Saint Jérôme

SAINT JERÔME

 

LETTRES

A SAINT PAULIN.

EPISTOLA LVIII AD PAULINUM.

à Marcella       à Rufin

 

 

SÉRIE VI. LETTRES.

533 A SAINT PAULIN.

Conseils à Paulin sur la vie monastique. — Qu'il n'est pas nécessaire d'aller à Jérusalem pour bien vivre. — Que le ciel est ouvert pour tous les peuples .— Panégyrique de l’empereur Théodose, par Paulin. — Jérôme l’engage fortement à joindre à l’étude des belles-lettres celle des lettres sacrées.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.

EPISTOLA LVIII AD PAULINUM.

 

1. Bonus homo de bono thesauro cordis sui profert ea quae bona sunt (Matth. 12), et ex fructibus arbor cognoscitur (Luc. 6. 44). Metiris nos virtutibus tuis, et parvos magnus extollis: ultimamque partem convivii occupas, ut patrisfamilias judicio proveharis. Quid enim in nobis, aut quantulum est, ut doctae vocis mereamur praeconium? ut illo ore, quo religiosissimus Princeps defenditur, humiles modicique laudemur? Noli igitur, frater carissime, annorum nos aestimare numero: nec sapientiam canos reputes, sed canos sapientiam, Salomone testante: «Cani hominis prudentia ejus» (Sap. 4. 8). Nam et Moyses septuaginta Presbyteros jubetur eligere (Num. 11), quos ipse sciret esse Presbyteros: utique non aevo, sed prudentia judicandos. Et Daniel adhuc puer, longaevos judicat, atque impudicos senes aetas lasciva condemnat. Noli, inquam, fidem pensare temporibus: [0580] nec me idicirco meliorem putes, quod prior in Christi exercitu coeperim militare. Paulus Apostolus, vas electionis, de persecutore mutatus, novissimus in ordine, primus in meritis est: quia extremus licet, plus omnibus laboravit. Judas, qui quondam audierat: «Tu autem homo, qui simul mecum dulces capiebas cibos, dux meus et notus meus; in domo Dei ambulavimus cum consessu» (Ps. 54. 14. 15), proditor amici et magistri, Salvatoris arguitur voce;

Et nodum informis lethi trabe nectit ab alta. (AENEID. lib. XII).

E contrario latro crucem mutat paradiso, et facit homicidii poenam martyrium. Quanti hodie diu vivendo portant funera sua, et quasi sepulcra dealbata, plena sunt ossibus mortuorum? Subitus calor longum vincit teporem.

2. Denique et tu, audita sententia Salvatoris: «Si vis perfectus esse, vade, et vende omnia quae habes, et da pauperibus, et veni sequere me» (Matth. 19. 21); verba vertis in opera, et nudam crucem nudus sequens, expeditior et levior scandis scalam Jacob. Tunicam mutas cum animo, nec pleno marsupio, gloriosas sordes appetis: sed puris manibus et candido pectore, pauperem te et spiritu et operibus gloriaris. Nihil est enim grande, tristi et lurida facie, vel simulare, vel ostentare jejunia: possessionum redditibus abundare, et vile jactare palliolum. Crates ille Thebanus, homo quondam ditissimus, cum ad philosophandum Athenas pergeret, magnum auri pondus abjecit; nec putavit se simul posse et virtutes et divitias possidere. Nos suffarcinati [al. subsarcinati] auro, Christum pauperem sequimur; et sub praetextu eleemosynae, pristinis opibus incubantes, quomodo possumus aliena fideliter distribuere, qui [al. cui] nostra timide reservamus? Plenus venter facile de jejuniis disputat.

Non Jerosolymis fuisse, sed Jerosolymis bene vixisse, laudandum est. Illa expetenda, illa laudanda est civitas, non quae occidit Prophetas, et Christi sanguinem fudit; sed quam fluminis impetus laetificat (Ps. 45. 4; Luc. 11): quae in monte sita, caelari non potest: quam matrem sanctorum Apostolus clamitat: in qua se municipatum cum justis laetatur habere.

3. Neque vero hoc dicens, memetipsum inconstantiae redarguo, damnoque quod facio: ut frustra videar ad exemplum Abraham, et meos et patriam reliquisse: sed non audeo Dei omnipotentiam angusto fine concludere, et coarctare parvo terrae loco, quem non capit coelum. Singuli quique credentium, non locorum diversitatibus, sed fidei merito ponderantur. Et veri adoratores, neque Jerosolymis, neque in monte Garizim adorant Patrem: quia Deus Spiritus est, et adoratores ejus in spiritu et veritate adorare oportet. «Spiritus autem spirat ubi vult. Domini est terra et plenitudo ejus» (Joan. 3. 8; Ps. 23. 1). Postquam siccato Judaeae vellere, universus orbis coelesti rore perfusus est, et multi de Oriente et Occidente venientes, recubuerunt in sinu Abrahae; desiit notus esse tantum in Judaea Deus, et in Israel magnum nomen ejus: sed in omnem terram exivit sonus Apostolorum, et in fines orbis terrae verba eorum (Ps. 75; et 18). Salvator ad discipulos suos loquens, cum esset in templo: Surgite, inquit, abeamus hinc (Joan. 14. 31): et ad Judaeos: Relinquetur vobis domus vestra deserta (Matth. 23. 38). Si coelum et terra transibunt, utique transibunt omnia quae terrena sunt.

