Hippocrate

HIPPOCRATE

INTRODUCTION.

HIPPOCRATE

 

PRÉFACE.

Le travail que j'ai entrepris sur les livres hippocratiques, est triple : il a fallu revoir le texte, refaire la traduction et donner une interprétation médicale.

J'avais cru, en me mettant à l'œuvre , que la première partie de ma tâche serait peu laborieuse ; je n'ai pas tardé à être détrompé. Le texte d'Hippocrate, depuis l'état où Foes l'a laissé, n'avait été l'objet que de révisions très-partielles, et il y restait un grand nombre de passages glus ou moins altérés. Pour les discuter en connaissance de cause, et pour y remédier autant que faire se pourrait, j'ai collationné soigneusement les manuscrits de la Bibliothèque Royale de Paris ; ce travail a été fort long, mais il m'a fourni d'excellents résultats.

Le dialecte dans lequel sont écrites les œuvres hippocratiques est une difficulté dont la solution a embarrassé tous les traducteurs ; j'y ai trouvé, à mon tour, bien des sujets d'incertitude.

Mon but a été de mettre les œuvres hippocratiques complètement à la portée des médecins de notre temps, et j'ai voulu qu'elles pussent être lues et comprises comme un livre contemporain.

« On pourra demander, dit Grimm dans la préface de sa traduction allemande d'Hippocrate, à quoi servent des versions en langue vulgaire, puisqu'on en a tant en latin. Mais qu'on se rappelle que la version latine est rédigée à son tour en une langue morte, qu'ainsi elle est doublement difficile à entendre, et qu'elle n'en reste pas moins une traduction... En effet, elle est souvent plus obscure que l'original même ; chaque nouveau traducteur porte dans le latin, qu'il ne sait que comme langue morte, ses idiotismes particuliers, de sorte qu'il nous faudrait presque apprendre sa langue maternelle pour comprendre suffisamment son latin. C'est une des raisons pour lesquelles Calvus, Foes et Vander Linden traduisent différemment dans beaucoup de cas où cependant leur texte n'est pas différent. C'est encore pour cela que l'on accuse certains auteurs de l'antiquité de renfermer bien du fatras ; car en se laissant montrer le vieux médecin grec à travers un latin qu'on n'entend qu'à demi, on a à lutter à la fois contre l'obscurité de l'original et contre celle de la traduction. »

Grimm a raison : ce n'est pas trop de toute la clarté de nos langues modernes pour faire comprendre un auteur comme Hippocrate. En général, plus un auteur est ancien, plus il est difficile ; la pensée et l'expression, chez les modernes et dans l'antiquité, ont des différences ; ces différences qui, à une simple lecture, ne semblent quelquefois que peu tranchées, deviennent visibles dans le travail de la traduction , et l'on est souvent très-surpris de voir que tel passage, que l'on juge clair et bien compris tant qu'on ne fait que le lire, devient obscur et embarrassé quand on se met à le traduire. Rendre la clarté à ces morceaux, lumineux pour les anciens, obscurs pour les modernes, est une des difficultés les plus réelles et les moins soupçonnées de toute version d'un livre antique, et mainte traduction, qui a d'ailleurs du mérite, vient échouer contre cet écueil.

J'ai essayé, dans une Introduction (1), de discuter les principales questions que soulève la critique des ouvrages d'Hippocrate ; cette Introduction est devenue un livre , et il ne m'est plus resté, dans le premier volume, qu'un petit nombre de pages disponibles pour recevoir le commencement de l'édition que j'ai entrepris de donner au public. Le lecteur s'étonnera peut-être qu'un travail purement préliminaire occupe tant d'es- viii pace ; mais la nature même des choses l'a commandé. En effet, la collection des livres dits hippocratiques est un amas incohérent où il est très-difficile de se reconnaître de prime-abord. On y trouve des doctrines différentes, des ouvrages incomplets, des traités mutilés, des livres qui ne sont que des extraits d'autres livres, des notes sans suite, des répétitions, enfin un désordre qui semble inexplicable, et qui rend une lecture suivie , à vrai dire, impossible. Je me suis demandé comment il se faisait que la collection hippocratique se présentât à nous dans un pareil état, et la réponse à cette question m'a entraîné à des recherches et à des développements étendus, mais, on le voit, indispensables.

Je n'ai pas l'intention d'énumérer ici les résultats du travail critique auquel je me suis livré sur l'authenticité des différentes parties de la collection hippocratique. Je veux seulement prévenir le lecteur sur quelques changements matériels que présente mon édition. Ayant découvert, dans la Bibliothèque Royale de Paris, une traduction latine inédite du traité des Semaines, j'ai reconnu que la plus grande partie de la 8e section des Aphorismes y avait été prise ; j'ai reconnu de plus qu'un long morceau de ce traité avait été inséré dans la compilation intitulée des Jours critiques. En conséquence, j'ai pu supprimer de mon édition la 8° section des Aphorismes et l'opuscule des Jours critiques, et rendre au traité des Semaines tout ce qui en avait été distrait.

Un travail comparatif d'un autre genre m'a appris que le traité de la Nature des Os n'était pas autre chose, non plus, que la réunion de fragments disparates, qui même n'étaient pas tous pris à la Collection hippocratique. J'ai donc encore supprimé cette compilation, dont les diverses parties se retrouvent en leurs lieu et place.

J'ai séparé le 1er et le 3e livre des Épidémies des cinq autres, parce qu'ils ont un caractère différent, et que les critiques anciens se sont accordés pour les attribuer à Hippocrate. Enfin j'ai distribué les quatre livres des Maladies autrement qu'ils ne le sont dans les éditions, parce que, malgré les numéros qu'ils portent, ils ne se suivent ni ne se rapportent, tous les quatre, les uns aux autres. J'ai séparé aussi le premier livre des Prorrhétiques, attendu qu'ils n'ont rien de commun que le titre.

Néanmoins j'ai conservé les dénominations anciennes, afin de ne porter aucun désordre dans les désignations et les citations.

« La critique et l'interprétation, a dit le célèbre Heyne, en annonçant le 2e volume des Mémoires de l'Institut national de France , ne sont, à proprement parler, rien de plus qu'un moyen d'obtenir la correction et le vrai sens d'un texte. La critique s'arrête du moment que ce but a été atteint. Mais former l'esprit et le goût à l'aide des Anciens, en tirer, pour son profit, des connaissances précieuses, et faire servir avec un juste sentiment de l'application, ces connaissances à l'utilité du temps présent) ce sont là des motifs et un attrait impérissable qui toujours nous exciteront à l'étude de l'antiquité. »

L'intérêt et l'avantage que procure un livre venu de l'antiquité , sont toujours dans le rapprochement que l'esprit fait entre la science moderne et la science antique. Or , ce rapprochement ne peut naître qu'à certaines conditions, qui se trouvent ou dans le lecteur lui-même, ou dans la manière dont le livre ancien se présente à lui : dans le lecteur quand ses études lui ont ouvert l'entrée des doctrines de l'antiquité ; dans le livre même, quand ces doctrines y ont reçu une élaboration qui les mette en harmonie avec la pensée moderne , de sorte qu'on puisse y pénétrer , pour ainsi dire, de plein pied. C'est sous la direction de cette idée que j'ai exécuté mon travail sur Hippocrate ; car il s'agit de faire saisir le lien entre le présent et le passé, et de rendre , par le rapport qui s'établit entre l'un et l'autre, les choses antiques aussi intelligibles que les choses modernes ; et si j'ai senti combien il était difficile d'atteindre complètement ce but, j'ai du moins essayé d'en approcher autant que mes forces me l'ont permis.

Quand la pensée antique et la pensée moderne se trouvent ainsi en contact, elles se fécondent l'une l'autre ; il n'est pas , je l'ai senti moi-même , d'exercice plus salutaire que de méditer, avec les grands esprits des temps passés, sur les doctrines, sur les observations, sur la marche de la science, et c'est dans ce sens que j'ai pris pour épigraphe un mot de Galien plein de profondeur : « Familiarisez-vous avec les livres des anciens hommes. »

i INTRODUCTION.

LES livres médicaux qui sont arrivés jusqu'à notre temps sous le nom d'Hippocrate appartiennent-ils tous véritablement à ce médecin? Dans le cas de la négative, quel est l'auteur, ou quels sont les auteurs dont les productions pseudonymes ont été conservées dans la collection hippocratique? A quelle marque peut-on distinguer les écrits qui sont réellement l'œuvre d'Hippocrate, de ceux qui ne sont pas de lui? Quelle classification doit-on introduire dans cette masse de livres, si on parvient à établir qu'ils dérivent de sources différentes? Comment s'est-il fait que des écrits aient reçu faussement le nom d'Hippocrate, et aient été publiés sous ce titre? A quelle époque peut-on faire remonter la publication de cette célèbre collection? A-t-elle vu le jour du vivant d'Hippocrate lui-même, ou n'a-t-elle été livrée à la publicité, dans sa forme actuelle, qu'un assez long temps après sa mort? Quel est, déduction faite des livres qui ne sont pas de lui, le véritable système de ce médecin? De quelle manière son système se rattache-t-il aux doctrines plus anciennes, et quels fruits immédiats a-t-il portés? Enfin, que sait-on de positif sur la biographie d'Hippocrate lui-même, au milieu de toutes les fables dont sa vie a été le texte? Et quelles notions certaines pouvons-nous nous faire de sa méthode, de sa manière de voir et de son caractère médical?

Ce sont là les questions (et chacune d'elles en renferme plusieurs autres) que je me propose de traiter dans le long travail auquel je donne le titre d'Introduction, et que je soumets ici au jugement du lecteur Plus j'ai avancé dans la traduction de la collection hippocratique, plus j'ai compris la nécessité de discuter soigneusement toutes ces questions. Elles sont préliminaires, il est vrai ; mais elles n'en sont pas moins essentielles ; et, au milieu des difficultés de l'édition nouvelle que j'ai entreprise, je ne me suis senti quelque sûreté, que du moment où j'ai eu approfondi les problèmes de critique littéraire et médicale que je viens d'énumérer.

ii CHAPITRE PREMIER.

COUP D'OEIL SUR LA MEDECINE AVANT LE TEMPS D'HIPPOCRATE.

Lorsqu'on recherche l'histoire de la médecine et les commencements de la science, le premier corps de doctrine que l'on rencontre, est la collection d'écrits connue sous le nom d'œuvres d'Hippocrate. La science remonte directement à cette origine et s'y arrête. Ce n'est pas qu'elle n'eût été cultivée antérieurement, et qu'elle n'eût donné lieu à des productions même nombreuses ; mais tout ce qui avait été fait avant le médecin de Cos a péri. Il ne nous en reste que des fragments épars et sans coordination ; seuls, les ouvrages hippocratiques ont échappé à la destruction; et, par une circonstance assez singulière, il existe une grande lacune après eux, comme il en existait une avant eux ; les travaux des médecins, d'Hippocrate à l'établissement de l'école d'Alexandrie, ceux de cette école même ont péri complètement, à part des citations et des passages conservés dans des écrivains postérieurs ; de telle sorte que les écrits hippocratiques demeurent isolés au milieu des débris de l'antique littérature médicale. Cet isolement les agrandit encore et leur donne un lustre et un intérêt particuliers ; ils en ressortent davantage aux yeux du spectateur qui contemple les ruines de l'intelligence ; comparables aux édifices qui restent seuls debout au milieu des cités anéanties, et qui paraissent d'autant plus grands et plus majestueux que les rues et les places qui les entouraient ont disparu.

Quand même les œuvres d'Hippocrate n'auraient pas d'autre avantage que d'occuper la première place dans l'ordre chronologique de la médecine, ils exciteraient la curiosité de l'homme qui veut s'instruire dans l'ancienne science des peuples. Mais bien d'autres mérites appellent notre attention. Ils ont été placés trop près de l'origine des choses, pour ne pas avoir un type qui n'a plus dû se reproduire dans le cours du temps ; ils ont exercé une trop grande influence sur les destinées de la médecine pour ne pas receler des sources de savoir qui ne sont pas encore épuisées ; ils ont été trop étudiés pour ne pas mériter d'être étudiés encore. Moins que jamais, il est permis à la médecine d'oublier son passé ; de s'enfermer exclusivement dans le domaine de l'observation contemporaine ; de sacrifier au présent les expériences qui ont été faites, les enseignements qui ont été donnés, les pensées générales qui ont été disséminées dans les œuvres des génies éminents ; de laisser dans l'obscurité tant de faits pathologiques qui, produits une fois, ne doivent plus peut-être se reproduire ; de négliger tant de points de vue que le cours des choses toujours divers a présentés ; enfin, de renoncera l'intelligence de la loi qui a présidé au développement intérieur d'une science aussi ancienne et aussi vaste.

L'existence isolée de la collection hippocratique au commencement même de l'histoire de la médecine, a fait croire que cette science ne datait réellement que de l'époque et des travaux d'Hippocrate. C'est une erreur : cette collection a été précédée d'une longue période d'efforts et de recherches qui n'ont point été stériles, et elle a recueilli des héritages dont il n'est pas impossible de trouver la trace. Il importe donc de montrer qu'Hippocrate, son école et leurs livres sont venus dans les temps d'activité scientifique, et qu'il y avait eu avant eux d'autres écoles et d'autres livres.

Les sources de la médecine grecque dans l'âge qui a été immédiatement antérieur au célèbre médecin, sont au nombre de trois. La première est dans les collèges des prêtres-médecins qui desservaient les temples d'Esculape, et que l'on désignait sous le nom d'Asclépiades; la seconde, dans les philosophes ou physiologistes qui s'occupaient de l'étude de la nature, et qui avaient fait entrer dans le cadre de leurs recherches l'organisation iii des corps et l'origine des maladies ; la troisième est dans les gymnases ou les chefs de ces établissements avaient donné une grande attention aux effets, sur la santé, des exercices et des alimente. Il faut examiner successivement ces trois éléments du développement médical dans l'ancienne Grèce.

La médecine égyptienne était exercée par des prêtres ; elle appartenait à une certaine fraction de la classe sacerdotale. Il en fut de même dans l'organisation primitive de la Grèce, qui reçut de ses premiers instituteurs, les Égyptiens, un établissement social longtemps marqué du sceau de sa première origine ; et là, comme sur les bords du Nil, les prêtres se chargèrent du soin de la santé des hommes. Des deux côtés l'art s'enferma dans les temples, se communiqua aux initiés, fut caché au vulgaire, et se lia par sa position même à une série d'idées et de pratiques plus ou moins superstitieuses.

Le dieu de la médecine était Esculape, venu, comme tous les dieux de l'Olympe grec, des régions de l'Orient. La mythologie le faisait fils du Soleil. Cette généalogie, sans doute, n'est pas moins symbolique que la personne même du dieu, et Pausanias raconte qu'un Sidonien, qu'il rencontra dans le temple d'Esculape à Aegium, lui dit que ce dieu est la personnification de l'air nécessaire à l'entretien de la santé de tous les êtres, et qu'Apollon, qui représente de son côté le soleil, est dit, avec raison, le père d'Esculape, puisque son cours détermine les différentes saisons et communique à l'atmosphère sa salubrité. Le culte d'Esculape remonte dans la Grèce à une haute antiquité ; ses fils Podalire et Machaon sont comptée, par Homère, parmi les héros qui assiégèrent la ville de Troie ; et c'est à ces deux personnages qu'on attribuait l'introduction du culte d'Esculape dans la Grèce. Les mythologues prétendent que Machaon le porta dans le Péloponnèse, et Podalire dans l'Asie-Mineure. Le plus ancien temple passait pour être celui de Titane près de Sicyone et Xénophon rapporte que, selon un antique usage, des médecins suivaient l'armée lacédémonienne en campagne, et se tenaient auprès du roi sur le champ de bataille. Ces médecins ne pouvaient être que des serviteurs d'un des temples d'Esculape que possédait Lacédémone.

Dès la plus haute antiquité, il se fonda dans la Grèce un grand nombre de ces Asclépions qui s'ouvrirent pour le service du dieu et le service des malades, et qui disséminèrent, avec son culte, la pratique de l'art. Ces temples étaient en même temps des écoles où l'on s'instruisait dans la science médicale, et les plus connus à cet égard, dans les temps qui précédèrent immédiatement Hippocrate, furent ceux de Cyrène, de Rhodes, de Cnide et de Cos. Les écoles de Rhodes et de Cyrène s'éclipsèrent de bonne heure , et il ne reste aucun monument médical que l'on puisse y rapporter. Mais celles de Cos et de Cnide acquirent beaucoup d'illustration, et elles ont joué un grand rôle dans la médecine.

L'école de Cnide doit être nommée d'abord ; car c'est d'elle qu'est sorti le premier livre que nous puissions attribuer avec quelque sûreté aux Asclépiades, ; et l'un des plus importants écrits d'Hippocrate est dirigé contre ce livre, intitulé : Sentences cnidiennes.

Le plus ancien des Asclépiades cnidiens que l'on connaisse est Euryphon, contemporain d'Hippocrate, mais plus âgé que lui. Regardé comme l'auteur des Sentences cnidiennes, il est cité par Platon le Comique ; ce poète, introduisant Cinésias au sortir d'une pleurésie, le représente maigre comme un squelette ; la poitrine pleine de pus, les jambes comme un roseau, et tout le corps chargé des eschares qu'Euryphon lui avait faites en le brûlant. Cette mention d'Euryphon par un poète contemporain, est la preuve qu'il jouissait alors d'une réputation populaire. Il est encore cité par Rufus, par Coelius Aurélianus et par Galien, qui dit même qu'on lui attribuait quelques-uns des traités compris dans la collection hippocratique.

Dès le temps d'Hippocrate il y avait eu deux éditions des Sentences cnidiennes; ce qui prouve les méditations de l'auteur et le progrès du travail. Le fond du livre avait été conservé, mais il y avait eu des retranchements, des additions et des changements. « Les médecins cnidiens avaient publié , dit Galien, de secondes Sentences cnidiennes, et c'est de ce livre qu' Hippocrate dit qu'il avait un caractère plus médical. » Cet écrit, actuellement perdu, a subsiste longtemps, et Galien l'avait encore sous les yeux. Les Cnidiens disaient les maladies iv en un très-grand nombre d'espèces; ainsi us admettaient sept maladies de la bile, douze maladies de la vessie, quatre maladies des reins, de plus quatre stranguries, trois tétanos, quatre ictères, trois phtisies; car ils considéraient les différences des corps, différences variables suivant une foule de circonstances , et ils laissaient de côté la ressemblance des diathèses observée par Hippocrate.

L'école de Cos n'était pas, à cette, époque, élevée au-dessus de sa rivale ; car elle n'avait point encore produit Hippocrate. A part les aïeux de ce médecin que l'on dit avoir pratiqué la médecine dans l'Ile, on ne rencontre mentionné que le nom d'un médecin de Cos ; il s'appelait Apollonidès. Cet Apollonidès se trouvait à la cour du roi de Perse, Artaxerxés Ier. Mégabyze, un des grands seigneurs de cette cour, ayant été grièvement blessé dans un combat, fut sauvé à force de soins par ce médecin. Apollonidès eut une fin tragique ; il lia une intrigue amoureuse avec une princesse persane, sous prétexte de la guérir; celle-ci, sur le point de mourir, révéla tout à Amistris, sa mère, et mère d'Artaxerxés, laquelle, après avoir tourmenté Apollonidès pendant deux mois, le fit enterrer vivant le jour où sa fille expira.

Autant donc que nous en pouvons juger, l'école de Cos entra plus tard que l'école de Cnide dans la carrière des publications. Les malades qui venaient se faire traiter dans les temples avaient l'habitude d'y laisser quelques mots qui exprimaient leur reconnaissance envers le dieu, et qui caractérisaient la maladie dont ils avaient été délivrés. « Le temple d'Épidaure, dit Strabon, est toujours plein de malades et de tableaux qui y sont suspendus, et dans lesquels le traitement est consigné. Il en est de même à Cos et à Tricca. » Les prêtres recueillaient ces notes ; du moins nous pouvons le croire pour ceux de Cos ; car les Prénotions Coaques de la collection hippocratique ne sont sans doute qu'un recueil de pareilles notes.

On y voit que l'école de Cos attachait une importance particulière à reconnaître les caractères communs des maladies ; c'est-à-dire les symptômes qui annoncent les efforts de la nature, et à distinguer les crises (le mot lui appartient peut-être) et les jours critiques. Telle était la direction où l'école de Cos était placée au moment où Hippocrate y commence son noviciat médical.

Le malade qui venait chercher du soulagement dans les Asclépions était d'abord soumis à quelques préliminaires qui, sous un appareil religieux, l'obligeaient à des jeûnes prolongés, à des purifications, à des ablutions et à des onctions de toutes sortes. Ainsi préparé, il entrait dans le temple, et il y passait la nuit ; c'est ce qu'on appelait l'incubation. Aristophane, dans sa comédie de Plutus, en fait une description très plaisante. Mais pour les malades c'était quelque chose de sérieux. Pendant la nuit le dieu leur apparaissait et leur prescrivait les remèdes nécessaires. Le lendemain le malade racontait sa vision , et était soumis en conséquence au traitement ordonné. Les Asclèpions étaient généralement placés dans une contrée saine, dans un site riant; un bois sacré les entourait toujours, de sorte que toutes les conditions de salubrité et d'agrément s'y rencontraient. Ces bois, du moins pour l'île de Cos, étaient formés d'arbres de haute futaie; car Turullius, lieutenant d'Antoine, coupa celui de Cos pour en construire une flotte.

Les prêtres médecins allaient-ils exercer leur ministère en dehors des temples? Schulze admet la négative; mais cet excellent historien de la médecine me paraît n'avoir pas donné autant d'attention qu'il en donne ordinairement aux faits consignés dans les livres : l'exemple d'Hippocrate est décisif dans cette question ; il appartenait, dans le sacerdoce médical, à une famille illustre qui se disait descendue d'Esculape; nul n'était donc plus que lui lié par tous les usages, par toutes les règles qui dirigeaient la pratique de l'art parmi les prêtres-médecins. Néanmoins il parcourut comme médecin périodeute ou ambulant différentes parties de la Grèce, et il y exerça la médecine ; il ne peut donc y avoir aucun doute sur ce point : les prêtres des Asclépions, qui traitaient les malades dans leurs temples, allaient aussi les traiter au dehors. Ils ne faisaient, au reste, que ce que faisaient de leur côté les prêtres-médecins de l'Egypte. Hérodote nous montre ces médecins égyptiens établis à la cour du roi v de Perse, Darius, fils d'Hystaspe. Il y avait des asclépiades à Rhodes, à Cnide, à Cos; il y en avait à Athènes ; au milieu de leur temple se trouvait une source thermale. Platon parle souvent des asclépiades athéniens, et il le fait en termes qui prouvent qu'ils s'étaient acquis une réputation d'élégance et de bon goût dans la ville de Minerve. En un mot, il y avait des asclépiades partout où un temple d'Esculape avait été fondé. Que faut-il entendre par cette dénomination? Formaient-ils une famille réelle, ou simplement une corporation qui se recrutait par voie d'initiation? Il est certain que quelques-uns d'entr'eux ; en se donnant ce nom, prétendaient indiquer leur généalogie, et ils se disaient descendants d'Esculape par Podalire ou Machaon. Galien nous apprend que Ctésias, asclépiade de Cnide, était parent d'Hippocrate, et il nous dit ailleurs que, la branche des asclépiades de Rhodes s'étant éteinte, l'école de cette île tomba avec eux. Ces remarques pourraient faire croire à l'existence d'une famille réelle, mais dans le fond il n'en est rien. Il se peut que parmi les prêtres qui desservaient les Asclépions quelques-uns se transmissent en effet de père en fils la science médicale, et formant ainsi dans le sein de la corporation une vraie famille, prétendissent reporter leur origine aux temps mythologiques. La famille d'Hippocrate était sans doute dans ce cas ; mais c'était une prétention particulière des Nébrides (nom qu'on lui donnait aussi en raison d'un de ses aïeux). Le reste des asclépiades avait été recruté par voie d'association et d'initiation ; on en a une preuve manifeste dans le Protagoras de Platon. Socrate demande à un des interlocuteurs de ce dialogue ce qu'il se proposerait s'il allait étudier la médecine sous Hippocrate de Cos; l'autre répond que ce serait pour se faire médecin. On devenait donc médecin dans les écoles des asclépiades, sans tenir à aucune famille sacerdotale, bailleurs, comment aurait-il pu se faire que le nombre très-considérable d'Asclépions répandus dans tous les pays de langue grecque fussent desservis par les membres d'une seule famille?

Les asclépiades formaient donc une corporation qui, dans un temps reculé, avait eu le privilège exclusif de la pratique médicale, mais qui, vers le temps d'Hippocrate, commençait è le partager avec. une foule d'autres concurrents ; il est probable que pendant le long espace de temps où ils existèrent seuls, ils en avaient été fort jaloux. Isidore dit « Esculape ayant été tué d'un coup de foudre, on rapporte que la médecine fut interdite, l'enseignement en cessa avec son auteur, et elle resta cachée pendant près de 800 ans, jusqu'au temps d'Artaxerxés, roi des Perses. Alors elle fut remise en lumière par Hippocrate descendu d'Esculape, et né dans l'île de Cos. » Schulze donne une explication ingénieuse du récit mythologique où l'on représente Esculape foudroyé pour avoir enseigné la médecine aux hommes ; et il pense que les prêtres qui desservaient ces temples exprimaient par ce symbole l'obligation de renfermer la science dans l'enceinte sacrée, et de ne pas la jeter dans les mains profanes du vulgaire.

Ainsi, dans le siècle qui a précédé immédiatement Hippocrate, on peut se faire une idée de l'activité médicale qui régnait dans les Asclépions et parmi les asclépiades : traitement des malades dans les temples et hors des temples ; relation, sur des tablettes, des principaux accidents et des moyens de traitement; recueil de ces notes; publication de livres (Sentences cnidiennes); et déjà traces d'un double système, l'un qui consistait à noter tous les symptômes, et à en faire presque autant de maladies distinctes ; l'autre qui recherchait ce que les symptômes avaient de commun comme indices de l'état des forces et du cours de la maladie. Mais le temps approchait où rien ne devait empêcher la médecine de sortir du fond des temples, et de prendre un développement plus vaste au milieu d'une société qui, de tous côtés, se précipitait vers la science. En dehors du sacerdoce médical il s'opérait le plus notable des changements, et une science, créée par d'autres mains que les siennes, l'entourait de toutes parts et le débordait. Il s'agit des premiers philosophes grecs et de leurs travaux.

C'est là, en effet, la seconde source de la médecine grecque au temps d'Hippocrate, et immédiatement avant lui. Ces anciens philosophes avaient pris la nature pour objet de leurs études ; et presque tous avaient composé des livres sous ce titre ; tels sont Mélissus, Par ménide, Empédocle, Alcméon, Gorgias et bien d'autres. Ces livres ont péri ; il n'en reste que de courts fragments ; néanmoins on peut apprécier les questions qui ont clé traitées et les vi recherches qui out été entreprises. Les philosophes de cette époque faisaient entrer dans le cercle de leurs spéculations l'organisation des animaux et les maladies qui affligent l'espèce humaine. C'est seulement de leurs travaux dans ce genre qu'il peut être ici question.

La plus importante des écoles philosophiques pour la médecine est celle de la Grande-Grèce. Alcméon, de Crotone, s'était livré à la dissection des animaux. Suivant lui, ce n'est pas le blanc de l'œuf, c'est le jaune qui nourrit le poulet; ceux qui ont pensé le contraire se sont laissé induire en erreur. Il admet que la santé est maintenue par l'équilibre des qualités, telles que le chaud, l'humide, le sec, le froid, l'amer, le doux; et la domination d'une de ces qualités engendre la maladie. Spengel pense que cette théorie ne peut appartenir à Alcméon, attendu que la considération des qualités élémentaires est d'une philosophie postérieure. Or il est certain que plusieurs des philosophes antérieurs à Hippocrate, ou ses contemporains, ont admis ces qualités.

Suivant Philolaus, pythagoricien qui a composé un Traité sur la nature, il est quatre organes principaux : le cerveau, le cœur, l'ombilic et les parties génitales. A la tête appartient l'intelligence, au cœur l'âme sensible, à l'ombilic l'enracinement et la germination, aux parties génitales l'émission de la semence et la génération. Le cerveau est le principe de l'homme, le cœur celui de l'animal, le nombril celui du végétal, les parties génitales celui de toutes choses. Cette opinion est remarquable parce qu'elle admet certains degrés dans la vie des êtres : d'abord l'existence commune à tous, et qui consiste dans la procréation ; ensuite l'existence des plantes ; puis celle des animaux qui se distinguent par une âme sensible; enfin la vie de l'homme caractérisée par la raison. Tous ces degrés de l'existence vivante sont tellement ordonnés, que le plus élevé contient tout ce qui constitue les degrés inférieurs. Il serait facile de voir dans ce fragment de Philolaus un germe de la grande idée des anatomistes modernes qui cherchent à démontrer l'uniformité d'un plan dans le règne animal.

A l'école philosophique des Pythagoriciens se rattache l'école médicale de Crotone en Italie. On ne voit nulle part qu'il y ait eu dans cette ville un Asclépion, ni par conséquent des asclépiades. Hérodote, qui, exilé dans la Grande Grèce, composa son histoire à Thurium, dans le voisinage de Crotone, nous apprend que, de son temps, l'école médicale de cette ville était la plus célèbre. Il place au second rang celle de Cyrène, en Afrique, de laquelle nous ne savons rien autre chose, et qui n'a rien produit ou dont il n'est rien resté. A cette époque la réputation des écoles de Cos et de Cnide n'avait pas attiré l'attention de l'historien, et Hérodote n'en dit pas un mot. Les Pythagoriciens avaient eu pendant longtemps leur principal siège à Crotone ; ils s'étaient livrés avec beaucoup de succès à l'étude de la nature, et ils sont probablement les premiers qui aient cultivé l'anatomie en disséquant les animaux ; il n'est pas étonnant qu'il se soit formé parmi eux, et sous l'influence de leurs doctrines, une école médicale qui a jeté un vif éclat. Celle de Crotone est donc tout à fait en-dehors de la médecine sacerdotale des Asclépions, et elle eut à ce titre une grande influence sur le développement de la science. A un autre titre encore elle mérite d'être notée ici : c'est que ses doctrines ont été une source où Hippocrate a puisé abondamment, et que, par lui, elles ont exercé un grand empire dans le monde médical. C'est ce que je ferai voir quand j'aurai montré ce qui, dans la collection hippocratique, appartient réellement à Hippocrate. De l'école de Crotone était sorti le médecin Démocède, qui, pris par les Perses à Samos, guérit Darius d'une entorse dangereuse, et se concilia la faveur de ce prince, inutilement traité par les médecins égyptiens.

