PLAUTE
Les Ménechmes
ARGUMENT
Un marchand sicilien, qui avait deux fils jumeaux, en perdit un par un rapt, et mourut ensuite. L'aïeul paternel donne à l'enfant qui reste le nom du jumeau ravi, et l'appelle Ménechme Sosiclès. Celui-ci, parvenu à l'âge de raison, cherche son frère par tous pays; il arrive à Épidamne, dans la ville même où Ménechme ravi a fait fortune. Chacun prend pour l'ancien concitoyen le nouveau débarqué : maîtresse, épouse, beau-père, tout le monde s'y trompe. A la fin les deux frères se reconnaissent.
PERSONNAGES
LABROSSE, parasite de Ménechme ravi.
MÉNECHME, habitant d'Épidamne, ravi autrefois dans son enfance.
ÉROTIE, courtisane, maîtresse de Ménechme ravi.
CYLINDRE, cuisinier d'Érotie.
MÉNECHME SOSICLÈS.
MESSÉNION, esclave de Ménechme Sosiclès.
L'ÉPOUSE de Ménechme ravi.
UN ESCLAVE, personnage muet.
UNE ESCLAVE d'Érotie.
UN VIEILLARD, beau-père de Ménechme ravi.
UN MÉDECIN.
ESCLAVES du médecin.
PROLOGUE
D'abord, salut et félicité à moi, et à vous, spectateurs; c'est le
premier objet de mon message. Ensuite, je vous apporte ici Plaute, non pas
dans ma main, mais au bout de ma langue; recevez-le, je vous prie, avec
des oreilles favorables. Maintenant, voici l'analyse de la pièce, faites
attention : je la resserrerai dans le moins de mots possible.
Les poètes supposent toujours dans leurs comédies que l'action se passe
à Athènes; c'est pour que leur ouvrage vous paraisse mieux sentir son
grec. Moi, je vous dirai sans fiction où l'on assure que les faits ont eu
lieu. Ainsi donc, le sujet est grécisant, mais non pas atticisant
toutefois; il sicilianise.
Après cet avis préliminaire, j'en viens à l'exposition des faits. Je ne
vous donnerai pas la pitance par boisseau, par double boisseau; tout le
grenier y passera, tant j'ai l'humeur libérale en fait de narration.
Il y avait à Syracuse un marchand d'un certain âge (01),
auquel deux jumeaux naquirent, d'une si parfaite ressemblance que leur
mère nourrice ne les pouvait distinguer, elle qui leur donnait le sein,
ni même la mère qui leur avait donné le jour. Je le tiens de quelqu'un
qui avait vu les deux enfants; moi, je ne les ai pas vus, je ne veux pas
vous en faire accroire. Ils avaient sept ans, lorsque leur père chargea
un grand bateau d'une riche cargaison, et prit avec lui un des fils : il
s'agissait d'un voyage à Tarente pour son commerce; l'autre demeura
auprès de la mère, à la maison. On célébrait des jeux à Tarente
quand ils y arrivèrent; il y avait, comme toujours en pareille
circonstance, un grand concours de monde. L'enfant fut séparé de son
père et s'égara dans la foule; un marchand épidamnien qui se trouvait
là s'empara de l'enfant et l'emporta dans son pays. Le père,
désespéré d'avoir perdu son fils, tomba malade de chagrin, et mourut au
bout de quelques jours à Tarente. Quand parvint à Syracuse la nouvelle
du rapt de l'enfant et de la mort du père chez les Tarentins, l'aïeul
fit prendre au jumeau qui restait le nom de l'autre, tant son petit- fils
enlevé lui était cher; il nomma le survivant Ménechme, comme l'autre se
nommait, et comme il se nommait lui-même. J'ai retenu le nom facilement,
parce que j'étais présent quand on appelait l'enfant à grands cris.
Je vous en préviens donc, afin que vous n'y soyez pas trompés; les deux
frères portent le même nom.
Maintenant je retourne sur mes jambes à Epidamne, pour vous rendre compte
au plus juste de cette affaire. Si quelqu'un de vous désire me charger
d'une commission en cette ville, il n'a qu'à parler : qu'il ose, qu'il
ordonne; mais à condition de payer les avances nécessaires; car s'il ne
donne point d'argent, il perd son temps; et s'il en donne, il le perdra
plus encore.
Mais je reviens au lieu d'où je suis parti, et pour m'y arrêter
définitivement.
Cet Épidamnien dont je vous parlais tout à l'heure, celui qui enleva
l'un des jumeaux, avait de grands biens, mais point d'enfants; il adopte
pour fils sa trouvaille et lui déniche une femme bien dotée. Enfin il
l'institua son héritier, et peu de temps après il mourut; car un jour
qu'il se rendait aux champs après une forte pluie, il voulut passer à
gué un torrent, non loin de la ville; la rapidité de l'eau fit perdre
l'équilibre au ravisseur de l'enfant, et entraîna notre homme au fin
fond des enfers. L'héritier recueillit une très grosse fortune; il
habite Épidamne : c'est le jumeau ravi. L'autre, qui réside à Syracuse,
vient d'arriver aujourd'hui ici, à Épidamne, avec son esclave, toujours
à la quête de son frère. La ville que vous voyez est Épidamne, pour le
temps que durera cette pièce; puis, quand on en jouera une autre, la
ville changera, comme les acteurs; là habite un personnage tour à tour
marchand de femmes, jeune homme et vieillard, pauvre, mendiant, roi,
parasite, charlatan.
ACTE I
LABROSSE (02) Les jeunes gens m'ont nommé Labrosse; pourquoi? la table, dès que je
mange, est aussitôt nettoyée. On tient les captifs à la chaîne; on met
des entraves aux pieds des esclaves fugitifs : très mauvaises
précautions selon moi. Car si le malheureux a vu s'ajouter à ses maux un
surcroît de misère, il n'en a que plus envie de fuir et de jouer de
méchants tours. D'une manière ou d'une autre il se délivrera des fers.
Enchaînez-lui les pieds, il lime un anneau, il fait sauter les clous avec
une pierre; on a perdu son temps. Voulez-vous garder sûrement un homme et
l'empêcher de fuir? vous n'avez qu'à l'enchaîner avec la bonne chère
et le bon vin. Attachez-le par le museau à une table bien servie. Pourvu
qu'on lui fournisse à manger et à boire tout son soûl et tous les
jours, jamais par Pollux ! il ne prendra la fuite, eût-il encouru la
peine capitale : pour le garder facilement, voilà de quels liens il faut
le lier. Admirable élasticité de ces liens alimentaires ! plus on les
élargit, plus étroite et plus forte est leur étreinte. Moi, par
exemple, qui suis livré par sentence à Ménechme (03),
je vais chez lui au-devant de la captivité. Cet homme-là ne nourrit pas
les hommes; il les rend gros et gras, il les fait prospérer. Je goûte sa
médecine par-dessus toute autre. Lui-même, le garçon est grand mangeur
: ce sont chez lui banquets de fêtes de Cérès, tant sa table est
chargée, tant il y fait dresser de succulents édifices; il faut monter
debout sur le lit pour atteindre au faîte. Mais il y a eu relâche pour
moi durant tous ces jours. Force m'a été de me claquemurer entre mes
quatre murs avec ce qui m'était cher; car ce qu'il y a de plus cher est
ce que j'achète pour manger; mais tout ce qui m'est cher, et qui
s'apprêtait pour moi, commence à me manquer (04).
Je reviens donc chez Ménechme. On ouvre, c'est lui-même en personne que
je vois; il sort.
I, 2
MÉNECHME, LABROSSE
MÉNECHME (parlant à sa femme dans la maison)
Si tu n'étais pas une méchante pécore, une extravagante, une furieuse,
ce qui déplaît à ton mari te déplairait aussi. Dorénavant, si tu me
causes encore pareil ennui, tu t'en iras répudiée chez ton père. Je ne
peux pas sortir que tu ne m'arrêtes et ne veuilles me retenir; et ce sont
des questions : « Où vas-tu? que fais-tu? quelle affaire as-tu? quel
soin t'occupe? qu'est-ce que tu emportes? qu'as-tu fait en ville? » J'ai
épousé un vrai préfet de la douane (05), qui me force à déclarer ce
que je fais et viens de faire. Je t'ai traitée avec trop de douceur;
j'agirai désormais d'autre sorte. Car enfin, tu as servantes, provisions
de bouche, laine, bijoux, pourpre, vêtements; tu ne manques de rien (06).
Ainsi donc, prends garde à la correction, je te le conseille. Tu cesseras
de me tenir à l'oeil. Et d'abord, pour que tu n'aies pas perdu ta peine
à m'espionner, je me donne tout exprès une courtisane, et je l'invite à
dîner quelque part en ville.
LABROSSE (à part)
Il semble menacer sa femme, et c'est moi qu'il menace; car s'il ne mange
pas chez lui, il me punit plus qu'elle. (La femme se
retire.)
MÉNECHME
Vivat ! Enfin par Hercule ! ma gronderie l'a mise en fuite et l'a
forcée à rentrer. A moi les maris à bonnes fortunes ! qu'ils viennent
tous me faire compliment et m'apporter le prix de la vaillance. La
victoire est à moi. (Il fait voir un châle dont il
est affublé sous son pallium.)
Voici un châle que j'ai dérobé à ma femme, et que je porte à ma
maîtresse. C'est ainsi qu'il faut en donner à garder à ces trop fines
surveillantes. O le glorieux exploit, la belle conduite, le coup de
maître impayable ! J'enlève à la maligne, non sans me donner du mal, ce
cadeau que je porte à ma ruine. Je pars chargé des dépouilles de
l'ennemi, et nos alliés sont en sûreté.
LABROSSE (qui s'est tenu du côté opposé à
la maison de Ménechme)
Hé ! jeune homme, n'ai-je pas ma part de revenant-bon dans ce butin?
MÉNECHME (entendant Labrosse sans le voir)
Malheur ! je rencontre une embuscade.
LABROSSE
Point ! un renfort. Ne crains rien.
MÉNECHME
Qui est là?
LABROSSE
C'est moi.
MÉNECHME
O mon bonheur ! ma bonne fortune ! Salut. (Il
lui tend la main.)
LABROSSE
Salut.
MÉNECHME
Eh bien ! qu'est-ce?
LABROSSE
Je tiens par la main droite mon bon génie (07).
MÉNECHME
Tu ne pouvais pas arriver plus à propos que tu n'arrives.
LABROSSE
Je suis comme cela. Je sais toujours tomber aux bons moments.
MÉNECHME
Veux-tu contempler une action d'éclat?
LABROSSE
Quel est le cuisinier qui l'a faite? je te dirai s'il a manqué son
affaire, quand j'en serai aux restes.
MÉNECHME
Dis-moi, as-tu jamais vu en peinture sur une muraille Ganymède
enlevé par un aigle, ou Adonis ravi par Vénus?
LABROSSE
Souvent. Mais que me font ces figures?
MÉNECHME (montrant le châle sur lui)
Eh bien ! regarde-moi; ne leur ressemblé-je pas?
LABROSSE
Que signifie cet accoutrement?
MÉNECHME
Avoue que je suis le plus aimable des hommes.
LABROSSE
Où mangerons-nous?
MÉNECHME
D'abord, réponds comme je le veux.
LABROSSE
Oui, le plus aimable des hommes.
MÉNECHME
Est-ce que tu ne veux pas ajouter quelque chose de ton cru?
LABROSSE
Si, et même quelque chose de très jovial.
MÉNECHME
Continue.
LABROSSE
Je ne continue pas, non, par Hercule, à moins de savoir sur quoi
compter. Tu es en querelle avec ta femme. Oh! je prends mes précautions
avec toi.
MÉNECHME
Je veux que nous enterrions cette journée, sans que ma femme sache
où nous dressons le bûcher.
LABROSSE
Oui, oui, tu as raison. Il me tarde de prendre la torche en main; car
la journée est déjà à moitié finie, elle est à demi morte.
MÉNECHME
Tu retardes tes jouissances en me coupant la parole.
LABROSSE
Crève-moi l'oeil unique qui me reste, cher Ménechme, si je profère un
seul mot sans ton ordre.
MÉNECHME
Éloignons-nous de cette porte (montrant sa
maison).
LABROSSE
Volontiers.
MÉNECHME (s'éloignant davantage, en
regardant derrière lui)
Viens ici.
LABROSSE
Comme tu voudras.
MÉNECHME (s'éloignant toujours de même)
Viens, viens, pas de paresse. Écartons-nous de l'antre de la lionne.
LABROSSE
Par Pollux, tu serais, à ce qu'il me semble, un bon cocher de cirque.
MÉNECHME
Pourquoi ça?
LABROSSE
De peur que ton épouse ne te rattrape, tu regardes à chaque instant
en arrière.
MÉNECHME
Ah, ah ! que dis-tu?
LABROSSE
Moi? j'affirme, je nie tout ce qu'il te plaira.
MÉNECHME
Pourrais-tu, en flairant quelque chose, deviner à l'odeur ce que
c'est?
LABROSSE
C'est comme si tu consultais le collège des augures.
MÉNECHME
Alors, sens le châle que j'ai là. Que t'en semble? (Il
présente le bas du châle ; Labrosse le repousse de la main.) Tu
te récuses?
