Annales de Tacite |
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TACITE : C. Cornelius Tacitus, d'abord avocat, se mit, relativement tard, à écrire. Après Le Dialogue des orateurs, l'Agricola, Les Moeurs des Germains, TACITE écrivit l'histoire romaine, ab excessu divi Augusti, en deux ouvrages, les Histoires et les Annales, qui nous sont parvenus mutilés |
Néron :
Formé
par Sénèque le philosophe et par Burrus, préfet du prétoire, il régna
pendant cinq ans à la satisfaction de tous (pourtant meurtre de
Britannicus en 55). Mais sous l'influence de sa seconde femme Poppée, il sombre dans la tyrannie et le crime : assassinat de sa mère (59), persécution des chrétiens accusés de l'incendie de Rome (64), exécution de nombreux nobles (ou ordre de s'ouvrir les veines) à la suite de la conjuration de Pison : Pison, Sénèque, Lucain, Pétrone, etc (65). a) Politique intérieure : elle fut faible et caractérisée par la haine de Néron à l'égard de la noblesse (ce qui explique que cet empereur a pu être "populaire"). Il s'occupa surtout de ses ambitions d'histrion, car il se croyait un grand artiste, un grand acteur et un grand cocher. Il ruina le trésor par ses dilapidations : construction de la Maison Dorée après le grand incendie de Rome. b) Politique extérieure : - En Bretagne (Angleterre), soulèvement de la reine Boudicca, réprimé par Suetonius Paulinus (61). - En Orient (58-63), Corbulon réoccupe l'Arménie, convoitée par Vologèse, roi des Parthes. Les Parthes infligent en 62 une lourde défaite sur le front de Cappadoce au successeur de Corbulon. Celui-ci doit rétablir la situation. Comme récompense, il devra s'ouvrir les veines. - En 66, les Juifs se révoltent. Vespasien est chargé de la répression. - l'insurrection de Vindex, gouverneur de la Lugdunaise, provoque, malgré la défaite de celui-ci, la marche de Galba sur Rome. Néron abandonné par les prétoriens, se fait tuer par un esclave (juin 68). |
(2) Il fut sur le point d'épouser en légitime mariage son affranchie Acté, et il aposta des personnages consulaires pour jurer qu'elle était d'un sang royal.
Suétone, Néron, XXVIII.
Ceterum infracta paulatim potentia matris delapso Nerone in amorem libertae, cui vocabulum Acte fuit, simul adsumptis in conscientiam M. Othone et Claudio Senecione, adulescentulis decoris, quorum Otho familia consulari, Senecio liberto Caesaris patre genitus. Ignara matre, dein frustra obnitente, penitus inrepserat per luxum et ambigua secreta, ne senioribus quidem principis amicis adversantibus, muliercula nulla cuiusquam iniuria cupidines principis explente, quando uxore ab Octavia, nobili quidem et probitatis spectatae, fato quodam an quia praevalent inlicita, abhorreat, metuebaturque ne in stupra feminarum inlustrium prorumperet, si illa libidine prohiberetur.
Cependant,
au milieu de l'ivresse de son triomphe, l'empereur n'avait point oublié Acté.
