Kemal

KEMAL ED-DÎN

 

EXTRAITS DE LA CHRONIQUE D'ALEP

partie I - partie II

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer


EXTRAITS DE LA CHRONIQUE D'ALEP

DE

KEMAL ED-DÎN

 

AVERTISSEMENT.

 

L'auteur de la précieuse chronique dont on donne ici un long extrait, Kemal ed-Dîn Omar, fils d'Ahmed, était originaire de la ville dont il nous a conservé les annales. Il naquit à Alep au mois de dhou’lhidjdjeh 588 (décembre 1192). Il est quelquefois désigné par les biographes musulmans sous son nom patronymique Abou Hafz ou bien sous l'épithète d'Ibn el-Â'dim « le fils de l'étranger », sans doute en souvenir du surnom poétique que son aïeul prenait dans ses compositions littéraires. Sa famille, issue de la tribu de O'kaïl et depuis longtemps domiciliée à Alep paraît avoir fourni à cette ville plusieurs imams et magistrats aussi distingués par leur teneur religieuse que par leur savoir.

Ses premières études terminées, Kemal ed-Dîn se rendit à Damas et ensuite à Bagdad pour y recevoir les leçons des maîtres les plus estimés dans la science du droit et celle des traditions qui sont la base de la législation musulmane. En 623 (1226), il fit le pèlerinage de La Mecque. De retour en Syrie, le gouvernement d'Alep lui confia à diverses reprises des négociations diplomatiques qui le retinrent pendant plus de dix années auprès des princes seldjoukides d'Iconium et des soudans d'Egypte. C’est ainsi qu'en 635 (1237-1238) nous le voyons chargé par la princesse régente Daïfa-Khatoun d'aller rétablir la paix entre les grands vassaux d'Emèse et de Hamat. Dans le cours de la même année, nous le retrouvons négociant un mariage entre l'héritier encore mineur du trône d'Alep, El-Melik en-Naçer, et la sœur du sultan seldjoukide Keï-Khosrou. Deux ans plus lard, il est envoyé au Caire pour féliciter le prince eyyoubite El-Melik el-A'dil de la victoire qu'il venait de remporter sur les Francs près de Ghaza.

Depuis l'année 641 (1243) jusqu'à la terrible invasion des Mongols, il résida dans sa ville natale, et prit part au gouvernement soit comme vizir, soit en qualité de conseiller et d'homme d'Etat mûri par l'expérience des affaires. En 1260, les hordes à demi sauvages sorties du fond de l’Asie centrale pour donner le coup de grâce à la civilisation arabe s’étant rendues maîtresses d'Alep, le souverain dépossédé, El-Melik en-Naçer, se vit obligé de chercher un refuge en Egypte. Kemal ed-Dîn partagea l'exil de son maître et bienfaiteur. Cependant, s'il faut en croire le compilateur Abou'l-Mahasin, Houlagou Khan, informé des services qu'il pouvait attendre d'un personnage aussi éminent, lui aurait conféré le diplôme de Kadi el-Koudat, c'est-à-dire de grand-juge pour tout le ressort de Syrie jusqu'à la frontière de Mossoul et Meyafarikîn.

Tout porte à croire que notre historien ne consentit pas à servir la cause de maîtres étrangers et qu'il refusa ce poste important. Du moins ne trouve-t-on plus trace de sa participation à la vie publique depuis l'année 1243. Après une courte résidence à Damas, où il composa une élégie sur les désastres qui accablaient l'Islam, il retourna en Egypte et y mourut le 11 du mois de djemadi premier 660 (24 avril 1262).

Kemal ed-Dîn consacra aux travaux historiques tous les loisirs que lui laissèrent ses fonctions politiques et ses voyages officiels. On a de lui deux ouvrages importants sur l'histoire d'Alep. Le premier est un dictionnaire biographique de tous les personnages notables, juges, écrivains et dévots qui ont illustré cette ville. On ne possède qu'un volume dépareillé (Bibliothèque nationale, ms. 726 ancien fonds) de cette vaste compilation pleine de renseignements curieux sur les hommes et les choses de l'Orient musulman ; mais un exemplaire complet se trouve dans une des mosquées de Constantinople. Le second ouvrage est celui qui a fourni les extraits qu'on va lire. Il porte, comme la plupart des livres orientaux, un titre prétentieux : « Crème de l'histoire d'Alep ». M. de Slane en donne la description suivante dans l'Introduction aux Historiens orientaux des Croisades, t. I, p. lvii : « La Bibliothèque nationale en possède un bel exemplaire, le n° 728 de l'ancien fonds. Ce volume, copié sur le manuscrit autographe, renferme une histoire de la ville d'Alep et un récit des événements qui se passèrent en Syrie, en Asie Mineure et dans les pays voisins, depuis la conquête musulmane jusqu'au temps de l'auteur. C'est un ouvrage très bien fait et très instructif ; il nous fournit beaucoup de renseignements sur les guerres qui eurent lieu d'abord entre les Musulmans et les Grecs, puis entre les Musulmans et les Francs, et nous offre, relativement à la première croisade, des détails d'un haut intérêt et qui ne se rencontrent pas ailleurs. » L'importance de ce document pour toute la période des croisades et en particulier pour les comtés d'Edesse et de Tripoli, dont l'histoire, est si intimement liée à celle de la principauté d'Alep, a attiré de bonne heure l'attention du monde savant. Dom Berthereau, qui, le premier, en reconnut la valeur, chargea S. de Sacy, alors tout jeune homme, de traduire les passages relatifs aux expéditions des Croisés. Cette traduction, un des premiers essais de l'illustre orientaliste, a été utilement consultée, d'abord par Wilken dans sa compilation intitulée Commentatio de Bellorum Cruciatorum, etc. Gottingae. 1798, et plus tard par Reinaud, Bibliothèque des Croisades, IVe partie. D'autres fragments de la chronique, mais sans rapport avec les guerres saintes, ont été publiés par Freytag et par le Dr Muller. En dernier lieu, M. C. Defrémery a inséré dans ses Mélanges d'histoire orientale, t. I, p. 35 et suiv., le récit de la première croisade et des quatorze années suivantes jusqu'à la mort de Tancrède en 1112. Ce travail, comme tout ce qui est sorti de la plume du docte académicien, se recommande par une scrupuleuse exactitude. On s'est contenté ici de le compléter en y ajoutant quelques passages omis par le traducteur, mais utiles pour l'intelligence générale des faits présentés souvent par l'écrivain arabe avec une concision qui nuit à la clarté de sa narration.

Le texte des extraits donnés dans les pages qui suivent étant établi d'après le seul manuscrit inconnu, c'était un devoir pour l'éditeur de conserver les passages défectueux tout en s'efforçant de les rétablir. Les leçons altérées sont indiquées soit dans le texte, entre parenthèses, soit dans les notes qui accompagnent la traduction. Il n'a été fait d'exception à cette règle que pour certaines fautes évidentes de grammaire, imputables au copiste et heureusement peu nombreuses

Malgré son extrême concision et la sécheresse de style qui en résulte, la chronique d'Alep est un des documents historiques les plus importants de la littérature arabe, au moyen âge. On sent que l'auteur travaille sur un terrain qui lui est familier et qu’il puise à pleines mains à des sources dont le temps n'a pas encore altéré la pureté. Les fonctions officielles exercées par ses ancêtres et par lui-même, ses souvenirs de famille, les renseignements qu'il a pu recueillir dans les papiers de l’Etat et dans les traditions locales, tout cela donné à son récit un caractère d'authenticité et de véracité qu'on ne trouve pas au même degré chez les autres chroniqueurs musulmans. Ce n'est pas qu'il se distingue de ceux-ci par une plus haute portée de réflexion et qu'il cherche plus qu'eux à tirer les lois générales et l'enseignement des faits qu'il relate avec une merveilleuse exactitude. Cependant sa relation est parfois entrecoupée de remarques qui dénotent un esprit sagace et observateur. C'est ainsi que décrivant l'anarchie qui régnait à Alep, en 1114, et laissait cette province à la merci du premier ambitieux qui ferait mine de la secourir, il ajoute ces paroles significatives : « Il peut paraître étrange que parmi les princes à qui on offrit ainsi Alep, il ne se soit trouvé personne qui désirât une aussi riche possession et qui pût la défendre contre les Francs, mais la raison en est que les princes de ce temps voulaient fane durer l'occupation franque pour se maintenir eux-mêmes au pouvoir. »

De pareils aveux ne font pas seulement honneur à la franchise de l’historien, ils répandent une vive clarté sur les faits extérieurs et nous instruisent mieux que le récit de vingt batailles

(Barbier de Meynard)


 

EXTRAITS

DE LA CHRONIQUE D'ALEP

PAR

KEMAL ED-DÎN.

 

Lorsque Rodouân (prince d'Alep) et Yaghi Siân (maître d'Antioche) arrivèrent à Cheïzer, se dirigeant sur Émèse qu'ils se proposaient d'attaquer, plusieurs messages consécutifs leur annoncèrent qu'une troupe de Francs menaçait Antioche. Yaghi Siân considérait comme le parti le plus sage de retourner dans cette ville et d'en venir aux mains avec les Francs. Mais (un chef turcoman) Sokmân déclara qu'il était préférable de marcher d'abord sur le Diar-Bekr et de l'enlever aux rebelles qui s'en étaient emparés. « Une fois fortifiés dans ce pays, disait-il, j'y laisserai ma famille, et nous retournerons à Emèse. » A la suite de ce désaccord, Melik Rodouân regagna Alep en toute hâte, suivi de son vizir Abou'n-Nedjm, fils de Bedi' et frère du vizir d'Abou'l-Kasem Toutouch, qui était le père de Rodouân. Ce dernier, en devenant souverain d'Alep, avait fait choix d'Abou'n-Nedjm pour ministre. Accusé par Yaghi Siân et par Sokmân de les avoir brouillés avec Rodouân, ce vizir, pour se soustraire à leur ressentiment, se retira dans la forteresse de Cheïzer et se mit sous la protection d'Ibn Mounkad. Dès que Yaghi Siân et Sokmân eurent quitté Cheïzer, il rejoignit son maître Melik Rodouân à Alep.

Lorsque Rodouân revint, très irrité contre Yaghi Siân et Sokmân, les émirs retournèrent de Cheïzer à Antioche, au reçu de la nouvelle que les Francs avaient attaqué et pillé Belanah. Dès son arrivée à Antioche, Yaghi Siân fit partir ses deux fils Chems ed-Dawleh[1] et Mohammed. Le premier se rendit auprès de Dokak (frère de Rodouân et prince de Damas) et auprès de Toghtékin pour implorer leur secours ; il adressa aussi des sollicitations analogues à Djenah ed-Dawleh, à Watthah ben Mahmoud et à la tribu de Kilab. Quant à Mohammed l'autre fils de Yaghi Siân, il se dirigea du côté des Turcomans, de Kerbogha, des rois et émirs de l’Orient et répandit ses messages parmi les princes musulmans.

Le 8 du mois de ramadhan (de l'année 490, 19 août 1097), une flottille de vingt-deux bâtiments venus de Chypre entra dans le port de Laodicée ; ils l'assaillirent, enlevèrent toutes les marchandises et s'en retournèrent après avoir mis cette ville au pillage. Les Francs, en arrivant en Syrie, firent le dénombrement de leurs forces, à la suite de leur long voyage par le nord ; elles atteignaient le chiffre de trois cent vingt mille hommes. Le 2 du mois de chawal (12 septembre 1097), ils allèrent camper à Baghras (Pagrae), d'où ils firent des incursions sur le territoire d'Antioche. En même temps, les habitants des places fortes et des châteaux du voisinage se révoltèrent contre les garnisons qui s'y trouvaient cantonnées et les massacrèrent ou les forcèrent à fuir. Les habitants d'Artah suivirent cet exemple et réclamèrent l'assistance des Francs. Telles furent les conséquences des excès et de te tyrannie de Yaghi Siân dans le pays qu'il gouvernait. Le 27 de chawal de l'année 490 (7 octobre 1097), les Francs campèrent sous Antioche. Au mois de moharrem 491 (décembre 1097), trente mille d'entre eux envahirent les possessions musulmanes de la province d’Alep, ravageant, pillant, et tuant tout ce qu'ils rencontraient Melik Dokak, l'atabek Toghtékin et Djenah ed-Dawleh étaient alors campés à Cheïzer avec le fils de Yaghi Siân et se portaient au secours de son père ; mais lorsqu'ils fuient informés de l'incursion des Francs, ils marchèrent contre eux avec un corps d'armée, les rencontrèrent sur le territoire d'El-Barah et leur firent subir des pertes. Les Francs revinrent alors sur Roudj, remontèrent de là vers Ma'arra-Mosrîn, y tuèrent tous ceux qu'ils trouvèrent et mirent en pièces la chaire de la mosquée. Lorsque l'armée de Damas s'éloigna d'El-Barah, le fils de Yaghi Siân abandonna cette armée et courut à Alep demander du renfort à Melik Rodouân. Avec l'aide des troupes d'Alep et l'assistance de Sokmân, il s'approcha d'Antioche ; mais un corps d'armée franc, quoique inférieur en nombre, attaqua les Musulmans et les força à fuir vers Harem (fin du mois de safar, premiers jours de février 1098). Poursuivie par les Francs jusque dans cette place, l'armée musulmane s’enfuit en désordre à Alep, tandis que les habitants arméniens de Harem[2] se rendaient maîtres de la ville.

