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introduction à athénée de naucratis

ATHÉNÉE DE NAUCRATIS

Des banquets

 

Le Livre IV des Deipnosophistes

texte grec

 

  

 

trADUCTION

LE BANQUET DES SAVANTS D'ATHÉNÉE.

LIVRE QUATRIÈME.

 

 

[128] AMI, Timocrate, Hippolocus de Macédoine, disciple de Théophraste, vivait du temps de Douris et de Lyncée, l'un et l'autre de Samos. On voit, par ses lettres, qu'il s'était engagé, avec Lyncée, à lui rendre compte du repas splendide quelconque où il se trouverait : Lyncée, de son côté, lui avait promis la même chose. Il nous reste donc encore quelques-unes de leurs lettres relatives aux festins : une, entre autres, de Lyncée, nous détaille le souper que Lamie, joueuse de flûte de [128b] l'Attique, donna à Démétrius Poliorcète, son amant, dans la ville même d'Athènes. Une de celles d'Hippolochus nous apprend quel fut le repas que Caranus de Macédoine donna le jour de ses noces. Je suis aussi tombé sur d'autres lettres de Lyncée à Hippolochus : il y décrit le repas que donna le roi Antigonus, lorsqu'il célébra les Aphrodisies à Athènes, et celui du roi Ptolémée : or, je vous ferai part de ces lettres : [128c] celle d'Hippolochus ne se trouvant que rarement, je vais en parcourir la teneur avec rapidité, autant pour occuper un moment de vos loisirs, que pour vous amuser.

(2) Caranus donnant, comme je l'ai dit, son repas de noces en Macédoine, y avait invité vingt personnes : aussitôt que les convives se furent placés sur les lits, on fît présent à chacun d'une coupe d'argent; mais Caranus avait eu soin qu'ils eussent, avant d'entrer dans la salle, la tête ceinte d'une lame d'or de la valeur de cinq philippes. [128d] Lorsqu'ils eurent vidé leurs coupes, on leur servit à chacun, dans un plat d'airain, ouvrage de Corinthe, un pain d'égale largeur, des poules, des canards; en outre, des ramiers, une oie, et autres choses semblables dont les plats étaient abondamment garnis. Chacun ayant pris ce qu'on lui présentait, le donna avec le plat aux esclaves qui étaient derrière; on présenta aussi à la ronde nombre d'autres différents mets.

Après ce service, il parut un plat d'argent où étaient un grand pain, des oies, des lièvres, des chevreaux; d'autres pains faits avec art, des pigeons, des tourtereaux, des perdrix, et quantité d'autres volatiles:

[128e] or, dit Hippolochus, ceci fut aussi donné aux esclaves. Ayant ainsi pris assez de nourriture, nous nous lavâmes les mains; on apporta beaucoup de couronnes faites de toutes sortes de fleurs. Il y avait une lame d'argent sur chacune, de même poids (ou prix) que la première couronne.

[129] Hippolochus parle ici d'un Protéas, petit-fils de ce Protéas, dont la mère, nommée Lakknique, avait été nourrice d'Alexandre le Grand. Or, ce Protéas buvait beaucoup; il était même aussi grand buveur que son aïeul Protéas, qui avait vécu familièrement avec Alexandre, et buvait à la santé de tout le monde. Voici donc ce qu'Hippolochus écrit ensuite :

(3) « Lorsque le plaisir nous eut égaré la raison par ses charmes, il entra des joueuses de flûtes, des musiciens, et des Rhodiennes pinçant de la harpe. Elles étaient couvertes du seul voile de la décence des convives, à ce que je crois : quelques-uns disent cependant qu'elles avoient une légère tunique. Elles se retirèrent après un court début : aussitôt il en parut d'autres, portant chacune deux pots de parfum, joints ensemble par une bandelette d'or : l'un était même de ce métal, [129b] l'autre d'argent. Ils contenaient chacun une cotyle, et elles en firent présent à tous les convives.

On servit ensuite à chacun, pour souper, un plat d'argent, doré en placage fort épais, et assez grand pour contenir le volume d'un cochon rôti, et même très gros. Cette pièce était posée sur le dos, montrant le ventre en haut, remplie de toutes sortes de bonnes choses. En effet, il y avait des grives rôties, des vulves, force becfigues, où l'on avait versé des jaunes d'œufs ; outre cela, des huîtres, des pétoncles : or, chaque convive eut pour lui le cochon et le plat sur lequel on le lui avait servi ; ensuite, lorsque nous eûmes bu, chacun eut un chevreau tout bouillant dans la sauce, sur un autre plat, avec sa cuiller d'or.

Caranus nous voyant embarrassés de ces provisions, nous fit donner des bourses de filet et des corbeilles à pain, tissues de brins d'ivoire. Flattés de sa générosité, nous célébrâmes le nouvel époux qui nous mettait tous ces présents en sûreté : il nous donna encore une couronne, deux pots de parfum, l'un d'or, l'autre d'argent, [129d] et du même poids que les précédents.

Nous étions alors fort tranquilles; mais tout-à-coup entra dans la salle la troupe de ceux qui venaient de célébrer à Athènes la fête des Chytres : après eux, entrèrent des Ithyphalles, ou suppôts de Bacchus, armés de phalles, des Skeropaiktes, des femmes qui faisaient des tours, cabriolant sur des épées, et jetant du feu par la bouche : elles étaient couvertes du simple voile de la nature.

(4) Dès que nous fûmes débarrassés de ce monde, nous nous mîmes à boire de plus belle, et des vins vigoureux, plus purs qu'auparavant : le Thase, le Mende, le Lesbos y étaient à notre discrétion, et l'on nous en servait dans de larges coupes d'or.

CHAP. II.

Lorsque nous eûmes ainsi bu, on nous servit encore à tous un plat de verre d'environ deux coudées de diamètre, dans un réseau d'argent, [129e] et rempli de toutes sortes de poissons frits, qu'on y avait comme amoncelés. On y avait joint une corbeille à pain, tissée en argent, et pleine de pains de Cappadoce. Nous en mangeâmes, et donnâmes le reste aux esclaves : nous nous lavâmes les mains, et nous mîmes des couronnes. On nous présenta aussi des cercles d'or, pour nous en ceindre la tête: ils pesaient le double des premiers. On y joignit deux autres pots de parfum, et nous demeurâmes tranquilles.

Protéas, sautant alors de son lit, demande un skyphe, ou gobelet tenant un conge; l'ayant rempli de [129f] Thase, il le détrempe un peu, et le boit, ajoutant :

« Celui qui boira le plus, aura lieu de se féliciter le plus. »

Eh bien ! dit Caranus, puisque tu as bu le premier, agrée le présent que je te fais du gobelet, et quiconque en videra un pareil, le gardera aussi pour soi.

A ces mots, neuf personnes se levèrent ? se saisirent de gobelets, et ce fut à qui aurait bu le premier. Un de nos convives, assez malheureux pour ne pouvoir pas boire cette quantité, s'assied sur son lit, et se met à gémir d'être le seul sans gobelet; mais Caranus lui fait présent du vase vide.

[130] Aussitôt il entre un chœur composé de cent hommes, chantant en accord un épithalame : après eux, paraissent des danseuses, mises les unes en nymphes, les autres en néréides.

(5) Le repas allait bientôt finir, et le jour commençait à baisser, lorsqu'on ouvrit le reste de la salle, qui était partagée par des rideaux blancs. Dès qu'ils furent ouverts, des torches jetèrent subitement un grand éclat, moyennant des machines secrètes : la séparation qui les cachait ayant donc disparu, on vit des Amours, des Dianes, des Pans, des Mercures, et autres personnages artificiels, portant des lumières dans des flambeaux d'argent. Nous admirions avec étonnement l'habileté de l'artiste, lorsqu'on nous servit des sangliers, vraiment d'Érimanthe, dans des plats carrés, autour desquels s'élevait une bordure en or. [130b] On présenta ces pièces à chacun, percées d'un javelot d'argent; mais ce qu'il y avait de plus surprenant, est que, pouvant à peine nous soutenir, et tout étourdis du vin, nous nous levions, comme on dit, sur nos jambes, et aussi facilement que si nous eussions été à jeun, toutes les fois qu'on nous surprenait par quelque pièce qui excitait notre admiration. Enfin, nos esclaves entassèrent tout cela dans leurs corbeilles, sans doute bien conditionnés, et la trompe donna le signal de la fin du repas. C'est, tu le sais ; l'usage des Macédoniens, lors des repas qui se donnent à une grande compagnie.

[130c] Karanus s'étant mis à boire dans de petits gobelets, ordonna aux esclaves de verser à la ronde; ainsi, nous bûmes à notre aise, prenant ce vin comme l'antidote de celui que nous avions bu auparavant. Alors entra le bouffon Mandrogènes, petit-fils, à ce qu'on dit, de ce Straton de l'Attique. Il se répandit en plaisanteries à nos dépens, et dansa ensuite avec une vieille de plus de 80 ans.

Enfin, on servit le dessert; il fut présenté à chacun dans des corbeilles tissées en ivoire : il y avait de toutes sortes de gâteaux de Crète, de chez toi, [130d] ami Lyncée, de Samos, de l'Attique, et dans les vaisseaux d'usage pour chaque sorte.

Nous sortîmes donc après cela, bien présents (ou attentifs), je t'assure, vu les riches dons que nous avions reçus : pour toi, tu passes heureusement ton temps à Athènes, assistant aux conférences de Théophraste, mangeant des oignons, de la roquette et des streptes, assistant aux Lénées, et à la fête des Chytres; mais nous qui avons eu pour mets, ou pour portions, au repas de Karanus, de grandes richesses, nous cherchons maintenant, les uns, des maisons à acheter, les autres, des terres ou des esclaves.

CHAP. III.

(6) [130e] Si donc vous faites attention à toutes ces choses, mon cher Timocrate, quel est le repas grec que vous puissiez comparer à celui que je viens de vous détailler, quand surtout on lit ce que dit en plaisantant le comique Antiphane, dans son Aenomaüs, ou son Pëlope ?

« Hélas! que pourraient faire des Grecs qui vivent si mesquinement ! ces mangeurs d'herbages, et qui n'ont qu'une obole à dépenser pour trois ou quatre lambeaux de viande ! Vivent nos ancêtres ! ils vous mettaient [130f] des bœufs, des cerfs, des agneaux, tout d'une pièce, en broche. Enfin, n'a-t-on pas vu un cuisinier, chose prodigieuse, il est vrai, faire rôtir un chameau entier, et le servir tout brûlant au roi de Perse ? »

Aristophane parlant, dans ses Acharniens, de la magnificence des Barbares, dit:

« A. Ensuite il nous donna l'hospice, et nous fit servir [131] des bœufs entiers sortant du four. B. Oh ! qui a jamais vu des bœufs entiers cuits au four! ô ! l'impudente fanfaronnade ! A. Oui, il nous fit servir aussi un oiseau trois fois plus grand que Cléonyme, et qui se nomme Phénax. »

Anaxandride, se moquant du repas que donna Iphicrate à ses noces, lorsqu'il épousa la fille de Kotys, roi des Thraces, dit :

« A. En supposant que tu fisses cela comme je te l'expose, et qu'il nous traitât même d'une manière splendide, cela n'approcherait pas de ce que fit Iphicrate chez les Thraces. En effet, on dit [131b] qu'il fit les choses de la manière la plus noble. La place publique fut couverte de tapis de pourpre, jusque du côté du nord. On ajoute même, qu'une foule de gens, mal peignés, y mangèrent du beurre ; que les marmites d'airain étaient plus grandes que des citernes à douze lits. Kotys avait même sa robe retroussée, et présentait, à la ronde, le bouillon du pot dans un congé d'or. Comme il goûtait de tous les cratères, il se trouva ivre avant tous les buveurs. Antigénidas y joua de la flûte; Argas chanta, et Céphisodote d'Acharné [131c] fit résonner sa cithare. On célébra, dans les chants, la ville spacieuse de Sparte, Thèbes aux sept portes : et l'on se reprenait tour-à-tour. »

« Iphicrate reçut, pour dot, deux troupeaux de chevaux alezans, un bouclier d'or, une coupe en forme de conque, un pot à verser la neige, une marmite de millet, une botte d'oignons de douze coudées, et une hécatombe de Polypes. Ce fut donc ainsi que Kotys célébra, en Thrace, les noces de son gendre Iphicrate, si l'on en croit la renommée. »

« B. Oh ! tout se fera avec bien plus de grandeur et d'éclat chez nos jeunes maîtres : [131d] en effet, que manque-t-il chez nous ? quelles bonnes choses peut-on y désirer ? n'avons-nous pas la myrrhe odorante de la Syrie, la vapeur agréable de l'encens, des mazes tendres et d'une couleur charmante, du pain, de la fleur de farine, des polypes, des andouilles, de la graisse, de gros intestins, du bouillon, de la poirée, des thrions, des pois, de l'ail, des aphyes, des maquereaux, des tartelettes, de la bouillie, des fèves, des pois-chiches, de l'ers, des haricots, du miel, du fromage, des chories, du froment, des noix, du gruau, des langoustes, des calmars cuits sur la braise, du muge au court bouillon, des sèches bouillies, de la murène bouillie, des goujons bouillis, [131e] du thon femelle bouilli, des tanches marines bouillies, des grenouilles de mer, des perches, du dentale, de l'âne de mer, des raies, des turbots (ou des plies),du chien de mer, du groneau, des aloses, des torpilles, des tronçons d'ange, des rayons de miel, du raisin, des figues, des pains à la graisse, des pommes, des cornouilles, des grenades, du serpolet, du pavot, des poires (sauvages), du safran bâtard, des olives, du marc, des amètes, des poireaux, des ciboules, des aulx, de la physte, des oignons, des choux, du selfion, du vinaigre, du fenouil, des lentilles, des cigales grillées, du cresson alénois, de la jugeoline, des buccins, du sel, des pinnes, des lépas, des moules, des huîtres, des pétoncles, de l'origan: en outre, une quantité inexprimable de petits volatiles, [131f] des canards, des ramiers, des oies, des moineaux de montagne, des grives, des alouettes huppées, des pies, des cygnes, des pélicans, des cincles, de la grue, une grue, dis-je, qui, s'insinuant par le large anus de celui-ci, et se portant par les côtés, lui partagerait le front. Tu y aurais aussi du vin blanc, du vin doux, et du pays même, outre le moelleux Capnias. »

CHAP. IV.

(8) Voici comment Lyncée plaisante sur les festins d'Athènes, dans son Centaure :

« A. Cuisinier, celui qui sacrifie et qui me traite, est Rhodien : moi qu'il invite, je suis de Périnthe. Nous n'aimons ni l'un ni l'autre les repas d'Athènes; car cette Attique est désagréable, [132] et a pour nous quelque chose d'étranger. On nous y a servi un grand plat, où l'on en avait mis cinq autres petits : dans l'un, c'était de l'ail; dans l'autre, des oursins; le troisième contenait une douce thrymmalide ; le quatrième, dix conques; le cinquième, un petit tronçon d'antacée : mais tandis que je mange d'une chose, un autre mange d'une autre ; et tandis qu'il dévore ce à quoi je ne touche pas, je dépêche ce que je tiens. Cependant, mon cher, je voudrais expédier aussi bien une chose qu'une autre ; mais c'est vouloir l'impossible, [132b] car je n'ai ni cinq bouches, ni dix lèvres. B. Voilà des choses qui nous flatteront sans doute par leur diversité. A. Mais quand je me serai bien rempli l'entrée de la bouche, mon ventre n'en sera pas plus plein avec cela. B. Que faire donc? A. As-tu beaucoup d'huîtres ici ? Sers-m'en un plat, et un bon plat. As-tu aussi des oursins? B. Oh ! je vais vous en arranger un plat, deux même. Je lésai moi-même payés huit oboles. A. Eh bien, sers-nous seulement ce mets chétif, afin que nous puissions au moins manger tous en même temps, et que, tandis que j'expédie une chose, les autres n'en dévorent pas une autre. »

[132c] Hégésandre de Delphes rapporte que quelqu'un demandant au Parasite Droméas, si les repas étaient meilleurs à Athènes qu'à Chalcis, il répondit :

« Les préludes valent mieux à Chalcis que tout l'appareil d'Athènes. »

Il appelait prélude du repas, force huîtres de différentes espèces.

(9) Diphile, introduisant sur la scène un cuisinier dans son Apolipuse, le fait parler ainsi :

« A. Mon cher ! combien avez-vous invité de personnes à la noce? [132d] Sont-ce tous Athéniens? ou, y a-t-il quelques trafiquants étrangers? B. Qu'est-ce que cela te fait à toi, cuisinier? A. Oh ! papa, le point essentiel sur lequel doit se régler mon art, est d'être bien instruit du goût des convives. Par exemple, avez-vous invité des Rhodiens ? Dès qu'ils sont entrés, donnez-leur à dévorer un grand silure sur une sauce bien chaude, et cuit au court bouillon, ou un foie marin : vous les flatterez beaucoup plus que si vous leur présentiez du vin aiguisé de myrrhe. [132e] Le silure est un mets exquis pour eux. Si vous voulez traiter des Byzantins, arrosez bien d'absinthe tout ce que vous leur présenterez, et que cela soit bien salé, et bien lardé d'ail. En effet, la grande quantité de poissons qu'ils mangent, les remplit de saburre visqueuse et de pituite. »

Ménandre fait dire, dans son Trophonius :

« A. J'ai un hôte à qui je dois donner à souper. B. De quel pays? car il est important, pour un cuisinier, de le savoir : par exemple, ces petits insulaires qui viennent demander l'hospitalité, ne se nourrissent que de chétifs poissons, qu'ils prennent et mangent aussitôt, [132f] de quelque espèce qu'ils soient ; mais pour des salines, fi ! ces gens ne donnent pas là-dessus, ou ce n'est qu'en passant qu'ils y touchent. Ils aiment bien mieux des viandes farcies et des mets de haut goût. Si, d'un autre côté, c'est un Arcadien, habitant loin de la mer, ou qui ne l'a jamais vue, il est affriandé par nos ragoûts salés. Est-ce un riche Ionien ? il fera cas d'une sauce épaissie avec de la farine, d'un kanthaule, et de ces mets qui stimulent l'amour. »

(10) Les anciens usaient d'aliments faits pour rappeler l'appétit, [133] tels que des olives imprégnées de saumure (colymbades).

Aristophane y fait allusion dans ce passage de sa pièce intitulée la Vieillesse:

« O ! vieillard, lesquelles aimes-tu mieux, ou de ces courtisanes qui tombent par trop de maturité, ou de ces jeunes tendrons qui ont la chair aussi ferme que des colymbades ? »

Philémon a dit, dans son Metioon, ou dans le Zoomion :

« Il a paru sous tes yeux un poisson bouilli : il était vraiment bien petit ! m'en tends-tu ? On l'avoir accompagné d'une saumure blanche, et extrêmement épaisse. [133b] Cela ne sentait ni le ragoût, ni les épices; mais tout le monde s'écria : que tu sais faire une excellente saumure ! »

Les anciens mangeaient aussi des cigales  et des cercoopes, pour rappeler l'appétit. Aristophane dit à ce sujet, dans son Anagyre :

« Par tous les dieux! vous mangez avec volupté la cigale, le cercoope, après avoir chassé à ces insectes avec un roseau léger. »

Or, le cercoope est un animal semblable à la cigale, ou même c'en est la petite espèce, comme Speusippe nous le fait voir dans son quatrième livre des Choses semblables. Épilycus et Alexis en font mention : le premier, dans son Koralisque; le second, dans son Fier-à-bras, en ces termes :

[133c] « Femme, je n'ai jamais vu ni cercope, ni pie, ni rossignol, ni  tourterelle, ni cigale avoir plus de babil que toi. »

Nicostrate dit, dans son Abra ou Servante:

« On servira, pour premier des grands plats, un hérisson qui a vieilli dans la saumure, accompagné de câpres, d'une thrymmatide (ou pâté de bec-figues), d'un tronçon de marinade, d'un oignon écrasé dans un coulis. »

(11) Les anciens mangeaient aussi, pour rappeler l'appétit, de grosses raves rondes macérées dans le vinaigre avec de la moutarde ; c'est ce que nous dit expressément Nicandre, dans ses Géorgiques, liv. 2. Voici ses termes :

[133d] « On voit deux espèces de raves, l'une longue, l'autre en globe dur, dans les planches de nos jardins. Faites-les sécher, après les avoir laissé mortifier par l'impression du vent du nord. Elles se trouveront avec plaisir, en hiver, pour les domestiques désœuvrés qui gardent le logis. Elles reviennent promptement, si vous les mettez tremper dans l'eau chaude. Quant aux racines de la rave ronde, coupez-les, de même que l'écorce non encore sèche, en nettoyant avec précaution les morceaux très minces que vous en aurez faits ; mais laissez-les sécher un peu au soleil : alors vous les plongerez dans une eau qui vient de bouillira l'instant, mais qui soit tranquille, et vous en jetterez une grande partie dans de la saumure. [133e] Vous pourrez même y verser, à quantité convenable, autant de vin blanc doux que de vinaigre. Entassez avec tout dans le vaisseau, puis vous le couvrirez bien de sel. En général, vous pourrez aussi jeter auparavant, dans le vaisseau, des raisins secs que vous aurez écrasés avec une molette, ou de la graine piquante de moutarde. Si vous y joignez de la lie de vinaigre, capable de se faire sentir vivement, même à une tête forte, vous pourrez puiser une saumure bien faite pour ceux qui auront besoin de manger. »

[133f] Diphile ou Sosippus dit, dans son Apolipuse:

« A. Tenez, voici de fort vinaigre. B. J'entends, mon enfant. A. Nous avons déjà pris du suc de selfîon. Je vais bien écraser tout cela pour votre monde, et l'on portera à la ronde force herbes fines, capables de stimuler le palais ; car ce sont des assaisonnements faits pour la vieillesse. Rien ne ranime plus promptement les sens: cela dissipe cette stupeur, cette insensibilité pour toute saveur, et fait manger avec plaisir. »

(12) [134] Alexis dit, dans ses Tarentins, que les Athéniens dansaient aux festins, lorsqu'ils avaient une pointe de vin.

« A. Il est d'usage, dans la belle ville d'Athènes, que tout le monde danse aussitôt qu'on a senti la vapeur du vin. B. Tu me dis-là quelque chose de bien absurde. A. Oui, vous en conviendriez vous-même, si vous entriez subitement au milieu du repas. B. Cependant il me semble que ce plaisir ne va pas mal à de jeunes gens sans barbe ; mais lorsque je vois ce fourbe Théodote, ce gourmand, cet homme ignoble, [134b] chaussé d'un soulier blanc, et en même temps marcher en vrai lourdaud, oui, je le saisirais volontiers pour le pendre. »

N'est-ce pas aussi à cause de cet usage des Athéniens, qu'Antiphanes, dans ses Cariens, traduit sur le théâtre un philosophe qui dansait au milieu d'un festin ? Voici ses termes :

« Ne vois-tu pas cet efféminé danser en gesticulant des mains, et sans rougir? lui qui explique Héraclite à tout le monde; lui qui a inventé seul l'art de Théodecte ; lui qui compose toutes les sentences des tragédies d'Euripide. »

[134c] On ne rapporterait pas mal à propos ici ce que dit Eriphus dans son Éole :

 « C'est un vieux proverbe, bon papa ! et plein de sens, que le vin fait danser les vieillards, même malgré eux. »

Alexis dit, dans son Isostasion:

« Ils burent en payant chacun leur écot, n'ayant pour but que la danse, et se contentant des noms de bonne chère et de pains ; [134d] car cette bonne chère se réduisait à des langoustes, des goujons et de la semoule. »

CHAP. V.