La jeune Grecque n'était point encore revenue de la surprise mêlée d'épouvante
que lui avaient causée le nom et le titre de son amant, lorsqu'elle vit
s'approcher d'elle deux esclaves liburniens qui, de la part de Néron, l'invitèrent
respectueusement à les suivre. Acté obéit machinalement, ignorant où on la
conduisait, ne pensant pas même à le demander, tant elle était abîmée dans
cette idée terrible qu'elle était la maîtresse de cet homme dont elle n'avait
jamais entendu prononcer le nom qu'avec terreur. Au bas du Capitole, entre le
Tabularium et le temple de la Concorde, elle trouva une litière magnifique portée
par six esclaves égyptiens la poitrine ornée de plaques d'argent poli en forme
de croissant, les bras et les jambes entourés d'anneaux du même métal, et,
assise près de la litière, Sabina, qu'elle avait perdue un instant de vue au
milieu du triomphe, et qu'elle retrouvait là justement comme pour compléter
tous ses souvenirs. Acté monta dans la litière, s'y coucha sur des coussins de
soie et s'avança vers le Palatin, accompagnée par Sabina qui, la suivant à
pied, marchait à côté d'elle et dirigeait sur sa maîtresse l'ombre d'un
grand éventail en plumes de paon, fixé au bout d'un roseau des Indes. Pendant
trois cents pas à peu près, la litière suivit sur la voie Sacrée le même
chemin qu'Acté avait parcouru à la suite de César ; puis bientôt, prenant à
droite, elle passa entre le temple de Phoebé et celui de Jupiter-Stator, monta
quelques degrés qui conduisaient au Palatin, puis, arrivée sur le magnifique
plateau qui couronne la montagne, elle la côtoya un instant du côté qui
dominait la rue Suburanne et la Via- Nova ; enfin, arrivée en face de la
fontaine Juturne, elle s'arrêta sur le seuil d'une petite maison isolée, et
aussitôt les deux Liburniens apportèrent à chaque côté de la litière un
marche-pied couvert d'un tapis de pourpre ; afin que celle que l'empereur venait
de leur donner pour maîtressse ne prît pas même la peine d'indiquer d'un
signe le côté par lequel elle désirait de descendre.
Acté était attendue, car la porte s'ouvrit à son approche, et, lorsqu'elle
l'eut franchie, se referma derrière elle sans qu'elle vît la personne chargée
des fonctions de ianitor. Sabina l'accompagnait seule, et, sans doute pensant
qu'après une route longue et fatigante le premier désir de sa maîtresse
devait être celui de se mettre au bain, elle la conduisit à l'apodyterium,
chambre que l'on appelait ainsi d'un verbe grec qui signifie dépouiller ; mais,
arrivée là, Acté, tout émue et toute préoccupée encore de cette fatalité
étrange qui l'avait entraînée à la suite du maître du monde, s'assit sur le
banc qui régnait à l'entour de la salle, en faisant à Sabina signe d'attendre
un instant. A peine était-elle plongée dans ses rêveries, que, comme si le maître
invisible et puissant qu'elle s'était choisi avait craint qu'elle ne s'y
abandonnât, une musique douce et sonore se fit entendre, sans qu'on pût préciser
l'endroit d'où elle partait : en effet, les musiciens étaient disposés de
manière que toute la chambre fût ceinte d'harmonie. Sans doute Néron, qui
avait remarqué l'influence que prenaient sur la jeune Grecque ces sons mystérieux,
dont plusieurs fois dans la traversée il avait été à même de suivre les
effets, avait ordonné d'avance cette distraction à des souvenirs dont il désirait
de combattre la puissance. Si telle avait été sa pensée, il ne fut point
trompé dans son attente ; car à peine la jeune fille eut-elle entendu ces
accords, qu'elle releva doucement la tête, que les pleurs qui coulaient sur ses
joues s'arrêtèrent, et qu'une dernière larme, s'échappant de ses yeux,
trembla un instant au bout de ses longs cils comme une goutte de rosée aux
pistils d'une fleur, et, comme la rosée aux rayons du soleil, sembla bientôt
se sécher au feu du regard qu'elle avait obscurci ; en même temps, une vive
teinte de pourpre reparut sur ses lèvres pâlies et entrouvertes comme pour un
sourire ou pour un baiser.
Alors Sabina s'approcha de sa maîtresse, qui, au lieu de se défendre
davantage, l'aida elle-même à détacher ses vêtements qui, les uns après les
autres, tombèrent à ses pieds, la laissant nue et rougissante, comme la Vénus
pudique : c'était une beauté si parfaite et si virginale qui venait de se dévoiler,
que l'esclave elle-même sembla rester en extase devant elle, et que, lorsqu'Acté,
pour s'avancer vers la seconde chambre, posa la main sur son épaule nue, elle
la sentit frémir par tout le corps et vit les joues pâles de Sabina se couvrir
à l'instant de rougeur, comme si une flamme l'eût touchée. A cette vue, Acté
s'arrêta, craignant d'avoir fait mal à sa jeune suivante ; mais celle-ci,
devinant le motif de son hésitation, lui saisit aussitôt la main qu'elle avait
soulevée, et, l'appuyant de nouveau sur son épaule, elle entra avec elle dans
le tepidarium.
