Plaute

LES COMEDIES DE PLAUTE

 

L'AULULAIRE (AULULARIA)

Asinaire - Les Bacchis

traduction française de E. SOMMER

autre traduction avec texte latin

 

 

 

L’AULULAIRE

 

 

L’AULULAIRE

PERSONNAGES.

LE DIEU LARE, prologue.

EUCLION, vieillard athénien.

STAPHYLA, vieille servante d’Euclion.

EUNOMIE, mère de Lyconide et sœur de Mégadore.

MÉGADORE, riche vieillard.

STROBILE, esclave de Mégadore ; autre du même nom esclave de Lyconide.

ANTHRAX et CONGRION, cuisiniers.

PYTHODICUS, esclave de Mégadore.

LYCONIDE, fils d’Eunomie, amant de Phédra.

PHÉDRA, fille d’Euclion.

La scène est à Athènes. — On voit, sur un des côtés du théâtre, le temple de la Bonne Foi.

99. NOTICE SUR L'AULULAIRE.

Ce nom d’Aululaire signifie proprement la comédie à la marmite (1), comme Asinaire la comédie aux ânes. C’est en effet autour de la marmite où le vieil avare Euclion a caché son trésor, que se concentre l’intérêt de la pièce. La marmite de Plaute est la cassette de Molière ; le quiproquo entre le père l’amant, l’un entendant la cassette quand l’autre parle de la fille, est le même chez les deux comiques. Mais dans la conception générale comme dans les détails, Molière n’a pas suivi d’aussi près que dans Amphitryon les traces du vieux poète romain. La Harpe.a raison de donner la palme à la pièce française ; mais sa critique de la comédie latine n’en est pas moins singulièrement injuste. Il triomphe surtout à propos du dénoûment ; mais ce dénoûment, on le sait, est l’œuvre d’Antoine Codrus Urcéus, professeur de littérature à Bologne ; la première édition qui le contienne est celle de 1500 : celui de Plaute n’était pas venu jusqu’à nous.

M. Naudet paraît conjecturer avec raison, d’après les boutades de Mégadore contre le luxe des femmes, que la comédie de Plaute doit avoir coïncidé, ou à peu près, avec la présentation de la loi Oppia (194 av. J.-C), après la seconde guerre Punique. Plaute avait, à cette époque, une trentaine d’années.

Le sujet de l'Aululaire est-il un sujet grec ? ou Plaute l’a-t-il tiré de sa propre imagination ? On ne sait rien de 100 précis à cet égard. Ménandre avait fait deux comédies, le Trésor et la Cruche, dont la donnée pouvait se rapprocher de celle de l'Aululaire. Philémon, Anaxandride, avaient aussi donné chacun une comédie intitulée le Trésor. Dioxippe et Philippide d’Athènes avaient fait chacun un Avare. Enfin Névius était l’auteur d’une pièce intitulée, comme celle de Plaute, Aulularia.

101 ARGUMENT.

Un vieil avare, Euclion, qui se fie à peine à lui-même, a trouva une marmite pleine d'or qu'on avait enfouie dans sa maison ; il s'empresse de l'enterrer de nouveau bien profondément, et la garde au milieu d'angoisses mortelles. Lyconide a violé la fille d'Euclion ; sur les entrefaites, un vieillard, Mégadbre, que sa sœur presse de se marier, demande la fille de notre avare. Le vieux ladre donne parole à grand'peine, et, tremblant pour sa marmite, il l'emporte de chez lui et la cache-en différents endroits. Un esclave de ce Lyconide qui a violé la jeune fille s'empare du trésor, et Lyconide décide son oncle Mégadore à lui abandonner celle qu'il aime. Euclion retrouve contre tout espoir la marmite qu'on lui avait dérobée, et accorde de bon cœur la main de sa fille à Lyconide.

AUTRE ARGUMENT (2).

Euclion garde avec une vigilance extrême une marmite pleine d'or qu'il a trouvée et qui lui cause mille tourments. Lyconide viole la fille de l'avare. Mégadore veut l'épouser sans dot, et, pour décider Euclion, il fournit le festin et les cuisiniers. Euclion tremble pour son or, et va le cacher hors de chez lui. Un esclave.de l'amant, qui a tout vu. dérobe le trésor. Lyconide rapporte la marmite à Euclion, qui lui donne à la fois l'or, sa fille et le nouveau-né.
 

103 PROLOGUE.

LE DIEU LARE.

Ne vous demandez pas qui je suis,  je vais vous le dire. C’est moi le dieu Lare de cette maison d’où vous m’avez vu sortir I voilà bien des années que j’y demeure ; j’ai protégé le père et môme l’aïeul de celui qui la possède aujourd’hui. Le grand-père m’a confié et recommandé en grand secret un trésor qu’il a* enfoui au milieu du foyer, me suppliant de le lui garder. Le bonhomme est mort ; mais il était d’une telle avarice, qu’il ne voulut pas révéler la cachette à son fils ; il aima mieux le livrer à la pauvreté que de lui indiquer le trésor. Il lui laissait un petit bout de champ y de quoi s’entretenir misérablement et en prenant beaucoup de peine. Dès que le vieillard qui m’avait confié son or eut cessé de vivre, je commençai à observer si son fils aurait pour moi plus de dévotion que le père. Mais ce fut tout le contraire ; il dépensa de moins en moins pour mon culte, et chaque jour retrancha quelque chose à mes honneurs. Moi je lui rendis la pareille, et il mourut à son tour. Il a laissé un fils, le propriétaire actuel de la maison, qui est bien tout le portrait de son père et de son aïeul. Ce fils a une fille, qui m’offre incessamment de l’encens, du vin, et autres cadeaux de ce genre ; elle me donne aussi des couronnes. Pour la récompenser, j’ai fait découvrir le trésor à Euclion, afin qu’il pût la marier plus facilement, s’il le voulait : car elle a été violée par un jeune homme de haute naissance. Ce jeune homme sait fort bien à qui il a eu affaire ; mais elle, elle ne le connaît pas, et le père ignore toute l’aventure. Je ferai en sorte aujourd’hui que ce vieux barbon, qui demeure là, à 104 côté, la demande pour femme ; celui qui l'a déshonorée se décidera plus vite à l’épouser. Le vieillard qui recherchera sa main est l’oncle du jeune homme qui l’a violée la nuit, aux veillées de Gérés. Mais voilà notre ladre qui bougonne dans sa maison, selon son habitude. Il fait sortir sa vieille servante, pour qu’elle ne découvre pas son secret. Sans doute il veut voir si on ne lui a pas voté son or.

ACTE I,

SCÈNE I. — EUCLION, STAPHYLA.

EUCLION. Hors d’ici, te dis-je, hors d’ici ; qu’on détale au plus vite, maudite espionne, avec tes yeux de furet.

STAPHYLA. Pourquoi me battez-vous, malheureuse que je suis ?

EUCLION. C’est pour qu’en effet tu sois malheureuse ; une mi-sérable comme toi doit avoir une vie misérable.

STAPHYLA. Pourquoi me. chassez-vous ?

EUCLION. Ai-je des comptes à te rendre, pendarde ? Par ici ! éloigne-toi de la porte ; par ici ! te dis-je. Voyez comme elle marche ! Sais-tu ce qui t’attend ? Si je prends en main un bâton ou un bon nerf de bœuf, je te ferai allonger*ce pas de tortue.

STAPHYLA, à part. Les dieux auraient bien dû me faire pendre, plutôt que de me réduire à servir, un pareil maître.

EUCLION. Qu’est-ce que la coquine murmure entre ses dents ? Scélérate, je t’arracherai les deux yeux, pour t’empêcher d’observer mes actions. Éloigne-toi.... encore.... encore.... encore.... assez ! Tiens-toi là ; si tu en bouges seulement d’un travers de doigt, d’une épaisseur d’ongle, ou si tu tournes la tête avant que je te le dise, je te fais mettre en croix, pour t’apprendre. (A part.) Je n’ai jamais vu une vieille scélérate pire que celle-ci. Ah ! je crains bien que la perfide ne me joue quelque mauvais tour et ne se doute de l’endroit où mon or est caché : elle a des yeux derrière la tête, cette vieille gueuse. Mais allons voir si le trésor qui me donne tant d’inquiétudes et de tourments est toujours comme je l’ai mis. (Il sort.)

105 SCÈNE II. — STAPHYLA.

Je ne sais en vérité quel malheur est arrivé à mon maître, ni ce que signifie cette folie. Chasser ainsi une pauvre femme de la maison, et souvent dix foi» dans un jour ! On serait bien, en peine de dire quelle rage le possède ; il ne ferme pas l’œil de toute la nuit, et le jour il reste assis là du matin au soir, comme un savetier bancal. Je ne vois pas comment je pourrai lui cacher la honte de sa fille, qui est déjà tout près d’accoucher ; ce que je ferais de mieux, je crois, ce serait de m’allonger comme un I en me passant la corde au cou.

SCÈNE III. — EUCLION, STAPHYLA.

EUCLION, à part. Allons, je sors l’esprit un peu plus tranquille ; tout est bien en place là dedans, je m’en suis assuré. (A Staphyla.) Rentre à présent, et fais bonne garde.

STAPHYLA. Eh ! qu’ai-je tant à garder ? n’avez-vous pas peur qu’on emporte la maison ? Les voleurs n’ont rien à gagner chez nous ; il n’y a que des trous et des toiles d’araignée.

EUCLION. Ne faut-il pas, triple empoisonneuse, que Jupiter, pour te faire plaisir, me donne les richesses du roi Philippe ou de Darius ? J’entends qu’on me les garde, ces toiles d’araignée. Je suis pauvre, c’est vrai, mais je m’y résigne, et je prends ce que me donnent les dieux. Rentre et ferme la porte ; je reviens, dans l’instant. Ne laisse pénétrer chez moi aucun étranger. Éteins le feu, pour qu’on ne t’en demande pas ; on n’aura pas prétexte d’en venir chercher. S’il brûle encore à mon retour, je t’étouffe sans miséricorde. Si on te demande de l’eau, tu diras qu’elle s’est enfuie. Si on veut un couteau, une hache, un pilon, un mortier, ou quelqu’un de ces objets que les voisins empruntent sans cesse, réponds qu’il est venu des voleurs et qu’ils ont tout enlevé. Quand je n’y suis pas, je veux qu’on ne reçoive personne ; la Fortune même se présenterait, je te défends expressément de lui ouvrir.