(13) Matron, auteur de Parodies, décrit assez agréablement un festin attique : Je ne me refuserai pas, dit Plutarque, à vous le rapporter, vu la rareté de ce morceau.

« Muse, raconte-moi ces nombreux et splendides repas que le rhéteur Xénoclès nous donna dans la ville d'Athènes, [134e] car je m'y rendis, et j'avais pour compagnon le plus grand appétit. Oui, j'y vis les plus beaux, les plus larges pains : ils étaient plus blancs que la neige ; on eût dit manger les plus belles farines même. Borée se sentit épris d'amour pour eux, pendant qu'ils cuisaient. Xénoclès parcourait tous les rangs des convives ; il s'arrêta sur le seuil de la porte où il s'était rendu. Près de lui était le parasite Chéréphon, semblable à un goéland affamé ; [134f] il se trouvait à jeun, et sa voit officier en habile champion à la table d'autrui : alors les cuisiniers apportèrent les plats, et couvrirent toute la table. C'était à eux qu'était confié le vaste ciel sous lequel rôtissaient les viandes, et ils avaient la puissance de retarder ou d'accélérer le repas. »

« Aussitôt chacun porta la main aux légumes; mais, loin de suivre les autres, j'attaquai indifféremment tous les mets, [135] les bulbes, les asperges, les huîtres bien moelleuses, et je laissai de « côté ces vieilles salines crues que mangent les Phéniciens. Je jetai à terre ces oursins avec leurs aigrettes de pointes sur la tête. Ils allèrent rouler, en retentissant, dans les pieds des esclaves, sur une place nette, où les flots venaient battre le rivage. On  leur arracha, jusqu'à la racine, nombre de leurs épines. [135b] Le cyclope en faisait ses délices, après avoir détergé l'algue qu'il  ratissait dans ses montagnes. On servit ensuite des pinnes et  des craquelins sonores. L'eau de la roche, couverte de fucus qui s'élèvent en forme de poils, y nourrit ces coquillages. Bientôt parut une aphye du port de Phalère, amie de Triton., ayant les joues cachées sous un réseau fort sale. Une plie cartilagineuse, et un surmulet à joues vermeilles (se présentèrent aussi) ; je fus un des premiers qui jetèrent dessus les mains garnies de forts ongles. Je ne l'eus pas plutôt entamée, où Phébus me l'avait permis, que je vis Stratoclès, ce redoutable guerrier, [135c] tenant entre ses mains la tête du cavalier surmulet : je la lui arrachai aussitôt, en combattant, et le blessai à la gorge. »

« Une sèche aux beaux cheveux parut : c'était Thétis même aux pieds d'argent, fille de Nérée, déesse redoutable, à voix sonore. C'est, parmi les poissons, la seule qui connaisse le blanc et le noir. J'y vis aussi l'illustre congre, vrai Tityus de l'étang. II était étendu sur plusieurs grands plats creux, et occupait la longueur de neuf tables. A sa suite marchait un autre poisson : c'était l'anguille, déesse aux bras blancs. [135d] Elle se flattait d'avoir joui des embrassements de Jupiter, dans la chambre même où il couche : delà vient la très grande race des anguilles sauvages que deux athlètes, tels que furent Astyanax et Anténor, ne pousseraient pas facilement de terre sur un chariot avec des leviers: elles avaient neuf coudées et trois empans de large, sur neuf orgyes (brasses) de long. »

[135e] Le cuisinier était à peine descendu de notre salle, qu'il y remontait, faisant retentir, sur son épaule droite, les plats où il apportait le manger, et il était suivi de quarante marmites noires : autant de plats d'Eubée s'avançaient en ordre après elles. La messagère Iris, aux pieds de vent, parut sous la forme d'un rapide calmar, accompagnée de la perche au teint fleuri, et de l'oblade familière avec le peuple, mais allant de pair avec les poissons immortels, quoique mortelle elle-même. Vint alors une tête de thon enlevé de sa retraite : elle paraissait irritée de ce qu'on lui avait ôté ses armes. C'est un malheur dont il plut aux dieux d'affliger les mortels. »

[135f] « On servit, en outre, un ange, ce manger délicieux pour les artisans; un peu dur, il est vrai, mais bien nourrissant pour la jeunesse. Pour moi, je ne saurais trouver rien de plus savoureux que sa chair. Un monstrueux cavalier muge fut introduit tout rôti; non seul, mais suivi de douze sarges, d'un grand boniton de couleur blanche. Ce sujet de Neptune connaissait tous les gouffres de la mer: ils furent suivis de crevettes; [136] ce sont les chanteuses de Jupiter Olympien : elles ont le corps courbé ; mais la pulpe en est excellente. La dorade, qui est le plus beau des poissons, la langouste n'y manquèrent pas; et l'écrevisse voulut paraître armée d'une cuirasse, parmi ces plats des dieux. Les convives y ayant mis les mains, portèrent à leur bouche ce qu'ils pouvaient saisir, l'un d'un côté, l'autre de l'autre. »

« Ces poissons avazient pour conducteur l'ellops, fameux par sa lance. [136b] Quoique je fusse déjà bien plein, je l'attaquai d'une main vigoureuse, voulant en savourer le goût : il me parut être l'ambroisie même dont les dieux éternels se repaissent. On servit ensuite une murène qui couvrait la table. Elle avait autour du cou une bande, dont elle était toute fière, lorsqu'elle alla au lit pour s'accoupler avec le valeureux Dracontiade. On présenta les sandales éternelles des dieux. [136c] Parmi ces sandales était une sole qui habitait la mer bruissante : cela fut suivi de jeunes lourds, qui s'élèvent beaucoup hors des eaux, et vont pâturer dans les rochers : ce sont les thyades de la mer. Il y avait aussi un mormyre, un chien de mer, un sparallon que le cuisinier servit tout pétillant, et il en parfuma la salle, nous recommandant bien d'en manger; mais cet aliment me parut être fait pour les femmes. Je jetai donc un dévolu sur autre chose : [136d] ce fut sur un plat qui restait là, et dont personne n'avait rien touché pendant tout le repas, vu qu'il y avait d'autres mets à choisir. Alors parut un merle, qui ne demandait qu'à se faire manger : il fut bientôt attaqué. Les autres convives voulurent aussi en avoir leur part. Je vis après cela un jambon, qui tremblait de peur : il y avait de la moutarde à côté ; ce qui me fit dire adieu au vin doux. A peine eus-je tâté de ce jambon, que je gémis, n'espérant plus en rien revoir le lendemain. Hélas ! il me fallait, avec du beurre et une maze faite à la hâte ; [136e] mais le cruel jambon n'attendit pas longtemps, car il fut mis en pièces, tout noyé qu'il était dans une sauce noire, avec des abatis. »

« Un esclave avait apporté treize canards de Salamine, pris dans l'étang sacré, et bien dodus. Le cuisinier les servit du côté où étaient les phalanges Athéniennes. Chaeréphon voulut bien reconnaître, par devant et par derrière, de quelle espèce ces oiseaux étaient, afin de se repaître en sûreté. [136f] Il en mangea donc comme un lion, tenant la main sur une cuisse, afin d'avoir un second repas à faire lorsqu'il serait chez lui. »

« Ensuite parut un brouet d'épeautre, de fort bonne mine, de la main même de Vulcain, et que ce dieu avait fait cuire pendant treize mois dans un pot de l'Attique. »

« Lorsque tous les convives furent rassasiés de ces mets exquis, ils se lavèrent les mains dans les flots de l'Océan, et un jeune esclave, d'une jolie figure, leur présenta un parfum suave fait de fleurs printanières. [137] Un autre donna, du côté droit, et à tout le monde, des couronnes entrelacées de rosés, qui en relevaient l'éclat en dehors et en dedans. Aussitôt on versa pour le verre de Bacchus, du généreux Lesbos  ; c'était à qui le viderait plus plein. »

« Enfin, on servit le dessert, dont on remplit les tables. Il y avait des poires, des pommes succulentes, des grenades, des raisins, nourriciers de Bacchus. Ils étaient tout fraîchement cueillis, et de l'espèce qu'on appelle amamaxys. Je ne pus en rien manger, car j'étais étendu bien plein sur mon lit.  »

« Mais, messieurs, lorsque je vis entrer ce grand encycle, savoureux, de couleur blonde, cet enfant de Gérés, et bien cuit, [137c] comment me serais-je abstenu de manger de ce gâteau divin ! Non ; quand j'aurais eu dix mains, dix bouches, un ventre imperméable, et un cœur d'acier Deux filles de joie entrèrent, l'une et l'autre également habiles à faire des tours de souplesse étonnants. Stratoclès les introduisait, en les pressant devant lui. Elles avoient les mouvements des pieds aussi rapides que celui des ailes d'un oiseau. »

CHAP. VI.

(14) Alexis parle ainsi, dans ses Syntroches, en se moquant des repas de l'Attique :

« Pour moi, je vais prendre deux cuisiniers, [137d] même les plus habiles que je pourrai trouver dans la ville; car, lorsqu'on va traiter un Thessalien, on ne doit pas faire servir à l'Attique, étourdir précisément la faim, mais servir, avec grandeur, ce qu'il faut à chacun. »

En effet, les Thessaliens se traitent bien à table; c'est ce que dit aussi Eriphus :

« Eh, Syrus ! ce ne sont pas là les délices de Corinthe, ni Laïs, ni les mets des Thessaliens qui ont toujours bonne table, et où ma main a quelquefois pris sa part. »

[137e] L'auteur de la pièce des Ploochoi, ou Mendiants, que l'on attribue à Chionide, dit : Que

« quand les Athéniens servent le dîner aux Dioscures, dans le Prytanée, on met sur la table un fromage, une physte, des olives drupèpes, des porreaux, en mémoire de l'ancienne manière de vivre. »

Mais Solon prescrit de servir seulement une maze à ceux qui sont nourris dans le Prytanée, et d'y ajouter un pain les jours de fêtes, à l'imitation d'Homère. En effet, lorsqu'il réunit les grands chez Agamemnon, il dit :

« On pétrissait de la farine. »

[137f] Mais voici ce que l'histoire nous rapporte de deux repas, qui ne sont pas bien anciens, et dont l'un se donna au Lycée, l'autre dans l'académie :

« Le cuisinier, qui servit celui de l'académie, ayant apporté par innovation, contre la règle, un plat de terre étranger, tous les sacrificateurs le firent briser, parce qu'il était d'usage de s'abstenir de tout ce qui était étranger. Celui du Lycée fut battu de verges, comme auteur d'une innovation dangereuse, en ce qu'il avait apprêté de la viande salée comme du poisson mariné. »

[138] Voici comment Platon nourrit ses nouveaux citoyens, dans le second livre de sa République :

« A. Mais il me semble que vous alimentez le peuple sans cuisine. S. Cela est vrai, répondis-je : en effet, j'ai oublié de dire que nos citoyens auront aussi quelques plats de cuisine : nous leur donnerons donc du sel, des olives, du beurre, « des bulbes, des oignons, des herbages, tels que ceux des campagnes, et ils les feront bouillir. On leur accordera même quelques plats de régal, comme figues, pois-ciches, fèves, baies de myrthe. Ils pourront aussi faire cuire des glands sous la cendre, et boire modérément par là-dessus. [138b] Ils passeront ainsi paisiblement leur vie, et en santé assurément; ils mourront très âgés, et laisseront le même train de vie à suivre à leurs descendants. »

(15) Il nous faut à présent rappeler les repas de Lacédémone. Voici donc le récit que fait Hérodote, dans son neuvième livre, en parlant du somptueux appareil de la table de Mardonius, et faisant en même temps mention des repas lacédémoniens :

« Xerxès s'étant sauvé de la Grèce, laissa tout son appareil à Mardonius. Pausanias, voyant cette magnificence, tant en or qu'en argent, en pavillons du travail le plus riche et le plus varié, ordonna aux boulangers et aux cuisiniers de préparer un repas, comme ils le faisaient pour Mardonius. Lorsqu'ils l'eurent fait, Pausanias contempla avec étonnement les lits d'or et d'argent couverts de tapis, les tables d'argent, le splendide appareil de ce repas, et tout ce qu'on avait servi ; mais voulant aussitôt s'en moquer, il ordonne à ses gens de lui préparer à manger à la Lacédémonienne. Le repas étant prêt, Pausanias éclate de rire, fait venir les capitaines Grecs, [138d] et leur montrant la différence des deux appareils : Je vous ai, dit-il, rassemblés ici, pour vous prouver l'excès de folie du général des Mèdes; lui qui, pouvant vivre avec tant de somptuosité et de grandeur, s'est avisé de venir chez des gens aussi misérables que nous. »

On rapporte qu'un Sibaris, qui était à Sparte, se trouvant à un décès repas qu'on appelle phédities, ne put s'empêcher de dire :

« En vérité, les Spartiates sont les plus courageux de tous les hommes ; et quiconque est susceptible de réflexion, choisira plutôt mille morts que de pouvoir se résoudre à mener une si pauvre vie. »

(16) [138e] Polémon, exposant le mot canathre,qui se trouve dans Xénophon, dit que Cratinus parle, comme il suit, dans ses Riches, au sujet du repas que les Lacédémoniens appelaient kopis:

« Est-il vraiment permis aux étrangers qui viennent à Sparte, d'avoir part, comme on le dit là, aux repas qu'on appelle kopis, et sans risquer un affront? Y a-t-il aussi dans les salles des phystes qui pendent attachées à des chevilles, et que les vieillards doivent saisir avec les dents? »

Eupolis dit, dans ses Ilotes :

[138f] « C'est aujourd'hui pour eux le repas kopis. »

« Le kopis, dit Polémon, est un repas qui a quelque chose de particulier, de même que celui qu'on appelle aiklon. Lorsqu'ils célèbrent le kopis, ils commencent par dresser des tentes auprès de certain temple; ils y élèvent des lits d'herbages, sur lesquels ils étendent des tapis, et y font le repas tout couchés, traitant non seulement ceux qui sont de notre contrée, mais même des étrangers qui s'y trouvent en voyage : ils sacrifient, dans ces kopis, des chèvres, et non d'autre animal. [139]  Ils donnent à tout le monde une portion des viandes, et ce que l'on appelle physicille, c'est-à-dire, un petit pain semblable à un encride, mais d'une forme plus sphérique. On présente en outre, à chacun de ceux qui se sont réunis, un fromage tout récent, une tranche du bas- ventre, et du gros intestin de la victime; du dessert, comme des figues sèches, des fèves, des haricots nouveaux.

Chaque Spartiate peut donner un kopis à sa volonté; mais dans la ville on ne les donne qu'à la fête appelée Titheenide, célébrée pour la conservation des enfants. C'est alors que les nourrices amènent les enfants mâles à la campagne, pour les présenter au temple de [139b] Diane, Korythallis, situé près du fleuve Tiassa, du côté de la Grâce Cleta. Elles y célèbrent des kopis, tels que ceux que je viens de décrire. On y sacrifie des cochons de lait, et l'on sert au repas des pains ipnites, ou cuits au four.

Les autres Doriens appellent aiklon, ce que l'on nomme vulgairement deipnon à Sparte ; c'est pourquoi Épicharme a dit:

« Quelqu'un t'invita à souper (aiklon), mais tu t'en es allé en courant.»

[139c] Il a parlé de même, dans son Périalle, mais il en est autrement à Lacédémone, quant au sens du mot aiklon, c'est-à-dire, des pains auxquels on donne ce nom : après le souper, on y apporte ce que l'on nomme aiklon, ou des pains dans une corbeille, et de la viande, qu'on distribue à chaque convive. Un serviteur suit celui qui fait cette distribution, et annonce à haute voix l'aiklon, nommant celui qui en fait présent à la compagnie : c'est ainsi que s'explique Polémon.

CHAP. VII.

(17) Mais Didyme n'est pas de son sentiment : c'est le célèbre grammairien que Démétrius de Trœzène appelait Bibliolathe, à cause du grand nombre de livres qu'il avait publiés. En effet, on en compte trois mille cinq cents. Voici donc ce que dit Didyme :

[139d] « Polycrate rapporte, dans ses Laconiques, que les Lacédémoniens célèbrent pendant trois jours la fête d'Hyacinthe, et qu'ils ne s'y couronnent pas, à cause de la douleur qu'ils ont de sa mort. On n'y sert pas de pains, mais de menues pâtisseries et autres choses semblables. On n'y chante pas de péan à l'honneur de ce dieu, et l'on n'y fait rien de ce qui se pratique dans les autres sacrifices ; ainsi l'on y soupe avec la plus grande réserve, et l'on se retire chez soi. Le second des trois jours de cette fête, il y a une assemblée des plus nombreuses: le spectacle qu'on y donne est très varié. [139e] Des enfants y jouent de la cithare, vêtus de tuniques retroussées par une ceinture. Ils accompagnent la flûte en chantant, parcourent toutes les cordes de leur instrument avec l'onglet, en rythme d'anapeste, et célèbrent le dieu sur un ton aigu. »

« D'autres parcourent le théâtre sur des chevaux bien parés; on voit aussi entrer plusieurs chœurs de jeunes gens, qui chantent des vers dans l'idiome du pays. Des danseurs, mêlés parmi eux, renouvellent les danses antiques, accompagnées de flûtes et de chants : [139f] de jeunes filles, montées sur des canathres (ou chariots de bois couverts en cintre), et superbement habillées, se présentent dans l'assemblée; d'autres paraissent sur des chars attelés comme pour disputer le prix de la course, et ajouter un nouveau lustre à cette pompe parleur brillant éclat; enfin, toute la ville est en mouvement, en joie, pendant cette fête. On immole nombre de victimes ce jour-là, et les citoyens traitent leurs amis et leurs esclaves. Ils assistent tous aux sacrifices, et quittent la ville (qui demeure vide) pour aller au spectacle.

[140] Aristophane, ou Philyllius, fait aussi mention du kopis dans la comédie intitulée les Villes. Epilycus en parle ainsi dans son Koralisque :

« Je vais me rendre au kopis, à Amyclée; c'est ce dont nous avertissent les gâteaux plats, les collabes, les pains, les nastes, les jus de viande très savoureux. »

On voit qu'il dit expressément que l'on servait des mazes au kopis; car c'est ce que montre clairement le mot barakes, qu'on ne doit pas prendre dans le sens de tolypee, comme Lycophron le présente, pour des gâteaux élevés en cône, ni pour la pâte des levains avec lesquels on fait lever les mazes, comme le dit Ératosthène. On voit qu'il nomme aussi des pains et des jus de viande, ou des sauces extrêmement friandes.

CHAP. VIII.

Molpis détaille bien clairement ce que c'était que le kopis, dans sa République de Lacédémone :

[140b] « On y fait, dit-il, le kopis : or, le kopis consiste en mazes, pains, viandes, herbages crus, jus de viande, figues et lupins pour dessert. »

Mais il faut observer que les cochons de lait dont il a été parlé, ne se nomment pas orthagorisques; il faut lire orthragorisques, parce que c'était à la pointe du jour (orthros) qu'ils se vendaient au marché (agora), comme le disent Persée, dans sa République de Lacédémone, Dioscoride, dans le second livre de sa République, et Aristoclès, dans le premier livre de sa République de Lacédémone.

[140c] Polémon dit encore que les Lacédémoniens, particulièrement, appelaient le souper aiklon, pour deipnon : cependant il est vrai que tous les Doriens, sans exception, disaient aussi aiklon pour le souper.

En effet, Alcman écrit:

« Maintenant il va aux andreia et aux synaiklées. »

Appelant ainsi les syndeipnies ou soupers en commun.

Il dit encore ailleurs :

« Alkmaon a présidé comme inspecteur à l'aiklon ou souper. »

Il est faux que les Lacédémoniens appelassent aiklon la portion qu'on distribuait à chacun après le souper, et ce qu'on donnait aussi aux pheidities après le même repas : en effet, c'était du pain et de la viande; on appelait cela epaiklee, [140d] c'est-à-dire, supplément à l'aiklon, ou souper.

Polémon suppose qu'il n'y avait qu'une manière de préparer ce qu'on appelait aikla, ou soupers en commun; mais il y en avait deux. Le service des aikles qu'on faisait pour les enfants, était fort simple, et facile à préparer ; c'était de la farine pétrie avec de l'huile, et qu'on leur donnait à dévorer après le souper, selon Nicoclès : elle était enveloppée dans des feuilles de laurier. On appelait cela des psaistes ou kammates, et les feuilles kammatides.

[140e] Les anciens servaient même des feuilles de laurier parmi ce qui faisait les tragèmes, comme on le voit dans les Cyclopes de Callias, ou de Dioclès.

« Tu mâcheras des feuilles de laurier, les plus agréables, assurément, de tous les tragèmes

Mais ce qu'on préparait pour les hommes aux pheidities, consistait en certaines viandes déterminées, qu'un homme riche fournissent à ces repas ; quelquefois même plusieurs personnes en faisaient la dépense.

Molpis dit que les epaikles se nommaient mattya

(18) Mais voici ce que Persée écrit à ce sujet, dans sa  République de Lacédémone :

« Il condamne aussitôt les riches à l'amende au profit des epaikles ; ce sont des tragèmes, ou desserts, qu'on donne après le souper. [140f] Quant aux pauvres, il leur impose l'obligation d'apporter des roseaux, des herbes pour les lits, ou des feuilles de laurier, afin qu'il y ait, après le souper, de quoi mâcher aux epaikles. Ce qu'on y présente est de la farine imprégnée d'huile. »

On peut en général considérer l'ordre qu'on observait aux aikles, comme celui d'une espèce de petit corps républicain; car on y observe une étiquette scrupuleuse. On y distingue les premières, les secondes places, selon les rangs, et tel doit s'y asseoir sur un escabeau.