C'était une vaste chambre carrée, au milieu de laquelle s'étendait un bassin
d'eau tiède pareil à un lac ; de jeunes esclaves, la tête couronnée du
roseaux, de narcisses et de nymphéas, se jouaient à sa surface comme une
troupe de naïades, et à peine eurent-elles aperçu Acté, qu'elles poussèrent
vers le bord le plus proche d'elle une conque d'ivoire incrustée de corail et
de nacre. C'était une suite d'enchantements si rapides, qu'Acté s'y laissait
aller comme à un songe. Elle s'assit donc sur cette barque fragile, et, en un
instant, comme Vénus entourée de sa cour marine, elle se trouva au milieu de
l'eau.
Alors cette délicieuse musique qui l'avait déjà charmée se fit entendre de
nouveau ; bientôt les voix des naïadesse mêlèrent à ces accents : elles
disaient la fable d'Hylas allant puiser de l'eau sur les rivages de la Troade,
et, comme les nymphes du fleuve Ascanius appelaient le favori d'Hercule du geste
et de la voix, elles tendaient les bras à Acté, et l'invitaient, en chantant,
à descendre au milieu d'elles. Les jeux de l'onde étaient familiers à la
jeune Grecque ; mille fois avec ses compagnes elle avait traversé à la nage le
golfe de Corinthe ; aussi s'élança-t-elle sans hésitation au milieu de cette
mer tiède et parfumée, où ses esclaves la reçurent comme leur reine.
C'étaient toutes des jeunes filles choisies parmi les plus belles ; les unes
avaient été enlevées au Caucase, les autres à la Gaule ; celles-ci venaient
de l'Inde, celles-là d'Espagne ; et cependant, au milieu de cette troupe d'élite
choisie par l'amour pour la volupté, Acté semblait une déesse. Au bout d'un
instant, lorsqu'elle eut glissé sur la surface de l'eau comme une syrène,
lorsqu'elle eut plongé comme une naïade, lorsqu'elle se fut roulée dans ce
lac factice, avec la souplesse et la grâce d'un serpent, elle s'aperçut que
Sabina manquait à sa cour marine, et, la cherchant des yeux, elle l'aperçut
assise et se cachant la tête dans sa rica. Familière et rieuse comme un
enfant, elle l'appela : Sabina tressaillit et souleva le manteau qui lui voilait
le visage ; alors, avec des rires d'une expression étrange et qu'Acté ne put
comprendre, d'une voix folle et railleuse, ces femmes appelèrent toutes
ensembles Sabina, sortant à moitié de l'eau pour l'inviter du geste à venir
les joindre. Un instant la jeune esclave parut prête à obéir à cet appel ;
quelque chose de bizarre se passait dans son âme : ses yeux étaient ardents,
sa figure brûlante ; et cependant des larmes coulaient de ses paupières et se
séchaient sur ses joues ; mais, au lieu de céder à ce qui était visiblement
son désir, Sabina s'élança vers la porte, comme pour se soustraire à cette
voluptueuse magie ; ce mouvement ne fut pas si rapide, cependant, qu'Acté n'eût
le temps de sortir de l'eau et de lui barrer le passage au milieu des rires de
toutes les esclaves ; alors Sabina parut près de s'évanouir ; ses genoux
tremblèrent, une sueur froide coula de son front, enfin, elle pâlit si
visiblement, qu'Acté, craignant qu'elle ne tombât, étendit les bras vers elle
et la reçut sur sa poitrine nue ; mais aussitôt elle la repoussa en jetant un
léger cri de douleur. Dans le paroxysme étrange dont l'esclave était agitée,
sa bouche avait touché l'épaule de sa maîtresse et y avait imprimé une
ardente morsure ; puis aussitôt, épouvantée de ce qu'elle avait fait, elle s'était
élancée hors de la chambre.
Au cri poussé par Acté, les esclaves étaient accourues et s'étaient groupées
autour de leur maîtresse ; mais celle-ci, tremblant que Sabina ne fût punie,
avait été la première à renfermer sa douleur, et essuyait, en s'efforçant
de sourire, une ou deux gouttes de sang qui roulaient sur sa poitrine, pareilles
à du corail liquide : l'accident était du reste trop léger pour causer à Acté
une autre impression que celle de l'étonnement ; aussi s'avança-t-elle vers la
chambre voisine où devait se compléter le bain, et qu'on appelait le
caldarium.
