pas une dévotion entière et parfaite, qui ne s'acquitte pas de son devoir envers Dieu avec toute la perfection et révérence dont il est capable.

« Les citharèdes, les joueurs de flûte et les autres instrumentistes, les chanteurs et les chanteuses mondaines s'efforcent de conformer aux règles de l'art tout ce qui se chante ou se joue sur la cithare, à seule fin de délecter leurs auditeurs. Et nous qui avons l'honneur de placer sur nos lèvres les paroles de Majesté, nous chanterions sans art, sans soin, les cantiques sacrés ? Ne devons-nous pas plutôt mettre dans les chants divins cette beauté artistique, dont ils abusent pour des bagatelles ? Recevez donc ce peu de science que j'ai recueilli à votre intention, afin que par la connaissance des petites choses vous deveniez capables d'être instruits dans les grandes. »

C'est après ce préambule pieux qu'Hucbald expose tout ce qu'un religieux devait pratiquement savoir, pour psalmodier d'une manière convenable à l'église : intonations, teneur, médiations, finales des psaumes dans les huit modes, adaptation des formules psalmodiques aux antiennes, observation de l'accent tonique, exigences de l'euphonie, etc. Il termine enfin par les recommandations suivantes, relatives au rythme des mélodies.

« Au reste, il faut observer surtout soigneusement que la mélodie soit chantée d'un mouvement toujours égal, sinon elle perd une de ses qualités les plus essentielles et toute sa beauté. Otez cette régularité rythmique, il n'y a plus que désordre dans un chœur, nul ne peut s'accorder avec les autres ni même chanter bien lui seul. Le nombre fait la beauté de toutes choses, de celles qui frappent nos oreilles comme de celles que nous percevons par les yeux. Ainsi Dieu, créateur de cet univers, l'a voulu, quand il a tout disposé avec mesure, avec poids et avec nombre.

« Que l'inégalité du chant ne gâte donc jamais nos cantiques sacrés, qu'on ne prolonge et qu'on n'abrège pas ici ou là et mal à propos les sons ni les neumes ; que l'inattention ou la paresse ne fassent jamais que dans un chant, un répons par exemple, on ralentisse le mouvement initial ; qu'on donne aux brèves leur juste valeur sans les rendre plus lourdes qu'il ne convient à des brèves, que toutes les longues soient également longues, toutes les brèves également brèves, sauf à la fin des distinctions, qu'il faut avoir soin de marquer par un ralentissement de la mélodie. Qu'entre les longues et les brèves il y ait toujours exacte proportion rythmique, afin que le chant marche d'un mouvement égal depuis le commencement jusqu'à la fin.

« On observera cependant que parfois, dans les chants rapides, il convient de ralentir le mouvement vers la fin ou même au commencement, et que dans les chants lents il le faut au contraire presser. En ce cas, le mouvement doit toujours être doublé, c'est-à-dire devenir deux fois plus lent ou deux fois plus rapide : les longues du mouvement rapide deviennent les brèves du mouvement plus lent, et les brèves du mouvement lent deviennent les longues du mouvement rapide. Ainsi, quand l'un a chanté et qu'un autre lui répond, mais en allongeant le rythme, qu'ils gardent bien tous les deux la juste mesure du mouvement sans chanter ni plus vite ni plus lentement qu'il ne convient à l'un et à l'autre.

« En outre, suivant les fêtes, le temps, le nombre des chanteurs, on devra chanter les psaumes et toute autre mélodie sur un ton plus ou moins élevé ; car il n'est pas indifférent de varier le ton d'après les circonstances. Par exemple, la joie matinale éclate dans un ton plus élevé qu'aux assemblées nocturnes où il convient de chanter plus doucement, mais sans somnolence.

« Les quatre ou cinq psaumes, qu'on chante de suite avec leurs antiennes aux vêpres, les six ou les trois des nocturnes et ceux également des matines (laudes), seront imposés sur le même ton, ou bien du premier au dernier la mélodie s'élèvera de degré en degré. Les cantiques évangéliques se chantent plus lentement et sur un ton plus élevé que les psaumes.

« C'est à la raison et au bon goût de déterminer quand et jusqu'à quel point il convient de hausser ou de baisser le ton des mélodies, comme aussi de les chanter ou plus vite ou plus lentement. Mais, de quelque manière qu'on chante, qu'on presse ou qu'on ralentisse, il faut prendre garde que le mouvement n'enlève rien aux neumes de leur beauté et de leur plénitude, que trop de lenteur ne soit à dégoût, que trop de rapidité ne devienne une irrévérence, tant les mots se précipitent indignement sur les lèvres.