Dioscoride nous dit la même chose à ce sujet; [141] mais voici ce que Nicoclès écrit concernant les kammatides et les kammates :

« L'Ephore ayant entendu tout, prononçait perte ou gain de cause, et condamnait sur-le-champ celui qui avait perdu à fournir tant de kammates, ou bien tant de kammatides. Or, les kammates sont les psaistes mêmes, et les kammatides, ce avec quoi l'on dévore les psaistes. »

(19) Dicaearque détaille ainsi le souper des Phédities, dans son Tripolitique :

« Le premier souper se sert à chacun en particulier, et personne n'a de communication avec un autre ; [141b] ensuite on donne à tous une maze aussi grande que chacun la veut. On leur met en outre à côté d'eux un Kothon, ou vase plein de vin, dont ils boivent à leur volonté : on leur sert toujours à ce repas du cochon bouilli j quelquefois même cette bonne chère se réduit à un quart pesant au plus, et ils n'ont pas autre chose, si ce n'est le jus ou bouillon qui en vient, mais justement autant qu'il en faut à chacun pour faire couler tout le souper. On leur donne peut-être encore des olives, du fromage, ou des figues, ou tel surcroît que quelqu'un leur envoie; comme du poisson, du lièvre, du ramier, ou autre chose semblable. »

[141c] « Après ce souper, qui est bientôt terminé, on sert ce surcroît, qu'on appelle epaikles : chacun fournit au phédities environ trois médimnes attiques de farine, et jusqu'à la concurrence, à-peu-près, de dix ou douze congés de vin; outre cela, certaine quantité de fromage, de figues, et environ dix oboles d'Égine pour l'achat de la bonne chère. »

Sapharus écrit, dans son troisième livre de la République de Lacédémone, que « les convives des phédities apportent pour eux-mêmes les epaikles, et que les chasseurs, qui sont quelquefois en grand nombre, y présentent de leur chasse. Quant aux riches, ils font apporter du pain, et de ce que fournit la campagne, selon la saison, [141d] et selon la quantité des personnes réunies, pensant qu'il serait inutile de faire des apprêts plus que suffisants, puisque le superflu ne serait pas consommé. »

Molpis dit qu'il y a toujours après le souper quelque régal, que l'un ou l'autre, ou même plusieurs des convives ont apporté, après l'avoir préparé chez eux. Jamais on n'apporte d'epaikles achetés ; car ils ne le font pas pour flatter la volupté et l'intempérance, mais pour montrer leur adresse à la chasse.

[141e] Plusieurs ayant des troupeaux à eux, font volontiers part de quelques jeunes animaux aux convives. Les régals sont des ramiers, des oies, des tourterelles, des grives, des merles, des lièvres, des agneaux, des chevreaux. Les cuisiniers désignent toujours, en pleine assemblée, ceux qui ont apporté quelque chose, afin que tout le monde sache combien ces chasseurs se plaisent à la chasse, et quelle est leur générosité envers les convives.

CHAP. IX.

Démétrius de Scepse dit, dans son premier livre de l'Armement de Troie, que la fête des Carnées est, chez les Lacédémoniens, une imitation de la discipline militaire. On y fixe neuf places, que l'on appelle [141fskiades, et qui ressemblent presqu'à des tentes, dans chacune desquelles soupent neuf hommes. Tout s'y exécute au son de la trompette : chaque skiade, ou pavillon, contient trois phratries, et la fête des Carnées dure neuf jours.

(20) Les Lacédémoniens se relâchèrent par la suite de ce genre de vie sévère, et se livrèrent aux plaisirs. Voici ce qu'en dit Phylarque, dans le liv. 35 de ses Histoires :

Les Lacédémoniens ne venaient plus aux phédities, selon leur ancien usage; [142] mais si par hasard ils s'y trouvaient réunis, on les servait très simplement, pour dire qu'ils ne manquaient pas à l'usage. Ils eurent, au contraire, par la suite des tapis si riches et si précieux par la variété du travail, que quelques-uns des étrangers qu'ils invitaient, se faisaient un scrupule d'appuyer le coude sur les coussins; mais les anciens s'appuyaient sur un lit très simple, pour demeurer ainsi pendant tout le repas sur ce lit, où ils avaient une fois posé le coude.

Les Lacédémoniens se livrèrent donc à la volupté dont il vient d'être parlé : ils exposèrent sur leur table nombre de différents vases; on leur servit des mets apprêtés de toute manière : [142b] ce fut parfum sur parfum, des vins et des desserts variés à l'infini. Ceci commença sous Arée et Acrotate, qui régnèrent peu de temps avant Cléomène, et prirent toute la licence des cours. Quelques particuliers de Sparte, leurs contemporains, enchérirent même sur leur luxe, au point qu'Arée et Acrotate semblaient n'avoir surpassé dans une espèce de vie frugale, que ceux qui vivaient on ne peut plus simplement :

(21) quant à Cléomène, étant beaucoup plus instruit des affaires d'état, il vécut de la manière la plus simple, quoique jeune. [142c] Placé à la tête du gouvernement, il sacrifiait, il faisait voir à ceux qu'il avait invités, que leurs apprêts n'étaient en rien inférieurs aux siens.

Il traita chez lui plusieurs ambassadeurs qui se rendirent auprès de sa personne; mais jamais il ne fît servir de meilleure heure que de coutume : on ne couvrait qu'une table à cinq lits, et jamais plus. S'il n'y avait pas d'ambassadeurs, on ne couvrait qu'une table à trois lits. Il n'y avait pas de maître des cérémonies qui réglât celui qui devait s'asseoir ou se placer sur le lit à la première place : [142d] le plus âgé allait se placer le premier, à moins que Cléomène ne l'appelât de son côté.

On le trouva le plus souvent couché sur le même lit avec son frère, ou avec quelque autre personne de son âge. Il y avait une table à trois pieds, un psykter d'airain pour mettre rafraîchir le vin, un cade, une gondole d'argent tenant deux cotyles, et des gobelets : l'aiguière avec laquelle on versait le vin, était d'airain. On ne présentait à boire à personne, à moins qu'on n'en demandât : avant de commencer à souper, on versait un gobelet de vin, mais d'abord à Clëomène ; et lorsqu'il avait fait signe, les autres en demandaient aussi de même. Les mets qu'on servait étaient fort ordinaires; [142e] du reste il n'y avait ni trop ni trop peu, mais assez pour tout le monde ; de sorte que chacun avait ce  qu'il fallait. Il ne pensait pas qu'il dût traiter son monde uniquement avec du potage et quelques petits morceaux de viande, comme il était d'usage dans les phédities : d'un autre côté, il ne voulait pas donner dans l'excès d'une dépense inutile, en passant les bornes du nécessaire : dans le premier cas, il voyait de la malhonnêteté; dans le second, un luxe dicté par l'orgueil. Le vin était un peu meilleur à sa table? lorsqu'il avait invité quelqu'un. On gardait le silence pendant le souper : un esclave était toujours prêt, tenant le vin mêlé d'eau, et en donnait à celui qui en demandait : [142f] il en était de même après le souper; on ne versait à chacun que deux gobelets de vin, et lorsqu'on le demandait, mais par signe.

Jamais il ne se trouva de musiciens ni de comédiens chez lui, même comme en passant. Cléomène s'entretenait familièrement avec chaque personnage, engageant les uns ou les autres, tantôt à écouter ce qu'on disait, tantôt à parler eux-mêmes sur telle matière; de sorte que tous se retiraient comme séduits par les charmes de sa société.

Antiphane plaisante sur les soupers des Lacédémoniens, dans son Archoon:

[143] « Es-tu de Lacédémone ? Il faut te conformer aux lois des citoyens. Va souper aux phédities : savoure-s-y leur potage. Ne porte pas le mépris jusqu'à t'y présenter avec des moustaches : contente-toi de ce qu'ils trouvent beau et bon, et conforme-toi à la gravite de leurs mœurs antiques. »

CHAP. X.

Dosiade, qui a écrit l'histoire de l'île de Crète, nous parle ainsi des syssities, ou repas en commun des Crétois, dans son quatrième livre:

« Voici comment les Lyctiens fournissent aux frais de leurs repas publics. Chacun doit porter à l'hétairie dont il est membre, [143b] la dîme des fruits de sa récolte : on y dépose aussi tous les revenus de la ville, et les magistrats les distribuent par famille. Tous les citoyens sont divisés en hétairies. C'est une femme qui est chargée de préparer le repas commun : elle prend pour aides trois ou quatre personnes du peuple, qui sont accompagnées chacune d'un serviteur destiné à porter le bois nécessaire. Voilà pourquoi on appelle ces serviteurs calophores, ou porte-bois. »

« Il y a dans toutes les habitations de l'île de Crète, deux maisons destinées aux syssities; l'une se nomme andreion; [143c] l'autre, koimeeteerion, parce que c'est là que couchent les étrangers. On dresse, dans la maison destinée aux repas communs, deux tables que l'on appelle hospitalières, et les étrangers y ont la première place : les autres se rangent ensuite par ordre. On présente à chaque convive une égale portion de ce qui est servi; mais la jeunesse n'a que demi-portion de la viande, et ne touche pas des autres plats. On met en outre, sur chaque table, un vase à boire plein de vin mêlé d'eau; tous les convives en boivent en commun, et lorsqu'ils ont soupe, on en apporte un autre. [143d] On présente aussi aux enfants un pot d'eau et de vin mêlés ensemble, et ce même pot leur sert à tous : quant aux vieillards, s'ils veulent boire davantage, ils en ont la liberté.»

« La femme qui a réglé les apprêts du repas, peut prendre ouvertement ce qu'il y a de mieux sur la table, et le donner à ceux qui se sont distingués, soit à la guerre, soit par leur prudence. Dès qu'ils sortent de table, leur premier soin est ordinairement de tenir conseil sur les affaires publiques ; ensuite ils s'occupent des affaires militaires, font l'éloge des gens recommandables par leur valeur et leur probité, afin de porter la jeunesse aux mêmes actions glorieuses. »

[143e] Pyrgion dit, dans son troisième livre des Institutions Crétoises :

« Les habitants de cette île mangent en commun et assis; ce que l'on sert aux orphelins est sans aucun assaisonnement : les plus jeunes se tiennent debout, et servent à table. On fait d'abord des libations aux dieux, accompagnées de prières, et l'on partage ensuite le manger à chacun des convives : on donne moitié de la portion des hommes aux enfants qui sont assis à côté du siège de leur père. Les orphelins ont part entière; quant au vin, on le sert plus ou moins détrempé, selon l'usage de chaque habitation. [143f] Il y a aussi des sièges pour les étrangers, et une troisième table à droite de ceux qui entrent dans la salle : on l'appelle la table de Jupiter-hospitalier. »

(22) Hérodote, comparant les repas des Grecs avec ceux des Perses, dit ce qui suit:

« De tous les jours de l'année, les Perses révèrent particulièrement celui de leur naissance : c'est pourquoi il est d'usage chez eux de servir ce jour-là plus de mets que les autres jours. On sert même alors, sur la table des riches, un bœuf, un âne, un cheval, un chameau, et tout entiers, rôtis à la cheminée : [144] quant aux pauvres, ils n'ont à manger que des moutons maigres, et peu de mets. Ils ont, au contraire, beaucoup de dessert, quoique assez mauvais ; mais ils n'en reprochent pas moins aux Grecs de sortir de table ayant faim, parce qu'à leurs repas on ne leur sert rien qui mérite la moindre attention : ils ajoutent que si on servait aux Grecs de quoi bien manger, ils ne quitteraient pas la table en mangeant.

Les Perses sont fort amis de la bouteille : il serait de la dernière indécence chez eux de vomir ou d'uriner en présence d'un autre : voilà donc ce qu'ils observent. C'est ordinairement dans l'ivresse qu'ils traitent des affaires les plus sérieuses. [144b] Le maître de la maison où ils ont délibéré, leur rappelle le lendemain, lorsqu'ils sont à jeun, l'affaire qu'ils ont agitée : s'ils approuvent leur délibération étant rassis, ils la mettent à exécution, autrement ils y renoncent : c'est aussi dans l'ivresse qu'ils reprennent et discutent ce qu'ils ont délibéré auparavant étant à jeun. »

(24) Voici ce queXénophon écrit de la vie voluptueuse du roi de Perse, dans son Agesilaus:

« On parcourt toute la terre pour chercher une boisson agréable au Persan. Des milliers d'hommes sont occupés à lui apprêter ce qui pourra flatter son appétit, et l'on ne saurait croire combien ils se donnent de peine pour lui procurer du sommeil; mais, au contraire, [144c] Agésilaus, qui aimait le travail, buvait avec plaisir ce qu'il avait sous la main, et mangeait avec autant de satisfaction le premier aliment qui se trouvait : tout endroit lui était indiffèrent pour bien dormir. »

Le même parlant ( dans son discours intitulé Hiéron ) des mets qu'on sert aux tyrans et aux particuliers, met ceci dans la bouche d'Hiéron :

« Je sais bien, Simonide, que la plupart des hommes s'imaginent que nous mangeons et buvons avec plus de volupté que les particuliers, parce qu'il leur semble qu'ils mangeraient le souper qu'on nous sert avec plus de plaisir que celui qui leur est servi; [144d] mais ce n'est que l'extraordinaire qui peut faire plaisir. Voilà pourquoi chacun voit arriver avec satisfaction les jours de fêtes, excepté les tyrans : en effet, leur table est toujours servie avec abondance, et ne peut leur présenter aucun surcroît à ces fêtes : d'abord, ils ont donc moins d'avantages que les particuliers, relativement à la joie intérieure que donne l'espérance ; ensuite tu es, je pense, persuadé que plus on sert de choses au-delà du nécessaire, plus la satiété se fait sentir promptement; [144e] de sorte que le plaisir dure moins pour celui à qui l'on sert beaucoup de mets, que pour ceux qui ont une table frugale. Mais, répond Simonicle, il est bien certain que tant qu'on savoure les aliments avec appétit, le plaisir est beaucoup plus grand pour ceux qui ont une table servie avec somptuosité, que pour ceux qui n'ont qu'une table fort mince. »

(25) Si l'ouvrage qu'on attribue à Théophraste, concernant la Royauté, est vraiment de lui (car plusieurs prétendent qu'il est de ce Sosibius dont Callimaque a célébré la victoire dans une élégie), Théophraste y dit que les rois de Perse font promettre, à son de trompe, une grande somme d'argent à celui qui aura imaginé le moyen de procurer quelque nouveau plaisir au roi, tant ces princes sont voluptueux.

[144f] Théopompe rapporte, dans le liv. 35 de ses Histoires, que Thys, roi de Paphlagonie, se faisait servir tout par centaines à souper, en commençant par les bœufs. Ayant été amené prisonnier de guerre au roi de Perse, et mis en lieu de sûreté, il se fît servir de même, vivant avec la plus grande somptuosité. Artaxerxés l'ayant appris, dit :

« Il croit devoir vivre ainsi, comme devant bientôt périr. »

[145] Selon la quatorzième Philippique du même Théopompe, lorsque le roi de Perse va chez quelque peuple de ses états, on dépense vingt talents pour lui donner à souper, et quelquefois même trente : d'autres dépensent bien davantage ; chaque ville doit, proportionnément à l'étendue de sa population, lui donner une fois à souper, à titre de tribut, selon un ancien règlement de l'empire.

(26) Héraclide de Cumes, qui a écrit sur les usages des Perses, dit ce qui suit, d,ans son second livre intitulé des Préparatifs :

[145b] « Ceux qui servent le roi de Perse à table, se sont tous bien lavés auparavant, et sont vêtus de blanc : ils ont été occupés presque la moitié du jour aux préparatifs du repas. Quant aux convives du roi, les uns mangent hors de la salle, et les voit qui veut; les autres sont dans l'intérieur avec le roi, mais ils ne mangent pas à sa même table : il y a deux salles en face l'une de l'autre, dans l'une desquelles le roi mange, les convives sont dans l'autre ; le roi les voit à travers un rideau tiré devant la porte; mais eux ne le voient point. [145c] Cependant ils mangent quelquefois tous ensemble, savoir, les jours de fêtes : c'est dans une salle où est aussi le roi, mais dans une grande pièce qui y est pratiquée pour lui. Lorsque le roi fait une débauche (or, il en fait souvent), il y a au plus douze personnes qui boivent avec lui; c'est ordinairement après le souper, le roi ayant mangé seul à sa table, et les autres à la leur. Alors un des eunuques appelle ces douze compagnons de la bouteille : lorsqu'ils sont tous réunis, ils boivent avec le roi, non du même vin, étant assis à terre, [145d] tandis qu'il est couché sur un lit à pieds d'or. En général, le roi dîne et soupe seul; quelquefois sa femme et quelques-uns de ses fils soupent avec lui : pendant le repas, plusieurs concubines chantent et jouent des instruments : l'une d'entre elles prélude, et les autres chantent toutes ensemble. Le souper du roi semblerait être de la plus grande somptuosité, si l'on en jugeait par ce qu'on en dit ; mais si on l'examine bien, l'on verra que tout y est fait avec économie, et réglé avec l'ordre le plus précis. Il en est de même à l'égard des autres Persans [145e] constitués en dignité. On tue, il est vrai, pour le roi, mille bêtes par jour; savoir, des chevaux, des bœufs, des ânes, des cerfs, nombre de moutons : il se consomme aussi beaucoup d'oiseaux, tels que des autruches d'Arabie, oiseaux très grands ; des oies, des coqs; mais on ne sert de tout cela aux convives du roi qu'avec mesure, et ils peuvent emporter ce qui reste : [145f] les autres viandes et autres aliments se transportent au pavillon des piquiers et des peltastes que le roi nourrit : ces gens s'y partagent tout entre eux, par portions égales, tant pains, que viandes. Si, d'un côté, les soldats Grecs reçoivent de l'argent pour leur solde, de l'autre, ces militaires Persans reçoivent ces aliments de la part du roi, à titre de paiement.

On sert de même chez les grands de la Perse beaucoup d'aliments sur les tables : lorsqu'on a soupe, celui qui est chargé du soin de la table, distribue à chacun des serviteurs ce qui reste du repas : or, il reste toujours beaucoup de viandes et de pains, et c'est ce qui fait leur nourriture journalière.

[146] Les plus distingués des convives du roi ne se trouvent qu'à son dîner : il les dispense de se rendre deux fois chez lui, afin qu'ils puissent eux-mêmes recevoir leurs convives. »

(27) Hérodote dit, dans son septième livre, que les Grecs qui avaient reçu le roi, et donné à manger à Xerxès, devinrent si malheureux, à tous égards, qu'ils furent obligés de quitter leur patrie. Lorsque les Thasiens reçurent l'armée de Xerxès, et la traitèrent à souper, à cause des villes qu'ils avaient dans le continent, Antipatre, [146b] un des habitants de ces villes, dépensa quatre cents talents d'argent : en effet, on servit à ce souper des cratères, des coupes d'or et d'argent. Si Xerxès y avait mangé deux fois, y prenant aussi son dîner, ces villes auraient été abandonnées de leurs citoyens.

Le même dit, dans le neuvième livre de ses Histoires, que le roi donne tous les ans un repas royal le jour de son anniversaire : ce souper se nomme tykta, en persan, ce qui répond au mot grec teleion (ou solennité annuelle). Dans cette circonstance, le roi ne se pare que la tête, et fait des présents aux Perses.

[146d] Selon le récit que fait Ephippus d'Olynthe, dans l'ouvrage qu'il a écrit sur la mort d'Alexandre et d'Éphestion, Alexandre, qui soupait le plus souvent avec environ soixante ou soixante-dix amis, dépensait cent mines par jour. Ctésias et Dinon rapportent que le roi de Perse, qui soupait avec quinze mille personnes, dépensait quatre cents talents, ce qui fait deux cent quarante fois dix mille deniers d'Italie : or, en divisant cette somme par quinze mille, c'est cent soixante deniers d'Italie pour chaque personne ; ainsi, cela revient au pair avec la dépense d'Alexandre, qui, suivant Ephippus, dépensait cent mines par jour.

CHAP. XI.

Nicandre, dans sa pièce intitulée Methee ou l'Ivresse, fixe à un talent par jour la dépense du souper le plus splendide. Voici ce qu'il dit :

« D'ailleurs, nous nous comportons pour nous-mêmes autrement que lorsqu'il s'agit de sacrifier. Quant à moi, si je leur présente une brebis, je l'achète dix [146e] drachmes, et c'est tout ce que j'y mets; mais pour ces joueuses de flûte, les chanteuses, le parfum, le vin de Thase, les anguilles, le fromage, le miel, c'est peu, à notre compte, qu'un talent de dépense. »

Il regarde encore un talent comme une dépense excessive, dans son Dyscole :

« C'est ainsi que sacrifient les voleurs qui percent les murs, présentant des corbeilles de viandes, des brocs de vin ; mais ce n'est pas pour les dieux, c'est pour eux-mêmes. L'encens brûlé par un acte de piété, [146f] le gâteau mis sur le feu, voilà tout ce qu'ils donnent aux dieux. Ils ajoutent, peut-être, le haut du flanchet, la vésicule du fiel, et les os qu'ils ne mangent pas; mais ils dévorent tout le reste. »

(28) Si le Philoxène, dont Platon le comique parle dans son Phaon, est celui de Cythère, et non celui de Leucade, voici ce que dit celui de Cythère, dans le détail qu'il donne d'un souper:

« Deux serviteurs apportèrent dans la salle une table qui paraissait bien grasse ; [147] d'autres nous en apportèrent une seconde ; enfin, d'autres en apportèrent encore une troisième, de sorte qu'ils remplirent ainsi la salle du repas. Elles étaient éclairées par les lumières des lustres, et pleines de couronnes, d'herbages, d'assiettes et de saucières : c'étaient les délices mêmes ! On avait usé de toutes les ressources de l'art pour aiguiser l'appétit. D'abord, pour nous mettre en train, les esclaves servirent dans des corbeilles des mazes aussi blanches que la neige. Après ce prélude, il parut, mon cher Philétas, non un hochepot, mais des anguilles bien grasses, et presque totalement saupoudrées de sel, qui furent servies de tous côtés. D'autres apportèrent un congre exquis, accompagne de tout ce qu'il y avait de mieux, et fait pour flatter l'appétit des dieux. A sa suite vint le large ventre d'une raie : elle était ronde comme un cerceau. [147b] On servit de petites casseroles, dont l'une présentait un tronçon de chien-de-mer, l'autre un spare, la troisième de petits calmars bien en chair, une sèche et des polypes chauds, dont les bras étaient des plus tendres. Un synodon, qui se sentait bien d'avoir été au feu, vint ensuite couvrir à lui seul toute la table : il était garni de calmars, dont on l'avait flanqué : quelles délices ! des crevettes qui le disputaient au miel par leur saveur ; aussi ne firent-elles que paraître sous leur cuirasse jaune. Ce synodon avait parfumé tout l'escalier en montant. Un hachis en pâté bien feuilleté les suivit, recouvert de feuilles verdoyantes. [147c] Que cela est doux en passant par le gosier ! Des daubes bien luttées dans des timbales d'airain : un gâteau fourré d'une saveur douce-aigrelette, et de la largeur d'une marmite ; c'est ce que l'on appelle chez nous kapsis : des aphyes rôties. Que dis-je ? par tous les dieux ! il vint d'un côté de la table, un morceau rôti de thon; de l'autre, un surmulet bien chaud, immédiatement après des tétines de truies cuites en ragoût.