LABROSSE
C'est par le haut qu'il faut sentir un vêtement de femme; l'endroit
que tu me présentes m'infecterait le nez à ne pouvoir plus le nettoyer.
MÉNECHME
Sens donc de ce côté, aimable Labrosse. (Il
lui présente de nouveau le châle; Labrosse flaire à peine.)
Comme tu fais le précieux !
LABROSSE
Pourquoi pas?
MÉNECHME
Eh bien ! donc, quelle odeur trouves-tu, dis?
LABROSSE
Odeur de larcin, de libertinage, de goinfrerie.
MÉNECHME
Je vais l'offrir à ma maîtresse, la courtisane Érotie. Je lui dirai
de faire préparer un repas sur l'heure pour moi, pour toi et pour elle,
et nous boirons ensemble jusqu'à demain au lever de l'aurore.
LABROSSE
C'est ce qui s'appelle parler clairement. Vais-je frapper?
MÉNECHME
Oui. (Labrosse frappe à coups redoublés.)
Malheureux ! attends donc.
LABROSSE
Tu recules la coupe de mille pas.
MÉNECHME
Frappe doucement.
LABROSSE
Tu as peur, je crois, que la porte ne soit de fabrique samienne. (Il
frappe de nouveau.)
MÉNECHME
Attends, attends, je t'en prie, par Hercule. La voici qui sort. (Il
reste comme en extase.)
LABROSSE (se moquant de son air ébahi)
Oh ! c'est le soleil que tu regardes.
MÉNECHME
Comme il est éclipsé par ce teint éblouissant !
I, 3 ÉROTIE,
LABROSSE, MÉNECHME
ÉROTIE
Mon coeur, mon cher Ménechme, bonjour.
LABROSSE
Et moi?
ÉROTIE
Tu ne comptes pas.
LABROSSE
C'est ce qui a lieu à l'armée pour les suppléants (08).
MÉNECHME
Je commande pour aujourd'hui chez toi les apprêts d'un combat.
ÉROTIE
Va pour aujourd'hui.
MÉNECHME
Et dans cette guerre nous ferons tous deux couler bien du vin. Lequel
de nous deux (montrant le parasite) sera le
meilleur combattant dans le choc des coupes? (A
Erotie.) L'armée est sous tes ordres, tu adjugeras le prix : ta
nuit prochaine. Chère volupté ! que ma femme, quand je te regarde, me
paraît odieuse !
ÉROTIE (apercevant le châle qu'il porte sur
lui)
Cependant, tu ne peux t'empêcher de porter quelque chose qui soit à
elle. Qu'est-ce que c'est que cela !
MÉNECHME
Parure pour toi, dépouille de ma femme, ma rose.
ÉROTIE (radoucissant le ton de sa voix)
De tous les amants que je préfère, tu sais toujours être mon
préféré.
LABROSSE (à part)
La courtisane nous cajole un tantinet, dès qu'elle voit du butin à
saisir. (Haut.) Si tu l'aimais, tu lui aurais
déjà pris le nez entre tes dents.
MÉNECHME (se débarrassant de son pallium)
Débarrasse-moi de ça, Labrosse. Je désire m'acquitter de mon voeu en
offrant les dépouilles.
LABROSSE
Donne. (Ménechme reste vêtu seulement de sa
tunique, avec le châle par-dessus.) Mais tu devrais bien, je t'en
prie, par Hercule, danser la pantomime dans ce costume.
MÉNECHME
Moi, danser? tu es fou, par Hercule (09).
LABROSSE
Le plus fou, est-ce moi ou toi? Si tu ne danses pas, ôte ce châle.
MÉNECHME
J'ai couru de grands dangers pour le dérober aujourd'hui. Hercule, je
pense, n'en essuya pas de plus grands pour enlever à Hippolyte sa
ceinture. Reçois ce don, toi qui ne penses qu'à me plaire. Je veux être
ainsi le modèle des vrais amants.
LABROSSE (à part)
Oui, de ceux qui n'ont rien de plus pressé que de se réduire à la
mendicité.
MÉNECHME
Je l'ai acheté quatre mines pour ma femme, il y a un an.
LABROSSE (à part)
Ce sont quatre mines perdues, tout compte fait.
MÉNECHME
Sais-tu ce que je désire de ta complaisance?
ÉROTIE
Oui, je ferai tout ce que tu voudras.
MÉNECHME
Fais-donc apprêter à dîner chez toi pour nous trois; qu'on ait au
marché des mets délicats, des ris de porc, du lard, un jambonneau, une
hure, des rognons de verrat, ou quelque chose de la sorte. Et que les
mets, bien cuits, bien servis, me donnent un appétit de vautour; et en
vitesse!
ÉROTIE
A tes ordres, par Castor.
MÉNECHME
Nous, allons au forum; nous serons de retour dans un moment. En
attendant que le cuisinier ait fini, nous boirons.
ÉROTIE
Viens quand il te plaira, tout sera prêt.
MÉNECHME
Qu'on se dépêche. (A Labrosse.) Viens,
toi.
LABROSSE
Moi, par Hercule, je te garde à vue, je colle à toi; je ne voudrais
pas te perdre aujourd'hui, pour toutes les richesses des dieux. (Ils
sortent.)
ÉROTIE (à ses esclaves)
Faites-moi venir ici mon cuisinier Cylindre, tout de suite.
I, 4. ÉROTIE,
CYLINDRE.
ÉROTIE
Prends ton panier et de l'argent; voici trois didrachmes, n'est-ce
pas?
CYLINDRE
Bon.
ÉROTIE
Va au marché; tu achèteras de quoi faire un dîner pour trois. Vois
qu'il y ait assez, que rien ne manque, mais point de superflu.
CYLINDRE
Quels sont les convives?
ÉROTIE
Moi et Ménechme avec son parasite.
CYLINDRE
Alors vous êtes dix. Car le parasite en vaut bien huit à lui seul.
ÉROTIE
Je t'ai dit qui il y aura. Maintenant, arrange-toi.
CYLINDRE
Très bien; le dîner est cuit, on peut se mettre à table.
ÉROTIE
Reviens vite.
CYLINDRE
C'est presque fait. (Ils sortent.)
ACTE II
II, 1 MÉNECHME SOSICLÈS, MESSÉNION MÉNECHME
Il n'y a pas, selon moi, de plus grand plaisir en mer pour des
navigateurs, Messénion, que d'apercevoir de loin la terre.
MESSÉNION
Il y en a un plus grand, je l'avouerai sans fard, c'est d'arriver chez
soi et de voir la terre qu'on a eue pour berceau. Mais pourquoi, je te
prie, venir à Épidamne? est-ce que nous ferons, comme la mer, le tour de
toutes les îles?
MÉNECHME
J'y viens pour chercher mon frère jumeau.
MESSÉNION
Quel sera donc le terme de nos recherches? Voilà six ans que nous
nous y consacrons. Istriens, Espagnols, Marseillais, Illyriens, mer
Tyrrhénienne tout entière, Grande-Grèce, côtes d'Italie autant qu'en
baigne la mer, nous avons tout visité. Quand tu chercherais une aiguille,
je crois que, si elle y était, tu l'aurais trouvée il y a belle lurette.
Nous cherchons un mort parmi les vivants; ne l'aurions-nous pas découvert
depuis longtemps, s'il vivait encore?
MÉNECHME
Je veux trouver au moins quelqu'un qui sache qu'il est mort, qui
puisse me le dire et me l'assurer; alors je renonce à mon entreprise.
Mais jusque-là, je ne cesserai point de rechercher sa trace. Il n'y a que
moi qui sache combien il est cher à mon cœur.
MESSÉNION
C'est comme si tu cherchais un noeud dans un brin d'osier. Il faut
retourner chez nous; à moins que nous ne nous préparions à
écrire l'histoire.
MÉNECHME
Trêve aux beaux discours, et prends garde qu'il ne t'arrive malheur.
Tu m'ennuies, je ne me réglerai pas sur tes avis.
MESSÉNION
Certes, ce langage me remet à ma place d'esclave. Impossible de dire
plus en si peu de mots, et plus catégoriquement. Mais cependant je
n'arrive pas à me contenir, il faut que je parle. Écoute, Ménechme;
quand je considère notre bourse de voyage, il me semble, par Hercule, que
nous sommes équipés bien à la légère; et je t'assure que si tu ne
retournes pas au logis, par Hercule ! le temps viendra où, n'ayant plus
rien, tu gémiras d'avoir cherché ton jumeau. Il ne faut pas se
méprendre sur ce peuple-ci : les Épidamniens sont des hommes de plaisir
et de grands buveurs; la ville abonde en intrigants adroits et insinuants
: et les courtisanes ! il n'y a pas de pays, dit-on, où elles soient plus
séduisantes. C'est pour cela qu'on a nommé la ville Épidamne; parce
qu'on n'y peut séjourner qu'à son dam.
MÉNECHME
Je me tiendrai sur mes gardes, tu as raison. Donne-moi la bourse.
MESSÉNION
Pourquoi donc?
MÉNECHME
Tes paroles me donnent des craintes sur ton compte.
MESSÉNION
Que crains-tu?
MÉNECHME
Que tu ne visites à mon dam Épidamne. Tu es grand amateur de femmes;
moi, je suis colère, emporté; je préviendrai, en tenant la bourse, deux
désagréments : pour toi celui de faillir, pour moi celui de me fâcher.
MESSÉNION
Prends et garde; tu me feras plaisir.
II, 2 CYLINDRE, MÉNECHME SOSICLÈS, MESSÉNION
CYLINDRE
J'ai fait de bonnes emplettes, et je suis satisfait. Je me flatte de
servir un bon dîner à nos dîneurs. (Apercevant
Sosiclès.) Mais voici Ménechme; tant pis pour mon dos. Les
convives se promènent déjà devant la porte, que je ne suis pas encore
revenu du marché. Allons lui parler.
Bonjour, Ménechme.
MÉNECHME
Les dieux te soient en aide ! Tu sais qui je suis?
CYLINDRE
Non, par Hercule ! Où sont les autres convives?
MÉNECHME
De quels convives parles-tu?
CYLINDRE
De ton parasite.
MÉNECHME
Mon parasite? (A Messénion.)
Assurément, cet homme est toqué.
MESSÉNION (bas à Ménechme)
Qu'est-ce que je te disais? il y a ici quantité de fripons.
MÉNECHME (à Cylindre)
Quel parasite me demandes-tu, mon ami?
CYLINDRE
Labrosse.
MESSÉNION
Je l'ai là dans ma valise en excellent état.
CYLINDRE
Ménechme, tu viens de bien bonne heure pour dîner; je ne fais que
d'arriver du marché.
MÉNECHME
Réponds-moi, mon garçon; combien vend-on ici les meilleurs porcs
pour les sacrifices (10)?
CYLINDRE
Un didrachme.
MÉNECHME
Acceptes-en un, et fais-toi purger le cerveau par les prêtres, à mes
frais. Car à coup sûr tu es fou, qui que tu sois, de venir m'ennuyer,
moi qui ne te connais pas.
CYLINDRE
Tu ne connais pas mon nom? Je suis Cylindre.
MÉNECHME
Cylindre, ou Culindre (11), va te faire
pendre ! Je ne te connais point, ni ne veux te connaître.
CYLINDRE
Toi, tu t'appelles Ménechme.
MÉNECHME
Oui, autant que je sache. Tu parles sensément quand tu me nommes par
mon nom. Mais d'où me connais-tu?
CYLINDRE
D'où je te connais? toi, l'amant d'Érotie, la maîtresse que je
sers, et qui demeure ici
MÉNECHME
Par Hercule, je ne suis pas son amant, et je ne sais qui tu es.
CYLINDRE
Tu ne sais pas qui je suis? moi qui si souvent te verse à boire quand
on te traite à la maison.
MESSÉNION (à part)
Mort de ma vie ! que n'ai-je quelque chose sous la main pour lui casser la
tête !
MÉNECHME
Tu as l'habitude de me verser à boire, à moi qui jamais jusqu'à ce jour
n'avais vu Épidamne, qui jamais n'y avais mis les pieds?
CYLINDRE
Tu me donnes un démenti?
MÉNECHME
Je te le donne, par Hercule.
CYLINDRE
Tu ne demeures pas dans cette maison? (Il montre
la maison de Ménechme ravi.)
MÉNECHME
Que les dieux perdent les gens qui l'habitent !
CYLINDRE (à part)
Il est donc fou, de faire des imprécations contre lui-même? (Haut.)
Écoute, Ménechme.
MÉNECHME
Que veux-tu?
CYLINDRE
Si tu m'en croyais, avec cet argent que tu m'as promis tout à
l'heure, tu ferais bien de te procurer un petit porc; car certainement,
par Hercule, tu n'es pas tout à fait dans ton bon sens, Ménechme, de te
maudire toi-même.
MESSÉNION
O l'ennuyeux bavard ! je n'y tiens plus.
CYLINDRE (à part)
Souvent il lui arrive de s'amuser ainsi avec moi. Il est d'humeur très
joviale quand sa femme n'est pas là.
MÉNECHME
Dis-moi?