Au mois de rebi premier de celle même année (février-mars 1098), un parti d’Arméniens se montra à Tell-Kabbasîn dans le district d'El-Wadi ou ils répandirent le meurtre et le carnage. Les Musulmans cantonnés dans ce pays marchèrent contre les envahisseurs, de concert avec une troupe de Turcs, les repoussèrent, en tuèrent une partie et forcèrent les autres à se refugier dans des forteresses en ruines. Assaillis ensuite par l’armée d'Alep, après une lutte de deux jours ces Arméniens furent les uns mis à mort, les autres faits prisonniers et conduits à Alep, où ils furent massacrés ; leur nombre dépassait quinze cents hommes.

Les Francs (que Dieu les maudisse !), en prenant position devant Antioche, creusèrent entre leur camp et la ville un large fossé pour se défendre contre les sorties de la garnison d’Antioche, à cause des avantages qu’elle remportait sur eux ; car les attaques des assiégés étaient presque toujours couronnées de succès. De son côté Yaghi Siân cherchait du renfort en tout lieu, dans le voisinage et au loin, et il se distinguait par ses talents militaires. Kerbogha, seigneur de Mossoul, traversa l'Euphrate à la tête de forces considérables. Dokak, Toghtékin et Djenah ed-Dawleh firent leur jonction, bientôt suivis de Sokmân, fils d'Ortok, qui avait abandonné Rodouân pour se réunir à Dokak. En dernier lieu arriva Watthab, fils de Mahmoud, avec une troupe d'Arabes. Ils allèrent attaquer Tell-Mennes, parce qu'ils avaient appris que les habitants de ce pays étaient en correspondance avec les Francs et les excitaient à faire la conquête de la Syrie. Dokak les frappa d'une contribution dont il se fit payer une partie compte et prit, pour la garantie du reste, un certain nombre d'otages qu'il expédia sur Damas. Il conduisit ensuite ses troupes à Merdj-Dabik,[3] où il rejoignit Kerbogha à la fin du mois de djemadi second (premiers jours de juin 1098). Ils se dirigèrent de concert sur Antioche.

Dans la nuit du jeudi 1er du mois de redjeb (4 juin 1098) °), un habitant d'Antioche connu sous le nom de Zarrad (fabricant de cuirasses) stipula, d’accord avec quelques serviteurs de sa maison, qu'il livrerait à l'ennemi la tour dont la garde leur était confiée. En effet, Yaghi Siân avait confisqué, sous forme d'amende, l'argent et le blé de cet homme. Dans son ressentiment, celui-ci avait écrit à Boémond pour l'informer qu'étant de garde dans telle tour il lui livrerait l'accès d'Antioche, à la condition d'obtenir la vie sauve et certains cadeaux stipulés. Boémond promit tout ce qui lui était demandé, mais il eut soin de n'en rien dire aux Francs. Or leur armée était commandée par neuf comtes, entre autres Godefroi, son frère le comte (Baudouin), Boémond, Tancrède, fils d'une sœur de Boémond, Saint-Gilles, Baudouin (du Bourg) et d'autres chefs. Boémond les réunit pour décider à qui appartiendrait la ville d'Antioche, si elle tombait en leur pouvoir. Chacun la réclama pour soi ; en présence de ce désaccord, Boémond dit : « Le parti le plus sage est que chacun de nous dirige le siège pendant huit jours, et celui qui se rendra maître de la place pendant sa semaine de garde en sera le gouverneur. » On tomba d'accord sur ce point. Lorsque arriva le tour de Boémond, Zarrad (maudit soit-il !) jeta aux soldats de ce chef une corde à l'aide de laquelle ils se hissèrent sur le rempart. En s'aidant les uns les autres, ils se réunirent en nombre assez considérable pour tuer les sentinelles, et c'est ainsi que Boémond, fils de Guiscard (le texte porte El-Askart), prit possession de la place. Au point du jour, tandis que les Francs montaient dans la ville, un cri se fit entendre du côté de la montagne, Yaghi Siân crut que la forteresse était prise, et il se précipita au dehors avec une troupe de fuyards ; mais aucun d'eux n'échappa à la mort. Yaghi Siân approchait d'Ermenaz avec un eunuque de sa suite, lorsqu'il tomba de cheval. Ce fut en vain que l'eunuque le remit en selle, Yaghi Siân ne put se maintenir ; il tomba de nouveau, et, pendant que le valet prenait la fuite, son maître fut rejoint par les Arméniens, qui le tuèrent et envoyèrent sa tête aux Francs. Un nombre incalculable de Musulmans périrent pour la foi ce jour-là dans Antioche. Meubles, matériel de guerre et armes, tout fut détruit, et la population de la ville tomba en esclavage. A l'annonce de ce désastre, les musulmans de 'Amm et d'Innib[4] prirent la fuite, abandonnant leurs villes aux Arméniens. Dès que ces nouvelles parvinrent à Dokak, à Kerbogha et à leurs troupes, ils coururent à Artah. En même temps, une partie de leurs forces marchèrent sur Djisr el-Hadîd (le Pont de fer), tuèrent les Chrétiens qui défendaient ce passage et continuèrent leur route vers Antioche. Ayant appris que la citadelle de cette ville était restée au pouvoir des Musulmans, ils en informèrent aussitôt l'armée de l'islam, qui arriva devant Antioche le mardi matin, 6 rejeb (9 juin 1098). Les Francs postés au dehors de la ville se hâtèrent d'y rentrer, tandis que les Musulmans prenaient position à l'extérieur, dans le voisinage de la montagne, et pénétraient ensuite dans la place par le côté de la citadelle. Les Francs se défendirent dans les hauts quartiers de la ville, et, fortement menacés, ils construisirent un mur sur une pente de la montée pour empêcher l'irruption des ennemis. Ils se maintinrent ainsi pendant quelques jours, mais ils finirent par manquer de vivres.

Kerbogha s'était emparé de presque tout le matériel de la citadelle et en avait donné le commandement à Ahmed, fils de Merwân. Sur ces entrefaites, il reçut plusieurs messages consécutifs de Melik Rodouân, ce qui inspira des soupçons à Dokak. D'autre part, Djenah ed-Dawleh craignait le ressentiment des compagnons de Yousouf ben Abik et de son frère.[5] La discorde éclata entre les Turcs et les Arabes enrôlés sous les ordres de Watthab, et ils se débandèrent pour ce motif. Bon nombre de Turcomans désertèrent aussi, mécontents des projets et des messages de Rodouân, et enfin les émirs se séparèrent les uns des autres. Plus tard cependant on tomba d'accord qu'on transporterait le camp dans la plaine qui s'étend au-dessous d'Antioche ; en effet on s'établit près de Bab el-Bahr (la Porte de la mer) et un retranchement fut creusé entre le camp et la ville. Les Francs, enfermés dans Antioche, en étaient réduits à manger la chair des cadavres et des animaux morts. Ils firent une sortie, le lundi 16 du mois de redjeb (29 juin). L'avis de Watthab ben Mahmoud était de s'opposer à cette manœuvre ; un autre émir proposait d'empêcher la sortie eu masse et de tomber sur l'ennemi au fur et à mesure qu'il se montrerait ; mais l'armée musulmane ne voulut rien entendre de ces propositions, tant elle tenait la victoire pour certaine. Les Francs sortirent en forces considérables ; aussitôt les Turcomans jetèrent le désordre parmi les Musulmans, lesquels se débandèrent. Cependant les Francs, croyant à un stratagème de leur part, s'abstinrent de les poursuivre, et Dieu permit ainsi que les fidèles fussent sauvés. Kerbogha, resté seul avec la majeure partie de ses troupes, brûla pavillons et tentes et s'enfuit à Alep. Beaucoup de gens périrent parmi les volontaires, les goujats et les petits trafiquants à la suite de l'armée, mais aucun personnage notable ne fut tué. Les Musulmans perdirent aussi des machines de guerre, des tentes, troupeaux et céréales en quantité considérable. En outre, tous ceux qui s'écartaient de l'armée tombèrent aux mains des Arméniens.

Les Francs, revenant à Antioche où se trouvait Ahmed, fils de Merwân, négocièrent avec ce gouverneur et lui offrirent la vie sauve pour lui et sa suite. Ahmed capitula, le lundi 2 du mois de chaban de la même année (5 juillet 1098). On le logea dans un hôtel d'Antioche et ses compagnons furent laissés libres ; puis on le fit conduire sous bonne escorte jusque sur le territoire d'Alep. Mais les Arméniens surprirent cette troupe, en tuèrent une partie, et firent l'autre prisonnière, à l'exception d'un très petit nombre qui s'échappèrent. Kerbogha, en arrivant à Alep.fut reçu par Melik Rodouân, qui lui fournit des tentes et d'autres effets, après quoi il s'éloigna. Les troupes de Damas regagnèrent cette ville et les armées (alliées) se séparèrent. Quelques jours après la capitulation, au mois de chaban (juillet 1098), un escadron de Francs, de concert avec des gens de Tell-Mennes, et tous les Chrétiens de Ma'arrah assaillirent cette dernière ville et commencèrent les hostilités. Mais une partie de la garnison d'Alep marcha contre eux, les rencontra entre Tell-Mennes et Ma'arrah et les mit en fuite, malgré la résistance de leur infanterie, qui tint ferme. Les Chrétiens perdirent plus de mille hommes, dont les têtes furent envoyées à Ma'arrat en-Na'mân.

En cette même année 491, au mois de djemadi premier (avril 1098}, Melik Rodouân révoqua son vizir Abou'n-Nedjm Hibet Allah Mohammed, fils de Bedi', et le remplaça par Abou'l-Fadhl Hibet Allah (fils d'Abd el-Kaher, fils de Mawsoul). Cet Abou'l-Fadhl était un homme sage et généreux, prodigue de bienfaits et d'aumônes. Comme sa nomination eut lieu à l'époque où la disette sévissait avec une telle violence sur Alep qu'on en était réduit à manger des cadavres, le nouveau vizir fit tirer des greniers de grandes provisions de blé qu'il distribua au peuple. On assure que, chaque année, il ne donnait pas moins de trois mille charges de blé, dans un but d'humanité et de bienfaisance, sans compter ses libéralités envers les députations et les hôtes de sa maison, ses distributions en espèces d'or et d'argent et ce qu'il dépensait pour le rachat des prisonniers musulmans.

A la même époque, Melik Rodouân fit mourir le reïs de la ville d'Alep Boutai, fils de Farès el-Fou'yi, connu sous le surnom de Moudjann, (le fou). Cet individu, qui avait vécu d'abord parmi les vauriens, les filous, voleurs de grands chemin et gens débauchés, avait été ramené à une conduite plus régulière par Ak-Sonkor Kassîm ed-Dawleh. Ce ministre lui donna la police d'Alep en considération de son énergie, de ses aptitudes spéciales et de la connaissance qu'il avait des malfaiteurs. Lorsqu'il vivait de vol et de rapines, ce Moudjann récitait la seconde prière du soir à Foua'h (village à une assez grande distance d'Alep), puis il se rendait furtivement en ville, y faisait quelque coup de main et retournait, pour l'heure de la prière de l'aurore, à Foua'h. De sorte que, s'il était soupçonné de vol, il pouvait prouver par témoins qu'il avait célébré la prière du soir et celle de l'aurore à Fou'ah, et il obtenait ainsi son acquittement. Il exerça les fonctions de chef de la police à Alep du temps de Kassîm ed-Dawleh, de Tadj ed-Dawleh et ensuite sous Rodouân. Il acquit assez d'autorité pour sévir contre les kadis, les ministres et d'autres grands personnages. C'est lui qui fit périr le vizir Abou Nasr ibn en-Nahhas sous le règne de Kassîm ed-Dawleh. D'après ce qui m'a été raconté, la cause de leur inimitié fut la suivante. Le vizir, qui convoitait des nattes (ou tapis), fut fort irrité quand il apprit qu'El-Moudjann les avait achetées. Celui-ci, il est vrai, les lui offrit, mais le ministre les renvoya en s'exprimant sur son compte d'une façon injurieuse. De là la haine d’El-Moudjann, qui, plus tard, se rendit maître de la personne d'Ibn en-Nahhas et le fit étrangler. Possédé de la fureur du meurtre, avide de sang, de rapines et de crimes, El-Moudjann finit par se révolter contre Melik Rodouân. Mais ses partisans diminuant, il dut se cacher pendant que Rodouân était assiégé dans la citadelle d'Alep, en l'année 490. Par ordre de Rodouân, un serviteur fit savoir dans la place que le prince avait confié la police d'Alep à Sa'ed ben Bedi'. Aussitôt la milice urbaine, qui détestait El-Moudjann, l'abandonna pour se réunit autour de Sa'ed. Découvert bientôt dans le refuge ou il se cachait, El-Moudjann reçut de Dieu le châtiment dont ses crimes le rendaient digne. Devenu prisonnier de Rodouân, il fut incarcéré au mois de dhou’lka’deh 490 (octobre-novembre 1097) et condamné aux plus atroces supplices par ordre du prince, qui avait résolu de s’emparer de ses biens

En 491 (1098), Omar, gouverneur de A’zaz,[6] s'étant révolté contre Melik Rodouân et se voyant assiégé par l’armée d’Alep, implora le secours des Francs. Saint-Gilles accourut avec des forces considérables, et l'armée d’Alep s’étant retirée devant lui, il pilla tout ce qui tomba sous sa main et retourna ensuite à Antioche. Il avait exigé qu’Omar lui livrât comme otage son propre fils, lequel mourut chez les Francs. Melik Rodouân ne cessa de harceler Omar et finit par le prendre dans Tell-Herak ; Omar fit sa soumission et demeura quelque temps auprès du prince à Alep, après quoi il fut mis à mort