Galien, qui donne le nom d'école d'Italie à celle qui s'était formée à Crotone et parmi les Pythagoriciens, y comprend les travaux qui sortirent de la Sicile et d'Agrigente.

Empédocle, qui était de cette ville, naquit l'an 504 avant J.-C. Il a joui parmi ses contemporains d'une grande réputation. Il avait écrit un poème sur la nature, dont il reste un assez grand nombre de fragments, et qui contenait des explications physiologiques sur la formation des animaux. Un autre poème, intitulé : Discours médical, avait été composé par lui. Malheureusement ses écrits n'existent plus. Il se livra aussi à l'étude de l'anatomie; il décou- vii vrit le labyrinthe de l'oreille qu'il regarde comme l'organe essentiel de l'audition. Il attribuait la différence des sexes à la prédominance du froid ou du chaud dans les parents ; la ressemblance des enfants avec l'un ou avec l'autre, à la plus grande quantité de fluide séminal que fournissait le père ou la mère. Suivant lui, la diminution de chaleur produisait le sommeil, l'extinction causait la mort. Il faut remarquer qu'Empédocle connaît déjà les qualités élémentaires , le doux, l'amer, l'acide, le chaud, et qu'il les fait intervenir dans sa physique. Il est cité dans le Traité de l'ancienne médecine. Cette citation manque dans toutes les éditions. Je l'ai restituée, en comblant une lacune de plusieurs lignes, à l'aide d'un manuscrit non consulté.

Au ombre des contemporains d'Empédocle est un médecin nommé Acron, duquel on raconte qu'il chassa une peste d'Athènes, en faisant allumer de grands feux dans cette ville. La même fable a été répétée pour Hippocrate. Les livres d'Acron se sont perdus de très bonne heure. Il paraît qu'il s'était tenu plus que les autres à l'observation pure et simple des phénomènes. C'était peut-être ce qui l'avait mis peu en renom auprès des philosophes, qui aimaient tant à donner et à recevoir des explications. La secte empirique, née longtemps après Hippocrate, a voulu se rattacher à Acron. Suivant Suidas, il avait composé en dialecte dorien un livre sur la nourriture salubre.

Une philosophie, dont Anaximène de Milet est l'auteur, place la cause de toutes choses dans l'air. Cette opinion a été soutenue par Diogène, né à Apollonie en Crète. On le dit contemporain d'Anaxagore, par conséquent un peu antérieur à Hippocrate. Cette considération est importante ; car elle détruit des préjugés sur l'état des connaissances anatomiques, au temps d'Hippocrate : Diogène avait cultivé l'anatomie, et Aristote nous a conservé un long fragment de son Traité de la nature, dans lequel on trouve une description de l'origine et de la distribution des veines. Diogène commence sa description en les suivant par le ventre jusqu'à la colonne vertébrale, et il dit positivement que deux des plus grosses appartiennent au cœur. De là il les conduit par le col jusque dans la tête. Il connaissait en outre les ventricules du cœur ; il plaçait dans le ventricule gauche le principe directeur de l'âme; l'on peut admettre (je le montrerai dans le chapitre ix) que Plutarque a rapporté textuellement ses paroles : il avait donc une certaine notion des artères; car il appelle ce ventricule artériaque. Un point non moins important des doctrines de Diogène pour l'histoire de la médecine à cette époque, c'est l'influence qu'il attribue à l'air dans sa théorie sur les êtres animés. Suivant lui, c'est l'air qui est la cause de l'intelligence chez l'homme, en se répandant dans le sang par les veines de tout le corps ; suivant lui encore, il est nécessaire à l'existence de tous les animaux, et les poissons même le respirent avec l'eau ; idée fort juste, et qu'Aristote combat à tort. Toutes ces opinions sur l'air se retrouvent dans le livre hippocratique qui porte le titre des Airs.

Anaxagore de Clazomène, qui fut le maître de Périclès, est un philosophe dont les doctrines ont laissé des traces dans la collection hippocratique ; il supposait que le fœtus mâle est toujours du côté droit de la matrice, et le fœtus femelle du côté gauche. Cette opinion a été admise par Hippocrate dans les Aphorismes. Anaxagore plaçait la cause des maladies aiguës dans la bile. Voici ce qu'en dit Aristote : « Anaxagore se trompe en supposant que la bile est la cause des maladies aiguës, et qu'elle se jette, lorsqu'elle est en excès, sur le poumon, les veines et les plèvres. » On voit que la théorie de la bile dans les maladies est antérieure à Hippocrate ; on distinguait même déjà la bile noire de la bile jaune. Il est aisé de prouver par le langage vulgaire combien ces idées étaient répandues, et qu'elles tenaient à une bien vieille médecine. Ainsi le poète Euripide dit : Est-ce que le froid de la bile lui tourmente la poitrine? La bile noire et la folie qui s'y rattachent sont dans Aristophane. Ces mots étaient donc familiers à l'oreille des auditeurs, et ils appartenaient à des théories tombées dans le domaine public. Il ne faut pas s'étonner que toutes ces théories et tous les termes qui en dépendent se trouvent dans la collection hippocratique.

Démocrite fut le plus savant des Grecs avant Aristote, et universel comme lui. Il avait, viii ainsi que l'on voit par le catalogue de ses ouvrages, porté son attention sur les points les plus importants. L'anatomie, la physiologie, la diététique, les épidémies, la fièvre, peut-être la rage et les maladies convulsives, tout cela avait été traité par lui. Si nous possédions ses livres, nous nous ferions une idée très exacte de ce que fut la médecine du temps et en dehors d'Hippocrate. Quelques termes médicaux qu'il employait sont venus jusqu'à nous. Le nom d'ulcère phagédénique se trouvait dans ses écrits. Il a reconnu très vaguement, comme Hippocrate, les pulsations des artères ; il les appelait battements des veines. Il avait beaucoup écrit ; et Cicéron, le comparant à Héraclite, dit : Héraclite fut très obscur, mais Démocrite ne l'est nullement. Il y en a qui trouvaient à son style quelque chose d'élevé et de poétique comme à celui de Platon ; Sextus Empiricus le compare à la voix de Jupiter ; Aristote donne les plus grands éloges à sa profonde science. Il avait employé des mots qui lui étaient propres, et qui trouvèrent des interprètes dans Hegesianax et Callimachus. Il avait composé différents ouvrages sur la physiologie et la médecine. En voici la liste :

De la nature de l'homme ou de la chair, 2 livres ;

Des humeurs;

Des pestes ou des maux pestilentiels, 3 livres. La perte de cet ouvrage est très regrettable ; car les anciens ne nous ont laissé que bien peu de choses sur ce sujet, pour lequel nous devons plus aux historiens qu'aux médecins. Démocrite attribuait ces grandes épidémies à une cause singulière, la destruction des corps célestes et la chute des atomes qui les composaient, et qui étaient ennemis de la nature humaine. Cette hypothèse n'a rien de fondé en soi ; mais elle prouve que Démocrite avait conçu dans toute leur importance les grands phénomènes morbides auxquels il avait consacré un ouvrage. On sait que beaucoup de modernes les ont attribués à des mouvements intestins du globe terrestre.

Des causes touchant les animaux, 8 livres. Démocrite, dit Ammien Marcellin, 27, 4, a examiné avec les anatomistes les entrailles des animaux ouverts, pour enseigner de quelle manière la postérité pourrait remédier aux douleurs internes.

Le pronostic;

De la diète, ou le livre diététique, ou la sentence médicale ;

Sur la fièvre et sur ceux qui toussent par cause de maladie;

8° Un livre sur l'Eléphantiasis, et un autre sur les maladies convulsives. Ces ouvrages lui sont attribués par Cœlius Aurelianus.

La revue rapide que je viens de faire du peu que nous savons sur les travaux médicaux, des anciens philosophes, montre qu'ils se sont occupés de la dissection des animaux, de la recherche des causes des maladies, et qu'ils ont essayé d'importer, dans cette étude, des doctrines correspondantes à celles qu'ils admettaient dans leurs philosophies. Ils ont plus cultivé le côté général que le côté particulier de la médecine. Mais c'est cette invasion même de la philosophie dans tous les arts qui forma le premier fonds de l'esprit scientifique parmi les Grecs ; et puis, il est aisé de voir que les philosophes ne s'étaient pas bornés à de pures théories, et qu'ils avaient ports, aussi loin qu'il était possible alors, le soin de l'observation directe et de la recherche des faits. Leurs écrits avaient déjà popularisé une foule de notions médicales; et l'on pourrait montrer, le livre d'Hérodote à la main, historien et tout-à-fait étranger à l'art de la médecine, que la nomenclature des maladies existait avants Hippocrate et ses disciples, que lui et eux n'y ont rien innové, et qu'ils se sont servis d'une langue faite par d'autres que par eux.

Le troisième élément de la médecine grecque à cette époque est dans les gymnases et dans les travaux de ceux qui dirigeaient ces établissements. Les Égyptiens avaient défendu la gymnastique de la palestre; ils pensaient que des exercices quotidiens de. ce genre procuraient aux jeunes gens, non pas la santé, mais une force peu durable et qui les laissait très exposés aux maladies. Les Grecs, au contraire, se livrèrent avec passion à la gymnastique. Des établissements étaient ouverts où l'on enseignait les divers exercices. Les hommes qui y étaient préposés agrandirent insensiblement le cercle de leurs connaissances et de leurs pratiques. Ils s'habituèrent à traiter les fractures et les luxations qui survenaient ix fréquemment dans les palestres. Iccus de Tarente donna une attention particulière au régime alimentaire ; et cette partie, étudiée avec soin, prit un grand développement. On rechercha quels étaient les aliments qui contribuaient le plus à l'acquisition des forces, on distingua les modifications qu'il fallait apporter dans la nourriture suivant l'âge et la constitution ; on s'habitua à reconnaître les changements qu'amène dans l'apparence extérieure un écart du régime habituel. En un mot, l'état de santé fut l'objet d'une observation-minutieuse qui, on peut le dire, ne contribua pas peu à enrichir la médecine grecque et à lui donner le caractère d'unité et de généralité qui la distingua.

Ce n'est pas tout : Hérodicus de Selymbria (on ne sait si c'est le même que Hérodicus, frère de Gorgias) appliqua la gymnastique au traitement des maladies. Jusque-là cet art n'avait été cultivé que pour former des militaires ou des athlètes. Hérodicus, qui était lui-même maître de gymnastique et d'une constitution maladive, entreprit de se fortifier par l'application régulière des exercices. Il faisait faire de très longues courses à ses malades ; par exemple, il les faisait aller d'Athènes à Mégare et revenir sans se reposer. C'était surtout au traitement des maladies chroniques qu'il se consacra. Il paraît que les asclépiades ne traitaient guère que les plaies et les maladies aiguës. C'est du moins ce que dit Platon ; et en reprochant à Hérodicus de prolonger la vie des gens valétudinaires et de leur faire ainsi une longue maladie, au lieu de les laisser à la nature qui les délivrerait promptement de leurs maux par la mort, il lui adressa un blâme là où nous ne pouvons voir qu'un éloge. Cette application de la gymnastique au traitement des maladies eut une grande influence sur la médecine antique. Beaucoup de malades désertèrent les Asclépions et allèrent se faire soigner dans les gymnases ; et les médecins grecs prirent l'habitude d'étudier les effets des exercices, de les admettre dans le cercle de leur thérapeutique, et de les prescrire d'une manière conforme à l'art dans une foule de cas.

Telles sont les trois sources ( temples d'Esculape, écoles philosophiques et gymnases) qui alimentèrent la médecine dans le courant du 8e siècle avant J.-C. Dès cette époque, on le voit, il existait une masse considérable de notions et de travaux très divers; travaux et notions qui concouraient pour fournir à la fois l'étude de la maladie dans les Asclépions, l'étude de la santé dans les palestres, et l'esprit de généralisation dans les livres des philosophes. Dans ce concours est tout le fond de la médecine telle qu'elle se développa sous  Hippocrate, ses contemporains et ses disciples. Cnide note les symptômes, et y attache tant d'importance que de chacun, pour ainsi dire, elle fait une affection à part ; Cos les examine sous le point de vue particulier des indications qu'ils donnent sur le progrès de la maladie, et sur les efforts de la nature ; Crotone et Agrigente dissèquent les animaux. Les philosophes introduisent dans la médecine les systèmes variés qu'ils se sont faits sur l'ensemble des choses. L'eau, l'air, le feu , la terre, servent à expliquer la composition du corps, comme celle du monde. Les qualités élémentaires prennent place à côté des éléments et l'heureux mélange des uns ou des autres constitue la santé. Ces conceptions se lient avec une facilité merveilleuse aux considérations sur l'influence des saisons; et l'étude de la gymnastique, notant l'action, sur le corps humain, de l'alimentation et des exercices, fournit des données positives qui unissent la santé à la maladie. Ainsi venait à maturité un grand système de médecine où toutes les parties se tiennent par une connexion intérieure, où toute la science de la maladie est comprise dans la considération simultanée des influences générales du monde extérieur, des influences particulières du régime, et des lois qui régissent les efforts et les crises de la nature, système qui est dominé lui-même par les idées générales que les philosophes avaient mises dans le domaine commun. J'ai fait d'avance une esquisse de la doctrine d'Hippocrate ; car son mérite dans la science, la raison du haut rang qu'il y occupe, la cause de la puissance qu'il y a exercée, tout cela est dans la force des anciennes doctrines qu'il embrassa, développa, soutint avec talent, employa avec bonheur et transmit pleines de vie, de force et de profondeur à la postérité. Une illusion , causée par l'éloignement des temps, a fait souvent regarder Hippocrate comme le fondateur de la médecine ; il n'en a été que le continuateur, comme on le voit par ce qui précède, maïs un continuateur capable de féconder Ce qui existait avant lui. En lisant ses écrits on reconnaît que les doctrines qu'il y expose ne sont point de sa création, et partout on sent qu'il pose le pied sur un terrain ancien et solide.

Cette vieille médecine, plus vieille quTHippocrate, n'était donc constituée à la fois par l'empirisme des prêtres-médecins et des gymnastes, et par les doctrines des philosophes qui avaient commencé l'étude de la nature. C'est là ce qui en fit, dans ce temps reculé, la force et l'originalité; c'est là ce qui, tout en l'attachant à l'expérience et à la réalité, la pénétra de ce souffle scientifique qui porta les Grecs si loin et si haut. Sans doute l'empirisme des Asclépions et la philosophie des sages venaient d'une source commune et sortaient l'un et l'autre de l'antique Orient; mais ces deux éléments ne s'étaient pas encore rencontrés de la même façon. Sans doute les doctrines primitives des plus anciens philosophes grecs tiraient leur origine des mêmes temples qui avaient donné le modèle de la médecine sacerdotale des asclépiades ; mais en Egypte tout était resté séparé et immobile, en Grèce tout se mêla et devint vivant. Les vieilles doctrines cosmologiques entrèrent dans l'étude empirique des faits et y portèrent le sceau de la recherche scientifique ; les faits à leur tour et l'empirisme entrèrent dans ces doctrines, en déplacèrent incessamment l'horizon, et leur donnèrent peu à peu des assises devenues ainsi inébranlables. L'intervalle où cette métamorphose s'opéra est important non seulement dans l'histoire de la médecine, mais aussi dans l'histoire de l'humanité tout entière ; car, à vrai dire, c'est là que le temps antique finit, et que le temps moderne commence; l'ère de l'antiquité se ferme quand les choses sortent des castes et des temples.

CHAPITRE II.

VIE D'HIPPOCRATE.

Un nuage est jeté sur la vie d'Hippocrate, et il ne faut pas nous en étonner. Plus de vingtr-deux siècles nous séparent de lui. Il appartient, il est vrai, au début de cette période où la Grèce, commençant à se couvrir d'une moisson de plus en plus abondante de livres dans tous les genres, sentit s'accroître le désir, avec les moyens, de conserver ses productions littéraires, aussi de ce temps nous est-il resté bien plus de monuments et de témoignages que des temps antérieurs. Mais néanmoins l'on sait quelle destruction les révolutions , les incendies, la barbarie ont faite de ces fragiles manuscrits que l'on reproduisait avec tant de peine, de lenteur et de dépenses. La littérature contemporaine d'Hippocrate a éprouvé des pertes immenses; quelques écrits privilégiés ont surnagé, et c'est à eux seuls que l'on peut demander des renseignements bien rares, mais du moins positifs, sur la vie de l'illustre médecin de Cos. Toutes les autres traces en ont disparu; et depuis longtemps des fables, s'emparant du nom d'Hippocrate, en ont fait le texte de récits qui ne peuvent supporter l'examen de la critique.

L'incertitude manifeste qui reste sur les circonstances de la vie d'Hippocrate s'est nécessairement étendue à ses écrits. On n'a plus su ni à quelle occasion, ni dans quel lieu, ni à quel âge il les a composés, ni quel titre ol leur a donné. Tous les documents ont manqué ; et quand la collection qui porte son nom, et qui est arrivée jusqu'à nous, a été examinée par xi les critiques de l'antiquité, ils n'ont pu s'empêcher de reconnaître qu'elle était évidemment mêlée, et que tout ne pouvait pas appartenir à Hippocrate. Les critiques modernes ont ratifié cette sentence; mais le triage, déjà difficile dans l'antiquité, létait devenu bien davantage; car, dans l'intervalle, une multitude de monuments qui jetaient quelques lumières sur les points obscurs de la critique hippocratique avaient été détruits. Ainsi dans l'histoire du médecin de Cos il y a deux parties à considérer : l'histoire de sa vie et celle de ses écrits. Elles s'appuieront mutuellement ; et ce que l'on gagnera pour l'une fortifiera nécessairement l'autre. L'histoire littéraire nous intéresse certainement plus que la biographie proprement dite ; il nous importe plus de connaître ce qu'il a écrit que ce qu'il a fait, les livres qu'il a composés que les détails de son existence journalière. Cependant on aimerait sans aucun doute à savoir où eet illustre médecin a pratiqué son art, à quels malades il a porté secours, quels élèves ont écouté ses leçons, quel caractère il déployait, aoit comme praticien, soit comme professeur. Sur tout cela, nul détail n'a été conservé, et la biographie manque complètement. Mais une portion de ses livres a échappé à la destruction ; et quand j'aurai indiqué avec évidence les écrits qui, dans la collection, lui appartiennent, il sera possible d'en tirer quelques notions sur sa personne; elles ne seront pas sans intérêt, car elles ne seront pas sans certitude.

Avant tout, fixons l'époque, la patrie, la profession d'Hippocrate d'une manière incontestable. Ce n'est pas à ses biographes qu'il faut demander des renseignements qui emportent la conviction du lecteur. Ils sont séparés de lui par un trop grand intervalle, pour qu'on puisse s'en rapporter à eux sans un examen préalable. Pour prouver l'existence d'un homme qui a vécu dans un temps si éloigné, il faut des témoignages contemporains, ou du moins une tradition indubitable de témoignages qui remontent jusque-là par une chaîne non interrompue. A cet égard , nous avons sur Hippocrate tout ce que nous pouvons désirer, témoignages contemporains et tradition de témoignages, le réserve pour un autre chapitre l'examen de cette tradition ; et ici je veux seulement rapporter les paroles d'un homme qui a vécu en même temps que lui, qui l'a admiré et cité, et qui peut-être connu personnellement. Je parle de Platon. On lit dans le dialogue intitulé Protagoras : « Dis-moi, ô Hippocrate, si tu voulais aller trouver ton homonyme, Hippocrate de Cos, de la famille des asclépiades, et lui donner une somme d'argent pour ton compte ; et si l'on te demandait à quel personnage tu portes de l'argent, en le portant à Hippocrate, que répondrais-tu? — Que je le lui porte en sa qualité de médecin. — Sans quel but? —  Pour devenir médecin moi-même. » Ce passage de Platon prouve qu'Hippocrate était médecin, de l'île de Cos, de la famille des asclépiades, qu'il enseignait la médecine, et que ses leçons n'étaient pas gratuites ; il prouve encore, comme c'est Socrate qui parle dans le Protagoras, qu'Hippocrate était contemporain du fils de Sphronisque ; enfin il montre que, de son vivant, le médecin de Cos jouissait  d'une renommée qui avait franchi les limites du lieu où il résidait, et qui avait du retentissement jusque dans la grande et savante ville d'Athènes.

Platon cite une seconde fois Hippocrate. C'est dans le Phèdre ; mais là il fait surtout, allusion à l'écrivain ; aussi je réserve la discussion de cet important passage pour le livre de la collection hippocratique auquel je crois qu'il se rapporte. Ainsi quelques lignes de Platon constituent le témoignage capital parmi ceux qui nous restent sur la personne d'Hippocrate ; cela est peu, sans doute, mais cela n'en est pas moins fort précieux dam une question que le laps du temps a couverte d'une obscurité si profonde. En effet, ce que contiennent les deux passages du Protagoras et du Phèdre, établit une base d'où la critique peut partir pour examiner la collection hippocratique. Hippocrate a été médecin célèbre, professeur renommé, à qui on allait de loin demander des leçons, écrivain plein d'autorité, à qui Platon ne dédaignait pas d'emprunter des pensées et des arguments. La collection hippocratique que l'antiquité nous a transmise comme renfermant des livres attribués, avec des garanties très diverses, à Hippocrate, tient donc réellement à un homme qui a été praticien, professeur, auteur en médecine. Elle a aussi ses racines dans le témoignage des xii contemporains, Hippocrate a composé des livres, et ce fait positif augmente notablement les probabilités qui sont en faveur de l'authenticité, sinon de l'ensemble, au moins de certaines parties de la collection. Il doit (nous pouvons en être sûrs d'avance) rester, dans ce vieux recueil, des écrits qui sont l'œuvre véritable du médecin de Cos. Nous en verrons plus loin la démonstration manifeste.

Le nom d'Hippocrate a été très commun en Grèce. Il ne faut confondre avec le médecin de Cos, ni l'Hippocrate dont les enfants servirent de but aux railleries d'Aristophane, dans les Nuées, et d'Eupolis dans les Tribus ; ni l'Hippocrate contre lequel l'orateur Antipbon prononça un discours ; ni Hippocrate de Chios, mathématicien célèbre qui, le premier, parvint à carrer une portion de cercle (ménisque ou lunule).

Le témoignage contemporain de Platon, sinon d'Aristophane, suffit pour nous donner la certitude de l'existence d'Hippocrate, pour fixer son époque, et pour nous faire juger de sa réputation ; mais il se tait sur tout le reste. Interrogeons ses biographes. Outre des fragments disséminés dans différents auteurs, nous avons trois biographies d'Hippocrate ; l'une qui porte le nom de Soranus, et qui sans doute est un extrait de celle de Soranus d'Ephèse; l'autre se trouve dans Suidas ; et la troisième dans Tzetzès. Ces écrivains, qui par eux-mêmes n'ont aucune autorité, ont puisé leurs renseignements dans des écrivains antérieurs. Ce sont Ératosthène, Phérécyde, Apollodore, Arius de Tarse, Soranus de Cos , Histomaque et Andréas. II importe d'examiner quelle foi ils méritent.

Ératosthène, Phérécyde, Apollodore et Arius de Tarse avaient écrit sur la généalogie des asclépiades. Ce Phérécyde est tout à fait inconnu ; on n'en trouve pas mention ailleurs que dans la biographie d'Hippocrate ; Arius de Tarse l'est également, à moins que ce ne soit celui dont Galien parle en divers endroits ; mais, dans ce cas, il serait très postérieur aux faits qu'il raconta. Apollodore a vécu vers le milieu du deuxième siècle avant J.-C. Cest donc encore une autorité tout à fait incompétente. Ératosthène mérite beaucoup plus d'attention; c'était un savant astronome qui fleurit à Alexandrie vers l'an 260 avant J.-C.; environ deux cents ans après Hippocrate. Ses recherches, qui ont embrassé la chronologie , ne paraissent pas avoir eu d'autre objet, touchant le médecin de Cos, que sa généalogie. Sur ce point eUes sont dignes de beaucoup de confiance, au moins dans ce qui est relatif à l'époque de la naissance d'Hippocrate. Car il était astronome, chronologiste, et trouvait, à la grande bibliothèque d'Alexandrie, une foule de documents depuis longtemps anéantis.

Histomaque, qui avait composé un traité en plusieurs livres sur la secte d'Hippocrate , est un médecin du reste ignoré qui est peut-être le même que celui qu'Erotien appelle Ischomaque.

Andréas de Caryste est un médecin plus connu, attaché à la secte hérophilienne, et qui, entr'autres ouvrages en avait composé un sur la tradition médicale. Il y donnait quelques détails sur Hippocrate, dont il cherchait à ternir la mémoire ; mais son témoignage est trop éloigné du temps de ce médecin pour avoir une valeur intrinsèque.

Il y a eu plusieurs médecins du nom de Soranus. Il est incertain si Soranus d'Ephèse, qui vécut sous Trajan, a écrit quelque chose sur Hippocrate. Un autre Soranus d'Ephèse, plus récent que le précédent, avait écrit la biographie des médecins ; et c'est de lui que Tzetzès dit avoir emprunté les détails qu'il donne sur Hippocrate. La biographie que nous possédons sous le nom de Soranus, cite un troisième Soranus, qui était de Cos, et qui avait fouillé les bibliothèques de cette île pour recueillir des renseignements sur Hippocrate; c'est la seule mention que je connaisse d'un Soranus de Cos. Enfin Suidas cite encore un autre Soranus qui était de Cilicie et sur lequel on n'a aucun détail. Le témoignage de Soranus est trop récent pour avoir en soi quelque authenticité.

Ainsi, de tous ceux qui ont écrit sur la vie d'Hippocrate, le plus ancien est Eratosthène ; et cependant il en est encore séparé par un espace de deux cents ans. Il existe là une lacune que rien ne comble. Dans cet intervalle, personne n'a écrit ex professo sur la vie d'Hippocrate ; car les noms de ces biographes nous auraient été conservés par les biographes postérieurs. Maintenant à quelle source Eratosthène, Soranus, Histomaque et les autres, xiii  ont-ils puisé leurs renseignements? Ce qu'il y a de sûr dans ces renseignements, peut-on répondre, a été pris soit dans les écrits de Platon et d'autres qui ont péri, soit dans des monuments conservés à Cos, soit dans des généalogies valables pour les temps historiques. Le reste dérive de légendes fabuleuses qui ne gagnent rien en authenticité pour avoir été adoptées par les biographes. Il est évident que, pour les détails personnels à Hippocrate, ils ont été dénués de récils dignes de foi; que la biographie de ce médecin n'a été recueillie ni par ses contemporains, ni par ceux qui l'ont immédiatement suivi, et que quand on a voulu l'écrire, on n'a plus trouvé que quelques documents positifs qui fixaient sa patrie, son âge, le lieu où il avait exercé son art, et sa célébrité. Tout le reste était oublié.

Histomaque place la naissance d'Hippocrate dans la première année de la quatre-vingtième Olympiade (460 ans avant J.-C). Soranus de Cos, qui avait examiné les bibliothèques de celte île, précise la date davantage, et dit qu'il naquit l'année indiquée ci-dessus, sous le règne d'Abriadès, le 26 du mois Agrianus, et il ajoute que les habitants de Cos font à cette époque des sacrifices à Hippocrate. Ce mois Agrianus est le seul que l'on connaisse du calendrier des habitants de Cos, et l'on ne sait à quelle saison il répond. Cette date n'est sujette à aucune contestation. On le dit fils d'Héraclide et de Phénarète, petit-fils d'un autre Hippocrate ; cela est sans doute vrai ; mais la généalogie qui le rattache à Podalire de la guerre de Troie, à Esculape , à Hercule, est évidemment controuvée. La voici telle qu'elle est donnée par Tzetzès : Esculape, père de Podalire, père de Hippolochus, père de Sostrate, père de Dardanus , père de Crisamis, père de Cléomyttadès, père de Théodore, père de Sostrate II, père de Crisamis II, père de Théodore II, père de Sostrate III, père de Nébrus, père de Gnosidicus, père d'Hippocrate I, père d'Héraclide, père d'Hippocrate II, qui est le célèbre médecin.

Dans cette liste, Hippocrate est le 17e descendant d'Esculape. Soranus dit qu'il en était le 19e descendant; et il ajoute qu'il rattachait aussi son origine à Hercule, à partir duquel il était le 20e. Ainsi la liste qu'avait consultée Soranus portait deux degrés de plus. Si on compte 33 ans par génération, on aura pour 17 générations 561 ans; mais il en faut , retrancher 33 pour la vie d'Esculape ; ce qui réduit le compte à 528 ans, lesquels ajoutés à 460, époque de la naissance d'Hippocrate, donnent pour la prise de Troie ou pour l'époque de Podalire, 988 ans avant J.-C. Cette date est plus récente que celle qu'admettaient la plupart des chronologistes grecs. La seconde liste donnerait pour la prise de Troie 1054 ans avant J.-C. Ces listes ne concordent ni l'une ni l'autre avec la généalogie des Héraclides qui régnaient à Sparte. Suivant la tradition, Léonidas, qui mourut aux Thermopyles, fut le 21e descendant d'Hercule ; et il était encore antérieur à Hippocrate de plus d'une génération. Je n'ai rapporté ces détails que pour montrer l'incertitude de ces listes du moment où l'on essayait de les reporter dans l'âge héroïque ; mais pour cet âge seulement ; car une liste copiée par Ératosthène a dû avoir de l'authenticité; et, le témoignage de Platon prouvant qu'Hippocrate était un asclépiade, il faut croire qu'elle a été conservée, d'une façon ou d'autre, comme appartenant à une famille illustre de Cos, qui desservait l'Asclépion de cette lie, et qui, comme toutes les familles sacerdotales anciennes, se disait issue du dieu lui-même. Par sa descendance prétendue d'Hercule, Hippocrate était supposé avoir des liens avec les rois de Macédoine.

