Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
QUELQUES CHAPITRES DE
COMPOSÉ PAR L'ÉMIR
TRADUCTION DE CHARLES SCHEFER
L'histoire du règne des sultans Ghyas Eddin Keykhosrau et Rokn Eddin Suleyman Chah, dont je publie aujourd'hui le texte et la traduction, est tirée de l'abrégé du Seldjouk Nameh, composé par l'émir Nasir Eddin Yahia ibn Mohammed, chef de la chancellerie du sultan Alâ Eddin Keyqobad et de ses successeurs. Cet écrivain, plus connu sous le nom d'Ibn el-Biby, a rédigé les annales des souverains de la dynastie de Seldjouk, qui ont régné à Qoniah depuis la mort de Kilidj Arslan (588 = 1192) jusqu'en l'année 679 (1280). N'ayant pu se procurer, nous dit-il, des renseignements dignes de toute créance sur l'invasion de l'Asie Mineure par Suleyman, fils de Koutoulmisch, et sur ses grands officiers Mangoudjik, Ortoq et Danichmend, il a préféré négliger leur histoire et rapporter seulement des faits d'une vérité indiscutable. L'ouvrage d'Ibn el-Biby, écrit dans un style recherché, était considérable. Un littérateur, qui ne nous a point fait connaître son nom, nous apprend que, déférant au vœu exprimé par plusieurs de ses amis, il a rédigé un abrégé de l'histoire écrite par Ibn el-Biby, afin de la vulgariser. Un chapitre en est consacré à la famille d'Ibn el-Biby, et je donne ici les détails qu'il renferme.
La mère de l'émir Nasir Eddin Yahia, connue sous le surnom de Biby Mounedjdjimèh, (la dame astrologue!), était la fille de Kemal Eddin Semnany, chef de la communauté des Chaféites de Nichapour, et, du côté maternel, la petite-fille de Mohammed ibn Yahia.[1] Elle jouissait comme astrologue de la plus grande réputation, et ses prédictions concordaient toujours, disait-on, avec les arrêts de la destinée. Lorsque l'émir Kemal Eddin Kamyar fut envoyé en mission auprès de Djélal Eddin Kharezm Chah, occupé alors au siège d'Akhlath,[2] il fit la connaissance de Biby Mounedjdjimèh qui, admise dans l'intimité de ce prince, se livrait pour lui à tous les calculs astrologiques. A son retour auprès du sultan Keyqobad, Kamyar lui fit part de cette circonstance comme d'un fait merveilleux. Quand Djélal Eddin, poursuivi par les Mogols, eut trouvé la mort dans les environs d'Amid,[3] Biby Mounedjdjimèh et son mari se réfugièrent à Damas. Keyqobad, instruit de leur arrivée dans cette ville, dépêcha un envoyé à Melik el-Echref Moussa qui régnait en Syrie, pour les réclamer et les conduire dans le pays de Roum, où il les combla de bienfaits et de laveurs particulières. Lorsque les troupes de Keyqobad marchèrent au secours de Nizam Eddin, seigneur de la ville de Khartiberl,[4] Biby Mounedjdjimèh annonça que tel jour et à telle heure, on verrait arriver un messager porteur de l'heureuse nouvelle d'une victoire. Le sultan fit prendre note de ce jour et, à l'heure prédite, on vit arriver des courriers annonçant que les troupes de Syrie avaient été battues et obligées de se réfugier dans le château de Khartibert et que l'arrivée de l'armée du sultan les forcerait à capituler.[5] Cet événement donna à Keyqobad la plus haute idée du talent de Biby Mounedjdjimèh et lui inspira la plus entière confiance. Il la fit appeler par un de ses pages et lui dit en la voyant : « L'arrêt du destin a concordé avec la prédiction de Biby; qu'elle me fasse connaître l'objet de ses désirs. » Elle demanda pour son mari Nedjm Eddin Mohammed Terdjouman la place de secrétaire des commandements. Cette grâce lui fut accordée sur-le-champ, et depuis ce moment Nedjm Eddin devint, en temps de paix et en temps de guerre, le serviteur inséparable du sultan.
Nedjm Eddin appartenait à la famille des Seyyds de Gouri Sourkh[6] et était un des personnages notables du Gourgan. Son mérite fut tellement apprécié et sa situation devint si considérable sous le règne de Keyqobad qu'il fut chargé de missions à Bagdad, à Damas, auprès des Kharezmiens et auprès d'Alâ Eddin Nau Mussulman.[7] Il fut aussi envoyé en qualité d'ambassadeur à l'ordou des souverains mogols. Nedjm Eddin Mohammed Terdjouman mourut pendant le mois de chaban de l'année 670 (mars 1272).
L'abrégé de l'ouvrage d'Ibn el-Biby est d'autant plus précieux pour nous que les grandes compositions historiques relatives à la dynastie des Seldjoukides du pays de Roum sont aujourd'hui perdues et que nous n'en possédons même pas des fragments. Nous savons qu'un écrivain contemporain d'Ibn el-Biby, Ahmed ibn Mahmoud Qani'y, originaire de Thous et réfugié à la cour d'Alâ Eddin Keyqobad, lors de l'invasion des Mogols dans le Khorassan, avait écrit une histoire des Seldjoukides si volumineuse qu'elle formait à elle seule la charge d'un chameau.[8] Tous ces ouvrages qui nous auraient fourni les détails les plus intéressants sur les relations politiques et commerciales des Seldjoukides de Roum avec l'Empire grec, la Géorgie, l'Arménie, la Russie méridionale, les sultans d'Egypte et les souverains mogols, ont malheureusement été anéantis pendant les troubles et les guerres qui ont désolé l'Asie Mineure jusqu'au milieu du xve siècle. Les chapitres dont je donne aujourd'hui le texte et la traduction présentent un intérêt plutôt anecdotique : le récit complet des événements historiques ne commence, en effet, qu'à partir de l'avènement au trône du sultan Alâ Eddin Keyqobad. L'auteur semble avoir négligé à dessein de tracer le tableau de l'odieuse conduite des fils de Kilidj Arslan à l'égard de leur père. Kilidj Arslan avait formé le projet de laisser ses États à son fils aîné, Qouthb Eddin Melik Chah, et, pour lui assurer un appui, il avait demandé pour lui à Saladin la main d'une de ses filles. Ce projet souleva de la part des frères de Qouthb Eddin une telle opposition que, par crainte de graves désordres, Kilidj Arslan se vit obligé d'y renoncer et d'assigner à chacun de ses fils un gouvernement indépendant. Errant dans ses propres Etats, il ne reçut de ses enfants, partout où il se présenta, qu'un accueil plein de froideur et de malveillance. Qouthb Eddin se révolta contre lui, s'empara de sa personne et, le traînant à sa suite, alla mettre le siège devant Césarée, résidence de son frère Nour Eddin Mahmoud Sultan Chah. Kilidj Arslan réussit à s'échapper et à se jeter dans cette ville. Qouthb Eddin en leva le siège et s'empara d'Aqsera et de Qoniah. Kilidj Arslan se réfugia alors auprès de son dernier fils, Ghyas Eddin Keykhosrau, qu'il avait eu d'une princesse grecque, et avec son aide, il reconquit Qoniah et alla mettre le siège devant Aqsera, où la mort vint le surprendre. Ce fut pendant son dernier séjour à Qoniah que Kilidj Arslan institua Ghyas Eddin Keykhosrau son héritier présomptif au détriment de ses autres frères. Ghyas Eddin exerça le pouvoir depuis l'année 588 (1192) jusqu'en 596 (1199). En cette année, Roukn Eddin, après s'être rendu maître des provinces gouvernées par Qouthb Eddin, marcha sur Qoniah et en expulsa son frère.
Les fils de Kilidj Arslan, dont les noms sont cités dans le Seldjouk Nameh, avaient reçu l'éducation la plus soignée et la plus complète; ils avaient étudié toutes les sciences cultivées dans l'islamisme; ils s'adonnaient à la poésie, étaient habiles calligraphes et leur protection s'étendait sur les savants et les poètes. L'un de ces princes, Nasir Eddin Barkiarouq, seigneur de Nikssar, a composé un poème persan sur les aventures de Hourzad et de Périzad, et c'est à lui que Mewlana Chihâb Eddin[9] a dédié le traité de mysticisme auquel il a donné le titre de Pertev Nameh « Le livre des reflets célestes ». Zehir Eddin Fariaby, Nizamy et tous les poètes célèbres de la Perse composèrent à la louange des fils de Kilidj Arslan des panégyriques demeurés célèbres, et nous trouvons aussi dans le Seldjouk Nameh quelques pièces de vers composées par Ghyas Eddin Keykhosrau et par son frère Roukn Eddin.
Le Seldjouk Nameh a été également abrégé et traduit en turc dans le courant du xve siècle et à une époque plus récente. Les auteurs de ces traductions, qui ont aussi contribué à faire négliger l'ouvrage original, nous ont conservé quelques détails omis dans l'abrégé persan.
J'ai cru devoir emprunter à la plus ancienne version turque le tableau des négociations suivies entre Ghyas Eddin et Roukn Eddin au moment de la capitulation de Qoniah et j'ai placé ce chapitre, dont j'ai donné la traduction, à la suite du texte persan.
Les chapitres que j'ai détachés de l'abrégé du Seldjouk Nameh offrent surtout, comme je l'ai dit plus haut, un intérêt anecdotique, et je crois qu'on ne lira pas sans intérêt le récit du combat en champ clos du sultan Ghyas Eddin Keykhosrau contre un chevalier franc, ainsi que celui de la conspiration qui eut pour résultat la restauration de ce prince. Comme je l'ai fait aussi remarquer précédemment, la partie purement historique commence seulement au règne de Alâ Eddin Keyqobad et elle présente par l'enchaînement des faits un intérêt soutenu. Un orientaliste auquel on doit des travaux recommandables, M. Behrnauer, avait songé à publier le texte turc et la traduction de l'abrégé du Seldjouk Nameh, d'après un manuscrit conservé dans la bibliothèque royale de Dresde, mais il n'a point exécuté son projet.
J'ai tâché, par une traduction aussi exacte que possible, de donner une idée du style de Nasir Eddin Yahia. Il est cependant des passages que je n'ai pu faire passer dans notre langue, à cause de l'emphase du style, et je dois avouer en terminant que l'abréviateur persan a été quelquefois mal inspiré dans les coupures qu'il a pratiquées dans le texte original, ainsi qu'on peut en juger par les traductions turques. Quoi qu'il en soit, je me plais à espérer que l'on ne lira pas sans quelque plaisir les épisodes consignés dans le récit qui suit.
Lorsque le sultan Kilidj Arslan qui jouit du bonheur éternel eut échangé le vêtement vermeil de la jeunesse contre le manteau râpé de la vieillesse, et que le coursier à la douce allure de son existence eut ralenti sa marche, lorsque enfin arriva pour lui le moment de faire ses adieux au monde et de se séparer des hommes, il fit appeler le plus jeune de ses fils, Ghyas Eddin Keykhosrau qui, seul de ses onze frères, s'était distingué par une soumission constante aux ordres de son père. « Sache, ô mon fils, lui dit-il, que je vais quitter cette demeure périssable et que j'ai préparé le viatique nécessaire à la route conduisant au tribunal du jugement dernier. Tu es, grâce à Dieu, le fruit nouvellement éclos du jardin de la royauté et la fleur récemment épanouie du parterre des faveurs divines. Comme nul plus que toi ne mérite de s'asseoir sur le trône, et que personne n'est plus digne de ceindre le diadème, je t'ai choisi entre tous tes frères, car j'ai reconnu en toi les qualités nécessaires pour gouverner. Je te place à la tête des peuples qui sont un dépôt remis entre nos mains par la Providence et je confie mes Etats et les âmes de mes sujets, à toi et à Rizwan. O mon fils! n'associe personne à Dieu, car le polythéisme est un crime énorme. O mon fils! acquitte-toi de la prière; commande avec douceur, évite ce qui est défendu, supporte avec patience les événements qui viendront t'atteindre. Ceci est la règle de conduite à observer dans ce monde. N'accueille pas les hommes avec un visage morose; ne marche pas sur la terre avec ostentation, car Dieu n'aime ni les arrogants ni les pervers.[10] O mon fils! on demandera compte aux rois de la manière dont ils auront rendu la justice. Dieu ordonne d'être équitable et bienfaisant. Il commande d'être libéral pour les parents, d'éviter la débauche, tout ce qui est illicite ainsi que la désobéissance. Il vous avertit afin que vous réfléchissiez.[11] La possession de ce monde qui nous fuit sans cesse n'offre à personne aucune stabilité. Le rire du monde ne dure pas plus que les larmes versées par les nuages et ses pleurs sont aussi fugitifs que la lueur de l'éclair. Il nous donne une heure de joie et nous attriste pendant une année. Lorsqu'il fait surgir le malheur, il nous y voue pour toujours.[12] » Après avoir fait à son fils ces éloquentes recommandations, le sultan Kilidj Arslan donna l'ordre de réunir les hauts fonctionnaires et les grands dignitaires de l'Etat, et lorsqu'il vit les bancs de la salle d'audience occupés par des personnages de tout rang, il prit la parole en ces termes : « Le soleil de ma prospérité est entré dans le degré de son déclin; il est certain qu'un domaine ne peut rester sans maître, ni un royaume demeurer sans souverain. (Distique:) L'un part, un autre prend sa place : dans ce monde on ne peut se passer de chef. — Mon fils Keykhosrau, dont la beauté rappelle celle de Menoutchehr, est orné de toutes les vertus royales; il brille d'un vif éclat au milieu de ses frères et des princes des autres pays, et il les devance tous dans l'arène delà souveraineté. Je l'ai constitué mon héritier présomptif; je lui ouvre la porte du gouvernement de cet Etat et je lui confère le droit de commander pendant ma vie au pays et au peuple. Je lui lègue le trône et le sceau et je me retire du milieu de vous pour me tenir à l'écart. Il faut que vous lui prêtiez serment et que, semblables à un roc inébranlable, vous demeuriez ferme dans votre affection et dans votre dévouement pour lui. » Les grands du royaume, après avoir donné cours à leurs larmes et après avoir éclaté en sanglots, observèrent un long silence et jugèrent indispensable d'obéir aux ordres du sultan. « Le sultan Ghyas Eddin, s'écrièrent-ils, est notre maître; qu'il soit présent ou loin de nous, nous serons unanimes pour le soutenir moralement et matériellement. Nous serons, pour ses ennemis, aussi tranchants que le sabre et aussi durs que le fer de la lance. »
Ils confirmèrent leurs engagements par des serments qui, aux yeux des vrais croyants, ne peuvent être éludés par aucune interprétation. Après avoir juré de faire disparaître toute opposition, après avoir élevé les étendards de l'union et consolidé les piliers de l'assistance et de l'appui, ils firent asseoir sur le trône le sultan Ghyas Eddin Keykhosrau.
