Térence
ANDRIA - L'ANDRIENNE
introduction
texte bilingue - traduction française seule - texte latin seul
NOTICE SUR L'ANDRIENNE Historique de la pièce. Les critiques de l'école d'Alexandrie avaient adjoint à leurs éditions des chefs-d'œuvre du théâtre grec des didascalies, ou renseignements sur les acteurs, sur la date et sur les particularités de la représentation. Les savants latins les imitèrent et composèrent eux aussi des didascalies pour les pièces du théâtre latin. Le Bembinus, le plus important des manuscrits de Térence, nous a conservé les didascalies de ses comédies, à l'exception de celle de l'Andrienne, qui y manque avec le commencement et une grande partie de la pièce. Mais on peut la reconstituer avec les renseignements qu'on trouve dans le commentaire de Donat. Donat nous apprend en effet que l'Andrienne fut jouée aux jeux Mégalésiens, sous les édiles curules M. Fulvius et M' Glabrion, sous les consuls M. Marcellus et C. Sulpicius, c'est-à-dire en l'an 588 de Rome ou 166 avant J.-C., par les troupes de L. Ambivius Turpion et L. Hatilius de Préneste (01), que la musique en fut faite tout entière pour les flûtes droites par Flaccus, esclave de Claudius, que l'original grec est de Ménandre, et qu'enfin ce fut la première pièce du poète. Au dire de Suétone, l'auteur n'avait guère que 18 ou 19 ans quand il présenta sa pièce aux édiles. Ceux-ci le renvoyèrent à Cécilius, qui passait alors pour le premier des poètes comiques. S'il en faut croire la Vie de Térence par Suétone, Cécilius était à table quand Térence se présenta chez lui. Comme le jeune homme était négligemment vêtu, il lut le commencement de sa pièce assis sur un tabouret à côté du lit de table. Mais il avait à peine lu quelques vers que Cécilius l'invita à dîner et lui fit prendre place à côté de lui. Térence lut ensuite le reste de son ouvrage, à la grande admiration de Cécilius. Le public confirma le jugement du vieux poète et applaudit l'Andrienne. Elle resta longtemps en faveur. Cicéron la vit jouer sur un théâtre de province (Ad Atticum, XIII, 34); on en citait des passages, et le cri de surprise de Simon hinc illae lacrimae devint proverbial. Analyse de la pièce. ACTE I. Le spectateur apprend ce qu'il doit connaître pour suivre la pièce par les confidences que le vieux Simon fait à Sosie, son affranchi, personnage protatique qui ne reparaîtra plus. Simon a un fils, Pamphile, auquel il a laissé jusqu'ici la bride sur le cou. Le jeune homme en a profité pour fréquenter la maison d'une courtisane, originaire d'Andros, Chrysis, et s'y lier avec une jeune fille, Glycère, qui passe pour être la sœur de Chrysis. Il a si bien caché cette liaison et il se conduit envers tout le monde avec tant de retenue et de gentillesse que, sur le bruit de sa renommée, un ami de son père, Chrémès, le demande en mariage pour sa fille Philumène. Mais Chrysis étant venue à mourir, Simon, touché des pleurs de son fils, l'accompagne aux obsèques. Là, Glycère s'étant trop approchée du bûcher, Pamphile la saisit à bras-le-corps, et la jeune fille s'abandonne dans ses bras. Dès lors, le père est fixé sur la conduite de son fils. De son côté, instruit du secret de Pamphile, Chrémès rompt le mariage. Simon n'en fait pas moins les préparatifs de noces. Il veut par là contraindre son fils à se déclarer. S'il consent à se marier, lui se charge de faire revenir Chrémès sur sa décision; sinon, il usera de ses droits de père. En conséquence, il prie Sosie de l'aider dans ces apprêts fictifs et de surveiller à la fois Pamphile et l'esclave qui le sert, le rusé Dave. Justement celui-ci sort de la maison. Simon le menace de le mettre au moulin pour le reste de ses jours s'il contrecarre ses projets. Mais Dave est dévoué à son jeune maître. Il sait que Glycère est sur le point de le rendre père, et qu'ils ont résolu d'élever l'enfant. Il court chercher Pamphile pour l'avertir. Cependant Mysis, servante de Glycère, va chercher la sage-femme. Elle tombe sur Pamphile qui exhale son désespoir : son père vient de lui enjoindre de se préparer à épouser Philumène. Il hésite. Mysis