Il eut pour fils Thessalus et Dracon I, pour gendre Polybe. Thessalus, médecin du roi de Macédoine Archélaus, eut pour fils Gorgias, Hippocrate III et Dracon II. Dracon II eut pour fils Hippocrate IV qui fut médecin de Roxane, femme d'Alexandre le Grand, et qui mourut sous Cassandre, fils d'Antipater ; cet Hippocrate IV eut pour fils Dracon III, qui fut aussi médecin de Roxane. Ici, ce semble, il y a de la confusion dans les dires de Suidas qui nous a conservé tous ces noms des descendants du célèbre médecin de Cos. Il faut ajouter que, suivant Galien, Dracon I eut un fils appelé Hippocrate; ce qui complique encore cette généalogie. Suidas cite un Thymbrée de Cos et de la même famille ; mais il ne spécifie pas autrement sa parenté avec le grand Hippocrate; ce Thymbrée eut deux fils, tous deux xiv appelés Hippocrate (ce qui semble bizarre), et qui font le cinquième et le sixième Hippocrate de sa liste. Praxianax est encore nommé par lui comme étant du même lignage, et comme ayant eu un fils qui est Hippocrate VII. Les listes généalogiques avant et après Hippocrate prouvent qu'il était resté des traces authentiques de sa famille.

Les auteurs qui, dans l'antiquité, se sont occupés des livres intitulés hippocratiques, ont fait mention des uns ou des autres de ces descendants d'Hippocrate. Ses deux fils, Thessalus et Dracon , ont surtout été vantés comme des hommes d'un grand mérite ; et on a attribué à l'un ou à l'autre quelques-uns des écrits dont l'authenticité paraissait la plus douteuse. Galien se sert souvent de leur nom pour expliquer les interpolations qu'il suppose dans les écrits hippocratiques ; c'est encore à eux que, suivant lui, est due la publication d'écrits qui ne sont qu'un recueil de notes laissées par Hippocrate sans ordre, ni forme, ni rédaction. Polybe, son gendre, a eu aussi beaucoup de réputation; et, quant â lui, sa participation à la collection hippocratique est certaine ; je le ferai voir quand je rapporterai le passage qu'en cite Aristote.

Les critiques anciens ne nous ont pas fourni les moyens de découvrir si c'est sur des preuves écrites ou simplement par tradition qu'ils ont admis que les descendants d'Hippocrate avait publié des ouvrages médicaux. Aucune trace de ces livres ne se trouve dans la littérature grecque ; les titres n'en existent nulle part. Les auteurs qui leur attribuent de telles compositions, ne disent pas que ces compositions aient été citées par quelqu'un des médecins qui ont vécu ou du temps de ces descendants d'Hippocrate ou peu après eux. La plupart des écrits composés dans cette période ont, il est vrai, péri, et ceux qui ont péri contenaient peut-être des détails sur les livres des descendants d'Hippocrate, mais cela devient douteux quand on songe que les écrivains postérieurs qui ont tenu les œuvres de Dioclès, de Praxagore, de Philotimus, de Dieuchès, tous contemporains de l'un ou de l'autre de ces hippocratiques, ne s'appuient jamais d'aucune de ces autorités, qui ici seraient décisives. Suidas, en nommant chacun de ces descendants d'Hippocrate, ajoute : Il a écrit sur la médecine. Si l'on veut ajouter foi à une énonciation aussi vague, il faut supposer, attendu que ces derniers hippocratiques touchent au temps delà fondation d'Alexandrie, il faut supposer, dis-je, qu'avec leur nom un souvenir se garda de livres composés par eux, livres qui n'étaient peut-être jamais sortis de l'enceinte d'une école, et dont la trace était perdue. Cest une raison de plus pour croire que quelques-uns de ces écrits , ayant changé de nom d'auteur pour en prendre un plus précieux et plus estimé, au moment où les rois d'Egypte et de Pergame fondèrent leurs grandes bibliothèques, existent encore dans la collection hippocratique, comme l'ont pensé Galien, Dioscoride le jeune, et plusieurs autres critiques de l'antiquité.

On dit qu'Hippocrate mourut dans la ville de Larisse, en Thessalie, à l'âge de 85 ans, de 90 ans, de 104 ans, de 109 ans. Il est probable que cette progression croissante d'un âge qui reste incertain, est due â la tradition qui, à mesure qu'elle s'est éloignée, a attribué une vie de plus en plus longue à un aussi illustre médecin. Il fut enterré entre Gyrton et Larisse dans un endroit où des écrivains postérieurs ont assuré qu'on montrait encore son tombeau ; et l'esprit inventeur des Grecs se plut à dire que longtemps ce tombeau avait été le séjour d'un essaim d'abeilles dont le miel avait des vertus pour guérir les aphthes des enfants.

Les historiographes d'Hippocrate disent qu'il eut pour maîtres d'abord son père Héraclide, puis Hérodicus de Selymbrie et Gorgias de Leontium. Rien ne combat, mais rien non plus ne garantit ces circonstances. Ils ajoutent qu'il quitta sa patrie et alla exercer la médecine dans différentes villes de Thrace. Cela est, â la vérité, concordant avec les renseignements que fournissent les écrits de ce médecin, mais en a été probablement tiré. Ce qui est très douteux, c'est qu'il ait été appelé par Perdiccas II, roi de Macédoine, et qu'il ait joui auprès de ce prince, d'une grande faveur. Perdiccas mourut en 414 avant J.-C. Hippocrate avait alors 46 ans ; ce n'est donc pas dans les dates qu'est la difficulté. Mais on le fait venir avec Euryphon le médecin cnidien, et cette association, comme ledit M. Hecker, dans son xv Histoire de la médecine, tient déjà du roman. Ensuite on prétend qu'Hippocrate découvrit que la maladie de Perdiccas était uniquement causée par l'amour secret qu'il ressentait pour une concubine de son père. Cette histoire ressemble à celle d'Érasistrate, qui découvrit aussi une maladie causée par l'amour. Seulement il faut remarquer dans le récit une différence qui prouve que l'histoire a du moins été forgée avec adresse. Érasistrate reconnut la maladie du jeune prince en lui tâtant le pouls en présence de la femme qu'il aimait : les historiographes d'Hippocrate disent qu'il porta son diagnostic d'après les seuls changements de l'extérieur du roi; il ne connaissait pas l'art d'explorer le pouls, et ç'aurait été commettre une erreur de chronologie médicale, que de lui faire tâter l'artère du roi Perdiccas. Ce qui rend cette histoire suspecte, c'est sa ressemblance avec celle d'Érasistrate, c'est la présence d'Euryphon, c'est surtout la date moderne des biographes qui la racontent.

Beaucoup d'autres fables ont été racontées sur Hippocrate, et il faut ranger dans cette catégorie les services qu'il rendit à la Grèce pendant la peste dite d'Athènes ; son refus d'aller servir le roi de Perse ; et son entrevue avec Démocrite. Ces fables ne s'appuient sur aucun témoignage de quelque valeur ; et sans doute, si on pouvait en suivre la filiation, on verrait qu'elles vont toujours en grossissant à mesure que celui qui les rapporte s'éloigne davantage de l'époque où vivait Hippocrate.

On en a la preuve dans les récits au sujet du rôle qui lui est attribué dans la peste. Soranus prétend que, cette maladie ayant envahi le pays des Illyriens et des Péoniens, les rois de ces peuples l'invitèrent à venir auprès d'eux ; qu'Hippocrate, ayant appris des ambassadeurs quels vents régnaient surtout dans leurs contrées, refusa d'accéder à leurs demandes ; mais qu'ayant conclu de leurs réponses que la peste allait venir dans l'Attique, il prédit l'arrivée de ce fléau, et dispersa ses élèves dans les villes de la Grèce. Varron faisant allusion à un pareil récit, dit : « Le médecin Hippocrate n'a-t-il pas, dans une grande peste, sauvé non un seul champ, mais plusieurs villes? » «  C'est pour ces services , dit Pline,  que la Grèce lui décerna les mêmes honneurs qu'à Hercule, » Varron et Pline sont très antérieurs à l'auteur de la vie d'Hippocrate , et, comme lui, ils ont dû emprunter ces détails au Discours qui est attribué à Thessalus, fils du médecin de Cos, et qui figure, dans la collection Hippocratique, à côté des Lettres d'Artaxerce, des Abdéritains, et de Démocrite. Cette légende , car on ne peut pas lui donner d'autre nom, fait partir Hippocrate de Thessalie, réprimant la peste sur son passage, chez les Doriens, chez les Phocéens, chez les Béotiens ; de là il arrive à Athènes, où il arrête les ravages du fléau. L'auteur du livre de la Thériaque à Pison, ch. 16, et Aëtius, disent qu'il chassa la peste en faisant allumer de grands feux par toute la ville, et en ordonnant de suspendre partout des couronnes de fleurs odorantes. Actuarius va plus loin ; il connaît l'antidote dont Hippocrate se servit pour guérir les Athéniens, et il en donne la formule ; et un manuscrit latin de la bibliothèque royale (n° 7028), encore plus précis, assure qu'Hippocrate, venu à Athènes, remarqua que les forgerons et tous ceux qui travaillaient avec le feu, étaient exempts de la maladie pestilentielle. Il en conclut qu'il fallait purifier par le feu l'air de la ville. En conséquence il fit faire de grands tas de bois qu'on incendia; l'air étant purifié, la maladie cessa, et les Athéniens élevèrent au médecin une statue de fer avec cette inscription : A Hippocrate, notre sauveur et notre bienfaiteur. Je ne sais d'où viennent ces amplifications au manuscrit, dont l'écriture est fort ancienne.

Il est très facile de montrer que tout cela n'est qu'un tissu de fables. Thucydide, qui a donné une admirable description de la peste d'Athènes, ne fait aucune mention d'Hippocrate, ni de ses services; il dit même formellement que tout l'art des médecins échoua contre la violence du mal, et qu'ils en furent les premières victimes. Ce silence de Thucydide sur Hippocrate dans une maladie qui fut un événement historique, est décisif, et prouve que le médecin de Cos ne fit rien de ce qu'on lui attribue en cette circonstance. Hais le récit porte en lui-même les preuves de sa propre fausseté. Hippocrate est né en 460, la peste éclata à Athènes en 428, il n'avait donc que 32 ans. A cet âge il ne pouvait avoir encore acquis la réputation que la légende lui suppose, et surtout il ne pouvait avoir ni fils, ni xvi gendre, à envoyer dans les différentes villes de la Grèce. De plus la légende intervertit complètement la marche de l'épidémie ; elle la fait venir par l'Illyrie, la Thessalie, et la Béotie jusque dans l'Attique. Or Thucydide dit formellement qu'elle se déclara d'abord dans le Pirée, et qu'elle venait de l'Ethiopie. Il y a là contradiction évidente avec le fait ; mais quand même nous n'aurions pas ces preuves pour démontrer la fausseté d'un pareil récit, le caractère même des épidémies nous empêcherait de l'admettre. Nous savons par une expérience récente que ces grands fléaux ne se laissent pas détourner par l'art humain ; et les feux allumés dans Athènes ne pouvaient pas avoir plus de puissance contre l'épidémie, venue de loin, qui la désola, que la médecine contemporaine n'en a eu à Paris contre le choléra , parti des bords du Gange. Tout récit où l'on attribue à l'art médical le pouvoir d'arrêter de tels ravages, nécessairement est mensonger.

Maintenant que devient l'autre forme de la légende où Hippocrate refuse à Artaxerce son secours contre la peste? Je ne veux pas entrer ici dans une discussion détaillée des Lettres , et des Discours qui forment un appendice de la collection hippocratique. Tous les récits sur le rôle d'Hippocrate dans la peste d'Athènes, sur l'invitation d'Artaxerce, sur le refus du médecin de Cos, sur son entrevue avec Démocrite, sur la guerre faite à l'île de Cos par les Athéniens, n'ont pas d'autres garants que ces Lettres et Discours, et je déclare d'avance que ces pièces spnt toutes apocryphes. Il m'a suffi ici d'appeler l'attention du lecteur sur le témoignage de Thucydide, qui montre qu'Hippocrate n'a joué aucun rôle particulier dans la grande fièvre qui ravagea la Grèce et surtout Athènes. Les Lettres et Discours renferment des preuves intrinsèques de supposition ; ce sera le lieu de mettre ces preuves en évidence quand je discuterai un à un les écrits qui entrent dans la collection hippocratique.

Tzetzès prétend qu'Hippocrate, bibliothécaire à Cos, brûla les anciens livres des médecins; Andréas, dans son livre sur la tradition médicale, dit que c'est à la bibliothèque de Cnide qu'il mit le feu; et Varron, à ce que rapporte Pline, avait écrit qu'Hippocrate, ayant copié les observations de maladies que l'on conservait dans le temple de Cos, l'incendia. Tous ces récits, dus à des écrivains très-postérieurs, n'ont aucun fondement; et les Grecs n'auraient pas souffert que l'incendiaire d'un temple enseignât tranquillement la médecine, comme nous le représente Platon, seul croyable en ceci. Strabon, le géographe, nous a conservé une tradition qui est bien plus concordante avec tous les faits connus d'ailleurs, et qui a tous les caractères de la probabilité, «  On rapporte, dit-il, qu'Hippocrate s'exerça particulièrement sur le régime dans les maladies en étudiant les histoires de traitement qui étaient déposées dans le temple de Cos. » Tout porte à croire que le recueil de ces histoires existe encore, et qu'il constitue ce qui est connu dans la collection hippocratique sous les titres de Prénotions coaques et de 1er livre des Prorrhétiques.

Il n'est pas besoin de dire que toutes les représentations qui ont été faites de la figure d'Hippocrate sont idéales ; les statues n'ont été des portraits que longtemps après lui. Les artistes anciens se sont accordés pour le représenter la tête couverte, tantôt du ρ iléus, tantôt des plis de son manteau.

L'antiquité, on le voit, avait déjà perdu les moyens de faire une biographie détaillée d'Hippocrate. Mais quoiqu'il y ait là une lacune que désormais rien ne peut plus combler, cependant il en reste assez pour apprécier le rôle qu'a joué Hippocrate et la place qu'il a tenue. Praticien, professeur, écrivain, il a joui de l'estime de ses contemporains ; descendu d'une famille qui faisait remonter son origine jusqutà l'âge héroïque, il lui a donné plus de gloire qu'il n'en avait reçu ; attaché à une corporatio à qui desservait un temple d'Esculape, il a fait prévaloir l'école de Cos sur toutes les écoles médicales qui l'ont immédiatement suivie, et de bonne heure ses écrits étaient médités et cités par Platon.

xvii CHAPITRE III.

DES LIVRES QUI PORTENT LE  NOM D'HIPPOCRATE.

Noos possédons sous le nom de livres d'Hippocrate une masse très consid érable d'écrits. C'est la réunion de ces écrits que j'appellerai pour abréger Collection hippocratique. Le premier coup d'oeil montre qu'ils ne forment ni un ensemble, ni un corps, et qu'on y chercherait vainement l'œuvre d'un homme qui aurait travaillé sur les différentes parties de la médecine. Les traités non seulement ne se supposent pas l'un l'autre, mais encore ils présentent les plus grandes disparates. Les uns sont des écrits complets en eux-mêmes ; les autres ne sont que des recueils de notes qui se suivent sans avoir aucun lien entre elles, et qui sont quelquefois à peine intelligibles. Quelques-uns sont incomplets et mutilés ; d'autres forment dans la collection totale des séries particulières qui appartiennent à la même pensée et à lamême main. En un mot, pour peu qu'on réfléchisse au contexte de ces nombreux écrits, on est conduit à penser qu'ils ne sont pas d'un même auteur. Cette remarque a de tout temps frappé ceux qui se sont occupés des livres hippocratiques, et dès l'époque même où on les commentait dans l'école d'Alexandrie, on disputait déjà sur leur authenticité. La confusion manifeste qui y existe nécessite l'intervention de la critique; mais aussi la date reculée de la composition de ces écrits et l'absence de témoignages rendent un tel travail extrêmement épineux. Si les difficultés étaient déjà si grandes et les doutes si autorisés dans l'antiquité, que doit-il en être de nos jours, et pour nous qui, depuis le temps des commentateurs alexandrins et de Galien, avons fait tant de pertes en livres de tout genre? Beaucoup de travaux ont eu pour objet l'histoire littéraire des écrits hippocratiques ; beaucoup d'hommes éminenls se sont livrés aux recherches que cette histoire réclame; et cependant maintes questions restent encore indécises, et des divergences très considérables entre les critiques, sur l'authenticité d'un même écrit, montrent que l'on manque d'un point stable de départ, et de documents qui soient autre chose que des conjectures. J'essaierai de résoudre quelques-unes de ces questions, et de lever quelques-uns de ces doutes ; non que je me flatte d'avoir dissipé toutes les obscurités du sujet ; mais aidé des travaux de mes prédécesseurs dans ce genre d'explorations, j'espère faire dans mon temps ce qu'ils ont fait dans le leur, c'est-à-dire avancer d'un pas l'histoire littéraire d'Hippocrate, et la laisser plus éclaircie que je ne l'ai reçue.

Cette histoire, manquant presque complètement de données qui lui soient propres et qui soient de son époque, a besoin, pour se soutenir, de réunir une foule de matériaux épars. Elle exige donc une construction laborieuse ; et le développement, pour être clair et convaincant, est tenu de passer par une série de recherches et de déductions qui vont au but, il est vrai, mais qui y vont d'une manière détournée. Le premier travail à faire est de prendre connaissance de la collection elle-même, et d'examiner quels renseignements on en peut tirer sur les questions qui sont à résoudre. Il faut la feuilleter page par page, et lui demander quel état de la médecine elle représente, quels travaux eUe indique, quels noms elle cite, à quels pays elle se rapporte, et quelles traces évidentes elle porte d'une collaboration multiple. L'époque qui sépare le temps où a fleuri Hippocrate, du temps où Érasistrate et Hérophile devinrent à Alexandrie les chefs de la médecine, c'est-à-dire un espace d'environ 130 ans, est une de celles sur laquelle les documents et les livres nous manquent le plus. Les œuvres qui forment la collection hippocratique ont dû être composées dans cet intervalle; leur examen xviii intrinsèque nous fournira des notions que nous ne pouvons nous procurer par aucune autre voie.

Prouvons avant toute chose que la collection hippocratique renferme des fragments qui y figurent dès les premiers temps, mais qui, incontestablement, ne sont pas d'Hippocrate. J'en ai deux exemples irrécusables. Le premier est relatif à un passage sur l'anatomie des veines qu'on lit dans le Traité de la nature de l'homme. Ce traité a été cité par tous les commentateurs comme faisant partie de la collection hippocratique. Le passage en question est textuellement rapporté par Aristote (Histoire des animaux, liv. iii chap. 4) ; et Aristote dit que ce morceau est de Polybe. Or, en ce point, l'autorité d'Aristote prévaut sur toute autre, et manifestement sur celle d'Érotien et de Galien. Polybe, gendre d'Hippocrate, devait être exactement le contemporain de Platon, par conséquent vieux quand Aristote était jeune. Ainsi le témoignage de ce dernier est irrécusable, d'autant plus qu'il était très éclairé et très versé dans la connaissance des livres scientifiques. Il n'a pas pu commettre la grossière méprise d'attribuer à Polype ce qui était d'Hippocrate; il connaissait bien Hippocrate, qu'il cite dans un de ses ouvrages. Là, où il rapporte le long passage de Polybe sur la dissection des veines, il discute avec beaucoup de soin une question d'anatomie; et, à côté de Polybe, il cite sur le même sujet un passage de Syennésis de Chypre, dont le nom ne nous a été conservé que par lui, et un passage de Diogène d'Apollonie.

Ainsi Aristote seul nous a appris un fait sur lequel toute la littérature antique a gardé le silence, à savoir qu'un morceau dû à Polybe se trouve dans la collection hippocratique.

Le morceau de Polybe n'est pas le seul qui, dans la collection hippocratique, n'appartienne pas à Hippocrate. Je ne parlerai pas ici du fragment de Syennésis de Chypre qui est inséré dans le Traité de la nature des os; car, ce traité n'en est pas un, et il ne doit pas subsister. Celui qui me reste à citer est un fragment d'Euryphon qui se trouve presque mot à mot dans le Deuxième livre des maladies. L'identité de ces deux fragments est évidente, et comme Euryphon est antérieur même à Hippocrate, c'est à lui qu'il faut en rendre la propriété.

Voilà un premier point établi : il existe dans la collection hippocratique des morceaux qui sont attribués à Hippocrate, mais qui, de toute certitude, appartiennent à d'autres écrivains. Ainsi s'ouvre la porte aux conjectures qui sont autorisées à étendre, bien au-delà des deux ouvrages cités plus haut, le cercle des compositions pseudo-hippocratiques, d'autant plus que la collection tout entière est une réunion d'écrits simplement juxtaposés, sans aucune liaison intérieure. Il est donc permis de croire que beaucoup d'autres livres sont, à tort, décorés du nom du chef de l'école de Cos. Cela sera plus loin examiné avec détail. Il me suffit dans le commencement d'avoir établi le fait sur deux exemples irrécusables.

Les renseignemens que l'on trouve dans la collection sont de différents genres. Beaucoup se rapportent à la pratique des autres médecins, et l'on y voit des critiques sur les moyens qu'ils emploient, sur leurs diagnostics, sur leurs pronostics, sur leurs opinions théoriques. Il faut donner les principaux exemples. L'auteur du Quatrième livre des maladies dit que les anciens médecins se trompaient surtout sur la connaissance des jours ; car ils purgeaient leurs malades dans les jours impairs, et les faisaient périr. Le même écrivain établit une discussion assez longue pour prouver contre l'opinion de certains médecins que les boissons ne passent pas dans la trachée-artère. L'auteur du Traité des affections internes reproche aux médecins de se méprendre sur l'organe malade quand ils voient du sable dans les urines ; ils prétendent que la vessie contient des calculs, ils se trompent, car c'est le rein qui est calculeux. Ce passage est digne de remarque, parce qu'il nous montre des traces de polémique entre les différents écrivains qui ont concouru à la collection hippocratique. En effet, il contredit formellement l'aphorisme soixante-dix-neuvième de la quatrième section dont l'auteur se trouve placé parmi ces médecins qui ignorent le véritable siège des affections calculeuses. L'aphorisme est ainsi conçu : « Du sable déposé dans l'urine annonce la présence d'un calcul dans la vessie. » On ne peut se méprendre sur la contrariété de ces deux propositions, ni s'empêcher de voir une véritable critique de l'une par l'autre.

xix Les médecins praticiens y sont plusieurs fois nommés, soit avec éloge, soit avec critique. «  Les médecins les plus loués sont ceux qui usent des règles du régime et des autres formes de traitement, dit l'auteur du Traité de l'art, qui ajoute que ceux qui entreprennent de guérir des maux incurables sont admirés par les médecins de nom, et sont un objet de raillerie pour les vrais médecins. » L'auteur du Livre des maladies des femmes accuse les médecins d'avoir fait des opérations inutiles et dangereuses dans des cas où la rétention des menstrues leur avait fait croire à l'existence d'un abscès. Il les accuse encore d'employer des médicaments astringents dans les gonflements de la matrice, soit avant, soit après l'accouchement ; de commettre de fréquentes erreurs en traitant les maladies des femmes comme celles des hommes, et de regarder comme une hydropisie les gonflements des pieds et des jambes qui surviennent pendant le cours d'affections utérines. L'auteur du Deuxième livre des épidémies reproche aux médecins qui soignaient Héragoras de n'avoir pas connu que les hémorrhagies abondantes des narines procurent une amélioration considérable. L'auteur du Cinquième livre des épidémies remarque que les médecins qui traitaient Hipposthène dans la ville de Larisse, le croyaient atteint de péripneumonie, mais qu'il n'en était rien. Ailleurs il raconte que le médecin qui pansa un homme blessé d'un coup de lance, retira bien le bois, mais qu'il laissa un fragment du fer. Le môme malade paraissant au médecin aUer mieux, Fauteur du Cinquième livre des épidémies prédit qu'une convulsion allait survenir et le malade succomber, pronostic qui se yérifia complètement. Dans le Septième livre des épidémies on lit qu'Eudème, atteint d'une affection de la rate, reçut de ses médecins le conseil de bien manger, de boire un peu de vin léger, et de beaucoup marcher. Ce régime n'amena aucun changement ; un différent réussit mieux.

C'est surtout dans le Traité des fractures qu'il y a une longue polémique contre les méthodes variées que les médecins mettent en usage pour remédier à ces accidents. L'auteur leur reproche vivement de chercher les modes de réduction et de déligation qui frappent les yeux du vulgaire, sans s'inquiéter de ceux qui conviennent le plus aux malades. L'un de ces médecins, prétendus habiles, voulait déterminer le bandage de la fracture du bras d'après les règles de l'art de l'archer. L'autre prétendait, d'après défausses observations ostéologiques, mettre toujours le membre dans la supination. L'auteur n'a pas assez de blâme contre ceux qui, dans les plaies avec fracture, s'empressent de bander le membre en dessus et en dessous de la plaie. Ils sont forcés, à cause du gonflement, de défaire leur bandage, dont ils recommencent à se servir dans une autre occasion sans se douter qu'il est la cause du mal. L'auteur fait cette remarque parcequ'il a vu un grand nombre d'accidents naître de ce genre de déligation, et il invoque en faveur de sa pratique le témoignage de toute la médecine ; phrase remarquable qui est un appel aux préceptes de la science, et qui prouve qu'elle était cultivée depuis longtemps. Remarquons en outre que, dans le Livre des fractures, on conseille aux médecins qui pratiquent dans une grande ville d'avoir tout prêt un appareil en bois pour les réductions. L'auteur du Traité des articulations se livre à des critiques toutes semblables. Il blâme ces médecins qui, pour réduire les luxations, emploient des moyens propres à étonner la foule, et il rougirait, dit-il, de tout ce qui sent la jonglerie ; il recommande de connaître tout ce qui a été fait en ce genre, et de choisir les meilleures méthodes; il signale l'antiquité de quelques-uns de ces instruments, et loue l'emploi de toutes les machines qui sont conformes à la structure du corps ; il relève une foule d'erreurs touchant l'ostéologie ou le traitement des luxations. On voit par toutes ces citations combien la médecine était pratiquée, combien d'hommes s'en occupaient, et combien les écrivains qui forment la collection hippocratique, faisaient attention à la pratique de leurs confrères, soit pour l'approuver, soit pour la blâmer.

De tous ces médecins, praticiens ignorés d'une époque aussi reculée, deux seulement sont nommés : ce sont Prodicus et Pythoclès. Il est dans le Sixième livre des épidémies que Prodicus causait la mort des fébricitants en les soumettant à des marches et à des exercices forcés. On a beaucoup douté s'il fallait écrire Prodicus ou Hérodicus ; mais comme il y a eu un Proticus vers ce temps, et qu'Hérodicus n'appliquait la méthode de l'exercice qu'aux xx maladies chroniques, il est probable que la critique de l'auteur hippocratique s'adresse, non au second, mais au premier. Il est remarqué dans le Cinquième livre et dans le Septième des épidémies que Pythoclès donnait à ses malades du lait étendu de beaucoup d'eau. Cette pratique n'est ni louée ni blâmée, mais dans un aphorisme on spécifie tous les cas de maladies fébriles ou le lait est contre-indiqué.

A côté des remarques sur la pratique journalières des médecins se trouvent, dans la collection hippocratique, des traces d'une polémique assez étendue contre les écrits médicaux de cette époque. La plus remarquable, sans contredit, est celle par laquelle débute l'auteur du Traité du régime dans les maladies aiguës. Elle est dirigée contre un livre célèbre alors, les Sentences cnidiennes, et contre l'école de Cnide. Dans le Traité de l'ancienne médecine, on blâme les médecins qui établissent leurs raisonnements sur l'hypothèse d'une seule qualité élémentaire, et qui fondent la pratique de l'art sur cette nouvelle manière de raisonner. L'auteur du Régime mentionne les écrits antérieurs sur le même sujet, et déclare qu'il ne s'est mis à l'œuvre que pour combler les lacunes que ces livres laissaient. Ce dont il se vante surtout, c'est d'éclairer les signes qui se déclarent antérieurement aux maladies. L'auteur du Premier livre des maladies soutient que le temps qui en règle le cours n'est pas aussi précis que quelques-uns le prétendent : phrase qui semble être une restriction à la théorie sur les jours critiques ; et celui du Deuxième livre des prorrhétiques se refuse à croire tout ce qu'on lit dans les livres sur l'exactitude avec laquelle on peut discerner les moindres écarts de régime dans un homme, et prédire avec toute certitude ce qui va arriver dans le cours des maladies. Souvent des locutions sont blâmées, et l'auteur ne les emploie que pour se conformer à l'usage ; en plusieurs endroits on parle de ceux qui sont en dehors de la médecine, ce qui prouve que les médecins formaient vraiment un corps.

Il est plusieurs fois question des philosophes qui se livraient à l'étude de la nature; il est parlé d'écrits sur cet objet, où l'on prétendait que le cerveau était l'organe qui résonnait dans l'audition ; il est parié encore de l'opinion des anciens sur le chaud et l'éther. Il faut remarquer que cette qualification d'anciens revient plusieurs fois, ce qui prouve que la litérature médicale existait déjà depuis longtemps. Deux philosophes seulement y sont nommés ; l'un est Mélissus de l'école éléatique, cité dans le Traité de la nature de l'homme, l'autre est Empédocle, dans le Livre de l'ancienne médecine. Un vers d'Homère est rapporté dans le Livre des articulations; et ce vers ne se retrouve plus dans les œuvres de ce poète telles que nous les possédons aujourd'hui. Un seul livre est cité par son titre : c'est celui des Sentences cnidiennes. Il y est question de deux éditions de cet écrit.

