Socrate le Scolastique

SOCRATE

 

HISTOIRE DE L'EGLISE

AVERTISSEMENT

LIVRE I  - LIVRE II (partie I - partie II)

 

HISTOIRE

 

 

D E

 

 

L'EGLISE,

 

 

Ecrite par

 

SOCRATE.

Traduite par Monsieur COUSIN, Président

en la Cour des Monnaies.

DEDIEE A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN.

TOME II.

Suivant la Copie imprimée,

A PARIS .
Chez DAMIEN FOUCAULT, Imprimeur et
Libraire ordinaire du Roi.

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M DC LXXXVI

3


A

MONSEIGNEUR

 

LE DAUPHIN.

 

MONSEIGNEUR.

La forte inclination que vous avez pour les vielles lettre, et le merveilleux progrès que vous  4 y faites à la vue et à l'étonnement de toute l'Europe, ne me laissent pas lieu de douter que vous n'ayez de l'estime pour l'Ouvrage, dont je prends la hardiesse de vous offrir la Traduction.

Vous n'avez pu lire ce qui s'est passé dans le monde, depuis qu'il a des Princes Chrétiens, comme vous l'avez lu MONSEIGNEUR, et comme vous le lisez tous les jours avec une pénétration qui est au dessus de votre âge, et qui répond parfaitement a la grandeur de votre Royale Naissance, et à la gloire des héroïques Exploits auxquels le Ciel vous destine, sans avoir lu en même temps, une partie de ce qui s'est passé dans l'Eglise, puisque son Histoire est en quelque sorte l'Histoire de toutes les Nations. En étudiant les Antiquités des Juifs, ou des Grecs, et en voyant les Annales des Romains, ou des Barbares, vous avez sans doute remarqué des traces de l'Origine, et de l'établissement de notre Religion parmi ces Peuples, et  vous avez vu quelque image des combats qu'elle a donnés, des victoires qu'elle a remportées, des triomphes qu'elle a mérités, et de la paix dont elle a joui, comme du fruit et de la récompense de ses travaux et de son courage. Mais toutes ces merveilles, MONSEIGNEUR, ne vous ont paru dans les Auteurs profanes que comme de légers crayons, dont les traits ne s'aperçoivent qu'imparfaitement au travers d'un nuage formé ou par l'ignorance, ou par la malignité du Paganisme ; au lieu qu'elles vous seront mon- 5 trées par Socrate dans leur juste étendue, et dans tout leur jour. Si vous prenez la peine, MONSEIGNEUR,  de jeter les yeux sur son Histoire, vous reconnaîtrez qu'on peut dire d'elle, avec un plus légitime fondement que l'Orateur Romain n'a dit de celle qui lui était connue ; c'est-à- dire de la profane, qu'elle est le flambeau de la vérité, la vie qui rend les grands événements immortels, et la maîtresse des mœurs. Vous y verrez, MONSEIGNEUR, des préceptes et des exemples de vertu, qui ne se trouvent point en celles que les Païens nom ont laissées, et qui ne vous seront pas moins agréables dans notre langue, que dans la leur. Vous n'avez garde, MONSEIGNEUR, de négliger la langue qui vous est naturelle, dans le temps que vous travaillez, avec une application continuelle, et avec succès le plus heureux que l'on eût jamais pu désirer, pour apprendre les Etrangères. Elle a sur les langues mortes l'avantage d'acquérir chaque jour de nouvelles beautés et de tendre à une plus grande perfection ; et elle n'en a pas un moindre sur les autres qui sont vivantes comme elle, puisqu'elle a celui d'être consacrée par l'usage, dans un Royaume que notre Grand Monarque rend le plus florissant de l'Univers. Quelque connaissance, MONSEIGNEUR, que le temps et l'étude puissent vont donner de celles des Alexandres et des Césars. vous vous servirez principalement de celle de la France pour exprimer vos généreuses pensées, et pour dé- 6 clarer vos Royales volontés aux Peuples qui auront le bonheur de relever de votre puissance. Ce sera d'elle aussi dont ceux qui entreprendront de publier vos louanges emploieront les termes, comme c'est d'elle que j'en emprunte pour témoigner la plus forte de mes passions, et le plus ardent de mes désirs, qui sont d'être toute ma vie avec un zèle très sincère et un respect très profond.

MONSEIGNEUR,

Votre très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur.

COUSIN.

 

 

7 AVERTISSEMENT.

 

SOCRATE n'acquit à Constantinople au commencement du Règne de Théodose, et y étudia en Grammaire sous Ammonius, et Helladius célèbres Professeurs qui s'y étaient retirés, au temps que les Temples d'Alexandrie où ils étaient Prêtres, avaient été démolis par les soins de Théophile.