n'a pas de peine à faire pencher la balance en faveur de sa maîtresse; il lui suffit de rappeler la triste situation de la jeune femme, qui est dans les douleurs de l'enfantement et qui se tourmente à la pensée de perdre son amant. Pamphile proteste qu'il lui sera fidèle. Chrysis la lui a léguée en mourant, avec ses biens : c'est un dépôt qu'il gardera. ACTE II. Au commencement de l'acte II, on voit apparaître deux personnages qui font pendant à Pamphile et à son valet : ce sont Charinus et son esclave Byrria. Charinus est amoureux de Philumène. Il vient d'apprendre qu'on la donne à Pamphile. Désespéré, il s'adresse à Pamphile lui-même et le prie de lui laisser la jeune fille. Pamphile le presse de tout faire pour qu'on la lui donne; lui, fera tout pour qu'on ne la lui donne pas. Mais voici Dave tout essoufflé qui a en vain cherché son maître sur la place. Il s'est douté que les préparatifs de noces n'étaient qu'une feinte; il s'en est assuré en passant devant la maison de Chrémès, qu'il a trouvée calme et tranquille comme d'ordinaire. Aussi engage-t-il son maître à faire semblant de consentir au mariage. S'il le fait, son père ne pourra lui faire aucun reproche, et ne se pressera pas de lui trouver un autre parti. A son tour, Simon rentre aussi du marché, et vient voir si l'on complote contre lui, tandis que Byrria s'approche, sur l'ordre de son maître, pour observer ce qui se passe chez Pamphile. Il entend celui-ci déclarer à son père qu'il est prêt à épouser Philumène, et Dave confirmer à Simon que son fils assagi ne demande pas mieux que de se marier. Il court en porter la nouvelle à son maître. ACTE III. La sage-femme sort de chez Glycère et s'entretient avec Mysis, tandis que, dans un coin, Simon et Dave les écoutent. Simon apprend ainsi que Pamphile a résolu avec Glycère d'élever l'enfant qui va naître. Mais il est convaincu qu'il s'agit d'un accouchement simulé, machiné par Dave. Les paroles de la sage-femme, qui attend d'être hors de la maison pour faire ses recommandations à la garde de l'accouchée et les plaintes de Glycère qui invoque Junon Lucine ne font que le confirmer dans son opinion. Dave lui-même lui fait croire que c'est un complot formé contre lui dans la maison de Glycère et que Pamphile est brouillé avec elle. Dès lors Simon conjure Chrémès de revenir sur sa décision. Chrémès se laisse persuader, et Simon appelle Dave pour lui en apprendre la nouvelle. Dave, désespéré de la tournure imprévue qu'a prise la situation, subit en outre les violents reproches de Pamphile. Il s'en tire en promettant de trouver un expédient pour rétablir les choses. ACTE IV. Charinus éclate en imprécations contre Pamphile qui
lui a manqué de parole. Pamphile en rejette sur Dave la
responsabilité. A ce moment Mysis vient appeler Pamphile : Glycère
inquiète veut le voir. Il jure qu'il ne l'abandonnera jamais et court
la rassurer. Charinus, revenu de ses préventions, plaint son ami, et se
recommande lui-même à Dave qui prétend avoir enfin trouvé
l'expédient qu'il cherchait. Il va prendre l'enfant chez Glycère et le
fait déposer par Mysis à la porte de Simon. Mais il voit arriver
Chrémès. Il tourne aussitôt ses batteries contre lui. Il fait
semblant d'arriver du marché, et presse Mysis de lui dire d'où vient
cet enfant. « Il est », dit-elle, « de Pamphile. — Comment, de
Pamphile ! » riposte Dave. « Ne l'ai-je pas vu apporter chez vous hier
au soir? C'est une fourberie que vous avez imaginée pour empêcher
Chrémès de donner sa fille à Pamphile. Ne prétendez-vous pas même
que Glycère est citoyenne d'Athènes et que la loi forcera Pamphile à
l'épouser? » Cette comédie que Chrémès prend pour vérité le