Au mois de dhou’lhidjdjeh. Saint-Gilles alla assiéger El-Barah.[7] L’eau vint à manquer et la place capitula. Mais le vainqueur, agissant avec déloyauté, mit plusieurs habitants, hommes et femmes, à la torture, extorqua leurs biens, tua les uns et réduisit les autres en esclavage. Le reste des Francs qui se trouvaient dans Antioche, les Arméniens qui leur obéissaient et les chrétiens (du pays) vinrent se joindre à Saint-Gilles, et ils campaient tous devant Ma'rrat en Na'man, le 27 de dhou’lhidjdjeh (24 novembre 1098), au nombre de cent mille hommes. Ils bloquèrent cette place (au début de) l'année suivante 492, et coupèrent les arbres du voisinage. Les assiégés implorèrent le secours de Mélik Rodouân et de Djenah ed-Dawleh, mais n'en obtinrent rien. Les Francs avaient construit une tour de bois qui dominait les remparts ; ils assaillirent ensuite la ville de toutes parts, et lorsque la tour fut contiguë aux murs, ils en découvrirent la toiture et accrochèrent leurs échelles. La population tint ferme depuis l'aurore jusqu'à la prière du coucher du soleil, mais il périt beaucoup de monde, tant sur les remparts qu'au-dessous. Enfin l'ennemi pénétra dans la ville après le coucher du soleil, le lundi 24 de moharrem 492 (21 décembre 1098). Toute l'armée franque fit son entrée dans la place. Quelques habitants qui s'étaient fortifiés dans leurs demeures demandèrent et obtinrent l'aman, moyennant une taxe fixée sur chaque maison. Les Francs, s'étant partagé les différents quartiers, y couchèrent et en rassurèrent les habitants ; mais dès que l'aube parut, ils dégainèrent leurs épées, coururent sus à la population, massacrèrent les hommes et firent prisonniers les femmes et les enfants. Plus de vingt mille personnes, hommes, femmes et enfants, périrent ce jour-là ; quelques familles qui se trouvaient à Cheïzer, ainsi que les Benou Soleïm, les Benou Abi Hoçaïn et quelques autres, échappèrent seules au massacre. Les Francs firent périr beaucoup de Musulmans dans les tourments, afin de leur extorquer leurs biens ; ils s'emparèrent de l'eau afin de la revendre, de sorte que plusieurs personnes moururent de soif. Pendant les trente-trois jours qu'ils occupèrent la ville, depuis le jour de l'assaut, aucun trésor n'échappa à leurs recherches ; ils démolirent les fortifications, brûlèrent les mosquées et les maisons et brisèrent les chaires.[8] Boémond s’en retourna ensuite à Antioche, et le comte d’Edesse rentra dans ses possessions. — En cette année aussi eut lieu la prise de Jérusalem qui subit le même sort que Ma'rrat en-Na'mân.

En 493 (1100), Mobarek, fils de Chibl, chef de la tribu des Benou Kilab envahit avec une nombreuse troupe d'Arabes le territoire de Melik Rodouân, contre lequel il s'était révolté. Il fit paître ses troupeaux dans les champs de culture autour de Ma'rrat, Kefer-Thab, Hamat, Cheïzer, Djisr et d'autres localités. Le pays fut ainsi converti en un désert aride ; la disette sévit alors sur toute la contrée d'Alep, où il ne restait plus un grain de blé. Mais Dieu déchaîna la peste sur ses envahisseurs : Chibl et son fils Mobarek périrent par ce fléau, et la puissance éphémère de ces Arabes s'éclipsa.

Dans les derniers jours de redjeb (vers le 10 juin 1100), Melik Rodouân se dirigea sur El-Athareb, et, après s'y être arrêté quelques jours, il marcha sur Kellâ le 25 de chaban (5 juillet), pour en déloger les Francs. Mais toutes les troupes cantonnées à Djezr, Zerdanâ et Sermîn marchaient à sa rencontre, le battirent, et firent main basse sur son armée, qui subit de grandes portes et leur laissa environ cinq cents prisonniers, parmi lesquels quelques émirs. Après ce succès, les Francs, revenant sur Djezr, prirent le fort de Kefer-Alep (lisez Kefer-Thab) et le fort de Hadher,[9] de sorte que tout le territoire compris entre ces deux places et tout le pays à l'ouest d'Alep, à l'exception de Tell-Mennes, où se trouvait le corps d'armée de Djenah ed-Dawleh, restèrent en leur pouvoir. Aussitôt après sa défaite, Melik Rodouân alla demander le secours de Djenah ed-Dawleh à Émèse, l'obtint et revint à Alep en compagnie de ce prince. L'armée franque était alors rentrée dans Antioche. Djenah ed-Dawleh, après être demeuré quelques jours aux portes d'Alep, fut choqué du peu d'égards que lui témoignait Melik Rodouân, et il reprit le chemin d'Emèse. De leur côté, les Francs se rassemblèrent dans Djezr, Sermîn et le territoire d'Alep, firent de grandes provisions en munitions et en céréales, et marchèrent sur Alep dans le dessein de la bloquer, en l'année 495, ou, d'après une autre version, avant cette époque. Boémond et Tancrède, qui avaient opéré leur jonction non loin de cette ville, allèrent camper à Mochrifah, au midi, sur les bords du Nehr-Koïk, après avoir été informés de l'affaiblissement de Rodouân et de la dispersion de son armée. Leur plan était de convertir en forteresses les mausolées (mech'hed) de Khouff, de Dekkeh et de Karnabiâ,[10] de camper devant Alep et de vivre des ressources de la contrée. Tel fut en effet leur projet pendant un jour ou deux ; mais ils reçurent la nouvelle que Nouchtekin (fils du) Danichmend venait de se présenter devant une des places fortes des Francs, c'est-à-dire devant Malatya, et aussitôt ils se portèrent à la défense de cette ville. (Le fils du) Danichmend marcha à leur rencontre, et la bataille s'engagea sur le territoire de Mar'ach. Boémond fut fait prisonnier et ses soldats furent tués tous jusqu'au dernier. C'est ainsi que Dieu ayant frustré l'espérance des Francs, ils évacuèrent la province d'Alep en abandonnant tous les travaux commencés.

Rodouân survint, s'empara des provisions de blé qu'ils avaient amassées et alla camper ensuite près de Sarmîn. Djenah ed-Dawleh, après avoir assailli Asfouna (forteresse voisine de Ma'rral en-Na'mân) et tué les Francs qui l'occupaient, se dirigea vers Sarmîn ; il surprit et pilla le camp de Melik Rodouân et mit en fuite ce prince avec la majeure partie de ses troupes. Le vizir Abou'l-Fadhl, fils de Mawsoul, et quelques autres furent faits prisonniers et envoyés à Emèse. Djenah ed-Dawleh rechercha aussi le médecin-astrologue bathénien, mais sans réussir à le trouver. C'était ce médecin qui l'avait brouillé avec Rodouân ; ce prince, gagné par lui à la cause des Bathéniens qu'il laissa se propager dans Alep, se déclara le partisan et le protecteur de leur secte. Il leur accorda de hautes positions, laissa leur pouvoir s'accroître chaque jour et autorisa l'établissement d'un centre de propagande à Alep. Sourd à tous les messages que les autres princes lui adressaient, Rodouân n'abandonna jamais ces croyances. Le médecin en question parvint donc à rentrer à Alep avec quelques autres fugitifs échappés au désastre. Quant à Djenah ed-Dawleh, il enleva les récoltes à Sarmîn, Ma'rrat en-Na'mân, Kefer-Thab et Hama ; il reçut aussi une somme de quatre mille dinars pour la rançon d'Ibn Mawsoul le vizir et d'autres sommes pour le rachat des compagnons de Rodouân. En l'année 496 (1102-1103), il ne restait plus entre les mains des Musulmans que la forteresse de Basarfouth sur le territoire des Benou A'lîm.

En l'année 496, Dokak prit possession de Rahbah, ville où résidait alors le mari d'Aminah, fille de Kaïmaz ; ce dernier, ancien officier de Kerbogha, était mort dans cette ville, dont il était le gouverneur. Lorsque Djenah ed-Dawleh s'y présenta, il vit que l'occasion de s'en emparer venait de lui échapper, et il revint sur ses pas jusqu'à Nakirâh. C'est là que Rodouân alla le rejoindre, fit sa paix avec lui et l'emmena sous les murs d'Alep, où il lui fournit des tentes et le traita comme un hôte pendant dix jours. Mais une amitié sincère ne pouvait régner dans le cœur des deux rivaux, et Djenah ed-Dawleh s'en retourna à Emèse. Le médecin astrologue bathénien fit partir trois Persans appartenant à la secte ; ils surprirent ce prince dans la mosquée où il était allé célébrer la prière publique, le vendredi 22 de redjeb (2 mai 1103), et le tuèrent avec quelques gens de son escorte ; ils furent mis à mort aussitôt. On prétend que cet assassinat fut commis avec le consentement et même par ordre de Rodouân. D'ailleurs l'astrologue bathénien ne survécut pas longtemps à cet événement ; il mourut vingt-quatre jours plus tard et laissa la direction de la propagande bathénienne d'Alep à l'un de ses compagnons, Abou Taher, surnommé l'orfèvre persan. Le chef chrétien Saint-Gilles parut devant Emèse trois jours après le meurtre de Djenah ed-Dawleh. Aussitôt la veuve de ce prince, la Khatoun, mère de Rodouân, fit dire à ce dernier qu'il vînt prendre possession de la ville après en avoir chassé les Francs ; mais les principaux officiers, connaissant les sentiments malveillants de Rodouân à leur égard, désapprouvèrent cette démarche et se hâtèrent de mander les lieutenants que Dokak, alors à Rahbah, avait laissés à Damas. Aïtékîn l'Alépin s'empressa d'occuper la citadelle d'Emèse. Lorsque Rodouân arriva à El-Koubbah (la Coupole), il fut mis au courant de ces événements et rebroussa chemin. Saint-Gilles venait, lui aussi, de s'éloigner après avoir imposé une taxe sur la ville. Dokak prit possession d'Emèse, traita avec bonté la population, envoya le harem et les enfants de Djenah ed-Dawleh à Damas, et remit ensuite la ville à Toghtékin. De là il se rendit à A’zaz et pilla le territoire d'El-Djoumah, dépendance d'Antioche. Les garnisons d'Antioche et d'Edesse campèrent à Moslemiah, tuèrent une partie des habitants de cette place, imposèrent des taxes de guerre sur plusieurs localités et séjournèrent quelques jours dans le pays d'Alep. Là on négocia avec Melik Rodouân : un accommodement fut conclu moyennant sept mille dinars, dix chevaux (de prix) et la mise en liberté des prisonniers de guerre, à l'exception des officiers pris à Moslemiah. Ceci se passait en à 496. Peu de temps après, les Francs, sortant de Tell-Bachir, portèrent le pillage et l’incendie dans la partie située au nord et à l’est de la province d’Alep. Ils renouvelèrent plusieurs fois leurs incursions. Ils allèrent ensuite attaquer la forteresse de Basarfouth, qui se rendit par capitulation, et se dirigèrent sur Krferlatlia, mais, assaillis par la tribu des Benou A'lîm, ils durent se replier du côté de Basarfouth.

Une grande bataille ayant été livrée entre les Francs, Sokmân et Djekermich (prince de Mossoul), l'avantage resta aux Musulmans, qui exterminèrent l'ennemi, firent prisonnier le comte (Baudouin du Bourg) et s'emparèrent d'un riche butin. Melik Rodouân, qui était alors dans le voisinage de l'Euphrate, attendant des nouvelles de l'armée franque, fut bientôt informé de cette victoire. Aussitôt il donna l'ordre aux troupes de Djezret des autres parties de la province d'Alep qui étaient occupées par les Francs, d'arrêter tous les infidèles qui se trouveraient là. Les gens de Fou'ah, Sarmîn, Ma'rrat-Mesrîn et d'autres localités coururent aux armes et exécutèrent les ordres du prince. Quelques-uns d'entre les Francs se rendirent à merci ; Rodouân leur fit grâce de la vie et les emmena prisonniers. Il ne restait plus entre les mains de l'ennemi qu'El-Djebel, Hab, plus les places fortes de Ma'rrat, Kefer-Thab et Sawwarân, et encore cette dernière fut-elle prise par Chems el-Khawass. Les troupes cantonnées dans Lathmîn, Kefer-Thab, Ma'rrah et El-Barah s'étant réfugiées dans Antioche, les habitants de ces places, à l'exception de Hab, en firent la reddition à Rodouân ou à ses officiers. Rodouân reprit aussi aux partisans de Djenah ed-Dawleh les deux villes de Balès et d'Alfaia ; enfin, à la suite d'une dissension qui éclata dans Hamat, les habitants, craignant le courroux de Chems el-Khawass, écrivirent à Rodouân et lui remirent leur ville, ainsi que Salamyah. La sécurité commença alors à renaître sur le territoire d'Alep : les populations y revinrent à l'envi et la confiance de Rodouân se raffermit. Les troupes d'Alep exerçaient de continuelles agressions dans le pays d'Antioche. Boémond se sentait incapable de le défendre, car il se rappelait qu'il n'avait échappé à Sokmân qu'avec un petit nombre des siens. Redoutant donc la puissance des Musulmans, il résolut de s'embarquer pour son pays, afin d'y lever de nouvelles recrues, et il laissa à son neveu Tancrède le gouvernement d'Antioche et d'Edesse.