(Distique :) « Ce prince dont les pas sont bénis et dont la présence fait naître le bonheur prit place sur le trône de la royauté de toute l'étendue du pays de Roum. » Les chefs des différentes provinces se rangèrent à la droite et à la gauche de son trône et répandirent à ses pieds des sommes considérables en pièces d'or et en pièces d'argent. Des cadeaux et de riches vêtements d'honneur tirés du trésor royal furent distribués aux émirs et aux grands personnages, à chacun selon son rang, et ces présents augmentèrent leur sympathie pour le nouveau souverain. Dix jours furent consacrés à la joie et aux plaisirs, et pendant ces réjouissances, on ne laissa au fond des coupes que la gorgée de vin réservée à l'échanson. Le prince consacra ensuite tous ses soins à assurer la prospérité de ses Etats et il fit répandre partout clans le royaume la nouvelle de son avènement. Ces faits eurent lieu dans le courant de l'année 588 (1192).
Lorsque cet événement parvint à la connaissance des frères de Keykhosrau, leurs cœurs furent envahis par le sentiment de la jalousie et leur agitation fut extrême, bien que chacun d'eux eût reçu en apanage le gouvernement d'une province. Melik Roukn Eddin Suleyman Chah possédait Toqat et son territoire; Melik Nasir Eddin Barkiarouq Chah, Nikssar et ses dépendances; Melik Moughis Eddin Toghroul Chah, Abouloustan; Melik Nour Eddin Sultan Chah était le maître de Césarée; Melik Qouthb Eddin Melik Chah, celui de Sivas et d'Aqsera. Malathia appartenait à Melik Mouizz Eddin Qaïcer Chah, Héraclée à Melik Sendjar Chah, Nigdèh à Melik Arslan Chah, Amassia à Melik Nizam Eddin Arghoun Chah, Angora à Melik Mouhy Eddin Massoud Chah et Bourghoulou[13] à Melik Ghyas Eddin Keykhosrau.
Aucune somme provenant des revenus de ces provinces, qu'elle fut faible ou considérable, n'était versée au trésor de Kilidj Arslan. Les princes se rendaient une fois par an à la cour de leur père, et ils s'en retournaient après avoir obtenu satisfaction pour toutes leurs demandes. Bref, animés du désir de régner, dévorés de l'ambition d'exercer le pouvoir, ils se rendirent auprès de leur frère aîné Melik Roukn Eddin Suleyman Chah dans le but d'annuler les volontés de leur père et de se soustraire à ses décisions. « Lorsque nous avons une eau limpide, disaient-ils, pourquoi nous purifier avec un reste de fumier? Lorsque l'on peut déployer la vigueur de la panthère, est-il digne de recourir à la ruse du renard à la démarche boiteuse? » (Distique:) « Nous ne nous soumettrons jamais à la décision prise par notre père; comment pourrions-nous accepter une pareille disgrâce et supporter une pareille honte? » — Ils tenaient à ce sujet des propos aussi embrouillés qu'un paquet de laine peigné avec la main. Melik Roukn Eddin, qui était doué d'une intelligence et d'une raison supérieures, leur répondit : « Le maître du monde, que Dieu lui accorde des jours éternels, est un prince puissant dont les paroles et les ordres entraînent, bon gré mal gré, l'obéissance du destin. C'est à sa noble personne que nous sommes redevables de l'existence; répudier ses décisions et désobéir à ses commandements serait commettre une faute grave et méconnaître tous ses droits. » (Distique :) « Je n'échangerais pas sa satisfaction contre la possession de l'Univers, car ce monde n'est qu'un amas de terre sans valeur et voué au néant. — Il est hors de doute que les traits du visage généreux de notre père ont été altérés et que son caractère tendre et sensible est devenu la proie de la tristesse. Mépriser ses résolutions et provoquer ainsi les propos malveillants et les moqueries du vulgaire n'est point le fait d'un esprit solide. Bien que Ghyas Eddin soit le plus jeune de nous tous, il a acquis à l'école de cette parole divine, ce nous l'avons instruit de notre science,[14] toutes les connaissances nécessaires à l'exercice de la souveraineté et il les a mises en pratique, et Dieu fortifie de son aide qui il lui plaît.[15] » Ces sages considérations firent évanouir les désirs que les frères de Roukn Eddin avaient formés dans leur esprit, et déçus et désespérés, ils retournèrent chacun dans son gouvernement. Sur ces entrefaites, on apprit que Kilidj Arslan avait choisi pour demeure les jardins du paradis et que Ghyas Eddin s'était assis sur le trône dans la plénitude de l'indépendance.[16]
Melik Roukn Eddin reçut la nouvelle de la mort de son père Kilidj Arslan dans le courant de l'année 588 (1192). Le feu de la séparation embrasa son cœur, mais après avoir accompli les cérémonies funèbres et payé un tribut de larmes, il expédia en toute hâte des courriers pour rassembler ses troupes et celles de ses alliés et de ses confédérés.[17] Il partit de Toqat[18] avec peu de monde et en donnant l'ordre que chacun vînt, après avoir fait ses préparatifs de guerre, rejoindre sans retard son escorte sur la route. Arrivé à Aqsera,[19] il vit accourir auprès de lui un grand nombre de soldats, de beiks et de gouverneurs, car il avait fait luire aux yeux de tous les plus brillantes promesses et il avait pris vis-à-vis de chacun d'eux l'engagement de satisfaire les désirs qui lui seraient exprimés. Tous voulaient lui prêter aide et assistance et le servir avec la plus grande fidélité et le plus entier dévouement. On marcha sur Qoniah, capitale de l'empire. Les habitants de cette ville, plaçant devant leur visage le bouclier de la résistance, s'apprêtèrent à combattre et à soutenir la lutte. Tous les jours, depuis le matin jusqu'au soir, soixante mille archers se mesuraient avec les soldats de Roukn Eddin et défendaient les approches des jardins et des vergers qui entouraient la ville. Quatre mois s'écoulèrent ainsi. Les jeunes gens de Qoniah[20] se réunirent alors et tinrent conseil. « Nous continuerons, dirent-ils, à faire tous nos efforts pour sauvegarder l'honneur du sultan Ghyas Eddin; tant qu'il nous restera un souffle de vie, nous maintiendrons les engagements qui nous lient à sa personne et nous resterons fidèles à nos serments. » Mais les notables et les personnages influents de la ville dont les avis étaient écoutés dans les conseils des princes envoyèrent un délégué auprès de Melik Roukn Eddin et le chargèrent d'une lettre conçue en ces termes : «Vous êtes l'un et l'autre les fils de notre souverain, et notre devoir, à nous qui sommes vos serviteurs, est de maintenir votre honneur intact. Si Melik Roukn Eddin consent à respecter les dispositions prises par le sultan Kilidj Arslan à l'égard de son frère et s'il observe scrupuleusement l'engagement qu'il aura souscrit, s'il met fin aux hostilités et lève le siège de la ville, nous lui offrirons à titre d'indemnité et pour le rembourser de ses frais de guerre, cinq cent mille pièces d'or, trois cents pièces de soie de Constantinople de toutes qualités, deux cents coupons de drap d'or, trois mille coupons de drap de tous genres,[21] dix mille aunes de toile de lin, trois cents chevaux, trois cents chameaux, deux cents mulets et dix mille moutons. Nous sommes prêts à réunir tout ce que nous venons d'énumérer et à en faire la remise au trésor, aux écuries et aux cuisines du prince. Mais, si le but du prince est de dépouiller Ghyas Eddin du pouvoir souverain, qu'il jure de respecter sa vie et celle de ses fils, de lui laisser ses trésors et de ne point inquiéter ses partisans, ses adhérents et ses serviteurs, afin qu'en s'éloignant de Qoniah avec ses richesses, ses bagages et les gens de sa maison, il puisse se rendre dans telle contrée qu'il lui plaira de choisir. Nous le ferons accompagner par trois mille hommes de pied qui lui serviront d'escorte et le guideront jusqu'à la frontière. Nous ouvrirons alors la porte de la ville, et le sultan comblé des bénédictions divines prendra place sur le trône. » Ces dernières propositions furent agréées par Roukn Eddin qui donna l'ordre de rédiger sur-le-champ l'acte contenant son serment et l'engagement d'observer les clauses stipulées. Cet acte fut dressé en présence des hauts fonctionnaires et des grands dignitaires; puis, des lettres de rémission et des diplômes accordant des fiefs et des titres honorifiques furent expédiés aux notables de Qoniah. Lorsque cette convention et ces décrets furent apportés dans la ville, les habitants se réunirent et allèrent trouver Ghyas Eddin. Ils baisèrent la terre devant lui en signe d'hommage et lui dirent : « Que Dieu préserve la noble personne du sultan des coups de la fortune! puisse-t-il dans son auguste existence avoir toujours pour compagnes la joie et l'allégresse! Il sait que le siège de la ville dure depuis longtemps et il n'y reste que peu d'armes et une petite quantité de vivres. Malgré les liens de parenté et la qualité de frère qui l'unissent à Roukn Eddin, nous n'avons pu faire entrer ce prince clans la voie de la justice et de l'équité, ni le détourner de la guerre et des hostilités, ni le faire renoncer au projet de s'emparer du pouvoir. Nous avons envoyé auprès de lui un délégué et nous avons entamé des pourparlers au sujet de Votre Hautesse. Nous avons fait connaître à Roukn Eddin que nous étions liés à Votre Hautesse par des serments faits au nom d'Allah et des prophètes, et que, si nous venions à les rompre, nous cesserions d'appartenir à la communauté des fidèles. Nos propositions ont été rejetées; voyant que Roukn Eddin maintenait ses prétentions au trône et que la situation était sans remède, nous lui avons dit : « Puisque ce vous voulez vous emparer du pouvoir, engagez-vous par ce serment à n'user de violence ni contre Ghyas Eddin, ni a contre ses partisans, grands et petits; laissez-lui ses biens, ce ses trésors, ses bêtes de somme et ses chevaux. Qu'il puisse ce en toute sécurité et guidé par le bonheur se rendre dans ce le pays qu'il voudra choisir. De notre côté, nous le ferons ce accompagner par trois mille archers et nous n'ouvrirons les ce portes de la ville que lorsque, par un signe convenu, il nous ce aura fait savoir qu'il est arrivé à l'endroit désigné par lui. Si le prince daigne l'ordonner, nous accepterons la parole qui nous sera donnée et nous observerons le traité. Il est possible que l'étoile du sultan Ghyas Eddin, qui décline aujourd'hui, reprenne dans quelque temps un nouvel éclat. Mais si ces propositions sont rejetées par lui, nous recommencerons les hostilités et nous sacrifierons nos biens, nos femmes et nos enfants. »
Ghyas Eddin leur répondit : « Depuis quatre mois que la lutte a commencé et que le siège a été mis devant la ville, vous m'avez donné des preuves de votre dévouement, de votre obéissance et de votre fidélité. Vous avez supporté pour moi bien des épreuves et bien des fatigues; vous m'avez donné des témoignages de votre affection et de votre amour; vous n'avez point failli à vos serments et vous n'avez point rompu les liens qui nous unissent. Je veux, aujourd'hui, vous épargner de nouvelles calamités. Envoyez donc une personne auprès de mon frère pour lui demander de réitérer ses engagements, pour recevoir son serment de respecter les conventions stipulées, et pour m'obtenir la liberté de me rendre où je voudrai. » On fit partir, à cet effet, deux personnages auxquels Roukn Eddin adjoignit deux de ses officiers qui pénétrèrent dans la ville et remirent aux mains de Ghyas Eddin l'acte de serment et le traité. Ce prince en prit connaissance et, rassuré par la lecture de ces deux documents, il s'adressa aux gens de la ville et leur dit : « Je n'ai pas besoin de l'escorte que vous m'avez proposée; je partirai avec les officiers de ma maison et mes serviteurs. Je place ma confiance en Dieu et je m'éloigne de ma patrie pour ne point la livrer aux troubles et au désordre. Il est possible que Dieu suscite dans l'avenir un événement heureux. Je vous confie tous à la garde du Très Haut. Après mon départ, vous devrez servir mon frère et le placer sur le trône. » Il fit alors ses adieux à tous et se mit en marche suivi des membres de sa famille et des personnes attachées à son service.