STAPHYLA. Ah ! elle se garde assez d’entrer chez nous. Jamais elle ne s’est approchée de notre seuil, toute notre voisine qu’elle est  (3).

EUCLION. Tais-toi, et rentre.

106 STAPHYLA. Je rentre et me tais.

EUCLION. Et mets bien les deux verrous. Je ne fais qu’aller et venir. (Staphyla rentre.)

SCÈNE IV. - EUCLION.

J’enrage d’être obligé de m’absenter. C’est bien malgré moi, mais j’ai affaire. Le chef de notre curie a fait annoncer une distribution d’argent ; si je ne me présente pas pour avoir ma part, on me soupçonnera bien vite d’avoir de l’or chez moi. Quelle apparence qu’un pauvre homme fasse fi même d’une obole ? J’ai beau m’intriguer pour cacher mon secret, il semble que tout le monde le sache ; on me salue avec plus de politesse qu’autrefois ; on m’aborde, on s’arrête ; on me donne la main ; on s’informe de ma santé, de mes affaires. Mais allons vite là-bas, pour revenir encore plus vite.

ACTE II.

SCÈNE I. — EUNOMIE, MÉGADORE.

EUNOMIE. Ce que je vous en dis, mon frère, croyez-le bien, c’est par affection et dans votre intérêt, comme il convient à une bonne sœur. Je n’ignore pas que nous avons la réputation, nous autres femmes, d’être tint soit peu importunes. On nous trouve passablement bavardes, et l’on n’a pas tout à fait tort ; on dit même qu’on n’a jamais vil de femme muette. Mais, mon frère, après tout, songez-y, nous sommes l’un à l’autre nos plus proches parents. Il est juste que chacun de nous se préoccupe du bonheur de l’autre, et le conseille, et ne se taise pas par timidité ; nous ne devons rien nous cacher. C’est pour cela que je vous ai pris ici en particulier ; je veux vous entretenir de vos intérêts.

MÉGADORE. Touchez là, excellente femme !

EUNOMIE, regardant autour d’elle. Où est-elle ? qui est cette excellente femme ?

MÉGADORE. Eh ! vous-même.

EUNOMIE. Moi ?

MÉGADORE. Si vous dites non, je me rétracte.

107 EUNOMIE. Vous .ne devez dire que la vérité. Il n’y a point d’excellente femme ; il en est de pires que d’autres, voilà tout.

MÉGADORE. Je le crois aussi, et ne m’aviserai jamais de batailler là-dessus avec vous, ma sœur.

EUNOMIE. De grâce, écoutez-moi.

MÉGADORE. Je suis tout à vous ; disposez de moi, commandez.

EUNOMIE. Je suis venue pour vous conseiller une chose qui, je pense, vous sera très-avantageuse.

MÉGADORE. Je vous reconnais bien là, ma sœur.

EUNOMIE. Cela vous plaît à dire.

MÉGADORE. Enfin, de quoi s’agit-il, ma sœur ?

EUNOMIE. Pour vous rendre heureux à jamais, et (que les dieux m’entendent !) pour vous voir père d’une nombreuse famille, je veux que vous preniez femme.

MÉGADORE. Ah ! c’est fait de moi !

EUNOMIE. Qu’avez-vous ?

MÉGADORE. Ce que vous dites là. me bouleverse la cervelle ; quel coup de massue !

EUNOMIE. Eh ! suivez les conseils de votre sœur.

MÉGADORE. Sans doute, s’il m’en prend fantaisie.

EUNOMIE. C’est ce que vous pouvez faire de mieux.

MÉGADORE. Oui, que de crever avant de me marier. Cependant j’y consentirai à une condition ; trouvez-moi une femme que je puisse épouser demain et enterrer après-demain. Si cela vous va, soit, préparez la noce.

EUNOMIE. Je puis, mon frère, vous donner une femme richement dotée ; mais elle est plus que majeure : c’est une fille entre deux âges. Si vous le voulez, mon frère, je demanderai sa main pour vous.

MÉGADORE. Me permettez-vous une question ?

EUNOMIE. Je vous écoute.

MÉGADORE. Quand un homme est sur le retour et qu’il épouse une femme entre deux âges, si le hasard veut que le vieux engrosse la vieille, ne pensez-vous pas que le nom de l’enfant est tout trouvé et qu’il s’appellera Posthume ? Mais j’ai à cœur, ma chère sœur, de vous épargner ce soin et ces inquiétudes. Grâce aux dieux et à nos ancêtres, j’ai du bien à ma suffisance. Je me soucie peu de nos grandes dames, avec leur orgueil, - leurs dots magnifiques, leurs criailleries, leurs caprices, leurs chars d’ivoire, leurs manteaux de pourpre, et mille dépenses qui font du mari un esclave.

EUNOMIE. Alors, quelle est celle que vous voulez-épouser ?

108 MÉGADORE. Vous allez le savoir. Connaissez-vous le vieil Euclion, un pauvre homme qui demeure ici près ?

EUNOMIE. Oui, un assez brave homme, je crois.

MÉGADORE. Eh bien ! je veux épouser sa fille. Pas tant de paroles, ma sœur ; je sais ce que vous allez me dire : elle est pauvre ; mais pauvre elle me plaît.

EUNOMIE. Que les dieux vous soient en aide !

MÉGADORE. Je l’espère bien.

EUNOMIE. Avez-vous autre chose à me dire ?

MÉGADORE. Adieu.

EUNOMIE. Bonjour, mon frère. (Elle sort.)

MÉGADORE. Je vais voir si Euclion est chez lui ; mais le voici. Je n’imagine pas d’où il peut venir.

SCÈNE II. - EUCLION, MÉGADORE.

EUCLION, sans voir Mégadore. Quelque chose me disait bien, quand je suis sorti, que je faisais une course inutile. Aussi je m’en allais malgré moi. Personne de la curie ne s’est présenté, ni même le chef, qui devait faire cette distribution d’argent. Je me hâte de rentrer, car tandis que je suis ici, ma pensée est à la maison.

MÉGADORE. Salut, Euclion ! puissiez-vous être toujours heureux !

EUCLION. Les dieux vous protègent, Mégadore !

MÉGADORE. Eh bien ! la santé est-elle aussi bonne que vous le désirez ?

EUCLION, à part. Ce n’est jamais sans cause que le riche aborde le pauvre. Voilà un homme qui sait que j’ai de l’or ; c’est pour cela qu’il est si poli.

MÉGADORE. Que dites-vous ? cela va bien ?

EUCLION. Eh ! la bourse ne va guère.

MÉGADORE. Bon ! si vous savez vous contenter, vous avez assez pour vivre heureux.

EUCLION, à part. La vieille coquine lui aura parlé de mon or : c’est clair comme le jour. Mais je lui couperai la langue et lui crèverai les yeux.

MÉGADORE. Qu’avez-vous donc à parler tout seul ?

EUCLION. Je gémis de ma pauvreté. J’ai une grande fille, mais sans dot, et qui n’est pas de défaite ; je ne puis lui trouver un parti.

109 MÉGADORE. Chut ! et bon courage, Euclion. Elle sera dotée ; je vous aiderai. Que désirez-vous ? vous n’avez qu’à parler.

EUCLION, à part. Voilà des promesses qui ressemblent fort à une demande ; il convoite mon or, il veut le dévorer. D’une main il tient une pierre, de l’autre il montre du pain. Je ne me fie point à un richard qui fait tant de caresses à un pauvre homme. Dès qu’en le cajolant il lui a jeté le grappin, la perte n’est pas loin. Je connais ces polypes qui, une fois attachés, ne lâchent plus prise.

MÉGADORE. Écoutez-moi un moment, Euclion ; je n’ai que deux mots à vous dire, dans votre intérêt comme dans le mien.

EUCLION, à part. Ah ! malheureux ! on m’a volé mon or. Il veut entrer en accommodement. Je cours faire un tour à la maison.

MÉGADORE. Où allez-vous ?

EUCLION. Je reviens ; j’ai quelque chose à voir là dedans. (Il sort.)

MÉGADORE. Quand je lui demanderai la main de sa fille, il croira que je me moque de lui, cela n’est pas douteux. C’est bien de tous les pauvres le plus ladre qu’on puisse prouver.

EUCLION, à part. Grâce aux dieux, tout est sauvé.... tout, s’il n’y a rien de pris. J’en suis quitte pour la peur ! Avant de rentrer, j’étais plus mort que vif. (Haut.) Me voici revenu, Mégadore, et tout à vous.

MÉGADORE. Bien obligé. Mais de grâce, veuillez répondre à mes questions.

EUCLION. Volontiers, pourvu que vous ne me demandiez rien à quoi je ne veuille pas répondre.

MÉGADORE. Dites-moi, que pensez-vous de ma naissance ?

EUCLION. Bonne.

MÉGADORE. De ma probité ?

EUCLION. Bonne.

MÉGADORE. De ma conduite ?

EUCLION. Rien à y reprendre assurément.

MÉGADORE. Savez-vous mon âge ?

EUCLION. Je sais que ni les années ne vous manquent, ni les écus.

MÉGADORE. Pour moi, je vous ai toujours considéré et vous considère encore comme un homme irréprochable.

EUCLION, à part. Il flaire mon or. (Haut.) Où voulez-vous en venir ?

MÉGADORE. Puis donc que vous me connaissez et que je vous 110 connais, je vous demande votre fille en mariage, et j’espère que ce sera pour notre bien à tous deux et pour le sien. Donnez-moi votre parole.

EUCLION. Ah ! Mégadore, il ne sied guère à un homme comme vous de railler un pauvre hère qui ne vous a fait aucun mal, à vous ni aux vôtres. Ni mes actions ni mes paroles n’ont mérité cela de vous.

MÉGADORE. Sur mon honneur, je ne suis pas venu pour me moquer ; je ne plaisante nullement, ce serait en user mal avec vous.

EUCLION. Alors pourquoi me demander la main de ma fille ?