Et Crucis igitur et Resurrectionis loca prosunt his, qui portant crucem suam; et cum Christo resurgunt quotidie; qui dignos se tanto exhibent habitaculo.Caeterum qui dicunt: Templum Domini, Templum Domini (Jer. 7), audiant ab Apostolo: Vos estis templum Domini, et Spiritus Sanctus habitat in vobis (2. Cor. 6. 16). Et de Jerosolymis et de Britania aequaliter patet aula coelestis: Regnum enim Dei intra vos est. Antonius, et cuncta Aegypti, et Mesopotamiae, Ponti, Cappadociae, et Armeniae examina Monachorum non viderunt Jerosolymam: et patet illis absque hac urbe paradisi janua. Beatus Hilarion, cum Palaestinus esset, et in Palaestina viveret, uno tantum die vidit Jerosolymam, ut nec contemnere loca sancta propter viciniam, nec rursus Dominum loco claudere videretur. Ab Hadriani temporibus usque ad imperium Constantini, per annos circiter centum octoginta, in loco Resurrectionis simulacrum Jovis; in Crucis rupe, statua ex marmore Veneris a gentibus posita colebatur: existimantibus persecutionis auctoribus, quod tollerent nobis fidem resurrectionis et crucis, si loca sancta per idola polluissent. Bethleem nunc nostram, et augustissimum orbis locum de quo Psalmista canit: Veritas de terra orta est (Ps. 84. 12), lucus inumbrabat Thamuz, id est, Adonidis: et in specu, ubi quondam Christus parvulus vagiit, Veneris amasius plangebatur.

 

1 « L'homme de bien tire de bonnes choses du trésor de son coeur, et l'arbre se reconnaît à son fruit. » Vous nous jugez d'après vos vertus, et grand vous élevez les petits et prenez la dernière place parmi les conviés, afin que le père de famille vous fasse monter plus haut. Comment ai-je pu mériter des éloges de cette bouche éloquente (1) qui a si bien défendu les intérêts et la gloire d'un prince très religieux, moi qui n'ai rien de distingué et en qui tout est médiocre ? Ne jugez donc point de mon mérite, mon très cher frère, par le nombre de mes années; ne pensez pas qu'on soit sage dès qu'on a les cheveux blancs; croyez au contraire qu'on a les cheveux blancs dès qu'on est sage, comme dit Salomon « La prudence de l'homme lui tient lieu de cheveux blancs. » Aussi Dieu commanda-t-il à Moïse de choisir soixante-dix vieillards, qu'il connût pour être de véritables vieillards, c'est-à-dire pour des hommes plus recommandables par leur sagesse que par leur âge. Daniel, jeune homme, juge des vieillards, et dans un âge où l'on n'a du penchant et du goût que pour le plaisir, il condamna les dérèglements d'une vieillesse impudique. Je le répète encore, ne jugez point de ma foi par les années, et ne pensez pas que, pour m'être engagé plus tôt que vous au service de Jésus-Christ, je sois meilleur et plus vertueux que vous. Saint Paul, ce vaisseau d'élection, cet homme qui de persécuteur est devenu apôtre de Jésus-Christ quoique appelé le dernier à l'apostolat, est néanmoins supérieur en mérite aux autres apôtres  parce qu'il a plus travaillé qu'eux tous. Judas, de qui il avait été dit : « Vous qui trouviez tant de douceur à vous nourrir des mêmes viandes que moi, qui étiez mon conseil et mon confident, avec qui je marchais avec tant d'union dans la maison de Dieu, » Judas, dis-je, trahit son ami et son maître, et convaincu de cette perfidie par les justes reproches que lui fait le Sauveur, il se pend lui-même.

Le larron, au contraire, change la croix contre la couronne du martyre dans le supplice qu'il souffre pour ses crimes. Combien en voit-on aujourd'hui dont la longue vie n'est qu'une longue mort, et qui, semblables à des sépulcres blanchis, ne sont pleins au dedans due d'ossements de morts! Une ferveur naissante surmonte quelquefois une longue tiédeur;

2 aussi vous a-t-on vu vous-même, touché de ces paroles du Sauveur : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez , » on vous a vu, dis-je, mettre ce conseil en pratique, vous dépouillant de tout pour suivre la croix toute nue, et vous déchargeant du poids accablant des richesses pour monter plus aisément au ciel par l'échelle mystérieuse de Jacob. Vous avez changé tout à la fois et de coeur et d'habit. On ne vous voit; point conserver votre argent par une sordide avarice, et porter en meule. temps, par une vanité secrète, des habits malpropres; mais prenant soin d'avoir toujours les mains pures et le coeur exempt de souillures, vous faites gloire d'être pauvre et d'esprit et d'effet. Il est fort aisé de cacher sous un visage pâle et abattu une abstinence feinte ou affectée, et de porter par orgueil un pallium déchiré, tandis qu'on vit dans l'opulence et qu'on a des revenus considérables. Cratès de Thèbes, qui était très riche, allant à Athènes pour se donner tout entier à l'étude de la philosophie, jeta une grande somme d'or qu'il portait, persuadé qu'il ne pouvait être riche et vertueux en même temps. Cependant nous marchons chargés d'or et d'argent à la suite de Jésus-Christ pauvre; et, sous un prétexte apparent de charité, nous nous appliquons entièrement à augmenter et à conserver nos richesses. Comment pouvons-nous distribuer fidèlement aux pauvres le bien d'autrui, nous qui prenons tant de soin à ménager le nôtre ? 534 Quand on a bien mangé, il est fort aisé de faire l'éloge du jeûne.

On ne mérite, pas de louanges pour avoir été à Jérusalem, mais pour y avoir bien vécu. La Jérusalem où l'on doit souhaiter de demeurer, n'est pas celle qui a tué les prophètes et répandu le sang de Jésus-Christ, mais celle « qu'un fleuve réjouit par l'abondance de ses eaux; » qui, située sur la montagne, ne peut être cachée; que saint Paul appelle la mère des saints, et où cet apôtre se réjouit d'avoir droit de cité avec les justes (2).