CYLINDRE
Que veux-tu donc? (Montrant son panier.)
Vois, ai-je fait assez d'emplettes pour vous trois? Faut-il encore quelque
chose de plus pour elle et pour toi avec ton parasite?
MÉNECHME
Qu'est-ce que tu chantes, avec tes femmes et tes parasites?
MESSÉNION (à Cylindre, avec le ton de la
menace)
Quelle coquinerie te pousse à l'importuner?
CYLINDRE
Ai-je affaire à toi? Je ne te connais pas. C'est à lui que je parle,
lui que je connais.
MÉNECHME
Par Pollux, tu as perdu le sens, j'en suis sûr.
CYLINDRE
Ma cuisine sera faite dans un instant; il n'y aura pas de retard.
Ainsi, ne t'éloigne pas de la maison. Tu ne me veux plus rien?
MÉNECHME
Sinon de t'aller pendre à la croix la plus haute.
CYLINDRE
Toi plutôt, par Hercule (12)... tu devrais
venir te mettre à table, pendant que j'expose tout ceci à la violence de
Vulcain. J'entre dire à Érotie que tu es là, afin qu'elle vienne te
chercher au lieu de te laisser dehors. (Il sort.)
MÉNECHME
Est-il parti, à la fin? Par Pollux, tes discours ne sont pas
trompeurs, je le vois.
MESSÉNION
Prends garde tout de même, car je crois que c'est ici la demeure de la
femme dont nous a parlé ce fou qui vient de s'en aller.
MÉNECHME
Je m'étonne que le gaillard sache mon nom.
MESSÉNION
Rien d'étonnant, par Hercule ! C'est la coutume des courtisanes,
d'envoyer au port quelqu'un de leurs gens pour attendre les navires
étrangers qui arrivent, et pour s'informer du propriétaire et de son
nom. Ensuite elles se prennent à leur proie, elles s'y collent; et si
elles parviennent à séduire un homme, il est perdu quand elles le
renvoient chez lui. Maintenant il y a un corsaire armé qui se tient en
rade près de toi; je crois qu'il est prudent de nous en défier.
MÉNECHME
Voilà un bon avis, par Hercule.
MESSÉNION
Je connaîtrai l'excellence de mon avis, si tu fais bonne contenance.
MÉNECHME
Tais-toi un peu. J'entends le bruit de la porte. Voyons qui sortira.
MESSÉNION
En attendant, je vais m'alléger. (Il se
débarrasse de sa valise, et la donne aux mariniers qui les suivent.)
Gardez cela, vous autres, jambes de bateaux (13).
II, 3 ÉROTIE, MÉNECHME SOSICLÈS, MESSÉNION.
ÉROTIE (à Cylindre qui veut fermer la
porte)
Laisse la porte comme cela; va, je ne veux pas qu'on ferme. Prépare tout
à la maison; veille à ce que rien ne manque. (A
d'autres esclaves.) Garnissez les lits, brûlez des parfums. La
parure est un appas pour les amants. Les délices font leur perte et notre
profit. (Cherchant Ménechme.) Mais où
est-il? mon cuisinier m'avait dit qu'il était devant la maison. Le voici,
je l'aperçois, celui qui m'est si utile et qui me fait tant de bien.
Aussi je m'empresse de l'accueillir comme il le mérite; c'est lui qui
doit régner chez moi. Je vais lui parler. Cher petit coeur, je suis bien
étonnée que tu t'arrêtes à la porte, toi à qui ma porte est toujours
ouverte. Tu es chez toi dans cette maison plus que dans la tienne. Tout
est prêt comme tu l'as demandé, comme tu le voulais. Ce n'est pas moi
qui te ferai attendre. On a suivi tes ordres pour le dîner. Quand il te
plaira, nous pourrons nous mettre à table.
MÉNECHME
A qui cette femme parle-t-elle?
ÉROTIE
Éh ! mais, à toi.
MÉNECHME (à Erotie)
Qu'avons-nous eu jamais de commun ensemble? et qu'y a-t-il entre nous
aujourd'hui?
ÉROTIE
Il y a, par Pollux ! que Vénus a voulu que tu sois celui de tous que
je chérisse le plus, et tu en es bien digne : c'est à ta seule
générosité, par Castor ! que je dois de m'épanouir.
MÉNECHME
Assurément cette femme est folle ou ivre, Messénion, de parler si
familièrement à un homme qu'elle ne connaît pas.
MESSÉNION (bas à Ménechme)
Ne t'avais-je pas dit que c'était ici l'usage? Ce ne sont encore que des
feuilles qui tombent, en comparaison de ce que tu verras si nous restons
ici trois jours seulement; alors, ce sont les arbres qui te tomberont sur
le dos. Toutes ces courtisanes sont de fines attrapeuses de deniers. Mais
laisse-moi lui parler. (Haut.) Hé! la belle
(Erotie reste tournée du côté de Ménechme)
; oui, c'est à toi que j'en ai.
ÉROTIE
Qu'y a-t-il?
MESSÉNION
Où as-tu fait connaissance avec cet homme?
ÉROTIE
Où il l'a faite depuis longtemps avec moi, à Épidamne.
MESSÉNION
A Épidamne? Il n'a jamais mis les pieds dans cette ville jusqu'à ce jour
!
ÉROTIE
Pas de mauvaises plaisanteries, mon cher Ménechme. Je t'en prie,
entre; tu seras plus convenablement chez moi.
MÉNECHME
C'est que cette femme, par Pollux, m'appelle exactement par mon nom !
O dieux ! quel étonnement ! Que signifie tout cela?
MESSÉNION (bas à Ménechme)
Elle a flairé la bourse que tu as là.
MÉNECHME
Hé ! par Pollux, l'avis est prudent. Tiens, prends-la. Je verrai bien
qui elle aime davantage, de la bourse ou de moi.
ÉROTIE
Entre. Viens dîner.
MÉNECHME (se défendant)
Tu es trop bonne; je te suis obligé.
ÉROTIE
Pourquoi m'as-tu dit tantôt de te faire préparer à dîner?
MÉNECHME
Je t'ai demandé à dîner?
ÉROTIE
Oui, pour toi et ton parasite.
MÉNECHME
Eh! malepeste, quel parasite? Vrai, cette femme est passablement
folle.
ÉROTIE
Labrosse.
MÉNECHME
Comment, la brosse? est-ce pour nettoyer mes souliers?
ÉROTIE
Labrosse, qui t'accompagnait quand tu m'as apporté le châle que tu
avais dérobé à ta femme.
MÉNECHME
Que veux-tu dire? Je t'ai donné un châle, et je l'ai dérobé à ma
femme? Tu as perdu l'esprit. Certainement, elle est comme les mauvais
chevaux, elle rêve debout.
ÉROTIE
Quel plaisir as-tu à te moquer de moi et à nier ce qui est?
MÉNECHME
Apprends-moi ce que j'ai fait, pour que je le nie?
ÉROTIE
Toi, aujourd'hui, tu m'as donné un châle de ta femme.
MÉNECHME
Non, ce n'est pas vrai. Je n'ai jamais eu de femme, je n'en ai point;
jamais, depuis ma naissance, je n'entrai dans cette ville et n'en passai
la porte. J'ai dîné à bord de mon vaisseau; je suis venu ici tout
droit, et je viens de te rencontrer.
ÉROTIE
O grands dieux ! Je suis perdue, malheureuse ! Quels contes fais-tu?
de quel vaisseau s'agit-il?
MÉNECHME
Un vaisseau de sapin, souvent usé par la mer, souvent recloué,
souvent battu par le marteau; c'est comme un mobilier de pelletier, les
morceaux de bois y sont plantés les uns contre les autres.
ÉROTIE
Je t'en prie, cesse donc ce badinage, et viens ici me tenir compagnie.
MÉNECHME
Tu me prends pour un autre, ma belle; ce n'est pas à moi que tu en
veux.
ÉROTIE
Je ne te connais pas, toi, Ménechme, fils de Moschus, né, comme
chacun sait, à Syracuse en Sicile, où régna le roi Agathocle, ensuite
Phinthias, puis Liparon, qui laissa en mourant la couronne à Hiéron,
lequel est le roi actuel?
MÉNECHME
Tout cela est vrai, ma chère.
MESSÉNION
O Jupiter ! Est-ce qu'elle vient de là-bas, pour te connaître si
bien?
MÉNECHME (bas à Messénion)
Par Hercule, je ne crois pas pouvoir refuser davantage.
MESSÉNION
Garde-toi d'accepter. Tu es un homme perdu, si tu passes le seuil de
cette maison.
MÉNECHME
Tais-toi donc. C'est une bonne affaire. Je répondrai oui à tout ce
qu'elle me dira, et je me ferai héberger à ce prix. (Bas
à Erotie.) J'avais mes raisons pour ne pas être d'accord avec toi
tout à l'heure. Je craignais que ce drôle ne me trahît auprès de ma
femme, au sujet du châle et du dîner. Maintenant, quand tu voudras, je
te suis là dedans.
ÉROTIE
Tu n'attends pas ton parasite?
MÉNECHME
Non; je me moque bien de lui ! Et même, s'il vient, qu'on ne le
laisse pas entrer.
ÉROTIE
Par Castor, il ne m'en coûtera pas de t'obéir. Mais sais-tu ce que tu
devrais faire pour être un chéri?
MÉNECHME
Tu n'as qu'à commander.
ÉROTIE
Ce serait de porter ce châle que tu m'as donné chez le brodeur, pour
le rajuster et y ajouter quelques ornements que je désire.
MÉNECHME
Tu as bien raison, par Hercule ! : c'est un moyen de le changer, de
manière que ma femme ne le reconnaisse pas, si elle le voyait sur toi
dans la rue.
ÉROTIE
Ainsi tu l'emporteras en t'en allant.
MÉNECHME
Entendu.
ÉROTIE
Entrons.
MÉNECHME
Je te suis; (montrant Messénion) mais
j'ai un mot à lui dire. (Elle sort.) Holà,
Messénion, approche.
MESSÉNION
Qu'est-ce?
MÉNECHME (regardant du côté de la maison,
de peur qu'on ne l'écoute)
St! veux-tu savoir?
MESSÉNION
Quoi donc?
MÉNECHME
Il faut...
MESSÉNION (d'un ton fâché)
Que faut-il?
MÉNECHME
Je sais d'avance ce que tu vas me dire.
MESSÉNION
Tu n'en es que plus à blâmer.
MÉNECHME
Je tiens le gibier; l'affaire est en train. Va vite, emmène nos gens
à l'auberge sans retard; et reviens avant le coucher du soleil me
chercher ici.
MESSÉNION
Tu ne connais pas ces courtisanes, mon maître.
MÉNECHME
Silence, te dis-je. C'est moi qui en souffrirai, et non pas toi, si je
fais une sottise. Cette femme est une bête, une imbécile; je l'ai bien
vu tout à l'heure. Il y a ici gibier pour nous.
MESSÉNION
Mort de ma vie !
MÉNECHME
T'en iras-tu? (Il entre chez Erotie.)
MESSÉNION (seul)
Il est perdu sans ressource. Notre navire court à sa ruine, à la
remorque d'un corsaire. Mais tu es un impertinent, Messénion, de
prétendre régler la conduite de ton maître. Il m'a acheté pour lui
obéir, et non pour lui commander. (A ses compagnons.)
Suivez-moi, j'ai ordre de revenir chercher mon maître; je ne veux pas
être en retard. (Il sort avec les rameurs.)
ACTE III
III, 1
LABROSSE (seul)
Depuis plus de trente ans que je vois le jour, je ne commis jamais de
faute plus grave, plus funeste, que celle d'aujourd'hui ; aller me perdre,
malheureux, dans la foule maudite ! Pendant que je bayais aux corneilles,
Ménechme m'a échappé, et s'en est allé chez sa maîtresse. Sans doute
il ne voulait pas m'y mener. Que tous les dieux confondent celui qui le
premier inventa les assemblées du peuple, pour donner des occupations aux
gens occupés! Pourquoi ne pas prendre les désoeuvrés pour cet office?
Lorsqu'ils seraient convoqués, s'ils ne se rendaient pas à l'appel, on
saisirait leurs biens. Il y a tant de gens qui ne mangent qu'une fois par
jour, qui n'ont point d'affaires, qui n'invitent point et ne sont point
invités ! C'est à eux de donner leur temps aux assemblées et aux
audiences. Si les choses étaient ainsi réglées, je n'aurais pas perdu
aujourd'hui un dîner (prenant un ton d'ironie)
auquel on avait bonne intention de m'admettre, aussi sûr que je jouis
maintenant de la vie. Allons, il y aura des restes; je me flatte encore de
quelque espoir. Mais que vois-je? Ménechme? Il sort avec une couronné
sur la tête (14). La table est enlevée; par
Pollux, j'arrive à temps.
Je vais observer mon homme, puis l'aborder et parler.
III, 2 MÉNECHME SOSICLÈS, LABROSSE
MÉNECHME
(à Erotie dans la maison)
Sois donc tranquille; (lui montrant le châle qu'il
tient) je te le ferai arranger comme il faut, joliment,
aujourd'hui, et tu l'auras de bonne heure, si bien refait, que tu ne le
reconnaîtras pas toi-même.