MÉGADORE. Pour assurer votre bonheur, tandis que vous et les vôtres assurerez le mien.

EUCLION. Je songe, Mégadore, que vous êtes riche et puissant ; moi je suis pauvre, et plus que pauvre. Si je vous donne ma fille, j’imagine que vous serez le bœuf et moi l’âne. Une fois attelé avec vous, s’il ne peut porter la même charge, maître baudet tombera bel et bien dans la boue, et notre seigneur le bœuf ne le regardera pas plus que s’il n’existait pas. Vous me rudoierez, et ceux de ma classe se riront de moi. Plus d’étable où me réfugier si nous venons à divorcer ensemble. Les ânes me déchireront à belles dents. Voilà ce que je risque, si je quitte les baudets pour m’allier aux bœufs.

MÉGADORE. Plus on s’allie de près avec d’honnêtes gens, et mieux on s’en trouve. Agréez mon offre, ne faites pas sourde oreille, et accordez-moi votre fille.

EUCLION. Mais je n’ai pas de dot à lui donner.

MÉGADORE. Vous n’en donnerez pas. Qu’elle soit sage, c’est une dot assez belle.

EUCLION. Je vous le dis pour que vous n’alliez pas vous figurer que j’ai trouvé des trésors.

MÉGADORE. Je sais cela, inutile de me le dire. Allons, dites, oui.

EUCLION. Soit. (Il entend des coups de pioche.) Ciel ! serais-ce perdu ?

MÉGADORE. Qu’est-ce ?

EUCLION. Que signifie ce bruit de ferraille que je viens d’entendre ? (Il sort.)

MÉGADORE. C’est mon jardin que je fais bêcher.... Eh ! par où a-t-il passé ? Le voilà parti sans m’avoir donné une réponse positive. Il me dédaigne parce qu’il voit que je recherche son amitié : les hommes sont faits ainsi. Qu’un riche aille au-devant 111 des bonnes grâces d’un pauvre, le pauvre craint son abord, et cette timidité nuit à ses intérêts. Puis, quand l’occasion est perdue, il la regrette, mais trop tard. (Euclion revient.)

EUCLION, à part, et s'adressant à Staphyla. Si je ne te fais arracher la langue du fond du gosier, je consens bien, que dis-je ? je veux que tu menasses couper.... s’entend.

MÉGADORE. Je vois, Euclion, que, malgré mes cheveux blancs, vous me regardez comme un homme dont on peut se jouer ; ce n’est pas bien.

EUCLION. Loin de Jà, Mégadore, et, quand je le voudrais, cela me serait difficile.

MÉGADORE. Enfin, m’accordez-vous votre fille ?

EUCLION. Oui, aux conditions et avec la dot que j’ai dit.

MÉGADORE. J’ai votre parole ?

EUCLION. Vous l’avez.

MÉGADORE.

Que les dieux nous soient propices !

EUCLION. Je. Je désire. Mais souvenez-vous bien, qu’il est convenu que ma fille ne vous apportera pas de dot.

MÉGADORE. C’est entendu.

EUCLION. C’est que je sais combien les gens de votre rang sont habiles à chicaner. Ce qui est convenu n’est pas convenu, ce qui n’est pas convenu est convenu, selon qu’il vous en prend fantaisie.

MÉGADORE. Nous aurons ensemble aucune difficulté. Y a-t-il quelque obstacle à ce que nous fassions la noce aujourd’hui ?

EUCLION. Au contraire, c’est à merveille.

MÉGADORE. Je vais donc faire les apprêts. Vous n’avez plus rien à me dire ?

EUCLION. Non, vous prévenez mon désir.

MÉGADORE. Je me hâte. Adieu. Hé ! Strobile, qu’on me suive à l’instant au marché. (Il sort.)

EUCLION. Il est parti. Dieux immortels, quelle est la puissance de l’or l II aura entendu dire que j’ai chez moi un trésor ; il le convoite, et c’est pour cela qu’il tient tant à cette alliance.

SCÈNE III. — EUCLION, STAPHYLA.

EUCLION. Où es-tu, toi qui as été déjà bavarder dans tout le voisinage que je donnerais une dot à ma fille ? Hé ! Staphyla, je t’appelle ; m’entends-tu ? (Staphyla vient.) Vite, qu’on prépare, qu’on lave les. vases sacrés. J’ai promis ma fille ; je la marie aujourd’hui à Mégadore.

112 STAPHYLA. Les dieux bénissent ce dessein ! Mais, en vérité, cela ne se peut ; c’est trop prompt.

EUCLION. Tais-toi, et va-t’en ; que tout soit prêt quand je reviendrai de la place. Et qu’on ferme la porte ; je ne serai qu’un moment. (Il sort.)

SCÈNE IV.— STAPHYLA.

STAPHYLA. Que faire ? Nous voilà perdues, la fille de mon maître et moi. L’heure approche où sa honte "va éclater ; elle accouchera d’un moment à l’autre. J’ai caché avec tant de soin jusqu’ici cette aventure ! mais cela ne se peut plus.... Allons, il faut rentrer, que les ordres de mon maître soient exécutés à son retour. Ah ! je crains d’avaler aujourd’hui quelque potion bien amère.

SCÈNE V. — STROBILE, ANTHRAX, CONGRION.

STROBILE. Mon maître a fait des provisions ; il a loué ces cuisiniers et ces joueuses de flûte sur la place, et je suis chargé par lui de faire de tout cela deux parts égales.

CONGRION. Pour ce qui me regarde, je réponds bien que tu ne me fendras pas en deux. Mais .si tu veux m’envoyer quelque part tout entier, je suis prêt à me mettre à l’œuvre.

ANTHRAX. Voyez l’honnête et chaste demoiselle ! ce beau mignon de trottoir ! Si l’on voulait de toi,,m’est avis que tu te laisserais fendre de bon cœur.

CONGRION. Ce que je disais, Anthrax, était dans un tout autre sens que celui où tu feins de le prendre.

STROBILE. Mon maître se marie aujourd’hui.

CONGRION. Avec qui ?

STROBILE. Avec la fille d’Euclion, notre proche voisin. C’est pour cela qu’il veut qu’on donne au bonhomme la moitié des provisions, avec un cuisinier et une joueuse de flûte.

CONGRION. Ainsi, la moitié chez Euclion et la moitié ici ?

STROBILE. Comme tu dis.

CONGRION. Eh quoi ! le vieux ne pouvait-il pas régaler à ses frais le jour où il marie sa fille ?

STROBILE. Peuh !

CONGRION. Qui empêche ?

STROBILE. Qui empêche, dis-tu ? On tirerait de l’huile d’un mur plutôt que d’arracher une obole au vieux cancre.

113 CONGRION. En vérité ?

STROBILE. Tu vas en juger, il appelle à son aide les dieux et les hommes, il jure qu’il est ruiné, et ruiné de fond en comble, s’il voit de la fumée sortir de son toit. Quand il va se coucher, il s’attache une poche devant la bouche.

CONGRION. Pourquoi ?

STROBILE. Pour ne pas perdre de son souffle en dormant.

CONGRION. Et se bouche-t-il aussi l’autre ouverture, pour ne rien perdre en dormant ?

STROBILE. Tu peux m’en croire comme je te crois moi-même.

CONGRION. Aussi je te crois à merveille.

STROBILE. Veux-tu que je te dise encore ? Quand il se lave, il pleure l’eau qu’il lui faut répandre.

CONGRION. Ne penses-tu pas que nous pourrions obtenir de ce vieux fesse-matthieu un bon talent pour acheter notre liberté ?

STROBILE. Lui ! tu lui demanderais la famine, il ne te la prêterait pas. Un de ces jours, le barbier lui avait coupé les ongles ; il a ramassé et emporté toutes les rognures.

CONGRION. Tu nous parles là de l’avarice en personne. Est-il vraiment si ladre, si ennemi de lui-même ?

STROBILE. Un jour, un milan lui enlève son potage. Il accourt tout gémissant auprès du préteur ; et là, pleurant, jetant les hauts cris, il demande que son milan soit assigné. Si j’en avais le temps, je pourrais citer mille traits du même genre. Mais voyons, dis-moi, lequel de vous deux est le plus leste ?

CONGRION. Moi, je vais bien plus vite en besogne.

STROBILE. C’est d’un cuisinier que je parle et non d’un voleur.

CONGRION. C’est aussi comme cuisinier que je réponds.

STROBILE, à Anthrax. Et toi, que dis-tu ?

ANTHRAX. Moi, je suis tel que tu me vois.

CONGRION. C’est un vrai marmiton de foire ; il travaille tous les neuf jours (4).

ANTHRAX. Comment, tu oses me déprécier, toi ? Il n’y a pourtant que six lettres à ton nom, voleur, triple pendard !

STROBILE. Çà, qu’on se taise. Le plus gros des deux agneaux....

CONGRION. Bon !

STROBILE.Tu vas le prendre, Congrion, et entrer là dedans. Vous, suivez-le, et vous autres, là-bas venez avec nous.

114 ANTHRAX. Par ma foi, voilà un partage bien équitable ! ils ont l’agneau le plus gros.

STROBILE. Et toi, la joueuse de flûte la plus grasse. Va avec lui, Phrygia ; toi, Éleusie, viens-t’en par ici, chez nous.

CONGRION. Ah ! perfide Strobile, tu m’expédies chez le vieux grigou ? Si j’ai besoin de quelque chose, je ne risque rien de m’époumoner avant de l'avoir.

STROBILE. On est bien sot d’obliger des gens qui ne vous en savent aucun gré.

CONGRION. Comment cela ?

STROBILE. Belle question ! D'abord, la foule ne t’incommodera pas ; et puis, si tu as besoin de quelque chose, apporte-le avec toi, pour ne pas perdre ton temps à le demander. Chez nous il y a beaucoup de monde, un nombreux domestique, des meubles, de l’or, des tapis, de l’argenterie. S’il disparaît quelque chose (et je te connais, je sais que tu ne touches pas à ce qui est hors de ta portée), on dira : " Ce sont les cuisiniers qui l’ont pris ; qu’on les arrête, qu’on les garrotte, qu’on les fouette, qu’on les jette dans une basse-fosse. » Là-bas, pas d’aventure semblable, il n’y a rien à prendre. Allons, suis-moi.