C'était une petite salle circulaire, entourée de gradins et garnie tout à
l'entour de niches étroites contenant chacune un siège ; un réservoir d'eau
bouillante occupait le milieu de la chambre et formait une vapeur aussi épaisse
que celle qui, le matin, court à la surface d'un lac ; seulement, ce brouillard
enflammé était échauffé encore par un fourneau extérieur, dont les flammes
circulaient dans des tuyaux qui enveloppaient le caldarium de leurs bras
rougis, et couraient le long des parois extérieures, comme le lierre contre une
muraille.
Lorsqu'Acté, qui n'avait point encore l'habitude de ces bains connus et pratiqués
à Rome seulement, entra dans cette chambre, elle fut tellement saisie par les
flots de la vapeur qui roulaient comme des nuages, qu'haletante et sans voix,
elle étendit les bras et voulut appeler au secours ; mais elle ne put que jeter
des cris inarticulés et éclater en sanglots ; elle tenta alors de s'élancer
vers la porte ; mais retenue dans les bras de ses esclaves, elle se renversa en
arrière en faisant signe qu'elle étouffait. Aussitôt une de ses femmes tira
une chaîne, et un bouclier d'or qui fermait le plafond s'ouvrit comme une
soupape et laissa pénétrer un courant d'air extérieur au milieu de cette
atmosphère qui allait cesser d'être respirable : ce fut la vie ; Acté sentit
sa poitrine se dilater, une faiblesse douce et pleine de langueur s'empara
d'elle ; elle se laissa conduire vers un des sièges et s'assit, commençant déjà
à supporter avec plus de force cette température incandescente, qui semblait,
au lieu du sang, faire courir dans les veines une flamme liquide ; enfin, la
vapeur devint de nouveau si épaisse et si brûlante, que l'on fut obligé
d'avoir recours une seconde fois au bouclier d'or, et avec l'air extérieur
descendit sur les baigneuses un tel sentiment de bien-être, que la jeune
Grecque commença à comprendre le fanatisme des dames romaines pour ce genre de
bain qui, jusqu'alors, lui avait été inconnu, et qu'elle avait commencé par
regarder comme un supplice. Au bout d'un instant la vapeur avait repris de
nouveau son intensité ; mais cette fois, au lieu de lui ouvrir un passage, on
la laissa se condenser au point qu'Acté se sentit de nouveau près de défaillir
; alors deux de ses femmes s'approchèrent avec un manteau de laine écarlate
dont elles lui enveloppèrent entièrement le corps, et, la soulevant dans leurs
bras à moitié évanouie, elles la transportèrent sur un lit de repos placé
dans une chambre chauffée à une température ordinaire.
Là commença pour Acté une nouvelle opération aussi étrange, mais déjà
moins imprévue et moins douloureuse que celle du caldarium ! Ce fut le
massage, cette voluptueuse habitude que les Orientaux ont empruntée aux Romains
et conservée jusqu'à nos jours. Deux nouvelles esclaves, habiles à cet
exercice, commencèrent à la presser et à la pétrir jusqu'à ce que ses
membres fussent devenus souples et flexibles ; alors elles lui firent craquer
les unes après les autres toutes les articulations, sans douleur et sans effort
; après quoi, prenant dans de petites ampoules de corne de rhinocéros de
l'huile et des essences parfumées, elles lui en frottèrent tout le corps, puis
elles l'essuyèrent d'abord avec une laine fine, ensuite avec la mousseline la
plus douce d'Egypte, et enfin avec des peaux de cygnes dont on avait arraché
les plumes, et auxquelles on n'avait laissé que le duvet.
Pendant tout le temps qu'avait duré ce complément de sa toilette, Acté était
restée les yeux à demi-fermés, plongée dans une extase langoureuse, sans
voix et sans pensées, en proie à une somnolence douce et bizarre, qui lui
laissait seulement la force de sentir une plénitude d'existence inconnue
jusqu'alors. Non seulement sa poitrine s'était dilatée, mais encore à chaque
aspiration il lui semblait que la vie affluait en elle par tous les pores. C'était
une impression physique si, puissante et si absolue, que non seulement elle put
effacer les souvenirs passés, mais encore combattre les douleurs présentes :
dans une pareille situation, il était impossible de croire au malheur, et la
vie se présentait à l'esprit de la jeune fille comme une suite d'émotions
douces et charmantes, échelonnées sans formes palpables dans un horizon vague
et merveilleux !