3 Quand je parle de la sorte, ce n'est pas que je prétende m'accuser moi-même de légèreté et d'inconstance, ni condamner la démarche que j'ai faite en abandonnant, à l'exemple d'Abraham, mes parents et ma patrie ; mais c'est que je n'ose donner des bornes si étroites à la toute-puissance de Dieu, ni renfermer dans un petit coin de la terre celui due le ciel ne saurait contenir. On doit juger de chaque fidèle en particulier, non point par le lieu où il fait sa résidence, mais par le mérite de sa foi. Ce n'est ni dans Jérusalem ni sur la montagne de Garizim, que les véritables adorateurs adorent le Père céleste. « Dieu est esprit; il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité. L'esprit souille où il veut. La terre et tout ce qu'elle renferme est au Seigneur. » Depuis que la Judée, semblable à la toison de Gédéon, est demeurée dans la sécheresse, et que la rosée du ciel s'est répandue par toute la terre ; depuis que plusieurs sont venus d'Orient et d'Occident se reposer dans le sein d'Abraham, Dieu n'a pas seulement été connu dans la Judée, et son grand nom n'a pas été renfermé dans Israël ; mais la voix des Apôtres a retenti par toute la terre, et leurs paroles se sont fait entendre jusqu'aux extrémités du monde. Le Sauveur, parlant à ses disciples dans le Temple : « Levez-vous, » leur dit-il, « sortons d'ici. » Et aux Juifs : « Vos maisons demeureront désertes. » Si le ciel et la terre doivent passer, toutes les choses de la terre passeront aussi.

Si donc il y a quelque avantage à demeurer dans les lieux où le Sauveur du monde a accompli les mystères de sa croix et de sa résurrection, c'est pour ceux qui, portant leur croix, et qui, ressuscitant tous les jours avec Jésus-Christ, se rendent dignes d'une demeure si sainte. Mais que ceux qui disent : « Ce temple est au Seigneur, ce temple est au Seigneur, » écoutent ce que leur dit l'apôtre saint Paul: « Vous êtes le temple du Seigneur, et le Saint-Esprit habite en vous. » Le ciel est également ouvert et aux citoyens de Jérusalem et aux habitants de la Bretagne, parce que « le royaume de Dieu, » dit Jésus-Christ, « est au-dedans de vous. » Saint Antoine et une infinité de solitaires de l’Egypte, de la Mésopotamie, du Pont, de la Cappadoce, de l'Arménie sont allés au ciel, quoiqu'ils n'aient jamais vu Jérusalem. Saint Hilarion, qui était né et qui vivait dans la Palestine, ne visita qu'une seule fois Jérusalem et n'y demeura qu'un seul jour, pour ne pas paraître mépriser les lieux saints dont il était voisin et renfermer Dieu dans cette seule ville. Depuis l'empereur Adrien jusqu'à Constantin, c'est-à-dire pendant près de cent quatre-vingts ans, les païens ont adoré l'idole de Jupiter au lieu même où Jésus-Christ est ressuscité; ils ont rendu le même culte à une statue de marbre qu'ils avaient consacrée à Vénus sur la montagne où le Fils de Dieu fut crucifié. Ces ennemis déclarés du nom de chrétien s'imaginaient qu'en profanant les lieux saints par un culte idolâtre ils pourraient abolir la croyance à la mort et à la résurrection du Sauveur. Il y avait aussi un bois consacré à Thamus (3), c'est-à-dire à Adonis près de la ville de Bethléem, ce lieu le plus auguste de l'univers, dont le prophète-roi a dit : « La vérité est sortie de la terre ; » et l'on pleurait le favori de Vénus dans l'étable 535 où l'on avait entendu les premiers cris de Jésus-Christ enfant.



 

4. Cur, inquies, haec tam longo repetita principio? Videlicet ne quidquam fidei tuae deesse putes, quia Jerosolymam non vidisti: nec nos idcirco meliores aestimes, quod hujus loci habitaculo fruimur: sed sive hic, sive alibi, aequalem te pro operibus tuis apud Dominum nostrum habere mercedem. Revera, ut simpliciter motus mentis meae fatear, considerans et propositum tuum, et ardorem quo saeculo renuntiasti, differentias  in locis arbitror, si urbibus et frequentia urbium derelicta, in agello habites, et Christum quaeras in solitudine, et ores solus in monte cum Jesu, Sanctorumque tantum locorum vicinitatibus perfruaris, id est, ut et urbe careas, et propositum Monachi non amittas.

Quod loquor, non de Episcopis, non de Presbyteris, non de Clericis loquor, quorum aliud officium est; sed de Monacho, et Monacho quondam apud saeculum nobili: qui idcirco pretium possessionum suarum ad pedes Apostolorum posuit, docens pecuniam esse calcandam; ut humiliter et secreto victitans, semper contemnat quod semel contempsit. Si Crucis et Resurrectionis loca non essent in Urbe celeberrima, in qua curia, in qua aula militum, in qua scorta, mimi, scurrae, et omnia sunt, quae solent in caeteris urbibus: vel si Monachorum turbis solummodo frequentaretur, expetendum revera hujuscemodi cunctis Monachis esset habitaculum. NUNC VERO summae stultitiae est renuntiare saeculo, dimittere patriam, urbes deserere, Monachum profiteri, et inter majores populos peraeque vivere, quam eras victurus in patria.

De toto huc orbe concurritur. Plena est civitas universi generis hominum: et tanta utriusque sexus constipatio, ut quod alibi ex parte fugiebas, hic totum sustinere cogaris.