CONGRION. Je viens.

SCÈNE VI. — STROBILE, STAPHYLA, CONGRION.

STROBILE. Holà, Staphyla î avance, et ouvre la porte.

STAPHYLA. Qui est là ?

STROBILE. Strobile.

STAPHYLA. Que veux-tu ?

STROBILE. Que tu reçoives ces cuisiniers, cette joueuse de flûte, et ces provisions pour la noce. Mégadore envoie le tout à Euclion.

STAPHYLA. C’est donc Cérès qui épouse ?

STROBILE. Comment cela ?

STAPHYLA. Je vois qu’on n’apporte pas de vin (5).

STROBILE. On en apportera, quand Mégadore reviendra du marché.

STAPHYLA. Nous n’avons pas de bois.

CONGRION. Vous avez un plancher ?

STAPHYLA. Oui vraiment.

115 CONGRION. Eh bien, alors, vous avez du bois ; inutile d’en aller chercher.

STAPHYLA. Ah çà, maraud, tout suppôt de Vulcain que tu es, tu ne veux pas, je pense, pour faire cuire ton dîner ou pour gagner ton salaire, mettre le feu à notre maison ?

CONGRION. Certes non.

STROBILE, à Staphyla. Fais-les entrer.

STAPHYLA. Venez. (Ils entrent.)

SCÈNE III. - PYTHODICUS, sortant de chez Mégadore.

Faites votre besogne ; moi j'aurai l’œil sur les cuisiniers, et ce n’est pas aujourd’hui une petite affaire. Je ne vois qu’un moyen : c’est de les faire cuisiner au fond d’un puits, et de monter ensuite les mets dans des corbeilles. Oui, mais s’ils mangent à mesure qu’ils apprêtent, on se serrerait le ventre en haut tandis qu’on dînerait en bas. Eh ! je m’amuse à bavarder, comme si je n’avais rien à faire, avec ces larronneaux dont notre maison est pleine. (Il sort.)

SCÈNE VIII. — EUCLION, CONGRION.

EUCLION, seul. Je voulais aujourd’hui*prendre mon grand courage et me régaler aux noces de ma fille. Je vais au marché, je demande des poissons ; on me les fait cher ; l’agneau, le bœuf, le veau, le thon, le porc, tout était fort cher, et d’autant plus hors de prix que je n’avais pas d’argent. Je pars tout en colère, puisque je ne peux rien achètera J’ai’ joliment attrapé toute cette racaille. Puis, chemin faisant, je me suis mis à réfléchir : « Si tu jettes l’argent par la fenêtre un jour de fête, le lendemain tu tireras la langue d’un pied de long, pour n’avoir pas su épargner. » Après avoir ainsi parlé à mon esprit et à mon estomac, j’en suis revenu à mon premier avis, de dépenser le moins possible pour ce mariage. J’ai donc acheté cette pincée d’encens et ces couronnes de fleurs ; on les offrira au dieu Lare, dans notre foyer, pour qu’il bénisse l’union de ma fille. Mais que vois-je ? la porte ouverte ! et quel vacarme là dedans ! Malheureux ! ne serait-ce pas qu’on me pille ?

CONGRION, dans la maison. Emprunte, si tu peux, une plus grande marmite à quelque voisin. Celle-ci est bien petite. Elle ne tient pas assez.

116 EUCLION. Ah ! c’est fait de moi ; on me vole mon or, on cherche la marmite. Je suis mort, si je ne cours bien vite au logis. Apollon, par grâce, protège-moi, secours-moi ; perce de tes flèches ces voleurs de trésors ; déjà tu m’as protégé dans une circonstance semblable. Mais quoi ! je perds mon temps ici au lieu de courir avant que ma ruine soit complète ! (Il entre dans la maison.)

SCÈNE IX. — ANTHRAX, sortant de chez Mégadore.

Dromon, nettoie les poissons ; toi, Machérion, fends le dos à ce congre et à cette lamproie ; et qu’on se dépêche, qu’il ne reste pas un os à mon retour. Je vais demander une tourtière (6) à Congrion, ici, à côté ; quant à toi, si tu as un peu d’esprit, tu me plumeras ce coq aussi ras qu’un pantomime épilé. Mais , que signifient ces cris chez le voisin ? Sans doute les cuisiniers se sont mis à la besogne. Ma foi, je rentre bien vite, pour qu’il n’y ait pas aussi chez nous du vacarme.

ACTE III.

SCÈNE I. — CONGRION, sortant de chez Euclion.

Chers concitoyens, compatriotes, gens de la ville ou de la banlieue, et vous tous étrangers, faites-moi place, que je me sauve ; que toutes les rues soient libres ! Jamais de ma vie je ne suis venu cuisiner chez un furieux de cette espèce ! Quel bacchanal ! et comme les coups pleuvaient sur mon pauvre dos et sur celui de mes gâte-sauce ! Je suis tout endolori ; je n’en réchapperai pas, tant le vieux drôle s’est escrimé sur moi ! Jamais on n’a fourni le bois plus libéralement ; nous avons eu chacun notre bonne charge, avant d’être jetés dehors. Ah ! ah ! je suis perdu ! malheureux ! notre enragé ouvre la porte-, le voilà, il nous poursuit.... Je sais ce que j’ai à faire, lui-même me l’a appris.

117 SCÈNE II. - EUCLION, CONGRION.

EUCLION. Reviens. Où cours-tu ? Arrêtez, arrêtez !

CONGRION. Qu’a donc à crier ce vieil imbécile ?

EUCLION. Je vais te dénoncer à l’instant aux triumvirs (7).

CONGRION. Et pourquoi ?

EUCLION. Parce que tu as un couteau.

CONGRION. C’est l’arme d’un cuisinier.

EUCLION. Pourquoi m’as-tu menacé ?

CONGRION. J’ai eu grand tort de ne pas vous crever la panse.

EUCLION. TU es bien le plus franc scélérat qu’il y ait sur terre, et celui que je houspillerais avec le plus de plaisir.

CONGRION. Cela se voit ; vous n’avez pas besoin de le dire ; le fait parle assez. Vos coups m’ont rendu le corps plus souple que celui d’un danseur. Mais de quel droit nous touchez-vous, vieux mendiant ? qu’avez-vous ?

EUCLION. TU me le demandes ? Est-ce parce que tu as reçu moins que tu ne mérites ? Attends.

CONGRION. Par Hercule, si cette tête n’a pas perdu le sentiment, cela vous coûtera cher.

EUCLION. Je ne sais pas ce qui arrivera plus tard, mais pour le moment elle est parfaitement sensible. (Il le bat.) Et dis-moi, qu’avais-tu à faire dans ma maison, en mon absence, sans mon ordre ? je serais bien aise de le savoir.

CONGRION. Alors taisez-vous. Nous venions faire la cuisine pour la noce.

EUCLION. Et que t’importe, maraud, que je mange cru ou cuit ? Es-tu mon tuteur ?

CONGRION. A mon tour, je serais bien aise de savoir si vous permettez, oui ou non, que nous apprêtions le repas.

EUCLION. Et moi je serais bien aise de savoir si tout sera en sûreté chez moi.

CONGRION. Pourvu seulement que je remporte tout ce que j’ai apporté, je me tiendrai assez content. Qu’ai-je affaire de ce qui est à vous ?

EUCLION. C’est bon, on sait ce qu’on sait.

CONGRION. Pourquoi nous empêchez-vous maintenant d’apprêter ce dîner ? Qu’est-ce qu’on vous a fait ? qu’est-ce qu’on vous a dit pour vous déplaire ?

118 EUCLION. Tu as le front de le demander, coquin, quand vous furetez dans tous les coins de la maison et ouvrez toutes les chambres ? Si tu étais resté près de tes fourneaux, à ton ouvrage, tu n’aurais pas la tête fendue : mais c’est bien fait. Pour que tu sois bien et dûment averti, si tu approches de cette porte sans ma permission, je te secouerai de telle façon que tu serviras d’exemple aux autres. Tu sais à quoi t’en tenir ? Où vas-tu ? Reviens. (Il rentre.)

CONGRION, seul. Par Laverae (8) ma protectrice, si tu ne me fais rendre tous mes ustensiles, je pousserai de beaux cris à ta porte ! Que faire maintenant ? c’est ma mauvaise étoile qui m’a conduit ici. On me paye un écu ; il me faudra donner plus que cela au médecin.

SCÈNE III. — EUCLION, CONGRION.

EUCLION, portant sa marmite. Oui, oui, désormais, partout où j’irai, je la porterai avec moi ; elle ne me quittera plus, et je ne l’exposerai pas à de nouveaux dangers.... Entrez tous à présent, marmitons et joueuses de flûte. Amène avec toi, situ veux, tout un troupeau d’esclaves. Cuisinez, manipulez, trémoussez-vous tant qu’il vous plaira.

CONGRION. Il est bien temps, après que vous avez meurtri toutes les têtes.

EUCLION. Entre, on vous paye pour travailler et non pas pour raisonner.

CONGRION. Oh, oh ! mon vieux bonhomme, je me ferai payer de tous les coups que j’ai reçus. Je me suis loué pour faire la cuisine, pas pour être battu.

EUCLION. Tu peux m’appeler en justice, mais ne m’importune pas davantage. Entre et fais ton devoir, ou détale d’ici et va te pendre.

CONGRION. Allez-y vous-même. (Les cuisiniers rentrent dans la maison.)

SCÈNE IV. — EUCLION.

Le voilà parti.... Dieux immortels ! quelle témérité c’est à un pauvre d’avoir quelque affaire avec un homme riche ! .Ce Mégadore m’éprouve et me fait pâtir de toutes les manières. 119 Il a l’air de m’envoyer par honnêteté ces cuisiniers ; mais c’est pour qu’ils me dévalisent et me réduisent à la misère. Jusqu’au digne coq de ma vieille servante qui a failli me perdre. Ne va-t-il pas gratter avec ses ergots tout autour de la place où j’avais enterré la marmite ! Bref, il m’a mis dans une telle colère que j’ai pris un bâton et assommé cet impudent voleur. J’en jurerais, ces maudits marmitons lui avaient promis une récompense pour leur découvrir mon trésor ; mais je leur ai coupé l’herbe sous le pied. Enfin, l’affaire s’est terminée par le trépas du coq.... Mais voici mon gendre Mégadore qui revient de la place. Je n’ose pas faire autrement que de m’arrêter et de lui parler.