« Le chant et la danse nous secondèrent, et nous nous livrâmes à toute notre joie; mais nous n'étions pas moins attentifs à expédier ce qu'on nous servait, comme chacun pouvait se le procurer. Pour moi, je faisais feu des dents, et l'on eût dit que tout se présentait spontanément à nous.

« Survint alors une fraise; après cela une fressure de jeune porc domestique, le lard de son échine, son rognon, et nombre de petits hors-d'œuvre tout chauds. [147d] On servit ensuite la tête (et toutes ses parties) ouverte d'un chevreau qui tétait encore sa mère, et n'avait vécu que de lait; elle avait été cuite entre deux plats bien fermés. Les issues bouillies vinrent après. Nous vîmes arriver avec cela des jambonneaux recouverts de leur couenne blanche, des groins et des pieds cuits au blanc ; ce qui me parut une fort heureuse invention. D'autres viandes, tant de chevreaux que d'agneaux, bouillies ou rôties, relevaient l'appareil de cette tête : on avait aussi entremêlé des intestins d'agneau et de chevreau,mets délicieux, [147e] dont les dieux mêmes seraient friands : et toi, Philétas, que tu en aurais bien mangé ! les lièvres, les poulets, les perdrix, les ramiers y étaient à foison.

« Déjà tous les mets chauds avaient paru sur la table avec nombre de pains à pâte mollette : on introduisit alors ce qui devait suivre (le dessert); savoir, du miel jaune, du lait caillé, des tourtes au fromage. Rien de si tendre, disait quelqu'un, et j'étais fort de son avis. Lorsque tous les amis et moi nous eûmes bien bu, bien mangé, les serviteurs ôtèrent les tables, et les esclaves nous versèrent de l'eau sur les mains. »

(29) Socrate de Rhodes s'exprime comme il suit en décrivant, dans son troisième livre de la Guerre Civile, le repas que donna Cléopâtre, dernière reine d'Egypte, épouse d'Antoine, commandant pour les Romains en Cilicie.

« Cléopâtre. étant venue au-devant d'Antoine en Cilicie, lui donna un repas vraiment royal : toute la vaisselle était d'or. On y avait enchâssé des pierres précieuses; et c'était le travail le plus recherché : les murs étaient tendus en tissus de pourpre d'or. Ayant donc fait couvrir douze lits à trois, elle invita Antoine avec les personnes qu'il voudrait amener. [148] Antoine demeurant tout surpris de ce riche appareil, Cléopâtre lui dit en riant, et d'un air affable, qu'elle lui faisait présent de tout. 

Le lendemain, elle l'invita de nouveau à souper avec ses amis, et les chefs des troupes qu'il commandait. Cléopâtre y avait fait tout préparer, de manière à effacer l'éclat de l'appareil précédent, et le lui offrit encore. Elle engagea même les officiers d'emporter les vaisseaux à boire, qui leur avaient été servis à chacun devant le lit où ils s'étaient couchés à table : lorsqu'ils se retirèrent, elle donna des litières à ceux du rang le plus distingué; leur faisant aussi présent des porteurs. [148b] La plupart reçurent aussi la faveur d'un cheval harnaché de toutes pièces en argent, et tous eurent des Éthiopiens pour les éclairer avec des flambeaux.

Le quatrième jour, elle dépensa plusieurs talents pour avoir des rosiers, dont elle fit orner le parquet des salles? à plusieurs coudées de profondeur : on avait artistement étendu des filets sur les fleurs de ces arbrisseaux. »

CHAP. XII.

Le même Socrate rapporte qu'Antoine séjournant après cela quelque temps à Athènes, y fît construire, à la hâte, sur le théâtre, un édifice qui était en vue de tous côtés, et orné de verdure épaisse, comme celle qui couvre les antres de Bacchus : il y fit joindre tout l'appareil des jeux bachiques, des tambours, des peaux de faons; [148c] et célébrant cette fête avec ses amis, il se mit à table au point du jour, et s'enivra. Ce fut ainsi qu'il s'exposa aux yeux de tous les Grecs rassemblés, servi par des comédiens qu'il avait fait venir d'Italie.

Quelquefois, dit Socrate, Antoine se rendait à la citadelle, éclairé par les lumières que toute la ville tenait sur le bord des toits. Il ordonna que, dès ce moment, on le proclamât Bacchus par toute la Grèce.

L'empereur Caïus, [148d] qui fut surnommé Caligula y parce qu'il était né dans le camp, s'appela lui-même nouveau Bacchus : il sortait mis absolument comme ce dieu, et jugeait même sous cet appareil.

(30) Quiconque jettera donc les yeux sur ces excès et ces folles, dont les dépenses sont au-dessus de nos facultés, préférera la pauvreté des Grecs, et ne perdra pas de vue les soupers des Thébains. Clitarque, qui en parle dans le premier livre de son Histoire d'Alexandre, dit que, lorsque ce monarque eut détruit leur ville de fond en comble, toute la richesse qu'on trouva chez eux consistait en quatre cents quarante talents; [148e] qu'ils étaient en même temps d'une lésine sordide, et fort friands, servant sur leurs tables des thrions, des ragoûts, des aphyes, des encrasikoles, des andouilles, des jambonneaux, des potages de semoule, mets avec lesquels Attaginus, fils de Phrynon, régala Mardonius et les cinquante Perses qui étaient avec lui. Cet Attaginus était, selon Hérodote, liv. 9, un particulier fort riche. [148f] Pour moi, je pense que les Perses seraient tous morts de faim avec de pareils aliments, et n'auraient pas été obligés de se présenter en bataille rangée contre les Grecs.

CHAP. XIII.

(31) Hécatée de Milet décrit un souper d'Arcadie, dans le troisième livre de ses Généalogies, et dit que c'étaient des mazes et du cochon. Armodius de Leprée rapporte, dans son ouvrage sur les usages des Phigaliens, que celui qui, chez eux, était nommé maître du repas, ou sitarque, devait fournir ce jour-là trois congés de vin, un médimne de farine, cinq livres de fromage, et tous les autres ingrédients nécessaires pour l'assaisonnement des viandes; mais la ville fournissait à chaque chœur, [149] ou compagnie, trois moutons, un cuisinier, un porteur d'eau, des tables, des bancs pour s'asseoir, et tous les autres besoins analogues, excepté les vases et les ustensiles de cuisine, qui étaient à la charge du chorage. Voici quel était le souper : Un fromage, une physte, une maze (ce qui était de fondation chez eux), dans des corbeilles d'airain : quelques-uns appellent ces corbeilles mazonomes, nom pris de leur usage : outre la maze et le fromage, on avait à manger une fressure avec du sel; c'était-là le prélude du repas. [149b] Lorsqu'on avait mangé cela, on donnait à chacun un coup à boire dans un kottabe (gobelet) de terre : celui qui le présentait disait, soupez bien !

Après cela on servait à tout le monde de la sauce, du miroton, et chacun avait deux sortes de viandes à sa disposition dans tous les soupers, surtout à ceux que l'on appelle mazoones, nom que l'on donne encore aux assemblées Dionysiaques.

Ils regardaient comme une bravoure, de la part des jeunes gens qui étaient du repas, d'avaler beaucoup de sauce, et d'empiler beaucoup de maze [149c] et de pains : celui qui se comportait ainsi, passait pour un homme distingué et vaillant; car il suffisait chez eux de beaucoup manger pour mériter d'être admiré, vanté même partout. Après le souper, ils faisaient des libations sans se laver les mains; ils se les essuyaient avec des boulettes de pain, et chacun les emportait chez soi ; et cela, disaient-ils, pour se préserver des spectres nocturnes qui effraient dans les carrefours. Après les libations d'usage, on y chantait un pœan.

Lorsqu'ils font des sacrifices aux héros, ils immolent beaucoup de bœufs, et mangent tous en commun avec leurs esclaves : les enfants nus, assis sur des pierres avec leurs pères, assistent à ces repas.

[149d] Théopompe rapporte dans la quarante-sixième de ses Philippiques, que les Arcadiens, maîtres et esclaves, mangent ensemble les jours de repas publics. On ne dresse pour tout le monde qu'une seule table, où l'on sert le manger en commun : on y verse aussi à boire dans le même vaisseau, et du même vin.

Hermias, dans le second livre (ou chapitre) du traité qu'il a composé sur Apollon Grynéen, dit que les Naucratites soupent au Prytanée, le jour de la naissance de Vesta Prytanitis, et lors des fêtes de Bacchus : en outre, le jour de l'assemblée d'Apollon, koomaios, ils entrent tous aux Prytanées, en robes blanches, [149e] que l'on appelle encore actuellement prytaniques : après s'être couchés sur les lits, ils s'y relèvent à genoux, pour faire des libations pendant que le héraut sacré récite les prières qui sont d'usage chez eux. Lorsque ces libations sont achevées, ils se recouchent, prennent chacun deux cotyles de vin, excepté les prêtres d'Apollon et de Bacchus; car on en donne le double à ceux-ci, de même que double portion de tout. On sert ensuite à chaque convive un pain sans mélange, et large, [149f] sur lequel on en met un autre que l'on appelle cribanite, de la viande de porc, un bassin de décoction d'orge, ou de plante légumineuse convenable aux circonstances; deux œufs, un fromage mol, des figues sèches, un gâteau, et une couronne. Si le sacrificateur faisait d'autres préparatifs; il serait mis à l'amende par les magistrats : il n'est même pas permis à aucun de ceux qui mangent au Prytanée d'y apporter de comestible. On n'y consomme que ce qui vient d'être dit, et les restes se partagent entre les esclaves.

[150] Néanmoins, celui qui a une fois assisté au repas, peut revenir tous les jours au Prytanée, apportant de chez lui quelque chose qu'il a préparé, soit des herbages, des légumes, ou du poisson salé : la viande de porc est ce qu'il y a de plus tôt prêt; et pour ces choses, il reçoit une cotyle de vin.

Mais il est défendu aux femmes d'entrer dans le Prytanée, si l'on excepte une joueuse de flûte : on n'y introduit pas non plus d'urinal.

Si quelque Naucratite donne un repas de noces, il est défendu, selon la teneur de la loi relative aux mariages, de servir des œufs, des pâtisseries au miel.

[150b] Or, il est juste qu'Ulpien vous en dise la raison.

(33) Lyncée préférant, dans ses Égyptiaques, les soupers des Égyptiens à ceux des Perses, nous rapporte ce qui suit :

« Les Égyptiens marchant armés contre Ochus, roi de Perse, furent vaincus, et le roi d'Égypte fait prisonnier. Ochus le traitant avec humanité, l'invita à souper : le roi d'Égypte se mit à rire des somptueux apprêts, trouvant que le roi de Perse vivait mesquinement.

[150c] « Prince, lui dit-il, si vous voulez savoir comment doivent se traiter des rois vraiment heureux, permettez aux cuisiniers que j'avais ci-devant, de vous préparer un souper Égyptien. »

Ochus l'ayant permis, le repas fut préparé; Ochus, quoique très satisfait, ne put s'empêcher de lui dire :

« Que le ciel te confonde, méchant que tu es ! toi qui as abandonné de pareils soupers pour nous enlever nos repas, si médiocres à tes yeux. »

Protagorides nous apprend ce qu'étaient les soupers Égyptiens, dans le premier livre de ses Agones de Daphné : il y a une troisième sorte de soupers que j'appelle ceux des Égyptiens. On n'y dresse pas de tables, [150d] mais les plats y sont portés à la ronde.

(34) Selon le sixième livre de Phylarque, on sert à table, chez les Galates, un grand nombre de pains rompus, et dans des marmites, des viandes dont personne ne mange avant d'avoir observé si le roi a touché de ce qu'on a présenté. Le même auteur dit, dans son troisième livre, qu'Ariamne, personnage des plus riches parmi les Galates, fit annoncer qu'il les traiterait tous pendant une année. Or, voici comment il s'y prit pour l'exécuter : [150e] il établit, par intervalles, des logements dans les lieux les plus avantageux du pays pour les routes; y fit élever avec des pieux, des roseaux et des branches de saule, des tentes et même davantage, selon que les lieux le permettaient : c'était-là que devait être reçue la multitude qui affluerait des villes et des bourgades. Il y plaça de grandes marmites pour toutes sortes de viandes, les ayant fait faire, un an avant de devoir tenir sa promesse, par des ouvriers qu'il avait appelés d'autres villes.  [150f] On y tua tous les jours nombre de taureaux, de porcs, de moutons, et autres bestiaux: il s'était pourvu de tonneaux de vin, de quantité de farines qu'on y servait toutes pétries. Non seulement, dit-il, les Galates, qui étaient venus des bourgades et des villes, jouirent de ce régal, les étrangers qui passaient étaient même forcés, par les domestiques des personnes présentes, devenir y prendre part.

(35) Xénophon nous rappelle les soupers des Thraces, dans le sixième livre de son Anabasis, en décrivant ainsi le repas qui fut donné chez Seuthès.

« Tout le monde étant entré au souper, on s'assit en rond ; alors on mit devant chaque convive une table à trois pieds : elles étaient au nombre de vingt, et couvertes de viandes découpées, auxquelles on avait attaché, avec une cheville, de grands pains fermentes : c'est généralement la coutume des Thraces de servir les convives par portions, selon leur nombre; ce que Seuthès fut le premier à faire. Il prit les pains qui étaient à côté de lui, les rompit en petits morceaux, et en jeta à ceux qu'il jugeait à propos. Il en fît autant de ses viandes, n'en réservant que ce qu'il lui en fallait pour en goûter : [151b] les autres, à qui l'on avait servi leur table particulière, firent de même. »

Un Arcadien, nommé Arystas, terrible mangeur, les laissait jeter à leur gré; mais lui, empoignant un pain de trois chœnix, et mettant la viande sur ses genoux, ne perdait pas un coup de dent. On porta des cornes pleines de vin à la ronde : chacun s'en arma. L'échanson présentant une corne à Arystas, celui-ci lui dit :

Donne-la à cet homme (en regardant Xénophon qui ne mangeait pas), car il ne fait rien; pour moi, je suis encore occupé:

aussitôt on éclata de rire.

[151c] Le repas avançait, lorsqu'il entra un Thrace ayant un cheval blanc; cet homme prit la corne, et dit:

Seuthès, je bois à toi, et je te fais présent de ce cheval; monté dessus, tu joindras bientôt celui que tu poursuivras; et si tu es obligé de lâcher pied, tu n'auras pas à craindre l'ennemi.

Un autre, introduisant un jeune esclave, le lui donna aussi, en lui portant une santé la corne à la main : un quatrième lui offrit des habits pour la reine son épouse. Timasion le saluant avec une coupe d'argent lui en fit présent, ajoutant même un tapis qui valait bien dix mines.

Gnésippus d'Athènes se levant : C'est un ancien usage, dit-il, et bien beau sans doute, que ceux qui ont de quoi, [151d] fassent des présents au roi, pour lui rendre honneur; comme, de son côté, le roi doit donner à ceux qui n'ont rien. Xénophon se lève alors avec une pleine confiance, et prenant la corne, dit :

Seuthès, je te porte la santé; en même temps je te donne et ma personne et mes compagnons, comme autant d'amis fidèles, et pas un ne s'y refusera. Or, les voici présents, ne demandant qu'à s'exposer à tous les travaux et à tous les dangers pour toi.

Seuthès se lève, boit avec lui, et répand le reste de la corne sur celui qui était avec lui (ou assis le plus près de lui).

Après cela, les Cérasontiens entrèrent, donnant le signal avec des flûtes, [151e] sonnant aussi de trompettes de cuir cruel de bœuf, et en rythmes, comme s'ils avoient joué de la magade.

(36) Posidonius le Stoïcien, qui a rédigé par écrit nombre d'usages et de lois de différentes nations, dit, dans les histoires qu'il a composées, conformément aux principes de sa secte :

« Voici comment les Celtes servent à manger. Ils se mettent du foin sous eux, et mangent sur des tables de bois, peu élevées au-dessus de terre. Le manger consiste en très peu de pain, et beaucoup de viandes bouillies et rôties sur la braise, ou à la broche : [152] on les apporte proprement, il est vrai; mais ils y mordent comme des lions, saisissant des membres entiers des deux mains. S'il se trouve quelque chose de dur à arracher, ils l'entament avec une petite épée (un long couteau)  qui est à leur côté, dans une gaine particulière.

Ceux qui habitent le long des fleuves, et près de la mer intérieure (Méditerranée), ou extérieure (l'Océan), mangent aussi du poisson, mais rôti, avec du vinaigre, du sel, du cumin, dont ils imprègnent même leur poisson. Ils n'usent pas d'huile; elle leur paraît désagréable, parce qu'on n'y est pas accoutumé chez eux : lorsqu'ils font un festin, [152b] ils s'asseyent en cercle ; le plus distingué d'entre eux préside la compagnie. C'est celui qui l'emporte sur les autres par la gloire de ses exploits militaires, ou par la naissance, ou par les richesses. Celui qui traite, se place après lui; les autres s'asseyent de chaque côté, selon la supériorité de leur rang: ceux qui ont pour arme défensive un long bouclier, se mettent derrière, et les lanciers, assis circulairement en face, mangent ensemble, servis comme les maîtres. Les serviteurs présentent à boire à la ronde, dans des vases qui ressemblent à des ambiques, soit de terre, soit d'argent : [152c] les plats sur lesquels ils servent les mets, sont de ces mêmes matières, ou d'airain : d'autres y suppléent par des corbeilles très serrées, faites d'un tissu de bois.

Leur boisson est, chez les riches; le vin qu'ils font venir d'Italie, ou de la contrée de Marseille. Ils le boivent pur ; quelquefois cependant on y mêle un peu d'eau : quant aux gens moins aisés, c'est de la bière faite de froment et de miel. La plupart font cette bière sans mélange (de miel) : on l'appelle korma. Ils boivent au même vaisseau, peu à la fois, jamais plus d'un cyathe; [152d] mais ils y reviennent assez souvent. Un serviteur en présente à droite et à gauche : telle est la manière dont on les sert. Quant aux dieux, les Celtes se tournent à droite pour les adorer. »

(37) Posidonius, détaillant quelles étaient les richesses de Luernius, père de ce Bituite que les Romains tuèrent, dit que, pour capter la bienveillance du peuple, il parcourait les campagnes sur un char, répandant de l'or et de l'argent à des myriades de Celtes qui le suivaient. Il fit une enceinte carrée de douze stades, où l'on tint, toutes pleines, des cuves d'excellente boisson, [152e] et une si grande quantité de choses à manger, que pendant nombre de jours ceux qui voulurent y entrer eurent la liberté de se repaître de ces aliments, étant servis sans intermission. Une autre fois, il assigna le jour d'un festin. Un poète de ces peuples barbares étant arrivé trop tard, se présenta cependant devant lui, et chanta ses éminentes qualités, mais lâchant quelques larmes de ce qu'il était venu trop tard. Luernius, flatté de ces éloges, se fait donner une bourse d'or, et la jette à ce poète, qui courait à côté de lui. Le poète la ramassant, le chante de nouveau, disant que la terre où Luernius poussait son char, devenait sous ses pas une source d'or et de bienfaits pour les hommes. Ces détails se trouvent dans le vingt-troisième livre de Posidonius.

Le même dit, en parlant des Parthes : Celui qu'on appelle ami (du roi) n'est pas avec lui à table; il est assis par terre au bas du lit élevé, d'où le roi, couché, lui jette à manger comme à un chien. Souvent on l'arrache de son repas rampant, pour la moindre faute, [153] et il est fouetté de lanières garnies d'osselets, de sorte qu'il est tout en sang : alors il s'incline jusqu'à terre, et rend son hommage à celui qui l'a puni, comme à un bienfaiteur.

Il raconte, en outre, dans le seizième livre, que le roi Séleucus, revenant en Médie faire la guerre à Arsace, fut fait prisonnier par ce roi barbare; mais qu'il fut traité en roi pendant le long espace de temps qu'il passa chez Arsace, Il écrit encore, que le roi des Parthes, étant à table à souper, [153b] est seul sur un lit séparé, et plus haut que ceux des autres, avant devant lui, comme seul héros, une table pleine de tous les mets exquis de ces barbares.

Le même (parlant d'Héracléon de Bérée, qui avoit été élevé aux honneurs par le roi Antiochus, surnommé Grypus, et qui pensa dépouiller son bienfaiteur de la royauté) nous apprend ce qui suit, dans le quatrième livre de ses Histoires. Héracléon faisait asseoir les soldats à l'air, en plein champ, et leur donnait à souper par divisions, chacune de mille hommes. Le repas consistait en un grand pain et de la viande : pour boisson, ils avoient du vin quelconque détrempé d'eau bien fraîche. [153c] Des gens parcouraient les rangs l'épée à la main, et le silence régnait avec le bon ordre.

Il nous apprend ceci, dans son second livre : Lorsqu'on fait un repas à Rome dans le temple d'Hercule (celui qui triomphe, sous les auspices requis, faisant les frais du souper), les mets que l'on sert sont vraiment analogues à la voracité d'Hercule. On y verse largement du vin miellé; le manger consiste en grands pains, en viandes fumées cuites au bouillon, et beaucoup de viandes rôties des victimes qu'on vient d'immoler.

[153d] Chez les Tyrrhéniens on couvre la table deux fois par jour, et avec somptuosité. Les lits y sont d'étoffes à fleurs : on voit sur table toutes sortes de vases à boire en argent; et une troupe de beaux esclaves, richement habillés, se tient debout près des convives;

mais Timée dit, dans le premier livre de ses Histoires, que ce sont des filles qui les servent, toutes nues, jusqu'à ce qu'elles soient parvenues à l'âge de puberté.

(39) Megasthène dit, dans son second livre des Choses de l'Inde, qu'on sert à chaque Indien sa table au souper, et que cette table ressemble aux engythèques . [153e] On met dessus un plat d'or, où l'on verse, pour premier service, du riz bouilli, comme l'épeautre que l'on fait bouillir chez nous : après cela, on sert beaucoup de viandes rôties et apprêtées à la manière indienne.

On lit, dans son trentième livre, que les Germains se servent, à dîner, des viandes rôties, mais par membres entiers, et qu'ils boivent par-dessus du lait et du vin pur : qu'aux repas des Campaniens il y a des gens qui se battent en duel.

[153f] Les Romains, au rapport de Nicolas Damascène le Péripatéticien, donnaient le spectacle de combats particuliers à leurs soupers. Voici ce qu'il dit dans la cent dixième de ses Histoires :

« Les Romains, qui ont pris des Toscans l'usage de faire battre des gladiateurs en duel, donnaient ces spectacles, non seulement dans les assemblées générales du peuple et aux représentations théâtrales, mais même à leurs festins. Plusieurs invitaient leurs amis à souper, pour leur faire voir deux ou trois combats particuliers, outre les autres plaisirs de la table. Lorsqu'on avait bien soupe et bu outre mesure, on appelait ces gladiateurs} et l'on applaudissait avec transport lorsqu'un des deux était tué. [154] On a même vu un Romain ordonner, par testament, de faire combattre ainsi, deux à deux, des femmes des plus belles qu'il avait achetées; un autre, de jeunes esclaves qu'il avait aimés; mais le peuple ne souffrit pas ces dispositions illégales, et cassa le testament. »

Selon le premier (livre) des Olympionices d'Ératosthène, les Tyrrhéniens se battent au son delà flûte.