Le roi Dokak était mort au mois de ramadhan 497 (mai-juin 1104), laissant sa couronne à son jeune fils, nommé Toutouch, el la direction des affaires à l'atabek Toghtékin. Melik Rodouân en profita pour venir assiéger Damas. On stipula de réciter la khotbah et de battre monnaie en son nom ; mais Rodouân, jugeant son pouvoir mal affermi, se hâta de rentrer à Alep. Plus tard, en redjeb 498 (mars-avril 1105), il réunit de grandes forces et se porta au secours de Fakhr el-Mulk, fils d'A'mmar, que les Francs bloquaient dans Tripoli.

Les Arméniens de la forteresse d'Artah l'avaient livrée à Melik Rodouân, en haine de la tyrannie des Francs. Tancrède sortit d'Antioche pour reprendre cette place avec tout ce qu'il avait de troupes dans le pays. A peine arrivé, il fut rejoint par Rodouân, qui avait réuni le gros de ses forces, toutes les recrues et jusqu'à la milice urbaine d’Alep. La bataille s'engagea entre les deux armées. L'infanterie musulmane tint ferme, mais la cavalerie s'étant débandée, les troupes à pied furent décimées, sauf un petit nombre dont Dieu avait décrété le salut. Trois mille Musulmans, cavaliers et fantassins, furent tués, et tous ceux d'Artah prirent la fuite. Les Francs envahirent ensuite le pays d'Alep, chassant.les habitants, pillant el faisant prisonniers tous ceux qu'ils rencontraient (3 chaban, 30 avril 1105). Un grand trouble régnait dans le pays depuis Leïloun jusqu’à Chéïzer ; la terreur avait succédé à la sécurité et à la paix. Les habitants de Djezr et de Leïloun vinrent chercher un refuge dans les murs d'Alep ; mais surpris par la cavalerie franque, plusieurs furent tués ou faits prisonniers En un mot, le désastre de la province d'Alep surpassa de beaucoup celui qui avait eu lieu à Kellâ précédemment.[11]

Tancrède campa à Tell-Aghdi dans le canton de Leïloun qu’il occupa ainsi que les autres places fortes de la province d'Alep. Melik Rodouân ne possédait plus alors que Hamat au midi et El-Athareb au couchant ; les cantons du levant et du nord restaient encore, il est vrai, sous sa domination, mais n'offraient plus aucune sécurité.

Abou Taher, l’orfèvre bathenien, envoya de Sermîn une troupe de partisans de cette secte contre Khalef, fils de Mola'eb (chef des Benou Kilab et gouverneur d'Apamée). Ce complot, dirigé par un certain Abou'l-Fath Sermîni, missionnaire ismaélien, coûta la vie à Khalef, grâce à la connivence de quelques gens d'Apamée.[12] Les meurtriers firent un trou au mur de la place, par lequel ils s'introduisirent. Quelques-uns montèrent dans la citadelle (où Khalef était couché) ; il les entendit et se leva, mais un coup de massue l'abattit à terre et un autre coup l'acheva. Puis on poussa le cri de ralliement de Rodouân, et peu de jours après le meurtre, Abou Taher l'orfèvre vint camper devant Apamée.[13] Tancrède arriva bientôt devant cette ville et ne s'en éloigna qu'après avoir prélevé sur elle une contribution. Mais Moçabbih, fils de Khalef, et quelques-uns de ses compagnons lui ayant promis la possession d'Apamée, le chef franc revint, l'assiégea, et en prit possession par capitulation, le 13 de moharrem 500 (14 septembre 1106). Il fit périr dans les supplices Abou'l-Fath Sermîni, et, revenant sur l'amnistie qu'il avait accordée à Abou Taher l'orfèvre, il l'emmena prisonnier. Ce dernier racheta sa liberté à prix d'or et retourna à Alep.

En 501 (1107-1108), Khotlogh' se révolta et voulut livrer à Tancrède la place forte d'A'zaz en échange d'une autre ville. Lorsque Rodouân se présenta, le rebelle livra A'zaz par capitulation. Dans la même année ou bien en 502, Djawéli Sakawab et le Chrétien Josselin se liguèrent contre Tancrède, seigneur d'Antioche. Ce dernier demanda l'aide de Melik Rodouân, qui le fit appuyer par les troupes d'Alep. Dans la rencontre qui s'ensuivit, un assez grand nombre de Francs furent tués. Informé secrètement que les francs voulaient séjourner contre lui, Djawéfi chargea avec ses troupes les soldats chrétiens qui étaient sous ses ordres et s'éloigna après les avoir exterminés tous jusqu'au dernier. Tancrède, qui perdit ainsi toute son infanterie et la majeure partie de ses cavaliers, fut obligé de retourner à Antioche, tandis que Rodouân, reprenant le commandement de son armée, recevait par capitulation des partisans de Djawéli la ville de Balès.

Boémond, au retour d'une expédition qu'il venait de faire à la tête de troupes nombreuses, mourut en 504 (1110-1111), et les Musulmans furent ainsi délivrés de ses maléfices.

En l'année 503, le sultan de Bagdad écrivit à l'émir Sokmân el-Kothbi, seigneur d’Arménie, et à Mâwdoud, seigneur de Mossoul, pour leur ordonner de prendre part à la guerre sainte contre les Francs. Ils se réunirent en effet et se mirent en marche, bientôt rejoints par Nodjm ed-Dîn Ylghazi, fils d'Ortol, à la tête d'un gros corps d'armée turcoman. Ils arrivèrent dans le pays d'Edesse, l'explorèrent et firent le blocus de cette ville pondant le mois de chawal de la même année (avril-mai 1110). Les Francs se réunirent alors et oublièrent leurs haines en présence de cette formidable coalition des Musulmans. Tancrède, Baudouin (roi de Jérusalem) et le fils de Saint-Gilles (Bertrand) abjurèrent leurs dissentiments, se réconcilièrent et allèrent secourir les Francs qui se trouvaient dans Edesse. Mais ils renoncèrent à passer sur la rive mésopotamienne (la rive gauche) de l'Euphrate, à cause des gros rassemblements d'ennemis qui s'y tenaient. Les Musulmans abandonnèrent alors Édesse pour se porter sur Harrân, afin de laisser le passage libre aux Francs et de tomber ensuite sur eux. En même temps ils reçurent le renfort de l'armée de Damas. Les Francs venaient de traverser le fleuve, lorsqu'ils apprirent la jonction des armées ennemies ; aussitôt ils se replièrent sur les rives du fleuve. Les Musulmans les poursuivirent, et leur cavalerie les atteignit au moment où les plus intrépides passaient sur l'autre bord. La plus grande partie des biens et des gros bagages furent pillés, et beaucoup de Chrétiens furent tués, faits prisonniers ou culbutés dans le fleuve. Les armées musulmanes s'établirent ensuite de l'autre côté de l'Euphrate, en face de l'ennemi.[14]

Sur ces entrefaites, Rodouân, apprenant la défaite des Francs à Edesse, s'était mis en marche pour leur reprendre leurs possessions situées sur le territoire d'Alep. Il renversa tout ce qui lui fit résistance, ravagea le pays d'Antioche et réunit un riche butin, tout cela en violation de la trêve qu'il avait conclue avec les Francs. Mais ceux-ci lui écrivirent pour le détourner de cette rupture, et comme il apprit en même temps que Tancrède revenait sain et sauf, il rentra dans Alep. Au retour de leur expédition de l'Euphrate, les Francs envahirent la partie orientale du pays d'Alep, sans faire merci à ceux qu'ils rencontraient ; ils capturèrent la place de Nakirah et prirent tout ce qu'ils y trouvèrent de bêtes de somme, tandis que les habitants se réfugiaient à Balès. Ensuite Tancrède revint à El-Athareb, et, tout en s'efforçant de rassurer les laboureurs musulmans des alentours, il dressa des mangonneaux contre la ville. Il construisit aussi un immense bélier destiné à battre en brèche les remparts, et les coups de cet engin de siège s'entendaient à la distance d'un demi-farsakh (environ 3 kilomètres). Rodouân offrit à Tancrède de lui compter sur-le-champ vingt mille dinars s'il s'éloignait, mais ce chef refusa en disant : « J'ai perdu trente mille dinars ; si vous me donnez pareille somme et que vous rendiez la liberté à chaque prisonnier réduit en esclavage à Alep depuis que je possède Antioche, je consentirai à partir. » Rodouân, trouvant ces prétentions excessives, s'abandonna au cours des événements. Il lui restait encore dans la place une centaine de dinars ; mais son trésorier les empocha et s'enfuit chez les Francs, suivi d'un certain nombre de Musulmans.

Les assiégés avaient adressé par pigeon un message à Rodouân, pour l'informer des rigueurs du siège, de leurs ressources insuffisantes et des pertes qui se produisaient dans leurs rangs. Or l'oiseau s'abattit dans le camp des Francs et fut tué d'un coup de flèche ; la dépêche fut portée à Tancrède, dont elle excita la joie et redoubla la confiance. Rodouân consentit enfin à payer la somme exigée et s'engagea à l'acquitter par termes en fournissant des otages ; mais il ne remplit pas ces conditions. La garnison d'Athareb, désespérant alors de recevoir du renfort, ouvrit ses portes à Tancrède (djemadi second, décembre 1110 à janvier 1111), et elle évacua la place après avoir obtenu d'avoir la vie sauve.

Le vainqueur consentit enfin à la paix, moyennant le payement immédiat de vingt mille dinars et de dix chevaux (de prix) ; puis il retourna à Antioche. Mais il revint de nouveau à El-Athareb au moment de la moisson. Alep avait été considérablement affaiblie par la prise de cette ville. Tancrède réclama d'Alep le paiement de la contribution qu'il lui avait imposée et la mise en liberté des Arméniens que Rodouân avait faits prisonniers, quand il ravageait le pays d'Antioche, pendant l'expédition des Francs sur l'Euphrate. Ces prisonniers une fois rendus, Tancrède demanda un des chevaux de Rodouân, qui le lui donna aussitôt. Il réclama alors la restitution des femmes des laboureurs musulmans d'El-Athareb, lesquels s'étaient réfugiés avec leur harem dans Alep, au moment de l'apparition de Tancrède dans leur pays Rodouân les lui rendit aussi. La situation des Alépins devint si critique que plusieurs d'entre eux se réfugièrent à Bagdad. Là ils imploraient du secours, les jours de prières publiques, et ils interrompaient la khotbah des prédicateurs en demandant à grands cris une levée d'armes contre les Francs.

Les vivres devenant rares dans la province d'Alep, Melik Rodouân vendit, le même jour et à vil prix, à des habitants du pays, soixante lots de terrains ravages par la guerre. Il voulait ainsi gagner leur confiance et les fixer au sol dont il les rendait propriétaires. Le nom de ces soixante localités existe encore aujourd’hui dans les registres du domaine d'Alep. Il vendit aussi du même coup plusieurs autres biens-fonds. C'est ce qui a fait dire que les ventes faites par le domaine constituent les propriétés les plus authentiques des Alépins, puisqu'elles ont eu pour base une cause évidente d'utilité publique, à savoir l'intérêt du trésor, qu'elles enrichissaient, et le développement de l'agriculture en maintenant les habitants sur leur sol natal par l'attrait de la possession.

Après cette manifestation à Bagdad des Alépins demandant à grands cris l'aide des troupes musulmanes et brisant les chaires des mosquées, le sultan équipa des troupes pour chasser les Francs. Mawdoud, seigneur de Mossoul, répondit le premier à son appel en conduisant un corps d'armée à Chabakhtân, puis en s'emparant de Tell-Kourad[15] et d'autres places fortes. Ensuite arrivèrent le Kurde Ahmed-Yel avec une troupe considérable et Sokmân-el-Kothbi. Pénétrant en Syrie, ils allèrent assiéger Tell-Bachir, dont la prise devint imminente. Cependant Tancrède, après s'être emparé de la forteresse de Bikisraïl,[16] faisait.des incursions dans le pays de Cheïzer. Campé devant cette place, il avait commencé des travaux, de réparation à Tell-Ibn-Ma'char ; il y faisait fabriquer des tuiles et construire des souterrains pour emmagasiner du blé. Mais dès qu'il apprit que l'armée du sultan Mohammed assiégeait Tell-Bachir, il abandonna son campement.