SCÈNE V. - MÉGADORE, EUCLION.

MÉGADORE., sans voir Euclion. J’ai fait part à plusieurs amis de mon projet de mariage ; on ne me dit que du bien de la fille d’Euclion ; on trouve que je fais sagement et que j’ai pris le bon parti. M’est avis que, si les autres faisaient comme moi, si les riches épousaient sans dot les filles des pauvres. la société serait plus unie et on nous envierait moins qu’on ne fait. Les femmes craindraient davantage nos rigueurs, et nous, nous aurions moins de dépense à faire. Ce que je dis est dans l’intérêt général. On ne trouverait d'opposition que chez une minorité d’esprits avides, de ces gens dont l'insatiable cupidité ne connaît ni loi, ni magistrat, ni mesure. « Mais, dira-t-on, avec qui se marieront les filles riches et qui ont des dots, si on accorde ce privilège aux pauvres ? » Eh I qu’elles se marient avec qui elles voudront, pourvu qu'elles n'apportent pas de dot.  S'il en allait ainsi, elles songeraient plus qu’elles ne font à acquérir des vertus qui leur tiennent lieu d^argent. Je ferais si bien, qu’on verrait les mulets, plus chers aujourd’hui que des chevaux, tomber à plus bas prix que les hongres gaulois.

EUCLION, à part. Sur mon âme, voilà des discours que j’écoute avec plaisir. Il parle d’or sur l’économie.

MÉGADORE. Elles ne pourraient plus dire : « Je t’ai apporté une dot bien supérieure à ta fortune. Il est donc juste que tu me donnes de la pourpre, des bijoux, des servantes, des mulets, des muletiers, des valets de pied, des coureurs, des voitures pour me promener. »

EUCLION, à part. Comme il connaît bien les allures de nos 120 grandes dames ! Je voudrais qu’on le chargeât de veiller sur leur conduite.

MÉGADORE. Allez où vous voudrez, il n’y a pas de maison de ville où vous ne trouviez plus de voitures qu’à la maison des champs. Mais ce n’est rien encore en comparaison des autres dépenses.. Vous avez le foulon, le brodeur, l’orfèvre, le lainier, puis une troupe de marchands : frangiers, chemisiers, teinturiers en orange, teinturiers en violet, teinturiers en jaune, vendeurs de manches, parfumeurs, brocanteurs, lingers, cordonniers, fabricants de pantoufles, de brodequins ; de l’argent au faiseur de sandales, au teinturier en fleur de mauve ; de l’argent au dégraisseur, au raccommodeur ; de l’argent à celui-ci pour des collerettes, à celui-là pour des ceintures. Vous payez, vous vous croyez quitte : voici venir une bande nouvelle qui assiège votre antichambre : tisserands, passementiers, layetiers défilent devant la caisse. Vous payez encore, et vous vous croyez quitte : arrivent les teinturiers en safran, ou quelque autre détestable engeance qui en veut à votre bourse.

EUCLION, à part. Je lui parlerais bien ; mais je serais fâché de l’interrompre au beau milieu de son chapitre. Laissons-le tranquille.

MÉGADORE. Vous avez réglé le compte de tous ces marchands de colifichets, voici pour le bouquet un soldat qui réclame son argent (9). Vous allez chez votre banquier, vous comptez avec lui ; Le soldat reste là, le ventre creux, attendant ce que vous allez donner. Mais, de compte fait, il se trouve que c’est vous qui redevez au banquier. Il faut remettre le soldat à un autre jour. Et ce n’est là qu’une partie des désagréments et des folles dépenses qui sont la conséquence d’une grosse dot. La femme qui n'a rien de soumise à son mari ; l'autre le désole et le ruine... Mais j’aperçois mon beau-père devant sa porte. .Que dites-vous de bon, Euclion ?

EUCLION. J’écoutais ce que vous disiez, et j’en étais ravi.

MÉGADORE. Ah ! vous m’avez entendu ?

EUCLION. D’un bout à l’autre.

MÉGADORE. A propos, il me semble que vous feriez bien de faire un brin de toilette pour la noce de votre fille.

EUCLION. Que chacun se mesure à.son aune et se chausse à son pied. Les richards doivent se souvenir de leur origine ;  121 mais moi, Mégadore, et les autres pauvres, nous ne sommes pas plus à Taise qu’on ne croit.

MÉGADORE. Si fait, et puissent les dieux vous conserver et augmenter ce que vous avez.

EUCLION, à part. Ce que j’ai ! voilà un mot qui ne me va guère. Il sait aussi bien que moi ce que j’ai : la vieille a bavardé.

MÉGADORE. Pourquoi donc vous parlez-vous tout seul ?

 EUCLION. Je songeais à vous faire les reproches que vous méritez.

MÉGADORE. Qu’y a-t-il ?

EUCLION. Ce qu’il y a ? Vous remplissez de voleurs tous les coins de ma pauvre maison ; vous fourrez chez moi cinq cents cuisiniers, qui ont chacun six mains, toute une séquelle de petits Géryons (10). Argus, qui était tout yeux, et que Junon donna pour gardien à lno, ne viendrait pas à bout de les surveiller. Et avec cela une joueuse de flûte capable de mettre à sec la fontaine corinthienne de Pirène, s’il en coulait du vin. Et les provisions !

MÉGADORE. Eh bien, il y en a de quoi traiter toute une légion. J’ai envoyé aussi un agneau.

EUCLIOSI. Ah ! un agneau ! je n’ai jamais vu de bête si décharnée.

MÉGADORE. Que voulez-vous dire avec votre agneau décharné ?

EUCLION. Il n’a que la peau et les os, une vraie carcasse. On peut voir ses boyaux au soleil, tout vivant qu’il est. Une lanterne de Carthage n’est pas plus transparente.

MÉGADORE. Je l’ai acheté pour le tuer.

EUCLION. VOUS feriez bien mieux de payer pour le mettre en terre, car je crois qu’il est déjà mort.

MÉGADORE. Je me promets de boire aujourd’hui un bon coup avec vous, Euclion.

EUCLION. Je ne pense guère à boire.

MÉGADORE. Je vous enverrai de chez moi un baril de vin vieux.

EUCLION. Bien obligé, je ne veux que de l’eau.

MÉGADORE. Je vous humecterai comme il faut, mais de bon vin, quoique vous ne vouliez que de l’eau.

EUCLION, à part. Je vois la finesse. Il prétend- m’enterrer 122 sous la table, et après il déménagerait mon trésor. Mais je serai sur mes gardes, je vais aller le cacher hors de chez moi ; il perdra à la fois sa peine et son vin.

MÉGADORE. Si vous n’avez plus rien à me dire, je vais me baigner avant d’offrir le sacrifice. (Il sort.)

SCÈNE VI. — EUCLION.

Eh ! ma chère marmite, que d’ennemis ligués contre toi, et contre l’or qui t’est confié ! Je n’ai rien de mieux à faire que de t'emporter dans le temple de la Bonne Foi, et de t’y cacher comme il faut. Ο Bonne Foi, tu me connais, je te connais aussi ; ne va pas démentir ton nom en mon honneur, quand je t’aurai remis ce dépôt. Je viens à toi en toute confiance.

ACTE IV.

SCÈNE I. — STROBILE, seul.

Je suis en train de me conduire comme un honnête homme d’esclave : j’exécute mes ordres sans retard et de bonne grâce. Si l’on veut servir son maître de manière à le contenter, il faut ajourner ses propres affaires et donner le pas à celles du patron. A-t-on sommeil, il faut, tout en dormant, ne pas oublier qu’on est esclave. Quand on se trouve, comme moi, au service d’un amoureux, si l’on voit que l’amour l’emporte, on doit, à mon sens, le retenir pour son bien, et non pas le pousser où son penchant l’entraîne. Voyez les enfants qui apprennent à nager ; on leur donne un radeau d’osier pour qu’ils se fatiguent moins, nagent plus aisément et puissent mouvoir les mains : eh bien ! je trouve qu’un esclave est le radeau d’un maître amoureux ; il le soutient, l’empêche de faire le plongeon. Il faut qu’il sache lire la volonté de son maître sur son front, dans ses yeux. Il reçoit un ordre ; il courra plus vite que le vent. Avec, cette conduite, on n’a pas à craindre les étrivières, on ne polit pas ses fers à force de les porter. Mon maître est amoureux de la fille du bonhomme Euclion, un pauvre hère ; on vient de lui apprendre qu’elle épouse Mégadore. Il m’envoie ici faire sentinelle pour l’instruire de ce qui 123 se passe. Je vais, pour ne donner l’éveil à personne, m’asseoir sur cet autel. Je pourrai voir de là ce qu’on fera de part et d’autre.

SCÈNE II. — EUCLION, STROBILE.

EUCLION, sortant du temple et sans voir Strobile. O Bonne Foi ! garde-toi bien de révéler à personne que mon or est ici. Je ne crains pas qu’on le trouve, la cachette est trop bien choisie. Sur mon âme, celui qui tomberait dessus ferait là un beau butin : une marmite pleine d’or. Ne permets pas, ô Bonne Foi, que pareille chose arrive. Et maintenant, allons nous baigner pour offrir le sacrifice et ne pas retarder mon gendre ; qu’il puisse emmener ma fille chez lui, dès qu’il l'enverra chercher. Veille, ô Bonne Foi, veille, et fais que je retrouve chez toi la marmite saine et sauve. Je t’ai confié mon or;  je viens de le déposer dans ton bois sacré, dans ton temple, (Il sort.)

SCÈNE III. — STROBILE.