Les traces d'études sur la matière médicale et la pharmacie sont fort nombreuses. On vante à cet égard les progrès de la médecine, et on exhorte le jeune médecin à graver dans sa mémoire ce qui est écrit sur les vertus des médicaments ; on parle de breuvages préparés d'après la formule; plusieurs passages indiquent des traités de thérapeutique où les remèdes étaient rangée d'après leurs effets réels ou prétendus. C'est ainsi que l'on cite des médicaments propres aux maladies de la matrice ou destinés à étancher le sang. Déjà certains remèdes portent des noms particuliers qui ne sont autre chose que des désignations usitées parmi les médecins et les pharmaciens; et quand on dit dans le Premier livre des maladies des femmes qu'il faut broyer une certaine substance comme on broie un médicament, cela mdique certaines règles pour des procédés pharmaceutiques.

L'examen minutieux de ce que l'on pourrait appeler les sources de la collection hippocratique nous a montré que les auteurs qui y figurent avaient puisé, et dans une littérature déjà riche, et dans la pratique d'un corps médical déjà nombreux. A l'époque où Hippocrate et ses successeurs ont écrit, la Grèce possédait beaucoup de livres sur la médecine ; l'enseignement en était répandu; un grand nombre de praticiens étaient disséminés dans le pays, et ils agitaient entre eux, soit de vive voix, soit par écrit, des questions variées de théorie et de pratique. L'étlude, sous ce point de vue, de la collection hippocratique, nous a donné quelques aperçus sur l'état de la science et sur le public médical qui la cultivait, et surtout elle a grandement changé l'idée qu'on se fait ordinairement de la position d'Hippocrate dans xxi la médecine grecque. En consultant les écrits hippocratiques, seuls dignes de foi en cela, et corroborés en outre par les témoignages des écrivains contemporains, on le voit placé au milieu d'un mouvement scientifique qui a commencé avant lui, auquel il prend une part active, et qui se développe avec vigueur et plénitude longtemps encore après sa mort.

La collection hippocratique porte en son propre sein l'indice des travaux qui furent exécutés alors, et la trace des pertes que nous avons faites ; confirmant ainsi le résultat déjà obtenu par l'examen des sources elles-mêmes où ont puisé les auteurs hippocratiques. Leurs œuvres n'ont pas été moins maltraitées que les œuvres des autres médecins de leur temps; de telle sorte que la collection hippocratique, qui n'est déjà qu'un fragment de la littérature médicale de cette époque, n'est à son tour qu'un fragment des productions d'une école dont quelques livres seulement nous sont arrivés sous le nom commun d'Hippocrate.

Il est question, dans plusieurs endroits de la collection, de traités qui sont anéantis, et qui le sont depuis bien longtemps; car ni Galien, ni  erotien, ni les critiques phtsreculés de l'école d'Alexandrie, ne les ont jamais vus ou connus. Tout cela avait péri dans l'intervalle qui sépare Hippocrate de la fondation des grandes bibliothèques ; les ouvrages dont les titres sont cités dans la collection, et d'autres sans doute qui ne le sont pas, n'ont eu qu'une existence éphémère, et il leur est arrivé, ce qui est arrivé si souvent aux livres de l'antiquité, d'être détruits avant d'avoir été multipliés par les copies. Pour ces ouvrages hippocratiques, il ne faut pas en accuser l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie; ils n'existaient déjà plus au moment où cette bibliothèque fut établie.

Le médecin auteur du Livre des articulations annonce plusieurs ouvrages. Il parle d'un Traité sur les frictions; il promet d'exposer la texture des glandes, leur position, leurs signes et leurs actions, d*expliquer, pour une espèce particulière de tumeurs, dans quel cas il faudra avoir recours à l'incision, de traiter des déviations de la colonne vertébrale, en traitant des affections chroniques des poumons, de démontrer les communications des veines et des artères, le point d'où elles partent, et l'action qu'elles exercent, d'entrer dans des détails sur la nature de l'intestin et de l'abdomen tout entier, sur les voyages et les distentions de la matrice. Toutes ces promesses ont été sans doute remplies; ces écrits ont été composés et ont servi à l'enseignement de la médecine dans les écoles de Cos. Mais ils n'en ont pas dépassé l'enceinte, et au moment où le zèle de recueillir des livres se développa, au moment où l'on s'occupa de les multiplier, ceux-là n'existaient plus.

Il en faut dire autant des traités composés par l'auteur du Second livre des prorrhétiques, ni l'ouvrage sur les collections purulentes du poumon (pour parier le langage médical de celte époque), ni celui sur les maladies aiguës, ni celui qui concernait les fièvres nées spontanément et sans causes évidentes, et qui comprenaient sans doute aussi l'exposition des crises, ni celui sur les diverses espèces d'ophthalmies, ne sont parvenus jusqu'aux commentateurs de l'école d'Alexandrie. C'étaient là des traités considérables sur des questions importantes de théorie et de pratique. On a, dans cette énumération de titres, rénumération de grands travaux auxquels se livra l'antique médecine. Tout ce qui fut fait alors composerait une bibliothèque; nous n'en avons que des feuillets dépareillés.

L'auteur du Traité des affections, faisant, de son côté, de fréquents retours sur ses propres compositions, nous apprend quels étaient les sujets qui occupaient la médecine d'alors. Il avait composé des traités spéciaux sur les collections purulentes du poumon, sur les phthisiques, sur les maladies des femmes, sur les yeux, sur la fièvre tierce et la fièvre quarte. Mais le livre qu'il cite le plus souvent, et auquel il renvoie incessamment ses lecteurs est un livre de pharmacologie. A la plupart des maladies qu'il énumère, il ajoute qu'il faut donner le remède comme il est prescrit dans le Traité des remèdes. De pareils traités ont toujours été nécessaires à l'exercice de la médecine ; et ils ne manquaient pas à cette époque. L'auteur du Traité des affections internes fait aussi quelques allusions à un livre semblable.

L'auteur du Quatrième livre des maladies, qui se cite souvent lui-même (et nous possédons plusieurs de ces traités cités, les livres de la Génération, de la Nature de l'enfant, et des Maladies des femmes), fait allusion à un écrit sur la péripneumonie qui n'a pas atteint l'époque de la fondation de l'école alexandrine.

xxii Le Traité de la naissance à sept mois est mutilé, la fin manque ; l'auteur devait écrire sur les corps ; il l'annonce mais cela a péri.

L'auteur du Traité de la nature humaine annonce qu'il expliquera les périodes des jours critiques, et qu'il a expliqué ce qui a rapport à chaque âge, à chaque saison, à chaque constitution et à chaque maladie.

Dans le livre qui est intitulé Du médecin , et qui est relatif surtout à la chirurgie, il est question de plusieurs écrits également perdus dès la plus haute antiquité. Ce sont : un livre sur les médicaments qui ont la propriété de procurer la maturation, un livre sur les caractères des ulcères, et un livre sur la chirurgie militaire.

Enfin, l'auteur de l'opuscule sur l'Art renvoie ailleurs l'examen d'une question de philosophie sur ce qui, dans les noms et les idées des choses, est l'œuvre de l'esprit humain ou l'empreinte même de la nature.

On voit combien est longue cette liste de traités disparus avant que la collection hippocratique ne fût formée, à combien d'objets divers l'étude avait été appliquée, et combien peu il a été conservé de cette littérature, même en la restreignant à l'école de Cos, école dont il est le plus resté. Galien, en commentant le Traité des articulations, fut frappé, lui aussi, de ces pertes nombreuses : « Hippocrate, dit-il, a annoncé, dans ce traité, plusieurs ouvrages »qui n'existent plus aujourd'hui. Ou il ne les a pas composés, ou ils ont péri ainsi qu'il est arrivé à beaucoup d'autres livres anciens. Plusieurs auteurs ont écrit sur ces pertes. » Il ajoute qu'il est parlé, à la vérité, des collections purulentes de la poitrine dans le Livre des affections internes et dans le Premier livre des maladies; mais que, dans aucun de ces livres, il n'y a correspondance exacte avec les indications du Traité des articulations. L'insertion de fragments appartenant à différents auteurs, le renvoi fréquent à des compositions qui n'existent plus, tout explique comment il se fait que cette collection présente tant de décousu.

Je ne peux pas mieux terminer des recherches qui signalent l'état florissant de cette antique médecine, que par une citation où Galien en rappelle toute la richesse : « J'hésiterais, dit-il, à écrire un livre sur la méthode thérapeutique que les anciens ont commencée, et que leurs successeurs ont essayé d'achever. Jadis il existait entre les écoles de Cos et de Cnide une lutte à qui l'emporterait par le nombre des découvertes. Car les asclépiades d'Asie étaient divisés en deux branches après l'extinction de la branche de Rhodes. A cette lutte honorable prenaient part aussi les médecins de l'Italie, Philistion, Empédoele, Pausanias et leurs disciples; de telle sorte que trois écoles admirables se disputaient la prééminence dans la médecine. Celle de Cos se trouva avoir les disciples les plus nombreux et les meilleurs ; celle de Cnide la suivit de près ; et l'école d'Italie ne fut pas non plus sans gloire. »

Plusieurs critiques, dans l'antiquité, et surtout dans les temps modernes, ont incliné à croire que certains des écrits contenus dans la collection hippocratique avaient été supposés par des faussaires à l'époque où les rois d'Egypte et de Pergame rivalisaient entre eux pour l'achat des livres, et les payaient très cher. Cette assertion, contredite par plusieurs témoignages directs, l'est formellement aussi par les allusions fréquentes que les auteurs des ouvrages existants aujourd'hui font à des ouvrages perdus. Rien ne prouve mieux que ce sont véritablement des médecins d'un temps antérieur à la formation des grandes bibliothèques qui ont composé ces livres. Un faussaire n'aurait pu songer à cette variété de citations; il n'y aurait pas vu un moyen de donner plus de créance à ses suppositions ; et s'il avait cru utile de recourir à cet artifice, il aurait bien plutôt cité des ouvrages existants, afin que ces renvois de l'un à l'autre fortifiassent l'authenticité des ouvrages qu'il attribuait à Hippocrate. Et en effet, le faussaire qui a composé la correspondance du médecin de Cos avec Artaxerce et Démocrite n'y a pas manqué. Il cite le Pronostic, le Livre du régime dans les maladies aiguës, le Prorrhètique, et il essaie par ce moyen de donner à ses fraudes un caractère de vérité. Mais les véritables médecins dont les écrits ont été conservés dans la collection hippocratique se réfèrent à d'autres ouvrages qu'ils avaient composés, et qui xxiii étaient déjà détruits au moment où les bibliothèques recueillirent ceux qui subsistent encore aujourd'hui. L'auteur seul des Traités sur la génération de l'enfant, sur les maladies des femmes, etc., fait des allusions de l'un à l'autre, mais il ne les cite même pas sous le titre qu'ils portent aujourd'hui, et il use, pour les désigner, de quelques variétés de langage qui ne peuvent appartenir qu'à l'auteur lui-môme. Un faussaire citerait les titres avec une exactitude scrupuleuse.

À ces arguments il faut joindre ceux que fournissent les livres qui ne sont évidemment que des notes jetées sans ordre, que des observations décousues, que des souvenirs déposés pour être consultés ou pour servir de matériaux à d'autres ouvrages. Cinq livres des Épidémies sur sept, le Traité des humeurs, la fin du Traité sur le régime dans les maladies aiguës, etc., ne sont pas autre chose. Les idées s'y succèdent sans avoir aucune liaison les unes avec les autres; les phrases souvent ne sont pas faites ; quelques mots seulement sont écrits, qui aidaient l'auteur à se rappeler sa pensée, mais qui sont, dans beaucoup de cas, des énigmes presque indéchiffrables. On conçoit cela très bien, si on considère ces compositions comme des recueils de notes que les auteurs gardaient pour leur usage, et qui n'étaient pas destinés à voir le jour ; mais cela ne se conçoit plus si on veut y voir de véritables livres. Qui, en effet, se serait jamais imaginé de publier sous son nom des œuvres si informes où nombre de phrases se prêtent à plusieurs interprétations sans qu'on soit jamais bien sûr d'avoir rencontré la bonne? Admettra-t-on que la même main qui avait tracé les livres si clairs, si corrects, si élégants sur le Pronostic et sur les airs, les eaux et les lieux, se soit complue à accumuler une série incohérente de phrases sans construction régulière et achevée, accumulation que l'on s'explique si l'on n'y voit que des notes? C'est l'opinion que la plupart des critiques de l'antiquité ont professée à cet égard. Ils se sont accordés à dire que les livres en question n'avaient jamais dû être publiés sous cette forme, mais que les disciples ou les descendants de celui qui avait ainsi jeté sans ordre ses réflexions, avaient, après sa mort, publié l'œuvre posthume telle qu'ils l'avaient trouvée.

Une autre explication n'est pas admissible sur la composition même des livres dont il s'agit ici. Je prends acte de leur contexte même, de leur incohérence, de leur incorrection, de leur obscurité, du jugement unanime qu'en ont porté les anciens critiques, pour faire observer que la nature même de tous ces défauts prouve qu'ils n'ont pu être l'œuvre de quel- « que faussaire qui aurait voulu, par amusement ou pour l'amour du gain, supposer des écrits qu'il aurait attribués à Hippocrate. Un faussaire s'y serait pris autrement. Ses compositions auraient eu au moins de la suite, et jamais il n'aurait imaginé, pour donner plus de créance à ses suppositions, d'y jeter l'incroyable désordre, l'extrême incohérence, le décousu des phrases qui régnent dans tout le cours de ces livres. Il aurait fait du vraisemblable, il n'aurait pas atteint le vrai. Le vrai ici réside dans une particularité qui ne pouvait être devinée avant un exemple : c'est que des notes, sans liaison et sans rédaction, seraient livrées à la publicité. Ajoutons que ces notes sont quelquefois profondes, ingénieuses, savantes, et toujours essentiellement médicales; autres conditions auxquelles un faussaire aurait pu songer, mais qu'il aurait été incapable de remplir.

Des noms de pays sont cités dans la collection hippocratique. Il y est fait une mention très fréquente de l'île de Thasos. On y trouve aussi nommés Abdère et Périnthe en Thrace, Olynthe dans la Chalcidique, Larisse, Cranon et Phère en Thessalie, les îles de Délos, de Cos et d'Andros; l'écrivain parle des Palus Mœotides, du Phase, des contrées du Pont, des Scythes nomades, comme ayant vu ces peuples, ayant parcouru ces régions. La même remarque s'applique aux Lybiens et aux Égyptiens. Il se plaît aussi à comparer les Européens et les Asiatiques. Il cite les Macrocéphales. Dans un autre traité il est question du récit des Amazones, sur la vérité duquel l'auteur ne se prononce pas. Un grand nombre de noms de malades est rapporté; leurs habitations sont souvent décrites; l'endroit où ils demeurent est spécifié ; en un mot, leur adresse est véritablement donnée. De tels détails impriment aux histoires des maladies un caractère évident de bonne foi et d'authenticité; mais il n'est guère possible d'en tirer aucun fruit pour distinguer le temps de la composition des xxiv livres et pour en reconnaître les auteurs. Une date, l'indication d'une olympiade, ou de quelqu'un des magistrats des États Grecs, nous auraient été bien plus utiles pour toutes ces questions que l'adresse de tel malade qui demeurait à la porte de Thrace à Abdère.

Quoi qu'il en soit, ce ne sera pas sans fruit que nous aurons ainsi minutieusement exploré la collection hippocratique. D'abord on y acquiert la preuve incontestable qu'au temps où elle a été composée, la médecine était très florissante. Elle occupait une multitude d'intelligences ; elle enfantait une foule de livres ; elle comptait un nombre infini de praticiens ; elle était livrée à leurs débats et à leurs recherches. Cette période a été pour elle une période d'activité dans laquelle beaucoup a été fait, mais dont peu est resté. Ainsi s'est continuée, sans relâche comme sans interruption, la culture de la science qui fut commencée avec tant d'ardeur et de succès bien avant Hippocrate. La coUection qui est arrivée jusqu'à nous montre qu'après lui le zèle scientifique n'avait rien perdu de son énergie, ni le travail de son attrait, ni la pratique de ses encouragements.

Mais en même temps on trouve, dans cette collection, des morceaux d'auteurs différents, Polybe et Euryphon, sans compter Hippocrate; les œuvres d'autres mains étrangères, sans aucun doute, y sont incorporées. La démonstration donnée pour Polybe et pour Euryphon ouvre le champ à la critique, et lui permet de parler avec plus de certitude des faux titres donnés à des Uvres qui portent le nom d'Hippocrate et ne sont pas de lui. A côté de ces interpolations on rencontre des livres tronqués dont la fin manque, ou dont le commencement a disparu. Puis viennent des notes publiées sans choix et sans rédaction. On aperçoit la contrariété des doctrines, la différence des styles ; on reconnaît des emprunts de ces livres l'un sur l'autre.

De ce point de vue, la collection hippocratique est un chaos ; au milieu apparaissent des parties d'une conservation parfaite, tandis que d'autres ne sont que ruine et fragments. Tous nos efforts doivent tendre à nous y reconnaître, à y remettre de l'ordre; car, a dit Bacon, Citius emergit veritas ex errore quam ex confusione.

CHAPITRE IV.

TEMOIGNAGES SUE HIPPOCRATE ET SES ECRITS ENTRE L'EPOQUE OU IL A FLEURI , ET CELLE DE L'ETABLISSEMENT D'ALEXANDRIE.

La date de ces témoignages en fait l'importance d'autant plus grande, qu'ils sont plus rares. En effet, c'est, ainsi que je l'ai dit plus haut, dans cet intervalle que se trouve une lacune immense dans la littérature médicale. Le livre des Sentences cnidiennes, les ouvrages de Philistion, de Ctésias, de Dioclès, de Praxagore, de Dieuchès, de Philotimus, et de tant d'autres, ont péri ; et cette destruction nous laisse sans points de comparaison avec les écrits qui constituent la Collection hippocratique. Il devait y avoir ou des mentions nominatives de l'asclépiade de Cos, ou des désignations de ses livres, ou des imitations ; et tout cela nous fournirait des indices utiles pour la classification de ce que nous possédons aujourd'hui sous son nom. Le peu qui nous reste des témoignages de cette littérature détruite, concernant Hippocrate, doit être recueilli avec le plus grand soin, et examiné attentivement, afin qu'aucune des notions positives qui y sont renfermées ne nous échappe.

xxv Ces témoignages s'étendent de Platon au commencement des écoles alexandrines, et comprennent ainsi un espace d'au moins 150 ans. Ils sont au nombre de dix. Ce sont ceux de Platon, Ctésias, Diodes, Aristote, Hérophile, Dexippe, Apollonius, Érasistrate, Xénophon de Cos, et Mnésithée. Les cinq premiers ont nommé Hippocrate; Dexippe et Apollonius ont été ou se sont dits ses disciples ; on conclut, par des raisonnements, qu'Erasistrate, Xénophon de Cos et Hnésithée l'ont cité.

Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai déjà dit de Platon. Il a été contemporain d'Hippocrate ; il l'a lu, consulté, cité ; son témoignage est inappréciable dans la question qui nous occupe ; dès ce temps-là, Hippocrate avait une réputation dans la Grèce, et ses livres étaient arrivés jusque dans Athènes et dans le jardin de l'Académie.

Je me contente donc de rappeler les deux citations où Platon nomme et désigne Hippocrate, de Cos, fils des Asclépiades : nous savons qu'il l'a connu et qu'il a lu ses écrits, de sorte que, si nous trouvons, dans les livres de Platon, des ressemblances avec les livres hippocratiques, il sera permis d'admettre que le philosophe a copié le médecin. Or, il y aurait un long chapitre à faire sur les conformités qui se trouvent, pour toutes sortes d'opinions physiologiques et médicales, entre la collection des Dialogues de Platon, et la Collection hippocratique. M. Thierscb, dans une dissertation particulière, a touché ce sujet; il a fait voir que, lorsque Platon dit que la médecine consiste dans la connaissance de ce qui, dans le corps, désire la réplétion ou l'évacuation, il exprime une doctrine purement hippocratique. J'ajouterai encore quelques exemples ; Platon dit : « Les médecins pensent que le corps ne peut profiter de la nourriture qu'autant que les embarras en ont été expulsés, comme l'âme ne peut profiter des enseignements sans être purifiée. » C'est l'aphorisme, que, plus on nourrit un malade, plus on lui fait du mal. La constitution des athlètes, dit Platon, est dangereuse pour la santé. C'est encore un aphorisme, où il est dit que, dans les hommes livrés aux exercices, l'excès de la vigueur est dangereux ; les termes sont presque les mêmes. L'idée qu'un excès de santé est voisin de la maladie, se trouvait depuis longtemps dans le domaine commun de la pensée grecque. Eschyle, avant Platon et avant même Hippocrate, avait dit : « Le point d'une santé exubérante n'est jamais durable ;  et toujours la maladie est voisine.»

« Les fièvres, dit Platon, sont la solution du tétanos et de l'opisthotonos. Cette opinion, outre qu'elle ne peut appartenir au philosophe, n'appartient même qu'à un médecin qui regarde le tétanos et l'opisthotonos cornue des maladies dérivées d'une cause de nature froide. Elle est encore dans les Aphorismes (iv sect.). Je n'irai pas plus loin dans ces rapprochements que je pourrais beaucoup multiplier. J'ai voulu en donner des exemples évidents ; car j'y vois un des meilleurs arguments en faveur de l'authenticité de la Collection hippocratique prise dans son ensemble. De telles similitudes montrent que la composition de ces livres est réellement du temps où tous les indices la reportent.

Sur la même ligne vient un second témoignage aussi rapproché du médecin de Cos, d'autant plus important, qu'il porte sur ses opinions médicales et sur sa pratique, et que ceux de cette nature et de ce temps sont plus rares : c'est celui de Ctésias.

Ctésias, plus jeune qu'Hippocrate, était un asclépiade de Cnide ;il accompagna l'expédition de Cyrus-le-Jeune, et resta prisonnier dix-sept ans en Perse ; ses connaissances médicales lui acquirent la faveur d'Artaxerxés. Il a écrit une histoire de la Perse et un livre sur l'Inde. Il est aisé de voir par ses écrits qu'il avait l'habitude de s'occuper de sujets médicaux. En usant un extrait de ses livres, que Photius nous a donné, on retrouve les mêmes termes médicaux que dans les livres hippocratiques. Quelques critiques ont prétendu que le mot muscle qui se trouve dans certains livres hippocratiques est une preuve que ces livres sont apocryphes, attendu qu'il appartient à l'école d'Alexandrie, et que les anciens désignaient les muscles sous le nom de chairs. L'argument est mauvais ; car Ctésias s'est servi de ce mot en racontant la mort de Cambyse, qui, dit-il, se blessa à la cuisse dans le muscle. Oribase nous a conservé de lui un fragment singulier sur l'usage de l'hellébore. « Du temps de mon père et de mon grand-père, dit Ctésias; on ne donnait pas l'hellébore, car on ne connais- xxvi  sait ni le mélange, ni la mesure, ni le poids suivant lesquels il fallait l'administrer. Quand on prescrivait ce remède, le malade était préparé comme devant courir un grand danger. Parmi ceux qui le prenaient, beaucoup succombaient, peu guérissaient; maintenant l'usage en parait plus sûr. »

J'ai rapporté ce qui précède pour établir la compétence médicale de Ctésias. Soit qu'il ait composé sur la médecine des écrits depuis long temps perdus, soit (ce qui est plus vraisemblable) qu'il n'ait publié que ses ouvrages historiques, toujours est-il qu'il a parlé à diverses reprises des objets de ses études et de sa profession. Galien, sans indiquer auquel des ouvrages du médecin cnidien il empruntait sa citation, nous a conservé une opinion émise sur Hippocrate par Ctésias. « Ctésias de Cnide, le premier, dit-il dans son Commentaire sur le traité des articulations, et après Ctésias plusieurs autres, ont critiqué Hippocrate pour la réduction de l'os de la cuisse, et ont prétendu que la luxation se reproduisait aussitôt après. » Ces paroles de Galien sont bien brèves, mais elles n'en sont pas moins précieuses. Ctésias, quoique bien plus jeune qu'Hippocrate, a été son contemporain ; il a pu le voir et le connaître ; car Cnide est très voisine de Cos ; il a appartenu à une école rivale ; et le seul mot que nous connaissons de lui est une critique d'Hippocrate. Il est peu de remarques aussi importantes pour la critique d'Hippocrate que ces lignes que Galien a jetées dans un de ses Commentaires. Ce qui manque dans l'intervalle qui sépare le médecin de Cos de l'école d'Alexandrie, ce sont surtout des souvenirs de ses ouvrages. Un reproche comme celui que Ctésias adresse à Hippocrate est la preuve la plus manifeste qui puisse être donnée de la connaissance que l'on avait, dès un temps aussi reculé, des opinions et de la pratique de ce dernier ; et il est vrai de dire que, plus la critique étudie minutieusement les monuments de l'antiquité dans l'époque médicale qui m'occupe, plus elle trouve un fonds solide où elle peut poser le pied.

Il y a eu, dans l'intervalle de temps que j'explore en ce moment, un médecin fameux, que l'on a appelé le second Hippocrate. C'est Dioclès de Caryste. La date où il a fleuri n'est pas donnée d'une manière très précise ; mais les anciens le nomment toujours immédiatement après le médecin de Cos; secundus aetate famaque, dit Pline. Il avait composé beaucoup d'écrits qui ont été très estimés dans l'antiquité, mais dont il ne reste plus que des fragments. Par sa date, par ses connaissances spéciales, Dioclès est un des témoins les plus essentiels pour l'histoire des livres hippocratiques : il a vécu à une époque où il a pu connaître parfaitement les hommes et les choses; or Dioclès, combattant un aphorisme dans lequel Hippocrate dit qu'une maladie est d'autant moins grave que la saison y est plus conforme, par exemple la fièvre ardente dans l'été, nomme le médecin de Cos par son nom. Le passage de Dioclès a été conservé dans le Commentaire d'Etienne sur les Aphorismes. Je le rapporterai textuellement quand j'examinerai l'authenticité de ce dernier ouvrage.

Aristote ne s'éloigne pas davantage de l'époque d'Hippocrate. Il a été disciple de Platon, ainsi encore voisin des souvenirs qu'avait laissés le médecin de Cos ; il avait embrassé dans ses études l'universalité des connaissances humaines ; la médecine ne lui avait pas été étrangère ; et il avait composé, sur cette science, des livres aujourd'hui malheureusement perdus, sauf quelques fragments, qui en subsistent dans les Problèmes. C'est donc un témoin important à entendre. Il ne nomme qu'une fois Hippocrate, et c'est dans la Politique. On y lit, livre vii, chap. 4 : « Quand on dit le grand Hippocrate, on entend, non pas l'homme, mais le médecin. » Cette mention, quoique faite en passant, mérite d'être recueillie. Elle prouve que la réputation du médecin de Cos était assez bien établie à une époque encore peu éloignée de sa mort pour lui valoir le titre de grand. Elle se rapporte aussi au témoignage plus ancien de Platon, qui, comme nous venons de le voir, cite le médecin de Cos comme une autorité imposante. Ainsi Hippocrate ne tarda pas à être estimé par ceux qui vinrent immédiatement après lui, autant qu'il le fut par ceux qui, dans un âge postérieur, le reconnurent pour le chef de la médecine, et entourèrent d'une sorte de culte sa mémoire et son nom. Ce n'est pas le fait le moins important de son histoire.

xxvii La remarque faite au sujet de Platon s'applique également à Aristote. Celui-ci a connu Hippocrate ; on le sait par la citation de la Politique. Si, partant de cette base, on recherche les ressemblances entre les livres aristotéliques et les livres hippocratiques, on en trouve une multitude. Je n'en rapporterai qu'un exemple. Il est dit dans l'Histoire des animaux , liv. iii, chap. 11, que là où la peau est seule, elle ne se réunit pas si elle vient à être coupée, par exemple à la partie mince de la mâchoire, au prépuce, à la paupière. Aristote donne pour raison que la peau est là dépourvue de chair. Dans les Aphorismes, sect. vi, dans le premier livre Des maladies, il est également dit que la partie mince de la mâchoire et le prépuce, une fois coupés, ni ne s'accroissent, ni ne se réunissent. La raison donnée par Aristote n'est pas dans les écrivains hippocratiques. J'ai cité ce rapprochement, parce qu'il est frappant, et ne peut être accidentel. Au reste, plus on examine comparativement les écrits hippocratiques, ceux de Platon et d'Aristote, plus on trouve de conformités entr'eux et de points de comparaison. Les mentes doctrines, les mêmes hypothèses, les mêmes faits de détail, tout cela concorde dans Hippocrate, dans Platon et dans Aristote.

Érasistrate, Galien, Plutarque, Aulu-Gelle, ont cité à diverses reprises deux disciples d'Hippocrate qui ont vécu dans le même intervalle de temps : ce sont Apollonius et Dioxippe ou Dexippe de Cos. Suidas parle de ce dernier, et l'appelle disciple d'Hippocrate. D'autres l'appellent Hippocratique. Il avait écrit, dit Suidas, un livre sur le Médecin, et deux livres sur les Pronostics. Platon soutient, dans un de ses dialogues, que les boissons passent en partie par la trachée artère. Cette opinion avait été embrassée par Dexippe, qui arguait, pour la défendre, de l'absence de l'épiglotte chez les oiseaux. La désignation positive de Dexippe, comme disciple d'Hippocrate, est un anneau de plus dans la chaîne des témoignages entre le célèbre asclépiade et l'école d'Alexandrie.

Il faut encore compter parmi les principaux témoins d'Hippocrate, Hérophile. Ce médecin, illustre par ses découvertes anatomiques, et chef d'une secte qui porta son nom, forme l'anneau entre les temps anciens et les temps nouveaux qui s'ouvrirent pour la médecine à Alexandrie. A tous ces titres, il mérite une grande confiance ; il en mérite encore une particulière dans le sujet dont je m'occupe ici, à cause de son séjour dans une ville telle qu'Alexandrie, où une bibliothèque publique se formait, et où l'érudition commençait à établir son siège. Ses livres sont perdus; mais d'autres écrivains, Galien, Etienne, nous ont appris qu'il avait commenté un des traités d'Hippocrate.