décide à un nouveau refus. ACTE V. Simon presse son vieil ami Chrémès de revenir sur son refus : l'accouchement de Glycère, sa qualité de citoyenne sont des inventions concertées pour faire manquer le mariage. Simon a été prévenu de la machination par Dave. Juste à ce moment Dave sort de la maison de Glycère. Simon, qui croyait que son fils avait rompu avec elle, lui demande ce qu'il a à faire dans cette maison. Interloqué, Dave raconte qu'il vient d'y voir un étranger qui sait que Glycère est citoyenne d'Athènes. Aussitôt Simon, pris d'une subite colère, le fait enlever et garrotter; puis il appelle Pamphile et s'emporte contre lui en reproches amers. Le jeune homme s'humilie et se soumet aux volontés de son père. Cependant il obtient de lui qu'il veuille entendre l'étranger. Il se trouve que cet étranger, Criton, est une vieille connaissance de Chrémès. Il raconte qu'un Athénien, nommé Phanla — à ce nom Chrémès reconnaît son frère — fut jeté par un naufrage sur la côte d'Andros, avec une enfant, nommée Pasibule, qui était la fille de son frère. Le père de Chrysis les recueillit, et, Phania étant mort, Pasibule, sous le nom de Glycère, fut élevée avec Chrysis. Aucun doute n'est possible. Glycère est bien la fille de Chrémès. Les voeux des deux vieux amis sont comblés : l'alliance qu'ils désiraient tous deux se fera entre Pamphile et Glycère. Chrémès court embrasser sa fille, Simon va délivrer Dave, et Pamphile exhale sa joie devant son fidèle serviteur encore meurtri de ses fers et Charinus qui se promet enfin d'épouser Philumène, grâce à l'appui de son heureux ami. Composition. Le fond de la pièce de Térence est l'Andrienne de Ménandre, mais complétée par des emprunts faits à la Périnthienne du même auteur. Cette façon de fondre dans une pièce principale des morceaux pris à une autre pièce s'appelle contamination. C'est un procédé qu'avaient employé Naevius, Plaute, Ennius. Térence en usa lui-même à l'exemple de ses illustres devanciers. Mais les temps avaient changé. Une école nouvelle s'était formée, qui, dans son respect superstitieux des chefs-d'œuvre grecs, n'admettait pas qu'on y fît le moindre changement. Le chef de cette école, ou du moins l'un de ses représentants les plus en vue, était un certain Luscius Lanuvinus ou Lavinius. Ce « vieux poète malintentionné » reproche à Térence d'avoir contaminé l'Andrienne et la Périnthienne. Celui-ci répondit dans un prologue que Lucius et ses partisans n'y entendaient rien. « En accusant notre auteur, dit le Prologue, ils font le procès à Noevius, à Plaute, à Ennius dont il a suivi l'exemple et dont il aime mieux imiter les libres allures que l'obscure exactitude de ses détracteurs. » Mais pourquoi Térence a-t-il préféré la manière ancienne à celle de Lucius et de son école? Il ne le dit pas, mais nous le devinons aisément. C'est que les pièces de Ménandre avaient une intrigue trop simple pour retenir l'attention de spectateurs peu affinés; les peintures de caractères les intéressaient moins que les surprises d'une action compliquée et mouvementée. C'est pour corser l'intrigue, pour y jeter plus de mouvement et de variété, pour y multiplier l'intérêt qu'il y introduisit des scènes et des personnages nouveaux. L'inconvénient, c'était la difficulté de fondre ces apports étrangers avec la pièce essentielle, de manière que la suture fût invisible et la fusion harmonieuse. Térence a-t-il vaincu la difficulté? S'il y a réussi, les critiques de Lucius tombent d'elles-mêmes. Térence nous dit lui-même que l'Andrienne et la Périnthienne se ressemblaient pour le sujet, mais qu'elles différaient par les pensées et le style, et il ajoute qu'il a transporté de la Périnthienne dans l'Andrienne les endroits qui s'ajustaient à son cadre. Quels sont ces endroits? Les fragments qui nous restent des deux pièces sont trop peu nombreux et trop peu explicites pour nous éclairer sur ce point. Nous n'avons pour cela que le commentaire de Donat, et encore est-il bien avare de renseignements sur la contamination. A propos de la ressemblance des sujets et de la différence des pensées et du style des deux pièces grecques (Prologue, 10-12) Donat écrit : « La première scène de la Périnthienne est écrite presque dans les mêmes termes que l'Andrienne. Le reste diffère, à l'exception de deux passages, l'un de onze vers (probablement dans la scène 2 de l'acte II) et l'autre de vingt, qui se trouvent dans les deux pièces. » Et Donat ajoute (Prol, 13) que c'est à la Périnthienne que la première scène de