En l'année 596 (1200),[22] au moment de la prière du soir, lorsque les étoiles, semblables à des fleurs fraîchement écloses, scintillent sur la pelouse azurée de la voûte céleste dont la couleur rappelle celle de la fleur du nénufar, le sultan franchit la porte de la ville suivi du cortège de ses officiers; il avait l'intention de se rendre à Aqcheher[23] et de se diriger de là sur Constantinople. Dans la hâte, et la confusion du départ, les princes Izz Eddin Keykaous et Alâ Eddin Keyqobad furent séparés de la personne de leur père et le sultan Ghyas Eddin négligea de s'occuper d'eux. Il sortit de la ville, et lorsqu'il arriva à Ladiq,[24] bourg dépendant de Qoniah, les habitants injurièrent ses officiers, en blessèrent quelques-uns et pillèrent ses bagages. Indigné de cette odieuse conduite, le sultan abandonna la route d'Aqcheher pour prendre celle de Larenda, et il adressa en toute hâte à son frère une lettre de reproches dans laquelle il se plaignait des humiliations et des opprobres infligés à la dignité royale. Cette lettre, fut remise, le lendemain, par des courriers à Roukn Eddin, au moment où, après avoir fait son entrée dans la ville, il avait pris place sur le trône. Ce prince ressentit une vive indignation, mais pour se plier aux circonstances, il dut calmer son courroux. « C'est ainsi, s'écriât-il, que mes sujets doivent traiter les ennemis de l'Etat et les partisans de l'autre branche de ma famille? » Il donna donc en secret à un de ses officiers l'ordre de rassurer les gens de Ladiq, et il fit proclamer que tous ceux qui avaient pillé les bagages de son frère et maltraité ses officiers eussent à se présenter devant lui. Leur conduite devait leur valoir des témoignages de sa bienveillance et de sa faveur. Ces hommes grossiers, tirant vanité de leurs crimes, accoururent tous à l'envi et se rassemblèrent au palais. Chacun d'eux apporta, pour en tirer profit, les objets dont il s'était emparé, et le sultan confia tous ces gens à la garde d'une troupe de ses soldats. Ensuite Roukn Eddin envoya chercher les princes, ses neveux; assis sur son trône, il les prit tous les deux sur ses genoux, les combla de caresses et leur donna le choix entre ces deux alternatives : ou demeurer auprès de lui, ou aller retrouver leur père. Les jeunes princes se décidèrent pour le départ, et ne purent, retenir des larmes qui coulèrent le long de leurs joues rougies comme la fleur du grenadier. Le sultan en fut attendri ; il leur permit sans arrière-pensée d'aller rejoindre leur père et leur offrit de riches cadeaux consistant en ceinturons ornés de pierreries. Il leur fit donner tout ce qui leur était nécessaire et digne de leur rang, et les fit partir, après les avoir confiés à la garde de quelques-uns de ses gens. Il donna ensuite l'ordre d'écorcher vifs et de mettre en croix sur les parapets des remparts les malfaiteurs de Ladiq. Ce bourg fut livré aux flammes et, depuis cette époque, il porte le nom de Ladiq-le-Brûlé. Une proclamation fit savoir que, désormais, tout individu ayant insulté un membre de la famille de Seldjouk subirait le même châtiment.
Ghyas Eddin suspendit sa marche pour attendre ses enfants. Ceux-ci, à leur arrivée, lui firent part des bons traitements dont ils avaient été l'objet de la part de leur oncle. Les envoyés de Roukn Eddin furent donc favorablement accueillis; les excuses présentées par eux furent agréées et ils furent congédiés avec des marques de bienveillance. Ghyas Eddin se dirigea alors vers l'Arménie, gouvernée à cette époque par le Takfour Lifoun.
Lifoun,[25] apprenant l'arrivée du sultan, se porta à sa rencontre pour lui faire honneur, comme un homme dévoré par la soif se précipite vers une eau limpide. Dès qu'il aperçut le parasol béni abritant la tête du sultan, il mit pied à terre et tout son être devint une langue glorifiant Ghyas Eddin Keykhosrau. Celui-ci séjourna pendant un mois en Arménie. Il se dirigea ensuite vers Abouloustan, résidence de Melik Moughis Eddin Toghroul Chah, fils de Kilidj Arslan, qui lui prodigua les égards dus à un frère. Il réunit en un conseil secret le cadi et les imams de la ville et leur déclara qu'ayant reçu de son père en apanage la ville d'Abouloustan et ses dépendances, lui, Toghroul Chah, en faisait l'abandon et la considérait comme la propriété de son seigneur et maître, le sultan Ghyas Eddin Keykhosrau, son frère. On dressa un acte authentique, qui fut remis à Ghyas Eddin dans un festin public. « Nous acceptons ce don, dit ce prince, mais nous le rendons à Moughis Eddin et nous en prenons à témoin tous les assistants. » Quelques jours après, Ghyas Eddin se dirigea vers Malathia; prévenu de sa prochaine arrivée, le seigneur de cette ville, Mouizz Eddin Qaïcer Chah,[26] s'occupa aussitôt des préparatifs de la réception et des banquets qu'il se proposait d'offrir, puis il se porta à la rencontre du sultan, suivi des membres de sa famille et des personnes de sa cour. Dès qu'il aperçut de loin le sultan, il descendit de cheval et vint en courant lui baiser la main. Il le supplia de pardonner à Roukn Eddin la perfidie de sa conduite et il lui exprima le déplaisir et le chagrin qu'il ressentait de l'avoir vu contraint de descendre du trône et de prendre le chemin de l'exil : il lui présenta toutes ses condoléances sur ses malheurs et les épreuves qui l'accablaient; puis il fit faire au sultan une entrée solennelle dans la ville et mit à la disposition de ses chambellans et de ses officiers les appartements du palais avec leur mobilier. Tous les jours, il offrait à son hôte de nouveaux plaisirs. Une nuit, pendant un festin, Mouizz Eddin s'approcha de Ghyas Eddin, fléchit le genou devant lui et lui dit : « J'ai formé le projet, si le sultan m'y autorise, de me retirer auprès de mon beau-père Melik el-Adil. Je prie le sultan de se contenter de cette province de Malathia, jusqu'à ce que les jours de l'adversité et la funeste influence des astres aient pris fin. J'y reviendrai lorsque le sultan sera remonté sur le trône au gré de ses désirs. » Ghyas Eddin écouta cette proposition en souriant. « Melik el-Adil, répondit-il, est un prince sage; il est préférable pour votre repos que je me rende auprès de lui, que je demande ses conseils et connaisse ses intentions. Que Melik Mouizz Eddin conserve sa place et attende les événements dont il plaira au jongleur du destin de nous donner le spectacle derrière le rideau des incidents qui nous sont aujourd'hui cachés. » Ghyas Eddin résolut alors de gagner Haleb : avant son départ, Mouizz Eddin tira de son harem un diadème de la valeur de cinquante mille dinars qu'il remit aux trésoriers du sultan avec d'autres cadeaux d'une valeur inestimable.
Les princes de la Syrie apprirent que l'aube du ciel de la royauté allait se lever sur leur pays. Ils expédièrent au devant du sultan les provisions et les bagages nécessaires à la réception d'un pareil hôte, et, suivis de leurs troupes et d'une nombreuse escorte, ils se portèrent à sa rencontre. Ils mirent pied à terre et eurent l'honneur de lui baiser la main, en s'écriant : «Ton arrivée ressemble à l'entrée de la pleine lune dans la mansion du bonheur! Le maître du monde est venu dans son palais et a franchi le seuil de sa demeure, il pourra attendre la cessation de la poursuite du destin et conserver une flèche dans le carquois des événements possibles. »
« Nous lui offrirons tout ce que nous possédons afin d'éloigner de son cœur tout sujet de tristesse. Pour Dieu! qu'il repousse loin de lui et qu'il bannisse de son esprit les soucis rongeurs; qu'il se tranquillise en se rappelant les paroles du prince des croyants, Aly, qui a dit : « Certes, les épreuves ont leur terme et la conduite du sage consiste à les oublier dans le sommeil jusqu'à ce qu'il les ait dépassées », et ce distique composé par Qabous lorsque l'étendard de sa puissance était abattu : « Des étoiles innombrables brillent au ciel, mais le soleil et la lune sont les seuls astres sujets aux éclipses. » Pendant le temps de son séjour, le sultan était chaque jour l'hôte d'un prince qui lui offrait un banquet digne de son rang.
Le sultan Ghyas Eddin forma inopinément le projet de se rendre à Amid : les princes de Syrie lui donnèrent dans la limite du possible toutes les marques de leur déférence et l'accompagnèrent, avant de lui faire leurs adieux, pendant plusieurs journées de marche. Ils s'en retournèrent après avoir reçu des vêtements d'honneur d'un grand prix.
Lorsque Ghyas Eddin arriva aux frontières d'Amid, Melik Essalih,[27] seigneur de cette province, qui avait épousé une des filles de Kilidj Arslan et était le beau-frère du sultan, envoya à sa rencontre ses enfants et tous ses gardes; il fit préparer le palais, dont les appartements furent ornés de meubles et d'objets précieux : il désigna, pour le servir, des pages et des jeunes filles esclaves, et deux jours après, il partit pour le recevoir, suivi du cortège des officiers de sa maison. Lorsqu'il aperçut le parasol porté au-dessus de la tête du sultan, il descendit de sa monture, mais les chambellans de Ghyas Eddin coururent au-devant de lui et le firent remonter à cheval. Arrivé plus près du sultan, il voulut encore mettre pied à terre, mais celui-ci l'adjura de n'en rien faire, et c'est à cheval que Melik Essalih lui baisa la main. Lorsqu'on fut près de la ville, ce prince mit pied à terre et, saisissant la bride du coursier du sultan, il le conduisit, en marchant à côté de son étrier, jusqu'au palais où ses fils répandirent sous ses pas des bassins remplis de pièces d'or et de pièces d'argent. Ghyas Eddin prit place sur le trône et Melik Essalih lui présenta les clefs des châteaux et des places de ses Etats. Le sultan, étonné de ce procédé généreux, le loua sans réserve et dit à son beau-frère : « Nous acceptons ces clefs avec la plus parfaite reconnaissance et nous vous les rendons. Que Dieu veuille vous en accorder la jouissance et ajouter à celles-ci beaucoup d'autres semblables. » On étendit ensuite les nappes d'un banquet et, lorsqu'il eut pris fin, le sultan entra dans le harem royal pour y voir sa sœur. Quand les yeux de cette princesse tombèrent sur le noble visage du sultan, elle se précipita à ses pieds : «Votre servante, lui dit-elle, met à la disposition de celui qui est son souverain tout ce qu'elle possède. Demeurez dans cette ville et attendez ici l'assistance du destin et les événements qu'il plaira à la bonté divine de faire naître. Il se peut que votre exil touche bientôt à son terme. Il est possible que vous ayez de l'aversion pour des choses qui sont un bien pour vous.[28] » L'entretien du sultan avec sa sœur se prolongea pendant quelque temps, puis on fit sortir les assistants et l'on présenta à celui qui était le faucon de l'espace de la royauté quelques jeunes esclaves semblables à des paons à la taille dégagée; il passa avec elles quelques instants consacrés au plaisir et prit part ensuite à un festin pendant lequel des musiciens, par les accords mélodieux de leurs luths et de leurs mandolines, réussirent à dissiper les nuages des soucis qui obscurcissaient son esprit. Après avoir séjourné pendant quelque temps à Amid, le sultan se décida à partir pour Akhlath et il se dirigea vers cette ville située dans une vaste plaine. Lorsque la nouvelle de son heureuse arrivée parvint à Melik Boulban,[29] celui-ci donna l'ordre à ses enfants et à ses serviteurs de se porter à sa rencontre à la distance de cinq journées de route. Lui-même se mit en marche après eux et il accompagna à pied le sultan jusqu'au seuil de son palais. Il lui offrit de magnifiques présents et lui proposa de sacrifier pour son service tout ce qu'il possédait et même sa vie : il lui présenta les clefs de ses châteaux et les listes détaillées des trésors enfermés dans ses places fortes. Il l'assura, en faisant les serments les plus solennels, qu'il n'avait pris aucune part à sa chute. « Le caractère du Melik d'Akhlath, répondit le sultan, est trop généreux pour s'être associé à pareille entreprise ; ses affirmations sont mille fois vraies. J'espère que les ruisseaux du bonheur couleront un jour dans le jardin de mes désirs et que les vœux du seigneur d'Akhlath seront exaucés. » Après avoir séjourné à Akhlath, le sultan se rendit à Djanit,[30] où il s'arrêta pendant quelque temps. Il s'y embarqua pour Constantinople. Tout à coup, s'éleva un vent qui pousse les navires là où ils ne veulent point aller et ils se trouvèrent dans la situation où les flots les assaillirent de toutes parts. Le vaisseau fut jeté vers la côte du pays du Maghreb où l'on fut contraint de laisser tomber l'ancre. Les passagers, les yeux noyés de larmes et les lèvres desséchées, abandonnèrent l'élément humide pour débarquer sur la terre aride. Le sultan erra pendant quelque temps dans ces parages et il put comparer les habitudes grossières des Occidentaux avec les mœurs douces et polies des Orientaux. Grâce à la considération que lui témoigna le prince des croyants Abdoul Moumin,[31] que Dieu soit satisfait de lui! il fut à l'abri des coups du sort. Ce prince lui donna dans maintes circonstances et à maintes reprises des marques de sa bienveillance et de sa protection, et il lui accorda, à la fin, la permission de partir pour Constantinople.