Quant à l'armée du sultan, qui assiégeait Tell-Bachir, elle perdit Sokmân sous les murs de cette ville, ou, selon une autre version, après la levée du siège. Les Musulmans étaient sur le point de s'en emparer, lorsque le commandant de la place, Josselin le Franc, implora le secours d'Ahmed-Yel le Kurde, et lui fit porter une somme d'argent en le priant d'éloigner l'armée assiégeante. Ahmed y consentit. Sur ces entrefaites, Melik Rodouân informait par écrit Mawdoud, Ahmed le Kurde et d'autres officiers que, réduit à l'extrémité, il désirait sortir d'Alep, et il les appelait pour faciliter ce mouvement. Ahmed-Yel réussit donc à faire adopter la levée du siège de Tell-Bachir au moment où la prise de cette place devenait imminente. Mais à l'approche de ces chefs, Melik Rodouân ferma brusquement les portes d'Alep devant eux. Il prit avec lui dans la citadelle des otages choisis parmi la population pour déjouer toute tentative de capitulation, et confia la garde des remparts à des soldats et à des Bathéniens attachés à.son service, avec ordre d'empêcher les habitants d'arriver jusqu'à lui. Pendant dix-sept jours, les portes de la ville restèrent rigoureusement fermées, et les habitants passèrent trois jours entiers sans trouver la moindre nourriture. Les vols se multipliaient de la part des indigents, et les notables commençaient à craindre pour leur propre vie. Les mauvais procédés du roi déchaînèrent contre lui l'opinion populaire ; le blâme et les malédictions étaient sur toutes les lèvres. Rodouân, craignant de plus en plus que le peuple ne livrât la ville, n'osait plus sortir à cheval. Tantôt il faisait couper le cou à un individu pour avoir sifflé du haut des remparts, tantôt il faisait précipiter par-dessus les murs un malheureux qui avait quitté sa tunique pour la jeter à un autre. L'armée confédérée achevait de ravager ce que les Francs avaient épargné quand ils pillaient et capturaient dans le pays d'Alep. Des voleurs envoyés par Rodouân surprenaient et faisaient prisonniers tous ceux qui s'écartaient du gros de l'armée. Celle-ci se dirigea sur Ma'rrat en-Na'mân à la fin du mois de safar 505 (septembre 1111) ; elle séjourna quelques jours devant cette ville et trouva avec satisfaction dans les environs des provisions en plus grande quantité qu'elle ne put en emporter. L'atabek Toghtékin était venu rejoindre ces troupes ; mais un émissaire soudoyé par Rodouân sema la mésintelligence entre l'atabek et les autres officiers, de sorte que Toghtékin, trouvant chez eux des dispositions malveillantes, se réunit au parti de Mawdoud, seigneur de Mossoul, qui lui témoignait une constante et sincère amitié. Il envoya ensuite aux autres chefs des présents et de riches étoffes égyptiennes et leur proposa de marcher vers Tripoli, en leur promettant des subsides d'argent ; mais ils n'y consentirent point. Ahmed-Yel, Borsok, fils de Borsok, et les troupes de Sokmân s'éloignèrent dans la direction de l'Euphrate, tandis que Mawdoud resta auprès de l'atabek, le suivit de Ma'arrat à l'Oronte (El-A'çi) et campa avec lui près d'El-Djélali.

Les Francs partirent d'Apamée sous les ordres de Baudouin, de Tancrède et du fils de Saint-Gilles, et marchèrent contre les Musulmans. Abou'l-Asakir ibn Mounked sortit alors de Cheïzer avec sa famille et ses soldats, se joignit à Mawdoud et à l'atabek, puis allant tous ensemble à la rencontre des Francs, ils campèrent au sud de Cheïzer. Les Francs étaient établis au nord de Tell-Ibn-Ma'char ; mais la cavalerie musulmane, qui circulait sans cesse autour d'eux, les empêchait de boire, et les archers turcs, postés au bord du fleuve, leur en interdisaient aussi l'accès. Aussi ils décampèrent un matin en couvrant mutuellement leur retraite.

Dans la situation critique où il se trouvait, Rodouân sentit la nécessité de se rapprocher de l'atabek Toghtékin et de se réconcilier avec lui. En conséquence, il l'invita à venir dans Alep, tandis qu'il essayait d'obtenir de Tancrède des concessions relativement à la citadelle d'A'zaz, et qu'il lui offrait, à titre de redevance prélevée sur Alep, vingt mille dinars, des chevaux et d'autres présents. Tancrède repoussa ces offres. Dès l'arrivée de l'atabek, les deux émirs conclurent un traité par lequel ils s'engageaient à se secourir mutuellement en numéraire et en hommes. Il fut convenu que Toghtékin ferait réciter le prône et battre la monnaie au nom de Rodouân ; mais ce dernier n'observa pas la suite aucune des clauses du traité qu'ils avaient conclu ensemble.

Tancrède mourut pendant l'année 506 (1112-1113), après avoir désigné pour son successeur le fils de sa sœur, Roger, à qui Rodouân fit parvenir la redevance de dix mille dinars qu'il payait à Tancrède.

Mawdoud, qui était arrivé en Syrie et s'était ligué avec Toghtékin pour combattre les Chrétiens, demanda la coopération de Melik Rodouân. Mais ce dernier la lui fit attendre jusqu'à ce que les Musulmans eussent remporté un succès sur l'ennemi, et encore n'envoya-t-il comme renfort qu'une compagnie qui ne comptait pas même cent cavaliers. La déloyauté avec laquelle il violait ses promesses et ses pactes irrita l'atabek qui ordonna de supprimer le nom de Rodouân du prône et de la monnaie à Damas (1er de rebi el-ewel 507, 16 août 1113). Rodouân aimait l'argent et ne pouvait se décider à le dépenser ; aussi ses officiers et secrétaires l'avaient-ils surnommé Abou-Habba;[17] ce fut ce vice qui amoindrit sa situation et affaiblit beaucoup son autorité. Rodouân tomba gravement malade à Alep ; il mourut le 28 djemadi second 507 (10 décembre 1113) et fut enterré à Mechhed el-Melik (Tombeau du roi). Sa mort fut une cause de troubles à Alep et inspira de vifs regrets à son entourage. Il laissait, dit-on, dans son trésor, en espèces, meubles, effets et vaisselle de prix, pour une valeur d'environ six cent mille dinars.

Il eut pour successeur à Alep son fils Alp Arslan, surnommé El-Akhras « le muet ». Ce prince, âgé seulement de seize ans, avait pour mère une fille de Yaghi Siân, seigneur d'Antioche. Il devait son surnom de muet à une difficulté d'élocution et à une sorte de bégaiement ; c'était d'ailleurs une pauvre nature, un esprit extrêmement débile. Il commença par exonérer la population d'Alep des contributions et taxes d'octroi dont son père l'avait surchargée. Puis il fit arrêter ses deux frères Malik-Chah, né de la même mère, et Moubarek, fils d'une esclave, et les mit à mort. Du reste, Rodouân avait lui aussi traité de la même façon ses deux frères ; et cette étrange conformité de conduite mérite d'être signalée. Alp Arslân fit arrêter également plusieurs des favoris de son père qu'il condamna soit à la mort, soit à la confiscation Le véritable dépositaire du pouvoir était un ancien eunuque de Rodouân, un certain Loulou, surnommé El-Yaya (le piéton ou fantassin), le même qui a construit le Couvent de la nef (Khanegah el-balat) à Alep. Cet eunuque, qui, avant d'appartenir à Rodouân, avait été au service de Tadj er-Rouessa ibn el-Hallal, ajouta ses détestables inspirations personnelles aux odieux dérèglements de conduite du prince. Déjà du vivant de son père, la cause des Bathéniens avait pris un rapide développement à Alep. Un grand nombre de gens adoptaient leurs doctrines, afin de partager leur crédit, et toutes les fois qu'on avait à se défendre contre un ennemi ou un dommage quelconque, c'était à eux qu'on avait recours. Ils se réunirent autour de Houssam ed-Dîn, fils de Doumladj, qui résidait à Alep au moment de la mort de Rodouân. Un de ses lieutenants, le missionnaire Ibrahim el-A'djemi, alla prendre le commandement d'El-Kal'ah[18] aux portes de Balès. Sur ces entrefaites, Sultan Mohammed, fils de Melik-Chah, envoya le message suivant à Alp Arslan : « Ton père a enfreint mes ordres en ce qui concerne les Bathéniens, toi qui es mon fils, j'aime à croire que tu les extermineras. »

Abou Beli', chef de la police et de la milice populaire d'Alep, commença à travailler l'esprit du prince contre la secte et finit par le décider à les exterminer entièrement. Fort de l'appui d'Alp Arslan, il fit arrêter et tuer Abou Taher l’orfèvre. Ismaïl le missionnaire, un frère du médecin-astrologue et plusieurs autres notabilités de la secte à Alep périrent également. On arrêta environ deux cents personnes : les unes furent jetées en prison et leurs biens confisqués ; d'autres furent épargnées et mises en liberté ; d'autres furent précipitées du haut de la forteresse ou égorgées. Quelques-uns de ces malheureux parvinrent à s'échapper et se répandirent de tous côtés. Ibrahim le missionnaire se sauva d'El-Kal'ah à Cheïzer ; Houssam ed-Dîn, fils de Doumladj, s'était enfui dès le début des arrestations ; il mourut à Rakkah.

Lorsque les Francs réclamèrent la taxe qu'ils prélevaient sur Alep, Alp Arslan la paya de ses propres deniers, sans faire peser aucune charge sur les habitants. Comprenant que cette ville avait besoin d'un bon gouvernement, il se décida, sur le conseil de ses eunuques et de son entourage, à écrire au prince de Damas, l'atabek Toghtékin pour se concilier ses bonnes dispositions ; il le pria de venir prendre en main le commandement de l'armée et de la ville et diriger les affaires du royaume. L'atabek y consentit, car il jugeait convenable de prêter assistance à un enfant peu redouté des infidèles et incapable de prendre par lui-même une résolution. En conséquence, il fit ajouter le nom d'Alp Arslan après celui du sultan au prône prêché dans les mosquées de Damas, et fit inscrire aussi ce nom sur la monnaie (mois de ramadhan, janvier-février 1115). Pour se conformer à l'étiquette, Alp Arslan se rendit en personne à Damas avec ses principaux officiers, afin d'y rejoindre l'atabek et de consolider leurs bonnes relations. L'atabek vint à sa rencontre à deux étapes de la ville, et l'escorta jusqu'à la citadelle de Damas, où il le combla d'honneurs, de bons offices et de témoignages de respect. Il lui fit cadeau d'un plat d'or, d'un oiseau incrusté de pierreries, de plusieurs objets précieux et de chevaux ; sa suite fut également bien traitée. Après avoir résidé quelques jours à Damas, Alp Arslân reprit le chemin d'Alep, le 1er du mois de chawal (28 février 1115), accompagné de l'atabek à la tête de son armée. L'atabek passa quelques jours à Alep. Il fit mettre en liberté Gumuchtékîn de Ba'lbek, commandant des troupes d'Alep que, sur le conseil d'un de ses favoris, Alp Arslan avait fait arrêter avec plusieurs autres officiers, entre autres le vizir Aboul-Fadhl, fils de Mawçoul. Le prince ne put refuser à l'atabek la mise en liberté de Gumuchtékin ; mais il fit arrêter bientôt après le chef de la municipalité d'Alep, Sa'èd, fils de Bedi', qui avait joui d'un grand crédit auprès de Rodouân. Il lui extorqua ses biens, après l'avoir traité avec une telle rigueur que le prisonnier tenta de se suicider dans sa prison. Plus tard il lui rendit la liberté à prix d'argent et le laissa sortir d'Alep avec sa famille ; Sa'èd se réfugia auprès de Malek ben Salem dans la forteresse de Dja'ber. Son successeur à la municipalité d'Alep fut Ibrahim el-Forati, qui sut se maintenir dans ses fonctions, reçut des titres honorifiques et une position élevée : c'est ce personnage qui a donné son nom à l'enclos d'Ibn el-Forati près de Bab-el-Irak (la Porte d'Irak), à Alep.

Mais bientôt l'atabek, indigné de la conduite criminelle d'Alp Arslan, de ses projets insensés, mécontent aussi de ce qu'il lui témoignait peu d'égards et n'écoutait pas ses conseils, partit d'Alep pour retourner à Damas, emmenant avec lui la mère de Mélik Rodouân, qui fuyait le ressentiment d'Alp Arslân.

La perversité d'Alp Arslan redoublait : faire le mal, profaner les harems, répandre le sang étaient ses seules préoccupations. On m'a raconté qu'il emmena, un jour, en promenade à Aïn el-Mobarekah soixante jeunes filles esclaves, y fit dresser une tente et se livra à toutes sortes de débauches. L'eunuque Loulou, seul maître du pouvoir, extorquait de l'argent à plusieurs agents du fisc et rendait les fonctions de vizir à Abou'l-Fadh, fils de Mawçoul. Un jour, Alp Arslan réunit plusieurs émirs et les emmena visiter une sorte de souterrain creusé dans la forteresse ; lorsqu'ils y eurent pénétré : « Que diriez-vous, leur demanda-t-il, de celui qui vous ferait couper le cou à vous tous, ici même ? » — « Nous sommes vos esclaves et soumis à votre ordre, » répondirent ces malheureux, et, feignant de prendre cette menace pour une plaisanterie, ils obtinrent ainsi leur liberté, grâce à leur humble attitude. Mais Malek ben Salem, gouverneur de la place de Dja'ber, qui se trouvait parmi eux, dès qu'il fut descendu de la citadelle, s'enfuit d'une ville ou sa vie était menacée. Enfin Loulou, ne se sentant plus lui-même en sûreté, surprit son maître au lit, dans le château d'Alep, et le tua en le frappant de la hampe de sa lance (mois de rebi second 508, septembre-octobre 1114), avec l'aide de Karadja le Turc et d'autres complices. Il se renferma ensuite dans le château d'Alep, tandis que Chems el-Khawass prenait le commandement des troupes. Puis il plaça au pouvoir un frère d'Alp Arslan, un enfant de six ans nommé Sultan-Chah, qui était fils de Rodouân. Loulou reprit la conduite des affaires, qu'il dirigea avec son inhabileté habituelle. D'accord avec les notables d'Alep, il écrivit à l'atabek et à d'autres princes pour les inviter à venir au secours de la ville, menacée par les Francs ; mais il n'obtint aucune réponse favorable. Il peut paraître étrange que, parmi les princes à qui on offrait ainsi Alep, il ne se soit trouvé personne qui désirât une aussi riche possession et qui pût la défendre contre les Francs ; mais la raison de ceci c'est que les princes de ce temps tenaient à prolonger l'occupation des troupes franques pour se maintenir eux-mêmes au pouvoir.