Puisque Hérophile a commenté Hippocrate, il est impossible qu'Érasistrate ne l'ait pas connu. Galien, en différents endroits, dit qu'évidemment Érasistrate était jaloux des médecins de Cos, qu'il est toujours disposé à contredire Hippocrate. De telles assertions, de la part de Galien, ne permettent pas de douter qu'Érasistrate n'ait nommé le médecin de Cos dans quelqu'un de ses ouvrages. Ces ouvrages sont perdus ; mais malgré son inimitié pour les doctrines hippocratiques, malgré tous ses efforts pour faire prévaloir les siennes, on trouve, même dans les courts fragments qui nous en ont été conservés, des traces de la connaissance des livres hippocratiques. Érasistrate avait dit dans un de ses écrite : « Les affections changent, et ce changement s'opère suivant la loi du transport des maladies. Ainsi l'épilepsie est enlevée par la fièvre quarte ; la convulsion par une fièvre quelconque ; l'ophtalmie par la diarrhée ; la péripneumonie par la pleurésie ; la somnolence  fébrile par le délire fébrile. » Ce passage , remarquable par le fond même et par l'idée d'une loi qui règle le transport des maladies, contient d'évidentes réminiscences des Aphorismes. Il est dit à la fin de la ve section que l'invasion de la fièvre quarte fait cesser les maladies convulsives; il est dit dans la vie sect, aph. 17, que, pour un malade atteint d'ophtalmie, il est bon d'être pris de diarrhée ; il est dit dans la νιιe sect., aph. 11, qu'il est fâcheux que la péripneumonie succède à la pleurésie, proposition qu'Érasistrate parait avoir retournée. La dernière proposition, relative au délire fébrile et à la somnolence-fébrile, ne se trouve pas dans les œuvres hippocratiques ; mais le rapprochement des deux premières est décisif; et Érasistrate les a empruntées aux livres d'Hippocrate. Cela confirme ce que pouvait laisser de vague la manière dont Galien s'exprime, et il est important de  xxviii savoir qu'Hérophile et Érasistrate, placés au début même des travaux de l'école d'Alexandrie , ont eu connaissance d'une portion au moins de ce qui compose aujourd'hui la Collection hippocratique.

L'avant-dernier de ceux qu'il m'importe de rappeler ici est Xénophon de Cos, qui, comme nous l'apprend Caelius Aurelianus, fut défenseur de la méthode de Chrysippe, lequel serrait les membres par une ligature, dans l'hémoptysie. La seule trace que j'ai trouvée de son témoignage est dans une glose inédite du manuscrit 2255 de la Bibliothèque Royale. Il s'agit de l'explication du mot divin, dans les maladies, expression qui se trouve dans le Pronostic , et qui a beaucoup exercé la sagacité des commentateurs, tant anciens que modernes. Après avoir dit que Bacchius, Callimaque, Philinus et Héraclide de Tarente avaient regardé les maladies pestilentielles comme divines, parce que la peste semble venir de la divinité, cette glose ajoute : « Xénophon, de la famille de Praxagore, prétend que le genre des jours critiques est divin ; de même que les Dioscures, dit-il, apparaissant aux yeux des matelots battus par la tempête, leur apportent, par leur présence divine, le salut, de même les jours critiques arrachent souvent le malade à la mort. » L'exhumation de cette glose, non consultée, et ensevelie dans un manuscrit, me permet de rapporter à son véritable auteur une citation de Galien, qui, à son tour, confirme l'autorité de la glose. On lit dans le Commentaire sur le Pronostic : « Celui qui a dit que le genre des jours critiques est divin a exprimé sa propre opinion, mais n'a point éclairci la pensée d'Hippocrate. » Galien se sert des mêmes termes que la glose en disant le genre des jours critiques. Le médecin qu'il cite, sans le nommer, est, on le voit, Xénophon de Cos. Rien que la note mise en marge du manuscrit 2255 ne pouvait nous apprendre cette particularité d'histoire littéraire.

Le contexte de la glose ne permet guère de douter que le passage de Xénophon ne se rapporte au divin du Pronostic. On pourrait concevoir quelque doute en voyant que Xénophon dit seulement que les jours critiques sont divins ; mais quand il s'agit d'indiquer l'opinion de Callimaque, de Bacchius, de Philinus, d'Héraclide de Tarente, que l'on sait d'ailleurs être des commentateurs d'Hippocrate, le glossateur ne s'exprime pas d'une autre façon ; il dit que, suivant ces critiques, la peste est divine, rapportant ainsi brièvement l'interprétation qu'ils donnaient du mot divin dans Hippocrate ; et Galien, disant que cet auteur a exprimé son opinion, mais n'a pas éclairci la pensée d'Hippocrate donne à entendre qu'il y avait une relation quelconque entre le passage d'Hippocrate et l'explication de Xénophon.

II y a lieu, peut-être, à invoquer encore en faveur d'Hippocrate le témoignage de Mnésithée d'Athènes. Ce médecin a joui d'une grande réputation dans l'antiquité. Son époque n'est pas connue d'une manière très précise, cependant on croit qu'il a été postérieur, de peu, à Praxagoras. Les paroles de Galien (le lecteur en jugera) me semblent indiquer que Mnésithée avait parlé d'Hippocrate : « L'homme de l'art l'emporte sur l'homme étranger à la médecine, parce qu'il sait de combien la santé s'éloigne de la maladie. Hippocrate, le premier, a touché ce sujet. Il a été imité par tous ceux qui l'ont suivi et qui ont compris ses livres ; et parmi eux était Mnésithée d'Athènes, homme versé dans toutes les parties  de la médecine. » Si Mnésithée n'avait pas mentionné Hippocrate, Galien s'exprimerait-il ainsi? Le médecin athénien avait, le premier, établi un système nosographique; il disait que la médecine a pour objet de conserver la santé et de guérir la maladie ; elle conserve la santé par les semblables, et elle guérit la maladie par les contraires.

Récapitulons brièvement ce qui vient d'être dit plus haut, et remontons la chaîne de la tradition qui n'est interrompue nulle part. Cent vingt ans environ après Hippocrate, Hérophile l'interprète à Alexandrie, où ses écrits sont arrivés ; un de ses disciples, Dexippe, est cité comme écrivain médical ; Aristote le nomme une fois, mais il le connaît si bien qu'il lui donne le nom de Grand. Dioclès de Caryste est familier avec ses écrits, et en fait usage pour les critiquer quelquefois, comme nous rapprend un scoliaste , pour les imiter souvent, ainsi que le dit Galien. Platon cite, en deux endroits, l'asclépiade de Cos avec les xxix plus grands éloges ; et un médecin de Cnide, Ctésias, contemporain de Platon, lui reprocha une pratique chirurgicale, qui est celle de l'auteur du Traité des articulations. On voit que l'existence littéraire d'Hippocrate est établie sur de bons documents, et il est indubitable que nous possédons de lui beaucoup, si, de lui, beaucoup a péri.

Ainsi, dans l'âge qui a suivi Hippocrate, son nom a été plusieurs fois cité par des témoins irréprochables. Rapprochons de ces noms les noms de ceux qui, ayant vécu dans l'âge antérieur à Hippocrate lui-même, se trouvent rappelés dans la collection hippocratique. Ce sont : Mélissus dans le Traité de la nature de l'homme, Prodicus et Pythoclès dans les Épidémies, Empédocle dans le Livre sur l'ancienne médecine, Homère dans le Traité des articulations, et le Livre des sentences cnidiennes, combattu dans le Traité du régime des maladies aiguës. Si nous exceptons Pythoclès, homme tout-à-fait inconnu , et Homère, source commune où les Grecs puisaient depuis longtemps, on ne voit que des noms fort anciens. Prodicus et Mélissus sont contemporains de Socrate ; Empédocle est plus vieux ; le Livre des sentences cnidiennes, déjà publié deux fois, est attribué à Euryphon, qui est antérieur à Hippocrate. J'ajouterai que le Traité de l'ancienne médecine reproduit avec une fidélité fort grande les opinions d'Alcméon, philosophe pythagoricien, dont l'époque est très reculée. Ainsi, toutes les citations faites dans les écrits hippocratiques sont prises à une littérature antérieure. Ce fait est important dans l'histoire de ces écrits, et il corrobore toutes les preuves que nous avons de leur antiquité.

Si nous passons de ceux qui sont cités dans la collection hippocratique à ceux qui citent Hippocrate, nous trouvons, dans l'âge qui suit immédiatement, Platon et Ctésias; eux étaient jeunes lorsque Hippocrate était vieux. Un peu plus tard, Dioclès et Aristote appuient de leur témoignage son nom qu'ils invoquent. Ainsi les auteurs dont il est question dans quelques-uns des traités hippocratiques, et les auteurs qui nomment le médecin de Cos, constituent deux limites entre lesquelles est placée son époque. Si tout renseignement nous manquait d'ailleurs, cette considération nous suffirait seule pour que nous missions cette époque à sa véritable date, et l'on arrive, par ce détour, à confirmer ce que les biographes bien postérieurs, Eratosthène, Soranus de Cos et d'autres, nous out appris sur le temps on il a fleuri.

CHAPITRE V.

DE LA TRANSMISSION DES LIVRES HIPPOCRATIQUES ET DE LA SERIE DES COMMENTATEURS DE CES LIVRES DANS L'ANTIQUITE.

Les conquêtes d'Alexandre, les communications multipliées qui s'établirent entre la Grèce et l'Orient, la fondation d'Alexandrie en Egypte, la formation des grandes bibliothèques, dans cette ville et à Pergame, produisirent, dans les relations littéraires, une révolution comparable, quoique sur une moindre échelle, à la révolution causée par la découverte de l'imprimerie. La littérature médicale ne s'en ressentit pas moins que les autres branches des connaissances humaines ; et les productions qu'elle avait mises à la lumière dans les âges précédents, acquirent une publicité bien plus grande. Cela est manifeste pour les livres hippocratiques ; en effet, ce qui manque surtout à ces livres, xxx dans la période comprise entre Hippocrate et la fondation d'Alexandrie, c'est une publicité véritable et étendue. Peu de gens les possèdent, peu en font mention, et ils restent renfermés entre un petit nombre de mains, parmi ses élèves et parmi ses descendants. Le public qui les connaît est fort restreint ; les copies sont très peu nombreuses ; la circulation est très limitée; les bibliothèques publiques n'existent pas où l'on puisse les aller consulter; l'accès de ces livres est fermé à la plupart des écrivains. Il ne faut donc pas s'étonner qu'ils aient été rarement cités. De là aussi les chances de destruction, si nombreuses pour les Uvres dont il existait si peu de copies ; de là, la perte de tant d'ouvrages de l'école de Cos, dont j'ai relevé les mentions dans la collection hippocratique, et qui ont péri avant d'être multipliés et répandus ; de là enfin les facilités qu'ont trouvées les vendeurs de livres, lorsque les rois d'Egypte et de Pergame payèrent au poids de l'or les manuscrits précieux, à intituler , comme ils le voulurent, un écrit bien antérieur sans doute à la vente même, mais n'ayant reçu encore aucune publicité, et à y mettre un nom qui en augmentait considérablement la valeur.

Il n'en fut plus de même dans l'âge qui suivit la mort d'Alexandre. Les livres, par cela seul qu'ils se multiplièrent, prirent une forme plus certaine, qui permettait bien plus difficilement les substitutions de noms et l'interpolation de nouveaux écrits dans une collection déjà existante. La collection hippocratique (car c'est uniquement d'elle qu'il est ici question) se trouva, par les travaux des commentateurs, fixée et fermée à toute invasion de traités qui n'auraient pas reçu, à ce moment, le certificat de leur origine. Dès lors la transmission en fut régulière ; les commentateurs se suivirent sans interruption. C'est cette transmission de textes et cette série de commentateurs qu'il faut étudier.

S'il était vrai que Dioclès de Caryste eût commenté un des écrits d'Hippocrate, ce serait le plus ancien des auteurs qui ont écrit sur ce sujet. Ackermann, dans l'excellente notice qui feit partie de la Bibliothèque grecque de Fabricius , donne Dioclès, Mantias et Philotimus comme les commentateurs du Traité de l'officine du médecin. C'est une erreur : Dioclès, non plus que Mantias et Philotimus, n'a point commenté ce Traité, et les passages de Galien, sur lesquels Ackermann s'appuie, ont été mal interprêtés ; ce médecin dit seulement que Dioclès, Philotimus, Mantias avaient composé un livre sur le même sujet et portant à peu près le même titre. Ce livre de Dioclès est cité, par Érotien, sous le titre de Traité sur l'officine du médecin. Érotien en tire l'explication d'un mot, qui est dans le Livre des articulations : ce qui prouve que l'on s'est servi, il est vrai, des textes de Dioclès pour expliquer certains mots difficiles, mais que ces textes étaient, non dans un commentaire sur des livres hippocratiques, mais dans des traités composés par le médecin de Caryste, sur différents points de l'art médical. On peut affirmer que Dioclès n'a pas été commentateur d'Hippocrate; car ses commentaires, s'ils avaient existé, auraient été cités par quelques-uns des commentateurs postérieurs. Mais il avait écrit plusieurs livres qui avaient des conformités, soit pour le style, soit pour le sujet, avec quelques livres de la collection Hippocratique : tels sont le Traité de l'officine du médecin et celui des bandages, qui présentaient de grandes ressemblances avec le livre hippocratique Des articulations ; tel est encore un Traité du pronostic, qui avait aussi beaucoup emprunté au livre d'Hippocrate sur le même sujet.

Le plus ancien commentateur que l'on connaisse est donc Hérophile , qui fut disciple de Praxagore, et qui fleurit à Alexandrie vers l'an 300 avant J.-C. Il avait travaillé sur le Pronostic d'Hippocrate ; Galien dit qu'il s'était contenté d'expliquer seulement les mots sans entrer dans les explications médicales. Etienne nous a conservé une de ses explications : « Hérophile, dit-il, prétendait que la prognose et la prédiction sont deux choses différentes ; que la prognose est le jugement que le médecin porte sans l'énoncer, et la prédiction, ce jugement lui-même énoncé. » Etienne trouve cette distinction ridicule ; elle prouve qu'en effet Hérophile s'était surtout occupé du sens précis des mots. Cependant il y avait sans doute joint quelques autres explications; car Caelius Aurélianus, citant son Commentaire, rapporte qu'Hérophile, examinant le passage où Hippocrate parle des vers qui sont rendus dans les selles, dit qu'il importe peu que ces animaux soient évacués morts ou vivants. On xxxi voit par d'autres témoignages que fournit Galien, qu'Hérophile avait en effet soumis le Traité du pronostic à un examen critique. Galien promet d'examiner les objections que le médecin d'Alexandrie avait opposées à cet écrit, et un peu plus loin il ajoute que ces objections sont mauvaises.

Hérophile avait-il publié d'autres travaux sur les écrits hippocratiques? Là-dessus on n'a que des témoignages incertains et des textes suspects. On lit bien dans Galien : « Les premiers qui ont expliqué les Aphorismes, Hérophile, Bacchius, Héraclide et Zeuxis, tous deux empiriques » Schultze, observant que nul auteur ne fait mention du commentaire d'Hérophiles sur les Aphoirsrnes, dit qu'il faut lire Bacchius l'hérophilien. Le fait est que la phrase de Galien n'est pas correcte, et que l'article devant le nom de Bacchius ne peut subsister. Mais on admettrait aussi facilement une autre correction qui laisserait subsister le nom d'Hérophile. Érotien cite une explication du médecin alexandrin; et le mot expliqué se trouve dans le Pronostic. Érotien ajoute qu'on le rencontre aussi dans le Quatrième livre des épidémies, dans le Premier des maladies des femmes, et dans les Aphorismes : cela ne prouverait pas qu'Hérophile ait commencé ce dernier traité. Montfaucon 1,498, (j'emprunte cette indication à la Bibliothèque grecque, Ed. de Harles, t. 2, p. 544) dit qu'il existe dans la bibliothèque ambrosienne de Milan un commentaire d'Hérophile sur les Aphorismes. Si le fait était vrai, il couperait court à la remarque de Schultze; mais personne n'a, depuis, parlé de ce manuscrit de la bibliothèque ambrosienne, et M. Dietz, qui a recueilli les commentateurs grecs inédits d'Hippocrate, n'a pas publié ce commentaire qui serait d'un si grand prix pour la critique des livres Hippocratiques.

Cette discussion me conduit à une autre question, c'est de savoir si Hérophile a laissé un témoignage sur le Traité des lieux dans l'homme. Il s'agit encore ici d'un texte corrompu. On lit dans Galien : « Érotien prétend qu'on appelle kammoron non seulement l'animal lui-même » (c'est un animal semblable à une petite crevette), mais la mousse qui y adhère. Zenon l'hérophilien assure que le kammoron est la ciguë; Zeuxis, un médicament réfrigérant. » Les manuscrits et les imprimés présentent beaucoup de variétés sur le nom d'Érotien ; les uns portent Érotinon, les autres Érotinus ; d'autres Hérophile. Le texte est certainement altéré; si l'on recherche dans le Glossaire d'Érotien l'explication citée par Galien, on ne l'y trouve pas, ni rien qui y ressemble ; et comme l'on manque de moyens pour constater quelle est la véritable leçon, on ne peut rien en conclure pour Hérophile.

Dès cette époque reculée, les grammairiens ont travaillé comme les médecins à expliquer les mots des livres hippocratiques. Xénocrite de Cos, compatriote d'Hippocrate, est, au dire de Callimaque rhérophilien, d'Héraclide de Tarente et d'Apollonius de Cittium, le premier grammairien qui ait entrepris ce travail d'interprétation ; et, si, comme le rapporte Érotien sur la foi des commentateurs antérieurs, il a précédé Bacchius dans ce travail, cela reporte, au temps d'Hérophile, Xénocrite, et, avec lui, la collection hippocratique. Érotien nous a conservé une explication de Xénocrite, elle est relative à un mot du Pronostic. D'autres grammairiens, sans consacrer un livre spécial à un glossaire hippocratique, se sont, dans le courant de leurs recherches, occupés des difficultés que présente le vieux langage ionique du médecin de Cos. Érotien, qui dit qu'aucun des grammairiens célèbres n'a passé Hippocrate sous silence, cite entr'autres, Aristarque le fameux critique, Aristoclès et Aristopéas, tous deux de Rhodes et moins connus, Diodore, dont on nous a conservé une explication sur un mot difficile du Traité des lieux dans l'homme, enfin Antigone et Didyme, tous deux d'Alexandrie, et dont la réputation a été grande. Il est fâcheux que les travaux de ces grammairiens aient complètement péri ; nous y aurions probablement trouvé des ressources abondantes, sinon pour éclaircir toutes les difficultés que présentent les livres hippocratiques, du moins pour en épurer le texte. J'ai réuni dans ce paragraphe tous les grammairiens, bien que quelques-uns soient très postérieurs, afin que l'on vit d'un seul coup-d'œil l'intérêt qu'avait jadis inspiré la collection hippocratique.

Des travaux plus regrettables encore, parce qu'ils sont plus spéciaux, sont ceux de Bacchius de Tanagre, et de Philinus l'empirique.

xxxii Bacchius, disciple d'Hérophile, donna une édition du troisième livre des Épidémies, écrivit des explications sur le sixième livre, sur les Aphorismes, et sur le Traité de l'officine du médecin. Il avait en outre composé un écrit en trois livres intitulé les Dictions. Cet écrit embrassait l'explication des mots, difficiles et tombés en désuétude, de la collection hippocratique. Galien assure que, fidèle à l'exemple d'Hérophile, Bacchius n'avait, non plus, expliqué que les termes obscurs, et il ajoute que l'on disait que ce médecin s'était fait fournir les exemples par le grammairien Aristarque. Érotien dit seulement que Bacchius s'était, dans cet ouvrage, beaucoup appuyé du témoignage des poètes. En tout cas, la date assignée à Aristarque ne permet pas d'admettre que Bacchius ait été aidé par ce grammairien ; Bacchius a été contemporain de Philinus; Philinus avait été auditeur d'Hérophile, or un auditeur d'Hérophile est antérieur à Aristarque. Érotien nous a conservé dans son Glossaire plusieurs explications prises dans l'ouvrage de Bacchius; elles portent toutes en effet sur des mots obscurs. Les fragments de Bacchius, courts, mais en assez grand nombre, qui sont parvenus jusqu'à nous, ressemblent beaucoup, pour leur brièveté, aux articles du Glossaire d'Érotien.

La polémique commença dès lors entre les interprètes d'Hippocrate. Philinus de Cos combattit Bacchius dans un traité composé de six livres; il ne nous en reste rien qu'une explication insignifiante sur un adverbe du Pronostic et un mot du Traité des articulations. Il eût été curieux de voir comment le médecin hardi, qui fut chef de l'école des empiriques, et qui essaya d'établir sur l'unique base de l'observation l'édifice entier de la médecine , avait conçu l'interprétation des écrits hippocratiques : si tant est que l'interprétation ait porté sur autre chose que des mots. En effet, la polémique de Philinus, à en juger d'après les deux seuls exemples rapportés par Érotien, a été dirigée contre le livre des Dictions, et non contre les Commentaires de Bacchius sur les Aphorismes, et sur le 6e livre des Épidémies, ou contre son édition du troisième. L'ouvrage de ces deux médecins était-il alphabétique? On serait tenté de croire que non, vu que Érotien ne signale cet arrangement pour la première fois que quand il nomme Glaucias, venu après eux.

Glaucias, de la secte empirique, travaillant aussi sur les mots obscurs, avait composé un seul volume, mais très considérable, où il suivait l'ordre alphabétique. Érotien le trouve trop long dans sa disposition, et il lui reproche d'avoir ajouté à chaque mot l'indication de tous les traités dans lesquels se trouve le mot. Si le livre de Glaucias était venu jusqu'à nous , nous lui saurions gré de ce soin, bien loin de l'en blâmer ; car il avait ainsi composé un lexique commode des termes difficiles de la collection hippocratique. Il donna plus d'attention que n'avaient fait ses devanciers, à l'explication médicale, mais il paraît qu'il ne fut pas très heureux dans la partie philologique de son travail ; et à cet égard , ses interprétations furent peu estimées dans l'antiquité. Galien nous apprend que ce médecin considérait le Traité des humeurs comme appartenant à un Hippocrate, autre que le grand Hippocrate, celui qui est l'auteur des Aphorismes; remarque qui nous fournit en même temps la preuve que le commentateur attribuait les Aphorismes à Hippocrate.

Deux commentateurs seulement, dit Galien, avaient compris dans leur travail, la totalité des œuvres hippocratiques : c'étaient Zeuxis et Héraclide de Tarente, tous deux de la secte empirique. Nous venons de voir, en effet, que Hérophile et Bacchius n'avaient commenté que certains traités; que Xénocrite, Bacchius, Philinus et Glaucias n'avaient composé que des lexiques interprétatifs des mots difficiles; or, des lexiques ne sont pas des commentaires ; mais compilés comme ils l'avaient été, sur toute la collection hippocratique, ils n'en prouvent pas moins l'existence de cette Collection pour le temps de Glaucias, de Philinus, de Bacchius et de Xénocrite.

Du temps de Galien les commentaires de Zeuxis étaient peu lus, et ils étaient devenus rares. On trouve , dans les témoignages de deux interprêtes, aussi anciens que Glaucias et Zeuxis , une preuve que le texte hippocratique est depuis longtemps dans l'état où nous le connaissons. Glaucias , ne pouvant donner une explication satisfaisante d'un passage du Sixième livre des épidémies , ajouta une négation. Zeuxis lui reproche de n'avoir pas xxxiii saisi le sens de ce passage, et d'avoir inutilement introduit une correction violente et arbitraire ; mais, par sa correction même, Glaucias constatait la leçon que porte encore le texte, de sorte que cette phrase était écrite dès ce temps là comme elle 'est aujourd'hui, remarque importante pour l'authenticité des textes. Le Troisième livre des épidémies présente, à la fin de l'histoire de chaque malade, des Caractères qui ont été ajoutés à une époque inconnue. Ils ont occupé plusieurs commentateurs ; Zeuxis y avait pris une peine particulière, et avait relevé les erreurs des autres.

Le plus célèbre des commentateurs d'Hippocrate est Héraclide de Tarante, car il fut en même temps un grand médecin. Le temps où il a vécu n'est pas exactement connu, cependant il est postérieur à Bacchius. Ses travaux s'étaient étendus à presque toutes les branches de la médecine, mais il s'était surtout adonné à l'étude de la matière médicale et de la botanique, et il disait que les médeeins qui font des traités sur cet objet sans être versés dans la connaissance des simples, ressemblent aux crieurs publics qui proclament le signalement d'un esclave fugitif sans l'avoir jamais vu. Il se livra à des travaux d'érudition sur Hippovrate , et il avait composé un commentaire en plusieurs livres, qui s'étendait à tous les écrits portant le nom du médecin de Cos. La perte de ce commentaire est très regrettable à cause de la vaste étendue des connaissances de ce médecin et de l'esprit judicieux qu'il montra dans ses écrits. Il faut remarquer que Héraclide rejette comme apocryphe le Traité des humeurs.

Zenon, de la secte hérophilienne, passait pour un médecin habile, mais pour un mauvais écrivain. Il composa un commentaire sur le 3e livre des Épidémies,il consacra aussi un livre tout entier à l'interprétation des Caractères de ce même 3e livre. Apollonius, empirique, y répondit par un livre plus gros encore. Zenon ne se tint pas pour battu, et répliqua par un nouvel ouvrage. Cette querelle continua même après la mort de Zenon ; et Apollonius Biblas composa, sur le même sujet, un nouveau traité, où il assurait que, ni l'exemplaire trouvé dans la bibliothèque royale d'Alexandrie, ni celui qui venait des vaisseaux, ni l'édition donnée par Bacchius ne portaient les Caractères tels que Zenon les avait indiqués. Ainsi, l'interprétation de caractères énigmatiques et d'une origine douteuse, occupa longtemps les médecins alexandrins qui se livraient à la critique littéraire.

C'est dans le même intervalle de temps que viennent une foule de commentateurs d'Hippocrate, sur lesquels l'on sait peu de choses, tels sont : Callimaque, de la secte hérophilienne, cité, par Érotien, parmi les commentateurs d'Hippocrate, et qui avait écrit un livre sur les couronnes qui causent des maux de tète; Épicéleustus de Crète, qui fit un abrégé des explications de Bacchius et qui les mit en ordre; Apollonius Ophis, qui en fit autant; Dioscoride Phacas, qui combattit ses prédécesseurs, dans un traité composé de sept livres ; Lysimaque de Cos, qui, après avoir compris tout le commentaire d'Hippocrate en un seul livre, en adressa, sur le même sujet, trois à Cydias hérophilien et trois à Démétrius ; Euphorien, qui le suivit et qui commenta Hippocrate en six livres ; Héraclide d'Erythrée, qui avait écrit au moins sur le 3e Livre des épidémies, sur les Caractères et sur le 6e ; il avait été l'un des plus célèbres discipleesde Chryserme ; Épiclès, postérieur à Bacchius et qui, ayant disposé son commentaire par ordre alphabétique, affecta une vaine brièveté ; il est cependant cité plusieurs fois par Érotien ; Euryclès, qu'Érotien nomme une fois, et qui avait expliqué le Traité des articulations, Philonidès de Sicile, dont Érotien nous a conservé l'explication du mot éxéruthos, mot qui, suivant ce médecin, du reste inconnu, signifie rougeur qui se manifeste au dehors ; Ischomaque, Cydias de Mylaea et Cinésias, tous trois cités une fois chacun dans le Glossaire d'Érotien ; Démétrius, l'épicurien, dont Érotien nous a conservé l'interprétation de deux mots, et remarquons que ces mots se trouvent dans les Prénotions coaques, et que Démétrius avait commis une grossière erreur en réunissant claggôdéa et ommata, qui, dans la phrase hippocratique, ne se rapportent pas l'un à l'autre ; Diagoras de Chypre, cité aussi une fois par Érotien ; le poète-médecin, Nicandre de Colophon en Ionie, prêtre du temple d'Apollon à Clarosi et qui vivait dans le second siècle avant J.-C. ; il avait paraphrasé en vers le Pronostic d'Hippocrate, et sans doute gâté, dans ses hexamètres, la précision du langage hippocratique sans y avoir substitué aucun talent poétique. Rien ne nous est parvenu de ce poème didactique : et nous y avons peu perdu. Nicandre avait aussi composé un Glo$saire de trois livres au moins, où il avait expliqué des mots hippocratiques. Érotien le cite quelquefois.

Enfin, nous arrivons à un commentateur dont il nous est resté quelque chose, c'est Apollonius de Cittium, qui a vécu dans le 1er siècle avant J.-C. Il était disciple d'un certain Zopyre, qui pratiquait la chirurgie à Alexandrie et qui suivait les préceptes d'Hippocrate pour les fractures et les luxations. Cela prouve (ce qui résulte, au reste, de tant de commentateurs déjà cités) que l'autorité d'Hippocrate était grande à Alexandrie ; déjà, pour Apollonius, Hippocrate est le divin. Ce médecin avait composé un Traité en dix-huit livres qui combattait un ouvrage en trois livres d'Héraclide de Tarente, ouvrage qu'Héraclide avait lui-même adressé au livre de Bacchius. Il n'en faut nullement conclure qu'Apollonius de Cittium ait été contemporain d'Héraclide de Tarente, qui dans le fait, lui «était antérieur. Érotien cite une interprétation d'Apollonius sur un mot qui se trouve dans les Prénotions coaques, dans le premier livre des Prorrhétiques et dans le septième livre des Epidémies. Il ne nous reste rien de ce grand travail, à moins que le petit commentaire sur le Traité des articulations n'en soit un fragment. C'est ce commentaire seul qui est arrivé jusqu'à nous ; il a été publié, pour la première fois en grec par M. Dietz. Il est curieux, à ce titre, que de tous les monuments de ce genre c'est le plus ancien que nous possédions. Apollonius y avait joint des figures qui représentaient les manœuvres de la réduction ; il accuse Bacchius d'impéritie ; il cite un certain Hégétor, chirurgien d'Alexandrie, à qui il reproche de n'avoir pas compris le texte d'Hippocrate sur la réduction de la cuisse. Hégétor soutenait que la rupture du ligament rond du fémur empêchait l'os réduit de rester dans la cavité cotyloïde. A ce propos, Apollonius déclame contre l'anatomie, tant vantée des hérophiliens, et dit qu'une telle opinion est réfutée par les faits. Apollonius de Cittium appartenait à la secte empirique ; aussi combat-il fortement les hérophiliens. Son livre est adressé à un prince appelé Ptolémée. L'auteur se contente de passer en revue les différents moyens de réduction employés par Hippocrate ; il n'entre dans aucun autre détail de pathologie. Il termine son commentaire, fort court du reste, par une récapitulation de toutes les réductions des os luxés.