5. Quia igitur fraterne interrogas, per quam viam incedere debeas, revelata tecum facie loquar. Si officium vis exercere Presbyteri, si Episcopatus, te vel opus, vel honor forte delectat, vive in urbibus et castellis; ET ALIORUM salutem, fac lucrum animae tuae. Sin autem cupis esse, quod diceris Monachus, id est, solus, quid facis in urbibus, quae utique non sunt solorum habitacula, sed multorum? Habet unumquodque propositum principes suos. Romani duces imitentur Camillos, Fabricios, Regulos, Scipiones. Philosophi proponant sibi Pythagoram, Socratem, Platonem, Aristotelem. Poetae aemulentur Homerum, Virgilium, Menandrum, Terentium. Historici, Thucydidem, Sallustium, Herodotum, Livium. Oratores, Lysiam. Graccos, Demosthenem, Tullium. Et ut ad nostra veniamus, Episcopi et Presbyteri habeant in exemplum Apostolos, et Apostolicos viros: quorum honorem possidentes, habere nitantur et meritum. Nos autem habeamus [al. habemus] propositi nostri principes, Paulos et Antonios, Julianos, Hilariones, Macarios. Et ut ad Scripturarum auctoritatem redeam, noster princeps Elias, noster Elisaeus, nostri duces filii Prophetarum, qui habitabant in agris et solitudinibus, et faciebant sibi tabernacula prope fluenta Jordanis. De his sunt et illi filii Rechab, qui vinum et siceram non bibebant, qui morabantur in tentoriis, qui Dei per Jeremiam (Cap. 35) voce laudantur, et promittitur eis quod non deficiat de stirpe eorum vir stans coram Domino. Hoc reor et septuagesimi Psalmi titulum significare: Filiorum Jonadab: et eorum qui primi in captivitatem ducti sunt. Iste est Jonadab filius Rechab, qui in Regnorum libro scribitur currum ascendisse cum Jeu. Et hujus filii sunt, qui in tabernaculis semper habitantes, ad extremum propter irruptionem Chaldaici exercitus, Jerosolymam intrare compulsi, hanc primi captivitatem sustinuisse dicuntur, quod post solitudinis libertatem, urbe quasi carcere sunt reclusi.

6. Obsecro itaque te, ut quoniam sanctae sororis tuae (Therasiae uxoris) ligatus es vinculo, et non penitus expedito pergis gradu, sive hic, sive ibi, multitudines hominum, et officia, et salutationes, et convivia, veluti quasdam catenas fugias voluptatum. Sit vilis et vespertinus cibus, olera et legumina: interdumque pisciculos pro summis ducas deliciis. Qui Christum desiderat, et illo pane vescitur, non quaerit magnopere de quam pretiosis cibis stercus conficiat. Quidquid post gulam non sentitur, idem tibi sit quod panis et legumina. Habes adversus Jovinianum libros de contemptu ventris et gutturis plenius disserentes. Semper in manu tua sacra sit lectio.

Frequenter orandum, et flexo corpore, mens erigenda ad Dominum. Crebrae vigiliae: et ventre vacuo saepius dormiendum. Rumusculos et gloriolas et palpantes adulatores, quasi hostes fuge. Pauperibus et fratribus refrigeria sumptuum manu propria distribue. Rara est in hominibus fides. Non credis verum esse quod dico? Cogita Judae loculos. Humilitatem vestium tumenti animo non appetas. Saecularium, et maxime potentium] consortia devita. Quid tibi necesse est ea videre crebrius, quorum comtemptu Monachus esse coepisti? Soror praecipue tua matronarum declinet colloquia [al. consortia]; nec inter sericas vestes et gemmas circumsedentium feminarum se sordidatam, aut doleat, aut miretur: QUIA ALTERUM propositi poenitentiam, alterum jactantiae seminarium est.

Cave ne quasi fidelis et famosus tuorum quondam dispensator, alienam pecuniam distribuendam accipias. Intelligis quid loquar; dedit enim tibi Dominus in omnibus intellectum. Habeto simplicitatem columbae, ne cuiquam machineris dolos: et serpentis astutiam, ne aliorum supplanteris insidiis. NON MULTUM distat in vitio, vel decipere posse, vel decipi Christianum. Quem senseris tibi aut semper, aut crebro de numnis loquentem, excepta eleemosyna, quae indifferenter omnibus patet, institorem potius habeto, quam Monachum. Praeter victum et vestitum, et manifestas necessitates, nihil cuiquam tribuas: ne filiorum panem canes comedant.

 

4 Mais à quoi bon, me direz-vous, un si long préambule ? C'est pour vous apprendre que vous pouvez, sans préjudice de votre foi, vous passer de voir la ville de Jérusalem ; que, quoique je demeure dans un lieu si saint, je n'en suis pas meilleur pour cela; et que, soit ici, soit ailleurs, vos bonnes œuvres sont toujours d'un égal mérite aux yeux de Dieu. Au reste, pour ne point vous déguiser ici mon opinion, quand je pense et au parti que vous avez embrassé et à la ferveur avec laquelle vous avez renoncé au monde, il me semble que vous ne devez plus être indifférent aux lieux de votre demeure. Après vous être éloigné de la foule et du tumulte des villes, vivez à la campagne, cherchez le Christ dans la retraite, priez seul avec; lui sur la montagne, n'ayez d'autre voisinage que celui des lieux saints, afin de renoncer entièrement aux villes et de demeurer constamment attaché à votre état.

Je ne parle ici ni aux évêques, ni aux prêtres, ni aux clercs; leur condition est différente de la vôtre ; je parle à un moine, mais un moine autrefois distingué dans le monde par sa naissance; qui, pour mener une vie humble et cachée, et pour mépriser toujours ce qu'il a une fois méprisé, a mis aux pieds des Apôtres tout. ce qu'il possédait, et montré par là que toutes les richesses de la terre ne méritent que d'être foulées aux pieds. Si les lieux que Jésus-Christ a sanctifiés par sa mort et par sa résurrection n'étaient pas dans une ville très célèbre, où il y a avocats, et soldats, et femmes débauchées, et comédiens, et baladins, et tout ce qu'on a coutume de. voir dans les autres villes; ou si cette ville n'était fréquentée que par les moines, tous les moines devraient y établir leur demeure. Mais quelle folie serait-ce de renoncer au siècle, d'abandonner son pays, de s'éloigner des villes, de faire profession de la vie monastique, si l'on venait à s'engager dans le commerce du grand monde avec moins de ménagement et beaucoup plus de péril que dans le lieu même de sa naissance!

On vient à Jérusalem de toutes les parties du monde; cette ville est remplie de toutes sortes de gens, et l'on y voit une si grande foule d'hommes et de femmes, qu'on est contraint d'y souffrir tout à la fois la vue de mille objets qu'on avait voulu éviter et qu'on ne rencontre ailleurs qu'en partie.