l'Andrienne latine a été prise. Dans l'Andrienne grecque en effet l'exposition se fait par un monologue de Simon; dans la Périnthienne, par un dialogue entre Simon et sa femme. Térence a seulement substitué à la femme un affranchi, Sosie. Il est vrai que Sosie n'est qu'un personnage protatique, c'est-à dire qu'il ne sert qu'à l'exposition et qu'il ne reparaîtra plus, ce qui est un défaut; mais l'exposition dialoguée a sur le monologue l'avantage d'être plus vraisemblable et plus naturelle, et celle-d est un chef-d'œuvre de vérité et de style. Mais le gros emprunt fait à l'Andrienne est celui des deux personnages de Charinus et de Byrria. « Non sunt apud Menandrum : ils ne sont pas dans Ménandre », dit Donat. L'expression apud Menandrum a été comprise de deux façons. Spengel l'a prise au sens strict et, se persuadant que Charinus et Byrria ne sont ni dans l'Andrienne, ni dans la Périnthienne, il en a attribué la création à Térence. Mais son opinion a trouvé peu d'assentiment. La vérité est que apud Menandrum est une expression abrégée pour in Andria Menandri. Supposer que Térence a tiré de son fonds ces deux personnages, c'est lui prêter une hardiesse que Lucius n'aurait pas laissé passer : il aurait crié au sacrilège. Si d'ailleurs les emprunts de Térence à la Périnthienne s'étaient bornés à la transformation de la première scène en dialogue, Térence aurait-il employé le pluriel : quae convenere? Y aurait-il eu vraiment contamination? et Lucius aurait-il trouvé à gloser sur le mélange des deux pièces en une seule? Charinus et Byrria sont donc bien d'origine grecque. Il reste seulement à voir comment Térence les a fait entrer dans sa pièce et quel rôle il leur a fait jouer. Il les introduit au commencement du deuxième acte. Charinus, informé par son valet Byrria que le mariage de Pamphile et de Philumène est décidé, s'abandonne au désespoir. Ne trouvant aucune ressource dans son valet, il se décide lui-même à prier Pamphile de lui laisser Philumène, ou tout au moins de différer le mariage; sa démarche et son amour lui attirent la sympathie des spectateurs. Sur ces entrefaites arrive Dave, qui donne à son jeune maître le conseil de faire semblant de consentir au mariage, conseil qui intéresse, non plus seulement Pamphile, mais les deux amoureux à la fois, Pamphile et Charinus. Tel est le contenu des deux premières scènes de l'acte II où figurent les deux nouveaux venus. On voit le surcroît d'animation qu'ils apportent à l'action, et le relief que prennent les caractères de Pamphile et de Dave par leur opposition à ceux de Charinus et de Byrria. Charinus reparaît au quatrième acte, et c'est encore au commencement de l'acte qu'il revient sur la scène (02). Il y vient pour reprocher à Pamphile son manque de parole. Pamphile se justifie, en rejetant sur Dave la cause de leur commun malheur. Dave promet de trouver un expédient qui les sauvera. Ici encore les promesses de Dave intéressent les deux amants à la fois, et le spectateur s'amuse du contraste que fait le respect de l'esclave pour son maître et de son sans-gêne à l'égard du pauvre Charinus. Enfin quand le sort de Pamphile est réglé au cinquième acte par son mariage avec Glycère, Charinus revient encore aux nouvelles. Il apprend le bonheur de Pamphile et lui demande sa protection auprès de son futur beau-père. Pamphile la lui promet et tous les deux vont le rejoindre chez Glycère; et c'est la fin de la pièce. On a critiqué ce dénouement; on l'a trouvé moins heureux que celui de l'Andrienne grecque, qui, pense-t-on, finissait sur l'émouvante scène de la reconnaissance. La présence de Charinus, dont il faut régler le mariage, a fait prolonger l'action au delà de sa conclusion véritable. Pamphile, au lieu d'attendre Charinus, devrait se précipiter chez sa Glycère avec Chrémès et Criton, et la pièce devrait finir par là. Ce serait peut-être mieux ainsi. Mais voyons le dénouement que le poète a substitué au dénouement probable de l'Andrienne de Ménandre. Pamphile reste en scène, et s'abandonne à un transport de joie, imité, selon Donat, du cri d'allégresse qu'une