Quand il eut achevé ses études, il se mit au Barreau, et plaida. Mais il renonça bientôt à cette profession, et entreprit d'écrire l'Histoire de l'Eglise. Il ne faut pas douter qu'il n'ait été capable de l'écrire d'un style plus relevé que n'est celui dont il s'est servi. Il n'a négligé les figures et les ornements du discours, que comme peu convenables à son sujet, et il a témoigné en trois endroits, autant que la modestie le pouvait permettre, qu'il ne lui aurait pas été malaisé de les employer. Il est vrai pourtant que si sa manière d'écrire n'est pas sublime, elle est au moins claire et nette, et qu'elle n'a rien d'obscur, ni d'embarrassé comme celle d'Eusèbe qui selon le jugement de Photius, n'a ni force, ni douceur, ni beauté.

Il est difficile de composer une Histoire avec un plus grand soin que celui que Socrate a apporté à la sienne. Il avait fait les deux premiers Livres sur la foi de Rufîn. Mais ayant depuis reconnu par la lecture des ouvrages de saint Athanase, que cet Historien avait omis les circonstances principales 8 de la persécution que ce généreux défenseur de la Divinité du Verbe avait soufferte, il a refait ces deux premiers Livres, et y a inséré des Formulaires de Foi, les Lettres des Conciles et des Empereurs, et d'autres actes importants, qui servent de preuves aux vérités les plus remarquables. Pour les cinq autres Livres, il les a composés tant sur la foi de Rufin, et de quelques autres Ecrivains, que sur le rapport de ceux qui avaient été témoins de la manière dont les choses s'étaient passées, et qui pouvaient en être les mieux informés. Cela n'a pas empêché que par une méprise presque inévitable à la condition humaine, il  ne se soit trompé en quelques endroits, et qu'il n'ait avancé des faits contraires à la vérité. Je crois en devoir remarquer ici quelques uns, de peur que ceux qui prendront la peine de lire ma Traduction, ne pouvant les discerner, n'y ajoutent entière créance. Il confond Maximien avec Maximin, ce qui paraît d'autant plus surprenant, qu'il semble qu'un homme qui vivait comme lui à Constantinople, et qui faisait profession d'écrire principalement ce qui était arrivé dans cette Capitale de l'Empire, devait savoir les distinguer.

Il assure qu'il y eut cinq Evêques dans le Concile de Nicée qui refusèrent d'approuver la doctrine qui y avait été décidée, et de recevoir le terme de consubstantiel ;. savoir Eusèbe de Nicomédie, Théognis de Nicée, Maris de Calcédoine, Théonas de Marmatique, et Second de Ptolémaïde. Il ajoute que le Concile prononça anathème contre eux, aussi bien que contre Arius, et que l'Empereur Constantin condamna au bannissement, Arius, Eusèbe, et Théognis. II paraît néanmoins par la lettre du Concile qu'il n'y eut que Théonas, et Second qui refusèrent de signer, et le même fait est justifié par le témoignage de saint. Jérôme et de Théodore:. On ne peut pas nier 9 qu'Eusèbe, et Théognis n'aient été exilés par le. commandement de l'Empereur Constantin. Mais ce fut en un autre temps, et pour un autre sujet que ne dit Socrate. Ce fut certainement en un autre temps, puisque ce ne fut qu'environ trois mois, après le Concile, selon le témoignage de Philostorge. Ce fut aussi pour un autre suet, et non. pour avoir refusé de recevoir la doctrine du Concile, comme dit Socrate, ni pour avoir effacé leur signature, comme je le ferai voir dans le Volume suivant ; mais pour avoir admis à leur communion des Ariens d'Alexandrie qui étaient retranchés de celle de l'Eglise, comme Constantin le marque dans sa lettre à l'Eglise de Nicomèdie, rapportée par Gélase de Cyzique, et somme le Concile d'Alexandrie cité par saint Athanase dans sa seconde Apologie l'assure positivement.

C'est par une suite de la même faute qu'il a mis la mort d'Alexandre Évêque d'Alexandrie, et l'ordination de saint Athanase, après le rappel d'Eusèbe, et de Théognis, bien qu'il soit certain qu'Alexandre mourut en la même année, où le Concile de Nicée avait été tenu, et qu'avant que d'expirer il désigna S. Athanase pour être son successeur. Il s'est trompé de la même sorte quand il a rapporté la mort d'Alexandre Evêque de Constantinople à l'année 340. Car il est aisé de prouver que Paul était assis sur le Siège de cette Église dès le temps du Grand Constantin, qui mourut  en 337.