LABROSSE
Il va porter le châle au brodeur, à présent que le repas est fini,
le vin bu, et le parasite à la porte. Par Hercule, je veux perdre mon
nom, si je ne tire une insigne vengeance de cette injure. Observons-le; je
l'aborderai ensuite pour lui parler.
MÉNECHME
O dieux immortels, avez-vous jamais envoyé à un homme, pour un jour,
plus de bonheur plus inattendu? J'ai bien bu, bien mangé, avec une jolie
femme sur mon lit, et j'emporte ce châle, qui ne reviendra plus
désormais en sa possession.
LABROSSE
Il m'est impossible de l'entendre de ma cachette. Il a l'estomac
plein, et il parle de moi et de la figure que je dois faire.
MÉNECHME
Elle prétend que je le lui ai donné, et que c'est un vol fait à ma
femme. En voyant son erreur, loin de la contrarier, je me suis prêté à
la chose; comme elle disait, je disais; enfin, en un mot, je ne fus jamais
si bien traité à si peu de frais.
LABROSSE
Abordons-le; j'ai besoin de quereller.
MÉNECHME
Qui est cet homme qui vient à moi?
LABROSSE
Eh bien ! homme dont la parole ne pèse pas une plume, misérable,
vaurien, infâme, traître, mauvais sujet. Que t'avais-je fait, pour
vouloir me perdre? Comme tu t'es esquivé tantôt du forum ! Tu as
enterré le dîner sans moi. Comment as-tu osé te le permettre?
n'avais-je pas ma part dans l'héritage (15)?
MÉNECHME
Jeune homme, qu'avons-nous, je te prie, à démêler ensemble, pour
que tu viennes me dire des injures sans me connaître, sans savoir
pourquoi? Est-ce que tu veux te faire faire un mauvais parti avec tes
insolences?
LABROSSE
Tu me l'as déjà fait, par Pollux, je ne le vois que trop.
MÉNECHME
Dis-moi, jeune homme, quel est ton nom?
LABROSSE
Ah ! tu te moques, comme si tu ne savais pas mon nom?
MÉNECHME
Non, par Pollux, jamais, avant ce jour, que je sache, je ne t'ai vu;
je ne te connais point. Mais certainement, qui que tu sois, si tu veux
entendre raison, tu cesseras de m'ennuyer.
LABROSSE
Tu ne me connais pas?
MÉNECHME
Si cela était, pourquoi m'en défendrais-je?
LABROSSE
Ménechme, éveille-toi.
MÉNECHME
Je ne dors pas, par Hercule, il me semble.
LABROSSE
Tu ne connais pas ton parasite?
MÉNECHME
Tu as le cerveau dérangé, jeune homme, je le vois bien.
LABROSSE
Réponds; n'as-tu pas volé aujourd'hui à ta femme ce châle que tu
as donné ensuite à Érotie?
MÉNECHME
Eh ! par Hercule, je n'ai pas de femme, je n'ai pas volé de châle,
et je n'ai rien donné à Érotie.
LABROSSE
Tu es donc fou? Tout est perdu ! Je ne t'ai pas vu sortir affublé de
ce châle?
MÉNECHME
La peste de toi ! Crois-tu que tout le monde te ressemble, mignon que
tu es (16)? Tu m'as vu sortir habillé d'un
châle?
LABROSSE
Oui, par Hercule, assurément.
MÉNECHME
Va-t'en où tu mérites d'aller, ou fais-toi purifier, archifou.
LABROSSE
Non, par Pollux, il n'y aura pas de prière qui puisse m'empêcher
d'aller raconter à ta femme, avec toutes les circonstances, comment les
choses se passent. Tu paieras cher tous tes mépris. Laisse-moi faire, tu
ne te seras pas offert impunément le dîner. (Il
entre chez Ménechme ravi.)
MÉNECHME (seul)
Qu'est-ce que cette histoire? tous ceux que je rencontre s'amusent donc à
mes dépens? (Regardant du côté de la maison
d'Erotie.) Mais la porte a crié.
III, 3 UNE ESCLAVE, MÉNECHME SOSICLÈS
L'ESCLAVE
Ménechme, Érotie dit qu'elle te sera très
obligée de porter en même temps ceci chez le bijoutier, pour y faire
ajouter une once d'or, et en tirer un bracelet neuf. (Elle
lui donne le bracelet.)
MÉNECHME
Oui, et ceci encore, et tout ce qu'elle voudra, dis-lui que je m'en
chargerai; il n'y a rien que je ne fasse pour elle.
L'ESCLAVE
Tu ne sais pas ce que c'est que ce bracelet?
MÉNECHME
Tout ce que je sais, c'est qu'il est en or.
L'ESCLAVE
C'est celui que tu as dérobé, il y a longtemps, à ta femme dans son
armoire, à ce que tu nous as dit.
MÉNECHME
Non, par Hercule, ce n'est pas vrai.
L'ESCLAVE
Comment, tu ne t'en souviens pas? Alors rends-moi le bracelet, si tu
manques de mémoire.
MÉNECHME
Un moment; je m'en souviens : c'est celui que je lui ai donné (faisant
un signe du côté de la maison d'Erotie).
L'ESCLAVE
Précisément.
MÉNECHME
Où est la paire de grands bracelets (17)
que je lui avais donnée en même temps?
L'ESCLAVE
Jamais tu ne lui en as donné.
MÉNECHME
Si, par Pollux, je les lui ai donnés avec celui-ci.
L'ESCLAVE
Je peux lui dire que sa commission sera faite?
MÉNECHME
Oui, et bien faite. Elle aura le bracelet, quand je lui rapporterai le
châle.
L'ESCLAVE
Sois gentil, mon cher Ménechme, donne-moi des pendants d'oreilles, de
petites boules qui ne pèseront pas plus de deux drachmes, pour que je te
voie avec plaisir toutes les fois que tu viendras chez nous.
MÉNECHME
Volontiers : fournis l'or, je paierai la façon.
L'ESCLAVE
Fais-m'en l'avance, veux-tu? Je te le donnerai.
MÉNECHME
Non, donne plutôt de ton argent. Je te le rendrai au double.
L'ESCLAVE
Je ne suis pas en fonds.
MÉNECHME
Quand tu y seras, tu me feras ce plaisir.
L'ESCLAVE
Tu ne me veux plus rien?
MÉNECHME
Dis-lui que j'aurai soin de tout cela (à part
en baissant la voix) pour le vendre le plus tôt possible, à
n'importe quel prix. (L'esclave sort.)
Est-elle enfin partie? oui, elle a fermé la porte. Tous les dieux me sont
en aide, me comblent, me chérissent. Mais les instants sont chers pendant
que l'occasion est belle, fuyons ce repaire de basse noce. Vite,
Ménechme, remue les pieds, hâte le pas D'abord je retire cette couronne
et je la jette à gauche comme cela, si l'on se met à ma poursuite, on
croira que j'ai pris de ce côté. Je vais rejoindre, si je peux, mot
esclave, et lui apprendre quels biens les dieux m'ont envoyés. (Il
sort par la porte de droite.)
ACTE
IV
IV, 1 LA FEMME DE MÉNECHME RAVI, LABROSSE, LA FEMME
Moi, à quoi bon rester la femme d'un homme qui me vole dans ma maison
tous mes effets pour les donner à sa maîtresse !
LABROSSE
Patience. Tu le prendras tout à l'heure en flagrant délit. Suis-moi
seulement. Il s'en allait ivre, la couronne sur la tête, porter au
brodeur le châle qu'il t'a dérobé aujourd'hui. Mais voici la couronne
qu'il avait. Suis-je un menteur? C'est là le chemin qu'il a pris; si tu
veux le poursuivre, nous sommes sur ses traces. Et par Pollux, tout
justement, il revient. Le voici. Mais il n'a pas le châle.
LA FEMME
Comment le traiter maintenant?
LABROSSE
Comme toujours; fais-lui la vie dure.
LA FEMME
C'est bien ce que je pense.
LABROSSE
Retirons-nous de ce côté, tu l'écouteras sans qu'il te voie.
IV,
2 MÉNECHME RAVI, LA FEMME, LABROSSE
MÉNECHME LABROSSE (à la femme de Ménechme)
Quelle impertinente manie nous avons, nous autres gens riches et de
condition, d'augmenter toujours, en proportion de notre fortune, le nombre
de nos clients, et en même temps nos, embarras ! Qu'ils soient gens de
bien ou de mal, on ne s'en informe pas : c'est des biens du client qu'on
s'inquiète, et non de sa probité ni de sa réputation. Est-ce un brave
homme, mais pauvre, il ne vaut rien; un fripon, s'il a de l'argent, est le
client qu'on estime. Et puis, ils se conduisent sans foi ni loi, et leurs
méfaits attirent mille ennuis au patron. Ce qu'on leur donne, ils le
nient; artisans de chicanes, voleurs, forbans, n'ayant de bien acquis que
par l'usure et par le parjure. Ils n'ont en tête que réclamations.
Lorsqu'on les cite en justice, la citation tombe sur le patron, qui est
bien forcé de parler pour couvrir leurs coquineries; si l'affaire est
portée devant le peuple, ou au tribunal, ou devant des arbitres. Moi, par
exemple, un maudit client m'a tenu toute la journée, et je n'ai pu rien
faire de ce que je voulais. Il m'a pris, il m'a gardé prisonnier. Il m'a
fallu batailler de mille manières devant les édiles, plaider une cause
détestable, proposer un arrangement équivoque et entortillé. Je disais
ce qu'il fallait et ce qu'il ne fallait pas; je voulais terminer le débat
par un compromis sous garantie. Lui que fait-il? ce qu'il fait? il a été
forcé de donner caution, et jamais je ne vis d'homme plus évidemment
convaincu. Trois témoins pourtant déposaient de ses mauvais tours, et'
l'accablaient. Que les dieux le confondent, et moi avec lui ! Pourquoi
ai-je eu l'idée de passer la revue du forum? J'ai perdu ma journée !
J'avais fait préparer un excellent dîner chez ma maîtresse; elle
m'attend, j'en suis sûr. J'ai saisi le premier instant favorable pour
m'échapper. Elle doit être en colère contre moi. Mais mon Érotie
s'apaisera avec le châle que j'ai subtilisé à ma femme pour le lui
donner (18).
Qu'en dis-tu?
LA FEMME
Que je suis mariée pour mon malheur à un méchant mari.
LABROSSE
Tu entends tout ce qu'il dit?
LA FEMME
Ah, suffisamment.
MÉNECHME
Je ferai bien, je crois, d'entrer chez elle, et de prendre du bon
temps.
LA FEMME (se montrant tout à coup).
Arrête ! ce sera plutôt du mauvais temps. Tu paieras avec usure, par
Castor, le vol que tu m'as fait.
LABROSSE (à Ménechme)
Attrape.
LA FEMME
Tu croyais pouvoir me cacher tes turpitudes.
MÉNECHME (d'un ton doux)
De quoi s'agit-il donc, ma femme?
LA FEMME
Tu me demandes ça?
MÉNECHME (s'approchant de Labrosse comme
pour lui faire la cour),
Veux-tu que je lui demande ça à lui?
LABROSSE (le repoussant)
Va porter ailleurs tes caresses. (A la femme.)
Courage
MÉNECHME (revenant à sa femme d'un air
patelin)
Pourquoi cet air sévère?
LA FEMME
Tu dois le savoir.
LABROSSE
Il le sait bien, mais il dissimule, le perfide.
MÉNECHME
De quoi s'agit-il?
LA FEMME
De mon châle.
MÉNECHME
Ton châle?
LA FEMME
Oui, mon châle.
LABROSSE (avec ironie, à Ménechme)
Tu as peur?
MÉNECHME
Je n'ai pas peur du tout.
LABROSSE
Que d'une seule chose : le châle risque de te faire chiâler (19)
! Ah, ah ! il ne fallait pas manger le dîner sans moi. (A
la femme.) Ferme, pousse contre ton homme.
MÉNECHME (bas à Labrosse)
Veux-tu te taire?
LABROSSE
Non, par Hercule, je ne me tairai pas. (A la
femme.) Il me fait des signes pour m'empêcher de parler.
MÉNECHME
Tu mens, par Hercule; je ne te fais ni signe de tête ni clin d'oeil.
LA FEMME (d'un ton lamentable)
Ah ! par Castor, que je suis une femme malheureuse !
MÉNECHME
De quoi, malheureuse? explique-toi.
LABROSSE (à la femme)
Il faut être effronté comme lui, pour nier obstinément les choses que
tu vois.
MÉNECHME
Je jure par Jupiter et par tous les dieux, ma femme, (ce serment-là
te suffit-il?) que je ne lui ai point fait de signes.
LABROSSE
Elle ne te chicane pas là-dessus. Allons-y.
MÉNECHME
Où veux-tu que j'aille?
LABROSSE
Chez le brodeur, ce me semble; et rapporte le châle.
MÉNECHME
Quel châle veux-tu dire?
LA FEMME
Je n'ai qu'à me taire, puisqu'il ne sait plus ce qu'il fait.