Le basileus[32] qui régnait alors considéra l'arrivée du sultan comme une grande aubaine; il crut nécessaire de l'associer à sa puissance, bien plus, de lui accorder une entière indépendance dans son empire. Il lui donna place sur le trône à côté de lui dans leurs entrevues et ces deux princes se témoignaient mutuellement le plus entier abandon et la plus complète bienveillance.
Il y avait alors, auprès du basileus, un Franc célèbre par son courage et son audace, et renommé pour son intrépidité et sa vaillance : il pouvait à lui seul tenir tête à mille guerriers éprouvés et les combattre. Il lui était alloué une solde annuelle de dix mille dinars. Il advint que ce Franc eut un jour, au sujet de sa solde, une discussion avec les employés de l'administration. Il se présenta alors devant le basileus auquel il fit entendre de longues plaintes en se répandant en récriminations déplacées. « Le sultan est présent, lui dit le basileus en langue franque, prenez patience au sujet de ce qui vient de se passer, et demain il sera donné satisfaction à votre demande. » Le Franc persista dans son entêtement et son impudence. Son attitude irrita le sultan, qui demanda au basileus ce que disait cet officier. « Les scribes des bureaux, répondit celui-ci, ont mis quelque négligence à lui payer ce qui lui est dû. — Peut-on tolérer, répliqua le sultan, une pareille insolence de la part d'un subordonné ? » Le Franc se prit alors à insulter le sultan qui, ne pouvant maîtriser sa colère, roula un mouchoir autour de sa main et asséna au-dessous de l'oreille du Franc un coup si violent, que celui-ci tomba sans connaissance au bas de son siège. Cette scène excita un violent tumulte parmi les Grecs et les Francs, qui voulurent se jeter sur le sultan pour le mettre à mort. Le basileus les arrêta en les admonestant sévèrement, descendit de son trône et fit cesser ce scandale en chassant tous ces gens hors du palais. Demeuré seul avec le sultan, il chercha, par de douces paroles, à calmer son courroux. Dominé par la colère, Ghyas Eddin avait la tête en feu : il ne cessait de verser des larmes et de pousser à chaque instant de profonds soupirs en songeant à ses malheurs et à l'abaissement auquel la fortune l'avait condamné. «Vous savez, dit-il au basileus, que je suis le fils de Kilidj Arslan et que j'appartiens à la race d'Alp Arslan et de Melik Chah; mes aïeux et mes oncles ont conquis le monde depuis l'Orient jusqu'à l'Occident. Vos ancêtres ont constamment versé dans leur trésor le tribut qui leur était imposé, et vous-même vous étiez soumis à cette obligation. Aujourd'hui, vous permettez que, semblable à un trait du destin qui tombe du ciel, je sois précipité à terre et que l'on m'accable de marques de mépris. En apprenant ce qui vient de se passer, mes frères, dont chacun possède un royaume, s'écrieront: « Il a mangé la chair de mon frère, mais je ne l'abandonnerai pas à un autre que moi. Ils invoqueront ce motif pour faire marcher leurs troupes contre vous et ils convertiront votre pays en un repaire de bêtes fauves et en un lieu de pâturage pour les troupeaux. » Le basileus ne se hâta pas de répondre pour laisser à l'indignation du sultan le temps de se calmer; il lui présenta ses excuses et sollicita son pardon. « Tous les ordres donnés par le sultan à mon armée et à mon empire, dit-il, seront exécutés. — Si vos pensées sont sincères, reprit Ghyas Eddin Keykhosrau, il faut que vous ne rejetiez pas ce que je vous demanderai. » Le basileus s'engagea par serment à souscrire aux désirs du sultan. « Faites-moi remettre, lui dit alors celui-ci, l'épée que j'aurai choisie, et donnez-moi un cheval digne d'être monté par des gens de guerre et de figurer dans la lice. Commandez au Franc de s'y présenter avec moi. S'il est vainqueur, je serai délivré des angoisses et des tristesses de l'exil. Si la victoire se décide en ma faveur, le basileus n'aura plus à subir les insolences et les importunités du Franc. — A Dieu ne plaise, répondit le basileus, que j'autorise pareille chose! Si, que Dieu nous en garde! le sultan vient à succomber sous les coups de ce Franc, je serai taxé de folie pour avoir permis à un prince de se mesurer avec un soldat et je ne pourrai échapper à la crainte de voir vos frères se venger sur moi. » Le sultan assura, avec les serments les plus terribles, que si son désir tardait à être exaucé, il mettrait fin à ses jours. Cédant à ses instances, on tira de l'arsenal des armes et une cuirasse réservées à l'empereur. Keykhosrau fit choix d'une épée et le Franc fut prévenu que le lendemain serait le jour de l'épreuve. Celui-ci passa toute la nuit à préparer ses armes; il s'attacha solidement sur la selle de son cheval et se présenta dans la lice pour soutenir le combat. La population de la ville, petits et grands, lettrés et illettrés, musulmans et chrétiens, se divisa en deux partis. Les uns penchaient pour le sultan, les autres pour le Franc et ils attendaient le spectacle du combat. L'esprit du prophète ne cessait de murmurer aux oreilles du sultan : « Dieu t'accordera son assistance et une victoire éclatante.[33] » Keykhosrau, semblable à une montagne de fer, se tenait à côté du basileus, au milieu de l'arène, et il répétait sans cesse : « Dieu suffit à celui qui a placé sa confiance en lui.[34] » Semblable au soleil dans le signe de la noblesse, il allait de côté et d'autre et, pareil à la pleine lune resplendissante, il passait devant les rangs des soldats rangés autour du champ clos.[35] Le Franc fondit sur lui, la lance en arrêt; le sultan para le coup avec son bouclier et évita un second choc; à la troisième passe, il asséna un coup terrible de sa masse d'armes, surmontée d'une tête de bœuf, au Franc adorateur du sabot de l'âne de Jésus, et il le précipita à terre. Celui-ci poussa un gémissement qui fut entendu par les habitants des abîmes les plus profonds de l'enfer.
(Distique :) « Je lui assénai un coup sans y mettre de précipitation : je ne me hâtai point, et ce ne fut ni par lâcheté, ni par crainte.[36] »
Le cheval du Franc n'avait pu faire éviter le coup de la masse d'armes à son cavalier; celui-ci s'étant solidement attaché à la selle y demeura suspendu, évanoui et privé de sentiment. Les musulmans, le basileus, les marchands et les grands dignitaires, témoins du combat, poussèrent des cris d'admiration qui allèrent frapper la plus haute des voûtes célestes. Les Francs humiliés voulurent exciter du tumulte, mais le basileus les fit refouler et donna l'ordre d'en punir quelques-uns. Les flots agités de la mer de la sédition furent ainsi calmés. Le basileus conduisit le sultan du lieu du champ clos à son palais, et là il lui offrit des présents considérables. Pendant la nuit, ils se livrèrent ensemble jusqu'aux premières lueurs du matin aux plaisirs de la musique et du vin, et les libations de la nuit se prolongèrent jusqu'à celles que l'on fait au lever de l'aurore. Le lendemain, le basileus se rendit à la demeure du sultan, après y avoir fait porter les vases et les objets nécessaires aux banquets, et qui, amassés par ses aïeux, étaient conservés clans le trésor. Comme la veille, on ressuscita les plaisirs morts en faisant couler à flots le vin qui est un sang dont l'effusion est permise dans la religion qui a pour dogme le plaisir. Lorsque l'ivresse fut dissipée, le basileus dit au sultan : « L'affection et l'amour voués par moi du fond du cœur et de l'âme au Chosroès de l'islamisme ne sont-ils pas tels que je ne doive envisager comme un malheur la possibilité d'être séparé de lui ? Je considérerai comme une calamité de ne pouvoir plus, un seul instant, reposer mes yeux sur ses traits bénis. Mais, à mon avis, le bien du sultan est préférable à l'accomplissement de ma volonté; s'il consent à se rendre auprès de Mafrazoum,[37] l'un des plus grands seigneurs de la Grèce, et à demeurer auprès de lui jusqu'à ce que le feu de la haine et de la jalousie des Francs soit éteint, je n'aurai faute de lui envoyer tout ce qu'il me sera possible de lui faire parvenir. Mafrazoum, de son côté, lui témoignera les plus grands égards. Dieu fera peut-être un jour surgir un événement heureux.[38] » Keykhosrau accueillit favorablement cette ouverture. Il fit tous ses préparatifs, prit toutes ses dispositions, et au bout de quelques jours, il se dirigea, suivi des gens de sa cour et de ses officiers, vers l'île[39] où résidait Mafrazoum. Là, il oublia les injustices de la fortune en faisant circuler les coupes remplies d'un vin couleur de rose. Lorsque les princes Izz Eddin et Alâ Eddin interrompaient leurs études et quittaient l'école, ils se divertissaient en allant à la chasse et à la pêche.
Il est temps maintenant de continuer le récit du règne de Roukn Eddin Suleyman Chah.
La famille de Kilidj Arslan et même la dynastie de Seldjouk n'avaient point produit un prince aussi accompli que Sultan Qahir[40] Roukn Eddin Suleyman Chah. Il était terrible à la guerre, doux et humain pour ses peuples; il portait à leurs dernières limites la dévotion, la rigidité des principes et la pureté des mœurs.[41] Rien n'altérait sa douceur et sa gravité et ses ordres étaient aussi inflexibles que ceux de la destinée. (Distique:) « Il montrait sa douceur lorsqu'il badinait et sa fermeté lorsqu'il s'occupait de choses sérieuses. Il savait allier la rudesse du courage à l'aménité des propos amoureux. » Il s'était désaltéré aux sources des différentes sciences et il se montrait avide d'augmenter la somme de ses connaissances. On cite parmi les productions de son esprit ce quatrain composé pendant ses démêlés avec son frère Qouthb Eddin Melik Chah, seigneur de Sivas et d'Aqsera : (Vers:) « O Qouthb,[42] toi qui te compares au ciel, je ne cesserai de te combattre tant que je n'aurai point entouré d'un cercle le point où tu te trouves! Que l'on dépouille mes épaules de leur peau, si je n'arrache pas du sommet de ton crâne la touffe de cheveux qui s'y trouve. »
Lorsque le sultan Ghyas Eddin eut franchi la porte de Qoniah, les notables et les principaux habitants de la ville se portèrent à la rencontre du sultan Roukn Eddin et s'excusèrent de la résistance déplacée qu'ils lui avaient opposée : il leur répondit en leur citant ce verset : « Je ne vous ferai point de reproches aujourd'hui,[43] » et il leur accorda son pardon pour tout ce qui s'était passé. Il fit son entrée dans la ville sous d'heureux auspices, la tête protégée par l'ombre du parasol royal, et la splendeur de sa présence rendit au trône des Chosroès, avec les règles d'une bonne administration, l'éclat dont il avait brillé sous le règne de Kesra.
La générosité de ce prince était si grande qu'ayant reçu un jour le tribut de cinq années apporté par les ambassadeurs de Lascaris, il en fit devant eux, du bout de sa raquette, la distribution à tous ceux qui, grands ou petits, assistaient à l'audience. Ses bienfaits arrachèrent aux angoisses et aux privations de la pauvreté, pour les guider dans les jardins de l'aisance et de la richesse, les littérateurs de mérite, lei poètes et les artistes. Le prince de l'éloquence Zehir Eddin Fariaby lui fit hommage de l'ode célèbre commençant par ces deux vers : (Distique:) « Si dans notre réunion, la bien-aimée déroule la boucle de ses cheveux qui provoque l'ivresse, le cœur, s'il ne vient point à succomber, s'attache à la vie pour jouir de ce spectacle. »
Pour récompense, Fariaby, Roukn Eddin fit remettre aux courriers qui lui avaient apporté cette ode une somme de deux mille dinars, dix chevaux, cinq mulets, cinq jeunes garçons ainsi que cinq filles esclaves et cinquante vêtements de toutes sortes.