Dieux immortels ! que viens-je d’entendre ? Il a caché là, dans ce temple, une marmite pleine d’or. O Bonne Foi, garde-toi bien de lui être plus fidèle qu’à moi. C’est là, si je ne me trompe, le père de celle que mon maître aime. Entrons, et fouillons dans le temple ; essayons de trouver cet or, tandis que le bonhomme est occupé. Si je mets la main dessus, ô Bonne Foi, je t’offrirai une cruche de vin qui ne tiendra pas moins d’un conge (11). Voilà ce que je ferai pour toi, et quant à moi, je boirai une fière rasade. (Il entre dans le temple.)

SCÈNE IV. — EUCLION.

Ce n’est pas pour rien que le corbeau vient de chanter à ma gauche ’u il croassait et volait en rasant la terre. Aussitôt mon cœur s’est mis à danser, mais d’une force !... Courons bien vite.

SCÈNE V. — EUCLION, STROBILE.

EUCLION. Hors d’ici, méchant ver de terre qui viens de sortir de ton trou. On ne te voyait pas tout à l’heure, et il t’en cuira 124 de te montrer. Attends, maître, filou, je vais t’arranger à ma mode.

STROBILE. Quelle furie vous agite ? qu’ai-je à démêler avec vous, vieillard ? Pourquoi me bousculer ? pourquoi me tirer ? pourquoi me frapper ?

EUCLION. Te le demandes, vrai gibier de potence, voleur et trois fois voleur ?

STROBILE. Que vous ai-je pris ?

EUCLION. Rends-le, et vite.

STROBILE. Que je rende quoi ?

EUCLION. Faut-il te le dire ?

STROBILE. Je ne vous ai rien pris.

EUCLION. Allons, voyons ce que tu as dérobé. Eh bien ?

STROBILE. Eh bien ?

EUCLION. Tu ne l’emporteras pas.

STROBILE. Que vous faut-il donc ?

EUCLION. Mets-le là.

STROBILE. Eh ! bonhomme, vous m’avez tout, l’air d’être vous-même assez expert à le mettre.

EUCLION. Mets-le là, te dis-je, et trêve de plaisanterie ; je ne suis pas d’humeur à badiner.

STROBILE. Mais enfin que voulez-vous que je mette là ? Ne pouvez-vous nommer les choses par leur nom ? Sur ma foi, je ne vous ai rien pris, je n’ai touché à rien.

EUCLION. Montre-moi tes mains.

STROBILE.  Les voilà.

EUCLION. Montre donc.

STROBILE. Tenez.

EUCLION. Je vois. L’autre maintenant.

STROBILE. Les fantômes et la bile ont troublé la cervelle du bonhomme. Est-ce là me faire injure, oui ou non ?

EUCLION. Certes, et une très-grande, car tu devrais déjà être pendu. Mais cela ne tardera pas, si tu n’avoues.

STROBILE. Que voulez-vous que j’avoue ?

EUCLION. Qu’as-tu emporté d’ici ?

STROBILE. Que les dieux m^exterminent si j’ai touché à rien qui vous appartienne.... (A part.) et si je n’ai pas voulu prendre.

EUCLION. Allons, secoue ton manteau.

STROBILE. Comme vous voudrez.

EUCLION. N’y a-t-il rien sous cette tunique ?

STROBILE. Tâtez plutôt.

EUCLION. Voyez, le pendard, quelle douceur ! c’est pour que 125 je ne le soupçonne pas [de rien emporter. Mais je connais ces sortes de tours ; çà, montre-moi ta main droite.

STROBILE. La voici.

EUCLION. La gauche, à présent ?

STROBILE. Tenez, les voilà toutes les deux.

EUCLION. Bon, je ne veux pas te fouiller ; rends-le-moi.

STROBILE. Mais quoi ?

EUCLION. TU as beau faire, tu l’as, certainement.

STROBILE. Je l’ai ? Qu’est-ce que j’ai ?

EUCLION. Je ne le dirai pas : tu serais bien aise de le savoir. Voyons, rends-moi ce que tu as à moi.

STROBILE. Vous êtes fou ; vous m’avez fouillé tout à votre aise, et vous n’avez rien trouvé qui soit à vous.

EUCLION. Attends un peu. Quel est cet autre qui se trouvait tout à l’heure là dedans avec toi ? Ah ! je suis perdu ! il met tout sens dessus dessous. (A part.) Si je lâche celui-ci, l'autre jouera des jambes. Mais après tout, je l’ai fouillé, il n’a rien. (Haut.) Va-t’-en où tu voudras, et que la peste t’étouffe.

STROBILE. Voilà un beau merci.

EUCLION. Je rentre dans ce temple, et gare à ton compagnon ! je l’étrangle sur place. Hors de mes yeux ! t’en vas-tu, oui ou non ?,

STROBILE. Je m’en vais.

EUCLION. Et que je ne te voie plus. (Il entre dans le temple.)

SCÈNE VI. — STROBILE.

Que je meure de maie mort, si je ne joue aujourd’hui même quelque bon tour à cet odieux cancre ! Il n’osera plus cacher son or ici. Il va l’emporter, je pense, et le changer de cachette. Eh ! la porte crie ; le vieux déménage son magot.... Éloignons-nous un peu de l’entrée.

SCÈNE VII —EUCLION, STROBILE

EUCLION, sortant du temple,et sans vo\r Strobile. Je m’étais imaginé qu’on pouvait se fier sans crainte à la Bonne Foi : mais peu s’en est fallu qu’elle n’ait fait de moi sa dupe. Sans le corbeau, j’étais perdu. Je voudrais bien le voir venir vers moi, ce corbeau qui m’a averti, je lui dirais au moins quelques paroles : car pour lui offrir à» manger, serviteur î donner, c’est perdre. Maintenant il s’agit de trouver, pour cacher ceci, un endroit bien 126 désert. Nous avons là hors des murs le bois de Silvain ; personne n’y passe, il est tout envahi par les saules ; j’y choisirai une bonne cachette. Mieux vaut se confiera Silvain qu’à la Bonne Foi. (Il sort.)

SCÈNE VIII. — STROBILE.

Bravo ! bravo ! je suis l’enfant gâté des dieux. Je devance le bonhomme, je grimpe sur un arbre, et de là je vois où il cache son or. Mon maître m’avait dît de l’attendre ici ; mais, ma foi, je risque les coups pour une si belle aubaine. (Il sort.)

SCÈNE IX. — LYCONIDE, EUNOMIE, PHÉDRIA.

LYCONIDE. Je vous l’ai dit, ma mère ; vous savez aussi bien que moi mon aventure avec la fille d’Euclion, et maintenant, je vous en supplie, ma bonne- mère, parlez-en à mon oncle : je vous renouvelle les prières que je vous ai adressées tout à l’heure.

EUNOMIE. Tu sais, mon enfant, comme je prends à cœur tout ce que tu désires. J’espère bien faire entendre Raison à mon frère. Ta demande est juste,, d’ailleurs, si, comme tu le dis, dans un moment d’ivresse, tu as fait violence à cette jeune fille.

LYCONIDE. Oserais-je donc mentir en face de vous, ma mère ?

PHÉDRIA, dans la maison. Ah ! chère nourrice, c’est fait de moi ! de grâce, accours, je sens les premières douleurs. Puissante Lucine, protégez-moi.

LYCONIDE. Eh ! ma mère, voilà, je pense, qui vous facilitera les choses. Elle crie, elle accouche.

EUNOMIE. Viens, mon cher enfant, suis-moi chez mon frère» ; je tâcherai d’obtenir ce que tu. veux. {Elle sort.)

LYCONIDE. Allez, ma mère, je vous suis.... Je ne comprends» pas où peut être ce coquin de Strobile ; je lui avais pourtant ordonné de m’attendre ici. Mais, j’y pense, s’il s’occupe en ce moment de me servir, j’aurais tort de me fâcher. Allons voir ce qui se passe dans ce conseil, où mon sort se décide. (Il sort.)

SCÈNE X. — STROBILE.

Me voilà plus riche, à moi tout seul, que les griffons qui habitent les montagnes d’or ; quant à ces pauvres roitelets, ces 127 mendiants de l’espèce humaine, je ne les compte pas. Je suis le roi Philippe (12). Ο le beau jour ! J’étais parti d’ici bien h temps pour arriver le premier et me percher sur un arbre : de là je remarque la place où le bonhomme cache son or. Il part ; je me coule en bas de mon arbre ; je déterre la marmite pleine d’or, je m’en vais, et je vois le vieillard entrer chez lui ; mais lui, ilne me voit pas, car j’ai eu la précaution de me tenir en dehors de la route. Eh ! le voilà ! je cours au logis pour y mettre en sûreté ma trouvaille. (Il sort.)

SCÈNE XI.— EUCLION.

Je suis perdu ! je suis mort ! je suis assassiné ! Où courir ? où ne pas courir ? Arrête, arrête ! Qui ? je ne sais, je ne vois rien, je vais en aveugle ; je ne puis reconnaître où je suis, qui je suis. Par pitié, je vous en prie, je vous en Conjure, venez-moi en aide, montrez-moi celui qui me l'a prise.... Vous autres qui êtes assis là, cachés dans vos robes blanchies, comme si vous étiez d’honnêtes gens.... Que dis-tu, toi ? je veux t’en croire, tu m’as tout l’air d’un brave homme.... Qu’est-ce ? vous riez ? Ah ! je vous connais tous, je sais qu’il y a ici plus d’un voleur.... Hein ! personne ne l'a ? Tu me fais mourir.... Allons, parle, qui est-ce qui l’a ?... Tu l’ignores ! Ah ! malheureux, malheureux ! on m’a coupé la gorge, on m’a perdu sans ressource. Fatale journée qui m’apporte les larmes, le noir chagrin, la faim, la pauvreté ! Est-il sur la terre un être aussi misérable que moi ? Qu’ai-je à faire au monde après avoir perdu tant d’or que je gardais si soigneusement ? Je me privais du nécessaire, je me refusais le moindre plaisir ; et d’autres maintenant se réjouissent de ma ruine et de ma perte. Ah ! je n’y résisterai pas.

SCÈNE XII. - LYCONIDE, EUCLION.

LYCONIDE. Quel est donc cet homme qui gémit et se lamente ainsi à notre porte ? Eh ! c’est Euclion, si je ne me trompe. C’est fait de moi ; tout est découvert. Il sait sans doute que sa fille vient d’accoucher. Que faire ? dois-je m’en aller ou rester ? l'aborder ou le fuir ? Je ne vois pas quel parti prendre.