MÉNECHME
Est-ce qu'un de nos serviteurs s'est trouvé en défaut? est-ce qu'un
esclave ou une servante t'a manqué de respect? Parle, ils seront punis.
LABROSSE
Plaisanteries !
MÉNECHME (à sa femme, avec un air tendre)
Quelle mine boudeuse ! Cela me fait de la peine.
LABROSSE
Plaisanteries !
MÉNECHME
Est-ce contre quelqu'un de la maison que tu es irritée?
LABROSSE
Plaisanteries !
MÉNECHME
Enfin, est-ce moi qui excite ton courroux?
LABROSSE
Ah, tu ne plaisantes plus.
MÉNECHME
Par Pollux, je ne me sens coupable de rien.
LABROSSE
Revoilà les plaisanteries?
MÉNECHME (prenant un air câlin)
Dis-moi, ma femme, qu'est-ce qui te chagrine?
LABROSSE
Qu'il est gentil et caressant !
MÉNECHME (à Labrosse avec colère)
Je te prie de ne pas m'ennuyer. Est-ce à toi que je parle?
LA FEMME (à Ménechme qui veut lui prendre
le bras)
Retire ta main.
LABROSSE
Attrape. Une autre fois tu te dépêcheras de manger le dîner sans
moi? et puis tu viendras, plein de vin et couronné de fleurs, te moquer
de moi à la porte?
MÉNECHME
Par Pollux, je n'ai point dîné, et je n'ai pas mis le pied ici de la
journée.
LABROSSE
Tu n'y as pas mis le pied?
MÉNECHME
Non, par Hercule, je t'assure.
LABROSSE
Il n'y a pas plus audacieux ! Je ne t'ai pas vu ici tout à l'heure
devant cette maison (montrant la maison d'Erotie)
avec une couronne de fleurs sur la tête, quand tu me disais que j'avais
le cerveau dérangé, que tu ne me connaissais pas, que tu étais
étranger dans cette ville?
MÉNECHME
Mais depuis que nous nous sommes séparés, je ne fais que de revenir
à l'instant.
LABROSSE
Je te connais : tu croyais que je n'avais pas les moyens de me venger.
Par Hercule ! j'ai tout dit à ta femme.
MÉNECHME
Que lui as-tu dit?
LABROSSE
Je ne sais; demande-le-lui.
MÉNECHME
Qu'y a-t-il, ma femme? que t'a-t-il conté? Qu'est-ce tu ne me
réponds pas? Dis-moi donc de quoi il s'agit
LA FEMME
Comme si tu ne le savais pas ! On m'a volé un châle à la maison.
MÉNECHME
Un châle à toi? Volé?
LA FEMME
Tu me le demandes?
MÉNECHME
Je ne te le demanderais pas si je le savais, par Pollux.
LABROSSE
O le scélérat ! comme il dissimule ! (A
Ménechme.) Il n'y a plus moyen de cacher : elle sait parfaitement
la chose. J'ai tout révélé, par Hercule.
MÉNECHME
Eh, quoi donc?
LA FEMME
Puisque tu es sans pudeur, et qu'on ne peut obtenir de toi un aveu
volontaire, écoute et sois attentif : tu sauras pourquoi j'ai l'air
sévère, et quel récit il m'a fait Un châle m'a été volé chez nous.
MÉNECHME
Un châle à toi? Volé?
LABROSSE (à la femme)
Vois-tu, comme il tâche de donner le change, le traître ! (A
Ménechme.) Oui, c'est à elle qu'on l'a volé et non à toi; car
si l'on avait pu te le voler, il serai sauvé maintenant.
MÉNECHME
Je n'ai pas affaire à toi. (A sa femme.)
Mais que dis-tu?
LA FEMME
Je dis qu'un châle à moi a disparu de la maison.
MÉNECHME
Qui l'a pris?
LA FEMME
Par Pollux ! Celui-là le sait, qui l'a pris.
MÉNECHME
Qui est-il?
LA FEMME
Un nommé Ménechme.
MÉNECHME
Par Pollux, la vilaine action ! Quel est ce Ménechme?
LA FEMME
Toi-même.
MÉNECHME
Moi?
LA FEMME
Toi.
MÉNECHME
Qui m'accuse?
LA FEMME
Moi-même.
LABROSSE
Et moi aussi; et tu l'as donné à ta maîtresse Érotie, qui demeure
là.
MÉNECHME
Je l'ai donné, moi?
LABROSSE
Toi, oui, toi, toi-même. Faut-il que j'aille chercher un corbeau pour
te répéter sans cesse : Toi, toi (il contrefait le
croassement)? car nous sommes las de le redire (20).
MÉNECHME
J'en atteste Jupiter et tous les dieux (ma femme, ce serment est assez
fort, j'espère?), je ne l'ai pas donné.
LABROSSE
Et nous, par Hercule, nous les prenons à témoin que nous disons la
vérité.
MÉNECHME
Non, je ne l'ai pas donné, je l'ai prêté seulement.
LA FEMME
Mais moi, par Castor, est-ce que je prête aux étrangers ta chlamyde
ou ton manteau? La garde-robe d'une femme ne doit être prêtée que par
elle, comme celle du mari par lui. Rapporte-nous mon châle.
MÉNECHME
Je vais le rapporter.
LA FEMME
Tu feras bien, je te le conseille; car tu ne rentreras pas à la
maison, si tu ne l'as pas avec toi.
MÉNECHME
A la maison, moi?
LABROSSE (à la femme)
Quel sera le salaire du service que je t'ai rendu?
LA FEMME
On te rendra la pareille quand il y aura quelque chose de volé chez
toi. (Elle sort.)
LABROSSE
C'est ce qui n'arrivera jamais, par Pollux; car il n'y a rien chez moi
pour tenter les voleurs. Mari, femme, que les dieux vous confondent !
Courons au forum; car il n'y a plus pour moi d'espoir de retour dans cette
maison, je le comprends. (Il sort.)
MÉNECHME (seul)
Ma femme croit me faire beaucoup de peine en me mettant à la porte; comme
si je n'avais pas un asile, ouvert, une retraite plus agréable ! Si je te
déplais, il faudra bien m'y résigner; mais je serai bien reçu par
Érotie, qui ne me fermera pas la porte au nez, et qui la refermera
plutôt sur moi avec elle. Allons-y, je vais la prier de me rendre le
châle que je lui ai donné tantôt, quitte à lui en acheter un autre
plus beau. (Il frappe.) Holà ! y a-t-il
quelqu'un à cette porte? Ouvrez. (Une esclave se
présente.) Qu'on dise à Érotie de venir me trouver devant la
porte. (L'esclave rentre.)
IV,
3. ÉROTIE, MÉNECHME RAVI
ÉROTIE
Qui est-ce qui me demande?
MÉNECHME
Un homme plutôt ennemi de lui-même que de toi.
ÉROTIE
Mon cher Ménechme, pourquoi restes-tu à la porte? suis-moi, entre.
MÉNECHME
Un moment. Sais-tu pourquoi je viens?
ÉROTIE
Oui, pour trouver le plaisir dans mes bras.
MÉNECHME
Il ne s'agit pas de cela, par Pollux : ce châle que je t'ai donné
tantôt, je viens te prier de me le rendre. Ma femme a su la chose, tout
ce qui s'est passé. Je t'en achèterai un autre deux fois plus cher,
celui que tu voudras.
ÉROTIE
Mais il n'y a qu'un moment que je te l'ai donné pour le porter chez
le brodeur, avec le bracelet que tu devais porter chez le bijoutier, pour
qu'il en refasse un neuf.
MÉNECHME
Tu m'as donné le châle avec un bracelet? c'est ce que je te défie
de prouver; car depuis le moment que je te le donnai, et que je m'en allai
au forum, je ne suis pas revenu : je te revois maintenant pour la
première fois.
ÉROTIE (indignée)
Je devine ton truc : c'est un abus de confiance, tu t'y prends bien.
MÉNECHME
Non, par Pollux, je ne veux pas abuser de ta confiance; mais je te le
dis, ma femme est instruite.
ÉROTIE
Ce n'est pas moi qui te l'ai demandé, c'est toi qui me l'as offert,
et qui m'en as fait cadeau. Tu me le redemandes : j'y consens, tu peux le
garder; faites-en ce qu'il vous plaira, toi ou ta femme, et même
enfermez-le dans un coffre-fort. Mais désormais, ne t'y trompe pas, tu ne
mettras plus les pieds chez moi, puisque toutes mes bontés pour toi sont
récompensées par des mépris. Ce n'est qu'argent comptant que tu pourras
m'amadouer. Va chercher ailleurs tes dupes. (Elle
s'apprête à sortir.)
MÉNECHME (courant après elle)
Comme tu t'emportes ! Par Hercule, écoute enfin; je t'assure... Un
moment; reviens. Tu t'en vas? Avise-toi de revenir, je te le conseille.
Elle est rentrée; elle a fermé sa porte. Mon sort est donc de trouver
partout porte fermée. Chez moi, chez ma maîtresse, on ne m'écoute plus
nulle part. Je vais prendre conseil de mes amis sur ce qu'il me reste à
faire. (Il sort.)
V,
1 MÉNECHME SOSICLÈS, LA FEMME DE MÉNECHME RAVI
MÉNECHME (tenant encore le châle)
J'ai fait une grande sottise tantôt, de confier la bourse avec l'argent
à Messénion. Il est allé, j'en suis sûr, se noyer au cabaret.
LA FEMME (sortant de chez elle)
Je veux voir quand mon mari rentrera. Mais le voici, je l'aperçois; je
respire, il rapporte le châle.
MÉNECHME
Où Messénion peut-il courir maintenant, je me le demande?
LA FEMME
Je vais lui parler, je le recevrai comme il le mérite. (Haut.)
N'as-tu pas honte de te présenter devant moi, homme infâme, dans cet
équipement?
MÉNECHME
Quoi! quelle mouche te pique, femme?
LA FEMME
L'effronté ! tu oses murmurer un seul mot, me parler, à moi?
MÉNECHME
Quel crime ai-je donc fait, que je puisse ne plus oser parler?
LA FEMME
Tu me le demandes? Quelle effronterie ! quelle audace !
MÉNECHME
Tu sais, femme, que les Grecs ont dit que la reine Hécube avait été
métamorphosée en chienne; sais-tu pourquoi?
LA FEMME
Non certes.
MÉNECHME
C'est parce qu'elle faisait ce que tu fais maintenant; elle accablait
d'injures tous ceux qu'elle rencontrait. Voilà ce qui lui valut le nom de
chienne, et c'était justice.
LA FEMME
Il m'est impossible d'endurer de pareils affronts. J'aimerais mieux
vivre toujours privée de mari, que de souffrir tes infamies.
MÉNECHME
Que m'importe, à moi, que tu consentes à rester dans ton ménage, ou
que tu délaisses ton mari? Est-ce la coutume, ici, de conter des
histoires aux étrangers qui arrivent?
LA FEMME
Des histoires? Je te déclare que j'aime mieux vivre sans mari
désormais, que de supporter tes dérèglements.
MÉNECHME
Tu peux vivre sans mari, par Hercule, je te le permets, aussi
longtemps que Jupiter régnera dans les cieux.
LA FEMME
Tu soutenais tantôt que tu ne me l'avais pas pris (montrant
le châle), et maintenant tu le tiens dans tes mains sous mes yeux,
n'as-tu pas honte?
MÉNECHME
Oh ! oh ! par Hercule, ma chère, tu es une coquine bien hardie. Tu
prétends que je t'ai pris ce châle à toi, quand c'est une autre qui me
l'a donné pour le faire arranger !
LA FEMME
Oui, certainement, par Castor. Je vais faire venir mon père, je lui
dirai toutes tes turpitudes. (Elle appelle.)
Décion ! va chercher mon père; qu'il vienne avec toi me trouver :
dis-lui que c'est une affaire qui presse. (A
Ménechme.) Je mettrai tes hontes au grand jour.
MÉNECHME
Tu es folle? Mes hontes? lesquelles?
LA FEMME
De voler à ta femme, chez elle, son châle, ses bijoux, pour les
donner à ta maîtresse. Est-ce la vérité que je dis?
MÉNECHME
Je t'en prie, femme, par Hercule ! si tu le sais, indique-moi le
breuvage que je dois prendre pour avoir la force de supporter ta fureur.
Je ne sais pas pour qui tu me prends, et je ne te connais ni plus ni moins
que Parthaon (21).
LA FEMME
Si tu te moques de moi, au moins, par Pollux, tu ne te moqueras pas de
mon père, qui arrive. Regarde; le connais-tu, lui? (Montrant
le vieillard qui arrive.)
MÉNECHME
Je le connais comme je connais Calchas : je l'ai déjà vu, le même
jour que je te vis pour la première fois.
LA FEMME
Tu ne me connais pas? tu ne connais pas mon père?
MÉNECHME
J'en dirai autant de ton aïeul, par Hercule, si tu me l'amènes.
LA FEMME
Par Castor! ce sont bien là de tes traits.
V.