Au milieu de ce demi-sommeil magnétique, de cette rêverie sans pensées, Acté
entendit s'ouvrir une porte de la chambre au fond de laquelle elle était couchée
; mais comme, dans l'état bizarre où elle se trouvait, tout mouvement lui
semblait une fatigue, elle ne se retourna même point, pensant que c'était
quelqu'une de ses esclaves qui entrait ; elle demeura donc les yeux à
demi-ouverts, écoutant venir vers son lit des pas lents et mesurés, dont
chacun, chose étrange, paraissait, à mesure qu'ils s'approchaient, retentir en
elle-même ; alors elle fit avec effort un mouvement de tête, et dirigeant son
regard du côté du bruit, elle vit s'avancer, majestueuse et lente, une femme
entièrement revêtue du costume des matrones romaines, et couverte d'une longue
stole qui descendait de sa tête jusqu'à ses talons : arrivée près du lit,
cette espèce d'apparition s'arrêta, et la jeune fille sentit se fixer sur elle
un regard profond et investigateur, auquel, comme à celui d'une devineresse, il
lui eût semblé impossible de rien cacher. La femme inconnue la regarda ainsi
un instant en silence, puis d'une voix basse, mais sonore cependant, et dont
chaque parole pénétrait, comme la lame glacée d'un poignard, jusqu'au coeur
de celle à qui elle s'adressait : – Tu es, lui dit- elle, la jeune
Corinthienne qui as quitté ta patrie et ton père pour suivre l'empereur,
n'est-ce pas ?
Toute la vie d'Acté, bonheur et désespoir, passé et avenir, était renfermée
dans ces quelques paroles, de sorte qu'elle se sentit inonder tout à coup comme
d'un flux de souvenirs ; son existence de jeune fille cueillant des fleurs sur
les rives de la fontaine Pyrène ; le désespoir de son vieux père lorsque le
lendemain des jeux il l'avait appelée en vain ; son arrivée à Rome où s'était
révélé à elle le terrible secret que lui avait caché jusque-là son impérial
amant ; tout cela reparut vivant derrière le voile enchanté que soulevait le
bras glacé de cette femme. Acté jeta un cri, et couvrant sa figure avec ses
deux mains :
- Oh ! oui, oui, s'écria-t-elle avec des sanglots, oui, je suis cette
malheureuse !...
Un moment de silence succéda à cette demande et à cette réponse, moment
pendant lequel Acté n'osa point rouvrir les yeux, car elle devinait que le
regard dominateur de cette femme continuait de peser sur elle : enfin, elle
sentit que l'inconnue lui prenait la main dont elle s'était voilé le visage,
et croyant deviner dans son étreinte, toute froide et indécise qu'elle était,
plus de pitié que de menace, elle se hasarda à soulever sa paupière mouillée
de larmes. La femme inconnue la regardait toujours.
- Ecoute, continua-t-elle avec ce même accent sonore, mais cependant plus doux,
le destin a d'étranges mystères ; il remet parfois aux mains d'un enfant le
bonheur ou l'adversité d'un empire : au lieu d'être envoyée par la colère
des dieux, peut-être es-tu choisie par leur clémence.
- Oh ! s'écria Acté, je suis coupable, mais coupable d'amour et voilà tout ;
je n'ai pas dans le coeur un sentiment mauvais ! et ne pouvant plus être
heureuse, je voudrais du moins voir tout le monde heureux !... Mais je suis bien
isolée, bien faible et bien impuissante. Indique-moi ce que je puis faire et je
le ferai !...
- D'abord, connais-tu celui auquel tu as confié ta destinée ?
- Depuis ce matin seulement je sais que Lucius et Néron ne sont qu'un même
homme, et que mon amant est l'empereur. Fille de la Grèce antique, j'ai été séduite
par la beauté, par l'adresse, par la mélodie. J'ai suivi le vainqueur des jeux
; j'ignorais que ce fût le maître du monde !...