La terre produisait peu dans la province depuis que les Francs en occupaient la plus grande partie et menaçaient le reste, et l'argent nécessaire à l'entretien de l'armée faisait défaut. C'est alors que Loulou vendit un grand nombre de villages du pays d'Alep et qu'il chargea de cette vente le kadi de la ville, Abou Ghanem Mohammed, fils de Hibet Allah, fils d'Abou Djeradah. Loulou appliqua les sommes provenant de cette vente aux besoins de la citadelle, de l'armée et de la ville. Il fit arrêter Abou'l-Fadhl, fils d'El-Mawçoul, et confisqua la fortune de ce ministre, qui alla chercher un asile dans le château de Dja'ber, auprès de Malek ben Salem. Loulou confia, pendant quelques jours, le poste de vizir à Abour-Ridjâ, fils de Serthân, originaire de Rahbah ; puis il le mit à la question, le fit bâtonner, rappela son prédécesseur Abou'l-Fadhl et lui rendit le vizirat d'Alep.

Pendant la nuit du dimanche 28 de djemadi second 508 (27 novembre 1114), un terrible tremblement de terre désola les pays d'Alep, Harrân, Antioche, Mar'ach et les frontières syriennes. La tour de la porte nord d'Antioche et quelques maisons du haut quartier (Akabah) s'écroulèrent et firent de nombreuses victimes. Le château d'A'zaz n'étant plus qu'une ruine, le gouverneur vint chercher un asile à Alep, mais, dès son arrivée, il fut mis à mort par ordre de Loulou, avec qui il était en mésintelligence, et qui chargea un autre gouverneur de repeupler et de réparer le château. Les dégâts furent peu considérables à Alep, mais d'autres places, comme El-Athareb et Zerdanâ, furent presque entièrement détruites.

Chems el-Khawass, général en chef de l'armée d'Alep et administrateur des fiefs militaires, se conduisait alors avec modération et sagesse. Quant à Loulou, il s'était, dès le début, retranché dans le château, d'où il dirigeait les affaires sans sortir jamais. Il écrivit au sultan de Perse une lettre de forme insidieuse, par laquelle il lui proposait de lui céder Alep, ainsi que les trésors laissés par Rodouân et par Alp Arslan, si le sultan envoyait une armée. En effet, Borsok, fils de Borsok, commandant en chef, et plusieurs autres émirs[19] arrivèrent en l'année 509). Mais aussitôt l'eunuque Loulou, revenant sur les propositions qu'il venait d'adresser au sultan, écrivit en termes pressants à l'atabek Toghtékin, pour lui offrir la cession d'Alep en échange d'une partie de la province de Damas. L'atabek accepta avec empressement et se dirigea sur Alep. Cependant les troupes du sultan, en route pour cette dernière ville, étaient alors à Balès, d'où elles se portèrent sur Nakirah. Là elles apprirent que l'atabek venait d'arriver à Alep ; alors, se détournant de leur route, elles allèrent à Hamat, reçurent Rafenya des fds d'Ali le Kurde et laissèrent cette ville à Khirkhân, fils de Karadja. Toghtékin craignait un mouvement hostile de l'armée du sultan contre Damas. Il se mit donc à la tête des troupes d'Alep avec Chems el-Khawass et Ilghazi, fils d'Ortok. Il fit alliance avec le seigneur d'Antioche, Roger, et d'autres chefs chrétiens, et ils allèrent tous ensemble à Apamée, tandis que l'armée du sultan occupait le territoire de Cheïzer. L'atabek empêchait les Francs de marcher contre l'ennemi, parce qu'il craignait que la Syrie tout entière ne leur appartînt s'ils étaient vainqueurs, ou que, s'ils étaient défaits, l'armée du sultan ne s'emparât de sa principauté de Damas. Rendant qu'il entretenait ainsi l'alarme chez les Francs, les généraux du sultan, fatigués de ses atermoiements, levèrent le camp et se portèrent sur le Château des Kurdes (Hisn el-Akrad) dont la prise devint imminente. L'accord se.fit alors entre l'atabek et les Francs pour rentrer chacun dans leurs foyers respectifs ; en conséquence, l'atabek revint à Damas, et Chems el-Khawass à Alep, où, dès son arrivée, il fut arrêté et mis aux fers par ordre de Loulou. L'armée du sultan décampa du Château des Kurdes, se dirigea sur Kefer-Thâb et fit le siège d'une forteresse que les Francs avaient reconstruite avec sa mosquée et fortifiée ; après l'avoir prise et en avoir tué la garnison, l'armée se rendit à Ma'arrat en-Na'mân. Alors les soldats turcs, pleins de sécurité, se répandirent dans le pays, ne songeant plus qu'à boire et à piller. La jalousie éclata parmi eux. Un messager envoyé par Chems el-Khawass était venu leur proposer l'abandon de la place de Biza'a,[20] en les informant que Loulou avait fait arrêter Chems el-Khawass et qu'il épiait les mouvements des troupes musulmanes pour les révéler aux Francs. Aussitôt Borsok et Djamèdar, seigneur de Rahbah, allèrent à Danith (ou Danith el-Bakl), sur la route d'Alep ; Djamèdar s'arrêta dans une ferme des environs et Borsok entra dans Danith avec le gros de l'armée, le mardi matin 20 du mois de rebi second (13 septembre 1115). Or, les Francs, qui étaient avertis de leurs mouvements heure par heure, accoururent par le Djebel-Sommak et surprirent les troupes dans l'état de dispersion et de désordre que nous venons de décrire. Les Musulmans, incapables de résister, abandonnèrent Danith pour se réfugier à Tell es-Sultan. Quelques détachements se cachèrent dans les fermes, d'où les paysans les chassèrent après les avoir dépouillés. Une quantité innombrable d'effets abandonnés par les fugitifs enrichirent ces paysans, et les infidèles ramassèrent aussi un immense butin en équipages, armes, tentes, bêtes de somme, meubles et effets de toute sorte. L'armée ne perdit aucun chef ni personnage connu, mais elle laissa sur le terrain environ cinq cents morts et autant de prisonniers. Ses débris se reformèrent à Tell es-Sultan et se dirigèrent, vaincus et en désordre, sur Nakirah, où ils campèrent. Ounba (nom incertain) et ses compagnons avaient précédé le gros de l'armée à Biza'a, mais, à la nouvelle de ce désastre, ils allèrent la rejoindre et retournèrent auprès du sultan et dans leur pays. Quant à Toghtékin, il sortit de Damas pour aller prendre possession de Rafenya. Chems el-Khawass, que Loulou venait de remettre en liberté en lui rendant le fief de Biza'a et d'autres terres, alla rejoindre Toghtékin, qui lui restitua la place de Rafenya et l'emmena à Damas.

L'eunuque Loulou, après être resté enfermé longtemps dans le château d'Alep, commençait à sortir de temps en temps et à se montrer en public. Pendant l'année 510, il partit, escorté de la garnison et de ses secrétaires, pour se rendre à Balès, en équipage de chasse ; mais, à peine arrivé sous la forteresse de Nadir, il fut assassiné par ses soldats. On n'est pas d'accord sur les motifs de son départ d'Alep. On croit qu'il avait envoyé et confié à la garde d'Ibn Malek, dans le château de Dawser, une somme d'argent qu'il allait reprendre pour l'emporter à Alep. Or, la principauté de cette ville et de Rahbah ayant été donnée par le sultan à Ak-Sonkor Borsoki, ce dernier aurait, dit-on, soudoyé quelques compagnons de Loulou pour assassiner leur maître, dans l'espérance que ce meurtre lui assurerait la possession de la province. En effet, le crime accompli, quelques-uns des meurtriers accoururent lui en porter la nouvelle à Rahbah, et Ak-Sonkor partit en toute hâte pour Alep. Mais une partie de son armée, faisant cause commune avec les assassins de l'eunuque afin de s'emparer d'Alep, marcha aussitôt sur cette ville. Ils furent tous devancés par l'eunuque Yarouktach, ancien officier de Loulou, qui réussit à occuper Alep avant eux. D'après une autre version, Loulou, fort inquiet, partit d'Alep emportant ses trésors, qu'il voulait mettre en sûreté dans les pays d'Orient ; mais quand il arriva devant le château de Nadir, Sonkor el-Djekermich dit à ses compagnons : « Permettrez-vous que le meurtrier de Tadj ed-Dawleh emporte ses richesses et s'éloigne tranquillement ! » puis, criant en langue turque : au lièvre ! au lièvre ! ils le percèrent de leurs flèches et l’étendirent mort. Après la fuite de Loulou, le château d'Alep était resté pendant deux jours au pouvoir d'Aminah-Khatoun, fille de Rodouân. Yarouktach arriva subitement et occupa aussitôt le château ; de là il envoya quelques détachements pour punir les assassins de Loulou et reprendre ce qui avait été enlevé à l'armée d'Alep. Quelques hommes de garde s'échappèrent et allèrent rejoindre Ak-Sonkor à Balès (1er de moharrem 511, 5 mai 1117). Ce chef, dont les espérances n'étaient pas couronnées de succès, fit un appel à la soumission de la population d'Alep ; mais il n'en obtint aucune réponse favorable. De son côté, l'eunuque Yarouktach écrivit à Nedjm ed-Dîn Ylghazi, fils d'Ortok, pour l'inviter à venir de Mardîn et le débarrasser d'Ak-Sonkor. Il négocia aussi avec Roger, maître d'Antioche. Ce chef envahit le territoire d'Alep et prit tout ce qu'il put conquérir sur la portion orientale de cette province. Borsoki, désespérant alors de rien obtenir de ce côté, sortit de Balès et se rendit à Emèse. Khirkhân, seigneur de cette ville, l'accueillit bien et l'accompagna jusque chez Toghtékin, à Damas, où Ak-Sonkor reçut une hospitalité honorable et la promesse qu'il serait secouru dans ses tentatives sur Alep.

Yarouktach conclut une trêve avec Roger el lui donna une somme d'argent, la forteresse d'El-Koubbeh, le droit d'organiser les caravanes de pèlerins d'Alep à la Mecque et de prélever sur elles les taxes d'usage. Puis cet eunuque se rendit au château d'Alep, avec l’intention de s'en rendre maître à l’aide d'une ruse qui le débarrassait des principaux officiers, comme l'avait fait Loulou. Mais il fut arrêté par ces mêmes officiers, sur l’ordre des filles de Rodouân, et expulsé d'Alep, après y avoir exercé le pouvoir pendant un mois. On nomma alors comme gouverneur du château un ancien eunuque de Rodouân, lequel confia la tutelle de Sultan-Chah, le commandement des troupes et la direction des affaires à l'inspecteur de l'armée El-A'mid Abou'l-Maali Mouhsin, fils de Milhi. Sous l'administration de ce dernier Alep et son territoire tombèrent dans un tel état de faiblesse, de pauvreté et de ruine, qu’Ylghazi, fils d'Ortok, y accourut ; il s'installa dans le Château du Chérif, parce qu'on lui refusa l’accès au grand château, et prit en main le gouvernement des affaires ainsi que la tutelle du jeune Sultan-Chah (année 511, 1117-1118) Bientôt après il prit possession de Balès et s'empara du grand château et de la personne d'Abou'l-Maali, fils de Milhi. Mais, comme les revenus d'Alep ne suffisaient pas aux besoins d'Ylghazi et des Turcomans, ce chef, mécontent du mauvais état des affaires et des dispositions malveillantes de la ville et des troupes, s'en éloigna pour aller à Mardîn. Il conserva toutefois la possession de Balès et de Koley'ah. Ibn el-Milhi fut tiré de sa prison et replacé à la tête du gouvernement, et comme la garnison de Balès ravageait leur territoire, les habitants d'Alep demandèrent du secours aux Francs. Bientôt une partie de l'armée d'Alep, avec un détachement de troupes franques, alla mettre le siège devant Balès ; l'arrivée d'Ylghazi avec ses Turcomans obligea les Alépins et les Francs à s'éloigner. Ylghazi investit Ibn Malek du gouvernement de Balès et rentra dans Mardîn, en laissant son fils, Timourtach, comme otage à Alep.

En la même année 511, celle ville fut menacée par l'atabek Toghtékin et par Ak-Sonkor Borsoki, lesquels sommèrent les habitants de se rendre. Mais ceux-ci, bien décidés à ne pas accepter un maître venu de l'Orient, ne répondirent pas à la sommation. En même temps ils appelèrent à leur secours les Francs d'Antioche, ce qui détermina le retour d'Ak-Sonkor à Rahbah et celui de l'atabek à Damas. Une grande disette sévit sur Antioche et Alep, parce que les blés, d'abord noyés (par la pluie), furent desséchés par le vent au moment de leur maturité, de sorte que les paysans, épouvantés, prirent la fuite. Alep fit appel au fils de Karadja, qui venait de rétablir l'ordre et de réparer la forteresse à Emèse. Ce dernier se rendit à Alep et s'installa dans le château, redoutant une entreprise de la part d'Ylghazi, avec qui il était en état d'hostilité. L'atabek envahit aussitôt le pays d'Émèse, où il répandit les déprédations et les troubles, mais il n'y séjourna pas longtemps et fut rappelé à Damas par un mouvement hostile de l'armée franque.