Roukn Eddin possédait au plus haut degré l'esprit de justice et d'équité. Il avait un esclave doué des plus louables qualités, nommé Ayaz, et il ressentait pour ce jeune homme au visage de lune et dont la beauté éclipsait le soleil la plus vive affection. Un jour, Ayaz, revenant de la chasse, le faucon sur le poing, fit inopinément la rencontre d'une vieille femme portant un bol de lait caillé. L'ardeur du soleil, l'aiguillon de la soif et le besoin de se rafraîchir le poussèrent à se saisir de ce vase et à en boire le contenu. La vieille femme suivit Ayaz jusqu'à la ville et se présenta à la porte du palais du sultan en s'écriant : « Un esclave m'a enlevé sans le payer un bol de lait caillé que je destinais à la subsistance de mes enfants orphelins. » Le sultan donna l'ordre d'informer sur la plainte de cette femme victime d'une injustice. Tout à coup, Ayaz parut : « Voici, s'écria-t-elle, celui contre lequel je porte plainte. » Ayaz, redoutant le courroux du sultan, lui opposa des dénégations. « Si on lui ouvre le ventre, dit alors le sultan à cette femme, et si on n'y trouve pas le lait caillé, tu auras mérité la mort. » La vieille femme consentit à la recevoir. On fit venir aussitôt un chirurgien qui fendit le ventre d'Ayaz et retourna ses viscères et ses intestins qui furent trouvés remplis de lait caillé. Le sultan donna l'ordre de l'achever et la perte de l'objet de sa plus vive affection remplit son cœur d'un profond désespoir : Ainsi se trouva vérifié ce dicton : « Tout ce qui nous arrive provient de nous-mêmes. » La vieille femme reçut une gratification de mille dinars.[44]
Le sultan Roukn Eddin gouverna pendant quelque temps en observant les règles de la justice; mais à la fin, l'esprit de conquête s'éveilla dans son cœur et il se résolut à faire une expédition en Géorgie. J'en dirai le motif. Tamar, reine de Géorgie, qui était semblable à Balqis, avait étendu sa domination sur le pays des Abkhazes et sur Tiflis, capitale de ces contrées. Elle avait appris que Kilidj Arslan avait douze fils et que chacun d'eux était une lune dans le firmament de la beauté et un roi dans le monde de la grâce. Conformément à cet adage : « Le penchant des femmes les porte à l'amour », lorsqu'elle entendait parler d'un prince remarquable par ses charmes et la douceur de son langage, elle s'écriait avec la langue de la passion : « Les oreilles se sont éprises avant les yeux », et elle s'efforçait de faire tomber dans ses filets, soit par l'or, soit par la persuasion, le gibier, objet de ses convoitises. Elle avait envoyé dans le pays de Roum un peintre chargé de retracer les traits de chacun des princes et elle s'était sentie particulièrement captivée par ceux de Roukn Eddin Suleyman Chah : elle envoya donc une ambassade pour demander d'être unie à lui. Kilidj Arslan fit part en secret de cette proposition à son fils et lui demanda s'il y donnerait son consentement. Celui-ci manifesta la plus vive répugnance. « Comment, répondit-il à son père, le roi du monde pourrait-il consentir à m'envoyer dans le repaire de l'infidélité et de l'erreur pour devenir le maître du pays des Abkhazes et pour acquérir un bien terrestre sans aucun prix ? J'espère que Dieu tiendra la promesse qu'il a faite par ces mots : « Dieu nous a promis un butin considérable,[45] en me permettant de conquérir le royaume des Abkhazes. J'y conduirai mes troupes, je le dévasterai et j'amènerai au palais du sultan cette femme impudique, prisonnière, humiliée, les pieds chargés de chaînes et traînée par les cheveux. » Le sultan Kilidj Arslan savoura le plaisir que lui causaient les nobles sentiments de son fils; il lui prodigua les plus grands éloges et s'excusa de lui avoir fait cette ouverture.
Le sultan nourrissait depuis longtemps dans son cœur le désir de tirer vengeance de la reine de Géorgie. Lorsque le pouvoir lui échut, il se dirigea vers les frontières de ce pays à la tête d'une puissante armée. Il avait auparavant expédié des courriers aux seigneurs des différents États et à ses frères pour les exciter à prendre part à la guerre et aux combats. Le premier qui vint se joindre à lui fut Moughis Eddin Toghroul Chah, seigneur d'Abouloustan; son exemple fut suivi par Melik Fakhr Eddin Behram Chah, descendant de Mangoudjik Ghazy et gendre du sultan.[46] Ce prince offrait un exemple unique de pureté de cœur, de régularité de conduite, de noblesse de sentiments, de continence et de chasteté. Sa clémence et sa bonté n'avaient point de limites. Sous son règne, on ne célébrait ni une noce ni une cérémonie funèbre à Erzindjan sans qu'il envoyât de sa cuisine les mets nécessaires aux repas qu'il honorait quelquefois de sa présence. Au mois de décembre, lorsque les montagnes et les plaines devenues stériles étaient dépouillées de toute végétation, on y transportait, par ses ordres, des chariots pleins de grains qui, répandus sur le sol, dans la montagne et dans la plaine, étaient destinés à nourrir les oiseaux et les animaux sauvages. Nizamy de Guendjeh lui dédia et lui envoya son Makhzen oul Esrar (le trésor des secrets). Behram Chah, pour l'en récompenser, lui fit cadeau d'une somme de cinq mille dinars et de cinq mulets à l'allure rapide.
Je reviens à mon récit. Fakhr Eddin expédia partout ses ordres, et conformément à sa volonté, des troupes vinrent de tous côtés le rejoindre à Erzindjan. Alâ Eddin Saliqy, seigneur d'Erzen-Erroum[47] mit en avant de vains prétextes pour ne point réunir ses soldats et pour se soustraire à l'exécution d'ordres auxquels il devait soumission et obéissance. Le sultan le destitua et donna son gouvernement à Moughis Eddin Toghroul Chah.[48] Partant d'Erzen-Erroum, le sultan, monté sur un destrier aussi haut qu'une montagne, envahit le pays des Abkhazes à la tête d'une armée dont les soldats étaient aussi nombreux que les étoiles.[49] Les perfides infidèles avaient fait une levée en niasse; les deux armées éprouvèrent de si grandes pertes que, sur le champ de bataille, on voyait, de tous côtés, s'élever des collines formées par des cadavres. Une grande victoire sembla se déclarer en faveur des musulmans et il s'en fallut de peu que les mécréants ne s'écriassent : «Ils tournent le dos[50] », lorsque le décret de Dieu, qui avait ordonné un événement prédestiné,[51] arracha des mains des vrais croyants les rênes de leurs espérances. Le cheval monté par l'officier portant le parasol du sultan enfonça son pied dans le trou d'une gerboise; il s'abattit et le parasol fut précipité à terre. A cette vue, les musulmans s'imaginèrent que les infidèles avaient réussi, par un stratagème, à percer le centre de l'armée et qu'un malheur était arrivé au sultan. Ils jetèrent leurs traits et leurs sabres : l'attaque se changea en déroute; celui qui frappait fut frappé, celui qui donnait la mort la reçut. Le prisonnier devint émir et l'émir devint prisonnier, et tout cela fut pour Dieu une chose facile. Melik Fakhr Eddin, renversé de cheval ainsi qu'une troupe de ses gardes, fut fait prisonnier. Roukn Eddin et Moughis Eddin, suivis d'un détachement de soldats, se réfugièrent à Erzen Erroum;[52] Roukn Eddin, après y avoir pris quelque repos et avoir pansé ses blessures, prit la route du pays de Roum et rentra à Qoniah. Il songeait à organiser une nouvelle expédition et à pénétrer une seconde fois en Géorgie pour faire valoir de nouveau ses prétentions, lorsqu'il fut atteint d'une maladie à laquelle il succomba en l'année 601 (1206). (Distique arabe :) « Nous l'avons perdu lorsqu'il avait atteint la perfection et qu'il était arrivé au faîte de la grandeur. Ainsi l'éclipsé obscurcit le disque de la lune lorsqu'elle est dans son plein. » (Distique persan :) « Ce bas monde n'est en définitive que de la poussière; il nous donne le poison et non pas la thériaque. »
Lorsque le sultan Roukn Eddin eut choisi le paradis pour sa demeure, les grands dignitaires de l'Etat, tels que Nouh Alp, l'émir Mendèh, Tourèh beik, venus de Toqat pour se ranger sous les drapeaux du sultan, étaient investis des plus hautes fonctions et initiés aux secrets de l'État. Ils firent asseoir sur le trône le fils de Roukn Eddin, Izz Eddin Kilidj Arslan, qui n'avait point encore atteint l'âge de l'adolescence. Ces émirs, par reconnaissance pour les bienfaits dont ils avaient été comblés par son père, expédièrent les affaires de l'État, et la prise d'Isparta, l'une des places les plus fortes de la côte de la mer d'Occident,[53] eut lieu pendant le règne de cet enfant encore innocent. Les princes musulmans, ceux de l'empire de Byzance et de l'Arménie lui prêtèrent serment de fidélité et continuèrent comme par le passé à verser au trésor royal leur tribut et leurs impôts.
Les événements qui mirent fin au règne d'Izz Eddin seront racontés plus loin.
Mouzaffer Eddin Mahmoud, Zehir Eddin Ily et Bedr Eddin Youssouf, fils de Yaghy Bissan, partisans de Ghyas Eddin Keykhosrau, se conduisaient avec hypocrisie et avaient dévié de la voie de la loyauté et de la fidélité. Ces trois frères étaient les chefs et les commandants des guerriers de la tribu des Oudj.[54] Ils attirèrent dans le parti de Ghyas Eddin les émirs des différentes provinces et se lièrent les uns aux autres par des serments, par des lettres et par des engagements. Ils chargèrent le chambellan Zekerya de ramener Ghyas Eddin Keykhosrau. Ce Zekerya s'était fait remarquer par son intelligence et ses capacités et par la connaissance qu'il avait acquise de plusieurs langues et de plusieurs dialectes. Ils enfermèrent dans un bâton creux leurs lettres et le texte des engagements qu'ils avaient pris les uns vis-à-vis des autres, et ils firent revêtir à Zekerya un habit de moine. Au moment de son départ, ils lui firent les plus brillantes promesses. Arrivé dans le pays gouverné par Mafrazoum, Zekerya reconnut la demeure du sultan et erra autour d'elle en épiant une occasion favorable. Un jour, au moment de la grande chaleur, il aperçut les jeunes princes se rendant à la promenade, suivis d'une troupe de pages; ils s'établirent sur le bord d'une prairie dont les herbes fraîches ressemblaient au duvet qui entoure la joue des jeunes beautés, et là, se livrant à des jeux enfantins, ils se mirent à construire un moulin. Zekerya se dressa devant Izz Eddin dont la beauté était sans rivale et dont les traits étaient si charmants que l'artiste qui a dit : « Il vous a formés et vous a doués de beauté[55] », n'avait point créé dans l'atelier de l'existence une figure aussi belle que la sienne, et il lui déroba un baiser qui eût été le viatique du bonheur éternel. Le prince, indigné et échauffé par la colère, courut en toute hâte auprès de son père et lui fit part de ce qui venait de se passer. Le sultan envoya chercher Zekerya et lorsque celui-ci parut, Mafrazoum donna l'ordre de le livrer au supplice. Zekerya, redoutant le déshonneur, découvrit ses sourcils pour se faire reconnaître et souleva le bord du bonnet qui cachait son front. Le sultan le reconnut alors et prescrivit de cesser toute information, en donnant à ce sujet à Mafrazoum un prétexte plausible qui pouvait servir d'excuse; puis il commanda, en langue persane, à un de ses officiers de conduire Zekerya dans un endroit écarté. Lorsque tous les indiscrets se furent éloignés, il envoya chercher Zekerya qui accourut semblable au bonheur et entra d'un air triomphant. « L'action audacieuse que j'ai commise, dit-il au sultan, n'avait d'autre but que celui de m'approcher de vous. — Comment est mon frère? lui demanda Ghyas Eddin. — Il est parvenu au faîte de la grandeur, répondit Zekerya; il a conquis le pays des Abkhazes et a pris possession de la Géorgie », et en parlant, il se mit à sourire. Keykhosrau lui en demanda le motif, et Zekerya, se rapprochant, lui exposa la situation dans tous ses détails et plaça devant lui les lettres et le texte des engagements qui lui avaient été confiés. Ghyas Eddin Keykhosrau en prit connaissance, et, bien qu'il eût le cœur en feu par suite des procédés tyranniques de son frère à son égard et des très graves injustices qu'il lui avait fait subir, il versa néanmoins des larmes abondantes en apprenant sa mort, et il donna des marques d'une vive douleur. Il fit ensuite appeler Mafrazoum et le mit au courant de la situation; puis, il consacra trois jours aux cérémonies du deuil, et le quatrième jour, il annonça son dessein arrêté de rentrer dans ses Etats héréditaires. « J'ai fait pour vous, lui dit Mafrazoum, le sacrifice de tout ce que je possède; prenez toutes les dispositions nécessaires pour votre voyage et je vous accompagnerai en marchant à pied à côté de l'étrier royal. » Mafrazoum avait précédemment uni sa fille au sultan par les liens du mariage et il avait donné son fils pour qu'il fût admis au nombre des officiers de la cour. Au moment de partir, le sultan fit à tous les plus brillantes promesses et se mit en marche. Lorsqu'il arriva à Nicée, le basileus[56] s'opposa à son passage. « Je suis lié, lui dit celui-ci, au fils de Roukn Eddin par des serments solennels; il m'est impossible de permettre au sultan de pénétrer dans ses Etats. » Plusieurs jours se passèrent en pourparlers : il fut enfin convenu que le sultan Ghyas Eddin Keykhosrau ferait aux lieutenants du basileus la remise des villes de Khonas[57] et de Ladiq, ainsi que de tout le territoire conquis par les Seldjoukides et s'étendant jusqu'aux limites de la province de Qoniah. Ses fils et Zekerya devaient être laissés comme otages et, à ces conditions, le sultan pourrait continuer sa marche; lorsqu'il serait remonté sur le trône et que le territoire, objet de la convention, aurait été remis aux délégués du basileus, les fils du sultan seraient rendus à la liberté et renvoyés. Ces stipulations réglées, le sultan, accompagné par Mafrazoum et par tous ses gens, se mit en route et atteignit le pays occupé par les Oudj.