5 Mais puisque vous me priez en frère de vous marquer la route que vous devez tenir, je vous parlerai sans déguisement et à coeur ouvert. Si vous avez dessein de vous engager dans les fonctions du sacerdoce, ou si le ministère et peut-être même la dignité de l'épiscopat a de l'attrait pour vous, demeurez dans les bourgs et dans les villages, et tâchez de vous sauver en travaillant au salut des autres. Mais si vous voulez mener une vie qui réponde au nom de moine que vous portez, c'est-à-dire d’un homme qui est séparé du reste des hommes , abandonnez les villes qui sont la demeure de plusieurs personnes et non point de ceux qui l'ont profession de vivre seuls et à l'écart. Il n'y a point de condition dans la vie humaine qui n'ait ses héros et ses maîtres. Que les généraux de l'armée romaine imitent les Camilles, les Fabricius, les Régulus, les Scipions; que les philosophes suivent Pythagore, Socrate, Platon, Aristote; que les poètes étudient Ménandre, Homère, Virgile, Térence ; les historiens Thucydide, Salluste, Hérodote, Tite-Live ; les orateurs les Gracques, Lysias, Cicéron, Démosthène ; et pour venir à notre religion, que les évêques et les prêtres imitent les Apôtres et les hommes apostoliques ; héritiers de leurs charges et de leurs dignités, qu'ils tâchent de l'être encore de leur mérite et de leurs vertus. Mais nous, nous avons aussi les maîtres de notre profession, c'est-à-dire les Pauls, les Antoines, les Juliens, les Macaires et les Hilarions; et pour revenir à l'autorité des saintes Ecritures, reconnaissons pour nos maîtres Élie, Élisée et les enfants des prophètes qui, toujours retirés à la campagne et vivant dans la solitude, se bâtissaient des cabanes sur les bords du Jourdain. On doit mettre aussi au nombre de ces illustres solitaires les enfants de Rechab, dont Dieu même a lait l'éloge par la bouche de Jérémie : ils ne buvaient ni vin ni aucune autre liqueur capable d'enivrer; ils logeaient sous des tentes, et le Seigneur leur promit que leur race ne cesserait point de produire des hommes qui se tiendraient toujours en sa présence. Je crois que c'est en ce sens qu'on doit entendre le titre du psaume soixante-dixième, qui porte : « Des enfants de Jonadab et de ceux qui ont été les premiers conduits en 536 captivité (4). » C'est de ce Jonadab, fils de Rechab, qu'il est dit dans le livre des Rois, que Jéhu le fil monter avec lui dans son chariot; et c'étaient ses enfants qui demeuraient toujours sous des tentes et qui furent contraints de se réfugier dans la ville de Jérusalem pour se mettre à couvert des irruptions de l'armée des Chaldéens. C'est pour cela qu'on dit qu'ils souffrirent les premiers les malheurs de la captivité, parce que, ayant toujours joui dans la solitude d'une heureuse liberté, ils se virent alors renfermés dans la ville de Jérusalem comme dans une espèce de prison.

6 Puis donc que vous êtes encore attaché à une femme vertueuse (5) qui est votre soeur en Jésus-Christ, et que vos engagements ne vous permettent pas de marcher avec liberté dans les voies de la perfection, je vous conjure de fuir les compagnies, les festins, les vains compliments et les complaisances affectées des hommes du monde, comme autant de chaînes qui ne sont propres qu'à vous rendre esclave de la volupté. Mangez sur le soir un peu d'herbes et de légumes; que ce soit pour vous des délices exquises que de manger quelquefois quelques petits poissons. Quand on se nourrit de Jésus-Christ, et qu'on tourne vers lui tous les désirs de son coeur, on se met fort peu en peine de la qualité des viandes dont on nourrit le corps. Estimez autant le pain et les légumes que les viandes les plus délicates qui ne flattent le goût qu'en passant, et qu'on ne sent plus quand une fois on en est rassasié. J'ai traité ce sujet plus à fond et avec plus d'étendue dans les livres contre Jovinien ; vous pouvez les consulter.

Soyez toujours appliqué à la lecture de l'Ecriture sainte, vaquez souvent à la prière; prosterné devant Dieu, élevez vers lui toutes vos pensées, veillez souvent et mettez-vous quelquefois au lit sans avoir mangé. Fuyez les vains applaudissements des hommes, et regardez comme de véritables ennemis ceux qui vous donnent des louanges affectées. Distribuez vous-même votre argent à vos frères et aux pauvres; car il est rare de trouver de la bonne foi parmi les hommes. Si vous ne voulez pas me croire, souvenez-vous de l'avarice et de la perfidie de Judas. Ne faites point vanité d'être vêtu pauvrement. N'ayez aucun commerce avec les gens du siècle et particulièrement avec les grands. Qu'est-il nécessaire de voir souvent ce que vous avez méprisé pour embrasser la vie monastique ? Que votre femme surtout ait soin d'éviter la compagnie des femmes du monde; et si quelquefois elle est obligée de se trouver avec elles, qu'elle ne rougisse point de se voir avec un habit pauvre et négligé parmi des personnes couvertes de soie et de pierreries; puisqu'un habit simple et modeste est en elle la marque de la vie pénitente dont elle fait profession, et qu'au contraire la richesse et la magnificence des habits est dans les autres un motif d'orgueil et de vanité.

Après avoir distribué votre bien aux pauvres avec une fidélité et un désintéressement qui a fait tant d'éclat dans le monde et qui a été si universellement applaudi, prenez garde de vous charger du soin de distribuer celui des autres. Vous comprenez bien ce que je veux dire, car le Seigneur vous a donné l'intelligence en toutes choses. Ayez la simplicité de la colombe pour ne tendre des piéges à personne, et la prudence du serpent pour éviter ceux qu'on pourrait vous tendre. Un chrétien qui se laisse tromper est presque aussi blâmable que s'il trompait les autres. Quand un solitaire ne vous entretiendra que d'argent (excepté lorsqu'il s'agira de faire l'aumône, car il est permis à tout le monde de la faire), regardez-le plutôt comme un marchand que comme un véritable solitaire. Ne donnez rien à qui que ce soit, sinon à ceux qui sont véritablement dans le besoin et qui n'ont pas de quoi se nourrir et se vêtir; de peur que les chiens ne mangent le pain des enfants.