(40) Voici ce que Posidonius dit, dans la vingt-troisième de ses Histoires :

« Quelquefois les Celtes s'amusent de monomachies à leurs soupers. Ils se lèvent de table avec leurs armes  et s'escriment, en tâchant de se toucher seulement de l'extrémité de la main. [154b] Quelquefois ils en viennent jusqu'à se blesser : alors ils s'irritent; et si ceux qui s'y trouvent ne les arrêtaient, ils iraient jusqu'à se tuer. Anciennement, lorsqu'on servait des jambons, le plus fort de ces gens saisissait la cuisse, et si quelqu'un la lui disputait, ils se levaient ensemble pour se battre à mort. D'autres allaient aussi se battre ainsi sur un théâtre pour de l'or ou de l'argent : d'autres, pour certain nombre de barils de terre pleins de vin, se couchent sur leurs boucliers, après avoir pris les sûretés convenables pour que ce vin soit délivré à leurs parents, à qui ils en font présent après leur mort. [154c] Celui qui s'engage à payer ces barils se tient tout près, et de son épée il coupe la gorge à celui qui lait le transport.

Voici ce qu'écrit Euphorion de Chalcis, dans ses Mémoires historiques : Chez les Romains, on offre cinq mines d'argent à ceux qui veulent consentir qu'on leur coupe la tête d'un coup de hache, et le prix est pour les héritiers. Souvent, plusieurs s'étant fait inscrire, chacun d'eux prétendait prouver que de toute justice il devait souffrir le premier cette mort violente .

(41) [154d] Hermippus dit, dans son ouvrage sur les Législateurs, que ce sont les Mantinéens qui ont les premiers imaginé les monomachies, par le conseil de Démonax, un de leurs citoyens, et que les Cyréniens les imitèrent. Les Mantinéens et les Arcadiens, dit Éphore, liv. 6 de ses Histoires, se sont soigneusement appliqués aux exercices militaires. On appelle même encore du nom de mantinique, l'habit militaire et l'ancienne armure, [154e] comme étant de l'invention des habitants de Mantine.

En outre, c'est dans cette ville qu'on donna d'abord des instructions sur l'art de manier les armes, et Démée montra cet art le premier. Aristophane nous apprend, dans ses Phéniciennes, que les monomachies étaient des exercices très anciens.

« Mars s'est appesanti sur les deux jeunes frères enfants d'Œdipe ; ils vont en venir au hasard d'un combat particulier. »

Il paraît que le mot monomachos (qui combat seul contre seul) n'est pas composé en partie de makhe (combat), mais plutôt du verbe makhesthai (combattre). En effet, lorsque makhe entre dans un composé, l'accent revient également sur la syllabe la plus éloignée où il peut être, comme dans symmakhos, allié en guerre; prootômakhos, qui combat au premier rang; epimahhos, qui porte du secours; antimakhos, adversaire. On lit dans Pindare, la race belliqueuse, ou philômakos, de Persée. Or, dans ces mots l'accent est sur l'antépénultième ; mais l'accent est sur la pénultième, lorsque le verbe makhesthai  entre comme racine d'une partie du mot composé. Tels sont les mots pugmakhos, qui combat au poing, comme Stesikhore a dit : toi, premier lutteur, pygmakon; naumakhos, qui combat sur un vaisseau ; hoplomakhos, qui combat avec un bouclier et des armes ; teikhomakhos, qui défend un mur ; purgomakhos, qui défend une tour.

Posidippe le comique dit, dans son Pornobosque (en latin Leno  :

« Celui qui n'a pas été sur mer n'a jamais connu le mal; [155] car nous sommes plus malheureux que les monomaques. »

J'ai dit ailleurs que les illustres personnages et les généraux combattaient en duel, et le faisaient même en acceptant un défi.

CHAP. XIV.

Diyllus l'Athénien raconte, dans le neuvième livre de ses Histoires, que Cassandre, revenant de Béotie, fit inhumer le roi, la reine à Aeges, et avec eux Cynna, mère d'Eurydice. Après leur avoir rendu les autres honneurs qui leur étaient dus, il donna le spectacle d'une monomachie, où quatre soldats combattirent.

(42) On lit dans Démétrius de Scepse, liv. 12 de l'armement de Troie, que [155b] dans un repas que donna le roi Antiochus, surnommé le Grand, les amis du roi, et Antiochus lui-même, dansèrent tous armés. Hégésianax l'historien, natif d'Alexandrie, devant danser à son tour, dit au roi : Lequel aimez-vous mieux, ou me voir danser mal, ou écouter des vers de ma façon ? Ayant eu ordre de réciter ses vers, il fit tant de plaisir au roi, qu'il en reçut un présent, et devint un de ses amis.

[155c] Douris de Samos rapporte, dans le dix-septième livre de ses Histoires, que Polysperchon, quoique très âgé, dansait lorsqu'il avait une pointe de vin, Cet homme, qui ne le cédait à aucun des Macédoniens, ni pour les qualités militaires, ni pour le rang, ayant pris un jour une robe de femme et des souliers de Sicyone, se mit à danser selon son usage.

Agatharcide de Cnide nous apprend, dans le huitième livre des choses de l'Asie, que ceux qui donnaient un repas à Alexandre, fils de Philippe, à titre d'amis, faisaient couvrir d'une feuille d'or les desserts qu'on devait servir. Lorsque les convives voulaient en manger, ils ôtaient cette enveloppe, et la jetaient avec les autres débris du dessert, afin que les amis de ce prince fussent témoins de cette magnificence, et que les domestiques en profitassent. Ils avaient oublié, dit cet historien; que Philippe, père d'Alexandre, ayant fait l'acquisition d'un gobelet d'or pesant cinquante drachmes, le prenait toujours avec lui en allant coucher, et le mettait sous son oreiller.

[155e] Séleucus rapporte que quelques Thraces s'amusent, dans leurs festins, d'un jeu qu'ils appellent anchonee, ou pendaison. Ils attachent à un endroit élevé une corde fort ronde, sous l'autre bout de laquelle ils roulent un globe de pierre que peuvent facilement faire rouler aussi ceux qui montent dessus: alors ils tirent au sort. Celui qui y est tombé, monte sur la pierre ayant une serpette à la main, et s'attache la corde au col : un autre vient pousser la pierre. Si celui qui est attaché au-dessus par le col, n'est pas assez prompt pour couper la corde avant que la pierre soit déplacée, il meurt pendu, et les autres éclatent de rire y en se faisant un jeu de sa mort. »

(43) [155f] Amis et convives, vous qui tenez les premiers rangs parmi les Grecs, voila ce que j'avais à vous raconter sur les festins anciens, autant que j'ai pu en être instruit. Le sage Platon nous dit encore ceci avec beaucoup d'exactitude, touchant les festins anciens, dans son premier livre des Lois :

« Vous ne verrez ni dans les campagnes, ni dans les villes, qui sont sous la domination des Lacédémoniens, aucuns festins, ni aucuns des plaisirs qui les accompagnent, porter effectivement les convives à une volupté licencieuse, [156] et tout homme qui en rencontrerait un autre pris de vin, lui ferait une affaire des plus funestes. Il ne se déroberait même pas à la peine, en prétextant les fêtés de Bacchus, pendant lesquelles j'ai vu, chez nous, de même qu'à Tarente, une de nos colonies, toute la ville dans l'ivresse, sur des chariots. Or, il ne se passe rien de semblable à Lacédémone. »

Cynulque prenant la parole :

« J'aimerais mieux,  dit-il, périr à ce jeu thrace, que demeurer ici avec vous, comme je me trouverais auprès de ces gens qui jeûnent jusqu'à ce que l'astre soit levé; car les auteurs de cette excellente philosophie [156b] prétendent qu'il n'est permis de manger rien auparavant. Hélas ! je crois, ma foi, que pour parler avec le comique Diphile,

« L'excès du jeûne va faire de moi un muge. »

Avez-vous donc oublié, vous autres, ce que dit le poète ?

« Ce n'est pas quelque chose de si mauvais que de souper de bonne heure. »

Le charmant Aristophane a dit, dans son Cocale :

[156c] « Mais, papa, il est déjà midi, et c'est l'heure à laquelle la jeunesse doit manger. »

Sans doute j'aurais mieux trouvé mon compte au souper des Cyniques dont parle Parméniscus, que de voir ici tous les mets me passer et repasser sous le nez sans y loucher, comme devant ceux qui ont la fièvre.

Nous éclations de rire ; lorsqu'un des convives lui dit : Mon brave, ne nous en veux pas jusqu'à nous refuser le détail de Parméniscus sur ce festin.

Cynulque se levant tout droit, dit: Messieurs, pour me servir des termes mêmes de l'agréable Antiphane,

« Je jure par ce dieu même de qui vous obtenez de quoi vous enivrer, [156d] que je préfère sans balancer cette vie à toute la grandeur du roi Séleucus, et d'avaler avec plaisir mon brouet de lentilles sans crainte, à être couché avec mollesse, et malheureusèment au milieu des frayeurs continuelles. »

(45) Mais voici comment débuta Parméniscus:

« Parméniscus à Molpis, salut. Après t'avoir souvent importuné par les détails des magnifiques repas où j'ai été invité, je crains de m'attirer peut-être des reproches de ta part, comme t'ayant causé trop de plénitude. Quoi qu'il en soit, je veux te détailler le souper que j'ai fait chez Cébès de Cyzique ; [156e] mais commence par boire une décoction d'hysope, et reviens avec moi à ce festin. On célébrait à Athènes la fête de Bacchus : je fus mené chez Parméniscus par un ami ; j'y trouvai six Cyniques à table, et Carnée de Mégare, un de leurs chefs. Comme on tardait à servir le souper, la conversation tomba sur l'eau, et l'on demanda quelle était la plus agréable. Les uns vantèrent celle de Lerne, les autres celle de Pirène ; alors Carnée dit, comme Philoxène, celle qui coule sur les mains. La table étant approchée nous soupâmes. Nous vidâmes un plat de lentilles, puis un autre qui vint à la suite, [156f] et l'on en servit encore d'autres bien arrosés de vinaigre. Notre nourrisson de Jupiter prenant à pleine main, s'écria :

« Jupiter! puisses-tu ne pas ignorer l'auteur de ces lentilles. »

Un autre cria aussi :

« Que le démon lentille (phakos) et la fortune lentille (phakee) te confondent. »

Pour moi je dirai comme le comique Diphile, dans ses Colombes

« A. Ce petit dîner était charmant, et servi bien proprement. Nous avions chacun une grande jatte de lentilles très pleine. [157] B. Ton premier service n'a rien de si charmant ! A. Après cela un grand saperda (coracin) vint sauter au centre de la table. B. Dont l'odeur est assez désagréable, en comparaison de l'authias, qui fait même laisser là les grives de mer. »

Il se fit un grand éclat de rire. Aussitôt entrèrent Métissa, la danseuse de théâtre, et Ni/don, surnommée la Mouche-de-chien : c'étaient de ces courtisanes distinguées. A peine eurent-elles jeté la vue sur ce qu'on nous servait, qu'elles en demeurèrent étonnées, et se mirent à rire. [157b] Quoi, dit Nikion, aucun de vous autres Barbons ne mange de poisson ? Est-ce pour la raison que Méléagre de Gadare, votre prédécesseur, apporte, dans son ouvrage intitulé les Grâces? Homère qui, selon lui, était Syrien, nous représente les anciens comme s'abstenant de poisson, d'après l'usage de sa patrie, quoiqu'il y en eût à foison le long des côtes de l'Hellespont : ou, n'avez-vous jamais lu de lui que le poème dans lequel il compare le pois avec la lentille? En effet, je vous vois grande provision de lentilles. Quand je considère cela, je vous conseillerais volontiers de renoncer à la vie, comme Antisthène, disciple de Socrate. Quoi, manger de pareilles choses !

[157c] Karnée lui répond : Ma chère Nikion, Euxithée le Pythagoricien, selon ce que raconte le Péripatéticien Cléarque, dit, dans le second livre de sa Biographie : Les âmes de tous les hommes sont liées aux corps et à cette vie présente par châtiment, et dieu les a menacées de les punir bien plus sévèrement si elles n'y restent pas jusqu'à ce qu'il les en délivre de son plein gré. C'est pourquoi tous ceux qui craignent les menaces des maîtres de l'univers, redoutent de sortir volontairement de la vie, [157d] et ils ne s'occupent que de la mort qui arrive à la fin de la vieillesse, persuadés que leur âme ne doit être délivrée du corps que du consentement de leurs maîtres. Tels sont les principes auxquels nous nous soumettons.

Non, personne, répond Nikion, ne vous empêche de choisir un de ces trois maux. Vous ne savez donc pas, malheureux que vous êtes ! que ces aliments pesants interceptent toutes les facultés de votre âme, et la rendent stupide ?

(46) C'est pourquoi Théopompe a dit, l. 5 de ses Philippiques :

« Manger beaucoup, et surtout des viandes, c'est se priver de la faculté de raisonner, [157e] appesantir l'âme : cela rend l'homme colère, dur et pervers ».

Xénophon, cet admirable écrivain, dit qu'il est agréable de manger du pain et du cresson quand on a faim, et de boire l'eau qu'on puise à une rivière quand on est altéré. On a souvent surpris Socrate se promenant le soir fort tard devant sa porte. Lorsqu'on lui demandait, que fais-tu donc ici à cette heure ? Il répondait, j'amasse de quoi bien dîner.

[157f] Quant à nous, la portion que nous recevrons de vous, nous suffira, et nous ne nous fâcherons pas comme ayant reçu trop peu, à l'exemple d'Hercule dans Anticlide. Voici ce que cet auteur raconte dans le second livre de ses Retours :

« Hercule ayant achevé ses travaux, fut invité à un sacrifice que fit Eurysthée. Les gens de ce prince, servant une part à chacun des convives, n'en donnèrent qu'une assez mince à Hercule. Celui-ci croyant que c'était par mépris, tua trois des enfants d'Eurysthée, Pérémide, Euribios et Eurypile. Quelque envie que nous ayons d'imiter Hercule, nous ne sommes pas d'un caractère aussi bouillant .  »

CHAP. XV.

(47) La lentille est du ressort de la tragédie, selon Arkhagathe ; et Sophile le comique, dit:

« Qu'Oreste fut guéri de sa maladie après en avoir avalé un brouet. »

C'est un des principes de Zénon, que « le Sage fera tout bien, et assaisonnera des lentilles avec intelligence. » Voilà pourquoi Timon de Phlionte a dit  :

[158b] « Ne faites pas cuire de lentilles si vous ne l'avez pas appris en Sage. »

Comme s'il était impossible que des lentilles fussent cuites autrement que selon la doctrine de Zénon, qui dit :

« Jetez dans des lentilles un douzième de coriandre. »

Cratès de Thèbes a dit :

« Ne te jette pas sur un plat friand, préférablement à la lentille, pour susciter chez nous une sédition. »

Chrysippe nous présente quelques traits sentencieux dans son traité du Beau, et dit, entre autres choses :

« A. Ne mange pas d'olives pendant l'hiver, lorsque tu as des orties, mais de la bolbophakee. B. Par tous les dieux ! de la bolbophakee ! B. Oui, de la bolbophakee : c'est de l'ambroisie pendant les froids rigoureux. »

[158c] L'enjoué Aristophane dit, dans sa Gérytade :

« Lui montres-tu à faire bouillir de l'orge, ou des lentilles? »

On lit aussi, dans son Amphiaraüs :

« Toi qui décries les lentilles, le plus agréable des mets. »

Épicharme parle des lentilles dans ses Dionyses :

« La marmite faisait cuire les lentilles. »

On lit, dans les Semblables d'Antiphane :

« Femme, fais bien cuire ces lentilles, et apprends-moi qui tu es parmi les étrangers qui sont dans ce pays. »

Je sais d'ailleurs que la sœur d'Ulysse, cet homme si prudent et si intelligent, se nommait Phakee (lentille ) ; d'autres l'appelaient,Callistoo, [158d] comme Lysimaque le dit, dans son troisième livre des Retours, d'après le troisième livre de l'Histoire de l'Europe, qu'a écrite Mnaséas de Patras. »

(48) Plutarque riant à gorge déployée de toutes ces citations, le Cynique ne put voir indifféremment qu'on méprisât ainsi sa vaste érudition sur les lentilles, et apostropha Plutarque. « Eh bien ! lui dit-il, vous autres citoyens de la belle ville d'Alexandrie, n'êtes-vous pas nourris de lentilles? votre ville n'est-elle pas toute pleine de Phakins, dont Sopatre de Phakos, ce poète parodique, a fait mention dans sa Bakkis :

[158e] « Je ne saurais manger de pain, lorsque je contemple ce grand colosse, d'airain battu, rempli de lentilles entassées.»

D'ailleurs, dis-moi, toi, grammairien si subtil, que faut-il à l'homme, que deux choses ? selon ton Euripide :

« Du blé moulu, et de l'eau dans un pot. Or, nous avons cela sous la main, et c'est ce qu'il faut pour nous sustenter. Mais peu contiens d'en avoir selon notre appétit, la sensualité nous fait rechercher d'autres mets apprêtés avec art. »

Ce même poète scénique et philosophe dit encore ailleurs :

« Une table frugale me suffît pour vivre avec sobriété. [158f] Non, je n'admettrai jamais mal-à-propos tout ce qui s'appelle superflu. »

Socrate disait que la différence qu'il y avait entre lui et les autres hommes, était qu'ils vivaient pour manger, au lieu qu'il mangeait pour vivre. Diogène répondit à ceux qui lui reprochaient de se frotter :

« Plût au ciel, qu'en me frottant bien le ventre, je me délivrasse de la faim et de la nécessité de manger ! »

Euripide, dans ses Suppliantes, parle ainsi de Capanée :

« Voici ce Capanée, qui avait de quoi vivre largement. [159] Il n'était nullement fier de ses grands biens, et n'a jamais eu moins de modestie qu'un pauvre. Blâmant celui qui surchargeait les tables de mets, il louait le simple nécessaire, disant que le bonheur ne consistait pas dans ces aliments qui remplissaient le ventre ; mais que la médiocrité suffisait. »

(49) Capanée, comme il paraît, n'était donc pas tel que ces gens que nous décrit Chrysippe, dans son ouvrage sur les choses qui ne sont pas désirables par elles-mêmes. Il est, dit-il, des gens si avides d'argent, que tel, si l'on en croit l'histoire, étant près de finir sa vie, avala nombre de pièces d'or avant de mourir : un autre ayant cousu son or dans sa tunique, et s'en étant revêtu, ordonna à ses gens de l'ensevelir dans cet appareil, et sans le brûler, ni l'embaumer.

Ces hommes et leurs semblables sont ces malheureux à qui il ne manque que de s'écrier en mourant :

« O or ! bien le plus flatteur pour les mortels ! non, jamais une mère, non, des enfants dans les maisons, non, un père chéri ne goûtent le plaisir que tu procures à ceux qui te possèdent chez eux. [159c] Si donc Cypris voit  avec des yeux d'or, il n'est pas étonnant qu'elle ait des milliers d'amours autour d'elle. »

Les hommes de ce temps-là aimaient tant les richesses, que quelqu'un demandant à Anacharsis pourquoi les Grecs se servaient d'argent : C'est répondit-il, pour compter.

Diogène posait aussi pour loi, dans sa République, que la monnaie ne serait que des osselets. Euripide a très sagement dit :

« Ne me nomme même pas Plutus, et ne révère pas un dieu que le plus méchant homme peut avoir chez soi. »

[159d] Voici un trait que rapporte Chrysippe, dans son Introduction au traite qu'il a écrit sur l'usage du bien et du mal :

« Un jeune homme de l'Ionie se trouvait résidant à Athènes, couvert d'une robe de pourpre, garnie de franges d'or. Quelqu'un lui demande de quel pays il est : Il répond, Riche. C'est peut-être à ce trait qu'Alexis fait allusion, dans ses Thébains, lorsqu'il y dit :

« A. Mais de quel pays est donc cet homme-là? B. Riche ; car ce sont-là les gens les plus nobles. »

Personne, dit Phérécrate, n'a jamais vu un pauvre,  homme bien né.

(50) [159e] Cynulque s'apercevant que personne n'applaudissait à ses détails, se mit en colère, et dit : Je crois bien, maître du festin, que ces gens, travaillés par mon flux de bouche, ont perdu l'appétit, ou se moquent de ce qui vient d'être dit sur les lentilles, se rappelant sans doute ce que Phérécrate  a dit dans sa Corianne :

« A. Çà, que je me couche : toi, apporte la table, un gobelet, et à manger, afin que j'aie plus de plaisir à boire. B. Tiens, voilà un gobelet, une table et des lentilles. A. Peste de tes lentilles ! je ne les aime pas. [159f] Dès qu'on en mange, on a la bouche mauvaise. »

CHAP. XVI.

Voilà donc justement pourquoi ces Sages se gardent de manger des lentilles : quoi qu'il en soit, faites-moi donner du pain, rien de somptueux avec cela, et même y si vous en avez, de cette lentille dont il est tant parlé, ou ce qu'on appelle conchos. Tous éclatant de rire, surtout au sujet du conchos, messieurs les convives, leur dit Cynulque, vous n'êtes que des ignorants, qui ne lisez pas les livres. Ce sont là les maîtres qui instruisent [160] les gens jaloux de connaître ce qu'il y a de beau, je veux dire les Silles de Timon le Pirrhonien. En effet, c'est lui qui fait mention du conchos dans la seconde partie de ses Silles, en ces termes:

« Ni la maze, ni la karykee méprisable de Lydie, et qui se sert froide, ne me plaisent; mais j'ai a ma disposition le konchos, qui me tient lieu de tout le malheureux superflu des Grecs (ou le konchos des Grecs, qui me tient lieu de cette malheureuse superfluité de la délicatesse ). »

Les mazes de Téos étant excellents, comme celles d'Érétrie, selon le témoignage de Sopatre, dans les Amants de Bacchis :

« Nous nous rendîmes promptement à Érétrie, recommandable par sa farine blanche (ses mazes blanches). »

Quelque excellentes que soient aussi les karikes lydiennes, Timon leur préfère encore le konchos.

(51) A ces mots, Larensius, notre aimable hôte, dit :  Messieurs les Cyniques,

« Je veux vous donner un sage avis. »

C'est ce que dit Jocaste, dans la pièce de Strattis, intitulée les Phéniciennes :

« Quand vous ferez bouillir des lentilles, n'y versez pas de parfum. »

Sopatre même, dont tu viens de faire mention, parle ainsi, dans son Évocation des Ombres .