Quelques jours s'écoulèrent; Zekerya se rendit alors auprès du basileus : « Les fils du sultan, lui dit-il, sont d'une complexion délicate; ils ne peuvent supporter sans ennui l'obligation de rester enfermés dans une maison. » Le basileus leur accorda donc la permission de sortir deux fois par jour et de se promener à cheval dans la charmante plaine de Nicée. Zekerya avait réussi à conquérir par des cadeaux et des présents les sympathies de quelques officiers du basileus, et il obtint d'eux, pour la réalisation de ses projets, des engagements et des stipulations écrites qui furent confirmés par des serments sur l'Evangile et sur la croix. Un jour, au moment de la prière de l'après-midi, les princes montèrent à cheval pour se rendre à la chasse. Tout à coup ils virent se lever devant eux un sanglier qui, effrayé par les épées, les sabres et les flèches, se mit à fuir dans la direction du pays de l'islamisme. Ce fait fut considéré par les jeunes princes comme un augure favorable et ils s'écrièrent : (Vers:) « Aujourd'hui, tout dans ce monde favorise nos désirs et, dans son mouvement de rotation, la sphère céleste est notre esclave. Notre nom est inscrit dans le diplôme de la royauté émané de Dieu, et nous n'en avons l'obligation à aucune créature. » Ils continuèrent leur route avec l'impétuosité d'un ouragan et la rapidité d'un coup de vent; ils franchirent les plaines et les déserts, et lorsque la clarté du jour succéda aux ténèbres de la nuit, ils étaient arrives aux frontières du pays de l'islamisme. Le sultan s'y trouvait encore occupé à régler les affaires des Oudj et il s'assurait les sympathies et l'appui des émirs de cette contrée. Zekerya lui expédia un courrier pour le prier de ne point remettre aux délégués du basileus les villes et les territoires dont il avait promis la restitution, car la situation avait changé de face. En apprenant que ses fils, apparaissant comme des étoiles, avaient atteint la frontière sains et saufs et qu'ils se trouvaient sur les confins des Etats de leurs ancêtres, le sultan lança au ciel de la joie le bonnet de l'allégresse, et, après avoir réglé les affaires des Oudj, il marcha en toute hâte sur Qoniah dans le courant du mois de Redjeb de l'année 602 (février 1206).
Les habitants de Qoniah, informés de l'approche de Keykhosrau, repoussèrent toute idée de paix[58] et résolurent de le combattre pour rester fidèles à Izz Eddin, fils de Roukn Eddin Suleyman Chah. Inspiré par le démon de l'orgueil, Keykhosrau donna l'ordre d'abattre à coups de hache tous les arbres des jardins qui entouraient la ville et de démolir et d'incendier toutes les maisons de plaisance et les habitations éloignées ou rapprochées.[59] Izz Eddin dit aux habitants de la ville : « Je sais que mon oncle est résolu à se venger: il ne m'épargnera pas et ne montrera aucune pitié pour moi; je considérerai comme un grand bienfait de me voir accorder la vie sauve. Quant à vous, n'abandonnez pas vos intérêts. » Les habitants de Qoniah envoyèrent un délégué au sultan à l'effet d'ouvrir des négociations. Ils lui demandèrent d'accorder à son neveu le même traitement que celui dont Roukn Eddin avait usé à l'égard des fils de Keykhosrau et de lui donner une province en apanage. Ces conditions étant accordées, Izz Eddin quitterait alors la ville et serait conduit devant Keykhosrau pour être admis à l'honneur de lui baiser la main ; puis le sultan ferait son entrée sous les plus heureux auspices. Le sultan donna son agrément à ces stipulations et décida que la seigneurie de Toqat, possédée par Roukn Eddin avant son avènement au trône, serait donnée à Izz Eddin. Des lettres patentes furent aussitôt rédigées. Les notables de Qoniah, après avoir pris connaissance des engagements arrêtés et des diplômes, conduisirent, sans éprouver d'appréhension et en toute tranquillité d'esprit, Izz Eddin auprès de son oncle. Celui-ci envoya à la rencontre de son neveu ses deux fils, Izz Eddin Keykaous et Alâ Eddin Keyqobad. Lorsque Izz Eddin Kilidj Arslan fut en présence de son oncle, il baisa la terre devant lui et voulut se tenir debout, les mains croisées sur la poitrine, mais le sultan ne le permit pas; il le fit asseoir auprès de lui, et après l'avoir embrassé sur les joues, il le prit sur ses genoux et s'appliqua à le rassurer complètement. Il le fit revêtir d'un habit royal et ordonna qu'après avoir demeuré pendant quelques jours dans le château de Cavalèh, il serait conduit à Toqat.[60]
Le lendemain, au lever du roi des astres, le sultan semblable au soleil fit son entrée dans la ville de Qoniah, où il vaut mieux vivre un jour que mille mois dans une autre cité. Sa tête était abritée par un parasol d'étoffe noire, emblème de l'assistance et de l'appui qu'il accordait aux habitants du monde. Il était entouré de troupes dont la marche était l'image des flots agités de la mer verdâtre et de soldats aussi innombrables que les gouttes de la pluie. Il retira son pied de l'étrier qui assure le repos du monde pour le placer sur le trône de ses nobles aïeux. Cet événement combla de joie les grands et les petits, et l'armée et le peuple firent éclater les transports de leur affection et de leur amour. (Vers :) « Lorsqu'il posa sur sa tête la couronne de la grandeur, celle-ci en tressaillit d'allégresse et lui-même en ressentit une joie extrême. Il remplaça partout la misère par l'abondance et la prospérité, et le bonheur succéda au chagrin dans le cœur des affligés. » Mafrazourn fut comblé des plus grandes faveurs et investi des plus hautes dignités. Melik Izz Eddin Keykaous reçut en apanage Malathia et son territoire, et Melik Alâ Eddin Keyqobad, la province de Danichmend avec toutes ses dépendances. Ghyas Eddin Keykhosrau envoya aux souverains et aux princes des différents Etats des lettres et des ambassadeurs, pour leur notifier les faveurs qu'il venait de recevoir du bonheur et l'assistance que lui avait accordée la fortune.
Le cheikh Medjd Eddin Ishaq avait quitté le pays de Roum pour se réfugier en Syrie lorsque le sultan avait pris la route de l'exil; ce prince lui adressa ces vers charmants pour l'inviter à revenir auprès de lui : (Vers :) « O toi dont le caractère loyal et pur est orné des vertus célestes, tu es la couronne de ceux qui siègent dans l'assemblée des frères;[61] tu es l'honneur de tes égaux, la merveille de l'univers. C'est toi, ô Medjd Eddin Ishaq, qui occupes le rang de juge suprême dans l'Islamisme. Que celui qui nous est cher, celui qui est pour nous un digne compagnon, un ange dont la présence nous est aussi nécessaire que notre âme, puisse voir son existence prolongée jusqu'au jour de la résurrection! Que sa considération et son rang s'élèvent sans cesse! Que la main de l'adversité se détourne de lui et que l'œil de l'infortune soit pour lui frappé de cécité! O toi qui as les vertus d'un saint, qui es le prophète de la loi traditionnelle, si je te racontais maintenant les épreuves que m'a fait subir la fortune acariâtre, l'encre qui se trouve à la pointe de mon qalem se changerait en sang. Tu as vu une assemblée de juges illustres me dépouiller des biens de ce monde et me ravir violemment le pouvoir souverain pour le confier à un homme brutal et dépourvu de toute honte. J'ai erré dans l'univers à l'exemple de Djem, le cœur gonflé de chagrin. Tantôt j'étais en Syrie, tantôt en Arménie; tantôt j'étais sur le sommet des montagnes, tantôt sur leurs pentes. Quelquefois, semblable à un requin, je traversais les mers; quelquefois, pareil à une panthère, je parcourais les déserts. Une fois j'étais à Constantinople, une autre fois dans les camps. On me vit dans le Maghreb et dans le pays des Berbères. La fortune à deux faces me força de mettre l'épée à la main, de monter à cheval et de combattre les Francs. J'ai assisté à des batailles, j'ai pris part à des combats, j'ai asséné des coups et reçu des blessures. Souvent je n'avais pour nourriture que le repentir et le chagrin, et mon esprit était agité par la perte de mes amis. Ceux-ci, comme des faucons auxquels on a arraché les ailes, étaient dispersés et, comme moi, errants dans le monde. Lorsque la bonté divine se manifesta de nouveau pour moi et que le ciel dans son mouvement de rotation me témoigna une sympathie sincère, j'eus des songes heureux ; dans ces rêves, je voyais les signes du retour de la fortune et je me dirigeais vers le pays des Turcomans;[62] tout à coup un messager de bonheur se présenta à moi; il m'apprit la mort de mon rival et la vacance du trône. « Allons, me dit-il, sois joyeux, car tu retrouveras le pouvoir! » Il me remit alors des lettres écrites par les plus grands personnages des provinces et les messages envoyés par les plus nobles seigneurs. « Nous tous, me dit-il, nous faisons des vœux pour toi; sois heureux, ô toi qui es notre guide, car tous nos efforts ce te sont acquis. » A chaque instant, un héraut céleste, inspiré par Dieu, murmurait à mon oreille : « Hâte-toi; ce presse ta marche. » Je revins donc sur le rivage de la mer, et dans ce moment-là, quelle crainte pouvaient m'inspirer les flots et les tempêtes? J'abrège mon récit; je traversai la mer; puisses-tu ne jamais voir ce dont j'ai été témoin! J'arrivai heureusement à Bourghoulou au gré de mes désirs, je trouvai une province agitée comme une plume emportée par le vent. Quelques fauteurs de désordre, après avoir sellé le cheval de la violence et de l'injustice, tentèrent de susciter des troubles. N'ayant ni partisans, ni soldats, privés de tout appui, ils furent réduits à l'impuissance, après avoir été rudement châtiés. Enfin, ma fortune remporta la victoire, m'assura la souveraineté, et le royaume fut tout entier réduit sous mes lois. Il est aujourd'hui soumis à mes volontés et aux vôtres. Mes partisans dévoués, grâce à la faveur divine, se sont, avec mes amis, réunis autour de moi. Allons! c'est le moment de revenir ici et de reprendre ta place. S'il reste encore de la terre [de l'exil] sur ta tête, viens la laver ici. »
Lorsque cette gracieuse invitation parvint à celui qui était le modèle des nations, il mit une nouvelle ardeur dans les vœux qu'il formait pour le sultan et il redoubla ses louanges. Keykhosrau, pour lui donner une preuve de sa déférence, se porta à sa rencontre avec le plus grand empressement et lui prodigua les marques de sa bienveillance. Izz Eddin fut conduit à Malathia par le cheikh Medjd Eddin Ishaq et Alâ Eddin fut envoyé à Toqat, en compagnie de gens choisis pour leur mérite.
Après son entrée à Qoniah, Keykhosrau commit une action sans précédent qui fut l'objet de la réprobation universelle. Il condamna à mort le cheikh Termizy, que l'on pouvait mettre de pair avec l'imam Aboul Leïs de Samarcande.[63] Cette exécution fut motivée par le fetva rendu par ce magistrat au moment du siège, et les habitants s'appuyèrent sur cette décision pour justifier leur résistance. Ce fetva faisait mention des sympathies témoignées par le sultan aux infidèles et du fait que, pendant son séjour dans leur pays, ce prince avait commis des actes réprouvés par la loi et s'était ainsi rendu indigne du pouvoir souverain. L'effusion de ce sang injustement répandu exerça une influence néfaste. Pendant trois années, les habitants de la banlieue et des environs de Qoniah ne récoltèrent pas leurs moissons et ne recueillirent pas les fruits de leurs vergers. A la fin, le sultan témoigna un vif repentir : il combla de biens les héritiers et les descendants du cadi et il sollicita leur pardon en leur présentant toutes ses excuses.