Le récit que Socrate fait du Concile de Sirmich est fort imparfait, et n'en peut donner qu'une idée fort obscure, et fort confuse. Il dit, qu'en l'année d'après le Consulat de Serge et de Nigrinien, où il n'y eut point de Consuls, à cause des désordres de la guerre, les évêques, tant d'Orient que d'Occident s'assemblèrent à Sirmich, déposèrent Photin qui soutenait les erreurs de Sabellius et composèrent trois Formulaires, dont le 10 premier fut dicté en Grec par Marc Évêque d'Arétuse, et les deux autres furent dictés en Latin par d'autres Prélats. Ainsi il ne reconnaît qu'un Concile de Sirmich tenu en l'année d'après le Consulat de Serge, et de Nigrinien, et où il n'y avait point de Consuls, c'est-à-dire en l'année 351 et il attribue à cet unique Concile la composition de trois Formulaires.

II est constant cependant qu'il faut distinguer quatre Conciles tenus en la Ville de Sirmich. Le premier fut tenu par des Evêques d'Occident en 349. Puisque selon le témoignage de S.Hilaire dans les Fragments donnés au public par Monsieur le Fèvre, ce fut deux ans après celui de Milan, qui avait été tenu en 347. et Photin y fut condamné et déposé. Mais la faction du peuple qui admirait son éloquence empêcha que la Sentence ne fut exécutée.

Le second Concile de Sirmich fut tenu deux ans après 351 par des Evêques d'Orient, et Photin y fut encore condamné, déposé, et chassé de son siège, après qu'il eut été convaincu dans une conférence publique qu'il avait eue avec Basile, Évêque d'Ancyre.

Le troisième Concile de Sirmich fut tenu en 357 par un petit nombre d'Evêques d'Occident, en présence de Constance. Le quatrième, et le dernier fut tenu en 359 sous le Consulat d'Eusèbe, et d'Hypatius.

Ce fut dans le second de ces Conciles tenu en 351 que le premier formulaire fut composé en Grec, non par Marc Evêque d'Arétuse, comme dit Socrate, parce qu'il n'y avait dans ce Concile-là que des Evêques d'Orient, mais par d'autres.

Le second formulaire fut composé dans le troisième Concile tenu en 357, c'est celui-là que saint Hilaire appelé le blasphème d'Osius, et de Potame, parce qu'il fut dicté par l'un de ces Evêques, 11 et signé par l'autre. II est certain qu'Osius n'alla point à Sirmich en l'année  351 parce que les chemins n'étaient pas libres alors., et que l'Occident était sous la puissance de Magnence. Mais il y alla en 357 et par une faiblesse déplorable consentit à l'impiété des Ariens.

Le dernier Formulaire fut dressé dans le dernier Concile de Sirmich par Marc Évêque d'Arétuse avec la date de l'année, et des Consuls, ce qui donna sujet a saint Athanase de reprocher aux Évêques qui avaient fait cette assemblée-là,, que leur foi était changeante comme le temps, au lieu qu'elle devait être constante, et invariable.

Il était nécessaire de distinguer ces Formulaires, et ces Conciles pour ôter la confusion que Socrate avait mise dans sa narration.

.En faisant l'Histoire du Concile tenu à Antioche par les Ariens en l'année 341, il remarque que Jules Évêque de Rome n'y assista point, et n'y envoya personne en sa place, encore ajoute-t-il qu'il soit défendu par le Canon, de rien ordonner sans la participation de l'Evêque de Rome.

Il répète à peu prés la même chose en un autre endroit, où il dit, que le Pape se plaignit de l'aigreur avec laquelle les Ariens lui avaient écrit, et de ce qu'ils ne l'avaient point invité de se trouver à leur assemblée, bien qu'il soit défendu par le Canon de rien ordonner sans l'avis et le consentement de l'Evêque de Rome. Monsieur de Valois a remarqué sur cet endroit, que Jules ne s'est point plaint de ce que les Eusébiens ne l'avaient point invité de se trouver au Concile d'Antioche, et qu'il n'a point prétendu qu'il y eût une règle Ecclésiastique, par laquelle il fût défendu de rien ordonner sans le contentement de l'Evêque de Rome. La lecture de la lettre de Jules confirme la vérité de la remarque de Monsieur de Valois. Voici les propres termes de se Pape.