2 LE
VIEILLARD, LA FEMME, MÉNECHME SOSICLÈS
LE VIEILLARD LA FEMME MÉNECHME (seul)
Autant que l'âge me le permet, et comme la circonstance me le demande,
je hâterai la marche et j'allongerai le pas. Mais ce n'est pas chose trop
facile à moi, je le sens. L'agilité m'abandonne, et mon corps, avec sa
force défaillante, peine sous le poids de la vieillesse. Mauvaise
marchandise, que les mauvaises années, je vous assure ! Qu'elles
apportent avec elles d'ennuis et de douleurs ! Si je voulais en faire
l'énumération, je ne finirais pas. Mais un autre souci me met le coeur
à la gêne. Quelle est donc l'affaire soudaine pour laquelle ma fille me
presse tant de venir la rejoindre? Elle ne me fait point savoir de quoi il
s'agit, ni ce qu'elle me veut. Je devine à peu près. Il se sera élevé
quelque différend entre elle et son mari. Elles n'en font pas d'autre,
ces femmes qui ont apporté une dot : elles veulent tenir les hommes sous
leur joug; leur orgueil est intraitable. Eux non plus d'ailleurs ne sont
pas toujours à l'abri du reproche; cependant il y a des choses qu'une
femme doit supporter jusqu'à un certain point... Par Pollux, une fille ne
réclame pas la présence de son père, à moins de grave sujet de
plainte, à moins de brouille. Mais je saurai enfin ce que c'est : la
voici elle-même devant sa maison avec son mari, qui paraît fâché. Mes
soupçons étaient fondés. Allons lui parler.
Je vais au-devant de lui (22). (Elle s' avance à la rencontre du
vieillard.) Salut de tout mon coeur, mon cher père.
LE VIEILLARD
Salut, ma fille. Me voici, tu m'as demandé. Tout ici va-t-il bien?
est-on content?... Pourquoi fais-tu la mine? pourquoi ton mari se tient-il
éloigné de toi avec un air furieux? Il y aura eu entre vous deux quelque
escarmouche. Parle; qui est le coupable? mais abrège, point de long
discours.
LA FEMME
Je suis parfaitement innocente; je te donne satisfaction là-dessus
tout d'abord, père. Mais je ne puis plus vivre ici, je ne puis plus m'y
souffrir. Ainsi je te prie de me tirer de cette maison.
LE VIEILLARD
Qu'y a-t-il donc?
LA FEMME
On me méprise, mon père, on m'outrage.
LE VIEILLARD
Qui?
LA FEMME
Celui à qui tu m'avais confiée, mon mari.
LE VIEILLARD
Encore une dispute ! Combien de fois t'ai-je expressément recommandé
de faire en sorte que ni toi ni ton mari, vous ne vinssiez vous plaindre
à moi?
LA FEMME (vivement)
Est-ce en mon pouvoir, mon père?
LE VIEILLARD (d'un ton sévère et imposant)
Tu me poses cette question?
LA FEMME (intimidée et baissant les yeux)
A moins que tu ne me le permettes pas.
LE VIEILLARD
Ne t'ai-je pas mille fois exhortée à te montrer soumise à ton mari,
à ne pas épier ses démarches, à ne pas guetter ce qu'il fait, où il
va?
LA FEMME
Mais il est l'amant d'une courtisane qui demeure ici tout près.
LE VIEILLARD
Il a raison; et je voudrais que, pour te dresser, il l'aimât
davantage.
LA FEMME
Il y va boire.
LE VIEILLARD
Tu verras qu'à cause de toi il n'osera pas boire ou chez elle, ou
ailleurs, à sa fantaisie ! Et diantre, quelle est cette impertinence? ne
veux-tu pas aussi l'empêcher d'accepter une invitation à dîner, ou de
recevoir quelqu'un chez lui? Tu prétends donc te faire des esclaves de
tous les maris? Il n'y a plus qu'à leur mettre une quenouille entre les
mains, à les faire asseoir parmi tes servantes, et à leur donner de la
laine à filer.
LA FEMME
Ainsi, ce n'est pas pour moi que j'ai invoqué ton assistance, mon
père; c'est pour mon mari. Tu dois me protéger, et tu plaides sa cause.
LE VIEILLARD
S'il est en faute, je lui ferai bien d'autres reproches encore qu'à
toi. Il ne te laisse manquer ni de bijoux ni de toilettes; il te donne des
servantes, un office garni, tout ce qu'il faut. Ma fille, deviens
raisonnable.
LA FEMME
Mais il me vole un châle et des bijoux dans mes coffres; il me
dépouille, et fait avec mes parures des cadeaux secrets à des
courtisanes.
LE VIEILLARD
C'est très mal à lui, s'il fait cela; mais s'il ne le fait pas, c'est
très mal à toi de l'accuser quand il n'est pas coupable.
LA FEMME
Eh ! mais, il a encore le châle dans ses mains, mon père, avec le
bracelet qu'il lui avait donné. C'est parce que je l'ai appris, qu'il les
rapporte.
LE VIEILLARD
Je veux avoir à l'instant une explication là-dessus avec lui; je vais
l'interroger. Dis-moi, Ménechme, quel est le sujet de votre dispute? je
désire le savoir. Qu'est-ce qui te fâche? pourquoi t'éloignes-tu
d'elle? et quel est le motif de ta colère?
MÉNECHME
Qui que tu sois, quel que soit ton nom, vieillard, je jure par Jupiter
souverain et par les dieux...
LE VIEILLARD
Quoi? que veux-tu jurer?
MÉNECHME
Qu'elle m'accuse faussement de lui avoir fait tort; que je ne lui ai
rien dérobé chez elle, rien enlevé. Si j'ai jamais mis le pied dans la
maison qu'elle habite, je veux surpasser en misère les plus misérables
des hommes.
LE VIEILLARD
As-tu perdu le sens, avec tes serments et ton audace à nier que tu
aies jamais mis le pied dans la maison que tu habites, archifou?
MÉNECHME
Et toi, vieillard, tu prétends que j'habite cette maison?
LE VIEILLARD
Ce n'est pas vrai?
MÉNECHME
Non, par Hercule, je t'assure.
LA FEMME
Oh ! c'est trop d'impudence; à moins que tu ne sois allé loger
ailleurs depuis cette nuit.
LE VIEILLARD (faisant signe à la femme de s'éloigner de
Ménechme)
Retire-toi par ici, ma fille. (A Ménechme.) Que dis-tu? Est-ce que tu
as changé d'habitation?
MÉNECHME
Pour aller où? et pour quel motif? je te le demande.
LE VIEILLARD
Je n'en sais rien, par Pollux.
LA FEMME
Ne vois-tu pas qu'il se joue de toi?
LE VIEILLARD (à la femme)
Tu ne peux pas rester tranquille? — Ah çà, Ménechme, c'est assez
badiner: parle sérieusement.
MÉNECHME
Qu'y a-t-il de commun entre nous, je te prie? d'où viens-tu? qui
es-tu? que t'ai-je fait? qu'ai-je fait à cette femme, qui ne veut pas me
laisser en paix?
LA FEMME (à son père)
Vois la teinte verdâtre que prennent ses yeux. Comme son front et ses
joues deviennent livides ! comme ses yeux étincellent ! Attention (23).
MÉNECHME (à part)
Le meilleur parti, puisqu'ils me croient en délire, c'est d'en prendre
le semblant, pour me débarrasser d'eux par la peur. (Il gesticule avec
violence.)
LA FEMME
Comme il s'étire ! quels bâillements ! Que faut-il que je fasse, mon
père?
LE VIEILLARD
Viens par ici, ma fille, tiens-toi le plus possible à distance.
MÉNECHME
Évoé ! ô Bacchus ! ô Bromius ! ne m'appelles-tu pas dans les
forêts pour la chasse? oui, je t'entends; mais je ne puis sortir de ces
lieux. De ce côté une chienne enragée me tient en arrêt; elle est
soutenue par ce vieux bouc, qui plus d'une fois en sa vie fit condamner
des citoyens innocents par ses faux témoignages.
LE VIEILLARD
La peste de toi !
MÉNECHME
Apollon m'ordonne, par ses oracles, de brûler les yeux à cette
chienne avec des flambeaux ardents.
LA FEMME
Je suis perdue, mon père ! il me menace de me brûler les yeux. Malheur à moi !
MÉNECHME (à part)
Ils disent que je suis dément et ce sont eux les premiers qui le sont.
LE VIEILLARD
Holà ! ma fille.
LA FEMME
Qu'est-ce? que ferons-nous?
LE VIEILLARD
Si j'allais vite chercher des esclaves? oui, je vais en amener
quelques-uns pour qu'ils l'emportent à la maison, et qu'ils l'attachent,
avant qu'il fasse plus d'esclandre.
MÉNECHME (à part)
Si je ne prends les devants et ne me tire de là, ils m'emporteront
chez eux. (Haut.) Tu me prescris de la frapper sur la face à coups de
poing, sans ménagement, si elle ne disparaît de ma présence pour aller
se pendre à la plus haute potence; Apollon, je t'obéirai.
LE VIEILLARD
Fuis à la maison de toute la vitesse de tes jambes; il t'assommerait.
LA FEMME
Je m'enfuis; garde-le, mon père, de peur qu'il ne s'en aille. Suis-je
assez malheureuse d'entendre de tels dis-cours ! (Elle
sort.)
MÉNECHME (à part)
Pas mal; je l'ai écartée. (Haut.) Maintenant, à ce scélérat
cacochyme, à cette vieille barbe de Titan, de la race de Cygnus (24).
Ainsi, tu m'ordonnes de briser les membres, les os, les articulations à
cet infâme, avec le bâton même qu'il tient à la main?
LE VIEILLARD
Il t'en cuira si tu me touches, ou si tu approches de trop près.
MÉNECHME (paraissant toujours parler au dieu)
Tu seras obéi; je prendrai une hache à deux tranchants, j'arracherai
les os à ce vieillard, et je lui découperai les entrailles pièce à
pièce.
LE VIEILLARD
Eh mais ! il est bon de me tenir sur mes gardes et de faire attention
à moi. Ses menaces m'inquiètent vraiment; il me donnera quelque mauvais
coup.
MÉNECHME
Tes ordres me pressent, Apollon; tu veux que j'attelle mes coursiers
indomptés, terribles; que je monte sur mon char, pour écraser ce lion de
Gétulie infect et sans dents. Me voici sur mon char, je secoue les
rênes, l'aiguillon est en ma main; partez, coursiers, faites résonner le
bruit de vos sabots dans vos élans impétueux; déployez la souplesse de
vos pattes rapides.
LE VIEILLARD
Tu me menaces avec ton attelage?
MÉNECHME
Oui, Apollon : tu m'ordonnes encore une fois de courir sur l'ennemi qui
résiste, et de l'exterminer? (Il s'élance, et puis
s'arrête.) Mais
quelle divinité me saisit par les cheveux, et m'arrache de mon char, en
révoquant l'ordre de ton oracle, Apollon?
LE VIEILLARD
Ah, par Hercule! quel accès violent ! quelle frénésie ! O dieux !
secourez-nous. Cet insensé était cependant plein de bon sens il n'y a
qu'un instant. Le terrible mal qui vient de l'atteindre soudain ! Allons
quérir un médecin, le plus vite que nous pourrons. (Il
sort.)
Sont-ils enfin partis, dites-moi? sont-ils loin de ma présence, ces
enragés qui me forcent d'avoir le délire en par-faite santé? Mais que
tardé-je à regagner mon vaisseau pendant que je le puis sans encombre? (Aux
spectateurs.) Je vous en prie tous, si le vieillard revient, ne lui
dites pas par quel chemin je me suis évadé. (Il
sort.)
LE VIEILLARD (revenant)
J'ai mal aux reins de rester assis, mal aux yeux de regarder, en attendant
que le médecin revienne de ses visites. L'ennuyeux personnage ! qu'il a
eu de peine à en finir avec ses malades ! Il prétend qu'Esculape et
Apollon avaient, l'un le bras cassé, et l'autre la jambe, et qu'il les
leur a remis. En y pensant bien, je doute si c'est un médecin que
j'amène, ou un forgeron. Le voici qui s'avance à pas de fourmi.
V,
4 LE MÉDECIN, LE VIEILLARD
LE MÉDECIN (d'un air grotesquement
emphatique).
Quel mal m'as-tu dit qu'il avait? Répète, vieillard : est-ce manie ou
frénésie? je veux le savoir. Est-il pris parla léthargie, ou bien par
l'hydropisie?
LE VIEILLARD
Je t'amène justement pour que tu m'expliques tout cela, et pour que tu le
guérisses.
LE MÉDECIN
Rien de si aisé. Je le guérirai, j'en réponds sur ma parole.
LE VIEILLARD
Sa cure exige un très grand soin; je te le recommande.
LE MÉDECIN
Je m'essoufflerai plus de six cents fois par jour, tant j'y mettrai de
soin et d'empressement.
LE VIEILLARD (montrant Ménechme ravi qui
arrive)
Voici le malade.
LE MÉDECIN
Observons de quelle manière il se comporte.
V,
5 MÉNECHME RAVI, LE VIEILLARD, LE MÉDECIN
MÉNECHME (sans voir personne)
Par Pollux, ce jour est bien mal tourné, bien malencontreux pour moi.