Un jour, le sultan, assis sur son trône, rendait la justice selon une habitude consacrée. Tout à coup, une troupe de marchands, les vêtements déchirés, la tête couverte de poussière, se précipitèrent dans la salle d'audience. « O roi dont l'étoile brille au faîte du firmament, s'écrièrent-ils, nous sommes une compagnie de marchands, et, pour assurer à nos enfants une subsistance légitime, nous affrontons des périls de tout genre et nous entreprenons de pénibles voyages. Quand nous cherchons à nous assurer ce gain, nos enfants, le doigt continuellement posé sur les lèvres, l'oreille tendue vers la porte et les yeux fixés sur la route, se demandent quand un père pourra voir le visage de son fils et quand un frère pourra recevoir des lettres de son frère. Dernièrement, à notre retour d'Egypte, nous avons passé par Alexandrie et nous nous y sommes embarqués pour nous rendre à la place forte d'Anthalia.[64] Là, nous fûmes en butte à des vexations et, sans que nous ayons été passibles d'aucune amende, les fonctionnaires francs se sont emparés violemment de nos biens, esclaves ou marchandises, objets précieux ou de peu de valeur. Le sultan qui réside à Qoniah, ajoutèrent-ils ironiquement, est un prince juste et victorieux dans ses guerres contre les infidèles ; il a étendu devant lui le tapis de l'équité: portez-lui vos plaintes, qu'il fasse marcher une armée contre nous; qu'il nous batte et qu'il nous disperse. » Le sultan fut attendri à la vue de leur misère et de leur dénuement; enflammé de colère, il jura par le Dieu éternel qu'il n'aurait pas de repos tant qu'il ne leur aurait pas restitué leurs biens, et J'ai goûté les amertumes de l'exil, leur dit-il, et j'ai éprouvé les injustices des méchants. (Vers:) « Je connais votre situation, malheureux que vous êtes! car j'ai porté un bonnet fait du même feutre que les vôtres. » Des ordres pour une prompte levée de troupes furent expédiés dans les différentes provinces et une armée considérable fut bientôt réunie. Le sultan, s'appuyant sur la bonté divine, se dirigea vers le pays clés infidèles à la tête de soldats valeureux, et il atteignit les frontières après quelques journées de marché. La ville d'Anthalia fut investie par ces guerriers audacieux qui, au moment du danger, se seraient précipités dans la gueule des lions. On traça tout autour d'Anthalia un cercle semblable à celui du malheur. Les machines de guerre furent dressées et, pendant deux mois, on se battit devant la place assiégée du matin au soir. Ces combats n'affaiblissant point les défenseurs de la ville, le sultan donna l'ordre de renoncer aux masses d'armes et aux lances et de décocher, sans interruption, des flèches afin de ne laisser aucun répit aux Francs et de les empêcher d'observer du haut des parapets des murailles les mouvements des assiégeants. Il commanda à ces héros invincibles d'appliquer des échelles contre les murailles et de faire briller leur bravoure. Ces ordres, transmis aux troupes, causèrent parmi elles une agitation semblable à celle des sauterelles et des fourmis. En moins d'une heure, des échelles dont la longueur aurait permis d'atteindre le haut du firmament furent dressées contre chaque créneau des murs de la ville. Le premier qui mit le pied sur le faîte du rempart et renversa quelques ennemis fut un des vieux sipahis de Qoniah, nommé Houssam Eddin Boulouq Arslan; avec l'impétuosité d'un léopard, il monta à l'assaut, l'épée à la main, le casque en tête et couvert d'une cuirasse. Il se précipita sur les Francs et fit faire à quelques-uns d'entre eux le voyage de l'enfer. Ceux qui échappèrent à ses coups prirent la fuite sans oser lui résister. Semblables à un tourbillon de vent qui passe sur la montagne, les soldats les plus vaillants se précipitèrent de toutes parts sur le haut des murs, l'épée à la main, et plantèrent au sommet de la muraille l'étendard du sultan ; puis, comme des aigles qui s'abattent sur leur proie, ils se jetèrent dans la ville dont ils ouvrirent les portes après en avoir brisé les serrures à coups de masses d'armes et de massues. Pendant toute la durée du siège, les Francs avaient accablé les musulmans de grossières injures. Pour les punir, le sultan fit, pendant trois jours, passer les habitants au fil de l'épée; le sang des infidèles couvrit alors d'un rouge tapis la surface de la mer verdâtre et les oiseaux et les poissons prirent leur part du festin fourni par les cadavres de ces misérables. L'ordre fut ensuite donné de cesser le massacre et de remettre les épées au fourreau. Le reste des malheureux, épargné par le sabre, fut réduit en esclavage et dépouillé de ses biens. Pendant cinq autres jours, les flots du pillage battirent les murailles de la ville et la submergèrent. Le sixième jour, le gouvernement d'Anthalia fut donné à l'émir Moubariz Eddin Ouzounqach, un des officiers attachés à la personne du sultan qu'il avait suivi dans l'exil. La prise d'Anthalia eut lieu dans le courant du mois de chaban de l'année 603 (mars 1207).[65] Le sultan, suivi de ses gardes, fit son entrée dans la ville et accorda une amnistie; il y séjourna pendant quelque temps pour faire réparer les brèches pratiquées dans les murailles pendant le siège. Il y établit un cadi, un prédicateur, un imam et un muezzin; il fit dresser un mimber et édifier un mihrab. Après avoir pris toutes ces mesures, il se mit en route pour retourner à Qoniah, sa capitale. A la première étape en suivant la côte, il prescrivit aux fonctionnaires du divan royal de s'arrêter à Doudan et de réunir le cinquième du butin formant sa part; il fit appeler les négociants qui l'avaient accompagné dans cette expédition et auxquels les écuries et les cuisines royales avaient fourni les montures et les vivres. Il leur demanda la liste des marchandises perdues par eux afin de leur restituer tout ce qui serait retrouvé parmi les objets pillés par les soldats. Un ordre expédié à Moubariz Eddin lui enjoignit de les rechercher dans ce qui était resté à Anthalia : la valeur de ce qui ne fut pas retrouvé fut prélevée sur la part du sultan, car les injustices dont les marchands avaient été les victimes avaient provoqué cette conquête. Le sultan, voyant tous ses désirs accomplis, revint à Qoniah. Que les grands de la terre prennent exemple sur lui!
Après son retour d'Anthalia, le sultan confia la garde de cette nouvelle conquête à d'anciens serviteurs de l'État. Tous les potentats de l'époque, tous les fiers monarques du siècle se soumirent à ses ordres et s'unirent et s'attachèrent à lui. On ne pouvait supposer que le nœud de cette puissance serait délié et que le soleil de cette prospérité entrerail dans son déclin. Mais le bateleur de la destinée fit voir des tours extraordinaires derrière le rideau et montra des figures qui excitèrent l'étonnement. L'ambition poussa le sultan à diriger une expédition contre la partie du pays de Roum soumise à Lascaris. Le prétexte de cette agression fut le fait, rapporté plus haut, que Lascaris avait mis obstacle à la sortie du sultan hors de ses États et à son entrée dans les pays de l'islamisme. Après l'avènement de Keykhosrau, Lascaris montra peu d'empressement à acquitter le tribut, à exécuter les ordres qu'il recevait et à remplir les obligations qui lui incombaient. Le sultan réunit un jour, en un conseil secret, les ministres d'État pour leur exposer les raisons qui le déterminaient à marcher contre Lascaris. « Si, leur dit-il, nous ne nous opposons pas à ses actes orgueilleux et à ses bravades, la situation deviendra des plus graves. » Les grands dignitaires répliquèrent que « rompre des traités était une action blâmable ne pouvant aboutir qu'à des calamités et qu'un faux serment prémédité livrerait l'Etat à ses ennemis. » Le dessein formé par le sultan ne pouvait avoir pour résultat que la ruine du royaume et le désordre dans le gouvernement. La porte des promesses et des menaces n'était point encore fermée; il fallait donc envoyer à Lascaris des ambassadeurs chargés de lui faire de vives représentations et de sévères reproches. S'il implorait son pardon et s'il présentait des excuses, il faudrait lui appliquer le sens de ce verset: « Je ne vous ferai point aujourd'hui de reproches[66] », mais s'il persistait dans sa conduite hypocrite et dans son hostilité, il faudrait recourir au remède extrême, à l'application du feu. » (Distique :) « User de générosité, répartit le sultan, quand il faut se servir du glaive, est aussi préjudiciable pour l'honneur que de se servir du glaive, quand il faut user de générosité. Quand on doit piquer avec la lancette et le bistouri formés d'acier indien, administrer un sirop de sucre et de jujube n'offre aucune utilité. Il est inutile que tu les avertisses, car ils ne croiront pas.[67] » Des ordres furent donc expédiés dans toutes les parties du royaume pour exciter les émirs grands et petits placés à la tête des troupes à se préparer aux combats et à prendre part à la guerre sainte contre les infidèles. Conformément à ces ordres, les chefs de corps, les officiers de troupes déployèrent le plus grand zèle et se rendirent au camp suivis d'innombrables soldats dont l'aspect inspirait une telle terreur, que le lion de la terre allongeait ses griffes et l'aigle du ciel déployait ses ailes. Lorsque l'armée approcha d'Alacheher,[68] une des plus grandes villes du pays de Roum, Lascaris fut averti par ses espions de la marche des étendards royaux. Il expédia en toute hâte aux différentes tribus et à leurs fractions, aux gouverneurs des provinces et des îles, des lettres implorant leur secours. Il put ainsi réunir des soldats aussi nombreux que les grains de sable, les fourmis, les gouttes de la pluie et les cailloux du sol. Ses préparatifs achevés, il se mit en marche pour livrer bataille aux troupes de l'Islam, dont l'armée, de son côté, se mit en mouvement comme les flots d'une mer agitée. Keykhosrau, resplendissant comme le soleil, était revêtu d'une cotte d'armes dont la couleur rouge rappelait celle du rubis de Badakhchan : son arc, difficile à bander, était passé à son bras, el il était aussi dur que le cœur des beautés au sein d'argent; à sa ceinture était attachée une épée dont les reflets ondoyants scintillaient comme les larmes des amoureux. Il montait un coursier aussi puissant qu'un éléphant, assez vigoureux pour traverser le Nil et qui d'une ruade aurait déchiré la cotte de mailles de Cheddad; lorsqu'il galopait, la poussière soulevée par ses sabots transformait le ciel en une voûte terrestre. Le sultan, se tenant à cheval au centre de son armée, jeta un regard sur les lances qui se dressaient de toute leur hauteur, et sur les flèches qui transpercent ; il contempla les boucliers impénétrables aux coups, les épées acérées, les lances à la pointe aiguë et les lourdes niasses d'armes destinées à frapper les têtes; puis, pour trancher le différend et mettre fin à toute contestation, il mit l'épée de la vaillance à la main, et dans une première charge, il rompit les rangs ennemis et pénétra jusqu'au cœur de leur armée. Il y trouva Lascaris qu'il dédaigna de frapper de son épée; il fondit sur lui, et d'un coup d'une lance de Khatt, il lui fit éprouver les angoisses du jour du jugement dernier : il le désarçonna, el, le précipitant sur le sol, il lui lança pour l'humilier le mot kendous qui veut dire « teigneux. » Les gardes du sultan voulurent lui couper la tête, mais il s'y opposa et donna l'ordre de le remettre en selle et de le laisser aller.
Les soldats de Lascaris prirent la fuite en voyant leur chef renversé à terre; mais, par un effet de la prédestination, les gardes du corps et les officiers du sultan s'étaient séparés de lui pour piller et pour prendre leur part du bu lin. Tout à coup, un Franc inconnu se présenta devant Keykhosrau; celui-ci, supposant qu'il faisait partie de ses troupes, ne fit point attention à lui. Lorsque le Franc l'eut dépassé, il fit volte-face, et d'un coup de javeline, il envoya l'âme de Keykhosrau dans les jardins du paradis. Il lui enleva ses effets, ses armes et ses vêtements; chargé de ces dépouilles, et suivi de quelques soldats, il se présenta devant Lascaris. Celui-ci reconnut aussitôt les vêtements et demanda d'où ils provenaient. « J'ai remis, dit le Franc, celui qui les portait entre les mains de Rizwan. — Peux-tu, lui demanda Lascaris, le retrouver et rapporter immédiatement son corps? — Je le puis, » répondit le Franc. Lascaris le fit accompagner par quelques-uns de ses plus braves soldats qu'il chargea de relever et de ramener le cadavre du sultan. En le voyant, il fondit en larmes et éclata en sanglots, puis il donna l'ordre d'écorcher vif le Franc. Lorsque les généraux et les chefs de l'armée de Keykhosrau apprirent qu'il était tombé martyr de la foi sur le champ de bataille, ils devinrent la proie du trouble et de l'effarement. La fuite leur parut un butin dont ils devaient s'emparer; le moral et le courage des troupes de Lascaris se relevèrent et elles se mirent à la poursuite des musulmans en déroute. Un grand nombre de ceux-ci furent tués; d'autres furent noyés ou disparurent dans les marécages et dans les fondrières[69] Inèh, l'écuyer tranchant, fait prisonnier, fut amené devant Lascaris. Lorsque ses regards tombèrent sur le corps béni de son maître, il éclata en sanglots et se roula dans la poussière de ses pieds. Il fut débarrassé de ses liens par l'ordre de Lascaris et rendu à la liberté. Le corps du sultan, parfumé avec du musc et de l'eau de rose, bien qu'il eût péri martyr de la foi, fut inhumé provisoirement dans le cimetière des musulmans. Lorsque les nuages accumulés par les événements se furent dissipés, son corps fut apporté à Qoniah et confié à la garde de Rizwan, dans le monument funéraire élevé par ses ancêtres.
[1] Mohammed ibn Yahia Khabouchany est l’auteur d'un traité sur les règles de conduite des magistrats.
[2] Djélal Eddin Kharezm Chah se présenta devant Akhlath au retour de son expédition en Géorgie au mois de Djoumazy ouç çany 623 (juin 1226) et en abandonna le siège pour se rendre dans le Kerman.
[3] Djélal Eddin fut tué par un Kurde dans l'une des montagnes du district d'Amid, le 15 du mois de Chewwal 628 (16 août 1231). Cf. Vie du sultan Djélal ed-Dîn par En-Nesawi sur ce site.
[4] Cette ville porte aujourd'hui le nom de Kharpout. Cf. Saint-Martin. Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, Paris, 1819, p. 90-96.
[5] Ibn el-Athir a consacré un chapitre de sa chronique au récit des événements qui se déroulèrent à Khartibert (Kamil fit tarikh, t. XII, p. 132, l33).
[6] Gouri Sourkh ou « le tombeau rouge » est le nom d'une ville du Gourgan où s’élève le monument funéraire de l'imam Djafer Essadiq.
[7] Le prince qui portait le surnom de Nau Mussulman était Alâ Eddin Mohammed, fils de Djélal Eddin Hassan, chef de la secte des Ismaïliens, assassiné à l'instigation de son fils Roukn Eddin Khour Chah, le dernier jour du mois de Dhoû’lka’dah 651 (21 janvier 1254).
[8] Cf. Rieu, Catalogue of the Persian manuscripts in the British Museum, p. 582.
[9] Le cheikh Chihâb Eddin Abou Hafs Ornar el-Bekry el-Souhraverdy naquit en 539 (1144) et mourut en 632 (1234). On trouve sa biographie dans le Nefchat oul ouns, de Djamy, publié en 1859, à Calcutta, par M. Nassau Lees, p. 544-545.
[10] Coran, chap. xxxi, v. 17-18.
[11] Coran, chap. xvi, v. 92
[12] L'émir Nasir Eddin Yahia a eu soin d'emprunter au texte du Coran les recommandations faites à son fils par Kilidj Arslan. Ce prince fut toujours soupçonné par les musulmans de professer des opinions philosophiques et de pencher vers le christianisme. Lorsque, en l'année 560 (1164), Nour Eddin prit parti contre lui dans sa querelle avec l'émir Zoul Noun, fils de Mohammed, fils de Danichmend, il exigea, au moment de traiter de la paix, que Kilidj Arslan fit devant son ambassadeur une nouvelle profession de foi. Selon Mathieu Paris, Vincent de Beauvais, Guillaume de Saint-Blaise et l'auteur de la chronique de Reichsperg, Kilidj Arslan aurait écrit au pape Alexandre III, pour lui faire connaître son désir d'embrasser la religion chrétienne. Il aurait également envoyé des ambassadeurs à l'empereur Frédéric Ier, pour lui faire part de cette intention et lui demander la main de sa fille. Nicétas affirme que Kilidj Arslan avait été secrètement baptisé à l'instigation de la princesse grecque sa femme.