Que s'ils étaient 12 coupables, comme vous le dites, (il parle de  S. Athanase, et de Marcel Evêque d'Ancyre), il fallait les juger selon la règle de l'Eglise, et non de la manière qu'ils ont été jugés. Il fallait nous écrire à tous, afin que ce qui aurait été jugé fût jugé par tous. Celui qui souffrait persécution était un Evêque, et un Evêque d'une Eglise que les Apôtres ont instruite dans la foi. Pourquoi est-ce donc que vous n'avez rien voulu nous écrire d'Alexandrie ? Ne savez-vous pas que la coutume est que l'on nous écrive d'abord, afin que l'on puisse juger ici selon la justice ? C'est pourquoi si l'on avait conçu de tels soupçons sur les lieux contre un Evêque, il fallait en avertir notre Eglise.

Quiconque conférera les paroles de Socrate avec celles du Pape Jules, reconnaîtra sans doute, que les premières sont beaucoup plus fortes. Socrate suppose qu'il y a une loi, par laquelle il est défendu de rien ordonner dans l'Eglise, sans le consentement de l'Évêque de Rome. Jules, qui n'ignorait pas ses droits, et qui n'en voulait rien perdre, ne prétend rien de semblable. Il dit seulement qu'il fallait juger saint Athanase, et Marcel Évêque d'Ancyre selon la règle de l'Eglise, et expliquant ensuite quelle est cette règle, il demande aux Eussébiens s'ils ignorent que la coutume est d'écrire d'abord à l'Eglise de Rome, afin que l'on y puisse juger selon la justice. Ainsi il semble que par la règle dont il parle au commencement, il n'entend rien autre chose que la coutume dont il parle à la fin : ce qui est d'autant plus probable, que cette règle ne se trouve dans aucune collection ancienne, ou nouvelle des Canons. M. de Marca à cru que le Pape Jules avait en dessein d'exprimer par ces paroles une prérogative de suffrage qui appartenait à son Siège : c'est-dire, un droit de juger, par préférence aux aux 13 autres Evêques, les affaires les plus importantes qui survenaient dans l'étendue de l'Eglise. Il est constant néanmoins que cette préférence de juger, n'était ni établie, ni reconnue en l'année 271. en laquelle fut tenu le Concile d'Antioche, où Paul de Samosate fut convaincu et déposé. Si Denys Évêque de Rome avait eu droit de juger par préférence cet hérétique, les saints Evêques qui assistèrent à ce Concile, n'auraient pas entrepris de le juger sans lui. Nous voyons cependant que non seulement ils le jugèrent et le déposèrent; mais qu'ils élurent un autre Évêque en la. place, qu'après avoir terminé cette importante affaire sans la participation de Denys Evêque de Rome, ils lui en donnèrent avis par une Lettre rapportée par Eusèbe, dont voici les dernières paroles.

Ayant retranché de notre communion cet homme qui a déclaré la guerre à Dieu, et qui refuse de reconnaître sa faute, nous avons établi Domne en sa place par l'ordre de Dieu, comme nous le croyons. Il a toutes les bonnes qualités d'un Évêque, et il est fils de Démétrien d'heureuse mémoire, qui a autrefois gouverné la même Eglise avec beaucoup de réputation et de mérite. Nous vous mandons ceci à dessein, afin que vous lui écriviez, et que vous receviez de ses Lettres. Quant à Paul, qu'il écrive, s'il veut, à Artemas, et qu'il ait communication par lettres, avec ceux qui sont engagés dans les mêmes erreurs.

Denys Évêque de Rome ne se plaignit point que Paul de Samosate eût été condamné sans lui, fet que la loi, ou la coutume de l'Eglise fût été violée en ce point. On dira peut-être pour soutenir le sentiment de M. de Marca, que Denys ne pouvait pas se plaindre alors que les Évêques, qui avaient condamné Paul de Samosate, eussent violé la loi de l'Eglise, parce que cette loi-là n'était pas encore établie, et qu'elle ne l'a été 14 que depuis par les Pères du Concile de Nicée, qui ont déféré la primauté au Siège de Rome sur les autres Patriarches, selon l'expression du même Archevêque. Mais cette réponse n'est nullement considérable, parce qu'il y a grande différence entre la primauté du Siège  et cette prétendue préférence de jugement. La primauté du Siège de Rome a été reconnue et avant, et depuis le Concile de Nicée ; au lieu que cette préférence de jugement en première instance, n'a été reconnue ni avant le Concile de Nicée, comme l'exemple du Concile d'Antioche, où Paul de Samosate fut condamné sans la participation de Denys Evêque de Rome le fait voir; ni depuis le Concile de Nicée, comme il est aisé de le justifier par les exemples qui suivent.