- Et maintenant, reprit l'étrangère avec un regard plus fixe et une voix plus
vibrante encore, tu sais que c'est Néron ; mais sais-tu ce que c'est que Néron
?
- J'ai été habituée à le regarder comme un dieu, répondit Acté.
- Eh bien, continua l'inconnue en s'asseyant, je vais te dire ce qu'il est, car
c'est bien le moins que la maîtresse connaisse l'amant, et l'esclave le maître.
- Que vais-je entendre ? murmura la jeune fille.
- Lucius était né loin du trône : il s'en rapprocha par une alliance, il y
monta par un crime.
- Ce ne fut pas lui qui le commit, s'écria Acté.
- Ce fut lui qui en profita, répondit froidement l'inconnue. D'ailleurs, la
tempête qui avait abattu l'arbre avait respecté le rejeton. Mais le fils alla
bientôt rejoindre le père : Britannicus se coucha près de Claude, et cette
fois-ci, ce fut bien Néron qui fut le meurtrier.
- Oh ! qui peut dire cela ? s'écria Acté ; qui peut porter cette terrible
accusation ?
- Tu doutes, jeune fille ? continua la femme inconnue, sans que son accent
changeât d'expression, veux-tu savoir comment la chose se fit ? Je vais te le
dire. Un jour que, dans une chambre voisine de celle où se tenait la cour
d'Agrippine, Néron jouait avec de jeunes enfants, et que parmi ceux-ci jouait
aussi Britannicus, il lui ordonna d'entrer dans la chambre du repas et de
chanter des vers aux convives, croyant intimider l'enfant et lui attirer les
rires et les huées de ses courtisans. Britannicus reçut l'ordre et y obéit :
il entra vêtu de blanc dans la salle du triclinium, et, s'avançant pâle
et triste au milieu de l'orgie, d'uns voix émue et les larmes dans les yeux, il
chanta ces vers qu'Ennius, notre vieux poète, met dans la bouche d'Astyanax :
- « O mon père ! ô ma patrie ! ô maison de Priam ! palais superbe ! temple
aux gonds retentissants ! aux lambris resplendissants d'or et d'ivoire !... je
vous ai vus tomber sous une main barbare, je vous ai vus devenir la proie des
flammes ! » et soudain le rire s'arrêta pour faire place aux larmes, et, si
effrontée que fût l'orgie, elle se tut devant l'innocence et la douleur. Alors
tout fut dit pour Britannicus. Il y avait dans les prisons de Rome une
empoisonneuse célèbre et renommée pour ses crimes ; Néron fit venir le
tribun Pollio Julius qui était chargé de la garder, car il hésitait encore,
lui empereur, à parler à cette femme. Le lendemain Pollio Julius lui apporta
le poison, qui fut versé dans la coupe de Britannicus par ses instituteurs eux-
mêmes ; mais, soit crainte, soit pitié, les meurtriers avaient reculé devant
le crime : le breuvage ne fut pas mortel : alors Néron l'empereur, entends-tu
bien ! Néron le dieu, comme tu l'appelais tout à l'heure, fit venir les
empoisonneurs dans son palais, dans sa chambre, devant l'autel des dieux
protecteurs du foyer, et là, là, il fit composer le poison. On l'essaya sur un
bouc qui vécut encore cinq heures, pendant lesquelles on fit cuire et réduire
la potion, puis on la fit avaler à un sanglier qui expira à l'instant même
!... Alors Néron passa dans le bain, se parfuma, et mit une robe blanche ; puis
il vint s'asseoir, le sourire sur les lèvres, à la table voisine de celle où
dînait Britannicus.
- Mais, interrompit Acté d'une voix tremblante, mais si Britannicus fut réellement
empoisonné, comment se fait-il que l'esclave dégustateur n'éprouva point les
effets du poison ? Britannicus, dit-on, était atteint d'épilepsie depuis son
enfance, et peut-être qu'un de ces accès...
- Oui, oui, voilà ce que dit Néron !... et c'est en ceci qu'éclata son
infernale prudence.