[160c] « Voici Ulysse d'Ithaque. C'est du parfum sur des lentilles ! Allons, ayons courage. »

Cléarque le Péripatéticien, le Paroemiographe, a mis dans ses Proverbes :

« Du parfum sur des lentille. »

Varron, un de mes ancêtres, surnommé Menippius, fait mention de ce proverbe. La plupart des grammairiens Romains, peu versés dans la lecture des poètes et des écrivains Grecs, ignorent d'où Varron a tiré le vers iambique qui renferme ce proverbe ; [160d] mais toi, Cynulque, puisque ce nom te flatte jusqu'à te faire abandonner celui que ta mère t'a donné, tu me parais être, selon l'expression de Timon, un brave et grand . . . d'ignorer que l'on trouve aussi chonchos au neutre, dans la Fête et les Îles d'Épicharme : Antiphane l'a même nommé en diminutif, dans ses Noces:

« Un peu de petites fèces (konchioon), et d'andouille (ou boudin ) coupée en morceaux. » 

Magnus prenant ensuite la parole : L'excellent [160e] Larensius, dit-il, vient de répondre avec beaucoup de sagacité et de justesse à ce chien ventru, concernant son konchos; mais moi, je veux faire ici ce que Socrate de Paphos dit, dans ses Galates, nation qui a coutume d'immoler à ses dieux les prisonniers de guerre, lorsqu'elle a remporté quelque .avantage dans les combats.

« Quant à moi, j'ai fait vœu de brûler comme victimes offertes aux dieux, trois de ces gens qui se donnent pour Dialecticiens : ainsi, après vous avoir entendu disserter avec tant d'ardeur en Philolophes [160f] mettre vos dogmes à une épreuve certaine, en vous exposant  pan devant à la fumée ; ensuite, si je vois que quelqu'un de vous retire sa jambe en rôtissant, il sera livré à un maître aussi sévère que Zénon, pour être emporté hors du pays, comme ayant manqué à la doctrine qu'il professe. »

(52) En effet, je leur dirai hardiment : Philosophe, si tu fais profession de te suffire à toi-même, pourquoi n'imites-tu pas ces Pythagoriciens [161] dont Antiphane a dit, dans ses Monuments :

« Ce sont peut-être de malheureux Pythagoriciens qui grugent, dans le lit d'un torrent, de l'alime, et autres misères qu'ils ont ramassées. »

Le même dit, dans sa pièce intitulée la Besace :

« D'abord, à titre de Pythagoricien, il ne mange rien qui ait eu vie animale : il chapelle la partie brûlée d'une maze, assez grande pour lui avoir coûté une obole. »

[161b] Alexis dit, dans ses Tarentins :

« Les Pythagoriciens, comme on nous l'apprend, ne mangent ni poisson, ni rien qui ait eu vie animale; ils sont même les seuls qui ne boivent pas de vin. Il est vrai qu'Épicharides mange des chiens, tout Pythagoricien qu'il est ; mais ceux qu'il a tués lui-même ; car ce n'est pas un être animé. »

Il dit ensuite :

« A. Ils se repaissent de ces mêmes discours pythagoriciens, de réflexions taillées avec un canif. Leur nourriture journalière est vraiment [161c] un pain sans mélange pour chacun, un pot d'eau. B. Voilà une vie de prison que tu nous racontes-là. A. C'est  ainsi que vivent ces Sages; telles sont les misères qu'ils supportent. Cependant ils savent se procurer mutuellement quelques délices. Est-ce que lu ignores que Mélanippides, Phaon, Phyromaque et Phanos sont complaisants? B. Quoi ! ces gens qui ne mangent que tous les cinq jours une cotyle de farine! »

On lit encore, dans sa Pythagorisante :

« Le repas sera des figues sèches et du marc d'olives, [161d] avec du fromage : voilà ce qu'il est permis à un Pythagoricien d'immoler. Mon cher, quelle que soit la victime, elle sera très belle. »

Peu après il dit :

« Il fallait un peu souffrir le jeûne, la malpropreté, le froid, le silence, avoir un air sombre et sévère, et ne pas aller se laver au bain. »

(53) Or,vous autres Philosophes, vous ne faites rien de tout cela; et, ce qu'il y a de pis, est que vous parlez à tort et à travers de ce que vous ne savez pas. Lors même que vous mangez, vous le faites avec cet air de bienséance que rappelle l'aimable Antiphane, dans son Esclave fugitif ramené (Drapétagogue) :

[161e] « Je mange avec bienséance : je fais la petite main dans ce que je laisse voir; mais en dedans je la tiens bien pleine. »

Comme les femmes, vous grugez beaucoup, et promptement; tandis que vous pouvez, selon le même poète (dans son Thombykion), vous procurer, pour une drachme,des aulx, du fromage, des câpres. Or, on a tout cela pour une drachme.

Aristophane s'exprime ainsi, dans ses Pythagoriciens

« Bon dieu ! croirons-nous que ces anciens [161f] sectateurs de Pythagore étaient vraiment dans la malpropreté, même volontairement, ou qu'ils se plaisaient à porter de méchants manteaux ? Pour moi, je crois qu'il n'en est rien : assurément, c'était par nécessité, puisqu'ils n'avoient rien du tout. En trouvant ainsi un prétexte spécieux pour couvrir leur extérieur négligé, ils ont fixé des limites avantageuses aux malheureux indigents. En effet, mettez-leur sous le nez des poissons ou de la viande, je veux être pendu dix fois s'ils ne se rongent pas même le bout des doigts. »

[162] Il n'est pas hors de propos de rappeler ici une épigramme faite à votre sujet, et qu'Hégésandre a placée dans le sixième livre de ses Mémoires :

« Fronceurs de sourcils, nez garnis d'une forêt de poils, nourriciers de barbes ensachées, excroqueurs de franches-lippes, engoncés dans des haillons qui vous enveloppent jusqu'au sommet du crâne ; va-nu-pieds, regardons à une goutte d'huile; gourmands secrets pendant la nuit; libertins nocturnes, qui faites vos coups fourrés; séducteurs de la jeunesse, bavards, éplucheurs de mots, [162b] sous l'apparence de la sagesse que vous affichez, grands diseurs de riens.»

(54) Il faut aussi faire mention de la Gastrologie d'Archestrate, dont le poème est le seul que vous autres Sages savez estimer, n'étant Pythagoriciens que par le silence, mais de fait, parce que vous n'avez pas deux mots à dire. Vous n'aimez pas moins l'art érotique du cynique Sphodrias ; les questions érotiques de Protagoridas, les conversations de table du charmant philosophe Persée. Ils les a composées sur les commentaires de Stilpon [162c] et de Zénon. Persée y propose, comment on peut empêcher les convives de dormir à table, comment il faut se servir des pots à verser le vin : quand peut-on introduire dans un festin de jolis minois, tant masculins que féminins ; à quel temps du repas peut-on les recevoir dans une grande parure, et si l'on peut les congédier en leur supposant certain air de mépris. Il parle des différents mets, des diverses espèces de pain, de plusieurs autres choses, et des baisers, dont le philosophe, fils de Sophronisque (Socrate), a traité avec un soin particulier.

Occupé continuellement de toutes ces matières, Persée, à qui le roi Antigonus avait confié la citadelle de Corinthe, comme le rapporte Hermippus, [162d] se laissa vaincre par le vin dans une débauche, et perdit la ville, vaincue par les stratagèmes d'Aratus de Sicyone. C'est cependant cet homme qui, auparavant, avait soutenu, dans ses discours adressés à Zénon, que le Sage était homme propre à tout et même habile capitaine : aussi ce rampant sectateur de Zénon l'a-t-il prouvé lui seul par ses faits. Bion du Borysthène, considérant un jour la statue de bronze de ce Persée, où l'on avait mis cette inscription : Persée de Citium, disciple de Zénon, dit : Celui qui a écrit cela s'est trompé; l'inscription devait être ainsi conçue : [162e] Persée, valet citien de Zénon.

En effet, il avait été valet de Zénon, comme le rapporte Nicias de Nicée, dans son Histoire des Philosophes, ce qui est confirmé par Sotion d'Alexandrie, dans son traité des Successions (des Philosophes). Il m'est tombé sous la main deux ouvrages de ce Persée, relatifs à ces matières, vraiment faites pour cette secte de philosophes. Ils ont pour titre : Conversations de table.

(55) Quelqu'un demandant à Ctésibius de Chalcis, ami particulier de Ménédème, [162f] quel avantage il avait tiré de la philosophie :

« A dîner, bouche franche. »

C'est ce que rapporte Antigone de Caryste, dans ses Vies.

Voilà pourquoi Timon a lâché ce vers contre lui:

« Ami de franches-lipées, ayant un œil de cadavre, et un cœur à l'épreuve de tout. »

Ce Ctésibius était homme d'esprit, et plaisantait avec beaucoup de grâce : [163] voilà pourquoi tout le monde l'invitait aux festins. Il n'en est pas ainsi de toi, Cynique, qui n'avait jamais rendu hommage ni aux Grâces, ni aux Muses; c'est pourquoi la Vertu qui te fuit, toi et tes semblables, est forcée d'être à côté de la Volupté, comme le dit Mnasalcès de Sicyone, dans ses Épigrammes :

« Moi, Vertu malheureuse ! je siège à côté de la Volupté, ayant les cheveux honteusement tondus, et le cœur percé d'une vive douleur ! car tout le monde [163b] me préfère à un plaisir insensé. »

Baton le comique dit, dans son Homicide (Androphone) :

« J'interpelle ici ces prétendus Sages qui ne veulent se faire aucun bien ; qui, dans leurs promenades et leurs entretiens, cherchent le Sage, comme on cherche un esclave fugitif. Homme coupable, pourquoi jeûnes-tu ayant de quoi manger ? pourquoi offenses-tu les dieux à ce point? [163c] pourquoi, homme, estimes-tu l'argent plus que lui-même ? est-il donc naturellement préférable? Tu ne bois que de l'eau ; mais c'est justement par-là que tu deviens inutile à l'État : tu fais tort au vigneron et au marchand. Moi, au contraire, j'augmente, en buvant, la masse des impôts. En outre, tu tournes, retournes de grand matin ta burette, pour savoir à quoi en est ton huile, de sorte qu'on croirait te voir retourner, non une burette, mais une horloge. »

(56) Mais, Cynulque, Archestrate, que tu respectes comme un autre Homère, à cause de ton ventre, le plus impudent qui existe, comme le dit quelque part ton Timon; [163d] Archestrate, dis-je, écrit ceci en parlant du chien-de-mer :

« Mais il est peu de personnes qui connaissent ce manger divin. Les mortels qui ont le goût dépravé, ne veulent pas en goûter; mais ce sont des stupides. Ce poisson est, disent-ils, un animal anthropophage. On peut leur répondre, que tout poisson se jette sur la chair humaine, lorsqu'il en rencontre. Il faut donc renvoyer simplement tous ces conteurs de sornettes, aux herbages et à l'école du [163e] sage Diodore, afin qu'ils apprennent avec lui à pythagoriser courageusement. »

Ce Diodore était d'Aspende. Quoiqu'il passât pour Pythagoricien, il avait l'extérieur de vous autres Cyniques, portait de longs cheveux, était toujours sale, marchant nu-pieds. [163f] C'est ce qui fit croire à quelques-uns que la secte des Pythagoriciens qui portent leurs cheveux, eut son origine chez ce Diodore, comme le rapporte Hermippus.

CHAP. XVIII.

Voici ce que Timée de Taormine écrit sur ce Diodore, dans le neuvième livre de ses Histoires :

« Diodore, natif d'Aspende, introduisit un changement dans la manière de s'arranger, quoiqu'il voulût parαître du parti des Pythagoriciens. Stratonique lui écrivant une lettre avec cette adresse, au client de Pythagore, tenant un portique rempli d'auditeurs, chargea le messager de lui apprendre verbalement ce qu'il avait à lui dire concernant sa mise (qui était celle des  bêtes féroces), son extravagance, et l'infraction par laquelle il violait les lois des Pythagoriciens. »

Sosrcratie rapporte, dans ses Successions des Philosophes, l. 3, que Diodore portait une barbe épaisse, et ses cheveux ; qu'il se couvrait d'un (tribon) manteau, introduisant, par principe d'orgueil, ce costume; [164] au lieu que les, Pythagoriciens, qui l'avaient précédé, étaient proprement vêtus, allaient se laver au bain, se frottaient de parfums, et portaient leurs cheveux coupés en rond, très courts.

(57) Si donc, vous autres philosophes, vous ne demandez réellement que ce qui suffit à la nature, et les repas les plus simples, pourquoi paraissez-vous ici sans avoir été appelés ? Serait-ce pour compter et savoir combien il y a ici d'ustensiles de cuisine, comme si vous entriez dans un lieu où l'on se met en débauche ; ou auriez-vous eu intention de nous déclamer le Céphalion d'Athénogènes? Mais qu'êtes-vous, selon le Cédaiion de Sophocle, que des magasins à coups de fouet, des fourbes effrontés, toujours prêts à dévorer le bien d'autrui ? Toujours aux aguets pour attraper quelques franches-lipées, vous êtes souvent réduits à demander la permission de faire un nouvel assaut aux reliquats d'un souper, ou d'attaquer encore ce qu'on allait jeter aux chiens; [164b] car vous n'êtes pas de ces gens qui demandent poliment. On a la preuve de ce que je dis, dans le Linus d'Alexis. Ce poète suppose qu'Hercule reçoit des instructions de Linus, qui lui ordonne de prendre un livre. Hercule prend le premier qui se présente dans un grand nombre qui se trouvait-là. Le livre sur lequel il tombe, est justement un traité de cuisine : Hercule l'empoigne des deux mains, et paraît y mettre le plus grand intérêt. Linus lui dit :

« L. Approche donc, et prends ici le livre que tu voudras. [164c] Lis ensuite, et regarde bien exactement au titre, et sans te presser, quelle en est la matière. Il y a ici Orphée, Hésiode, des tragédies, Chérille, Homère, Épicharme, et toutes sortes d'écrits en prose. C'est ainsi que tu vas me montrer à quoi te porte ton inclination naturelle. H. Je prends celui-ci. L. Montre-moi d'abord quel il est. H. Au titre, c'est un livre de cuisine. L. Quel philosophe es-tu ! Il est facile de le voir; autrement, aurais-tu laisse-là tant d'ouvrages pour choisir l'art de Simus? [164d] H. Quel est-il donc ce Simus ? L. C'est un homme né sous les plus heureux auspices. Maintenant il s'est livré à la tragédie : c'est même le plus habile cuisinier de tous les acteurs, selon l'opinion de ceux qui l'emploient, et le plus habile acteur de tous les cuisiniers. Mais voilà un jeune homme qui m'a l'air d'avoir un jour grand appétit!  H. Eh bien ! que voulez-vous dire? car sachez que j'ai grand faim. »

(58) Magnus récitant cela de suite, comme en courant, Cynulque regarde les philosophes qui étaient là, et leur dit :

[164e] « Avez-vous vu cette saline de Thase ? Combien n'en a-t-il pas dit ? Qu'il s'est bien vengé, et promptement ! Mais ne vous semble-t-il pas que c'est un sourd qui se moque d'un aveugle? »

Comme parle Cratinus, dans ses Archiloques. Il a oublié, je pense, dans quels tribunaux il va faire parade de ses charmants iambes. Stimulé,par sa gloutonnerie naturelle., et introduit par son ton doucereux, il y lit des kolabres, des vers qui ne s'accordent pas avec la flûte ; il agite des cymbales, mais avec dissonance. [164f] Après cette charmante cacophonie, il va de maison en maison, cherchant où il y a de grands apprêts pour un souper; surpassant même en cela ce Chaeréphon d'Athènes, dont Alexis parle en ces termes, dans sa Femme exilée :

« Chaeréphon imagine toujours quelque nouvelle ruse, et par ce moyen il a partout bouche franche. Y a-t-il quelque part une marmite à louer aux cuisiniers, il va se planter-la dès l'aurore. S'aperçoit-il [165] qu'on la loue pour un festin, il s'informe du cuisinier quels sont les convives; et s'il voit la porte entre baillée, il entre tout le premier. »

Cet homme a le pied leste, aussi bien que Magnus : il irait même au-delà du pays pour se remplir la panse; comme Alexis le dit, dans ses Mourants ensemble :

« Chaeréphon est parti pour assister a un souper à Corinthe : déjà même il vole à travers les mers, tant il est doux de manger aux dépens d'autrui ! »

[165b] Théopompe a dit, dans son Ulysse:

« Et le dîner d'Euripide qui n'est pas mauvais ; c'est un si grand bonheur que de souper à la table d'autrui! »

(59) Toute la compagnie éclatant de rire à ce récit, Ulpien prit la parole : D'où vient, dit-il, ce terme de Hedylogie dans la bouche de ces voluptueux, qui ne font que des solécismes ? Porcelet confit, lui répartit Cynulqùe, Prhynicus rappelle le mot hedylogue, dans son Èphialte ou Cauchemar, en ces termes :

 « Il est extrêmement difficile de se garder de ces gens-là ; [165c] car ils ont ce coloris de jeunesse si pernicieux pour l'homme, et qui est comme un aiguillon au bout de leurs doigts : d'ailleurs, ils sont à rôder dans le marché, s'asseyant tantôt sur un, banc tantôt sur un autre, et tenant les propos les plus doucereux (hedylogues) à tout le monde. Lorsqu'ils sont-là, ils froissent,  déchirent, et font de grandes plaies à ceux qu ils flattent par leurs propos mielleux (hedilogues) ; puis ils se moquent de tout le monde. »

Quant à cette expression, avoir les grâces sur la langue, Eschyle s'en est servi dans son Prométhée enchaîné :

« Sache que cela est vrai : je ne sais ce que c'est que d'affecter inutilement [165d] d'avoir les grâces sur la langue. »

Ulpien leur fait une autre demande : Mes amis, quels sont,,je vous prie, les ustensiles de cuisine? car,on. a nommé dans les soupers des Arcadiens, ceux qui méritaient d'être rappelés. Ensuite, où trouve-t-on le mot asootion pour lieu de débauche ? Pour, des débauchés, asootous, j'en connais de fameux. Alexis en nomme un, dans sa Cnidienne :

« Diodore, ce vaurien, a fait, en deux ans, une pilule du bien de son père ; tant il l'a avalé inconsidérément. »

[165e] On lit aussi, dans son Phœdre

« A. Bien doucement, je le jure par le soleil. B. Comment ! ce petit Épicharides a fait de son patrimoine une pilule en cinq jours, tant il l'a promptement et témérairement arrondi ! et tu appelles cela doucement ! »

(60) Ctésippe, fils de Chabrias, poussa la débauche au point qu'il vendit, pour satisfaire ses plaisirs, les pierres du monument que les Athéniens avaient élevé à son père, et qui avait coûté mille drachmes. Diphlle en parle ainsi, dans ses Funérailles :

[165f] « Si Ctésippe, fils de Chabrias, n'avait pas été lié d'amitié avec Paedime, j'aurais proposé une loi qui n'aurait pas été inutile, à ce que je crois; de sorte qu'en vendant tous les ans une pierre capable de charger un chariot, et à bas prix, comme je l'entends, le monument de son père aurait été achevé en un an. »

Timoclès dit à ce sujet, dans ses Démosatyres

« Le fils de Chabrias, ce Ctésippe, si brillant [166] parmi les femmes, et non parmi les hommes, ne se fait plus faire le poil trois fois par jour. »

Ménandre en parlé aussi, dans ce passage de sa Colère; Orge:

« Femme, j'ai été jeune aussi, mais je n'allais pas alors au bain cinq fois par jour, je le fais à présent; je n'avais pas alors de chlamyde, j'en porte une à présent ; je n'avais pas de parfum, j'en ai à présent. Désormais, oui, je me baignerai, je me ferai épiler; je serai même un autre Ctésippe, et non un homme. Je veux en peu de temps [166b] dévorer, comme lui, non seulement la terre, mais même toutes les pierres. »

C'est peut-être à cause de son extrême débauche et de sa passion brutale, que Démosthène ne l'a pas désigné nommément ? dans son discours sur les Exemptions d'impôts.

Voici comment il faudrait punir ceux qui ont dissipé leur patrimoine, selon Ménandre, dans son Pilote:

« O terre! mère digne de tout notre amour, que tu es une possession respectable et précieuse pour ceux qui se conduisent sensément ! Oui, il faudrait que celui qui a dissipé le bien qu'il a reçu de ses pères, passât le reste de sa vie sur un vaisseau, [166c] sans jamais mettre le pied sur terre, afin qu'il apprît quel bien précieux il a dissipé après l'avoir reçu. »

CHAP. XIX.

(61) Axionicus rappelle, dans son Toscan, certain débauché nommé Pythodèle :

« Ce Pythodèle, surnommé le Grand-débauché, vrai croupier de jeunes gens, s'avance, suivi de la très sage Apotympaniste, qui marche ici sur ses pas. »

[166d] Anaxandride traduit ainsi Polyeucte sur la scène, dans son Térée :

« A. On t'appellera Bartavelle . B. Par Vesta ! pourquoi donc? Est-ce que j'ai mangé mon patrimoine comme l'élégant Polyeucte ? A. Non, certes ; mais parce qu'étant mâle tu t'es laissé déchirer par des femelles. »

Eubule le Démagogue était aussi livré à l'intempérance, selon ce que dit Théopompe, dans sa dixième Philippique, dont on a retranché la dernière partie, où il parlait des Démagogues d'Athènes (où il emploie encore ce terme ). [166e] — Le peuple d'Athènes surpassa d'autant plus celui de Tarente par ses débauches et son avarice, que les Tarentins n'étaient immodérés qu'à l'égard des festins; au lieu que les Athéniens dissipaient les revenus publics sous prétexte de récompenses.

Selon le même Théopompe, Callistrate le Démagogue, fils de Callicrate, était immodéré dans les plaisirs, sans cependant rien négliger des affaires publiques. La ville de Tarente, dit-il encore, I. 52 de ses Histoires, immole tous les mois certain nombre de bœufs, et fait des festins publics. [166f] En général, les particuliers sont presque toujours réunis les uns chez les autres pour se traiter.