EUCLION. Qui parle là ?

128 LYCONIDE. C’est moi, un malheureux.

EUCLION. Ah ! c’est moi qui le suis ; la misère, la ruine, et tant de souffrances, et tant de tristesse !

LYCONIDE. Ayez bon courage.

EUCLION. Eh ! le puis-je ?

LYCONIDE. C’est moi qui suis Fauteur de votre chagrin, je l’avoue.

EUCLION. Qu’entends-je ?

LYCONIDE, La vérité.

EUCLION. Quel mal vous ai-je fait, jeune homme, pour me traiter ainsi et me perdre moi et mes enfants ?

LYCONIDE. C’est un dieu qui m’a séduit et m’a entraîné vers elle.

EUCLION. Que dites-vous ?

LYCONIDE. J’ai tort, je l’avoue, et je sais que j’ai mérité d’être puni. Aussi viens-je vous supplier de daigner me pardonner.

EUCLION. Et d’où vous est venue cette audace de toucher à ce qui ne vous appartient pas ?

LYCONIDE. Que voulez-vous ? le mal est fait. Ce qui est accompli ne peut se changer. Les dieux sans doute l’ont voulu ; car, sans leur volonté, cela ne serait point arrivé.

EUCLION. Et moi je crois que les dieux veulent que je vous fasse mourir chez moi à la chaîne.

LYCONIDE. Ah ! ne dites pas cela.

EUCLION. Qui vous a permis de toucher malgré moi à ce qui est mon bien ?

LYCONIDE. Le vin et l'amour m’ont égaré.

EUCLION. Et tu oses, effronté, venir à moi avec ces belles paroles ? Impudent coquin ! Mais si une pareille excuse était admise, nous serions donc en droit d’arracher en plein jour les bijoux à nos dames ; puis, si l’on nous arrêtait, nous dirions pour nos raisons que nous étions ivres et amoureux. Sur mon âme, le vin et l’amour sont pour rien, s’il est permis à l’ivrogne et à l’amoureux de faire impunément ce qu’ils veulent.

LYCONIDE. Eh ! je viens de moi-même vous prier de me pardonner ma faute.

EUCLION. Je n’aime pas ces gens qui font le mal et s’excusent ensuite. Vous saviez qu’elle n’était pas à vous ; il ne fallait pas y toucher.

LYCONIDE. Mais enfin, puisque j’ai eu cette audace, je ne demande pas mieux que de la garder.

129 EUCLION. La garder, contre mon gré, quand elle est à moi !

LYCONIDE. Pas contre votre gré, puisque je vous la demande ; mais je pense qu’il faut qu’elle soit à moi. Vous-même, Euclion, vous ne pouvez pas dire le contraire.

EUCLION. Si vous ne me rendez....

LYCONIDE. Si je ne vous rends ?...

EUCLION. Ce trésor que vous m’avez dérobé, je vous traîne à l’instant devant le préteur et vous intente un procès.

LYCONIDE. Moi, je vous ai dérobé votre trésor ? où ? de quoi s’agit-il ?

EUCLION. Que les dieux vous protègent, aussi vrai que vous l’ignorez.

LYCONIDE. Au moins faut-il me dire ce que vous réclamez.

EUCLION. Ce que je réclame ? eh ! la marmite d’or que vous avouez m’avoir ravie.

LYCONIDE. Moi ! je n’ai rien dit ni rien fait de semblable.

EUCLION. Vous le niez ?

LYCONIDE. Oui, je le nie bel et bien ; je ne sais pas et n’ai jamais su ce que c’est que cet or et cette marmite.

EUCLION. Celle que vous avez enlevée du bois de Silvain. Allons, rapportez-la ; je partagerai plutôt avec vous. Quoique vous m’ayez volé, je ne veux pas vous faire de peine ; mais allez vite la chercher.

LYCONIDE. Avez-vous perdu la tête, de me traiter de voleur ? Je croyais, Euclion, que vous veniez d’apprendre une autre affaire qui me concerne. C’est une chose importante, et dont je serais bien aise de causer tranquillement avec vous, si vous en -avez le temps.
EUCLION. Voyons, là, de bonne foi, vous ne m’avez pas pris mon or ?

LYCONIDE. Non, en conscience.

EUCLION. Et vous ne savez pas qui me l’a pris ?

LYCONIDE. Non, sur mon honneur.

EUCLION. Et, si vous apprenez qui est mon voleur, vous m’en instruirez ?

LYCONIDE. Je n’y manquerai pas.

EUCLION. Vous n’irez pas partager avec lui ou le receler ?

LYCONIDE. Non.

EUCLION. Et si vous ne tenez pas votre parole ?

LYCONIDE. Alors que le grand Jupiter fasse de moi ce qu’il voudra.

130 EUCLION. C’est assez ; et maintenant parlez, que voulez-vous ?

LYCONIDE. Si voue ne savez pas quelle est ma famille, je vous dirai que Mégadore, votre voisin, est mon oncle ; mon père se nommait Antimaque, je m’appelle Lyconide, et ma mère est Eunomie.

EUCLION. Je connais votre famille ; mais que voulez-vous ? c’est là ce que je désire savoir.

LYCONIDE. Vous avez une fille ?

EUCLION. Oui, et même elle est en ce moment à la maison.

LYCONIDE. Vous l’avez promise, je crois, à mon oncle.

EUCLION. Vous êtes parfaitement instruit.

LYCONIDE. Eh bien, il m’a chargé de vous dire qu’il y renonce.

EUCLION. Il y renonce quand tout est prêt, quand les préparatifs sont faits ! Que tous les immortels, dieux et déesses, le confondent, car il est cause que le pauvre Euclion a perdu aujourd’hui tout son or.

LYCONDDE. Rassurez-vous, et ne le maudissez pas. Pour le bonheur de votre fille et de vous.... dites : Que les dieux le veuillent.

EUCLION. Que les dieux le veuillent !

LYCONIDE. Et puissent-ils m’être favorables ! Écoutez donc. Il n'est pas d’homme assez vil pour ne pas rougir et s’excuser d’une faute qu’il a commise. Je vous en conjure donc, Euclion, si je vous ai offensé sans le savoir, vous ou votre fille, pardonnez-moi et donnez-la-moi pour femme, ainsi que le veulent les lois. J’ai fait violence à votre fille, je l’avoue, aux veilles de Cérès.... Le vin.... la fougue de la jeunesse..

EUCLION. Hélas ! qu’entends-je ?

LYCONIDE. De quoi gémissez-vous ? Je vous ai fait grand-père pour les noces de votre fille, car il y a dix mois de cela, et elle vient d’accoucher ; comptez plutôt. C’est pour cela que mon oncle y renonce en ma faveur. Entrez chez vous et informez-vous si. ce n’est pas comme je vous le dis.

EUCLION. Ô désespoir ! tous les malheurs se réunissent pour fondre sur moi. Entrons donc, et sachons la vérité. (Il sort.)

LYCONIDE. Je vous suis.... Je crois que l’affaire est en bon chemin. Mais je ne puis imaginer où s’est fourré mon coquin de Strobile. Je vais encore l’attendre un moment ici, puis j’irai rejoindre le bonhomme, Il aura ainsi tout le loisir de se faire raconter la chose par la nourrice de sa fille : car la bonne femme est au fait.

131 ACTE V.

SCÈNE I. — STROBILE, LYCONIDE.

STROBILE. Dieux immortels, de quelle joie vous me remplissez l’âme ! Une marmite pleine d’or, qui pèse quatre livres ! Est-il au monde un homme plus riche que moi ? est-il dans Athènes entière un mortel à qui les dieux soient plus propices ?

LYCONIDE. Il m’a semblé entendre une voix par ici.

STROBILE. Eh ! n’est-ce pas mon maître que je vois ?

LYCONIDE. N’est-ce pas Strobile mon esclave ?.

STROBILE. Lui-même.

LYCONIDE. C’est bien lui.

STROBILE. Abordons-le.

LYCONIDE. Avançons. Sans doute qu’il a parlé, comme je le lui avais ordonné, à la nourrice de la jeune fille.

STROBILE. Pourquoi ne pas lui dire la belle trouvaille que j’ai faite ? Je le prierais ensuite de m’affranchir. Çà, parlons. J’ai trouvé....

LYCONIDE. Quoi ?

STROBILE. Pas ce qui fait jeter des cris de joie aux enfants quand ils le trouvent dans une fève (13).

LYCONIDE. Vas-tu te moquer de moi, selon ton habitude ?

STROBILE. Patience ; je m’explique. Écoutez.

LYCONIDE. Parle donc.

STROBILE. Eh bien, maître, j’ai trouvé un gros trésor.

LYCONIDE. Où cela ?

STROBILE, Une marmite pleine d’or qui pèse quatre livres.

LYCONIDE. Qu’entends-je ?

STROBILE. Je l’ai dérobée à notre vieil Euclion.

LYCONIDE. Où est cet or ?

STROBILE. Chez moi, dans une cassette. Maintenant je désire que vous m’affranchissiez.

LYCONIDE. Moi, que je t’affranchisse, infâme coquin ?

STROBILE. Là, là, mon maître, je sais à quoi m’en tenir. Je m’y suis bien pris pour voir le fond de votre pensée. Vous alliez m’arracher mon trésor. Eh bien, que feriez-vous si je l’avais trouvé ?

132 LYCONIDE. Tu ne me feras pas croire à tes sornettes. Allons, rends cet or.

STROBILE. Que je rende cet or ?

LYCONIDE. Oui, pour le remettre au vieillard.

STROBILE. Eh ! où le prendrais-je ?

LYCONIDE. Tu viens d’avouer qu’il est dans ta cassette.

STROBILE. J’aime à plaisanter : c’était pour rire.

LYCONIDE. Sais-tu bien ce qui t’attend ?

STROBILE. Par ma foi, vous pouvez me tuer : vous n’aurez rien (14).

LYCONIDE. Oui, je l’aurai, bon gré mal gré. Car je te ferai attacher à un poteau par les quatre membres, comme une bête. Je t’attacherai.... Mais qui m’empêche de sauter à la gorge de ce coquin et de l’étrangler ? la donneras-tu, oui ou non ?