- Oui, toutes les boissons, tous les mets que touchait Britannicus étaient dégustés
auparavant ; mais on lui présenta un breuvage si chaud que l'esclave put bien
le goûter, mais que l'enfant ne put le boire ; alors on versa de l'eau froide
dans le verre, et c'est dans cette eau froide qu'était le poison. Oh ! poison
rapide et habilement préparé, car Britannicus, sans jeter un cri, sans pousser
une plainte, ferma les yeux et se renversa en arrière. Quelques imprudents
s'enfuirent !... mais les plus adroits demeurèrent, tremblants et pâles, et
devinant tout. Quant à Néron, qui chantait à ce moment, il se pencha sur son
lit, et, regardant Britannicus :
- Ce n'est rien, dit-il, dans un instant la vue et le sentiment lui reviendront.
Et il continua de chanter. Et cependant, il avait pourvu d'avance aux apprêts
funéraires, un bûcher était dressé dans le Champ-de-Mars ; et, la même
nuit, le cadavre, tout marbré de taches violettes, y fut porté. Mais, comme si
les dieux refusaient d'être complices du fratricide, trois fois la pluie qui
tombait par torrents éteignit le bûcher ! Alors Néron fit couvrir le corps de
poix et de résine ; une quatrième tentative fut faite, et cette fois le feu,
en consumant le cadavre, sembla porter au ciel, sur une colonne ardente,
l'esprit irrité de Britannicus !
- Mais Burrhus ! mais Sénèque !... s'écria Acté.
- Burrhus ! Sénèque ! reprit avec amertume la femme inconnue ; on leur mit de
l'argent plein les mains, de l'or plein la bouche, et ils se turent !...
- Hélas ! hélas ! murmura Acté.
- De ce jour, continua celle à qui tous ces secrets terribles semblaient être
familiers, de ce jour Néron fut le noble fils des Aenobarbus, le digne
descendant de cette race à la barbe de cuivre, au visage de fer et au coeur de
plomb : de ce jour, il répudia Octavie, à qui il devait l'empire, l'exila dans
la Campanie, où il la fit garder à vue, et, livré entièrement aux cochers,
aux histrions et aux courtisanes, il commença cette vie de débauches et
d'orgies qui depuis deux ans épouvante Rome. Car celui que tu aimes, jeune
fille, ton beau vainqueur olympique, celui que tout le monde appelle son
empereur, celui que les courtisans adorent comme un dieu, lorsque la nuit est
venue, sort de son palais déguisé en esclave, et, la tête coiffée d'un
bonnet d'affranchi, court, soit au pont Milvius, soit dans quelque taverne de la
Suburrane, et là, au milieu des libertins et des prostituées, des portefaix,
des bateleurs, au son des cymbales d'un prêtre de Cybèle ou de la flûte d'une
courtisane, le divin César chante ses exploits guerriers et amoureux ; puis, à
la tête de cette troupe chaude de vin et de luxure, parcourt les rues de la
ville, insultant les femmes, frappant les passants, pillant les maisons, jusqu'à
ce qu'il rentre enfin au palais d'or, rapportant parfois sur son visage les
traces honteuses qu'y a laissées le bâton infâme de quelque vengeur inconnu.
- Impossible ! impossible ! s'écria Acté, tu le calomnies !
- Tu te trompes, jeune fille, je dis à peine la vérité.
- Mais comment ne te punit-il pas de révéler de pareils secrets ?
- Cela pourra bien m'arriver un jour, et je m'y attends.
- Pourquoi alors t'exposes-tu ainsi à sa vengeance ?...
- Parce que je suis peut-être la seule qui ne puisse pas la fuir.
- Mais qui donc es-tu ?
- Sa mère !
- Agrippine ! s'écria Acté, s'élançant hors du lit et tombant à genoux,
Agrippine ! la fille de Germanicus !... soeur, veuve et mère d'empereurs !...
Agrippine debout devant moi, pauvre fille de la Grèce !... Oh ! que me veux- tu
?... Parle, commande, et je t'obéirai... A moins cependant que tu ne m'ordonnes
de cesser de l'aimer ! car, malgré tout ce que tu m'as dit, je l'aime
toujours.... Mais alors je puis, sinon t'obéir encore, du moins mourir.