Le temps arrivait où la médecine allait subir l'influence d'un système qui prétendait mettre à néant toutes les anciennes doctrines. L'auteur de ce système, Asclépiade, s'occupa des écrits hippocratiques, non pas seulement pour les critiquer, mais aussi pour les interpréter en érudit. Ce médecin, dit de Bithynie, de Pruse, et quelquefois de Kios, parce que Pruse avait aussi porté ce nom, vécut à Rome du temps de Crassus l'ancien et de Pompée. Il avait composé un grand nombre d'écrits, aujourd'hui tous perdus, dont deux seulement étaient relatifs à un travail d'érudition sur Hippocrate. Ce sont : un commentaire sur Ie Traité de l'officine du médecin, cité par Galien, et par Érotien au mot Sképarnos : « Le Sképarnos, dit Asclépiade, est un bandage qui, revenant sur lui-même en forme de X, fait une espèce de croisement et d'angle » ; et un commentaire ou explication (explanatorium) des Aphorismes, qui était probablement en sept livres, et dont Cselius Aurélianus et Érotien citent le second. Galien nous a conservé un assez long passage d'Asclépiade tiré peut-être de quelqu'un des commentaires indiqués plus haut, et qui mérite d'être rapporté ici. « Les os se luxent, dit Asclépiade, sans cause apparente, par l'action des maladies chroniques ; Hippocrate le témoigne dans son Traité des Articulations. J'en ai moi-même observé deux cas; le premier fut à Parium; le malade, sans avoir reçu de coup, sans avoir fait de chute, commença par ressentir des douleurs dans la jambe; au bout de trois mois qu'il passa au lit, la tête du fémur fut chassée hors de sa cavité. Le malade éprouva cet accident par l'excès, je pense, des douleurs auxquelles il fut en proie. Le second cas s'est présenté sur un jeune homme, acteur tragique. Chez lui aussi l'os de la cuisse se luxa sans cause apparente, les chairs attirant par l'inflammation la tête de l'os et le chassant de la cavité qu'il occupait. » Cette citation pourrait faire croire qu'Aselépiade n'était pas aussi injuste à l'égard d'Hippocrate que Galien le prétend en plusieurs passages. «Asclépiade, dit-il, méprise les dissections d'Hérophile, accuse Érasistrate, et fait peu de cas d'Hippocrate. » Il est probable que, dans xxxv toutes les circonstances où les théories hippocratiques ont été en contradiction avec les siennes, le médecin bithynien a peu ménagé le médecin de Cos ; mais on peut croire que, dans la chirurgie, il a rendu hommage à son expérience.

II y a eu deux Lycus parmi les commentateurs d'Hippocrate ; c'est une particularité de l'histoire médicale qu'il faut ici éclaircir. On les a toujours confondus l'un avec l'autre.  Leclerc ne parle que d'un Lycus ou Lupus de la secte empirique, qui est souvent cité par Galien, comme ayant écrit peu de temps avant lui. Ackermann le nomme Lycus le Napolitain, ajoutant cependant que Galien lui attribue expressément la qualification de Macédonien. M. Hecker ne connaît qu'un Lycus qu'il appelle aussi le Macédonien. Il faut admettre deux médecins du même nom, ayant tous deux travaillé à l'explication des écrits hippocratiques; l'un était de Naples , l'autre était de Macédoine. Ils ont vécu à une époque différente, et c'est ce qui permet de les distinguer. Érotien cite Lycus, de Naples; or Érotien a vécu sous Néron : Lycus cité par lui ne peut donc pas être placé à une époque plus rapprochée. D'un autre côté, Lycus le Macédonien avait été disciple de Quintus. Galien suivit les leçons de plusieurs médecins élevés à l'école de Quintus; par conséquent Lycus de Macédoine aurait pu être le maître de Galien ; il était donc vieux quand Galien était jeune. Il a donc fleuri vers l'an 120 après J.-C., et il est plus ancien, d'au moins soixante ans, que Lycus de Naples; à supposer même, ce que rien ne prouve, que ce dernier ait été contemporain d'Érotien. Ainsi il faut admettre l'existence de deux Lycus.

On ne peut établir d'une manière précise l'époque où a vécu le premier. Érotien, qui le cite deux fois, le joint, la première à Épiclès , abréviateur de Bacchius; et la seconde , il le nomme avec Dioscoride d'Anabarze, l'auteur de la Matière médicale. On ne connaît des travaux de ce médecin sur les écrits hippocratiques, que ce que le Glossaire d'Érotien nous en apprend. Les deux explications qu'il lui emprunte sont relatives l'une et l'autre à deux mots du Traité des lieux dans l'homme. Lycus de Naples avait composé, sur cet écrit, un commentaire de plusieurs livres ; car Érotien cite le second.

Thessalus de Tralles, méthodique, avait composé un livre pour réfuter les Aphorismes ; il ne nous en reste que le jugement de Galien , qui prétend que Thessalus n'avait rien compris à l'art d'Hippocrate, et qu'il lui aurait fallu apprendre avant de critiquer. C'étaient des méthodiques qui retournaient le premier aphorisme, et qui disaient que la vie était longue et que l'art était court, voulant montrer par là que leur système simplifiait et abrégeait ce qui avait paru jadis si compliqué et si difficile. Telle a été, du reste, la prétention des systèmes universels en médecine.

De ce grand naufrage de la littérature médicale de l'antiquité, il n'est arrivé jusqu'à nous que quelques fragments. En citant un commentateur d'Hippocrate, on peut rarement ajouter que son ouvrage est conservé. Dans cette énumération, déjà longue, nous rencontrons un second écrit destiné à éclaircir les écrits hippocratiques, et échappé à la ruine commune.. Cest le Glossaire d'Érotien. Cet écrivain, dont le nom est tantôt écrit Hérotien, Érotion, Erodinon et méméHérodien, a vécu du temps de Néron, et il a dédié son ouvrage à l'archiatre Andromaque. On n'a aucun renseignement sur sa vie ni sur ses autres écrits. Nous possédons de lui un Glossaire qui contient des renseignements précieux, soit sur l'histoire littéraire des écrits hippocratiques, soit sur l'interprétation des expressions difficiles qu'ils renferment. Il avait sans doute composé d'autres commentaires sur Hippocrate ; car, parlant des deux livres des Prorrhètiques, il dit qu'il montrera ailleurs que ces livres ne sont pas d'Hippocrate. Dans un autre endroit, il dit qu'il fera voir qu'Hippocrate et Dioclès se sont trompés sur les prétendus cotylédons de la matrice. Il nous a donné une liste arrangée méthodiquement des écrits hippocratiques; c'est la plus ancienne que nous ayons, et l'on voit par la remarque d'Érotien sur les Prorrhètiques, que cette liste ne contient pas seulement les écrits qu'il juge être de la main d'Hippocrate lui-même. La division qu'Érotien a adoptée est en livres sémiotiques; livres relatifs à la recherche des causes et à l'étude de la nature ; livres de thérapeutique; livres de diététique; livres de mélanges, Aphorismes et Épidémies ; enfin livres relatifs à l'exercice de l'art. Foes a suivi, dans son édition, cette division. Je discuterai xxxvi plus loin la liste donnée par Érotien. Remarquons cependant ici qu'elle contient des traités que nous ne possédons plus ; que certains traités auxquels l'antiquité a donné le titre d'hippocratiques n'y figurent pas ; et que plusieurs traités qui se trouvent dans la Collection telle que nous l'avons , n'y sont pas nommés.

Le Glossaire d'Érotien suit un ordre alphabétique en tant que tous les mots qui commencent par la même lettre sont mis ensemble; mais l'ordre alphabétique n'est plus conservé sous le chef de chaque lettre, et l'examen comparé de la préface et du Glossaire lui-même , montre que le lexique d'Érotien a été interverti de la manière la plus complète par quelque copiste qui s'est cru fort habile, et qui n'a été que maladroit. Heringa, qui a discuté ce point de critique, a fait clairement voir que l'ordre d'Érotien avait été celui-ci : après avoir dressé sa liste des écrits hippocratiques, le commentateur a pris, dans le traité porté le premier sur cette liste, tous les mots qu'il voulait expliquer; il en a fait autant pour le second, et ainsi de suite jusqu'au dernier. De cette façon, le lecteur voyait, d'un seul coup d'œil, à quel traité le mot expliqué appartenait, et Érotien échappait ainsi au reproche adressé par lui à Glaucias, lequel avait noté exactement à chaque mot les traités où ce mot se trouvait, mais avait ainsi grossi considérablement son ouvrage. Dans l'état où nous avons maintenant le lexique d'Érotien, il n'est pas possible, dans un grand nombre de cas, de rapporter le mot interprété à l'écrit hippocratique d'où il vient. Plusieurs expressions, dont Érotien donne l'explication, ne se retrouvent pas dans la collection hippocratique telle que nous la possédons. Sans doute quelques-uns de ces mots appartiennent aux écrits perdus d'Hippocrate; mais, certainement, l'absence de la plupart est du fait des copistes qui ont souvent substitué les gloses mises en marge au mot hippocratique ancien et plus obscur ; les manuscrits en fournissent plusieurs exemples.

D'Érotien à Galien, c'est-à-dire de l'an 50 à l'an 150 après J.-C, nous rentrons dans une période où les commentateurs d'Hippocrate ont complètement péri. Cependant cette époque n'a pas été improductive sur le sujet qui m'occupe en ce moment, et plusieurs médecins ont travaillé à l'explication du texte hippocratique. Remarquable influence de ces livres qui se trouvent placés à l'origine de l'histoire et de la science : tous les âges en reprennent Interprétation, et tous y trouvent de quoi alimenter la méditation, de quoi fortifier l'intelligence.

Sabinus a été un des commentateurs d'Hippocrate les plus distingués de cette période. Galien le cite souvent, tout en en faisant la critique ; mais, dans son Traité sur ses propres ouvrages, il lui rend plus de justice, et il dit que Sabinus et Rufus d'Ephèse (ces deux noms sont presque toujours réunis par Galien) avaient mieux compris que la plupart des autres commentateurs la pensée d'Hippocrate. Sabinus tendait généralement à trancher dans le vif et à changer du tout au tout les leçons qu'il ne pouvait pas comprendre. Galien en rapporte plusieurs exemples; ainsi, on Ut dans le Sixième livre des épidémies deux mots obscurs, Verdeur brillante ; Sabinus, ne les comprenant pas, lit : Couleur brillante. Ce qu'il a fait de plus singulier dans ce genre est, peut-être, le changement qu'il a introduit dans un passage du Traité de la nature de l'homme. L'auteur hippocratique a dit : Je soutiens que l'homme n'est composé uniquement ni chair, ni  d'eau, ni de terre, ni de toute autre chose. Sabinus avait transformé ce passage de la manière suivante : Je soutiens que l'homme n'est composé ni d'air, comme Anaximène le prétend, ni d'eau, comme le dit Thalès, ni de terre comme l'assure Xènophane dans un de ses écrits. Il est difficile de juger, d'après le texte de Galien, si c'était la plus inexcusable des additions, ou une simple explication intercalée sous forme de parenthèse. En général, les explications de Sabinus paraissent avoir eu quelque chose de subtil etde bizarre; ainsi, voulant interpréter les mots respiration élevée, il dit que la respiration est ainsi appelée parce qu elle se fait du bout des narines, l'inflammation obstruant le calibre de la trachée-artère, et l'attraction de l'air ne pouvant plus se faire dans l'intérieur du poumon. Ce que disait Sabinus sur les urines huileuses n'était pas plus heureux. « Les substances huileuses sont, dit-il, l'aliment de la nature animale, comme l'huile l'est du feu ; une urine huileuse indique que la nature ne prend pas ses aliments, et est xxxvii ainsi un signe funeste. » Galien blâme beaucoup Sabinus d'avoir dit métaphoriquement qu'une maladie dressait des embûches. Ce n'est cependant pas autre chose que notre locution maladie insidieuse. Sabinus avait dit, en expliquant un passage, que la pression des fragments d'os, ou de la main même du chirurgien sur le cerveau, produisait le délire. A quoi Galien réplique, que sans doute Sabinus n'avait jamais vu un trépané, car autrement il aurait su, qu'en appuyant sur les méninges avec le doigt on produit, non pas du délire, mais un coma profond.

Au sujet du malade couché dans le jardin de Déalcès, Sabinus assure que cette circonstance a concouru à la production de la maladie. « En parlant du jardin, dit-il, Hippoerate a voulu indiquer qu'il fallait y voir le point de départ de la fièvre ; l'homme n'est pas un animal herbivore; une nourriture inusitée fit éprouver un changement fâcheux à ce malade. » Galien se moque de Sabinus, et il lui reproche de s'être arrêté à de pareilles futilités, tandis qu'il avait, s'il prétendait donner quelque réalité à des explications sans importance, tant à dire sur le mauvais air des jardins.

Il est probable que Sabinus avait commenté l'ensemble des œuvres hippocratiques ; cepen-dant les citations que l'on trouve dans Galien ne sont relatives qu'aux Epidémies, au Traité de la nature de l'homme, au Traité des humeurs et aux Aphorismes. Pour ce dernier écrit, on le conclut de ce qu'un commentateur postérieur, Julien, qui avait interprété les Aphorismes, s'était beaucoup plus occupé des explications de Sabinus que du texte même de son auteur.

Aulu-Gelle nous apprend que Sabinus avait aussi commenté le Traité de l'aliment, et, à ce propos, il fait l'éloge de ce médecin. Il le cite au sujet du passage obscur : la naissance à huit mois est et n'est pas. Sabinus expliquait cela en disant : « Elle est, car le produit de l'avortement paraît comme animal; elle n'est pas, car il meurt dans la suite. C'est une naissance en apparence pour le moment; mais ce n'est pas une naissance effective. »

Son disciple Métrodore s'était aussi livre sur Hippocrate à des travaux de critique; Galien ne le cite que rarement et à propos de son maître.

Rufus d'Éphèse, médecin célèbre, qui vécut sous Trajan, consacra une partie de son temps à l'étude des monuments hippocratiques. Galien, qui était peu disposé à flatter ses prédé-cesseurs dans ce genre de travail, lui accorde, ainsi qu'à Sabinus, le mérite d'avoir été très versé dans l'étude des écrits d'Hippocrate. Nous ne savons pas au juste quels sont les écrits hippocratiques que Rufus avait commentés. Galien, qui seul nous donne quelques renseignements sur ce sujet, nous prouve, par les citations qu'il rapporte, que Rufus avait commenté les Aphorismes , les livres des Épidémies, le Premier livre des Prorrhètiques, le Traité des humeurs ; c'est là tout ce que nous savons de ses commentaires sur les écrits hippocratiques. Galien dit que Rufus s'efforçait toujours de conserver les vieilles leçons du texte. On voit, par quelques lignes que Galien a conservées du commentaire de Rufus sur le Premier livre des Prorrhètiques, que le médecin d'Éphèse estimait peu les travaux de Zeuxis : « Zeuxis, dit-il, s'il faut aussi en faire mention, qui fuit ordinairement la raison , en donne ici une preuve, car rencontrant une erreur, il l'a conservée; il veut qu'on interprète (il s'agit d'un passage du Premier livre des Prorrhètiques) urine cuite, oura pépona, comme signifiant urine purulente et épaisse : chose fâcheuse ; ne sachant pas que la coction des urines est comptée parmi les phénomènes les plus utiles. » Rufus voulait qu'on lût, urines rendues avec douleur, oura épipona. L'auteur du commentaire sur les Aphorismes, attribué à Oribase, nous apprend que Rufus avait divisé ce traité en quatre sections, et Soranus en trois. On peut croire, d'après cette remarque, que Soranus (le commentaire ne dit pas lequel), avait aussi fait quelque travail sur les Aphorismes ; il ne reste aucune trace de ce travail, s'il a existé.

Malgré les divisions, les coupures différentes, les Aphorismes se sont toujours suivis dans le même ordre : Marinus en fournit une preuve. Dans la septième section, au lieu de : dans les brûlures considérables, les convulsions ou le tétanos est fâcheux, Marinus lisait : dans les blessures considérables, ajoutant que l'aphorisme suivant justifiait cette leçon. En effet, xxxviii l'aphorisme suivant est relatif aux blessures, et il a conservé la place qu'il avait du temps de Galien et de Marinus. Or, celui-ci est antérieur d'une cinquantaine d'années au médecin de Pergame, qui a laissé les Aphorismes dans l'ordre où ils étaient avant lui. Marinus a été célèbre par ses travaux anatomiques ; il paraît n'avoir commenté que les Aphorismes d'Hippocrate. Galien le cite un peu plus loin, au sujet d'un aphorisme difficile à interpréter.

Quintus fut disciple de Marinus, et très versé dans l'anatomie ; il est cité comme ayant commenté les Épidémies et les Aphorismes. Galien fait peu de cas du commentaire de Quintus. Ce dernier, en effet, d'après la seule ligne qui nous ait été conservée de lui, attaquait une théorie fondamentale d'Hippocrate, théorie chère à Galien. C'est une opinion exprimée, en divers endroits et sous diverses formes, dans la collection hippocratique, que la constitution atmosphérique étant connue, on peut en déduire quelles seront les maladies régnantes» Cette opinion est-elle, dans les écrits hippocratiques, un résultat d'une observation directe ou de la théorie, c'est une question que je n'examinerai pas ici pour le moment. Mais pour les successeurs d'Hippocrate et pour Galien, le rapport entre la constitution atmosphérique et les maladies, dérivait bien moins de l'observation que des doctrines sur les quatre humeurs et sur les qualités élémentaires du chaud et du froid, du sec et de l'humide. Or, Quintus prétendait que ces rapports étaient connus par la seule expérience et sans le raisonnement sur la cause. On comprend, d'après celte remarque, que Galien ait blâmé d'une manière absolue les commentaires de Quintus, mais rien ne prouve que ce blâme soit mérité. Au reste, il faut remarquer que Quintus, rangé par Galien parmi les médecins illustres, n'a rien écrit par lui-même ; c'était Lycus de Macédoine qui avait été le rédacteur du commentaire de Quintus, son maître; Lycus composa en outre des commentaires qui lui appartiennent. C'est ce Quintus qui, sentant le vin, et prié par son malade de s'éloigner, à cause de cette odeur, répondit : « Vous pouvez bien la supporter, puisque moi je supporte celle de votre fièvre. » Quintus fut expulsé de Rome par les intrigues des autres médecins; on l'accusa de tuer les malades ; mais Galien assure qu'il avait excité une jalousie telle, par sa supériorité dans l'art du pronostic, que ses collègues se liguèrent contre lui et le forcèrent à déserter la capitale.

Il s'était formé plusieurs écoles différentes qui avaient leurs théories, et qui jugeaient Hippocrate d'après ces théories mêmes. C'est ce qui irrite souvent Galien contre les écrivains appartenant à la secte des empiriques, ou à celle des méthodiques, ou à 'celle des pneumatiques. Quintus avait, comme on vient de le voir, opposé sa doctrine à celle d'Hippocrate ; Lycus de Macédoine, son disciple, fit de même. Il avait commenté les Épidémies, les Aphorismes, et le Traité des Humeurs. On voit, par les citations de Galien, que Lycus avait critiqué l'histoire d'un malade du Troisième livre des épidémies, en y opposant certains passages des Prorrhétiques et un aphorisme ; c'est un des commentateurs que Galien traite le plus mal. « Qui supporterait, dit-il, l'impudence de Lycus le Macédonien, l'ignorance »d'Artémidore, la prolixité et les discours incohérents des autres? » Il lui reproche, ce qui est sans doute plus fondé, de n'avoir pas été fidèle à sa propre doctrine, et d'avoir mêlé aux raisonnements des empiriques des raisonnements empruntés aux dogmatiques ; et il ajoute, avec raison, qu'il faut interpréter un auteur en se mettant à son point de vue, Asclépiade en admettant les pores et les atomes, Hippocrate en admettant les humeurs. Cependant Lycus ne fut point un médecin aussi méprisable que Galien le prétend ; il s'était livré avec distinction à l'étude de l'anatomie, et dans un long morceau que Galien cite, et où Lycus combat l'aphorisme que les corps qui croissent ont le plus de chaleur innée, on le voit certainement plus fidèle que Galien à l'observation pure et simple.

Artémidore, surnommé Capiton, donna une édition complète des livres d'Hippocrate, qui fut très-favorablement accueillie par l'empereur Adrien. Galien ajoute que, de son temps, elle était encore très recherchée. Ce qu'il reproche le plus à Artémidore, c'est la licence avec laquelle cet éditeur avait altéré le texte, en dépit de la consécration que ce texte avait reçue par les commentateurs les plus anciens; il en rapporte bon nombre de preuves. Ainsi Artémidore, quand le sens le gène, ne se fait pas faute d'ajouter une négation. On lit dans un xxxix passage du Sixième livre des épidémies une phrase dont le sens ne paraît pas clair à Galien, et qui est en effet fort obscure. Elle est ainsi conçue : clavicule saillante, veines transparentes : Artémidore changea cela en : la pléthore excessive est saillante, les veines sont transparentes. Galien dit qu'il a trouvé, dans tous les manuscrits consultés par lui, l'ancienne leçon ; que les commentateurs, s'ils avaient rencohtré quelque part la phrase d'Artémidore, ne se seraient donné aucune peine pour interpréter un texte aussi clair, et que rien n'autorisait l'éditeur à faire un changement aussi considérable. Artémidore avait supprimé l'ionisme dans plusieurs cas, sinon dans tous. Son édition a été certainement une cause influente de l'altération si fréquente de l'ionisme des écrits hippocratiques.

Son parent, Dioscoride, qu'il ne faut pas confondre avec l'auteur du Traité de matière médicale, plus ancien que lui, publia aussi une édition complète des œuvres d'Hippocrate , qui paraît avoir eu une grande conformité avec celle d'Artémidore, et à laquelle Galien distribue à peu près le même blâme et le même éloge. Elle donne lieu à quelques détails curieux sur l'ancien état de la Collection hippocratique. Les manuscrits du Troisième livre des épidémies, que renferme la Bibliothèque Royale , présentent, après la série des seize malades dont l'histoire termine ce livre , un passage d'une vingtaine de lignes qui, dans presque tous les imprimés, est placé avant l'histoire de ces seize malades. Galien nous donne l'explication de l'une et l'autre dispositions. Le passage en question était mis , dans les anciennes éditions des œuvres hippocratiques , après l'histoire des seize malades. Dioscoride reconnut qu'il y avait eu transposition, et, dans son édition, il le remit à la place qu'il occupe aujourd'hui dans nos imprimés. Galien le loue de cet arrangement ; cependant lui, dans son commentaire, sur l'ancien texte ; l'on voit que nos manuscrits de Paris représentent l'arrangement antérieur à Dioscoride ; mais les imprimés prouvent ou qu'il nous est arrivé une copie de l'édition de ce médecin, ou que nos éditeurs ont suivi son conseil. Il avait eu soin de mettre des titres aux différentes sections des écrits hippocratiques. Ainsi dans l'endroit du Troisième livre des épidémies qui commence par ces mots : année chaude, pluvieuse, Dioscoride avait mis en titre : Constitution chaude et humide. Les autres exemplaires n'avaient rien de semblable; cependant quelques-uns avaient : Constitution, (catastasis). Dioscoride se prétendait plus grammairien que les autres éditeurs, et il avait marqué d'un signe certains passages , comme Aristarque faisait pour les vers d'Homère qu'il suspectait. C'est sans doute à cause de cette prétention qu'il avait changé plusieurs mots usités en d'autres anciens et inusités, sans rien changer au sens , et seulement pour substituer des archaïsmes .aux locutions vulgaires. Il paraît cependant, d'après un passage de Galien, que Dioscorido respectait assez son texte pour mettre à côté delà nouvelle leçon qu'il adoptait, l'ancienne qu'il rejetait. Ce soin faisait ressembler son édition aux nôtres , dans lesquelles nous notons les variantes des manuscrits. Dioscoride faisant une correction , et ajoutant qu'il n'avait trouvé que dans deux exemplaires la leçon regardée comme l'ancienne , Galien dit que , pour lui, ayant parcouru les bibliothèques publiques et privées, il n'avait trouvé que la vieille leçon. Dioscoride, que Galien, pour le distinguer des autres Dioscoride, appelle le jeune, celui qui a vécu du temps de nos pères, avait composé un glossaire des mots hippocratiques. Mais quoique cet ouvrage fût formé de plusieurs livres , il ne contenait pas l'explication du tiers ou même du quart de ces mots.Dioscoride n'avait pas, à ce qu'il semble, fait une distinction exacte des termes qu'il fallait interpréter, et il avait donné place dans son glossaire aux mots les plus usités, aux expressions les plus claires. « Si quelqu'un ignore, dit Galien , ce que signifient amphô, amphiesma, et autres semblables , nous le renvoyons à Dioscoride et à ceux qui se sont complus à donner de pareilles explications. »

En outre , il avait copié de longs passages de Niger , de Pamphile , de Dioscoride d'Anazarbe , et avant eux de Cratevas , de Théophraste , d'Héraclide de Tarente, et d'une foule d'autres , sur les arbres, les herbes, les substances minérales , les poissons et les animaux dont il est fait mention dans les œuvres hippocratiques. Ces détails, qui ont paru superflus à Galien, nous auraient été fort utiles , et il est certainement très-regrettable que l'ouvrage de Dioscoride ne soit pas parvenu jusqu'à nous. Il avait en outre exposé les noms des villes xl les plus connues, des astres les plus remarquables que , dit Galien, un enfant même n'ignore pas. Au reste, malgré toutes ses critiques , Galien , ainsi qu'on le voit par son Glossaire, a souvent consulté Dioscoride.

Artémidore Capiton et Dioscoride ont certainement contribué à entretenir l'étude des œuvres hippocratiques, et ces deux éditeurs, quoiqu'il ne reste que des traces à demi-effacées de leur œuvre, méritent un souvenir de celui qui, plus de seize siècles après eux , entreprend la même tâche.

Galien cite un petit nombre de fois un commentateur des Aphorismes, Numésianus ; il donne très peu de détails sur ce médecin; seulement il paraît en faire cas ; car, après avoir rapporté une interprétation mauvaise, suivant lui, d'Artémidore et de Numésianus, il ajoute: « Cela ne m'étonne pas dans Artémidore, puisqu'on trouve dans ses commentaires une foule d'erreurs ; mais cela m'étonne de Numésianus , qui est un homme de sens et qui n'a pas l'habitude de se perdre en paroles vides. »

Galien cite, en même temps que Numésianus, un auteur encore plus inconnu , nommé Dionysus, qui avait aussi commenté les Aphorismes.

Pélops , disciple de Numésianus , avait composé un écrit intitulé : Introductions hippocratiques, qui était au moins en deux livres, et où il avait soutenu très vivement que le cerveau est l'origine non seulement des nerfs, mais encore des veines et des artères. C'était défendre l'opinion qui se trouve exprimée dans l'appendice du Traité de la nature de l'homme. Galien regarde cette assertion de Pélops comme la plus surprenante et la plus incroyable; d'autant plus que Pélops, dans son Troisième livre de l'anatomie des veines, les faisait venir du foie. Pélops avait traduit les Aphorismes en latin , rendant avec beaucoup de soin le mot pour le mot. Le maître de Galien disait que la vie humaine se divise en cinq parties, l'oisive, la laborieuse, la virile, la sénile, et la décrépite. L'oisive est celle de la première enfance où l'intelligence n'est pas développée; la laborieuse, celle où commencent les exercices et les travaux de la jeunesse ; la virile, celle qui se distingue par la force de l'âge ; la sénile, celle où l'on voit le déclin de la vigueur ; la décrépite, qui est dite bonne ou mauvaise , comme la fin de toute chose.

Satyrus et Phécianus ou Éphicianus (car c'est le même personnage, et il ne faut pas en faire deux individus différents, comme Ackermann, dans la Bibliothèque grecque) avaient aussi commenté tout ou partie des œuvres d'Hippocrate. Ils avaient été tous deux disciples de Quintus, et tous deux maîtres de Galien. Pélops aussi avait été précepteur du médecin de Pergame, qui l'avait écouté après Satyrus. Celui-ci suivit très exactement les leçons de son maître Quintus, n'y ajoutant, n'y n'en retranchant rien ; Phécianus employa, dans l'explication des doctrines hippocratiques, les dogmes du stoïcisme, qu'il embrassa. Galien le dit à propos d'une opinion sur la sensation, qu'un philosophe stoïcien soutenait, et que Phécianus adopta. On trouve l'indication, que Phécianus expliqua, entr'autres, le livre de l'Officine du médecin , et lui et Satyrus le traité des Humeurs.