[13] Le nom de cette ville est également écrit par Beha Eddin et Ibn el-Athir : Chems Eddin Dimichky cite Bourly parmi les villes de l'Asie Mineure; Aboulféda fait mention des montagnes de Toghourlou, que je crois être, par suite d'une erreur de copiste, le nom de Bourghoulou. Aboulféda nous apprend que les montagnes de Toghourlou étaient occupées par des Turcomans, dont les tentes s'élevaient au nombre de 200.000. Les écrivains byzantins nous apprennent que Keykhosrau reçut en apanage de son père les provinces de Lycaonie et de Paphlagonie. Bourghoulou, appelée aujourd'hui Bourlou, se trouve dans la province de Karamanie et dans le district d'Hamid, qui dans l'antiquité formaient la Lycaonie.
[14] Coran, chap. xviii, v. 64.
[15] Coran, chap. iii, v. 11.
[16] Kilidj Arslan mourut le 15 du mois de chaban 588 (26 août 1192) à Qoniah. Il avait accompagné son fils Ghyas Eddin Keykhosrau au siège d'Aqsera. Se sentant malade, il était revenu dans sa capitale. L'auteur d'une histoire des Seldjoukides composée pour un prince de cette dynastie, Alâ Eddin, fils de Suleyman Chah, prétend que Kilidj Arslan fut empoisonné. Keykhosrau monta sur le trône le 1er Ramazan, quinze jours après la mort de son père.
[17] Roukn Eddin Suleyman Chah ne marcha contre Qoniah qu'après la mort de son frère Qouthb Eddin et après s'être emparé de Sivas, de Césarée et d'Aqsera.
[18] Toqat, dans l'eyalet actuel de Sivas, est l'ancienne Comana Pontica.
[19] La ville d'Aqsera, fondée par Kilidj Arslan, est située dans le district de Nigdèh.
[20] Les jeunes gens des villes de l'Asie Mineure formaient des associations religieuses sur lesquelles Ibn Batouta a donné des détails intéressants (Voyages, tome II, passim).
[21] 2 Le texte turc porte un mot qui signifie la quantité d'étoffe nécessaire pour faire un vêtement et plus spécialement des chausses.
[22] L'auteur de l'histoire des Seldjoukides que j'ai déjà citée nous apprend que Ghyas Eddin Keykhosrau partit de Qoniah pour l'exil le mardi septième jour du mois de Dhoû’lka’dah 596 (19 août 1200).
[23] Aqcheher, l'ancienne Antiochia ad Pisidiam, est située clans la province de Qaraman et le district de Qoniah. Elle s'élève sur les bords d'un lac qui porte son nom. Cf. Voyages d'Ibn Batouta, t. II, p. 266, et le Djihan Numa de Hadji Khalfa.
[24] Ibn Batouta donne une description intéressante de cette ville (t. II, p. 271). Ladiq était connue sous le nom de Domouzlouq (la ville des porcs).
[25] Léon II succéda en 1185 à son frère Rupen, qui s'était retiré dans le couvent de Drazara, près d'Anazarbe. Léon avait établi sa résidence dans la ville de Sis rebâtie par ses soins. Il fut couronné roi d'Arménie à Tarsous, le 6 janvier 1198, par Conrad de Wittelspach, archevêque de Mayence; il mourut le 2 mai 1219.
[26] Imad Eddin nous apprend qu'en l'année 587 (1191), Mouizz Eddin Qaïcer Chah se réfugia en Syrie auprès de Saladin, pour échapper à la colère de son père. Saladin lui accorda la main de la fille de Melik el-Adil avec une dot de cent raille dinars. Il put, grâce à l'intervention de Saladin, retourner à Malathia. Il fut chassé de cette ville en 597 (1201) par son frère Roukn Eddin Suleyman Chah et contraint de chercher un asile à la cour de Melik el-Adil, qui lui accorda la principauté de Roha (Edesse). Lorsque Ghyas Eddin Keykhosrau remonta sur le trône, Mouizz Eddin se rendit à Qoniah pour réclamer la restitution de Malathia. Elle lui fut refusée, et il retourna à Édesse. (Ibn el-Athir, t. XII, p. 111.)
[27] Melik Essalih Nedjm Eddin Eyyoub avait reçu de son père Melik el-Kamil les principautés d'Amid et de Hisn Keyfa. Il avait épousé une fille de Kilidj Arslan, puis une femme du harem du khalife Nasir lidin illah. Cette dernière, qui joua un rôle considérable en Egypte sous le règne de Melik Essalih et après la mort de Touranchâh, portait le nom de Chedjer Eddourr et le kounyèh d’Oumm Khalil, à cause d'un fils portant ce nom qui mourut en bas âge.
[28] Coran, chap. ii, v. 213.
[29] L'émir Boulban, un des esclaves de Chah Ermen Seïf Eddin Bektimour ibn Sekman, s'était emparé de la ville et du territoire d'Akhlath après le meurtre de Choudja Eddin Qoutlough, atabek du jeune prince Bektimour.
[30] La province de Djanit (aujourd'hui Djanik), le Pontius Polemoniacus des anciens, fait aujourd'hui partie de l’eyalet de Trébizonde; elle a pour chef-lieu la ville de Samsoun {Amyssus), située sur la côte de la mer Noire.
[31] Le khalife Abd el-Moumin était mort en 558 (1163), et le prince qui régnait sur l'Espagne musulmane, le Maghreb et l'Ifriqiya, depuis 595(1198), était son arrière petit-fils, l'émir Nasir ibn Yaqoub ben Youssouf ben Abd el-Moumin.
[32] Le trône de l'empire de Byzance était occupé par Alexis III l'Ange, qui avait succédé à son frère Isaac, détrôné le 8 avril 1195.
[33] Coran, chap. XLVIII, v. 3.
[34] Coran, chap. LXV, v. 3.
[35] Le traducteur turc du Seldjouk Nameh nous a conservé les vers que, selon l'usage des anciens héros, Ghyas Eddin Keykhosrau composa à sa louange au moment du combat :
[36] Ce distique est tiré d'une qacidèh composée par Bal'a fils de Qaïs el-Kinany.
[37] Mafrazoum est le nom défiguré de Manuel Mavrozomes qui disputa l'empire à Théodore Lascaris. Cf. Nicetae Choniatae Acominati historia. Paris, 1647, p. 403 et 404.
[38] Coran, chap. LXV, v. 1.
[39] Aucun des historiens orientaux ne nous donne le nom de l'île de la mer de Marmara où Ghyas Eddin Keykhosrau alla se fixer. Ibn el-Athir se borne à dire que ce prince se réfugia lors de la prise de Constantinople par les Francs dans un château appartenant à un des patrices les plus considérables et que ce château se trouvait dans le voisinage de Constantinople. (El kamil fit tarikh, t. XII, p. 131.)
[40] Le titre de Sultan Qahir (le sultan victorieux) avait été conféré à Roukn Eddin Suleyman Chah par le khalife Nasir li din illah Aboul Abbas Ahmed.
[41] Ibn el-Athir prétend, au contraire, que Roukn Eddin professait des opinions entachées d'incrédulité.
[42] Outre la signification de « pôle », le mot Qouthb a celle du clou ou de la pointe qui se trouve placée au centre de la plaque de cuivre circulaire de l'astrolabe.
[43] Coran, chap. xii, v. 92.
[44] Le récit de cet acte de cruelle justice que des historiens occidentaux ont attribué à Mahomet II a été inséré textuellement par Kemal Pacha Zâdeh dans le 1er livre de son Nigaristan. Cet auteur a également copié mot pour mot la fin malheureuse de l'expédition de Roukn Eddin en Géorgie.
[45] Coran, chap. XLVIII, v. 20.
[46] Fakhr Eddin Behram Chah était le petit-fils de l'émir Mangoudjik, auquel le sultan Alp Arslan avait accordé en 464 (1071) le gouvernement des provinces d'Erzindjan et de Kemakh.
[47] Erzeroum.
[48] La dynastie des Saliqy qui posséda la seigneurie d'Erzen-Erroum ou Erzeroum, ne compte que trois princes : l'émir Saliq, son fils Melik Mohammed et Melik Alâ Eddin, qui fut privé de son gouvernement en 598 (1201).
[49] Le traducteur turc nous apprend que l'armée de Roukn Eddin Suleyman Chah était formée de contingents fournis par des tribus kurdes et les tribus turcomanes des Gay et des Salor.
[50] Coran, chap. xvii, v. 49.
[51] Coran, chap. xxxiii, v. 38.
[52] On peut consulter sur l'expédition de Roukn Eddin en Géorgie l’Histoire de la Géorgie depuis l'antiquité jusqu'au xixe siècle, traduite par M. Brosset, Saint-Pétersbourg, 1849, t. I, p. 456-463.
[53] Isparta dépendait au xiiie siècle de la province d'Anthalia, qui s'étend le long de la côte de la Méditerranée : elle est aujourd'hui le chef-lieu du district de Hamid.
[54] La tribu turcomane des Oudj était répandue dans toute l'Asie Mineure. L'armée de Frédéric Barberousse rencontra à son entrée en Asie Mineure les Turcomans Oudj qui pillèrent les bagages des Allemands et les inquiétèrent dans leur marche depuis Qoniah jusqu'aux frontières de la Cilicie. Cf. Géographie d'Aboulféda, trad. de St. Guyard, 2e partie, page 134, Ibn el-Athir, t. XII, pages 38 et 203, et la lettre du Catholicos arménien résidant à Qalaat Erroum, insérée par Beha Eddin dans son Histoire de Saladin, éd. de Schullens, Leyde, 1755, pages 120-123.
[55] Coran, chap. LXIV, v. 3.
[56] Le basileus dont il est ici question est Théodore Lascaris qui passa en Asie Mineure, après la prise de Constantinople par les Croisés. Il porta d'abord le titre de despote et se fit proclamer empereur à Nicée en 1206.
[57] Khonas ou Khonaz, patrie de l'historien Nicétas Acominatus, est l'ancienne ville de Colosses, dont les ruines se voient à l'est de Denizly, au pied du Baba Dagh, l'ancien mont Cadmus. Constantin Porphyrogénète nous apprend qu'il existait à Khonas une église célèbre dédiée à l'archange saint Michel. Constant. Porphyrogen., De thematibus, Bonn, 1840, p. 24.
[58] Littéralement : « Les habitants de Qoniah, apprenant l'arrivée du sultan, accordèrent la harpe des subterfuges sur la note de la fidélité à l'égard du fils du sultan Roukn Eddin Suleyman Chah, et ils mirent de côté le qanoun de la paix. »
[59] Ghyas Eddin Keykhosrau essuya d'abord un échec devant Qoniah et fut obligé de se réfugier à Okrum, petit bourg des environs de cette ville. La révolte des habitants d'Aqsera, qui chassèrent leur gouverneur et reconnurent l'autorité de Ghyas Eddin, détermina les habitants de Qoniah à capituler. (Ibn el-Athir, t. XII, p. 131.)
[60] Izz Eddin Kilidj Arslan fut gardé prisonnier dans le château de Cavalèh jusqu'à sa mort.
[61] Il s'agit dans ce passage des associations religieuses dont les membres prenaient le nom de frères et sur lesquelles, comme je l'ai fait remarquer plus haut, Ibn Batouta a donné quelques détails dans le récit de son voyage en Asie Mineure.
[62] J'ai traduit ces mots par « le pays des Turcomans ». Alaman est le terme qui leur sert à désigner les expéditions qu'ils font en territoire ennemi. Les géographes et les historiens contemporains nous apprennent, en effet, que les guerriers des tribus turcomanes de l'Asie Mineure faisaient constamment des incursions dans les contrées occupées par les chrétiens, qu'ils s'y livraient au pillage et en ramenaient des prisonniers qu'ils vendaient comme esclaves.
[63] L'imam Aboul Leïs Nasr ibn Mohammed Samarqandy est l'auteur du célèbre ouvrage intitulé « l'admonestation adressée aux négligents ». L'imam Aboul Leïs mourut en 375 (985).
[64] Nicétas nous apprend qu'Anthalia était au pouvoir d'un Italien élevé en Grèce, nommé Aldobrandini.
[65] Selon Ibn el-Athir, Anthalia capitula le 3 du mois de chaban (5 mars). Ghyas Eddin avait inutilement assiégé la ville, qui avait reçu un secours de Chypre, et était retourné à Qoniah, après avoir laissé dans les montagnes un corps de troupes chargé d'empêcher le ravitaillement d'Anthalia. Averti de la détresse des habitants qui voulaient se rendre et désiraient voir les Francs évacuer la ville, Ghyas Eddin quitta Qoniah, et à son arrivée à Anthalia, il reçut la soumission de la population grecque. Les Francs se réfugièrent dans le château et y furent massacrés jusqu'au dernier. (El-Kamil fit tarikh, t. XII, p. 167.)
[66] Coran, chap. xii, v. 92.
[67] Coran, chap. II, v. 5.
[68] Alacheher, l’ancienne Philadelphia, non loin du Qouzou Tchay (le Codamus), fait partie de la province d'Aïdin.
[69] Selon l'auteur d'une histoire des Seldjoukides que j'ai déjà citée, la bataille dans laquelle Keykhosrau perdit la vie eut lieu le 23 du mois de Dhou’lhiddjeh de l'année 607 (7 juin 1211).