 

7. Verum Christi templum anima credentis est: illam exorna, illam vesti, illi offer donaria, in illa Christum suscipe. QUAE UTILAS est parietes fulgere gemmis et Christum in paupere fame periclitari? Jam non sunt tua quae possides, sed dispensatio tibi credita est. Memento Ananiae et Sapphirae. Illi sua timide servaverunt: tu considera, ne Christi substantiam imprudenter effundas, id est, ne immoderato judicio rem pauperum tribuas non pauperibus, et secundum dictum prudentissimi viri (Cic. l. 2. Offic.) liberalitate liberalitas pereat. Noli

Respicere ad phaleras, et nomina vana Catonum. (Per s. Satyr 3).

Ego te, inquit, intus et in cute novi (Lucan. lib. X. Pharsal).

ESSE CHRISTIANUM grande est, non videri. Et nescio quomodo plus placent mundo, qui Christo displicent:

Haec non sicut aiunt, Sus Minervam; sed ingredientem pelagus, amicus amicum monui, malens a te facultatem meam requiri, quam voluntatem: ut in quo ego lapsus sum, tu firmo pergeres gradu.

8. Librum tuum, quem pro Theodosio principe prudenter ornateque compositum transmisisti, libenter legi; et praecipue mihi in eo subdivisio placuit. Cumque in primis partibus vincas alios, in penultimis teipsum superas. Sed et ipsum genus eloquii pressum est et nitidum: et cum Tulliana luceat puritate, crebrum est in sententiis. Jacet enim (ut ait quidam) oratio in qua tantum verba laudantur. Praeterea magna est rerum consequentia, et alterum pendet ex altero. Quidquid assumpseris, vel finis superiorum, vel initium sequentium est. Felix Theodosius, qui a tali Christi oratore defenditur. Illustrasti purpuras ejus, et utilitatem legum futuris saeculis consecrasti. Macte virtute: qui talia habes rudimenta, qualis exercitatus miles eris? O si mihi liceret istiusmodi ingenium non per Aonios montes et Heliconis vertices, ut Poetae canunt, sed per Sion et Itabyrium [Thabor], et Sina excelsa ducere. Si contingeret docere quae didici: et quasi per manus mysteria tradere Prophetarum [al. Scripturarum], nasceretur nobis aliquid quod docta Graecia non haberet.

9. Audi ergo, mi conserve, amice, germane: ausculta paulisper, quo in Scripturis sanctis calle gradiaris. TOTUM quod legimus in divinis Libris, nitet quidem, et fulget etiam in cortice, sed dulcius in medulla est. Qui edere vult nucleum, frangat nucem (Ex Plauto). «Revela,» inquit David, «oculos meos, et considerabo mirabilia de lege tua» (Ps. 118. 18). Si tantus Propheta tenebras ignorantiae confitetur, qua nos putas parvulos, et pene lactentes inscitiae nocte circumdari? Hoc autem velamen non solum in facie Moysi, sed et in Evangelistis et in Apostolis positum est. Turbis Salvator in parabolis loquebatur, et contestans mysticum esse quod dicebatur, aiebat: Qui habet aures audiendi audiat (Luc. 8. 8). Nisi aperta fuerint universa quae scripta sunt ab eo, qui habet clavem David: qui aperit, et nemo claudit, claudit, et nemo aperit: nullo alio reserante, pandentur. Si haberes hoc fundamentum, imo si quasi extrema manus operi tuo induceretur, nihil pulchrius, nihil doctius, nihil dulcius, nihilque Latinius tuis haberemus voluminibus.

10. Tertullianus creber est in sententiis, sed difficilis in loquendo. Beatus Cyprianus instar fontis purissimi, dulcis incedit et placidus; et cum totus sit in exhortatione virtutum, occupatus persecutionum angustiis, de Scripturis divinis nequaquam disseruit. Inclyto Victorinus martyrio coronatus, quod intelligit, eloqui non potest. Lactantius quasi quidam fluvius eloquentiae Tullianae, utinam tam nostra affirmare potuisset, quam facile aliena destruxit. Arnobius inaequalis et nimius, et absque operis sui partitione confusus. Sanctus Hilarius Gallicano cothurno attollitur: et cum Graeciae floribus adornetur, longis interdum periodis involvitur, et a lectione simpliciorum fratrum procul est. Taceo de caeteris, vel defunctis, vel etiam adhuc viventibus, super quibus in utramque partem post nos alii judicabunt.

11. Ad teipsum veniam symmysten, sodalem meum, et amicum, amicum, inquam, meum, antequam notum; et precabor, ne assentationem in necessitudine [al. necessitudinem] suspiceris: quin potius vel errare [al. errore] me aestimato, vel amore labi, quam amicum adulatione decipere. Magnum habes ingenium, et infinitam sermonis supellectilem: et facile loqueris et pure, facilitasque ipsa et puritas mixta prudentiae est. Capite quippe sano omnes sensus vigent. Huic prudentiae et eloquentiae si accederet vel studium, vel intelligentia Scripturarum, viderem te brevi arcem tenere nostrorum: et ascendentem cum Joab tectum Sion (1. Paral. 11), canere in domatibus, quod in cubilibus cognovisses. Accingere, quaeso, te, accingere. «Nihil sine magno labore vita dedit mortalibus (Ex Hor. l. 1. Sat. 9), Nobilem te Ecclesia habeat, ut prius Senatus habuit. Praepara tibi divitias, quas quotidie eroges: et nunquam deficiant, dum viget aetas, dum nondum canis spargitur caput: antequam «subeant morbi, tristisque senectus, Et labor, et durae» rapiat «inclementia mortis.» Nihil in te mediocre esse contentus sum: totum summum, totum perfectum desidero.