Le dernier commentateur, avant Galien, qui me reste à nommer est un médecin d'Alexandrie nommé Julien, qui avait composé quarante-huit livres contre les Aphorismes d'Hippocrate. Nous avons de Galien un petit écrit polémique contre le deuxième livre de Julien, lequel livre était tout entier consacré à la réfutation du second aphorisme de la première section. Galien traite très mal Julien. « Je demande, dit-il, la permission de punir son ignorance en termes rudes, dont je n'ai pas l'habitude de me servir. » D'abord , il n'est pas vrai que Galien ménage tant ses termes dans sa polémique ; puis , à en juger par les courts fragments que Galien nous a conservés, Julien ne paraît pas un médecin si méprisable. Il fait des objections très fondées à la théorie qui place la cause des maladies dans les humeurs : il dit que, si cette théorie était vraie, on n'aurait besoin contre toute affection que de moyens évacuants : la saignée, les phlegmagogues et les cholagogues quand le mal serait dans le sang, la pituite ou la bile. « Ils ne me persuaderont jamais, ni à moi, ni à eux, disait-il en parlant des médecins ses adversaires, qu'ils savent ce qu'est la nature, grand mot qu'ils vont répétant de tous côtés, et dont ils font, tantôt une substance simple, xli tantôt un mélange de substances, tantôt une combinaison du froid et de l'air. »

Il faut placer à une époque incertaine, mais avant Galien, qui le cite, un médecin anonyme qui avait composé un Traité sur le régime suivant Hippocrate, et qui l'avait dédié à Victor, consul romain.

On peut juger, après une si longue énumération, s'il est vrai que l'étude d'Hippocrate était négligée du temps de Galien, et que ce médecin ait eu le mérite de tirer de l'oubli, où ils étaient tombés, les écrits de llasclépiade de Cos.

Avant de quitter tous ces commentateurs et de passer à Galien, il ne sera pas inutile de rappeler le jugement que le médecin de Pergame a prononcé sur eux en masse. En l'absence de leurs écrits, ce sera un renseignement sur ce qu'ils ont pu être. Il est très probable aussi que la liste de commentateurs, que j'ai dressée, ne contient pas tous ceux qui avaient travaillé à la critique des écrits hippocratiques. Nous n'avons là que les noms qui se trouvent cités dans les écrivains qui sont parvenus jusqu'à nous ; mais le nombre en était sans doute plus grand, et Galien parle souvent des commentateurs en général, sans en nommer un en particulier. Je donne ici l'avis de Galien sur eux, j'ai indiqué plus haut, en certains cas, les restrictions qu'il faut y apporter.

Les commentateurs avaient fait beaucoup de recherches sur les noms des malades et sur leurs habitations. Ainsi, dans le Troisième livre des épidémies, Hippocrate ayant dit qu'Hermocrate demeurait auprès de la nouvelle muraille , certains commentateurs prétendaient que cette circonstance avait été notée à dessein, parce que une nouvelle construction est malsaine ; d'autres, les contredisant, voulaient prouver que ce n'était pas à cause de la chaux qu'Hippocrate avait fait mention de la nouvelle muraille, mais parce que cette bâtisse avait gêné l'accès de l'air et du soleil à la maison qu'Hermocrate habitait.

Les commentateurs s'attachaient à prouver qu'Hippocrate avait bien fait de noter la patrie du malade; car, ajoutaient-ils, Asclépiade a dit que les habitants de Parium étaient particulièrement soulagés par la saignée. Galien les blâme beaucoup de ces inutilités. Plusieurs des commentateurs, négligeant le point de vue médical et ne s'occupant que de l'interprétation grammaticale, vont au plus facile. Ainsi, dans un endroit du Sixième livre des épidémies , où les squames du pityriasis de la tête sont mentionnées, en même temps que le développement d'air dans l'intérieur du corps, ils ne s'inquiètent nullement de ce qui se présente cher les malades; mais, prenant les mots tels qu'ils sont donnés, ils s'efforcent d'expliquer le texte, en disant que les squames sont engendrées par des humeurs portées vers la tête, que ces humeurs sont entraînées vers les parties élevées par un air chaud, et que, pour cette raison, il s'agit, dans le passage susdit, d'air et de flatuosités. Galien combat une telle interprétation, en remarquant qu'il a vu beaucoup de personnes atteintes de pityriasis du cuir chevelu, «ans aucun développement de flatuosités ; et il ajoute, que le passage en question ne peut être expliqué que médicalement, et que l'interpréter ainsi, mot à mot, c'est se borner à lire les livres des anciens médecins comme ceux des historiens, Hérodote et Ctésias, et renoncer à y chercher des enseignements utiles à l'art.

Ailleurs il dit : « J'admire les commentateurs, ils prétendent seuls comprendre des passages énigmatiques que personne ne comprend ; quant aux propositions qui sont claires pour tout le monde, ce sont les seules qu'ils ne comprennent pas. »

Galien, continuant ses reproches aux commentateurs, dit : « Qu'un d'eux ait à lire une telle observation : le premier jour on tira à la malade une livre et demie de sang , le troisième guère plus d'une demi-livre, car il y avait huit onces. Le professeur commentateur expliquera ce que les Grecs appelaient livre et once ; le médecin voudra savoir quels signes indiquaient la saignée. Cela vaut mieux que de rechercher duquel des Prodicus Hippocrate a entendu parler. » Galien a raison à certains égards. Cependant si les anciens commentateurs que le médecin de Pergame critique ainsi étaient arrivés jusqu'à nous, nous y trouverions des renseignements historiques plus intéressants et plus utiles que certaines longues dissertations médicales où il ne fait que développer ses hypothèses favorites. Il les blâme de rapporter, à propos d'une proposition, toutes les propositions sembla- xlii bles qui se trouvent dans la collection hippocratique, prétendant qu'il faudrait une année pour lire de tels ouvrages qui, ainsi, restent sans utilité. Le blâme de Galien a pu être juste ; néanmoins il ne serait pas indifférent pour nous de posséder les anciens commentaires faits sur ce modèle.

Certains commentateurs, quand même ils le voudraient, ne pourraient trouver les bonnes explications, parce qu'ils n'ont aucune expérience des choses elles-mêmes ; ils se sont occupés de l'interprétation des mots, et ils sont devenus ce qu'on appelle médecins en paroles. Ce qu'Hippocrate a très clairement dit, les commentateurs l'expliquent mal à cause de leur ignorance en médecine ; mais ils voient clair dans les propositions obscures, et prennent sur eux d'en changer arbitrairement le texte, bien qu'ils ne s'entendent pas sur l'explication. Ils n'arrangent pas les interprétations d'après les textes, mais ils arrangent les textes d'après les interprétations qu'ils ont imaginées.

Veut-on avoir un exemple de la manière dont certains commentateurs expliquaient les écrits hippocratiques ? Il est dit dans le Sixième livre des épidémies : toux sèche, non férine. Qu'est-ce qu'une toux férine, se sont-ils demandé? Les uns ont prétendu que c'était une toux produite par des vers placés à l'orifice de l'estomac ; les autres ont soutenu qu'il s'agissait de la toux des phthisiques, dont les ongles se recourbent comme ceux des animaux. Il est certain que ce ne sont pas ces explications alambiquées et absurdes qui rendent regrettable la perte des anciens commentaires.

Le mot coma dont Hippocrate se sert pour exprimer la propension morbide au sommeil, avait fourni matière à des explications si longues qu'elles formaient, dans les ouvrages de certains commentateurs, un volume tout entier.

Les grands travaux de Galien sur Hippocrate ont été conservés pour la plupart; aussi je ne m'y arrêterai pas longtemps. Nous possédons de lui des commentaires sur le Traité de la nature de l'homme ; sur le Régime des gens en santé (ces deux n'en faisaient qu'un dans l'antiquité); sur le Régime dans les maladies aiguës ; sur le Pronostic ; sur le Premier livre des prorrhétiques ; sur les Aphorismes ; sur le premier, le deuxième, le troisième et le sixième livre des Epidémies ; sur le Traité des fractures ; sur le Traité des articulations ; sur le livre de l'Officine du médecin ; sur le Traité des humeurs ; des fragments de son commentaire sur le Traité des airs, des eaux et des lieux, et sur le Traité de l'aliment, et un Glossaire surl es mots difficiles de la collection hippocratique. Nous avons complètement perdu les commentaires sur le livre des Ulcères; sur le livre des Plaies de la tête ; sur le livre des Maladies, et sur celui des affections; un Traité sur l'anatomie d'Hippocrate, en six livres; un Traité pour expliquer les caractères qui se trouvent dans le troisième livre des Epidémies, promis, sinon exécuté ; un Traité sur le dialecte d'Hippocrate ; enfin un livre sur les véritables écrits du médecin de Cos. L'indication de tous ces commentaires se trouve dans la notice que Galien a composée sur ses livres propres. Galien, en différents endroits de ses commentaires, annonce qu'il écrira un livre sur les recherches historiques auxquelles donnent lieu les ouvrages hippocratiques, ajoutant que de pareilles recherches sont placées hors de son objet actuel, et que ses commentaires sont tout entiers réservés aux explications médicales. H est certain qu'une division ainsi établie marque beaucoup de jugement, et un égal discernement de ce qui est pratique de l'art et érudition; il est fâcheux que ce traité ne soit pas arrivé jusqu'à nous.

Il ne nous reste donc de ses commentaires que la partie médicale. Quoique son but ait été presque uniquement d'en faire un enseignement de la médecine, cependant il a été forcé , par la nature même de son sujet, d'entrer dans des détails philologiques à propos des différentes leçons que présentaient, de son temps, les manuscrits, et des différentes interprétations qu'avaient données ses prédécesseurs. En cela, il s'est montré généralement critique habile et sensé. « La règle, dit-il, qui m'a paru préférable à suivre, a été de conserver la leçon ancienne, et de m'efforcer de l'expliquer; je n'ai essayé d'y introduire une correction plausible, que lorsqu'il m'a été impossible d'en tirer un sens. Je préfère les leçons anciennes, même lorsqu'elles paraissent obscures et d'une explication difficile, car c'est xliii une raison de croire qu'elles sont véritables : les anciens commentateurs les admettent ; et, s'ils avaient osé les changer, ils n'auraient pas manqué de leur donner un sens plus clair. »

« Autre est l'enseignement, dit-il ailleurs, que l'on donne directement sur un sujet ; autre est celui qui a pour objet l'explication d'un texte : dans le premier cas, il suffit d'exposer les choses telles qu'elles sont; dans le second, il faut d'abord connaître l'opinion de l'auteur ancien. Ce n'est donc qu'après une étude préliminaire qu'on peut écrire le commentaire. Le sens du texte étant une fois déterminé, reste à examiner s'il est conforme ou non à la vérité. »

On voit par ces citations que Galien avait parfaitement compris les devoirs d'un médecin critique, et qu'il avait fait une part aux recherches historiques que réclamaient la personne et les écrits d'Hippocrate ; une part à la correction du texte ; une part enfin, et la plus grande, à l'explication médicale. Aussi ses commentaires offrent une source précieuse de renseignements qui aident beaucoup à comprendre les écrits hippocratiques. On ne peut trop faire usage des conseils, des corrections et des explications d'un homme qui se donnait le soin de consulter les manuscrits, qui avait à sa disposition d'antiques bibliothèques, maintenant anéanties, qui possédait de très grandes connaissances dans la philosophie et les sciences, et qui est resté un maître dans la médecine. Le défaut de ses commentaires est non pas tant la prolixité comme on l'a souvent dit, que le désir de soutenir ses propres théories à l'aide des écrits hippocratiques. Aussi néglige-t-il, dans ces écrits, les théories qui ne concordent pas avec les siennes, et il exalte outre mesure ceUes qui, comme la doctrine des quatre humeurs, forment la base de son propre système. Un autre défaut, c'est qu'il est ex-traordinairement avare d'observations, de faits particuliers et de descriptions de maladies. Nous goûterions davantage les développements sur ses théories, s'il y avait joint, comme Hippocrate dans les Épidémies, l'histoire d'un certain nombre de ses malades.

Galien répète à diverses reprises, qu'Hippocrate ne s'est pas occupé des maladies en historien, comme Thucydide de la peste d'Athènes. Il assure que l'auteur athénien n'a écrit que pour le Vulgaire, et n'a dit que des choses sans portée scientifique. Je ne puis nullement partager l'opinion de Galien. La description de Thucydide est tellement bonne qu'elle suffit pleinement pour nous faire comprendre ce que cette ancienne maladie a été; et il est fort à regretter que des médecins tels qu'Hippocrate et Galien n'aient rien écrit sur les grandes épidémies, dont ils ont été les spectateurs. Hippocrate a été témoin de cette peste racontée par Thucydide, et il ne nous en a pas laissé de description. Galien vit également la fièvre éruptive qui désola le monde sous Marc-Aurèle, et qu'il appelle lui-même la longue peste. Cependant excepté quelques mots épars dans ses volumineux ouvrages, excepté quelques indications fugitives, il ne nous a rien transmis sur un événement médical aussi important, à tel point que, si nous n'avions pas le récit de Thucydide, il nous serait fort difficile de nous faire une idée de celle qu'a vue Galien, et qui est la même (comme M. Hecker s'est attaché à le démontrer) que la maladie connue sous le nom de Peste d'Athènes. C'était une fièvre éruptive, différente de la variole, et éteinte aujourd'hui. On a cru en voir des traces dans les charbons des Hvres hippocratiques.

Galien est le dernier des grands médecins de l'antiquité ; il s'en trouve après lui d'estimables, mais ils ne sont plus créateurs, et les meilleurs d'entr'eux luttent en vain contre la décadence de la science. Les commentateurs qui viennent après lui, nous intéressent beaucoup moins que ceux qui l'avaient précédé. D'une part, ils s'éloignent de plus en plus de l'ancienne médecine; les livres disparaissent par les incendies, par les guerres; on néglige de les recopier tous ; les sources deviennent moins abondantes, les documents moins authentiques ; de sorte que nous trouvons dans les commentateurs récents peu de renseignemens qui ue soient pas déjà dans les commentateurs anciens, et surtout dans Galien. D'une autre part, l'originalité leur manque généralement; leur admiration pour l'auteur qu'ils commentent, croit avec leur impuissance; et les explications médicales qu'ils donnent, sont, comme les renseignemens historiques qu'ils contiennent, inférieurs à ce qui provient d'une plus xliv haute antiquité. Je m'étendrai donc peu sur ces commentateurs, qui d'ailleurs ne sont pas très nombreux.

Nous ne savons rien sur Domnus et Attalion cités comme commentateurs des Aphorismes dans le commentaire attribué à Oribase. Ce dernier ouvrage, comme on l'a démontré, porte à tort le nom du célèbre médecin de l'empereur Julien ; il présente des traces évidentes d'une époque postérieure, et n'a jamais été écrit en grec. L'auteur réel en est ignoré. Au reste ce commentaire, à part la préface qui contient quelques renseignements curieux, est tout entier consacré à des explications médicales dont la valeur n'est pas très grande.

D'après le témoignage de Suidas, Philagrius avait aussi écrit sur Hippocrate. Ce médecin fut connu par un grand nombre d'écrits dont quelques fragments nous ont été conservés. Théophile cite deux passages, relatifs aux Aphorismes, du commentaire de ce médecin, auquel il donne le nom d'ambulant ou de périodeute. Dans le premier il s'agit de l'aphorisme relatif à l'emploi du froid : « J'ai rencontré, dit à ce sujet Philagrius, un malade ayant une intempérie chaude, ardente de la lète. Ayant employé plusieurs remèdes froids, je n'obtins aucun amendement ; plus tard je lui rasai complètement les cheveux, et je lui appliquai de la neige sur la tête. De cette façon, l'intempérie fut éteinte, et je le guéris de son mal. La neige est un moyen que l'on peut employer dans ces cas. »

Ailleurs Philagrius, arrivé à l'aphorisme ou il est question de la guérison de l'ophthalmie par le vin pris à l'intérieur, s'étend longuement sur les qualités que doit avoir le vin employé contre les inflammations de l'œil, indique qu'on se servira de vin blanc doux, jeune, et ajoute que, si le malade a la tête susceptible, on coupera le vin avec de l'eau.

Gésius est un autre commentateur des Aphorismes d'Hippocrate, ou du moins il les expliquait à ses élèves. Dans le dernier aphorisme de la deuxième section il est dit : qu'une grande taille va bien à la jeunesse, mais se déforme dans un âge avancé. Gésius, quand il en venait là dans ses leçons, disait à ses disciples : « Si vous voulez vous convaincre de la vérité des paroles d'Hippocrate, vous n'avez qu'à me considérer. » En effet, dans sa jeunesse il avait été d'une taiUe élevée et d'un bel extérieur ; mais en avançant en âge il était devenu tout courbé.

Asclépius, médecin du reste ignoré, n'est connu que par le scholiaste que M. Dietz vient de publier, et qui le cite comme ayant commenté les Aphorismes. Asclépius, qui parait avoir travaillé sur toutes les œuvres hippocratiques, s'était imposé une bonne méthode, c'était d'expliquer Hippocrate par lui-même. Mais, à en juger d'après le petit nombre d'exemples que Théophile en rapporte, Asclépius avait suivi cette méthode avec peu de jugement et avec un esprit étroit; ainsi, plusieurs commentateurs ayant condamné l'aphorisme qui attribue de l'utilité aux affusions froides dans les douleurs de la goutte et des contractions musculaires, Asclépius le défend : « Le froid, dit-il, est utile dans ces cas, non par sa nature propre, mais accidentellement et parce que, concentrant la chaleur innée, il la multiplie et dissipe la cause morbifique. » Cette explication, si elle se tient près des termes d'Hippocrate, est éloignée de son esprit. Ce même médecin rapporte une observation de superfé-tation dont je lui laisse la garantie : « J'ai vu, dit-il, une femme, qui, étant enceinte, eut des rapports avec son mari au sixième mois de sa grossesse ; au neuvième mois elle accoucha d'un premier enfant, et, six mois après cet accouchement, elle en mit un autre au monde. »

Etienne d'Athènes cite, dans ses propres commentaires, un auteur qu'il désigne par le nom de nouveau commentateur, et qui, ainsi que le conjecture M. Dietz, est sans doute Asclépius. Ce nouveau commentateur essaie de prouver que le siège de l'intelligence est dans le cœur. Hippocrate, dans le Pronostic, dit que l'inflammation de l'oreille détermine par fois le délire ; de là, les interprètes ont tiré la conclusion qu'il plaçait le siège de l'intelligence dans la tête. Le nouveau commentateur combat ce point de doctrine : « Ce n'est pas à cause du cerveau, c'est à cause de la fièvre que le délire est survenu ; Hippocrate dit lui-même qu'une fièvre aiguë s'était établie. La fièvre prend son origine dans le cœur, le délire est produit par la fièvre, donc l'intelligence est dans le cœur. »

Tous ces commentaires ont péri; il n'en est pas de même de ceux de Palladius. Ce der- xlv nier, qui porte te nom d'Ialrosophiste alexandrin, et qui a vécu probablement dans le septième ou le huitième siècle de l'ère chrétienne, a composé des explications sur le Traité des fractures et sur le Sixième livre des épidémies. Les premières ont été publiées en grec par Foës dans son édition d'Hippocrate ; les secondes par M. Dietz dans sa collection des scholiastes grecs. Ces commentaires contiennent beaucoup d'emprunts à Galien, et Palladius dit comme lui : «Nous autres médecins nous nous occupons des choses et non des mots. » Malheureusement il a moins de titres, pour tenir ce langage que l'illustre médecin de Pergame y et, après avoir lu les commentaires de ce dernier, on ne retirera qu'un médiocre fruit de ceux du professeur d'Alexandrie.

On peut placer, suivant M. Dietz, à peu près au môme temps que Palladius, Jean d'Alexandrie, dont il nous reste un fragment d'un commentaire sur le Traité de la nature de l'enfant. Cet écrit, qui n'est pas inutile à l'interprétation de l'ouvrage hippocratique, nous apprend que le Traité de la nature de l'enfant avait été commenté plusieurs fois. Aucun de ces commentaires n'est venu jusqu'à nous ; celui de Jean est le seul qui ait été conservé, encore est-il incomplet. J'y remarque une citation de Démocrite, qui disait : « C'est l'intelligence qui voit, c'est l'intelligence qui entend, tout le reste dans le corps est aveugle et sourd. » Jean commet l'erreur chronologique de placer Hippocrate après Platon.

On manque de renseignemens sur Etienne d'Athènes. On le confond ordinairement avec un autre Etienne d'Alexandrie; mais, suivant M. Dietz, ce sont deux personnages différents y et celui d'Alexandrie était un alchimiste. On ignore l'époque ou Etienne d'Athènes a vécu. M. Dietz ne serait pas éloigné de le faire contemporain de l'empereur Héraclius ; cependant il observe qu'il se trouve, dans le commentaire d'Etienne sur le Livre thérapeutique de Galien adressé à Glaucon, des mots qui paraissent d'une grécité beaucoup plus récente que cette époque. Quoi qu'il en soit, Etienne est certainement le plus important de tous ces commentateurs modernes d'Hippocrate. Nous possédons de lui un commentaire sur les Aphorismes , et un autre sur le Pronostic. Ces deux ouvrages, qui ont été publiés pour la première fois en grec par M. Dietz, forment un utile complément aux commentaires de Galien, lui-même. On y trouve des explications, des rapprochements et des citations que l'on chercherait vainement ailleurs. M. Deitz a rendu un véritable service à l'érudition médicale en donnant une édition de cet auteur.

Au reste, ce qui ajoute encore à l'incertitude sur Etienne, c'est que des commentaires qui sont identiques dans une grande étendue avec les siens portent le nom de Mélétius. Est-ce Mélétius ou Etienne qui en est l'auteur?

Théophile ou Philothée (car c'est probablement le même nom et le même personnage) est appelé dans les anciens manuscrits médecin, protospathaire, ou chef des gardes, moine et philosophe. Il fut certainement chrétien, et Fabricius croit qu'il vécut du temps de l'empereur Héraclius. On prétend généralement qu'il fut le précepteur d'Etienne, mais M. Dietz est contraire à cette opinion, et il montre que Théophile n'est qu'un abréviateur des explications d'Etienne.Le commentaire qui nous reste de Théophile est sur les Aphorismes. Ce Théophile ne fait pas preuve d'indépendance d'esprit à propos de l'aphorisme : « L'afflux du sang dans les mamelles chez les femmes annonce la folie. » Théophile remarque que Galien regarde cette proposition comme fausse, puis il ajoute : « Comme nous savons qu'Hippocrate ne s'est jamais trompé, nous ajouterons, pour corriger Galien, que ce phénomène a été observé, mais rarement, par Hippocrate. Quant à nous, nous n'en avons jamais vu d'exemple.»

Il faut mettre, à côté des abréviateurs comme Théophile, Damascius, dont M. Dietz a aussi publié pour la première fois en grec le commentaire sur les Aphorismes. Après ces écrivains, les travaux des Grecs vont en se ralentissant de plus en plus, mais les Arabes leur succèdent dans la culture de la médecine ; ils traduisent et commentent à leur tour Hippocrate jusqu'au moment où l'Occident reprend le sceptre des sciences.

La traduction latine que Pélops avait donnée des Aphorismes n'est pas la seule que l'antiquité ait possédée. Cassiodore, qui avait été ministre de Théodoric, roi des Ostrogoths, cite xlvi une traduction latine d'Hippocrate, qu'il recommande, avec Galien et Cœtis Aurelianus, comme la source de l'instruction médicale.

Je me suis attaché, dans la liste de commentateurs que le lecteur vient de parcourir, à donner autant de détails que je l'ai pu sur ceux dont les écrits ont complètement péri ; passant beaucoup plus légèrement sur ceux qui subsistent encore, et qui, étant entre les mains des médecins, peuvent être facilement consultés.

Cette liste, outre les renseignements qu'elle fournit sur l'étude des livres hippocratiques , sur les hommes qui s'y sont livrés, sur la transmission des doctrines, cette liste, dis-je, donne une solution positive de deux questions capitales dans toute la critique des écrits qui portent le nom d'Hippocrate. Ces deux questions sont : la détermination de la date la plus ancienne à laquelle on peut reporter la collection hippocratique telle que nous la possédons encore, et l'authenticité générale de ces textes dans leur transmission depuis cette date jusqu'à nos jours.

Xénocrite de Cos avait expliqué les mots les plus difficiles de cette collection ; Bacchius, après lui, en avait fait autant; Philinus avait combattu Bacchius, et Philinus avait été auditeur d'Hérophile. Ce que nous savons de ces explications (on le verra dans le chapitre suivant) montre qu'elles avaient porté sur l'ensemble des livres hippocratiques. Ainsi Xénocrite étant antérieur à Bacchius, non seulement les successeurs d'Hérophile, mais encore ses contemporains, ont travaillé sur l'ensemble des livres dits d'Hippocrate. Ce résultat, obtenu par des recherches directes, concorde d'une autre part avec une phrase jetée en passant par Galien, où ce médecin dit que, dès l'époque d'Érasistrate, la dernière partie du traité du Régime dans les maladies aiguës était jointe à la première. L'époque de la publication de la collection hippocratique est donc forcément reportée au temps même où ont vécu Hérophile et Érasistrate, c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus antique dans la fondation des études de médecine et d'érudition à Alexandrie.

Une aussi longue série de commentateurs, qui commence à Hérophile, trois cents ans avant J.-C, et qui se termine plusieurs siècles après, montre que l'art de la critique a embrassé, dans l'antiquité, toutes les parties qui sont de son ressort : corrections du texte hippocratique ; discussions sur l'authenticité des écrits ; et explications sur les théories médicales. A nous, qui venons si longtemps après eux, l'intelligence des doctrines est plus facile que la connaissance des caractères qui font l'authenticité de tel ou tel écrit. Cette lacune dans nos moyens d'exploration donne une importance d'autant plus grande à tout ce qui a été sauvé de la critique ancienne, livres, jugements, conjectures, indices fugitifs, mentions rapides, allusions et citations que l'on voudrait plus développées, mais que l'on chercherait vainement ailleurs. Malheureusement ces écrivains ne nous ont mis que dans un petit nombre de cas en état d'apprécier les motifs qui déterminaient leur opinion sur la légitimité ou l'illégitimité des différents écrits de la collection hippocratique. Si, dans ce qui nous reste d'eux, nous trouvions leurs jugements plus souvent motivés, cela seul nous communiquerait une partie des notions qui leur étaient encore accessibles, et qui ont cessé de l'être pour nous. Malgré cette insuffisance, leur succession si bien suivie, leurs travaux si multipliés, leurs esprits si divers, leur polémique si vive, sont autaut de gages et d'assurances pour la critique moderne pendant toute la période de temps qu'ils embrassent. On ne peut nier, après cet exposé, que, toutes les fois qu'ils s'accordent sur un point, leur opinion devient d'un grand poids ; car ils ont beaucoup examiné et beaucoup débattu. Il résulte encore de la suite non interrompue des commentateurs dont je viens de faire passer la revue au lecteur, que les textes des livres hippocratiques sont étudiés, interprétés et fixés dans leur ensemble depuis une antiquité qui ne remonte pas à moins de trois cents ans avant J.-C.; que chacun de ces commentateurs a donné, pour l'époque où il a vécu, une sorte de copie légalisée des livres hippocratiques ; que par conséquent ces textes, sauf les erreurs des copistes, ont une incontestable authenticité, même dans ce qu'ils ont de plus obscur et de plus incomplet. Ce n'est pas la moins importante des conclusions que j'ai voulu tirer de l'énumération exacte de tant de livres qui ont presque tous péri, de tant d'écrivains dont il ne nous reste que des mentions fugitives.

xlvii CHAPITRE VI.

DES DIFFERENTES LISTES DES ECRITS HIPPOCRATIQUES.

Il existait dans l'antiquité des tables ou listes qui, soit qu'elles fussent destinées à un auteur unique, soit qu'elles s'étendissent à toute une branche de littérature , contenaient l'indication des livres. Galien fait mention d'une liste semblable, et en parlant d'un ouvrage (le Traité des Glandes), que nous possédons encore, il ajoute, pour en confirmer l'illégitimité, que ceux-mêmes qui ont composé les tables n'en ont pas parlé. Si un de ces index était parvenu jusqu'à nous, il nous offrirait certainement des renseignements précieux ; et quand même il se bornerait à une sèche nomenclature, il nous apprendrait encore quelle était, au moment où il avait été composé, la liste des écrits admis comme hippocratiques. A défaut d'un tel document, il faut réunir et comparer les indications qui sont éparses dans différents auteurs.

Si l'on se rappelle ce que j'ai dit dans le chapitre iv, où j'ai rassemblé les plus anciens témoignages sur Hippocrate, on comprendra qu'il serait inutile de chercher, dans l'intervalle qui a précédé l'établissement des grandes bibliothèques et de l'érudition alexandrine, une trace suivie des écrits hippocratiques. Si l'on rapproche de cette donnée celles qui ont été fournies par le chapitre précédent, où l'on a vu que les travaux sur l'ensemble de la collection ne remontent pas au-delà de Xénocrite et d'Hérophile, on trouvera, dans ce double résultat, la preuve qu'il n'est pas possible d'étendre, sur toute la collection, des lumières qui manquent absolument et qui sans doute ont manqué' dès le moment même où les œuvres hippocratiques, multipliées par la copie, acquirent beaucoup plus de publicité qu'auparavant. Ce sont deux faits connexes, et sur l'interprétation desquels je reviendrai dans un des chapitres suivants, à savoir que, d'une part, jusqu'à un certain moment, la plupart des écrits dits hippocratiques ont été peu connus, peu répandus, n'ont passé que dans un petit nombre de mains, ce qui est prouvé par la rareté des citations dans les écrivains contemporains ou immédiatement subséquents, et que, d'une autre part, la collection hippocratique parait subitement, formée complètement et livrée à l'interprétation des commentateurs avec toutes les incertitudes qui régnent sur ses origines, et toute la confusion que j'y ai déjà signalée et que j'y signalerai encore un peu plus loin. Laissons donc provisoirement de côté la première époque, qui embrasse environ cent trente ans, laissons de côté la recherche des causes d'incertitude, et de l'état de confusion où cette collection s'est trouvée dès les premiers temps, et examinons à l'aide de l'ancienne exégèse dont les livres hippocratiques ont été l'objet, quels parmi ces livres ont fait, dans l'antiquité, partie de la collection, suivant quel ordre ils ont été rangés, combien nous en avons perdu, et combien, chose singulière ! nous en avons de plus. Cette étude préliminaire est indispensable pour la solution des questions ultérieures ; elle donne des renseignements positifs, elle établit le canon de la collection hippocratique pour une époque certaine ; c'est un point fixe de plus dans une région difficile à reconnaître.