Or y voici ce que les Tarentins disent à ce sujet:

« Les autres hommes se donnent bien du mal, et sont toujours occupés pour se procurer de quoi vivre; mais nous, dans nos coteries, nous ne cherchons pas les moyens de jouir à l'avenir des plaisirs, nous commençons par vivre. »

(62) Théopompe nous donne les détails suivants, dans sa 52e. Histoire, sur l'intempérance et la vie licencieuse de Philippe et de ses amis :

« Philippe, devenu maître de grandes richesses, ne les prodigua pas en peu de temps; il fit mieux : il les jeta hors de chez lui avec la profusion la plus absurde, et lut, aussi bien que ses gens, le plus mauvais économe de tous les hommes. Aucun de ceux qui l'entouraient ne connaissait de vie réglée, ne savait conduire une maison avec ordre ; et lui seul en fut la cause. D'un côté, insatiable, de l'autre, immodéré dans ses dépenses, il faisait tout au hasard, et ne possédait rien que pour le donner. Passant toute sa vie sous les, armes, il n'avait pas plus le temps de compter ses revenus, que de calculer ses dépenses : [167b] joignons à cela le caractère de ceux qu'il avait pour amis, et que le hasard avait comme jetés auprès de lui de plusieurs contrées.  Les uns étaient de son pays, les autres de la Thessalie, ceux-là de la Grèce; mais admis sans choix et sans discernement, et non pour leur mérite. C'étaient des Grecs ou des étrangers, l'un impudique, l'autre sacrilège, ou d'une effronterie sans borne. Tels étaient presque tous ceux qui s'étaient réunis en Macédoine sous le nom d'amis de Philippe, S'ils n'y étaient pas arrivés tels, ils ne tardaient pas à devenir semblables aux autres, entraînés par la conduite et les usages des Macédoniens. [167c] D'un côté, les guerres et les expéditions militaires; de l'autre, les dépenses immodérées les rendaient audacieux, et les autorisaient tous à vivre sans ordre et dans la débauche, comme de vrais brigands. »

(63) Douris, qui nous présente Pasieyprus, roi de Chypre, comme un débauché, s'exprime ainsi à ce sujet, dans le liv. 7 de son Histoire de Macédoine:

« Alexandre ayant pris la ville de Tyr, renvoya Pythagoras, après lui avoir fait des présents, et lui avoir donné, entre autres, la terre qu'il avait demandée. Avant ce temps-là, Pasieyprus avait abandonné par débauche cette terre et son royaume à Pymatus de Citium,  [167d] pour le prix de cinquante talents, et était allé passer sa vieillesse à Amathonte, après avoir reçu cet argent. »

Tel fut aussi cet Ethiops de Corinthe, selon le rapport de Démétrius de Scepse, et dont Archiloque a fait mention. Forcé par son amour pour les plaisirs et à son intempérance, il'se retirait par mer en Sicile avec Archias, qui allait fonder la ville de Syracuse.

À l'appât d'une galette au miel, il céda à son compagnon la part de l'intérêt qu'il devait avoir de droit dans la fondation de cette ville.

(64) Hégésandre parle ainsi de Démétrius, petit-fils de Démétrius de Phalère :

[167e] « Il fut si licencieux, qu'il avait publiquement pour maîtresse Aristagore de Corinthe, et vivait avec la plus grande somptuosité. L'Aréopage l'ayant cité devant son tribunal, et lui enjoignant de mener une vie plus régulière,  il répondit : Je vis en homme bien né. Si j'ai pour maîtresse une très belle femme, je ne fais injure à personne. Je bois du vin de Chio, je me procure toutes mes aises, parce que mes revenus; suffisent à ces dépenses; et je ne vis, ni suborné par les présents, ni en adultère, comme quelques-uns d'entre vous.  [167f] Il nomma même plusieurs de ceux qui se comportaient ainsi.

Le roi Antigonus ayant appris cela, le nomma Thesmothète. Démétrius étant Hipparque à la fête des Panathénées, fit élever à sa maîtresse Aristagore, près des Hermès, un échafaud plus haut que ces statues : le jour de là célébration des mystères d'Eleusis, il lui plaça un trône (ou siège élevé) près de l'entrée du sanctuaire, menaçant de punir quiconque oserait l'ôter. »

(65) [168] Phanodème, Philochore, et plusieurs autres écrivains, ont rapporté que l'Aréopage citait à son tribunal, et punissait ceux qui vivaient avec prodigalité sans avoir un patrimoine suffisant. Ces magistrats ayant donc cité par devant eux Menédème et Asclépiade, l'un et l'autre jeunes philosophes, et sans aucun bien, leur demandèrent comment ils pouvaient passer tous les jours à ne rien faire, et à la conversation des philosophes y étant d'ailleurs bien gras, bien replets, et sans avoir de patrimoine. Faites venir, répondirent-ils, tel des meuniers de la ville. Celui-ci comparaissant, dit aux juges: [168b] Messieurs, ces deux hommes descendent toutes les nuits à mon moulin,.et s'y occupent à moudre mon grain, moyennant deux drachmes qu'ils reçoivent l'un et l'autre. Ces magistrats étonnés leur firent délivrer deux cents drachmes.

Les Abdéritains citèrent Démocrite à leur tribunal, comme ayant dissipé son patrimoine : il leur lut son grand Traité sur l'ordre de l'univers, et ce qu'il avait écrit sur ce qui est dans le vaste espace de l'infini, disant qu'il l'avait dissipé pour les frais que cet ouvrage lui avait coûté; et il fut renvoyé absous.

(66) Les débauchés dont parle Amphis étaient différents ; voici son passage :

« Ils boivent chaque jour pendant toute la journée, et ont les tempes frappées de la vapeur du vin pur. »

Et pour parler avec Diphile, Ils ont trois têtes, de même que la statue de Diane.

Ils sont les ennemis  de leur propre bien, comme le dit Satyrus, dans ses Caractères, dévastant leurs terres, pillant leur maison, vendant les dépouilles qu'ils en enlèvent ; considérant, non ce qui a été dissipé, mais ce qui peut encore l'être; non ce qui pourra rester, mais ce qui n'y restera pas. Dans leur jeunesse, ils absorbent d'avance ce qui devrait servir à sustenter leur vieillesse, [168d] aimant une amie, non pas des amis; se plaisant à boire, mais non à partager le vin avec d'honnêtes convives.

Agatharcide de Cnide rapporte, dans son l. 24 de l'Histoire de l'Europe, que les Éphores défendirent à Gnosippus, qui vivoit à Sparte en débauché, de fréquenter la jeunesse.

Certain Apicius surpassa à Rome tout ce qu'il y avait eu de plus intempérant, dit Posidonius, dans le liv. 49 de ses Histoires. C'est cet Apicius qui a été cause de l'exil de [168e] Rutilius, auteur d'une histoire romaine en grec. Nous avons parlé, dans ce qui précède, de cet Apicius, si fameux par sa gloutonnerie.

(67) Diogène le Babylonien nous apprend, dans son traité de la Noblesse, qu'il n'y avait personne à Athènes qui ne haït Phocus, fils de Phocion : si même on le rencontrait, on lui disait, Opprobre de ta famille! En effet, il avait dissipé tout son patrimoine dans la débauche. Ensuite il fit le rôle de flatteur auprès du commandant de Munichie ; ce qui lui attira [168f] des soufflets de la part de tout le monde. Le peuple étant un jour assemble pour une contribution, il s'avança au milieu de la foule, et dit  Je donne aussi, moi ... « Dans la débauche lui cria-t-on d une commune voix. »

Phocus aimait passionnément le vin : ayant remporté le prix à la fête des Panathénées, son père donna un repas à ses amis. Les. préparatifs en furent  splendides : dès que les convives entrèrent,  on leur présenta des bassins à laver les pieds, où il y avait du vin aromatisé. [169] Phocion s'en étant aperçu, appela Phocus, et lui dit : « Ne feras-tu pas cesser tes amis de déshonorer ta victoire ? » Je sais outre cela les noms de plusieurs autres débauchés, que je vous laisse à chercher, excepté celui de Callias, fils d'Hipponicus; mais tous les pédagogues le connaissent.

CHAP. XX.

Si vous avez quelque chose à dire sur les autres questions que j'ai proposées ci-devant, je tiens les portes de mes oreilles ouvertes, ainsi parlez. En effet, je voudrais bien savoir où l'on trouve ces mots epesthiein et epiphagein, que Magnus a produits. Aemilianus lui répond, le mot asootion se trouve dans le Chrysippe de Strattis, où ce philosophe dit :

[169b] « Si l'on n'a pas le loisir d'aller à la selle, ni de faire un tour dans (asootion) un lieu de débauche, ni même de parler à une personne qu'on rencontre. »

(68) Quant aux ustensiles de cuisine, Anaxippus en fait le dénombrement dans son Citharède :

« Apporte une cuiller, douze brochettes, une fourchette, un mortier, une râpe à râper le fromage pour les enfants, un rouleau, trois petites gondoles, un couteau à écorcher, quatre hachoirs;  mais, scélérat, va me prendre auparavant la marmite à l'endroit où on la serre. [169c] Quoi, tu ne viens pas ! Apporte aussi la grande hache. »

Aristophane se sert du mot kakkabee, au lieu de chytra, pour désigner une marmite, dans sa pièce intitulée les Femmes en foire  :

« La Kakkabe, maîtresse de Garystus. »

On lit encore, dans ses Dœtalées :

« Et en apporter la kakhabe. »

Antiphane emploie aussi ce mot, dans ce passage de son Ami des Thébains :

« Nous avons tout ce qu'il nous faut. Quant à cette anguille, qui s'appelle Béotie, comme la servante de la maison, et qui s'est accouplée dans le ventre creux de la kakkabe, [169d] elle commence à s'échauffer, elle bouillotte, elle cuit, elle bout à gros bouillon. »

Antiphane nomme le batanion (plat large}, dans son Euthydique :

« Ensuite vint, dans des batanions, un polype coupé par morceaux, cuit au bouillon. »

Alexis a aussi rappelé ce plat, dans son Asclépioclide :

« Pour moi, j'ai si bien appris à cuisiner en Sicile, que ceux qui sont à souper, crachent quelquefois leurs dents au milieu des plats (batania), tant ils ont de plaisir à manger. »

Mais Antiphane a aussi écrit patanion, par un P, dans sa Samos :

[169e] « Il y avait des plats (patania), du selfion, de la bette, des marmites, des lampes, du coriandre, des oignons, du sel, de l'huile, et un tryblion (vase creux). »

On voit aussi ce mot dans l'Oinopion de Philétère :

« Que celui qui a arrangé ces plats (patania) vienne ici. »

Et dans un autre passage :

« Il me semble qu'il aura plus de disciples autour de ses patanions que Stratonique. »

Voici ce que dit Antiphane, dans son Parasite :

« A. Il en va venir un autre, et de bonne famille, aussi grand que la table. B. Qui donc? A. C'est un nourrisson de Caryste, enfant de la terre, tout bouillant. B. Eh bien, ne veux-tu pas dire qui? Va-t-en. [169f] A. Je veux dire un kalthabos (marmite). Tu l'appelleras peut-être lopas. B. Penses-tu que je m'inquiètes du nom ? Soit que les uns se plaisent à l'appeler kakkabos, soit qu'ils la nomment sittybos, il me suffit de connaître le vaisseau. »

Eubule a dit batania et patania dans ce passage de son Ion :

« Il y avait des tryblions, des batanions, des kakkabions, des lopadions, des patanions presque entassés les uns sur les autres; et je ne finirais jamais, s'il fallait les nommer tous. »

CHAP. XXI.

(69) [170] Mais voici le détail qu'Alexis nous donne des assaisonnements, dans sa pièce intitulée Lebees, ou la Marmite :

« A. Et point de prétexte ici. B. Je n'en ai aucun. Dites donc ce qui est nécessaire, et je prendrai tout avec moi. A. D'abord aie bien soin de prendre du sésame. B. Mais il y en a ici. A. Du raisin sec écrasé, du fenouil, de l'aneth, du sénevé, de la tige de selfion, du coriandre bien sec, du sumac, du cumin, des câpres, [170b] de l'origan, de la ciboule, de l'ail, du thym, de la sauge, du vin cuit, du seseli, de la rhue, du poireau. »

Le même introduit, dans ses Fileuses ou la Veillée, un cuisinier qui parle ainsi :

« Il me faudra tourner de tous côtés, et crier si j'ai besoin de quelque chose. A peine serez-vous arrivé, que vous me demanderez à souper. Je me trouve sans vinaigre, sans aneth, sans origan, sans feuille de figuier, sans huile, sans amandes, [170c] sans ail, sans vin cuit, sans ciboules, sans oignons, sans feu, sans cumin, sans sel, sans œufs, sans casserole, sans poêle à frire, sans ficelle : je ne vois ni citerne, ni puits, ni seau : je tiens mon couteau à rien faire, et je reste-là tout retroussé. »

Il dit, dans sa Méchante (Poneera) :

« Mets d'abord, au fond du plat, une bonne couche d'origan broyé, et donne-s-y de la couleur, en l'arrosant convenablement de vin cuit acidulé jusque par-dessus, et tu l'imprégneras ensuite d'une forte dose de selfion. »

[170d] Quant au mot epesthiein, Tëléclide l'emploie dans ses Prytanées :

« Il mangeait après cela un petit fromage. »

Eupolis se sert du mot epiphagein, dans ses Taxiarques :

« Ne lui voyant manger après cela que de l'oignon, et trois olives imprégnées de saumure. »

Aristophane dit, dans son Plutus :

« Auparavant la pauvreté me faisait manger de tout. »

(70) Il y avait des gens nommés Trapezopoioi, et différents des cuisiniers. Antiphane nous indique clairement, dans son Habitant étranger, ce à quoi on les employai.

« Je suis venu prendre ce trapezopoios, qui lavera la vaisselle ; tiendra les lampes prêtes, arrangera les lits, [170e] et fera tout ce que ces sortes de gens sont chargés de faire. »

Il faudrait examiner si le traperzocome et le trapezope sont la même chose. Le roi Juba dit, dans son traité des Choses semblables, que le trapezope est le même que celui que les Romains appelaient chez eux structor. Il apporte pour exemple ce passage de la comédie d'Alexandre, intitulée la Buvette :

« Il faut que j'arrête une joueuse de flûte pour demain; [170f] je prendrai un trapezope, une pâtissière. Mon maître m'a fait venir de sa terre pour aller chercher tout cela. »

Mais ils appelaient Irapezope celui qui était chargé de régler l'ordre des services dans les repas, et de veiller à ce que tout fût bien arrangé, comme on le voit dans ce passage du Parision de Philémon.

« La fonction d'inspecteur ne s'étend pas jusqu'à la cuisine. Le trapezope ne doit veiller qu'au service. »

On appelait epitrapezoomes, les aliments qu'on servait sur la table. Platon le Comique dit, dans son Ménèlaüs :

[171] « Oh ! qu'il reste peu des epitraperzoomes. »

Celui que nous nommons actuellement opsonatoor, était chez les anciens un agoraste. Xénophon parle de l'agoraste, dans le second livre des dits mémorables de Socrate :

« Voudrions-nous même admettre chez nous, sans rien payer, un tel valet, ou un tel pourvoyeur (agorasteen). »

Cette expression est plus fréquente dans Ménandre. En voici un exemple de sa pièce intitulée Phanias :

« C'était un pourvoyeur (agorastees) qui allait bien à l'épargne, et qui n'achetait pas cher. »

Aristophane a désigné le même serviteur par le mot obsoonees, dans ses Tagenistes :

[171b] « Il ne fallait pas que le pourvoyeur (opsoonees) retardât notre dîner. »

Cratinus a dit paropsoonein, pour aller à la provision ; dans ce passage ... Mais Alexis a rendu la même idée par le mot paragorazein, dans sa Dropide.

On nomme eleatroi, selon Pamphile, ceux qui appellent les convives à la table du roi, du mot eleos (table de cuisine) ; mais Artémidore les nomme Deipnokleetores.

(71) On appelait aussi, dit-il, edeatres, les Prégustateurs, parce qu'ils mangeaient avant le roi un morceau de ce qu'on lui servait, et cela pour lui montrer qu'il n'y avait rien à craindre ; mais maintenant l'edeatre. est celui qui a l'intendance de tout le service ( maître-autel). Or, cet emploi est distingué et fort honorable. Charès nous apprend, dans le liv. 3 de ses Histoires, que [171c] Plolémée-soter avait été nommé Eleatre d'Alexandre-le-Grand. Les Grecs n'auraient-ils pas appelé pour lors Protenthees, celui que les Romains appellent Progeustees, ou Prêgustateur, comme on le voit dans les premières Nuées d'Aristophane.

« Strepsiade. Pourquoi donc le magistrat ne prend-t-il pas ses épices le jour de la nouvelle lune, mais la veille ? — Phidippe. Il me semble qu'ils sont assez du naturel des prégustateurs, et que c'est pour avoir plus tôt ces épices ; [171d] ainsi  ils goûtent cela un jour d'avance. »

Phérécrate rappelle aussi ce mot, dans ses Agrioi, ou Pédérastes :

« Ne t'en étonne pas; nous sommes du nobre des prégustateurs « (protenthoon) ; mais tu ne sais pas....»

Philyllius dit, dans son Hercule :

« Eh bien ! voulez-vous que je dise qui je suis? Je suis de la classe des prégustateurs (protenthoon), et je m'appelle Dorpia »

Je trouve un décret rendu à Athènes sous l'Archonte Céphisodore, et dans lequel les Protenthes ou Prégustateurs font une espèce de corps, [171e] de même que ceux qu'on appelle Parasites. En voici la teneur :

« Phocus a dit, afin que le sénat célèbre les apaturies avec les autres Athéniens, selon l'usage de la patrie, qu'il a été statué que les conseillers seraient dispensés de venir au sénat pendant les jours que « les autres corps de magistrats seraient en vacances, à compter du jour que les Protenthes commencent leurs fonctions, c'est-à-dire, pendant cinq jours....»

Xénophon prouve que les anciens avaient à leur service des Prégustateurs, connus sous le nom de Progeustai :

[171f] « Un tyran, dit-il, dans son Hiéron, ou Tyrannique, se défie du boire et du manger qu'on lui sert. Au lieu de commencer par en offrir les prémices aux dieux, il ordonne à ses serviteurs d'y goûter auparavant (apogeuesthai), de peur de manger ou de boire quelque chose de funeste dans ces aliments.

Anaxilas emploie, dans sa Calypso ; le mot progeusetai.

[172] « Voilà une vieille qui va goûter auparavant ta boisson. »

(72) Les anciens appelaient deemiourgoi les femmes qui préparaient les menues pâtisseries et les gâteaux. Ménandre, dans son Faux Hercule, reproche aux cuisiniers de se mêler de faire ce qui n'était pas de leur ressort. Voici ce qu'il dit :

« Cuisinier, je te trouves bien importun ! voilà trois fois que tu me demandes combien nous ferons de tables. Nous sacrifions un jeune porc. Que t'importe de faire huit tables, ou deux, ou une seule? [172b] Eh bien ! n'en fais qu'une. Il ne s'agit pas de faire des candyles, ni, comme tu as coutume, un seul mélange de miel, de semoule et d'œufs. Aujourd'hui, tout se fait au rebours ; car le cuisinier fait des enchytes  et des gâteaux au four. Il fait bouillir du gruau, l'apporte après la saline, ensuite le thrion et le raisin. La deemiourgue, pareillement occupée de tout ce qui n'est pas de ses fonctions, fait rôtir les viandes, les grives et les desserts. Enfin, après ces préparatifs, celui qui soupe mange les desserts en même temps que les viandes; [172c] de sorte qu'après s'être parfumé et couronné, il mangera encore au dessert des pâtisseries avec des grives. »

Antiphane montre bien clairement que les fonctions des femmes nommées Deemiourgues, et celles des cuisiniers étaient différentes. Les unes étaient occupées des menues pâtisseries, les autres d'apprêter les viandes. Voici ses termes :

« On a loué quatre joueuses de flûte, douze cuisiniers et des deemiourgues, qui demandent déjà des jattes de miel. »

Ménandre dit, dans sa Deemiourgue :

« A. Ma fille, que veux-tu ? Sans doute que tu es venue ici [172d] pour le service ? B. Oui, certes ; c'est nous qui faisons toutes les pièces des desserts : nous avons passé la nuit, et il nous reste encore beaucoup de choses à faire. »

Panyasis serait le premier qui aurait fait mention de Pemma, si l'on en croyait ce que dit Séleucus, en parlant des sacrifices humains de l'Égypte. On mettait, dit-il, beaucoup de ces pâtisseries et des poussins sur les victimes; mais Stésichore, ou Ibycus, avait dit auparavant, dans sa chanson intitulée les Jeux Gymniques :

[172e] « Apportez à cette jeune fille des amores, des samites, du gruau, des enchrides, avec d'autres menues pâtisseries (pemmata) et du miel en rayon. »

Le témoignage du poète Simonide suffît bien pour prouver que ces vers sont de Stésichore. Voici ce qu'il dit en parlant de Méléagre :

« Ce fut lui qui remporta la victoire sur tous les jeunes gens, par sa lance qu'il jeta d'Inique, fertile en vin, à l'autre rive de l'Anaure, dont les gouffres font tournoyer l'eau. C'est ainsi qu'Homère, ou plutôt Stésichore l'a fait entendre aux peuples dans ses chants. »

[172f] C'est en effet dans cette chanson que Stésichore a dit:

« Amphiaraüs remporta la victoire au saut ; mais Méléagre vainquit à la lance. »

CHAP. XXII.

(73) Je n'ignore pas ce qu'AppoIlodore d'Athènes a dit des habitants de Délos ; savoir, qu'ils servaient de cuisiniers et de trapezopes à ceux qui assistaient aux cérémonies sacrées; et qu'on leur donnait le nom de [173magides et de gongyloi, selon leurs fonctions.

C'est pourquoi Aristophane nous apprend qu'ils étaient occupés toute la journée à préparer les mazes qu'ils servaient aux festins publics, et que ces mazes étaient semblables aux boulettes que pétrissent les femmes. Quelques Déliens portent même encore les noms de choiraques, amnoi, artysilaoi, sesamoi, artysitragoi, neookoroi, ichtyboloi: plusieurs femmes s'appellent hyminanthai. En général, on les nomme eleodytes, parce qu'ils sont occupés aux tables de cuisine, et servent dans les repas publics. Or, une telle table se dit, en grec, eleos; comme dans ce vers d'Homère ;

« Mais après avoir fait rôtir, et mis sur les eleoi, ou tables de cuisines. »

[173b] C'est en conséquence de cet usage que Polycraton, fils de Criton, traduisant les Rhénéens en justice, ne les nomme pas Déliens, mais il les attaque comme étant la communauté des Eleodytes. La loi des Amphictyons ordonne que les Eleodytes fourniront l'eau nécessaire, désignant par ce mot les Trapezopes, et autres semblables personnages qui étaient de service. Criton, dans son Curieux, appelle les Déliens, Parasites du dieu. Voici ses termes :

« Ayant pris pour pilote, dans le port, un Phénicien fort riche (maître d'une grande bourse), mais qui n'avait pas de voyage à faire, [173c] il fréta deux vaisseaux pour mettre à la voile, et voulut passer du Pirée à Délos, parce qu'il avait ouï-dire à tout le monde que cet endroit réunissait seul trois avantages pour un parasite, un marché bien fourni de poisson, une foule d'habilants de toutes les contrées, et les parasites mêmes du dieu, savoir les Déliens. »

(74) Achée d'Érétrie appelle les Delphiens, karykopoious, dans son Alcméon Satyrique, disant :

[173d] « J'abhorre ces karykopes ou pâtissiers, lorsque que je les considère. »

C'est qu'en effet  ils dépeçaient les viandes des victimes, les faisaient cuire en les assaisonnant de diverses manières. C'est à quoi Aristophane fait allusion dans ce passage :

« O! Apollon, qui fais aiguiser nombre de couteaux, et instruis d'avance tes suppôts. »

Mais Achée dit à la suite (du passage que je viens de citer) :

« Pourquoi demeures-tu là couché, toi lourdaud, aussi immobile que le couteau de cuisine dont tu portes le nom?»