situation semblable arrache au jeune Chéréa dans l'Eunuque de Ménandre. Il attend Dave, que Simon est allé délivrer de ses fers, pour lui faire transporter l'accouchée dans la maison de son mari. Pamphile lui fait part de son bonheur : il le devait envers son serviteur qui l'avait si bien servi et qui avait souffert pour lui. Cependant Charinus, cet éternel écouteur, venu encore une fois aux nouvelles, assiste dans un coin à leur dialogue. Son sort se règle en une réplique de Pamphile qui lui promet son appui auprès de Chrémès, et tous entrent chez Clycère. Qu'y a-t-il à reprendre à ce dénouement? Dave pouvait-il être oublié à la fin, lui qui a pris tant de part à l'action? Et, si peu intéressant que soit Charinus, on est curieux tout de même de savoir s'il aura sa Philumène. Les deux scènes finales sont indispensables, et ne laissent rien à désirer, ce me semble, pour la vraisemblance. Elles sont d'ailleurs traitées avec une concision et un naturel qui empêchent le spectateur de les trouver longues. Concluons que la contamination n'a pas nui à la bonne con-duite de la pièce et que l'envie a mal conseillé Luscius dans ses attaques contre son jeune rival. Les Caractères. L'intérêt dramatique de l'Andrienne est peut-être supérieur à l'intérêt psychologique. Les personnages y sont vivants sans doute; mais, à part Dave et Simon, ils manquent un peu de force et de relief. Pamphile. Les deux jeunes gens, Pamphile et Charinus, sont des jeunes amoureux pour qui l'amour est tout dans la vie. Le premier est le personnage le plus sympathique de la pièce. L'auteur l'a peint avec complaisance. « Facile et accommodant, supportant tout le monde, se donnant tout entier à ses camarades, se pliant à leurs goûts, ne contrariant personne, ne se préférant jamais aux autres », tel est le portrait que fait de lui son propre père. On ne s'étonne pas qu'avec un tel caractère il ait gagné la sympathie de Chrysis et l'amour de Glycère et qu'il se soit attaché le malin Dave au point que celui-ci s'expose aux pires supplices pour le servir. Il est bon et sans rancune, même à l'égard de Charinus qui l'accable de reproches immérités : il oppose le calme aux injures et se justifie sans se fâcher. Un naturel si doux ne va pas sans timidité et sans une certaine faiblesse de volonté. Quand son père lui enjoint brusquement de se préparer au mariage, il est si déconcerté qu'il ne trouve rien à répondre. Il hésite entre son père et sa maîtresse; c'est Mysis qui fait pencher la balance en lui représentant les douleurs de la pauvre fille qui accouche et qui tremble d'être abandonnée. Dès lors il n'écoute plus que sa tendresse. Et comme cette tendresse est délicate, profonde, émouvante ! Avec quelle chaleur il proteste de son amour ! « Pourrais-je souffrir que la pauvre enfant fût déçue à cause de moi, elle qui m'a livré son coeur et toute sa vie, qui m'est si profondément chère et qui est pour moi une épouse? Cette âme instruite et formée à la vertu et à l'honneur, je souffrirais que l'indigence la contraignît à changer? Non, jamais. » La belle âme de jeune homme ! Comme ces sentiments si tendres, si nobles, si humains la font aimer ! Dave. Le timide Pamphile a pour guider sa jeune expérience un esclave doué de l'esprit le plus subtil, passé maître en fait de fourberie, Dave. Placé entre le père et le fils, il a pris parti pour le fils, et il l'aide à cacher ses amours et à rompre le mariage qui les menace. Il est si fin que rien ne lui échappe. A la maigreur des apprêts simulés par Simon, il a soupçonné la feinte, et une visite à la maison de Chrémès, calme et muette, a confirmé ses soupçons. Le conseil qu'il donne à Chrémès de consentir au mariage tourne, il est vrai, contre lui. Mais il n'est pas de ceux qu'un insuccès décourage. Il sort de son sac un nouveau tour à l'adresse de Simon : il fait exposer à sa porte l'enfant de Pamphile. Juste à ce moment Chrémès vient à passer; il tourne aussitôt ses batteries contre lui et joue devant lui, avec Mysis, qu'il fait entrer à son insu dans son jeu une comédie prodigieuse d'invention, de verve, de