Tout ce que j'espérais tenir secret a été rendu public par ce parasite,
auteur du scandale et du trouble où je suis; mon perfide Ulysse a causé
à son roi tous ces tourments. Si les dieux me conservent la vie, je lui
retirerai la sienne; quand je dis la sienne, je parle comme un sot, car
elle est bien à moi : c'était à ma table, à mes frais, qu'il se
nourrissait. Je le priverai de l'existence. Et cette courtisane ! qu'elle
s'est bien conduite selon les moeurs de sa corporation ! Parce que je la
prie de me donner le châle pour le rendre à ma femme, elle me soutient
qu'elle me l'a remis. Ah ! par Pollux, je suis un pauvre homme.
LE VIEILLARD
Tu l'entends?
LE MÉDECIN
Il se plaint de son malheur.
LE VIEILLARD
Va lui parler.
LE MÉDECIN
Salut, Ménechme; pourquoi te découvres-tu les bras? tu ne sais pas
combien tu aggraves ton mal.
MÉNECHME
Va te pendre !
LE MÉDECIN
Te rends-tu compte des choses?
LE VIEILLARD
Parbleu oui.
LE MÉDECIN (au vieillard)
Un champ d'ellébore n'y suffira pas. Mais dis-moi, Ménechme?
MÉNECHME
Que me veux-tu?
LE MÉDECIN
Réponds à mes questions. Bois-tu du vin blanc ou du vin fort en
couleur?
MÉNECHME
Hé ! va-t'en au gibet.
LE MÉDECIN
Son accès commence à le prendre, par Hercule.
MÉNECHME
Ne me demanderas-tu pas si je mange du pain rouge, ou violet, ou
jaune? si je me nourris d'oiseaux à écailles, de poissons à plumes?
LE VIEILLARD
O ciel ! tu entends? Il déraisonne. Hâte-toi de lui donner une
potion, avant que le mal soit dans toute sa force.
LE MÉDECIN
Attends un peu; je veux l'interroger encore.
LE VIEILLARD
Tu m'assommes, avec tes histoires.
LE MÉDECIN
Dis-moi; tes yeux se contractent-ils habituellement et deviennent-ils
fixes (25)?
MÉNECHME
Est-ce que tu me prends pour une sauterelle, imbécile?
LE MÉDECIN
Entends-tu quelquefois tes boyaux crier?
MÉNECHME
Quand j'ai bien mangé, ils ne crient pas; c'est quand j'ai faim
qu'ils se mettent à crier.
LE MÉDECIN
Par Pollux, sa réponse n'est pas celle d'un insensé. Dors-tu
jusqu'au jour? As-tu de la facilité à t'endormir quand tu es au lit?
MÉNECHME
Je dors quand j'ai payé mes dettes. Que Jupiter et tous les dieux te
confondent, maudit questionneur !
LE MÉDECIN
Sa folie recommence. Tu l'entends; prends garde d'avoir ton tour.
LE VIEILLARD
Oh ! ce sont des douceurs, en comparaison de ce qu'il disait tantôt.
Il appelait sa femme une chienne enragée.
MÉNECHME
Moi, j'ai fait cela?
LE VIEILLARD
Tu étais en démence, te dis-je.
MÉNECHME
Moi?
LE VIEILLARD
Oui, toi-même, qui m'as menacé de m'écraser sous un char à quatre
chevaux. J'en ai été témoin, j'en fais la déclaration.
MÉNECHME
Et moi, je sais que tu as volé la couronne consacrée à Jupiter et
que pour ce fait on te jeta en prison, et que tu n'en sortis que pour
être battu de verges et porter le carcan, je le sais. Je sais encore que
tu as assassiné ton père, que tu as vendu ta mère. Ai-je l'esprit
présent, et t'ai je bien rendu injure pour injure?
LE VIEILLARD
Je t'en conjure, médecin, fais au plus tôt ce qui est de ton
ministère. Ne vois-tu pas qu'il a son accès?
LE MÉDECIN
Sais-tu ce qu'il y a de mieux à faire, c'est que tu le fasses
transporter chez moi.
LE VIEILLARD
Tu crois?
LE MÉDECIN
Oui, je pourrai alors le traiter à mon aise.
LE VIEILLARD
Eh bien ! soit.
LE MÉDECIN (à Ménechme)
Je te ferai boire de l'ellébore pendant une vingtaine de jours.
MÉNECHME
Et moi, je te pendrai pour te déchirer à coups d'aiguillon pendant
une trentaine.
LE MÉDECIN (au vieillard)
Va vite chercher des hommes pour le transporter chez moi.
LE VIEILLARD
Combien en faut-il?
LE MÉDECIN
Dans l'état où je le vois, quatre, pour le moins.
LE VIEILLARD
Ils seront ici dans un moment; médecin, garde-le.
LE MÉDECIN
Non, je vais chez moi faire les apprêts nécessaires; aie soin de l'y
faire transporter par tes esclaves.
LE VIEILLARD
Il y sera bientôt.
LE MÉDECIN
Je m'en vais.
LE VIEILLARD
Adieu. (Ils sortent.)
MÉNECHME
Mon beau-père est parti, le médecin est parti; je suis seul. O
Jupiter, qu'est-ce que cela veut dire? On m'accuse d'être fou ! Depuis
que je suis né, je ne fus jamais malade un seul jour. Je n'extravague
pas, je ne fais point d'esclandres, je ne cherche dispute à personne. Je
suis normal et je vois les autres normaux. Je reconnais ceux à qui je
parle. Mais est-ce que les gens qui me déclarent si faussement atteint de
folie seraient fous eux-mêmes? Que faire? je voudrais bien rentrer chez
moi; mais ma femme ne me le permet pas. Là, (montrant la maison de la
courtisane) on ne me recevrait pas non plus. Le sort m'est bien contraire
! Je resterai ici jusqu'à la nuit. A la fin, j'espère qu'il me sera
permis de rentrer chez moi.
V,
6 MESSÉNION, MÉNECHME RAVI (à l'écart).
MESSÉNION Le modèle des bons serviteurs, c'est l'esclave qui prend à coeur les
intérêts de son maître, veille, dispose, s'inquiète pour lui et lui
conserve son bien plus diligemment et avec plus de prudence que s'il
était présent lui-même. Il songera plutôt à son dos qu'à sa bouche,
à ses jambes qu'à son ventre, s'il est d'un caractère tant soit peu
raisonnable. Il doit considérer quelle récompense les maîtres donnent
aux vauriens, aux mauvais sujets, aux fripons : les étrivières, les fers
aux pieds, les travaux du moulin, les excès de fatigue, les douleurs de
la faim et du froid, voilà le salaire de la mauvaise conduite. J'ai
grand'peur de pareils maux, et cette peur salutaire me tient loin du mal,
sur la voie du bien. Mieux vaut recevoir des ordres que des coups : l'un
est trop dur; pour l'autre, la patience est plus facile. J'aime beaucoup
mieux manger la mouture que de suer au moulin; aussi mon maître a-t-il en
moi un serviteur exact et sage, et je m'en trouve bien. Que d'autres
fassent ce qui leur semble bon, moi je fais mon devoir. Je suis toujours
en crainte pour ne jamais être en faute, et mon maître me voit en toute
circonstance prêt à obéir. Un esclave ne vaut quelque chose qu'autant
qu'il craint son maître et qu'il évite les fautes. Ceux que ne retient
pas la crainte commencent par mal faire, et craignent ensuite le mal. Pour
moi, je n'aurai pas longtemps à craindre; le temps approche où mon
maître me donnera le prix de mon zèle. Je m'acquitte de mon service de
manière à prouver que mon dos m'est cher. J'ai d'abord logé les
esclaves à l'auberge avec les bagages, comme il l'avait prescrit, et je
viens le chercher. Il faut frapper à la porte, pour qu'il sache que je
suis là, et que je l'emmène sain et sauf de ce coupe-gorge. Mais j'ai
peur d'arriver trop tard, après qu'on l'aura expédié.
V,
7 LE VIEILLARD, QUATRE ESCLAVES (avec lui), MÉNECHME RAVI, MESSÉNION
LE VIEILLARD (à ses esclaves)
Je vous le recommande par tous les dieux et les hommes, exécutez
ponctuellement et avec adresse mes ordres, ceux que j'ai donnés et ceux
que je donne. Emportez-le, sans qu'il touche à terre, chez le médecin;
pour peu que vous teniez à conserver vos jambes et vos épaules, n'ayez
aucun égard à ses menaces. Qu'est-ce qui vous arrête? pourquoi
hésiter? il devrait être déjà enlevé dans vos bras. Je vais chez le
médecin, vous m'y trouverez en arrivant. (Il
sort.)
MÉNECHME (voyant les esclaves courir à lui)
Je suis perdu ! Qu'est-ce à dire? pourquoi ces hommes courent-ils sur
moi? Que voulez-vous? que demandez-vous? pourquoi m'entourer? pourquoi
cette violence? où voulez-vous m'emporter? C'est fait de moi! Au secours,
Épidamniens, je vous en prie. Citoyens, sauvez-moi. (Aux
esclaves.) Me laisserez-vous?
MESSÉNION
O dieux immortels ! que vois-je devant moi? mon maître, enlevé de la
manière la plus indigne par je ne suis quels bandits !
MÉNECHME
Personne n'aura-t-il le coeur de me prêter assistance ?
MESSÉNION
Moi, mon maître, et de bon coeur. Quelle indignité !quelle horreur !
Épidamniens, qu'ici, dans une ville en paix, en pleine rue, à la clarté
du jour, on enlève moi maître, un homme libre, votre hôte ! (Aux
esclaves). Lâchez-le.
MÉNECHME
Je t'en conjure, qui que tu sois, assiste-moi, ne m'abandonne pas; ne
me laisse pas si cruellement outrager.
MESSÉNION
Oui, je t'assisterai, je te défendrai, je te secourrai fidèlement.
Je ne te laisserai pas périr; plutôt périr moi-même! c'est mon devoir.
Arrache un oeil à celui qui te tient par l'épaule, je t'en prie, mon
maître. Je vais faire aux autres un semis de coups de poings sur la face,
dru et serré. (Frappant les assaillants.) Il
vous en coûtera cher, par Hercule, de vouloir l'emporter. Lâchez.
MÉNECHME (saisissant un d'entre eux)
Je lui tiens un oeil à celui-là.
MESSÉNION
Arrache, qu'il n'en reste que la place. (Frappant.)
Ah ! scélérats, ah ! voleurs, ah ! brigands.
LES ESCLAVES
C'est fait de nous. Ah ! de grâce ! par Hercule !
MESSÉNION
Lâchez donc.
MÉNECHME
De quel droit mettez-vous la main sur moi? Frotte-les à coups de
poings.
MESSÉNION (frappant toujours)
Allez, fuyez, courez au gibet. Tiens, à toi encore, pour avoir tenu le
dernier; voilà ta récompense. (Ils s'enfuient
tous.) Je leur ai peint le visage comme il faut et à ma
satisfaction. Par Pollux, maître, je suis venu à temps pour te secourir.
MÉNECHME
Que les dieux te comblent toujours de biens, mon garçon, qui que tu
sois. Sans toi, je perdais la vie avant la fin du jour.
MESSÉNION
Eh bien donc, par Pollux, si tu voulais faire une bonne action,
maître, ce serait de m'affranchir.
MÉNECHME
Moi, que je t'affranchisse?
MESSÉNION
Oui, puisque je t'ai sauvé, mon maître.
MÉNECHME
Qu'est-ce que tu dis? tu es dans l'erreur, mon garçon.
MESSÉNION
Comment, dans l'erreur?
MÉNECHME
Je jure par le grand Jupiter que je ne suis pas ton maître.
MESSÉNION
Tais-toi donc.
MÉNECHME
Je ne mens pas. Jamais aucun de mes esclaves ne se comporta comme toi
à mon égard.
MESSÉNION
Eh bien ! puisque tu ne veux pas que je sois ton esclave, permets-moi
d'être libre.
MÉNECHME
Je te le permets, quant à moi, par Hercule ! Sois libre, et fais ce
que bon te semblera.
MESSÉNION
Tu y consens?
MÉNECHME
Oui, par Hercule, si tu as besoin de mon consentement.
MESSÉNION
Salut, mon cher patron.
UN ESCLAVE
Je suis charmé de te voir libre, Messénion.
MESSÉNION (aux esclaves)
Par Hercule, je ne doute pas de vos sentiments. (A
Ménechme.) Mais je t'en prie, mon patron, tiens-moi toujours pour
ton serviteur, comme quand j'étais ton esclave. Je ne te quitterai pas,
et, lorsque tu retourneras chez toi, je t'y suivrai.
MÉNECHME
Point du tout.
MESSÉNION
Je cours à l'auberge, et je te rendrai le bagage et l'argent. La
bourse du voyage est sous bon scellé dans la valise; je vais te la
rapporter.
MÉNECHME
Dépêche-toi.
MESSÉNION
Je te la remettrai intacte, comme je l'ai reçue. Attends-moi ici. (Il
sort.)