Sanctum Vigilantium Presbyterum qua aviditate susceperim, melius est ut ipsius verbis, quam meis discas litteris: qui cur tam cito a nobis profectus sit, et nos reliquerit, non possum dicere, ne laedere quempiam videar. Tamen quasi praetereuntem et festinantem paululum retinui, et gustum ei nostrae amicitiae dedi, ut per eum discas, quid in nobis desideres. Sanctam conservam tuam, et tecum in Domino militantem, per te salutari volo.

7 Une âme chrétienne est le véritable temple de Jésus-Christ, c'est elle que vous devez orner et revêtir; c'est à elle que vous devez faire des présents, c'est en elle que vous devez recevoir Jésus-Christ. A quoi sert de faire briller les pierreries sur les murailles, tandis due Jésus-Christ meurt de faim en la personne du pauvre. Vous n'êtes plus le maître de vos biens; vous n'en êtes que le dispensateur. Souvenez-vous d'Ananie et de Saphire. Ils se réservèrent par une timide précaution une partie de leur héritage ; mais pour vous, prenez garde de dissiper, par une 537 profusion indiscrète, le bien qui appartient à Jésus-Christ, c'est-à-dire de donner, par une charité mal réglée, le bien des pauvres à ceux qui ne sont point véritablement pauvres, et de perdre ainsi, selon la pensée d'un homme très sage, le fruit de vos libéralités par une libéralité mal entendue. Prenez garde de vous laisser surprendre par ces gens qui, sous les apparences trompeuses d'une fausse sagesse, veulent passer pour des Catons, et à qui on peut appliquer ce que dit un poète : « Malgré l'apparence de la sagesse, je vous connais à fond et je lis dans votre coeur. »

C'est quelque chose de grand, non pas de paraître chrétien, mais de l'être véritablement. Il arrive même, par je ne sais quel renversement de raison, que le monde donne ordinairement son approbation à ceux qui n'ont point celle de Dieu.

Ne m'appliquez pas ici ce qu'on dit vulgairement . que la truie veut instruire Minerve. Comme vous êtes prêt à vous embarquer sur une mer dangereuse, j'ai cru devoir vous donner en ami ces salutaires conseils, afin que vous puissiez éviter les écueils où j'ai fait moi-même naufrage. J'aime mieux que vous ayez à me reprocher mon peu d'expérience que mon peu d'amitié.

8 J'ai lu avec bien du plaisir le livre que vous avez composé pour la défense de l'empereur Théodose et que vous m'avez l'ait la grâce de m'envoyer. Il y a dans cet ouvrage beaucoup d'éloquence et de logique; le dessein surtout m'en plait extrêmement. Comme vous surpassez les autres dans la première partie de votre ouvrage, aussi vous surpassez-vous vous-même dans la dernière. Le style en est concis et les expressions nettes; on y trouve une pureté égale à celle de Cicéron, jointe à des pensées solides et, judicieuses. Car, comme dit un certain auteur, un discours dont toute la beauté consiste dans les mots est toujours faible et pauvre. Il y a d'ailleurs beaucoup d'ordre dans votre livre; tout y est soutenu, tout y est lié naturellement, ou avec ce qui précède, ou avec ce qui suit. Heureux l'empereur Théodose d'avoir eu pour avocat un orateur chrétien si éloquent et si habile ! Vous avez relevé par cet ouvrage l'éclat de la pourpre de ce prince; vous avez démontré aux siècles futurs l'utilité de ses lois. Courage donc ! après un si beau coup d'essai, que ne doit-on pas attendre de vous ? Oh ! si je pouvais conduire un esprit de ce caractère, non point, comme disent les poètes, sur les monts ioniens et sur le haut de l'Hélicon, mais sur les montagnes de Sion, de Thabor (6), et de Sinaï ! Si je pouvais l'instruire de ce que j'ai appris, et lui donner, comme de la main à la main, l'intelligence des mystères qui sont renfermés dans les livres des prophètes! nous verrions naître parmi nous quelque chose de plus beau et de plus grand que tout ce que la savante Grèce a jamais produit.

9 Ecoutez donc, mon cher ami, mon cher frère, vous qui servez avec moi le même maître, écoutez et apprenez par quelle route vous devez marcher pour arriver à l'intelligence des Ecritures saintes. Il n'y a aucun endroit dans les livres divins qui n'ait de grandes beautés ; et jusque dans le sens littéral, tout y brille; mais ce qu'ils ont de plus agréable et de plus doux est caché sous la lettre. Si l'on veut manger l’amande, il faut casser le noyau.« Ôtez le voile qui est sur mes yeux, » disait David, « et je considèrerai les merveilles qui sont renfermées dans votre loi. » Si ce grand prophète avoue qu'il est dans les ténèbres de l'ignorance, de quelle profonde nuit devons-nous être environnés, nous qui lie, sommes que des enfants presque encore à la mamelle ! Dieu a mis ce voile, non-seulement sur les yeux de Moïse, mais encore sur les livres des Evangélistes et des Apôtres. Le Sauveur ne parlait au peuple qu'en paraboles; et, pour leur faire voir que ce qu'il leur enseignait était mystérieux, il disait: « que celui-là entende, quia des oreilles pour entendre. » Il faut que tout ce qui est écrit nous soit ouvert par celui « qui a la clef de David ; qui ouvre, et personne ne ferme ; qui ferme, et personne n'ouvre. » Tout autre que lui ne saurait nous ouvrir ces livres sacrés. Si vous bâtissiez sur ce solide fondement, ou plutôt si vous mettiez par là la dernière main à vos ouvrages, nous n'aurions rien de plus ])eau, de plus savant ni de mieux écrit en notre langue.