Que, dès l'antique période des premiers commentateurs, les livres hippocratiques aient existé sous forme de collection, c'est ce qu'il est possible de faire voir. Quand Érotien et Galien nous apprennent que Xénocrite, que Bacchius, Philinus et Glaucias (ce sont là les xlvii plus anciens) ont expliqué les mots obscurs de ces livres, ils ne font aucune réserve pour tel ou tel traité comme ayant été exclus du travail de ces interprètes ; évidemment, tout ce que Galien et Érotien connaissaient y avait été compris. La même remarque s'applique à Héraclide de Tarente et à Zeuxis, qui n'avaient pas rédigé des glossaires hippocratiques, mais qui avaient commenté toutes les œuvres d'Hippocrate. Toutes les œuvres d'Hippocrate, dans la bouche d'Èrotien et de Galien, signifient celles qu'ils connaissaient, celles oùGlaucias, Philinus, Bacchius et Xénocrite avaient déjà éclairci certaines difficultés de langage.

Il serait aisé, si on avait sous les yeux les oeuvres de ces critiques, de savoir quelle était, de leur temps, l'opinion la plus générale sur le canon hippocratique. Mais, de ces travaux, qui nous seraient si utiles, rien ne nous reste que des lambeaux épars. Je he puis donc donner ni l'avis de Bacchius , ni l'avis d'Héraclide ou de Zeuxis, sur la totalité de la Collection. Seulement je noterai tout ce que, à divers titres, nous savons sur l'existence , sous le nom d'Hippocrate, de tel ou tel traité, à l'époque reculée qu'ici je considère.

Hérophile avait commenté le Pronostic; c'est le plus ancien commentateur que nous connaissions ; je ne dis pas glossographe, car Xénocrite est à peu près son contemporain. Pour cette date éloignée , qui atteint les premières années du troisième siècle avant J.-C, la liste se borne à cet ouvrage, car du travail de Xénocrite il ne nous a été conservé qu'un mot, et ce mot, comme je l'ai déjà dit, se trouve appartenir au Pronostic.

Le choix fait par Hérophile porterait à croire que le Pronostic jouissait, dans les anciennes écoles médicales, de plus d'autorité et de réputation que les autres Uvres hippocratiques; et je montrerai plus loin (remarque qui vient à l'appui) qu'Érasistrate y a fait sans doute allusion, en disant, à propos de l'urine noire, qui est de fâcheux augure, que cela est écrit dans des signes. Quoi qu'il en soit, il est bon de noter, pour l'histoire de la Collection hippocratique , que le seul livre qui ait été commenté au début des commentaires médicaux sur Hippocrate, est le Pronostic: d'autant plus que ce traité a des liaisons intimes avec d'autres traités dont l'authenticité sera démontrée dans le chapitre xi ; de telle sorte que la critique détermine, de différents côtés à la fois, ses recherches et ses résultats.

D'après les renseignements fournis par Érotien et par Galien, on reconnaît que Bacchius avait travaillé sur le Pronostic ; sur la 7e section des Aphorismes et sans doute sur les Aphorismes tout entiers ; sur le Ier livre des Prorrhétiques; surleier, le iiie, le vie livres des Épidémies, par conséquent sur les sept livres ; sur le livre des Plaies de la tête ; sur le traité de l'Air , des Eaux et des Lieux (cela résulte d'une explication donnée par son abréviateur, Épiclès, sur un mot de ce traité) ; sur le livre du Régime dans tes maladies aiguës; sur le traité des Articulations; sur le traité des Instruments de réduction, avec l'Appendice que Galien appelle des Veines et qui figure aujourd'hui dans le prétendu traité de la Nature des os ; sur le livre de l'Officine du médecin ; sur le traité de la Maladie sacrée ; sur le traité de la Nature de l'enfant (on le conclut d'une explication de son abréviateur Épiclès ); sur le livre des Humeurs ; sur le livre de l'Usage des liquides ; sur le livre des Lieux dans l'homme ; sur le premier livre des Maladies. Un mot pourrait se rapporter à l'opuscule sur le Cœur ; mais dans Érotien et dans Bacchius le mot cité est laptousa, et dans le traité du Cœur on trouve seulement laptei ; de sorte qu'il est douteux que la citation se rapporte réellement à ce petit livre sur le Cœur. Ces indications sont tirées, soit de l'existence des commentaires de Bacchius sur certains traités (Galien nous apprend qu'il n'avait pas commenté toutes les œuvres dites hippocratiques ), soit des explications qui faisaient partie de son Glossaire, et que l'on reconnaît appartenir à des livres déterminés de la Collection. Mais Érotien nous a conservé l'interprétation de bon nombre d'autres mots qui sont communs à plusieurs traités à la fois, et dont je n'ai pas, en conséquence, fait usage. Ainsi il ressort clairement de ces lambeaux du Glossaire de Bacchius, qu'il avait eu , sous les yeux, d'autres livres hippocratiques que ceux qui sont seuls mentionnés dans le relevé ci-dessus. C'est une remarque qui vient confirmer directement l'argument indirect que j'avais tiré du silence d'Érotien et de Galien pour prouver que Bacchius avait connu tout ce qu'ils connaissaient.

xlix Deux explications de Philinus se rapportent, l'une au Pronostic , l'autre an livre des Articulations.

On trouve la preuve que les traités des Humeurs, de l'Usage des liquides, que le Ier et le vie livre des Épidémies et le livre des Articulations avaient fourni des contributions au Glossaire alphabétique composé par Glaucias sur l'ensemble des livres hippocratiques, Glaucias avait probablement composé, outre cet ouvrage, des commentaires spéciaux sur quelque traité. On peut le conjecturer du moins pour le 6e livre des Épidémies, dont Galien dit que les premiers commentateurs avaient été Zeuxis, Héraclide de Tarente, Héraclide d'Erythrée, et, avant eux, Bacchius et Glaucias. Il en faut dire autant du livre de l'Aliment, auquel ce médecin avait consacré un travail particulier.

Des citations prouvent que Zeuxis avait compris, dans son commentaire général, au moins les iiie et vie livres des Épidémies , le traité des Humeurs, celui des Lieux dans l'homme, le 1er livre des Prorrhétques, la 7e section des Aphorismes , le livre sur l'Officine du médecin.

Galien a conservé des traces de commentaires d'Héraclide d'Erythrée sur le iiie et le vie livres des Épidémies.

Des grands travaux d'Héraclide de Tarente qui avaient embrassé l'ensemble de la Collection hippocratique, j'ai relevé la mention de ses explications sur le livre des Humeurs, sur un aphorisme qui est dans la 7e section , sur le iiie et le vie livres des Epidémies, sur le ινe livre des Épidémies , sur le 1er livre des Prorrhétiques, sur le traité des Articulations, sur le livre de l'Officine du médecin, sur l'opuscule de l'Art, sur leivvre de l'aliment. Puisqu'il avait commenté la 7e section des Aphorismes, il est bien entendu qu'il avait commenté cet ouvrage tout entier. Au reste, cela est dit formellement ailleurs. Galien, dans son commentaire sur le livre de l'Aliment, rapportant un aphorisme, dit qu'Héraclide avait commenté cet aphorisme ainsi que tous les autres. Je n'insiste là-dessus que pour montrer que les lacunes laissées entre les renseignements venus d'une si haute antiquité peuvent, dans maintes circonstances, être fcomblées avec certitude.

Cydias de Mylasa et Ischomaque s'étaient occupés de l'ouvrage sur les maladies des femmes.

Le traité des Plaies de la tête, avait été interprété par Euphorion et par Lysimaque de Cos; il est question des explications de Philonidés de Sicile sur le 1er et le vie Uvres àess Epidémies, qu'il avait sans doute embrassées dans un travail complet.

Démétrius, l'épicurien, avait commenté les Prénotions coaques.

Philon-le-Juif cite le traité des Semaines.

Celse s'appuie de l'autorité du ve livre des Épidémies; et, lorsqu'il dit qu'Hippocrate a placé la cause de toute maladie dans les esprits , il fait une évidente allusion à l'opuscule sur les airs.

Sans donner une liste complète des ouvrages que tel ou tel critique a regardés comme faisant partie de la Collection hippocratique, les indications disséminées et fugitives que j'ai rassemblées sous les yeux du lecteur, montrent que cette Collection existait dès lors dans tout ce qu'elle a d'essentiel. Les titres de certains traités n'y figurent pas ; mais ce n'est point une raison pour croire qu'ils n'aient été ni connus, ni commentés à l'époque de Bacchius, de Glaucias, d'Héraclide de Tarente et de Zeuxis ; car les listes complètes des ouvrages admis et expliqués par ces auteurs, ne nous sont pas arrivées, et nous n'en possédons que des fragments. D'ailleurs il est facile de voir que beaucoup de traités se supposent mutuellement. En sachant que Bacchius, par exemple, a commenté la 7e des Aphorismes, nous pouvons en conclure évidemment qu'il a commenté l'ouvrage tout entier. La certitude ne sera pas moindre quand nous affirmerons que ses travaux sur les traités que seuls nous trouvons cités, prouvent l'existence de travaux semblables sur la plupart des traités qui sont mentionnés par Érotien et Galien. Un exemple montre clairement comment les renseignements que nous possédons démontrent l'existence de commentaires sur un beaucoup plus grand nombre d'ouvrages que ceux qui ont été rapportés un peu plus haut. Un mot d'Érotien nous apprend que Bacchius l avait commenté le traité de la Nature de l'enfant; mais ce traité lui-même est une suite du traité de la Génération, et certainement Bacchius avait connu l'un puisqu'il avait connu l'autre. Quand on rencontre la preuve qu'un commentateur a expliqué une expression du iiie livre des Épidémies et une expression du νιe, il est indubitable que ses explications s'étendaient aux sept livres. Le même raisonnement s'applique à toutes les lacunes importantes que présentent les indications réunies sur les travaux critiques des plus anciens commentateurs.

Ainsi, depuis l'âge d'Hérophile et d'Érasistrate , se déroule une série non interrompue de travaux qui ont pour objet Hippocrate , et la collection qui porte son nom. Elle est constituée dès lors; et cependant ses imperfections, son désordre, ses obscurités et ses incertitudes exercent, dès lors aussi, toute la sagacité des critiques. Cette remarque est donc digne d'attention, et je la consigne ici comme une date importante dans l'histoire de cette Collection. Auparavant on connaît, on cite plusieurs ouvrages d'Hippocrate, et on ne connaît, ni ne cite l'ensemble des oeuvres qui ont été rassemblées sous cette commune appellation. Depuis, elle est établie d'une manière irrévocable dans ses parties essentielles ; les critiques y ajoutent ou y retranchent, selon leur propre jugement, mais ils en consacrent en même temps, par leurs travaux, l'existence, la composition et la tradition. Visiblement, elle a été formée, en tant que Collection, au moment où la fondation des grandes bibliolhèques publiques développèrent le goût des livres et de l'érudition. Du reste, à ce point d'histoire littéraire, qui mérite plus qu'une indication passagère, un chapitre spécial est réservé.

Érotien est le premier dont il nous reste une liste complète. Il importe de la rapporter ici puisque c'est le plus ancien monument de ce genre qui nous ait été conservé, et de la comr parer aux indications tirées des sources antérieures. Il y admet le Pronostic; le 1er et le 2e livres des Prorrhétiques , en ajoutant qu'il prouvera ailleurs que cet ouvrage n'est pas d'Hippocrate ; le traité des Humeurs ; le traité des Airs ; de la Nature de l'homme , dans lequel est sans doute compris , comme c'était l'usage dans les éditions de l'antiquité, l'opuscule sur le Régime des gens en santé ; de la Maladie sacrée; des Lieux et des Saisons; des Fractures; des Articulations ; des Ulcères ; des  Blessures et des traits ; des Plaies de tête; de l'Officine du médecin; des Instruments de réduction; des Hémorrhoïdes et fistules; des maladies, deux livres; de la Tisane; des Lieux dans l'homme; des Maladies des femmes, deux livres; de l'Aliment; des Femmes stériles ; des Eaux ; les Aphorismes ; les Epidémies, sept livres; le Serment ; la Loi ; de l'Art ; de l'Ancienne médecine ; le Discours d'ambassade et le Discours de supplication.

Comparons cette liste avec ce que nous savons des listes dressées par les commentateurs précédents. Érotien en exclut réellement les Prorrhéliques par la remarque qu'il joint en les y inscrivant; néanmoins les anciens, Bacchius entr'autres, connaissaient les Prorrhéliques, du moins la partie qui porte dans nos éditions le titre de Premier livre, et qui est très semblable aux Prénotions de Cos. En second lieu , il admet, comme vraiment hippocratique , le traité des Humeurs contre l'opinion de Glaucias et d'Héraclide, qui regardaient ce livre comme provenant d'une autre source. En troisième lieu, il exclut les Prénotions coaques , qui avaient été admises par Démétrius l'épicurien. En quatrième lieu, le traité des Semaines, cité par Philon-le-Juif comme une autorité hippocratique, ne figure pas dans le catalogue d'Érotien. En cinquième lieu, il ne mentionne pas le traité qui, dans une édition, porte le titre de Premier livre des maladies, et qui avait été cité par Bacchius. Ce sont là les seules différences que, vu l'insuffisance des notions possédées sur les travaux des anciens commentateurs, nous puissions signaler avec certitude. Il est inutile d'établir aucune comparaison entre la liste d'Érotien et les listes précédentes dans le but de voir ce que la première a de plus que les secondes, car de celles-ci nous ne possédons que des fragments qui ne permettent aucun rapprochement de ce genre.

D'Érotien à Galien il se trouve un grand nombre de commentateurs dont les œuvres ont totalement péri. Comme leurs témoignages n'ont plus la même importance que ceux des eommentateurs antérieurs à Érotien, comme aussi leurs indications, que j'emprunterais à li Galien, ne nous apprendraient rien de plus que ce que nous apprend cet écrivain lui-même, je me bornerai à réunir les mentions que le médecin de Pergame a faites des livres hippocratiques. Il avait consacré un ouvrage spécial à la critique de ces livres, ouvrage qui a malheureusement péri, et dont rien ne peut compenser la perte. Il y avait sans nul doute donné le catalogue de tous les traités qui figuraient dans la Collection hippocratique à un titre ou à un autre. Dans l'absence de ce catalogue , je vais réunir tout ce qui, dans les volumineux écrits de Galien, se rapporte aux recherches dont je m'occupe en ce chapitre.

Il est inutile que je répète à propos de Galien la liste donnée par Érotien ; je me contenterai , pour abréger, de signaler les différences. Galien a cité tous les livres énumérés dans le catalogue d'Érotien, à l'exception d'un seul, qui est celui sur les Blessures et sur les traits. Il a en sus (et c'est sans doute le même sous un autre nom) il a en sus un traité sur les Blessures dangereuses. Il a nommé de plus que lui : les Prénotions de Cos , que des critiques antérieurs à Érotien ont mentionnées, mais que celui-ci a exclues de sa liste ; le traité des Affections internes ; le traité des Affections ; le traité des Chairs ou des Principes ; le traité des Semaines ; le traité du Cœur , ainsi que cela résulte d'une citation où il n'en rapporte pas le titre, mais ou il y emprunte un long passage ; le traité des Glandes , qu'il déclare apocryphe ; les opuscules sur la Naissance à sept mois et à huit mois ; le traité du Régime ; le traité des Songes. Érotien n'admet dans sa liste que deux livres des Maladies, qui sont le second et le troisième de ceux qui portent ce titre dans notre collection ; Galien, qui nous apprend que ce nom avait été donné aussi aux traités sur les Affections, en cite trois qui répondent au premier, au second, au troisième de ceux que nous possédons. Je n'ai trouvé dans Galien aucune trace de celui que nos éditions appellent le quatrième. En revanche , il nomme à diverses reprises un traité qu'il désigne sous le titre de livre des Maladies, le petit, et que nous avons tout à fait perdu.

On voit, par ce rapprochement, combien les auteurs dans l'antiquité ont varié sur le catalogue des livres hippocratiques. Si nous avions conservé un plus grand nombre de ces commentaires, nous aurions, sans aucun doute, à constater bien plus de divergences. Ce que je viens de montrer suffit pour attester toutes les difficultés qui entourent l'histoire de la collection dite des œuvres d'Hippocrate. Érotien ne nous donne nulle part les motifs de ses jugements sur les différents livres de sa liste; Galien est un peu plus explicite ; cependant il n'entre jamais avec détail dans la discussion de l'authenticité de tel ou tel livre. Quelquefois (et cela est déjà précieux) il constate l'unanimité des critiques à admettre un ouvrage comme légitime ou à le rejeter comme illégitime. Plus souvent il rapporte les assertions des critiques, auxquelles il joint les siennes, mais sans motiver avec quelque soin les unes et les autres. Les indications de Galien, rapprochées de la Uste d'Érotien, et placées en regard des fragments recueillis dans les œuvres, aujourd'hui perdues, des critiques antérieurs, tels que Zeuxis, Héraclide de Tarente, Glaucias et Bacchius, ont du moins cela d'avantageux qu'elles reportent, toutes, la diffusion des livres hippocratiques à l'époque que j'ai déjà fixée, c'est-à-dire à celle où le zèle de l'érudition se développa à Alexandrie avec la fondation des bibliothèques. Il est même possible de retrouver, dans lés critiques postérieurs, des traces qui prouvent que les critiques antérieurs ont aussi connu les écrits rejetés du canon hippocratique d'Érotien. Ainsi ce dernier a admis, dans son Glossaire, des mots qui n'appartiennent à aucun des traités inscrits dans sa liste, et qui se trouvent dans d'autres traités qu'il en a écartés. Le mot ichthuèn, qui se lit dans le fragment sur l'Exsection du fœtus, est dans le Glossaire; et deux mots dont l'un est du traité des Affections internes, et l'autre de notre 1er livre des Maladies, y sont expliqués, quoique le catalogue d'Érotien ne fasse mention ni du fragment sur l'Exsection du fœtus, ni du livre des Affections internes, ni de ce premier livre des Maladies. Cela s'explique: Érotien puisa largement dans les ouvrages de ses devanciers, c'est de ces ouvrages que se sont glissées dans son Glossaire, des explications qui appartiennent à des traités auxquels il a refusé le droit de bourgeoisie dans son catalogue, mais qui figuraient dans le catalogue d'autres critiques, puisqu'eux avaient cru devoir en interpréter certaines expressions difficiles.

lii Ainsi tout cela s'appuie réciproquement ; les commentateurs se tiennent ; et à part le traité des Glanda, que Galien assure n'être cité par aucun critique, par aucune table, et que cependant il attribue aux hippocratiques postérieurs, tous sont acceptés comme transmis par la tradition, et escortés, dès l'origine que j'indique, de tous les témoignages nécessaires: C'est à cette masse d'écrits, venant tous d'une source obscure dont on perd la trace en entrant dans les temps antérieurs à l'établissement des écoles d'Alexandrie, c'est à cette masse d'écrits, dis-je, qu'ensuite la critique s'applique, et sur l'authenticité desquels elle porte des jugements très différents. De là les divergences dans les listes. J'insiste avec soin sur cette double circonstance que, d'une part, les critiques de l'antiquité, les uns par les autres, font remonter l'ensemble de la collection hippocratique jusqu'à l'intervalle qui précède les écoles d'Alexandrie, et que « de l'autre part, ils ne s'en divisent pas moins sur l'arrêt particulier qu'il convient de rendre concernant chacun de ces livres. Évidemment ils étaient placés, au fond, dans la même situation que le critique qui vient si long-temps après eux glaner dans le même champ* Ils reconnaissaient bien que la coUection hippocratique appartenait à l'intervalle de temps que j'appellerai anté-alexandrin ; mais quand il s'agissait de se prononcer sur l'authenticité de chaque traité en particulier, c'était sur d'autres motifs qu'ils se décidaient ; ce sont aussi d'autres motifs qu'il faut chercher pour nous décider dans la même question.

Après Galien, les commentateurs et les témoignages perdent beaucoup de leur intérêt; Palladius et Etienne, commentant, l'un le traité des Fractures, l'autre le Pronostic, désignent plusieurs écrits qu'ils regardent comme étant d'Hippocrate ; mais ils ajoutent qu'ils ne savent de quel Hippocrate, qu'il y en a eu quatre, l'un fils de Gnosidicus, l'autre fils d'Héraclide, l'autre fils de Dracon, l'autre fils de Thessalus.

Il est difficile de se faire une idée de la manière dont la collection hippocratique était distribuée du temps de Suidas. Voici les paroles de cet écrivain : « Les livres d'Hippocrate sont connus de tous ceux qui s'occupent de médecine... Nous citerons les principaux. Le premier est le Serment ; le second enseigne le Pronostic; le troisième contient les Aphorismes, qui dépassent la portée de l'esprit humain; le quatrième est l'Hexacontabiblos  (appelé ainsi parce qu'il est composé de soixante livres), ouvrage aussi célèbre qu'admirable, et qui embrasse toute la science et toute la sagesse médicales. » Je ne sais à quoi répond au juste cet Hexacontabiblos ; sous ce titre sont compris sans doute la plupart des livres que nous possédons encore.

Une indication plus précieuse est fournie par Démétrius Pépagomène dans son petit traité de la Goutte. Il y cite des passages du livre que nous appelons dans nos éditions le Quatrième des maladies, et qui, exclu de la liste d'Érotien, n'est pas non plus mentionné par Galien.

Il ne me reste plus, pour terminer ce travail, qu'à comparer avec ces différentes indications fournies par les anciens le canon hippocratique tel qu'il se trouve dans nos livres imprimés. Nous avons plus et nous avons moins que ces listes, c'est-à-dire que des traités qui y sont dénommés ne sont pas parvenus jusqu'à nous, et que d'autres traités qui figurent dans notre collection n'y sont pas indiqués.

Nous avons de moins (tout cela sera prouvé dans l'examen particulier de chacun des livres hippocratiques) le traité des Blessures et des traits, le traité des Plaies dangereuses, le traité appelé par Gallien le livre des Maladies, le petit, enfin le traité des Semaines. C'est là tout ce qui nous manque ; et encore j'ai rendu à la lumière une traduction latine de ce dernier traité, laquelle pourra, jusqu'à un certain point, suppléer à la perte de l'original.

Nous avons en plus: l'opuscule du Médecin; celui sur l'Honneur ; les Préceptes; le livre des Crises ; celui des Jours critiques ; de la Superfétation; de la Dentition ; de la Nature des os ; des Maladies des jeunes filles ; de la Nature de la femme; de la Vue; de l'Exsection du fœtus mort ; de l'Anatomie ; la huitième section des Aphorismes ; le fragment des Médicaments purgatifs. Ce n'est pas une petite singularité que d'avoir plus de traités hippocratiques que n'en a connu l'antiquité. J'y reviendrai ailleurs ; je dirai seulement d'avance que les uns sont des fragments d'ouvrages véritablement anciens dont les auteurs sont tout-à-fait inconnus, et que les autres ne sont que des centons faits avec les livres hippocratiques à une époque comparativement très moderne.

lii La collection hippocratique ayant prêté à tant de divergences dans les jugements que les critiques en ont portés, il n'a pu, non plus, y avoir de règle fixe pour l'arrangement dont chacun l'a crue susceptible. Cela devait être, et cela est en effet. Mais ces différences se sont étendues aux traités eux-mêmes en particulier ; et ils ont été diversement coupés et réunis dans les éditions qu'en ont données les critiques de l'antiquité. Galien nous apprend qu'au traité de la Nature de Îhomme la plupart des éditions joignaient un opuscule sur le Régime des gens en santé ; et dans son commentaire il se conforme à cet ordre. Il est tout à fait probable que, dans la liste d'Érotien, sous le litre de la Nature de l'homme, il faut aussi entendre le morceau sur le Régime des gens en santé. Mais dans toutes nos éditions (et elles ont eu des manuscrits pour modèles) ces deux écrits sont séparés l'un de l'autre. En rapportant plus haut que Bacchius avait connu le livre de la Nature de l'Enfant, j'ai ajouté que sans doute il avait connu celui sur la Génération, qui y tient ; j'étends cette remarque à Érotien, qui, sous ce titre de livre sur la Nature de l'Enfant, a, je pense, compris aussi le livre de la Génération. La division de ces deux livres est tout-à-fait arbitraire.

Dans quelques éditions de l'antiquité, le livre des Fractures et celui des Articulations formaient un seul traité, qui portait le titre commun de traité sur l'Officine du médecin.

Un morceau que Galien cite quelquefois sous le nom de Description des veines se trouvait, de son temps et du temps des commentateurs les plus anciens, joint au livre des Instruments de réduction. Aujourd'hui il est placé à la fin du livre qui, dans nos éditions, porte le titre de livre sur la Nature des os.

Galien nous apprend que Dioscoride fut le premier qui déplaça un morceau du 3e livre des Epidémies, morceau qui jusque là avait été mis à la fin, et que cet éditeur remit avant la série des seize derniers malades. La plupart des éditions modernes ont suivi l'ordre indiqué par Dioscoride. Dans les manuscrits et dans les premières éditions, le traité de l'Air, des eaux et des lieux a été l'objet de l'erreur la plus grossière en ce genre. Il a été coupé en deux parties, dont l'une porte le véritable nom, et dont l'autre est placée à la suite du traité sur les Plaies de tête ; dans quelques manuscrits même, cette dernière fait un livre à part sous le nom dé traité du Pronostic des années. Je n'ai rappelé ce fait que pour signaler l'incroyable désordre que des copistes sans intelligence introduisaient souvent dans les livres, et pour justifier le parti pris par Dioscoride.

Les titres des livres n'ont, de leur côté, rien de fixe. D'abord ils ne sont nullement le fait des auteurs qui ont composé l'ouvrage. Les écrivains dont les œuvres entrent dans la collection hippocratique, n'ont pas souvent nommé leurs propres livres. On a vu combien de ces traités nous avons perdu, et il n'est plus possible de reconnaître si la citation énonçait un véritable titre, ou bien une indication du sujet du traité. Dans les cas où les renvois se réfèrent à des traités encore existants, le renvoi désigne le livre tout autrement que par le titre qu'il porte aujourd'hui. Ainsi l'auteur du traité sur les Maladies des femmes, y citant celui sur la Nature de l'enfant, désigne ce dernier sous le nom de traité sur la Formation, ou ailleurs un peu autrement, sur la Nature de l'enfant dans la génération. Et réciproquement dans ce dernier traité, nommant celui sur les Maladies des femmes, il annonce ce qu'il dira én toisi gunaikieios nousèmasi, tandis que dans notre liste le titre est seulement péri gunaikeioiôn.

Ces faits prouvent que les titres des livres n'y ont pas été mis par les auteurs eux-mêmes. Il ne faut pas s'étonner s'ils ont présenté tant de différences. Le traité que Galien cite sous le nom de livre sur l'Air, les Eaux et les Lieux, porte, dans Érotien, le titre de livre sur les lieux et les Saisons, et, dans Athénée, le titre de livre sur les Lieux. Ce que Galien appelle sur l'usage des Liquides, Érotien et Athénée l'appellent des Eaux. Le traité des Chairs est aussi appelé des Principes. Quelques-uns avaient appelé le 6e livre des Épidémies, Constitutions de Thessalus. Le traité que nous appelons le premier livre des Maladies, Galien l'appelle, quelquefois, simplement livre des Maladies ; d'autres fois, il ajoute qu'on lui donne à tort le titre de premier : notre deuxième est appelé premier par Érotien, et par Galien premier livre des Maladies, le grand ; notre troisième est appelé second par Érotien, et par Galien deuxième livre des Maladies, le petit. Notre livre des Affections internes porte les liv différents noms de livre grand des Affections, livre sur les collections purulentes de la poitrine, deuxième livre, le plus grand, sur les Maladies. Au reste, ces désignations étaient sr variables et si confuses, que, pour ces traités, Galien transcrit souvent la première ligne afin qu'on sache positivement celui qu'il cite.

Le traité du Régime dans les maladies aiguës est appelé par Érotien livre sur la Tisane ; par d'autres, livre contre les Sentences cnidiennes; par d'autres, livre sur le Régime ou, comme dit Cœlius Aurelianus, Diœteticus. Le traité que nous appelons sur le Régime portait, dans l'antiquité, deux titres différents, suivant qu'on en considérait à la fois les trois livres, ou seulement les deux derniers : dans le premier cas, il était intitulé livre sur la Nature de l'homme et sur le Régime, et, dans le second cas, livre sur le Régime.

La division en chapitres ou en livres est aussi l'œuvre des éditeurs et non des auteurs eux-mêmes. Rufus avait divisé les Aphorismes en trois sections , Soranus en quatre , Galien a suivi la division en sept, qui était probablement la plus ancienne. Etienne nous apprend que c'est Galien qui a partagé le Pronostic en trois sections. Apollonius de Cittium avait partagé le traité des Articulations en trois parties; Galien l'a partagé en quatre. Les anciens livres, tels qu'ils étaient sortis des mains des auteurs, ne portaient aucune de ces divisions ; il n'y avait, comme dit Palladius , que celles qui résultent du sens et du passage d'un sujet à un autre.

Si les titres des traités eux-mêmes ne viennent pas des écrivains originaux, à plus forte raison les intitulés des chapitres et des divisions ne sont pas non plus leur ouvrage. Galien , arrivant, dans son commentaire sur le 3e livre des Épidémies, au passage ou Hippocrate décrit une constitution pestilentielle, dit que plusieurs manuscrits portaient en titre seulement Constitution, que Dioscoride avait mis dans son édition Constitution chaude et humide ; et que d'autres exemplaires n'avaient aucune espèce d'intitulé.

Tous ces détails, que j'ai réunis avec soin , montrent que la Collection hippocratique, lorsqu'elle fut livrée au public, n'avait ni un ordre établi, ni des titres fixes, ni des divisions incontestables , que ce furent les éditeurs qui successivement l'arrangèrent et la distribuèrent suivant leur propre jugement, et que, dès lors, elle manquait d'une authenticité suffisante pour que la main des arrangeurs ne s'y immisçât pas, avec raison, avec-utilité sans doute, mais souvent aussi avec arbitraire.

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