« Dans le chant des psaumes avec leurs antiennes, le commencement de chaque vers doit être prolongé de la valeur d'une syllabe longue, proportionnellement aux brèves ; de telle sorte que tout le chœur puisse commencer bien ensemble et continuer ensuite le verset d'un égal mouvement. De même, à la fin des versets, on allongera également une ou deux syllabes, ayant soin de ne pas attaquer le verset suivant avant que le précédent ne soit achevé, et de ne pas laisser non plus entre les versets plus d'intervalle que n'en requiert l'allongement régulier des syllabes finales.

« Lorsque, dans le cours d'un psaume, l'antienne doit être répétée entre les versets, on la chantera dans le même mouvement que le psaume lui-même ; mais, à la fin du psaume, on doublera le mouvement pour l'antienne qui sera ainsi chantée deux fois plus lentement. Il y a exception pour les cantiques évangéliques, lorsqu'on les chante avec solennité et lenteur ; l'antienne qui les suit conserve alors le même mouvement rythmique.

« Tout ce que je viens de dire de la manière de chanter les psaumes et de l'égalité dans le chant, je l'ai tiré de divers auteurs et exposé le mieux que j'ai pu, sans prétendre néanmoins blâmer ceux qui font d'une manière un peu différente, mais non moins bonne et peut-être meilleure.

« Or cette régularité si nécessaire au chant, les Grecs l'appellent rythme et les Latins nombre, parce qu'effectivement toute mélodie doit être mesurée avec grand soin, comme le sont les mètres en poésie. Aussi est-il important que les maîtres d'école l'inculquent soigneusement à leurs élèves, que de bonne heure les enfants soient formés à cette discipline du rythme et que pour cela en chantant on leur batte la mesure avec le pied, ou avec la main, ou de quelque autre manière. Grâce à la connaissance qu'ils auront ainsi acquise des diverses espèces de mouvements égaux et inégaux, ils apprendront dès leurs premières années à chanter doctement les louanges divines et à bien marquer dans la prière le respect qu'ils ont pour Dieu. »

Qu’ajouter à ces textes et que pourrions-nous dire de plus clair, de plus formel sur l'existence et la nécessité du rythme musical dans les mélodies grégoriennes ? Hucbald, encore une fois, ne fait pas de théorie, il ne vise qu'à la pratique ; mais les conseils qu'il donne, les recommandations qu'il fait, les nécessités dont il parle relativement au rythme dans le chant, tout cela repose sur une théorie parfaitement définie, sur des lois et des règles connues, admises par tous, observées dans la musique profane, non moins indispensables à la musique religieuse. Or, cette théorie, ces lois, ces règles rythmiques, ce sont les mêmes que nous avons vues exposées par tous les auteurs précédents, celles-là précisément que Rémy d'Auxerre, le collègue d'Hucbald, enseignait à Paris et à Reims et dont il nous a laissé le texte dans son Commentaire de Martianus Capella.

Il n'y a pas à s'y méprendre, en effet, la doctrine d'Hucbald est absolument conforme aux principes établis par Rémy : temps, pieds et rythmes, exacte proportion des longues et des brèves, mouvement rythmique par arsis et thésis régulièrement battus au cours de la mélodie, etc., tout s'y trouve et tout démontre combien, à cette époque, on était d'accord et sur le genre de rythme propre à la musique sacrée et sur la nécessité de l'y observer avec un soin extrême.

Mais les traités d'Hucbald ont pour nous un mérite supérieur à ceux des théoriciens précédents. Par cela même qu'il vise avant tout à la pratique, il ne peut s'en tenir à des généralités, il doit préciser les règles et en faire l'application particulière aux mélodies grégoriennes. Là est pour nous l'intérêt spécial de l’Enchiriadis ; il nous introduit en quelque sorte dans le chœur même des églises conventuelles ou cathédrales du ixe et du xe siècle, au milieu des moines de la Schola cantorum, il nous permet de suivre leur chant, d'en sentir le rythme toujours régulier et constamment battu par le maître du chœur, d'entendre ponctuer la mélodie, de saisir le sens de chaque phrase musicale et de chaque membre de phrase ; en un mot, avec Hucbald, c'est bien le chant de l'Église qui retentit à nos oreilles, ce sont les antiennes, les répons, les psaumes, qu'il nous apprend à rythmer comme ils le doivent être, pour ne rien perdre de leur beauté et de leur suave harmonie.