Quand saint Jean Chrysostome fut déposé par la faction de ses ennemis assemblés au Faubourgs du Chêne, et qu'il implora la protection d'Innocent premier, et des autres Evêques d'Italie, ce Pape qui avait un grand zèle pour l'observation des Canons, ne se plaignit point que le sixième du Concile de Nicée eût été violé en cette rencontre ; et bien que la condamnation prononcée contre saint Jean Chrysostome fût insoutenable, il ne prétendit point qu'elle fût nulle par la raison que son autorité n'y était point intervenue.

Quand Pélage et Célestius furent condamnés par les Evêques d'Afrique assemblés à Carthage en l'année 407 le même Pape Innocent premier ne se plaignit point de la forme de cette condamnation, comme d'une contravention faite au Concile de Nicée, ni comme d'une entreprise faite sur une prérogative de suffrage qui appartint à son Siège, de juger les causes des Evêques en première instance. Quand Eutychès fut dégradé et excommunié par un Concile de Constantinople, Léon premier n'y trouva rien à redire. Flavien Évêque 15 de Constantinople lui écrivit après la condamnation, qu'Eutychès avait été privé de l'honneur du Sacerdoce, et séparé de la communion des Moines, afin que sa Sainteté en avertit les Évêques d'Occident, de peur que ne sachant rien de l'impiété de cet Abbé, ils n'eussent avec lui quelque communication ou par lettres, ou par une autre voie. Ce grand Pape fit à Flavien une réponse fort étendue, où il examina l'erreur d'Eutychès, et le réfuta très solidement. Mais il ne prétendit jamais que la manière dont il avait été condamné, fût contraire à aucun Canon du Concile de Nicée. Il est clair, si je ne me trompe, par ces trois exemples, que longtemps depuis la célébration du Concile de Nicée, la prérogative du suffrage que M de Marca s'est imaginé avoir été attribuée à l'Evêque de Rome par le sixième Canon de ce Concile, n'était point reconnue, et que le sens qu'il donne aux paroles du Pape Jules, n'est point leur sens naturel et légitime.

Il y a plus d'apparence d'assurer, que la plainte du Pape Jules n'était fondée que sur ce que saint Athanase avait eu recours à son autorité, et sur ce que ses accusateurs, et ses ennemis mêmes avaient offert de se soumettre à son jugement. Car on ne doute point qu'en ce cas il ne dût prendre connaissance de l'affaire. Les Évêques d'Italie se plaignirent depuis de la même sorte, de ce que les Évêques d'Orient ne leur avaient donné aucune connaissance du différend qui s'était ému entre Maxime et Nectaire, qui avaient tous deux été ordonnés pour remplir le Siège de l'Eglise de Constantinople. Maxime était allé implorer leur protection, et leur avait si artificieusement déguisé la vérité, qu'ils ne doutaient point qu'il n'eût été canoniquement élevé à cette éminente dignité; et c'est principalement à cause de cette circonstance de la présence de Maxime, qui leur 16 témoignait qu'il était prêt de soutenir dans un Concile la justice de sa cause, qu'ils trouvèrent étrange que les Evêques d'Orient l'eussent jugé seuls. Ils expliquent le droit, ou l'usage qui avait été autrefois observé en pareilles rencontres, par l'exemple de saint Athanase et de Pierre son successeur, qui avaient eu recours au jugement des Eglises de Rome, d'Italie, et d'Occident, et déclarent qu'en vertu de ce droit, ou de cet usage ils ne s'attribuaient aucune prérogative de juger; mais désiraient seulement avoir connaissance de l'affaire, comme d'une affaire qui leur était commune : Non praerogativam vindicamus ex animis, sed consortium tamen debuit ese communis arbitrii. Je ne dirai rien davantage de cette matière, qui a été traitée à fond dans une excellente lettre d'un des plus savants Théologiens de ce siècle. Ce que j'en ai remarqué ici après lui, suffit pour faire voir combien Socrate s'est éloigné de la vérité, lorsqu'il a écrit indéfiniment qu'il y avait un Canon par lequel il était défendu de rien ordonner dans l'Eglise, sans la participation de l'Évêque de Rome; ce qui lierait les mains à tous les Evêques, et leur empêcherait de juger en première instance, sans la participation du Pape, les affaires qui surviennent en leurs Diocèses.