- Au contraire, enfant, reprit Agrippine, continue d'aimer César de cet amour
immense et dévoué que tu avais pour Lucius, car c'est dans cet amour qu'est
tout mon espoir, car il ne faut rien moins que la pureté de l'une pour
combattre la corruption de l'autre.
- De l'autre ! s'écria la jeune fille avec terreur. César en aime-t-il donc
une autre ?
- Tu ignores cela, enfant ?
- Eh ! savais-je quelque chose !... Quand j'ai suivi Lucius, me suis-je informée
de César ? Que me faisait l'empereur, à moi ? C'était un simple artiste que
j'aimais, à qui j'offrais ma vie, croyant qu'il pouvait me donner la sienne !
Mais quelle est donc cette femme ?...
- Une fille qui a renié son père, une épouse qui a trahi son époux !... une
femme fatalement belle, à qui les dieux ont tout donné, excepté un coeur :
Sabina Poppaea.
- Oh ! oui, oui, j'ai entendu prononcer ce nom. J'ai entendu raconter cette
histoire, quand j'ignorais qu'elle deviendrait la mienne. Mon père, ne sachant
pas que j'étais là, la disait tout bas à un autre vieillard, et ils en
rougissaient tous deux ! Cette femme n'avait-elle pas quitté Crispinus, son époux,
pour suivre Othon, son amant ?.... Et son amant, à la suite d'un dîner, ne la
vendit-il pas à César pour le gouvernement de la Lusitanie ?
- C'est cela ! c'est cela ! s'écria Agrippine.
- Et il l'aime !... il l'aime encore ! murmura douloureusement Acté.
- Oui, reprit Agrippine, avec l'accent de la haine oui, il l'aime encore, oui,
il l'aime toujours, car il y a là-dessous quelque mystère, quelque philtre,
quelque hippomane maudit, comme celui qui fut donné par Césonie à Caligula
!...
- Justes dieux ! s'écria Acté, suis-je assez punie ? suis-je assez malheureuse
!...
- Moins malheureuse et moins punie que moi, reprit Agrippine, car tu étais
libre de ne pas le prendre pour amant, et moi, les dieux me l'ont imposé pour
fils. Eh bien ! comprends-tu maintenant ce qui te reste à faire ?
- A m'éloigner de lui, à ne plus le revoir.
- Garde-t'en bien, enfant. On dit qu'il t'aime.
- Le dit-on ? est-ce vrai ? le croyez-vous ?
- Oui.
- Oh ! soyez bénie !
- Eh bien ! il faut donner une volonté, un but, un résultat à cet amour ; il
faut éloigner de lui ce génie infernal qui le perd, et tu sauveras Rome,
l'empereur, et peut-être moi-même.
- Toi-même. Crois-tu donc qu'il oserait... ?
- Néron ose tout !...
- Mais je suis insuffisante à un tel projet, moi !...
- Tu es peut-être la seule femme assez pure pour l'accomplir.
- Oh ! non, non ! mieux vaut que je parte !... que je ne le revoie jamais !
- Le divin empereur fait demander Acté, dit d'une voix douce un jeune esclave
qui venait d'ouvrir la porte.
- Sporus ! s'écria Acté avec étonnement.
- Sporus ! murmura Agrippine en se couvrant la tête de sa stole.
- César attend, reprit l'esclave après un moment de silence.
- Va donc ! dit Agrippine.
- Je te suis, dit Acté.
Alexandre Dumas, Acté
infracta (est) ... potentia
matris : Agrippine delapso Nerone : ablatif absolu adsumptis... M. Othone et Claudio Senecione, adulescentulis decoris : ablatifs absolus Otho : le futur empereur familia consulari : ablatif d’origine (genitus) Senecio liberto (apposition à patre) Caesaris patre genitus ignara matre ... obnitente : ablatif absolu senioribus... amicis adversantibus : ablatif absolu muliercula nulla cuiusquam iniuria cupidines principis explente construction : muliercula explente (ablatif absolu) cupidines (acc.) principis nulla iniuria (sans aucune injustice) cuiusquam (de quelqu’un) ab Octavia ... abhorreat probitatis spectatae : génitif descriptif (utrum) fato quodam an quia praevalent inlicita metuebatur ne ... prorumperet : construction des verbes de crainte
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