MÉNECHME (seul)
Tout ceci tient du prodige; cette journée est prodigieuse. Les uns disent
que je ne suis pas moi, et me mettent à la porte. En voici un qui se
disait mon esclave, et que j'ai affranchi. Il va, dit-il, me chercher la
bourse avec l'argent. S'il l'apporte, je lui dirai de s'en aller en pleine
liberté et de me laisser, de peur qu'il ne réclame l'argent quand il
aura recouvré son bon sens. Mon beau-père et le médecin assuraient que
j'étais fou. Je n'y comprends rien. Tout ce qui m'arrive ne me paraît
être ni plus ni moins qu'un songe. J'irai voir cette courtisane,
quoiqu'elle soit fâchée; peut-être, en la priant bien, obtiendrai-je
qu'elle me rende le châle pour le rapporter à ma femme. (Il
entre chez Erotie.)
V,
8 MÉNECHME SOSICLÈS, MESSÉNION
MÉNECHME V, 9 MÉNECHME RAVI, MESSÉNION, MÉNECHME SOSICLÈS MÉNECHME RAVI (sortant de chez Erotie)
Comment, tu as l'audace, impudent, de me soutenir que je t'ai vu
depuis que je t'avais donné l'ordre de venir me chercher ici?
MESSÉNION
Et, bien mieux, je t'ai arraché des mains de quatre hommes qui
t'enlevaient devant cette maison. Tu appelais à l'aide et les dieux et
les hommes; j'accours, je fais rage, et ils sont forcés de lâcher prise.
Et pour t'avoir sauvé, en récompense tu m'as affranchi. Mais ensuite,
comme je t'ai dit que j'allais chercher l'argent et les bagages, tu m'as
devancé de toutes tes forces, pour me venir nier ce que tu avais fait.
MÉNECHME
Moi, je t'ai affranchi?
MESSÉNION
Bien sûr.
MÉNECHME
Quand j'ai mis dans ma tête de devenir esclave moi-même, plutôt que
de te faire jamais libre !
Vous auriez beau jurer par la prunelle de vos yeux, il n'en est pas moins vrai
cependant, par Hercule ! que je n'ai pas emporté le châle ni le bracelet,
coquines.
MESSÉNION (apercevant Ménechme ravi)
O dieux immortels, que vois-je?
MÉNECHME SOSICLÈS
Qu'est-ce que tu vois?
MESSÉNION
Ton image comme dans un miroir.
MÉNECHME SOSICLÈS
Qu'y a-t-il donc?
MESSÉNION
Ton portrait aussi ressemblant qu'il est possible.
MÉNECHME SOSICLÈS
En effet, par Pollux, il me ressemble assez, plus j'examine; oui, c'est ma
figure.
MÉNECHME RAVI (à Messénion)
Ah ! bonjour, mon garçon, qui que tu sois, toi, mon sauveur.
MESSÉNION
Je t'en prie, jeune homme, dis-moi ton nom, si tu veux bien.
MÉNECHME RAVI
Par Pollux, je te dois trop de reconnaissance pour te rien refuser de ce que
tu désires. Mon nom est Ménechme.
MÉNECHME SOSICLÈS
Mais, par Pollux, c'est le mien.
MÉNECHME RAVI
Je suis Sicilien, de Syracuse.
MÉNECHME SOSICLÈS
C'est là ma demeure et ma patrie.
MÉNECHME RAVI
Qu'entends-je? que dis-tu?
MÉNECHME SOSICLÈS
L'exacte vérité.
MESSÉNION (montrant Ménechme ravi)
Voici mon maître, je le reconnais; c'est à lui que j'appartiens, et je croyais
appartenir à celui-là (montrant son maître). (A
Ménechme ravi.) Je l'ai pris pour toi, mais je l'ai fait aussi bien
enrager. (A Ménechme Sosiclès.) Pardonne-moi, je
te prie, si, en te parlant, j'ai dit quelque sottise sans le vouloir.
MÉNECHME SOSICLÈS
Tu es en démence, probablement. Ne te souvient-il plus que nous avons
débarqué ensemble aujourd'hui?
MESSÉNION (avec étonnement)
Oui, vraiment; c'est juste. C'est toi qui es mon maître. (A
Ménechme ravi.) Cherche un autre esclave. (A son
maître.) Salut à toi. (A Ménechme ravi.)
Toi, adieu. (Il retourne auprès de Ménechme Sosiclès.)
Oui, voici Ménechme.
MÉNECHME RAVI
C'est moi qui le suis.
MÉNECHME SOSICLÈS
Quel conte! toi, Ménechme?
MÉNECHME RAVI
Oui, je suis Ménechme, fils de Moschus.
MÉNECHME SOSICLÈS
Tu es le fils de mon père?
MÉNECHME RAVI
Non, jeune homme, mais du mien. Le tien, je ne te le dispute pas, je ne veux
pas te l'ôter.
MESSÉNION (à part)
Dieux immortels, quelle espérance inespérée ! Faites que mes soupçons se
réalisent ! Si je ne me trompe, voilà les deux frères jumeaux : ils ont même
pays, même père, à ce qu'ils disent. Je prendrai mon maître à part. (Il
appelle.) Ménechme !
LES DEUX MÉNECHMES
Que veux-tu?
MESSÉNION
Je ne vous veux pas tous deux ensemble. Mais lequel est arrivé hier avec
moi sur le même bateau?
MÉNECHME RAVI
Ce n'est pas moi.
MÉNECHME SOSICLÈS
C'est moi.
MESSÉNION
C'est donc à toi que je veux parler. Viens par ici.
MÉNECHME SOSICLÈS
Me voici; qu'y a-t-il?
MESSÉNION
Cet homme est un intrigant, ou c'est ton frère jumeau; car je ne vis jamais
cieux hommes se ressembler davantage. Deux gouttes d'eau ou deux gouttes de lait
se ressembleraient moins, crois-moi, que toi à lui, et lui à toi; et puis, il
revendique même patrie, même père : il faut l'interroger.
MÉNECHME SOSICLÈS
Excellent conseil, par Hercule; je t'en remercie. Poursuis ton enquête, je
t'en prie. Tu es affranchi, si tu découvres qu'il est mon frère.
MESSÉNION
Je l'espère.
MÉNECHME SOSICLÈS
Et je l'espère de même.
MESSÉNION (à Ménechme ravi)
Écoute. Tu disais, je crois, que tu t'appelles Ménechme?
MÉNECHME RAVI
Oui.
MESSÉNION (montrant son maître)
Il a nom Ménechme aussi. Tu es né, dis-tu, en Sicile, à Syracuse, et lui
pareillement. Tu ajoutes que Moschus est ton père, et tel est son père à lui.
Vous pouvez maintenant me prêter attention tous deux ensemble, c'est une
attention que vous aurez pour vous-mêmes.
MÉNECHME RAVI
Je serais ingrat, si je n'étais disposé à faire tout ce que tu demandes
et que tu désires. Je te suis acquis comme à prix d'argent, et, quoique libre,
prêt à te servir.
MESSÉNION
Je me flatte que vous retrouverez chacun votre frère jumeau, né de même
père, de même mère, le même jour.
MÉNECHME RAVI
Admirable ! Veuillent les dieux que tu puisses accomplir ta promesse !
MESSÉNION
Je le puis. Mais remuez-vous tous deux, et que chacun réponde à mes
questions.
MÉNECHME RAVI
Interroge quand tu voudras, je répondrai sans rien dissimuler de ce que je
sais.
MESSÉNION
Ton nom est Ménechme?
MÉNECHME RAVI
Ma foi, oui.
MESSÉNION (à Ménechme Sosiclès)
Et le tien de même?
MÉNECHME SOSICLÈS
Oui.
MESSÉNION (à Ménechme ravi)
Tu dis que tu as pour père Moschus?
MÉNECHME RAVI
Sans doute.
MÉNECHME SOSICLÈS
Et moi aussi.
MESSÉNION (à Ménechme ravi)
Tu es de Syracuse?
MÉNECHME RAVI
Parfaitement.
MESSÉNION (à son maître)
Et toi?
MÉNECHME SOSICLÈS
Bien sûr.
MESSÉNION
Jusqu'à présent, tous les indices s'accordent parfaitement. Continuons,
attention. (A Ménechme ravi.) Raconte-moi les plus
anciens souvenirs que tu gardes de ton pays.
MÉNECHME RAVI
Je suivis mon père à Tarente, dans un voyage de négoce; je m'égarai
parmi la foule, et quelqu'un m'emmena de cette ville.
MÉNECHME SOSICLÈS
O tout-puissant Jupiter, sois mon sauveur!
MESSÉNION
Pourquoi ces exclamations? silence. (A Ménechme ravi.)
Quel âge avais-tu lorsque ton père t'emmena?
MÉNECHME RAVI
Sept ans; mes dents de lait commençaient à tomber. Je ne l'ai jamais revu
depuis.
MESSÉNION
Et combien étiez-vous de fils dans votre famille?
MÉNECHME RAVI
Autant qu'il m'en souvient, deux.
MESSÉNION
Lequel était l'aîné, toi ou ton frère?
MÉNECHME RAVI
Ni l'un ni l'autre.
MESSÉNION
Comment cela se peut-il?
MÉNECHME RAVI
Nous étions jumeaux.
MÉNECHME SOSICLÈS
Les dieux me protègent !
MESSÉNION
Si tu nous interromps, je ne dirai plus rien.
MÉNECHME SOSICLÈS
Non, je me tais.
MESSÉNION (à Ménechme ravi)
Dis-moi, vous n'aviez qu'un seul nom tous deux?
MÉNECHME RAVI
Pas du tout : je me nommais, comme aujourd'hui, Ménechme. On appelait mon
frère, Sosiclès.
MÉNECHME SOSICLÈS
Tous les signes sont reconnus; je ne peux plus me retenir, il faut que je
l'embrasse. Mon frère, mon cher frère jumeau, salut, je suis Sosiclès.
MÉNECHME RAVI
Comment donc as-tu reçu, depuis, le nom de Ménechme?
MÉNECHME SOSICLÈS
Quand on vint nous dire que mon père et toi vous étiez morts, mon aïeul
me fit changer de nom et prendre le tien.
MÉNECHME RAVI
Je t'en crois sur parole. Mais encore un mot.
MÉNECHME SOSICLÈS
Parle.
MÉNECHME RAVI
Comment notre mère se nommait-elle?
MÉNECHME SOSICLÈS
Theusimarque.
MÉNECHME RAVI
C'est bien son nom. Bonheur inattendu ! Salut, toi que je revois après tant
d'années.
MÉNECHME SOSICLÈS
Salut, mon frère, toi pour qui j'ai fait tant de courses et de recherches
pénibles, et qu'il m'est si doux de retrouver.
MESSÉNION (à Ménechme Sosiclès)
C'est donc cela, que la courtisane t'appelait du nom de ton frère. Elle te
prenait pour lui, lorsqu'elle t'a invité.
MÉNECHME RAVI
En effet, par Pollux ! je lui avais dit que je dînerais chez elle à l'insu
de ma femme, à qui j'avais dérobé un châle pour lui en faire cadeau.
MÉNECHME SOSICLÈS
Est-ce celui que j'ai là, mon frère?
MÉNECHME RAVI
Comment a-t-il passé en tes mains?
MÉNECHME SOSICLÈS
La courtisane, qui m'a emmené dîner chez elle, a voulu absolument que je
le lui eusse donné. J'ai bien bu, bien mangé avec la belle couchée auprès de
moi, et je lui ai fait cadeau du bijou et du châle.
MÉNECHME RAVI
Je suis charmé d'être cause qu'on t'ait bien traité; car, en t'invitant
à entrer chez elle, c'était moi qu'elle croyait inviter.
MESSÉNION (à Ménechme ravi)
T'opposes-tu à ce que je sois libre, selon toute justice?
MÉNECHME RAVI
Il a raison, c'est de toute justice, mon frère; je te le demande pour moi.
MÉNECHME SOSICLÈS (à Messénion, en lui touchant
la joue)
Sois libre.
MÉNECHME RAVI
Je félicite Messénion l'affranchi.
MESSÉNION
Mais il faut de meilleurs auspices pour me garantir ma liberté à jamais (26).
MÉNECHME SOSICLÈS (à Ménechme ravi)
Puisque l'événement comble nos vœux, retournons ensemble dans notre patrie.
MÉNECHME RAVI
Comme tu voudras, mon frère. Je ferai la vente de tous mes biens, je ne
garderai rien ici. Mais allons chez moi, en attendant.
MÉNECHME SOSICLÈS
Volontiers.
MESSÉNION (à Ménechme ravi)
Sais-tu ce que j'ai à vous demander?
MÉNECHME RAVI
Quoi?
MESSÉNION
C'est de me charger de la criée.
MÉNECHME RAVI
Accordé.
MESSÉNION
Eh bien ! veux-tu que j'annonce la vente?
MÉNECHME RAVI
Oui, pour dans sept jours.
MESSÉNION (au public)
La vente de Ménechme se fera dans sept jours au matin. On vendra les esclaves,
le mobilier, les terres, les maisons. Pour tout objet vendu, le prix, quel qu'il
soit, se paiera comptant. La femme aussi se vendra, si elle trouve acquéreur.
Je ne crois pas qu'on retire de toute la vente cinq millions de sesterces.
Maintenant, spectateurs, portez-vous bien, et applaudissez ferme.