Il a fait d'autres fautes dans le récit de la persécution que saint Athanase a soufferte ; comme quand il a marqué deux voyages différents qu'il ait été obligé de faire à Rome ; pour éviter les effets de la cabale des Ariens, et de la colère de Constance. Cette faute-là a été suivie par le Cardinal Baronius, par le P. Pétau, et par M. Blondel,  qui ont cru que saint Athanase étant retourné à Alexandrie après le Concile de Rome, où il avait été déclaré innocent, retourna à Rome lorsque Grégoire s'empara à main armée du Siège de  son  17 Eglise. M. de Valois a prouvé très solidement le contraire, et a fait voir très clairement que saint Athanase n'a été qu'une fois à Rome, et qu'après y avoir été absous par le Concile des Évêques assemblés en l'année 341. il retourna à son Diocèse, et reprit possession de son Siège, que Grégoire élu par les Ariens, avait usurpé la même année, et avant la fin du même Concile, comme saint Athanase le témoigne lui-même dans sa lettre aux Solitaires. Aussi ce Saint dans le récit de ses persécutions, ne parle jamais que d'un voyage qu'il ait fait à Rome. Ce qui a contribué à tromper le Cardinal Baronius, est qu'il a pris Grégoire pour George, et les a confondus, bien qu'ils soient distingués fort clairement par le texte Grec de la lettre circulaire de saint Athanase aux Orthodoxes. Ils usurpèrent tous deux par violence la Chaire d'Alexandrie; mais ce fut en différent temps, et George n'imita l'usurpation de Grégoire que quatorze ans depuis lui. Socrate avait fort embarrassé cet endroit de la vie de saint Athanase.

Ce qu'il dit de l'Empereur Valentinien, qu' épousa Justine fille de Juste, sans répudier Sévère, et que de peur d'être blâmé d'incontinence, il permit par une loi publique d'avoir deux femmes en même temps, n'est appuyé du témoignage d'aucun autre écrivain, et approche plus de la fable que de l'histoire.

Il a fait une fort belle digression fur la diversité de la discipline des Eglises, où quelques-uns ont cru avoir remarqué des fautes considérables. Le Cardinal Baronius en reprend deux en ce qu'il' écrit de la manière dont on jeûnait à Rome de son temps, pendant le Carême. L'une en ce qu'il dit, que le jeûne n'était que de trois semaines ; et l'autre en ce qu'il en excepte les Samedis et les Dimanches. Ce Cardinal entreprend de le convain- 18 cre de la première, par le témoignage de Saint Grégoire, qui dit que l'on jeûnait six semaines en son temps ; et de la seconde par celui du Pape Innocent premier, qui dit, que comme les Romains célèbrent les Dimanches pour témoigner la joie qu'ils ont de la résurrection de leur Sauveur, ils jeûnent les Samedis pour témoigner la douleur qu'ils ont de sa mort.

Il semble néanmoins qu'il est aisé de défendre Socrate de ces deux fautes. Quant à la première que Baronius lui impute, on peut dire certainement que le Carême n'était que de trois semaines à Rome en son temps, puisque d'autres Auteurs, qui n'en étaient pas fort éloignés, comme Cassiodore entre autres, ne lui donnent pas une plus grande étendue, Le passage de saint Grégoire ne peut servir à prouver le contraire, puisque ce grand Pape est postérieur de presque deux siècles à notre Historien, et qu'il se peut faire qu'il soit intervenu des changements dans cet intervalle, et que les Romains aient jeûné six semaines avant Pâque à la fin du sixième siècle, au lieu qu'ils n'en avaient jeûné que trois, au commencement au cinquième. Pour ce qui est de ce que Socrate dit que les Romains ne jeûnaient pas en Carême le Samedi, quand on avuerait qu'il s'est mépris, la méprise serait d'autant plus pardonnable, qu'il avait averti lui-même ses Lecteurs, qu'il parlerait principalement dans son Histoire des choses arrivées à Constantinople et que les Ecrivains qui demeuraient dans cette Capitale de l'Empire, n'étaient pas fort bien informés des affaires d'Occident, lis confondaient souvent Rome avec les autres villes d'Italie; l'Italie avec les autres Provinces. Ils prenaient les Romains pour les Italiens, et comprenaient quelquefois sous le nom de ceux-ci, les Français et les Gaulois. Ceux qui sont accoutumés à ces façons de parler des Au- 19 teurs Grecs, ne trouveront pas étrange que Socrate ait attribué aux Romains, pendant le Carême, une coutume qui était observée en d'autres villes d'Italie, et principalement à Milan pendant toute l'année, selon Je témoignage de saint Augustin. Mais on peut soutenir fort probablement que Socrate ne s'est point trompé en cet endroit, et qu'en son temps on ne jeûnait point à Rome le Samedi, pendant le Carême. Saint Léon qui vivait au même temps, avertit de cette sorte les fidèles commis à sa conduite, des jeûnes qu'ils devaient garder, et des autres devoirs de piété dont ils se devaient acquitter durant le Carême.