finesse qui doit ôter pour toujours à Chrémès l'envie de marier sa fille à Pamphile. Il ne se contente pas de tromper son vieux maître : il se joue de lui et le mystifie avec un sang-froid et une aisance qui mettent les rieurs de son côté. Avec son jeune maître au contraire, il est tout dévouement et soumission. Est-ce calcul? On peut se le demander. Esclave, comme il l'est, et pris entre le père et le fils, il doit s'assurer la protection de l'un des deux contre l'autre, et l'on peut mettre sur le compte de l'habileté son humble attitude devant Pamphile irrité et les protestations de dévouement qu'il lui fait. Tel qu'il est, si équivoque que soit sa conduite, Dave plaît aux spectateurs; la sympathie que l'on a pour Pamphile rejaillit sur lui, et la supériorité de son génie si fertile en ressources double d'admiration le sentiment qu'il inspire. Charinus. Derrière ces deux personnages de premier plan, en voici deux autres qui les doublent, mais avec des figures plus pâles et moins intéressantes : c'est Charinus et Byrria, son esclave. Charinus est un pauvre jeune homme amoureux de la fiancée d'un autre, et qui, n'ayant point de ressources en lui-même, se recommande à tout le monde, à son esclave, à Pamphile et surtout au valet de Pamphile, qui le traite avec une plaisante désinvolture. Comme son sort dépend de celui de Pamphile, il envoie son esclave aux nouvelles chez Pamphile; il y vient lui-même et cherche à surprendre les conversations de Pamphile : c'est un écouteur, plutôt qu'un acteur. La sympathie qu'il nous a inspirée d abord s'atténue ensuite par les injustes reproches qu'il fait à son ami, et c'est tout juste si, au dénouement, on s'intéresse encore à son mariage avec Philumène. Byrria. Plus pâle encore est la figure de Byrria, surtout si on la regarde à côté de celle de Dave. Byrria n'est bon à rien; devant la peine de son maître, il ne sait que dire ni que faire. Il ne sait qu'apporter de mauvaises nouvelles, et quand son maître impatienté le chasse de sa présence, il s'esquive avec une joie qu'il ne cache pas. Simon. Les deux vieillards, Simon et Chrémès, sont deux amis de caractère différent. Au dire de Dave, Simon est un homme qui n'est pas facile à duper. Il a cependant montré peu de clairvoyance en confiant à Dave le soin de veiller sur Pamphile, et, en lâchant la bride sur le cou au jeune homme, il s'est préparé bien des ennuis. Mais, s'il a été imprudent, il n'est pas sot : il sait discerner ceux qui le servent de ceux qui le desservent et faire la différence entre la conduite de Dave et celle de Sosie. Il est fin : à la figure de Dave, lorsqu'il lui annonce son intention de marier Pamphile, il a deviné la résistance qu'il allait rencontrer. Cependant il se laisse prendre, à moitié au moins, aux protestations du madré coquin, mais il s'en vengera à la première occasion. Car ce n'est pas un maître débonnaire et commode. Il tient à ce que sa volonté se fasse, même au détriment de l'équité et de l'amitié. Il s'est mis en tête de marier son fils avec la fille de son ami Chrémès, et quand celui-ci, averti de l'inconduite de Pamphile, retire son consentement, il n'a de cesse qu'il ne le force dans ses derniers retranchements. Il est sujet aussi à la colère. Devant la nouvelle résistance de Chrémès qui, après la comédie jouée par Dave, est revenu encore une fois sur sa décision, il s'impatiente et se dépite; à la vue de Dave qui sort de chez Glycère, il est pris d'un accès de colère aveugle ; puis c'est son fils qu'il semonce, et l'étranger Criton qu'il insulte sans autre raison que de voir renverser ses projets. Il ne faut rien moins que la reconnaissance de Glycère pour calmer cette humeur sauvage et agressive. Il a pour excuse l'amour qu'il porte à son fils et le désir qu'il a de le voir entrer dans la famille de son ami Chrémès. Chrémès. Les deux vieillards sont liés d'une amitié touchante, qui leur fait honneur à tous deux. Le meilleur est Chrémès : c'est lui qui, pour perpétuer l'union des deux familles, a proposé à Simon de marier Pamphile à Philumène. Quand, obligé de se dédire par