Une caravane composée de marchands et de voyageurs était partie de Damas pour Alep avec des vivres et provisions de toute sorte, à la nouvelle de la situation misérable ou se trouvait la population d'Alep. En arrivant à El-Koubbeh, cette caravane fut assaillie par les Francs qui d'abord réclamèrent les taxes de douane, puis revinrent et firent main basse sur tout, voyageurs et marchandises, qu'ils emmenèrent à El-Koubbeh. De là ils expédièrent les captifs, hommes et femmes, sur Apamée et Ma'arrat en-Na'mân, et les jetèrent en prison en fixant le prix de leur rachat. Abou'l-Ma'ali, fils d'el-Milhi, écrivit alors aux Francs pour les inviter au maintien de la trêve et au respect des engagements contractés. Il joignit à sa lettre de l'argent et des présents destinés au seigneur d'Antioche (Roger), et tout ce qui avait été pris, marchandises et bagages, fut rendu sans qu'il manquât le moindre objet.

Cependant les Francs, profitant de l'isolement où se trouvait Alep et de sa détresse, avaient traîtreusement violé la trêve ; ils ravageaient le pays et enlevaient Dieu sait combien de butin. Les Alépins s'adressèrent d'abord à l'atabek Toghtékin qui leur promit son aide ; mais il fut battu par les troupes de Josselin. Ils eurent recours alors au prince de Mossoul (Chems ed-Dawleh Djekermich), lequel se trouvait dans une situation très difficile depuis son retour de Bagdad. Après la victoire qu'ils avaient remportée sur l'atabek, les Francs bloquaient A'zaz et ils étaient sur le point de s'en rendre maîtres. Cette nouvelle jeta le découragement dans Alep qui ne pouvait plus compter sur d'autres renforts que ceux d'A'zaz, le reste du pays étant entre les mains des Francs, et l'est de la province n'offrant plus qu'un sol ruiné et inculte. En outre les vivres manquaient dans la ville ; la charge de blé (mekkouk), qui était à peine l'équivalent d'une demi-charge d'aujourd'hui, se vendait un dinar, et tout le reste à l'avenant. Les habitants, désespérant de trouver lin appui chez aucun prince musulman, résolurent d'adresser une députation de notables et d'officiers à Ylghazi, fils d'Ortok, pour qu'il les aidât à repousser les Francs. Persuadés qu'il leur amènerait des forces suffisantes pour atteindre ce but, ils s'engageaient à s'imposer extraordinairement afin de pourvoir à la solde de ses troupes Ylghazi arriva avec un faible renfort. La ville était alors gouvernée par quelques eunuques, mais au juge Abou'l-Fadhl, fils de Khachab, incombait surtout le soin de la défendre et de veiller à ses intérêts. On refusa l'entrée à Ylghazi et les avis se partagèrent à cet égard, ce qui le força à s'éloigner. Tout aussitôt le juge Abou'l-Fadhl et un groupe de notables coururent sur ses traces ; à force de caresses et d'instances, ils le décidèrent à revenir et à entrer dans la ville. Il commença par se faire livrer le château, d'où il expulsa les troupes et les compagnons de Rodouân. Les filles de Rodouân et Sultan-Chah, son fils, furent installés dans une maison particulière. On arrêta tous les partisans et serviteurs des eunuques, et on les força de restituer les biens ayant appartenu à Rodouân et aux eunuques qui avaient possédé la ville après ce prince. Ylghazi négocia ensuite avec les Francs et leur proposa de lever le siège d'A'zaz, moyennant une contribution fournie par cette ville ; mais, dans leurs visées ambitieuses contre l'islamisme, les Francs repoussèrent cette offre. Il est vrai que Ylghazi ne pouvait pas même nourrir ses chevaux à Alep, qui alors était réduite à l'extrémité. Aussi les habitants d'A'zaz, apprenant cette situation et ne pouvant plus espérer de repousser les Francs, firent-ils leur reddition. Les Alépins, à leur tour, posèrent les bases d'une trêve qui, grâce à la bonté de Dieu, fut acceptée aux conditions suivantes : reddition de la forteresse de Hérak, règlement de quatre mois de contribution de guerre arriérée s'élevant à la somme de mille dinars, enfin la région au nord et à l'ouest d'Alep abandonnée aux Francs. Ceux-ci, après avoir ensemencé les champs et fourni les ressources nécessaires aux paysans, retournèrent à Antioche, et Alep put se ravitailler dans la mesure de ses besoins.

Cependant Ylghazi s'était dirigé vers l'Orient pour lever de nouvelles troupes et revenir sur Alep. Il eut une entrevue dans le château de Dawser avec l'atabek Toghtékin, qui se mit d'accord avec lui. Des messages furent envoyés à tous les rois des provinces orientales et aux Turcomans pour demander du secours. L'ancien chef de la police d'Alep, Ibn Bedi', résidait alors dans cette même forteresse de Dawser sous la protection d'Ibn Malek. Il résolut d'aller demander à Ylghazi la permission de rentrer à Alep. Au moment où il mettait le pied dans la barque qui devait le mener dans le camp de ce chef, sur l'autre rive, deux Bathéniens l'assaillirent et le frappèrent de leurs couteaux à coups redoublés, ils furent aussitôt tués par les deux fils d'Ibn Bedi'. Mais ce dernier mourut avec un de ses fils, et l'autre fils fut blessé. Tandis qu'on transportait ce dernier au château, un des Bathéniens se jeta sur lui et l'acheva ; quant à l'assassin, au moment où on le conduisait au supplice il se précipita dans le fleuve et se noya.

Ylghazi se rendit ensuite à Mardîn avec l'atabek ; de là ils écrivirent dans toutes les directions aux armées musulmanes et aux Turcomans et réunirent ainsi des forces considérables. En l'année 513, Ylghazi, à la tête d’une armée de plus de quarante mille hommes, traversant l'Euphrate aux gués de Bedaïa et de Sandjah, inonda de ses troupes tout le pays de Tell-Bacher, Tell-Khaled et les environs, tuant ou faisant prisonniers les habitants et prenant autant de butin qu'il en trouvait. Sur les messages réitérés des Alépins, qui l'informaient des attaques incessantes que les Francs dirigeaient d'El-Athareb contre Alep, et lui décrivaient la situation désespérée de leur ville, Ylghazi poursuivit sa marche par Merdj-Dabek, Moslemyah et Chalcis (Rinnasrîn) (fin du mois de safar 513, premiers jours de juin 1119). Il envoya des détachements sur le territoire des Francs et le canton d'Er-Roudj,[21] tua ou fit prisonniers bon nombre d'ennemis et prit, 1a forteresse de Koustoun située dans le même canton. Sirdjal (sire Roger), soigneur d'Antioche, sortit alors avec une armée composée de Francs, d'Arméniens et d'autres troupes ; il marcha d'abord sur Djisr-el-Hadid « le Pont de fer » et, continuant sa route, il alla camper à Balat entre deux montagnes situées près Derb-Sermedâ, au nord d'El-Athareb (vendredi 9 de rebi premier, 20 juin 1119). Ylghazi attendait l'arrivée de l’atabek Toghtékîn pour se concerter avec lui sur les opérations militaires, mais les émirs, fatigués de l'immobilité qu'on leur imposait, se réunirent et demandèrent instamment de marcher à l'ennemi. Ylghazi exigea que ces émirs et officiers renouvelassent le serment de faire bravement leur devoir, de se battre avec héroïsme et de ne pas reculer, dussent-ils verser tout leur sang pour la guerre sainte. Quand ils eurent prêté serment avec une entière confiance, les Musulmans marchèrent par détachements, laissant bagages et tentes à Kinnisrîn (vendredi 16 de rebi premier, 17 juin). Ils campèrent la nuit dans le voisinage de l'ennemi alors occupé à bâtir une forteresse sur les hauteurs du Tell-Y'frin.[22] Les Francs comptaient n'être attaqués que du côté d'El-Athareb ou de Zerdanâ, grande fut leur surprise quand ils virent, à l'aube du jour, les Musulmans s'avancer, drapeaux en tête, et les envelopper de toute part. Le juge Abou'l-Fadhl, fils d'El-Khachchab, excitait les guerriers du combat, monté sur une cavale et la lance à la main ; ce que voyant, l'un de ces soldats s'écria d'un ton méprisant : « Est-ce donc pour obéir à cet homme au turban que nous avons quitté notre pays ! » Le kadi continua à parcourir les rangs et, dans une éloquente allocution qui fit verser des larmes et causa une vive émotion, il excita le courage et raffermit le cœur des combattants. C'est alors que Doghân Arslan, fils de Dimladj, par un mouvement tournant, tomba sur le camp ennemi où il sema le meurtre et le pillage. Dieu se manifestait en faveur des Musulmans : tous ceux des Francs qui coururent se réfugier sous les tentes furent égorgés. Les bataillons turcs firent une charge d'ensemble de tous les côtés à la fois et déployèrent un grand courage. Sous la grêle de traits qui tombaient comme une nuée de sauterelles sur leur cavalerie et leur infanterie, les cavaliers francs s'enfuirent en désordre ; les fantassins, les suivants et valets, écrasés à leur tour, furent faits prisonniers. Roger périt dans la mêlée. Les Musulmans ne perdirent que vingt hommes, parmi lesquels Suleïman, fils de Moubarek, fils de Chibl ; vingt hommes seulement parmi les Francs eurent la vie sauve. Quelques-uns de leurs chefs purent s'échapper, mais quinze mille morts environ restèrent sur le champ de bataille. Celait un samedi vers midi que le combat s'était engagé ; or, lorsque le courrier porteur de cette grande nouvelle arriva dans Alep, les fidèles, rangés par files dans la grande mosquée, récitaient encore la prière de midi. On entendait en ce moment une grande rumeur du côté du couchant, mais aucun soldat musulman n'arriva avant la prière de l’asr (de 3 à 4 heures de l'après-midi).

Les paysans brûlèrent les cadavres des Francs ; dans le corps à demi calciné d'un seul cavalier on trouva quarante fers de lance. Ylghazi s'installa dans la tente de Roger, pendant que les vainqueurs apportaient devant lui leur butin ; il leur laissa tout ce qu'ils avaient pris, à l'exception de quelques armes qu'il mit de côté pour les offrir en cadeaux aux rois. Parmi les prisonniers qu'on lui amena se trouvait un homme de puissante encolure et renommé pour sa vigueur, sous la conduite d’un petit homme débile et mal armé. En le voyant paraître devant Ylghazi, les Turcomans dirent au prisonnier : « N'as-tu pas honte, couvert de fer comme tu l'es, de t'être laissé prendre par ce chétif personnage ? » — « Par Dieu, répondit-il, ce n'est pas lui qui m'a fait prisonnier et je ne le considère pas comme mon maître ; c'est un homme de haute taille, plus grand et plus fort que moi, qui m'a livré au pouvoir de celui-ci. Il était vêtu de vert et monté sur un cheval de la même couleur.[23] »

Les troupes musulmanes répandirent ensuite le meurtre, la captivité et le pillage dans la province d'Antioche, de Soweïdyah et ailleurs, où la nouvelle du désastre n'était pas encore parvenue. Leur gain en hommes, chevaux et bagages fut immense, et il n'y eut pas un seul Turc qui ne revînt les mains pleines de butin et encombré de prisonniers. Un détachement surprit Baudouin, roi de Jérusalem, et le fils de Saint-Gilles aux environs de Djebelah ; ils amenaient de la cavalerie au secours de Roger, maître d'Antioche. Assaillis par les Turcs, ils leur laissèrent des morts et du butin et se sauvèrent dans les montagnes. Mais pendant que Ylghazi marchait sur Artah, Baudouin courut à Antioche. Sa sœur, qui était la veuve de Roger, lui livra les trésors et les richesses de son mari ; il s'empara aussi des biens et des maisons de ceux qui avaient péri dans le combat et maria leurs veuves aux soldats survivants. Il reconstitua ensuite la cavalerie, fit de nouvelles levées d'hommes et établit sa domination sur Antioche. Si cependant Ylghazi l'avait devancé dans cette ville, elle n'eût certainement oppose aucune résistance à l'entrée des Musulmans.