[173e] Car les Satyres se moquent des Delphiens, qui étaient toujours occupés de sacrifices, et à préparer des repas.

Semus dit, dans la quatrième partie de sa Déliade, que des Delphiens étant venus à Délos, les habitants de cette île leur présentèrent du sel, du vinaigre, de l'huile, du bois et des tapis.

Aristote, ou Théophraste, dit dans ses Commentaires, que les Magnésiens des bords du Méandre sont une colonie de Delphes, et qu'ils fournissaient les mêmes besoins aux étrangers qui arrivaient chez eux :

[173f] « Les Magnésiens, colonie de Delphes, qui habitent le bord du Méandre, sont consacrés au dieu (Apollon . Ils offrent aux étrangers le logement, le sel, l'huile, le vinaigre, la lumière,les lits, les tapis et les tables. »

Démétrius de Scepse rapporte, dans son liv. 16 de l'Armement de Troie, qu'on voit en Laconie, sur le chemin appelé Hyacinthide, les statues des héros Dation et Kreaon, érigées aux frais des servants qui faisaient les mazes aux Phéidities, et qui mêlaient le vin. [174] Le même dit encore, au liv. 24, que les Troyens révèrent le héros Daitas, dont Mimnerme fait mention. Selon le rapport d'Hégésandre de Delphes, on révère en Chypre Jupiter le Rioteur, et Prosecteur de fressures.

CHAP. XXIII.

(75) Au milieu de tous ces détails, le son d'un instrument hydraulique se fit entendre du voisinage ; sa douceur charmante nous fit tous retourner, ravis des accords de ses sons. [174b] Ulpien fixant alors le musicien Alcide :

« Eh bien, célèbre musicien, entends-tu cette agréable consonance qui nous a fait retourner ravis des accents de la musique? Ce n'est pas, comme chez vous autres Alexandrins, un grand nombre de flûtes simples ; qui fatiguent beaucoup les auditeurs, bien loin de flatter leurs oreilles.»

Doucement, dit Alcide, range si tu veux cet instrument hydraulique dans la classe de ceux qui sont à cordes, ou dans celle des instruments à vent: je laisse cela à ton choix ; mais sache que c'est une invention due à un Alexandrin, et qui même était barbier de profession : il se nommait Ctésibius. [174c] Voici ce qu'Aristoclès en dit, dans son traité des Chœurs.

On demande si l'hydraulis appartient aux instruments à vent ou à cordes ? D'abord Aristoxène ne la connaissait pas. Quant à Platon, il passe pour avoir donné quelque faible idée de sa composition, ayant fait une horloge nocturne, semblable à un orgue hydraulique, et qui était une espèce de grand clepsydre. En effet, l'orgue hydraulique semble appartenir au genre du clepsydre. [174d] On ne peut donc regarder l'hydraulis comme un instrument à cordes, et qui se joue par percussion. On la rangerait sans doute avec raison parmi les instruments à vent, puisque l'air y est mis en action par l'eau.

Les tuyaux sont, par le bas, tournés vers et dans l'eau : or, cette eau étant comprimée par un homme fort, et d'ailleurs les petits axes entrant aussitôt dans les tuyaux de l'instrument, ces tuyaux se trouvent remplis d'air, au moyen duquel ils rendent un son des plus agréables.

Cet instrument a la forme d'un gradin rond : on dit qu'il fut inventé par Ctésibius, qui demeurait pour lors à Aspende, [174e] du temps d'Évergète second, et que Ctésibius vécut depuis avec grandeur. Il apprit même à Thaïs, son épouse, à jouer de cet instrument.

Tryphon dit, dans le liv. 3 des Dénominations, ouvrage où il traite des flûtes et des instruments de musique, que Ctésibius le mécanicien a écrit sur l'orgue hydraulique. Pour moi, j'ignore s'il se trompe sur le nom. Quoi qu'il en soit, Aristoxène préfère les instruments à cordes, et ceux qui se jouent par percussion, aux instruments à vent ; parce que ceux-ci demandent moins de talent, et que d'ailleurs nombre de personnes jouent de la flûte à plusieurs trous, et de la flûte de berger, sans avoir été montrées, comme les bergers le font tous les jours.

(76) [174f] Voilà, Ulpien, tout ce que j'avais à te dire sur l'orgue hydraulique.

Les Phéniciens avaient aussi l'usage des flûtes qu'ils appelaient gingrines, selon le rapport de Xénophon. Elles ont un empan de long, et rendent un son aigu et plaintif ; mais les Cariens s'en servent aussi dans leurs chants funèbres. Je dis les Cariens, si cependant la Carie n'a pas eu aussi le nom de Phénicie, comme on peut le voir dans Corinne et dans Bacchylide. Les Phéniciens ont ainsi nommé ces flûtes, du nom des chants lugubres qu'ils font entendre pour Adonis : [175] si l'on en croit même Démoclide, vous autres Phéniciens, vous donnez le nom de Gingre à Adonis.

Il est fait mention des gingrines dans le Médecin d'Antiphane, dans la Carine de Ménandre, et dans le Dithyrambe d'Amphis. Voici ce que dit Amphis:

« A. Mais moi, le gingras, qui est de la plus belle invention. B. Qu'est-ce donc que ce gingras ? A. C'est une invention nouvelle de notre pays, et qui n'a pas encore paru au théâtre: mais on s'en sert beaucoup à Athènes. Rien de si agréable dans les festins. B. Pourquoi donc ne le rends tu pas public ? A. J'attends que j'aie obtenu au sort une [175b] tribu entreprenante ; car je sais qu'il ne s'agit que d'avoir des applaudissements pour réussir. »

Axionicus dit, dans le Phileuripide :

« Ils sont l'un et l'autre si entichés des vers d'Euripide, que tous les autres vers leur paraissent des accents lugubres de gingrine, et quelque chose de pitoyable. »

(77) Mais, très sage Ulpien, conviens donc que l'orgue hydraulique est infiniment supérieur à cet autre instrument qu'on appelle nablas, et qui est encore d'invention phénicienne, comme le dit [175c] Sopatre, le poète parodique, dans sa pièce intitulée les Portes. Voici ses termes :

« Et l'harmonieux nablas Sidonien n'est pas réduit au silence. »

Il dit encore, dans le petit Valet de Mystacus:

« Un nablas discordant avec les notes, et à l'un des côtés duquel était enté un tuyau de lotus sans âme, faisait entendre une musique froide et languissante. A\ucun homme, pris d'une fureur bachique, n'animait de chœur [175d] dont la mélodie rappelât la joie. »

Philémon a dit, dans son Adultère :

« A. Parménon, il falloir avoir ici une joueuse de flûte, ou un nablas. B. Qu'est-ce donc qu'un nablas? A. Comment, stuipide, tu ne sais pas ce que c'est ! B. Non, parbleu. B, Que dis-tu là ! tu ne connais pas un nablas?...  tu ne connais donc rien de bon? sans doute que tu ne connais pas non plus une sambucistrie? »

Jubas dit, dans le l. 4 de son histoire des Théâtres, que l'instrument qu'on appelle triangle est une invention des Syriens (de même que la sambuque, autrement lyrophœnix}. Cependant Néanthés de Cyzique prétend, dans son premier livre des Saisons (hooroon), [175e] que cet instrument est dû à Ibycus, poète de Rhégio, comme le barbitos à Anacréon ; mais puisque tu nous chicanes, nous autres Alexandrins, comme idiots, incapables de rien produire, et que tu es toujours à nous reprocher la flûte simple, qui est commune chez nous, écoute donc ce que je vais te répliquer à l'instant sur ce sujet.

« Jubas dit, dans le livre que je viens de citer, que le monaule, ou la flûte simple, est, selon les Égyptiens, une invention d'Osiris. Ils lui attribuent aussi celle de la flûte oblique que l'on appelle photinx .

[175f] Or, je te citerai un homme célèbre qui en fait mention; car cette flûte est aussi d'un usage ordinaire chez nous. Quant au monaule, ou à la flûte simple, Sophocle en parle ainsi dans son Thamyras: »

« On n'entend plus retentir les sons du pectis, ni la lyre, ni les monaules, qui accompagnent le vaisseau rentrant paisiblement au port, après une navigation orageuse. »

Ararus dit, dans sa Naissance de Pan :

« Saisissant aussitôt son monaule,ou sa flûte simple, que penses-tu qu'il fit ? Il se mit à sauter légèrement. »

[176] Anaxandride dit, dans son Trésor.

« Prenant un monaule, je célébrai l'hymenée. »

On lit aussi, dans son Porte-coupe ou Phialeephore:

« A. Hé ! Syrus, où as-tu appris à jouer du monaule ? B. De quel monaule ? A. Du chalumeau. »

Sopatre dit, dans son Bacchis :

« Il fit résonner les accents du monaule. »

Protagoride de Cyzique écrit, dans son second livre des Assemblées de Daphné :

« Il est habile à jouer de tous les instruments à cordes, des crotales, [176b] de la pandore, dont le son fait la basse, et il fredonne sur le charmant monaule des accents ravissants. »

Posidonius, philosophe Stoïcien, racontant, dans le troisième livre de ses Histoires, la guerre que les Apaméens firent aux habitants de Larisse, dit ce qui suit :

« S'étant armés de petits coutelas qu'on porte à la ceinture, et de petites lances, que la rouille et l'ordure couvraient, ils mirent de petits chaperons, des masques; ce qui les ombrageait, mais sans empêcher que le vent leur rafraîchît le cou. Ils tiraient avec eux des ânes chargés de vin et de toutes sortes de comestibles. [176c] Ce cortège était accompagné de photinges et de monaules, instrumens de banquets, et non de guerre. »

CHAP. XXIV.

Je n'ignore pas qu'Amérias le Macédonien, appelle le monaule litrynos, mais Hédyle montre clairement, dans ses Épigrammes, que le monaule était le calamaule, comme on l'appelle actuellement. Voici ce qu'il dit :

« Théon, le monaule agréable, gît sous ce monument, lui qui faisait même tous les charmes des Mimes aux orchestres. [176d] Skirpalus (son père) ayant déjà perdu la vue de vieillesse, l'eut pour fils. Il se fit présenter cet enfant, célébrant le jour de la naissance de lui qui eut la main si habile, et lui donna ce nom (Théon), pour indiquer par-là quelle serait la douceur de ses accents. Théon célébra sur sa flûte les jeux des Muses, animés de la liqueur bachique : que dis-je, au milieu des cratères de vin pur il célébra Battalus, cet agréable buveur, cet enjoué Battalus, ce beau Battalus. Dites donc, en passant, au Calamaulète Théon, bonjour, Théon ! »

Le même Amérias de Macédoine dit, dans ses Gloses, que comme on appelle actuellement calamaules ceux qui jouent de la flûte simple, [176e] de même on appelle rapaules ceux qui jouent du chalumeau; mais je ne veux pas te laisser ignorer, excellent Ulpien, qu'il n'a pas lait mention de gens plus exercés à la musique que les Alexandrins : je ne parlerai pas de la cithare; car le particulier du plus bas étage, et qui ne sait même pas les premiers éléments des sciences, est si familier avec cet instrument, qu'il est en état de sentir et de prouver les fautes qu'on ferait en le touchant Ils ne sont pas moins habiles à jouer de différentes flûtes;[176f]  telles sont les Parthénies,  les paidiques, les andreies, que quelques-uns
appellent parfailes et plus que parfaites : en outre, les citharistries et les dactyliques. Quant aux flûtes elymes, dont Sophocle fait mention dans sa Niobé et ses Tympanistes, elles passent pour être les mêmes que les Phrygiennes, qui certainement ne sont pas moins familières aux Alexandrins. Ils connaissent aussi les flûtes diopes, les mésocopes, et celles qu'on appelle hvpotretes. Quant aux elymes ; Callias en parle dans sa pièce intitulée les Prisonniers. [177] Jubas dit que c'est une invention des Phrygiens, et qu'on les nomme aussi scytales, à cause de .leur grosseur analogue aux scylales de Lacédémone. Selon la Théramène de Cratinus; le moderne, les Cypriens en font usage.

CHAP. XXV.

Nous connaissons aussi les flûtes hemiopes, dont parle Anacréon dans ce passage-ci :

« Quelle fille charmante a pu s'emparer de ton cœur, et le porter à danser au son de la tendre hemiope. »

Cette espèce de flûte est plus petite que les parfaites ou complètes. Ixion a dit par métaphore, [182c] la grande flûte absorbe promptement  l'hèmiope, et la plus petite. Celles-ci sont les mêmes que celles qu'on appelle paidique, dont on se sert pour les festins, mais qui ne sont pas propres à disputer le prix du chant (ou aux combats). Voilà pourquoi Anacréon les appelle tendres.

(80) Je connais encore d'autres espèces de flûtes, telles que les tragiques, lysiodes,, citharisleries, dont parlent Éphore, dans son ouvrage sur les Inventions, Euphranor le Pythagoricien,,dans son ouvrage sur les Flûtes. [182d] Les Doriens d'Italie appellent tityrine la flûte faite de roseaux, comme le rapporte Artemidore, disciple d'Aristophane, dans le second livre de sa Doride. La flûte qu'on appelle magadis, et qui se nomme aussi l'ancienne magadis, rend le son aigu et le grave, comme Alexandrèdes le dit dans son Danseur armé :

« Comme la magadis,  je prendrai le ton aigu et grave.»

Les flûtes lotiènes sont celles que les Alexandrins appellent photinges : [182e] on les fait avec le végétal que nous appelons lotus (c'est un bois qui croît en Libye). Jubas dit que ce sont les Thébains qui ont imaginé de faire des flûtes d'os (du fémur) de faons, ou jeunes cerfs; mais celles qu'on appelle éléphantines, ou d'ivoire, ont été préférées par les Phéniciens, selon Tryphon.

Je n'ignore pas non plus qu'on entend aussi par magadis un instrument à cordes, comme la cithare, la lyre, le barbitos. Euphorion, le poète épique, dit, dans son ouvrage sur les Jeux Isthmiques:

« Ceux qu'on appelle actuellement Nablistes, Panduristes, Sambucistes, se servent d'instruments qui n'ont rien de nouveau : »

[182f] en effet, le baroomos, le barbtos, l'un et l'autre nommés par Sapho et Anacréon, la magadis, les triangles, les sambuques, sont des instruments anciens. C'est ce que prouve la statue d'une des Muses qui se voit à Mitylène, tenant une sambuque, (harpe), ouvrage de Lesbothémis ; mais Aristoxène appelle instruments étrangers, les phœnix, les pectis, les magadis, les sambuques, les triangles, les clepsiambes, les skindapses, et celui qu'on nomme ennéacorde.

Platon dit, dans le troisième Lire de sa République :

« A. Nous n'aurons plus besoin d'instruments à plusieurs cordes, ni de ceux qui se prêtent à tous les modes possibles, pour nos odes et nos vers. B. Non, dit-il, cela me paraît vrai. [183] A. Ainsi nous ne ferons plus vivre ces artistes qui font les triangles, les pectis, et ces instruments qui ont tous plusieurs cordes, et qui sont susceptibles de tous les modes. »

(81) Le skindapse est un instrument à quatre cordes, un instrument à cordes comme Matron, le poète parodique, l'indique dans ce passage :

« Ils suspendirent (cela) à la cheville où était accroché le skindapse à quatre cordes, d'une femme qui ne s'occupait pas de sa quenouille. »

Théopompe de Colophone, poète épique, en fait aussi mention dans son ouvrage intitulé le petit Char :

[183b] « Faisant retentir de ses mains un grand skindapse, qui imitait le son de la lyre, fait de bois d'érable, et plaqué de bois de tamarisque compacte. »

Anaxilas dit, dans son Baigneur, (Loutropoios :)

« Pour moi, j'ai accordé des barbitos à trois cordes, des pectis, des cithares, des lyres et des skindapses. »

Sopatre, le poète parodique, écrit, dans sa pièce intitulée les Initiés, que la pectis est un instrument à deux cordes. Voici ses termes :

« Comment a été placée dans la main cette pectis à deux cordes, [183c] toute fière d'une musique barbare? »

Épicharme fait mention des pariambides en ces termes, dans son Périale ( ou Périalle, manusc. A ).

« Sémèle danse en chœur, et de leurs flûtes ils accompagnent habilement les pariambides de leur cithare ; mais elle se réjouit en entendant ces fredons réitérés. »

Ce fut, selon Jobas, Alexandre de Cythère qui compléta les cordes du psaltérion. Après avoir vieilli à Éphèse, il consacra dans le temple de Diane cette ingénieuse invention de son art, Jobas parle aussi du lyrophœnix et de l'épigonion, qui conserve toujours le nom de celui qui le mit en usage, quoiqu'il ait changé de forme. Or, Épigonus était originaire d'Ambrade, et reçu citoyen à Sicyone : l'habileté avec laquelle il maniait, de la main seule, son instrument, fit qu'il se passa de plectre pour en jouer.

(82) [183e] Or, les Alexandrins jouent, et même fort habilement, de tous les instruments dont je viens de parler, et des différentes flûtes; et si tu veux me mettre à l'épreuve, je vais te montrer ce que je sais faire: mais n'en doute pas, il y en a nombre d'autres dans ma patrie encore plus habiles que moi. Alexandre, mon concitoyen, mort depuis peu, montrant publiquement son habileté à jouer de l'instrument appelé triangle, rendit les Romains si fous de musique, que nombre de personnes qui l'ont entendu se souviennent encore de ses fredons ; quant au triangle, Sophocle en parle dans ses Mysiens :

« Plusieurs triangles phrygiens se faisaient entendre, et les cordes de la pectis lydienne, pincées en accord, les accompagnaient. »

Le même Sophocle, dans son Thamyras; Aristophane, dans ses Dœtalées ; [183f] Théopompe, dans sa Pénélope, en ont encore parlé. Eupolis dit, dans ses Baptes :

« Lui qui joue habilement du tympanon, et chante en s'accompagnant du trigone, ou triangle. »

Quant à ce qu'on appelle pandure, il en est fait mention dans Euphorion et dans Protagoride, liv. 2 des Assemblées publiques de Daphné.

Pythagore, celui qui a écrit sur la mer Rouge, dit que les Troglodytes font la pandure avec un laurier qui croît près de la mer. [184] Ce sont les Tyrrhéniens qui ont inventé les cornets et les trompettes. Métrodoré de Chio dit que ce fut Marsyas qui inventa la flûte de berger et la flûte simple dans Celœnes ; ceux qui l'avoient précédé n'ayant fait entendre que le sifflet de roseau. Si l'on en croit ce que rapporte Euphorion le poète épique, dans son histoire des Poètes lyriques, le sifflet fait d'un seul roseau, est de l'invention de Mercure; d'autres l'attribuent à Seuthès et à Rhonace, l'un et l'autre Médes (ou Maides), et disent que Silène imagina la flûte à plusieurs tuyaux de roseau ; et Marsyas, le keerodele.

(83) Voilà donc, Ulpien, toi qui cours tant après les noms des choses, ce que nous pouvons t'apprendre, nous autres Alexandrins, habiles à jouer du monaule; [184b] car tu ne sais pas que, selon Ménéclès, historien, natif de Barca, et les chroniques d'Andron, ce sont les Alexandrins qui ont instruit tous les Grecs et les Barbares, depuis que toutes les sciences eurent disparu, à la suite des troubles continuels qui survinrent du temps des successeurs d'Alexandre. Toutes les sciences reprirent un nouvel essor sous Ptolémée, qui régna le septième en Égypte [184c] après ce conquérant, et qui fut surnommé Kakergele par les Alexandrins. En effet, ce Ptolémée en fit égorger un grand nombre, en bannit beaucoup d'autres qui étaient parvenus à l'âge de puberté en même temps que son frère, et remplit ainsi les îles et les villes de grammairiens, de philosophes, de géomètres, de physiciens, de peintres,de précepteurs, de médecins, et de beaucoup d'autres gens instruits dans les arts. Or, tous ces fugitifs restant sans ressource du côté de la fortune, prirent le parti d'enseigner ce qu'ils savaient, et formèrent ainsi nombre de célèbres personnages.

Les anciens Grecs, qui aimaient la musique, [184d] s'exercaient beaucoup à jouer de la flûte. En effet, Chamœléon d'Héraclée dit, dans son Proteptique, que les Lacédémoniens et les Thébains apprenaient tous à jouer de cet instrument ; de même que les Héracléotes, qui, de son temps, habitaient les bords du Pont; les Athéniens les plus illustres, tels que Callias, fils d'Hipponicus, et Critias, fils de Callaeschre.

Douris rapporte, dans son ouvrage sur Sophocle et Euripide, qu'Alcibiade avait appris à jouer de la flûte, non d'un maître quelconque, mais de Prosnomus, qui avait alors la plus grande célébrité. Selon Aristoxène, ce fut d'Olympiodore et d'Orthagoras qu'Épaminondas [184e] apprit à jouer de cet instrument. Plusieurs Pythagoriciens, tels qu'Euphranor, Archytas, Philolaüs, et nombre d'autres s'y exercèrent pareillement. Euphranor a même laissé un traité sur les flûtes, de même qu'Archytas. Aristophane nous indique, dans ses Dœtalées la passion qu'on avait pour cet exercice, lorsqu'il dit :

« Moi qui me suis exercé la main à jouer de la flûte et de la lyre, vous voulez que j'aille fouir la terre ! »

Phrynique dit aussi, dans son Éphialte (Cochemar) :

« Non, tu n'as jamais montré à cet homme à jouer de la cithare et de la flûte. »

Selon ce que dit Épicharme, dans ses Muses, Minerve Joua, sur la flûte, la danse armée pour les Dioscures. Ion, dans son Phœnix, ou Cariée, appelle la flûte coq.

« La flûte coq célébrait sur le mode lydien les louanges des Achéens. »

 Le même, dans ses Gardes, appelle la syrinx un coq d'Ida :

« Devant, allait une syrinx coq d'Ida.»

Il dit aussi, dans son Phœnîx remis au théâtre :

« Il faisait entendre sur sa flûte un son grave, avec un rythme précipité, dont l'air retentissait . »

Désignant ainsi le mode Phrygien ; car ce mode est grave; en ce (qu'on ajoute à la flûte un pavillon de corne analogue au pavillon d'airain des trompettes. Finissons; par ces détails, ce Livre qui se trouve déjà assez long, mon cher Timocrate.

FIN DU LIVRE QUATRIÈME.