l'inconduite de Pamphile, son ami le presse de se laisser fléchir, avec quel tact, quelle dignité, quelle amitié il répond : «Ah! ne me supplie pas comme si tu avais besoin de prières pour obtenir cela de moi. Crois-tu que mes sentiments aient changé depuis le jour où je t'accordais ma fille? Si le mariage peut se faire dans leur intérêt à tous deux, envoie la chercher; mais, s'il doit en résulter pour tous les deux plus de mal que de bien, consulte, je te prie, nos intérêts communs, comme si ma fille était la tienne et que je fusse le père de Pamphile. » Et cet ami si fidèle et si tendre est un homme sage et posé, qui ne connaît pas la colère et qui ne con-seille jamais rien que de juste et d'humain, qui, tout en refusant Pamphile, intervient en sa faveur, qui excuse Simon près de l'étranger, et défend l'étranger contre les préventions de Simon. A coup sûr ni Pamphile ni Charinus n'auront à se plaindre d'un tel beau-père. Criton. Criton n'est pas indigne d'entrer en tiers dans l'amitié de Chrémès et de Simon. C'est un fort honnête homme, bon et serviable. Il est venu pour recueillir l'héritage de Chrysis, sa parente; mais en apprenant que Glycère a hérité d'elle, il renonce à faire valoir ses droits. Les ennuis d'un procès qu'il prévoit y sont bien pour quelque chose; mais c'est sa bonté qui le décide : il ne veut pas dépouiller Glycère. Aussi quand Pamphile le prie de venir témoigner que Glycère est citoyenne d'Athènes : « Cesse de me prier », dit-il, « une seule de ces raisons suffit pour me décider : la sympathie que j'ai pour toi, la vérité, et le bien que je veux à Glycère. » Mysie. Il n'est pas jusqu'à la servante Mysis qui ne soit digne de prendre place dans cette galerie de figures sympathiques. Très attachée à sa maîtresse, et très fine d'esprit, quand elle voit Pamphile hésiter entre l'amour et l'obéissance aux ordres de son père, elle intervient aussitôt : « Quand l'esprit est en balance », dit-elle, « un rien suffit pour le faire pencher. » Et elle jette dans le plateau les douleurs de l'accouchée et les souffrances morales que lui cause le mariage de Pamphile, et le plateau en effet penche aussitôt du côté de l'amour et de la pitié. Les Imitations. Par l'intérêt de l'intrigue, par la peinture des caractères, ajoutons par la délicatesse des sentiments, par le charme des récits, par la vivacité et le naturel du dialogue, par la pureté du style, l'Andrienne méritait de susciter des imitations chez les modernes. Elle a été en effet portée au théâtre par un élève de Molière, le célèbre acteur Baron. L'Andrienne de Baron est en vers et en cinq actes ; elle fut représentée pour la première fois en 1703 sur le Théâtre français. Il arriva à l'auteur ce qui était arrivé à Térence. Les rivaux de Térence affectaient de croire qu'il se faisait aider dans la composition de ses pièces par Scipion et Lélius. Le public attribua la nouvelle Andrienne au jésuite de La Rue, et Baron, comme Térence, se défendit mollement contre ceux qui ne voulaient pas qu'il en fût le véritable auteur. On cite également une Andrienne de Collé, mais qui ne vit pas le jour de la rampe, car les comédiens la refusèrent. (01) Nous savons qu'Ambivius Turpion joua d'original toutes les pièces de Térence. La mention d'un second chef de troupe, Hatilius, e donné lieu à la discussion. Les uns tiennent qu'ils ont tous les deux pris part à la première représentation, ce qui mi hait, croient-ils, quand les personnages d'une pièce étaient trop nombreux pour qu'une seule troupe pût les jouer — c'est l'opinion de Schoell; — les autres, en tète desquels est Dtzlatzko, pensent que les auteurs de la didascalie ont confondu la première représentation, donnée par Ambivius, avec une reprise où Hatilius aurait joué. (02) Il est plus facile de placer une addition au commencement d'un acte que de la glisser au milieu, où elle troublerait la marche de l'intrigue. Dans l'Eunuque, les scènes empruntées au Colax sont ajoutées au commencement ou à la fin des actes. Dans les Adelphes la scène postiche de l'enlèvement est également mise au début du deuxième acte.
|