Nous jeûnerons le Lundi, le Mercredi, et le Vendredi et le Samedi, nous célébrerons la Vigile dans l'Eglise de saint Pierre Apôtre.

Il paraît par le témoignage du même Pape que les Romains ne jeûnaient point non plus le Samedi des Quatre temps, mais le Mercredi, et le Vendredi seulement, bien qu'ils jeûnassent les autres Samedis de l'année.

Je crois que cela suffit pour défendre Socrate sur ce sujet, devant toutes les personnes équitables. Je voudrais qu'il fût aussi aisé de justifier tout ce qu'il a avancé touchant les Novatiens. Mais il paraît en plusieurs endroits, si mal informé de l'état de leur schisme, et de leurs erreurs, qu'on se trouve indispensablement obligé de l'abandonner. Il confond Novatien avec Novat, et de ces deux hommes dont l'un était Prêtre de Rome et l'autre, ou Prêtre, ou selon quelques Auteurs Évêque d'Afrique, il n'en fait qu'un auquel il donne le nom de Novat, et qu'il regarde comme le chef de la secte. Il est certain néanmoins que celui qui rompit le premier l'unité de l'Église à Rome se nommait Novatien, et que Novat qui favorisa cette division, n'en fut pas le premier Auteur. Il avait tâché d'en causer une semblable 20 en Afrique. Saint Cyprien,  qui le connaissait parfaitement le représente comme un esprit déréglé, ennemi de la paix, ami des nouveautés, transporté d'une insatiable avarice, enflé d'un insupportable orgueil. II l'accuse d'avoir jeté parmi les Fidèles de Carthage des Semences de discorde, et de mauvaise intelligence y d'avoir entrepris de faire un Diacre sans son consentement, d'avoir dépouillé des veuves et des pupilles, d'avoir retenu les biens de l'Eglise, et des pauvres qui avaient été déposés entre ses mains, d'avoir laisser mourir son père de faim, d'avoir négligé de lui rendre l'honneur de la Sépulture, d'avoir outragé sa femme durant sa grossesse et d'avoir tué a coups de pieds l'enfant dont elle était grosse. Il ajoute qu'appréhendant la déposition, et l'excommunication qu'il avait méritée ; il prévint la condamnation par la fuite, et qu'étant allé à Rome, il s'y joignit à Novatien, et y commit de plus grands crimes qu'il n'avait commis à Carthage.

Il n'y a. pas toutefois grand sujet de s'étonner que Socrate n'ait pas distingué ces deux hommes : les autres Auteurs Grecs qui n'avaient pas grand soin de s'instruire des affaires d'Occident, ne les ayant pas distingués non plus que lui ; mais il y a sujet de trouver étrange qu'il ait écrit l'occasion, et le commencement de la Séparation des Novatiens de la manière qu'il l'a fait, après en avoir vu une description si dissemblable dans la lettre du Pape Corneille, insérée par Eusèbe au sixième. livre de son Histoire. Il dit que Novat Prêtre de l'Eglise Romaine se sépara de la communion des autres Fidèles, à cause que Corneille Evêque avait reçu ceux qui avaient Sacrifié aux Idoles pendant la persécution excitée par Déce contre l'Eglise. Que s'étant séparé pour cette raison, il fut sacré par d'autres Évêques qui étaient de son 31 sentiment, et qu'à l'heure-même, il écrivit à toutes les Eglises pour les exhorter à ne point accorder la grâce de la réconciliation à ceux qui étaient tombés dans l'idolâtrie. Mais il ne dit point comme le Pape Corneille, qu'il ne se sépara de la communion Ecclésiastique, que par jalousie, et par dépit de ce qu'il n'avait pas été élu Evêque, qu'il se fit sacrer par trois Evêques, à qui les fumées du vin avaient ôté l'usage de la raison, et que le pardon accordé aux Idolâtres ne fut que le prétexte de son schisme. Quand je compare les paroles de ce grand Pape avec celles de notre Historien, je ne puis attribuer leur différence qu'à la trop grande facilité avec laquelle ce dernier aura ajouté foi aux discours de quelque Novatien de Constantinople, qui étant éloigné, et du temps, et du lieu où le schisme a commencé, lui eu aura artificieusement déguisé les circonstances, de la même sorte que l'on les lui avait peut être déguisées aussi à lui-même, et lui aura rendu le récit de Corneille suspect, comme fait par une partie intéressée, et par un compétiteur ambitieux du Siège de la première Eglise du monde.