Jusque-là, en effet, les auteurs, préoccupés surtout de théorie spéculative, établissaient les principes généraux de la rythmique et ses divers éléments constitutifs, temps, pieds et rythmes, sans faire une distinction bien marquée entre la mélodie pure, qui se crée elle-même son rythme propre et la mélodie associée à un texte poétique déjà rythmé et s'y adaptant d'une manière presque servile. Leur théorie, sans doute, convenait aussi bien à l'une qu'à l'autre ; ils observaient même qu'en musique le rythme a des libertés qu'il ne possède pas en poésie, que rien ne l'empêche, par exemple, de diviser les temps que les règles métriques obligent de composer dans les vers, que certains pieds et certains rythmes appelés irrationnels par les grammairiens, parce qu'ils ne suivent pas leurs lois, n'en sont pas moins pour les musiciens parfaitement réguliers et d'un usage ordinaire. Mais, à défaut d'une séméiographie musicale assez simple, assez claire et assez parfaite pour noter les mélodies avec toutes leurs nuances rythmiques, ce n'est pas aux mélodies elles-mêmes qu'ils empruntaient leurs exemples, c'est au texte métriquement rythmé, offrant d'ailleurs le même rythme que la mélodie, mais plus facile à noter et plus à la portée de tous les lecteurs.

Hucbald, au contraire, et ceux qui viendront après lui, ne voulant être que pratiques, s'arrêtent fort peu à considérer les rapports de la rythmique et de la métrique, ils se contentent de les rappeler en deux mots et de revendiquer pour la mélodie pure la même régularité, la même constitution rythmique que les grammairiens réclament pour la poésie. Mais c'est de la mélodie qu'ils s'occupent exclusivement, de la manière de la chanter, pour qu'elle possède le nombre et la mesure indispensables à sa perfection ; ce sont des mélodies aussi qu'ils citent comme exemples, sans se soucier des imperfections considérables de leur notation, parce que ces mélodies étaient notées alors dans toutes les mémoires.

Comment, d'ailleurs, auraient-ils pu en appeler à des textes purement prosaïques, adaptés aux mélodies en dehors de toute loi métrique et ne faisant pas corps avec elles au point de vue du rythme ? Force leur était donc de négliger les paroles et de ne considérer que le chant, pour lui appliquer les règles du nombre musical ; et c'est bien ce qu'ils ont fait.

 

 

[1] « On a beaucoup discuté sur l'authenticité des œuvres d'Hucbald. De fait, ses ouvrages se divisent en deux catégories bien distinctes comme doctrine. Il y a, d'une part, l’Institutio harmonica, de l'autre l’Enchiriadis musicae artis, les Scholia et la Commemoratio brevisl’Institutio harmonica paraît plus ancien que l’Enchiriadis. Plusieurs nouveautés de ce dernier ouvrage sont vivement combattues par Guy d'Arezzo et surtout par Hermann Contract. L'ardeur de ces attaques montre au moins la faveur obtenue par les théories du moine de Saint-Amand. (Cf. ci-dessus. IIe Étude. Appendice II, p. 416-418.)

« Une dissertation récente de Dom Maurin attribuerait l’Enchiriadis à un prieur de l'Abbaye de Saint-Pons de Tomières, qui vivait vers l'an 936. Ce religieux aurait porté à la fois les noms d'Odon et Olger, que l'on trouve souvent, l'un ou l'autre, en tête des exemplaires de l’Enchiriadis. » (Le Plain-Chant, par le P. Soullier, s. I, ch. x.)

Il semblerait plutôt que l’Institutio harmonica dût être retirée à Hucbald, pour lui conserver l’Enchiriadis et les deux traités qui suivent. En effet, l'auteur de l’Institutio parle de la notation des chants grégoriens par les lettres du monocorde adjointes aux neumes (ap. Gerb., t. I, p. 117-118), et il expose les grands avantages de cette manière de noter. Or, Oddon, dans le dialogue de Musica, revendique pour lui-même la première idée de cette méthode, inconnue jusqu'à lui (cf. Gerb., ibid., p. 251-253) - Comment cet Oddon, quel qu'il soit, pourrait-il se donner comme l'inventeur d'une notation qu'Hucbald de Saint-Amand aurait enseignée avant lui ? Tout ce qui concerne les nombres musicaux est aussi exposé d'une façon absolument semblable dans l’Institutio harmonica et dans les Règles d'Oddon sur la Rythmimachie (cf. ibid., p. 285). — Nous pouvons citer l’Enchiriadis comme étant d'Hucbald, car sa valeur et son autorité sont égales dans tous les cas.