STROBILE. Oui, je vous la donnerai.

LYCONIDE. Donne-la-moi, je le veux ; et cela tout à l’heure.

STROBILE. A l’instant vous l’aurez. Mais, de grâce, laissez-moi reprendre haleine. Ah, ah ! mon cher maître, que voulez-vous que je vous rende ?

LYCONIDE. Ne le sais-tu pas, coquin ? la marmite pleine d’or, pesant quatre livres, que tu m’as dit avoir dérobée. Oses-tu le nier à présent ? Holà ! où sont les donneurs d’étrivières ?

STROBILE. Mon maître, daignez m’entendre.

LYCONIDE. Je n’écoute rien. Holà ! ho ! les étrivières à ce coquin.

SCÈNE II — LYCONIDE, STROBILE, LES CORRECTEURS.

LES CORRECTEURS, à Lyconide. Que vous plaît-il ?

LYCONIDE. Apprêtez les chaînes.

STROBILE. Écoutez-moi, je vous prie ; vous pourrez ensuite me faire garrotter autant qu’il vous plaira.

 LYCONIDE. J’écoute ; mais explique-toi promptement.

STROBILE. Si vous ordonnez qu’on me donne la torture jusqu’à la mort, voyez ce que vous y gagnerez. D’abord la perte d’un bon esclave, ensuite vous n’aurez pas ce que vous désirez. Au contraire, si, pour prix de ma soumission, j’obtiens la douce liberté, vous serez alors au comble nous a créés libres ; tous les hommes chérissent ardemment la 133 liberté. De tous les maux, de tous les fléaux, le plus grand est la servitude, et quand Jupiter est irrité de quelqu'un, il en fait un esclave.

LYCONIDE. Tu ne raisonnes pas mal.

STROBILE. Maintenant, souffrez que j’achève. Notre siècle offre un grand nombre de maîtres tenaces que j’ai coutume d’appeler Harpagons, Harpies, Tantales : pauvres au sein de l’opulence, altérés au milieu du profond Océan, ils n’ont jamais assez de biens ; ni les trésors de Midas et de Crésus, ni les richesses immenses des Perses, ne sauraient satisfaire leur insatiable avidité. Ces maîtres en usent fort mal avec leurs esclaves, qui n’en sont pas plus soumis. De là vient que ni les uns ni les autres ne font ce qu’ils doivent. Les vieux avares ferment avec un millier de clefs, la cave, la cuisine et l'office. Ce qu’ils accordent a peine aux enfants légitimes, des esclaves fripons, rusés, astucieux,  le détournent adroitement et le cachent aussi sous la clef ; ce qu’ils ravissent à la dérobée, ils le mangent, le consomment avec voracité ; l’aspect des plus rudes châtiments ne saurait leur arracher l’aveu de leurs vols innombrables. Vpilà comme ces méchants esclaves se vengent de la servitude par des tours d’adresse et par des railleries. D’où je conclus que la libéralité fait les valets fidèles.

LYCONIDE. A merveille. Maïs tu n’as pas été aussi court que tu me l’avais promis. Au reste, si je t’accorde la liberté, me rendras-tu ce que je désire ?

STROBILE. Oui, je le rendrai ; mais il me faut des témoins. Pardon, mon cher maître, je ne me fie pas trop à vous.

LYCONIDE. Comme il te plaira. Appelle cent témoins, je ne m’y oppose pas.

STROBILE. Mégadore, et vous, Eunomie, venez, je vous en prie ; sortez ; une fois l’affaire arrangée, vous pourrez rentrer.

SCÈNE III. — MÉGADORE, EUNOMIE, LYCONIDE, STROBILE.

MÉGADORE. Qui nous appelle ? Est-ce vous, Lyconide ?

EUNOMIE. Est-ce toi, Strobile ? Que voulez-vous ? parlez.

LYCONIDE. Ce sera bientôt fini.

MÉGADORE. De quoi s’agit-il ?

STROBILE. Je vous prends à témoin !, que si j’apporte ici une marmite pleine d’or et du poids de quatre livres, et que je 134 la rende à Lyconide, Lyconide m’affranchit, et je rentre dans tous mes droite. (À Lyconide.) Le promettes-vous ?

LYCONIDE. Je le promets.

STROBILE, à Mégadore èt à Eunomie. Avez-vous entendu ce qu’il a dit ?

MÉGADORE. NOUS l’avons entendu.

STROBILE, à son maître. Jurez par Jupiter.

LYCONIDE. Voyez à quoi m’oblige l’embarras d’autrui ! Tu es trop exigeant. Je ferai pourtant ce qu’il veut.

STROBILE. Hé ! nous vivons dans un temps où la bonne foi est si rare ! On fait un acte en présence de douze témoins.  Celui qui rédige bien le contrat marque bien l’époque et le lieu ; mais un rhéteur subtil trouve moyen de nier le fait.

LYCONIDE. En finirai-je bientôt avec toi ?

STROBILE. Prenez ce caillou.

LYCONIDE. Si je te trompe sciemment, que Jupiter me dépouille de mes biens, sauf le droit d’asile dans la ville et la citadelle ; qu’il me rejette comme cette pierre que tu me vois jeter ! Est-ce assez ?

STROBILE. Il suffît ; je cours chercher votre or.

LYCONIDE. Va : cours sur les ailes de Pégase, et reviens promptement.

SCÈNE IV. — LYCONIDE, MÉGADORE, EUNOMIE.

LYCONIDE, à Mégadore.  C'est une chose bien insupportable pour un homme.de sens, qu'un esclave discoureur et qui veut avoir plus d’esprit que son maître. Que ce Strobile aille se faire crucifier, pourvu qu’il m’apporte sans retard la marmite pleine de bon or. Je bannirai le chagrin de notre beau-père Euclion ; je lui rendrai la gaieté, j’obtiendrai la main de sa fille qui vient à l’instant de devenir mère. Mais, voici Strobile ; il revient chargé. C’est le trésor, c’est bien la marmite qu’il apporte.

SCÈNE V. — STROBILE, LYCONIDE, MÉGADORE, EUNOMIE, EUCLION.

STROBILE, à Lyconide. Je vous apporte ce que j[e vous ai promis, la marmite que j’ai trouvée, contenant quatre livres pesant d’or. Ai-je été leste ?

LYCONIDE. Pas trop. Ô dieux immortels ! Que vois-je ? que 135 tiens-je entre les mains ? II y a plus de deux mille Philippes d’or. Appelons vite Euclion. Euclion, Euclion !

MÉGADORE. Euclion, Euclion !

EUCLION. Qu’y a-til de nouveau ?

LYCONIDE. Descendez ici ; les dieux vous protègent ; voila votre trésor retrouvé.

EUCLION. L’avez-vous ? ou voulez-vous encore vous moquer de moi ?

LYCONIDE. nous l'avons, Vous dis-je. Venez vite, si vous le pouvez.

EUCLION, sur la scène. Ô grand Jupiter ! ô dieu domestique ! ô reine Junon, et vous Alcide notre trésorier ! enfin vous avez eu pitié d’un malheureux vieillard ! Ô mon cher trésor ! ton vieil ami brûle de te serrer dans ses bras, de te couvrir de baisers. Mille caresses ne peuvent me suffire ! Ô mon unique espoir, ô mon cœur ! tu mets un terme à mon deuil, à mes chagrins !

LYCONIDE. J’ai toujours pensé qu’il n’y a rien de pire pour les en-fants, les hommes faits, et les vieillards, que de manquer d’argent. L’indulgence contraint les enfants à se comporter mal, les hommes faits à voler, les vieillards à mendier, mais je vois que c’est bien pis encore d’en avoir au delà du nécessaire. Hélas ! que de peines a dû supporter Euclion, pour la perte momentanée de son trésor !

EUCLION. A qui dois-je mes remercîments ? Est-ce aux dieux qui protègent les gens de bien ? est-ce à mes amis, aux gens de bien eux-mêmes ? Remercions les uns et les autres ; ce sera le mieux. C’est à vous surtout, Lyconide, principe, auteur de tant de biens. Je vous donne cette marmite remplie d’or, recevez-la d’aussi bon cœur que je vous l’offre. Je veux aussi que vous épousiez ma fille ; j’en prends à témoin Mégadore et sa respectable sœur Eunomie.

LYCONIDE, à Euclion. Je sens, comme je le dois, l’obligation que je vous ai. Mes vœux sont comblés, puisqu’Euclion consent à devenir mon beau-père.

EUCLION. Je suis assez récompensé, si vous acceptez mon présent et mon amitié.

LYCONIDE. Je les reçois, et je veux désormais regarder la maison d’Euclion comme la mienne.

STROBILE, à Lyconide. Souvenez-vous, mon cher maître, de ce qu’il nous reste à faire. Je dois être affranchi.

LYCONIDE, donnant un petit soufflet à Strobile. Tu as raison, 136 sois libre ; tu l’as bien mérité : rentre et fais préparer le souper dont on avait interrompu les apprêts.

STROBILE. Spectateurs, l’avare Euclion a changé de nature. Il est devenu tout à coup libéral. Usez aussi de libéralité, et si la pièce vous a plu, applaudissez de toutes vos forces.

 

FIN.

(1)  De aulula ou ollula, diminutif de olla ou aula.

(2) Cet argument, qui est acrostiche, est attribué au grammairien Priscien.

(3) Il y avait dans le voisinage un temple de la Fortune.

(4)  Allusion aux marchés ou foires appelées nundinae, qui se tenaient à Rome tous les neuf jours.

(5)  On s’abstenait de vin durant les fêtes de Cérès.

(6)  Pour cuire le pain.

(7)  Voyez la note de la page 10.

(8) Protectrice des voleurs.

(9)  L’impôt pour la guerre, établi l’an de Rome 350.

(10)  Géant aux cent bras.

(11) Plus de trois litres.

(12) De Macédoine.

(13)  Un petit point noir appelé hilum.

(14. Ici s’arrête le texte de Plaute. Ce qui suit est un supplément d’Urcéus Codrus, dont nous empruntons la traduction à le Monnier.