Je me persuade que c'est du même principe que procède la manière avantageuse dont il loue quelquefois l'austérité extérieure de leur conduite, et la sainteté apparente de leur vie. Car non seulement je suis convaincu par l'examen que j'ai fait de ses ouvrages, qu'il n'a eu aucune part à leur schisme, ni à leurs erreurs ; mais je me promets d'en convaincre toutes les personnes dégagées de passion ; et c'est ce qui me reste à faire ici en peu de paroles.

Le schisme par lequel les Novatiens se sont séparés de l'Église a été le premier, et le plus grand de leurs crimes. On ne saurait prouver que Socrate en ait jamais été coupable, et je ne puis assez22 m'étonner de la hardiesse avec laquelle quelques Auteurs ont osé avancer, comme une vérité indubitable, qu'il était attaché à la secte de ces Schismatiques. Il oppose perpétuellement leurs Eglises, leurs assemblées, et  leur communion, aux Eglises, aux assemblées, et à la communion des Catholiques; et marque assez clairement qu'il ne participait point à leurs mystères. Quand il rapporte le commandement que l'Empereur Julien fit à Eleusius Évêque de Cyzique, de relever à ses dépens une Église de Novatiens qu'Euzoius avait démolie, il le fait d'un air qui découvre l'injustice de cet ordre, et qui ne convient nullement à une personne qui aurait approuvé la séparation de ceux de cette secte. Ils avaient joint à cette division une dureté inflexible à s'opposer à la sage condescendance que l'Eglise a eue de de relâcher de son ancienne sévérité, et de recevoir à la pénitence ceux qui avaient commis les péchés les plus énormes depuis leur baptême. Quiconque lira l'histoire de Socrate reconnaîtra aisément, que bien loin d'approuver cette impitoyable rigueur, il loue la pratique qui était établie de son temps dans l'Eglise Catholique, d'imposer des satisfactions convenables à ceux qui avaient offensé Dieu, et perdu sa grâce, et de les réconcilier par l'absolution ; qu'il improuva le changement qui fut apporté à cet usage par Nectaire, qu'il en prédit les mauvaises suites à celui-même qui l'avait concilié, et qu'il jugea que l'impunité ôterait aux pécheurs la crainte, et la honte qui les empêchent souvent de se porter aux plus grands crimes.

Outre le schisme par lequel les Novatiens avaient renoncé à la communion de l'Église, et la dureté par laquelle ils avaient condamné sa tendresse pour les pécheurs pénitents, quelques-uns d'entre eux s'étaient portés à cet excès de témérité, de tirer le pouvoir que les Évêques, et les 23 Prêtres ont reçu de remettre toute sorte de péchés. Ceux dont les maximes furent envoyés par Sympronien à saint Pacien, soutenaient ouvertement cette erreur, comme ce célèbre Évêque de Barcelone nous en assure par ces paroles.

Le traité des Novatiens qui est rempli d'un si grand nombre de proportions, et qui est tombé entre mes mains par votre moyen, Sympronien, mon frère, contient qu'il n'est pas permis de faire pénitence après le baptême, que l'Eglise, ne saurait remettre un péché mortel, et qu'elle se perd quand elle reçoit les pécheurs.

Il n'y a pas le moindre fondement de soupçonner notre Historien d'avoir jamais soutenu cette hérésie. Jamais il ne l'attribue aux Novatiens, ni à ceux qui commencèrent le schisme à Rome au temps du Pape Corneille, ni à ceux qui le répandirent dans les Provinces les plus éloignées, ni à Acese qu'il introduit au Concile de Nicée sur la foi d'un témoin oculaire, ni aux Novatiens qui vivaient de son temps, soit à Constantinople ou en quelques autres villes de l'Empire. On ne pourrait donc pas la lui attribuer à lui-même quand il aurait été du nombre de ces Novatiens, dont il a parlé, et on la lui peut encore moins attribuer, puisque bien loin d'en avoir été, il a toujours vécu dans la société de l'Eglise, comme je crois l'avoir montré.

Que s'il n'a été Novatien, ni de communion, ni de sentiment, il ne reste aucun prétexte de décréditer ses ouvrages, ni d'écrire, comme quelques-uns ont pris la liberté de faire, que la vérité y est mal établie, et peu assurée ; parce qu'il était dévoué à une faction schismatique. Ces vaines et vagues accusations n'empêcheront pas que ceux, qui désireront s'instruire solidement de l'Antiquité, n'ajoutent plus de créance à son Histoire qu'à des actes apocryphes, sur la foi desquels 24 des Auteurs Modernes ont renouvelle les narrations fabuleuses de la maladie, de la guérison du baptême, et de la donation de l'Empereur Constantin.