10 Tertullien est fort sentencieux, mais son style est dur et obscur. Celui de saint Cyprien, 538 semblable à une source très pure, est doux et coulant, et toujours égal; mais ce Père n'a fait aucun traité sur les saintes Ecritures, parce qu'il s'est uniquement appliqué à inspirer l'amour et la pratique des vertus chrétiennes, et que d'ailleurs il s'est vu continuellement exposé à une cruelle persécution qui ne lui laissait ni le temps ni la liberté d’écrire. Victorin, qui a revu la couronne d'un illustre martyre, ne saurait exprimer ses pensées. On trouve dans Lactance un fond d'éloquence qui égale presque celle de Cicéron ; mais plût à Dieu qu'il eût établi aussi solidement la vérité de notre foi, qu'il a facilement ruiné les fondements des religions étrangères ! Arnobe est inégal et confus, et il n'y a ni ordre ni justesse dans ses ouvrages. Le style de saint Hilaire se ressent de cette élévation et de cette majesté propres à l'éloquence gauloise. Mais comme ce Père y joint aussi les beautés et les ornements de la langue grecque , il s'embarrasse quelquefois dans des périodes si longues que les simples n'y sauraient rien comprendre. Je ne dis rien de nos autres écrivains, soit morts, soit vivants, et je laisse à d'autres à faire après moi la critique de leurs ouvrages.

11 Je reviens à vous, mon cher camarade, mon ami, mais un ami que j'ai aimé avant de le connaître. Je vous prie d'être persuadé que l'adulation n'a aucune part aux sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous, et que je suis plus capable de me laisser ou aveugler par l'erreur, ou prévenir par l'amour, que de séduire un ami par d'indignes flatteries. Vous faites paraître dans vos ouvrages beaucoup d'esprit et beaucoup d'éloquence ; votre style est pur et facile ; cette facilité et cette pureté avec laquelle vous vous exprimez est accompagnée de beaucoup de justesse ; car quand la tête est saine, tous les sens sont vifs et animés. Si à cette justesse et à cette éloquence qui parait dans vos écrits vous joigniez ou l'étude ou l'intelligence des saintes Ecritures, je vous verrais bientôt tenir le premier rang parmi nos écrivains, monter avec Joab (7) sur les toits de Sion, et prêcher sur le haut des maisons ce que vous auriez appris en secret. Hâtez-vous donc, je vous prie, de vous appliquer sérieusement à cette étude.

« On n'a rien en ce monde sans soucis et sans travail. »

Distinguez-vous dans l'Eglise comme vous vous êtes distingué dans le sénat. Tandis que vous êtes jeune et à la fleur de votre âge, avant d'être surpris par les infirmités de la vieillesse ou une mort imprévue; amassez des richesses que vous puissiez répandre tous les jours, sans que la source en tarisse jamais. Je ne saurais rien souffrir en vous de médiocre, je désire que tout y soit dans un souverain degré de perfection.

Je ne vous dis point avec quelle affection et quel empressement j'ai reçu ici le respectable prêtre Vigilantius; j'aime mieux que vous l’appreniez de lui-même. Il est parti bien vite et il n'a pas fait ici un long séjour. Je ne vous dirai point quelle a été la cause d'un départ si précipité; car je ne veux offenser personne. Cependant je l'ai retenu quelque temps, comme un homme qui ne faisait que passer et qui avait hâte de partir. Je n'ai cessé de lui faire connaître les sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous; vous jugerez, par ce qu'il vous en dira, si je mérite d'être de vos amis. Saluez, je vous prie, de ma part, votre sainte femme qui sert avec vous le Seigneur.

(1) Saint Jérôme veut parler d'un ouvrage que saint Paulin avait composé pour l'empereur Théodose-le-Grand. Nous n’avons plus aujourd'hui cet ouvrage. Il semble par ce qu'en dit ici saint Jérôme, que c'était une espèce d'apologie de Théodose, peut-être parce que l'auteur y justifiait la conduite de ce grand prince contre Zozime qui n’a rien épargné pour noircir sa réputation. Cependant Gennade, dans son catalogue des hommes illustres, dit que c'était un panégyrique de ce prince. Et saint Paulin écrivant à Sévère Sulpice, dit aussi qu'il lui envoie par Victor le panégyrique de l'empereur Théodose qu'il avait composé.

(2) Le texte porte : In qua se municipatum cum justis laetatur habere. Saint Jérôme fait ici allusion, non pas comme l'a prétendu Erasme, à ce que dit saint Paul dans les Actes des Apôtres : Ego homo sum, non ignotae civitatis municeps ; mais à ce qu'il dit dans l'épître aux Philippiens 3, 20, selon notre vulgate: Nostra autem conversatio in coelis est, et selon le grec: ἡμῶν γὰρ πολίτευμα ἂν οὐράνοις ὑπάρχει. Noster enim municipatus in coelis est. Saint Jérôme et les anciens pères suivent ordinairement cette version.

(3) Thamus est un mot hébreu et syriaque qui se trouve dans Ezéchiel, 8. 11. et que les LXX ont conservé dans leur version. Et ecce ibi mulieres sedebant plangentes Thamus. Notre vulgate porte : plangentes Adonidem. Saint Jérôme expliquant cet endroit d’Ézéchiel, dit que les femmes célébraient tous les ans au mois de juin une fête solennelle, et pleuraient la mort d'Adonis qui avait été tué dans ce mois-là, et que c'est pour cela que les hébreux donnaient le nom de Thamus à leur quatrième mois, qui répond à notre moi, de juin.

(4) Ce titre ne se trouve point dans le texte hébreu ; et il a été ajouté depuis pour nous marquer que David était l’auteur de ce psaume, et que les enfants de Jonadab s’en servirent lors de la première captivité de Babylone, qui arriva sous le règne de Joachim.

(5) Elle s’appelait Thérasia.

(6) La texte porte Itabyrium, conformément aux Septante, qui ont coutume, comme saint Jérôme le remarque dans son commentaire sur le chap. 5 d’Osée, de donner aux noms hébreux une terminaison grecque. C’est ainsi que d’Edom, ils ont fait Idumaea , et de Tabor, Itabyrium.

(7) Les éditions d'Erasme et de Marianus portent : ascendentem cum Jacob ; nous avons suivi les manuscrits qui portent cum Joab; car saint Jérôme fait ici allusion à ce qui est écrit au livre 1, des Paral. c. 11. v. 6, que Joab monta le premier à l'assaut , lorsque David assiégea la citadelle de Sion.