Après avoir fait sa jonction dans Artah avec Nedjm-ed-Dîn, l'atabek alla attaquer El-Athareb. Il avait déjà envahi le faubourg et tué ses défenseurs, lorsque la milice urbaine, sortant d'Alep par une brèche pratiquée dans la muraille, vint lui demander l'aman : il le leur accorda après avoir pris possession de la ville, et les renvoya sains et saufs. Il se porta ensuite sur Zerdanâ dont les défenseurs s'étaient fortifiés derrière des ouvrages de siège. Ils demandèrent aussi l'aman, l'obtinrent et prirent la route d'Antioche ; mais ils furent attaqués en chemin par des Turcomans qui, après les avoir pillés et en avoir tué plusieurs, regagnèrent leur campement. Le seigneur de Zerdanâ, dès qu'il apprit que cette place était assiégée par les Turcomans, engagea vivement Baudouin à l'aller secourir avec ses Francs ; il lui conseilla de profiter de ce que les Turcomans s'étaient dispersés pour piller et avaient regagné ensuite leurs foyers, et aussi de cette circonstance heureuse que Ylghazi n'avait alors qu'un petit nombre de troupes. Mais ce dernier, instruit de ces projets, pressa le siège de Zerdanâ et s'en rendit maître comme nous venons de le dire. Il y établit une garnison et, s'éloignant avec le reste de ses troupes, il reçut bientôt des renforts de l’atabek et de Doghân Arslan, fils de Dimladj. Après avoir renvoyé les gros bagages et les tentes à Kinnisrîn, ces détachements se dirigèrent sur Danith où ils arrivèrent le même jour. Ylghazi y trouva les Francs qui, depuis le jour où il avait pris Zerdanâ, y formaient un campement de deux cents tentes avec une nombreuse infanterie à laquelle se joignirent, dit-on, plus de quatre cents cavaliers (4 djemadi premier, 13 août 1119). Dans la mêlée qui s'ensuivit, le seigneur de Zerdanâ chargea avec presque toute sa cavalerie les troupes de Damas, d'Emèse et quelques compagnies de Turcomans ; il les battit, les mit en fuite, et courut aussitôt au secours de Zerdanâ, avec l'intention de tomber sur les bagages et les tentes des ennemis. Mais, apprenant que la place était prise et le matériel dirigé sur Kinnisrîn, il revint sur ses pas. Cependant le reste des forces musulmanes avait assailli Baudouin et l'avait forcé à se replier avec des pertes sérieuses. Ylghazi, Toghtékin et Doghân Arslan, tombant alors avec ce qui leur restait de bonnes troupes sur les Francs, détruisirent presque toute leur infanterie, une partie de leur cavalerie et les rejetèrent sur le château de Hab en leur enlevant un butin considérable. Les trois émirs revinrent ensuite à Danith, où ils trouvèrent le seigneur de Zerdanâ après la défaite qu'il venait d'infliger aux Musulmans, à la suite de la prise de Zerdanâ. Les émirs l'attaqueront sur-le-champ, tuèrent beaucoup de ses soldats, rejetèrent les autres sur Hab et revinrent vainqueurs et charges de butin. Cependant le détachement prépose à la garde des bagages dans Kinnisrîn venait d'apprendre la déroute du corps d'armée battu par le seigneur de Zerdanâ et en avait porté la nouvelle à Alep, ou elle causa une profonde tristesse. Heureusement, deux heures plus tard, arrivait dans cette ville le messager chargé d'annoncer la victoire des Musulmans, ce qui fit succéder la joie à la tristesse et la sécurité à l'épouvante. De leur côté les Francs avaient envoyé dans leur pays la nouvelle de la victoire remportée par le seigneur de Zerdanâ ; les villes s'étaient pavoisées et des transports de joie éclataient de toute part. Mais bientôt l'arrivée du fils de Saint-Gilles, échappé au désastre des Francs, changea l'allégresse en deuil et fit succéder à la confiance l'abattement et la terreur.

Après la déroute, le seigneur de Zerdanâ, Robert, connu sous le nom de comte preux, était tombé de cheval et avait été fait prisonnier par les gens de Merimîn,[24] dans le canton du Djebel-Sommak. Ceux-ci le livrèrent à Ylghazi sous les murs d'Alep ; envoyé par ce chef à l'atabek Toghtékin, il fut aussitôt livré au bourreau Ylghazi, dès son arrivée dans Alep, fit venir les prisonniers en sa présence. Il mit à part les commandants de place, les officiers principaux, le fils de Boémond, seigneur d'Antioche, l'envoyé du roi des Grecs et quelques riches personnages, il leur rendit à tous la liberté après avoir touché le prix de leur rançon. Il restait encore une trentaine de prisonniers qui n'avaient pas les moyens de payer toute la somme exigée pour le rachat, il les fit égorger, et se rendit ensuite à Mardîn (djemadi premier 513, août-septembre 1119) pour y lever de nouvelles troupes turcomanes avec lesquelles il se proposait de retourner à Alep Mais cette ville était trop affaiblie alors pour lui servir de résidence.

Les Francs firent une sortie sur Ma'arrat et enlevèrent quelques hommes, mais un corps d'armée turcoman les obligea à reculer Baudouin sortit alors d'Antioche et alla camper au-dessus de Zour, à l'ouest d'El-Barah. Ce château de Zour appartenait à Ibn Mounkad qui l'avait d'abord abandonné aux Francs, puis en avait repris possession à la suite de la première affaire d'El-Balat. Après un combat, Baudouin reconquit cette place au mois de djemadi premier, et laissa la garnison partir librement. De là il se dirigea sur Keler-Roumâ,[25] prit le château de vive force, tua tous ses défenseurs et continua sa marche sur Kefer-Thab. Ibn Mounkad, après avoir mis le feu au château de Kafer-Thab, avait décampé avec ses hommes à l'approche des Francs. Ceux-ci, dès qu'ils eurent réparé ce château et installé une garnison, se rendirent à Sarmîh et à Ma'arrat-Misrîn, qu'ils prirent par capitulation. Après s'être arrêtés devant Zerdanâ, ils levèrent le camp et partirent pour Antioche.

Sur ces entrefaites, des détachements sortis d'Alep harcelaient continuellement les Francs établis dans le voisinage et rentraient chargés de butin. Josselin étant venu rejoindre son oncle maternel Baudouin, après la prise de Sarmîn, reçut en fief de celui-ci le pays d'Edesse et de Tell-Bacher. Il se rendit dans ses nouvelles possessions et fit deux incursions successives contre Wadi-Boutnân[26] et la rive syrienne de l'Euphrate, où il tua ou fit prisonniers un millier d'hommes. Il continua sa marche sur Manbedj, Nakirah et la portion orientale de la province d'Alep, enleva beaucoup de chevaux et fit de nombreux prisonniers des deux sexes. Mais s'étant avancé jusqu'à Rawendin, à la poursuite d'un parti de Turcomans qui avaient passé l'Euphrate, une rencontre eut lieu où il fut défait et perdit plusieurs de ses hommes.

Au mois de safar 514 (mai 1120), les hostilités éclatèrent entre le gouverneur d'El-Athareb, Balak, fils d'Ishak, compagnon de Nedjm ed-Dîn Ylghazi, et les Francs. Ce chef envahit le pays d'Antioche à la tête d'une partie de l'armée d'Alep ; mais les troupes d'Antioche marchèrent à sa rencontre, le défirent et se mirent à sa poursuite ; cette bataille fut livrée entre Tourmanîn et Tell-Aghda sur le territoire de Leïloun.

La même année, le 25 de safar (26 mai 1120), Ylghazi traversa l'Euphrate à la tête d'une troupe nombreuse de Turcomans et se dirigea sur Tell-Bacher, ou il demeura quelques jours sans livrer combat. Il continua ensuite sa roule vers A'zaz qu'il se proposait de prendre, et il défendit à ses Turcomans d'exercer la moindre déprédation sur les fermes du pays. Après s'être arrêté un jour seulement devant Antioche et quelques jours dans le territoire d'Er-Roudj, il marcha sur Kinnisrîn (Chalcis). Un vif désappointement éclata parmi ses troupes qui, au lieu d'une riche proie comme celle de l'année précédente, ne pouvaient ni attaquer un seul château, ni faire le moindre butin. D'autre part, Ylghazi avait permis aux Chrétiens faits prisonniers dans la dernière bataille de se racheter, et ceux-ci, de retour dans leurs possessions, firent tout ce qu'ils purent pour se venger des Musulmans, les tuer et les capturer. Dans le ressentiment que lui inspirait une faute commise par quelques-uns de ses Turcomans, il poussa l'insulte à leur égard jusqu'à les faire raser et énerver. Aussitôt son armée se débanda, et il n'en resta plus que quelques débris épars dans le pays d'Alep. Les Francs, enhardis par cette circonstance, s'avancèrent vers Danith. Mais Toghtékin accourut de Damas, rejoignit Ylghazi, et de concert ils marchèrent contre les Francs avec des troupes en nombre suffisant pour les combattre. Les Chrétiens comptaient une nombreuse infanterie et un millier de cavaliers ; enveloppés de tout côté par les Turcs, ils ne pouvaient tenter aucune agression et ne voulaient pas non plus revenir sur leurs pas, ce qui aurait ressemblé à une défaite. Ils marchèrent ainsi jusqu'aux approches de Ma'arrat-Misrîn sans qu'un seul homme, cavalier ou fantassin, osât s'écarter des rangs dans la crainte d'être pris par les Turcs. En effet quiconque restait en arrière était tué, dès qu'un cheval s'abattait il était abandonné et pris. Ils finirent par manquer d'eau et se trouvèrent réduits à la plus fâcheuse extrémité. Ylghazi et Toghtékin chassaient à coups de bâton quiconque s'approchait (pour leur porter de l'eau et des vivres). Ce ne fut qu'aux environs de Ma'arrat-Misrîn que les Turcs abandonnèrent leur poursuite pour retourner à Alep. De leur côté, les Francs revinrent à Antioche et s'empressèrent de conclure avec Ylghazi un armistice jusqu'à la fin de l'année 514, en obtenant la cession de Ma'arrat, de Kefer-Thâb, Djebel et El-Barah, des fermes du Djebel-Sommak avec l'impôt de Hab, des formes de Laïloun avec l'impôt de Tell-Aghda, et aussi des fermes situées sur le territoire d'A'zaz avec l'impôt de cette ville.

Nedjm ed-Dîn Ylghazi, après avoir réuni ses troupes à Mardîn, détruisit la place de Zerdanâ au mois de rebi premier (juin 1120). Les habitants d'Alep se plaignirent à lui des nouveaux impôts dont ils avaient été chargés sous le règne de Rodouân, impôts qui n'étaient pas prélevés sous l'administration des (khalifes) arabes et des Egyptiens, ni du temps d'Ak-Sonkor. L'émir fit vérifier le chiffre de ces charges supplémentaires et, apprenant qu'elles s'élevaient à douze mille dinars par an, il les abolit. Le décret qui en ordonnait la suppression fut gravé sur une table que l'on cloua sur la porte de la grande mosquée (même année 1120).

Les Francs firent main basse sur les laboureurs des cantons qu'ils occupaient ; ils les accablèrent d'avanies et de mauvais traitements et leur enlevèrent en argent et en blés de quoi se fortifier eux-mêmes. Au contraire les fermes appartenant aux Musulmans prospéraient grâce à la sécurité que leur inspirait la pacification.

Sur ces entrefaites, le maudit Josselin alla ravager Nakirah et El-Ahass',[27] sous prétexte que le gouverneur de Manbedj lui avait enlevé un prisonnier et ne faisait pas droit à ses réclamations (mois de chawal, décembre 1120 et janvier 1121). Après avoir propagé le meurtre, l'incendie et le pillage dans ces deux cantons, il alla dévaster le Wadi, se rendit de là à Tell Bacher, revint sur ses pas pour lever de nouvelles troupes, et recommença ses dévastations comme la première fois. Dès sa première incursion il avait capturé les vieillards des deux sexes et les infirmes, les avait dépouillés de leurs vêtements et exposés tout nus aux rigueurs de l'hiver ; ils en moururent tous. Le gouverneur d'Alep fit des représentations à Baudouin au sujet de ces cruautés, en lui rappelant que si Nedjm ed-Dîn (Ylghazi) avait dégarni le pays de troupes, c'est qu'il se fiait à la trêve. A quoi Baudouin répondit qu'il n'avait aucune autorité sur Josselin. Aussi les dévastations commises par celui-ci se succédèrent-elles sans interruption. Bientôt après les Francs sortirent d'Antioche pour envahir le pays de Cheïzer où ils firent un butin immense et de nombreux prisonniers. Ils réclamèrent aussi le tribut qu'ils étaient accoutumés de percevoir avant leur défaite. Ibn Mounkad y consentit, à la condition qu'ils rendraient ce dont ils s'étaient emparés, et, malgré le refus qu'il essuya sur ce point, il leur paya une somme d'argent et obtint ainsi un armistice jusqu'à la fin de l'année.

Le roi des Arabes, Dobeïs, fils de Sadakab el-Açedi, après s'être échappé de la cour de Mostarched (khalife abbasside) el de sultan Mahmoud (le Ghaznévide), s'était réfugié dans le château de Dja'ber, auprès de Nedjm ed-Dawleh Malek qui lui donna l'hospitalité. Il se rendit ensuite à Mardîn chez Ylghazi, dont il épousa la fille. L'émir, que cette alliance fortifiait, le prit sous sa tutelle et, en retour des richesses et des cadeaux précieux que Dobeïs apportait, il lui fit d'innombrables donations. Tout entier à son hôte, Ylghazi négligea de se rendre en Syrie, de sorte que les Francs, profitant de la situation misérable du pays d'Alep, en conquirent la plus grande portion. Josselin envahit Siffîn où il fit beaucoup de prisonniers arabes et turcomans ; il attaqua ensuite Biza’ah et brûla une partie de ses murailles ; puis il se laissa corrompre par des offres d'argent et retourna dans son pays.

En safar 515 (avril-mai 1121), les Francs envahirent El-Athareb, qu'ils mirent à feu et à sang, et réduisirent en captivité tous ceux qui ne s'étaient pas réfugiés dans le château.

En rebi second (mai-juin), ils allèrent camper à Naouar[28] ; de là ils firent une seconde attaque sur El-Athareb, où ils brûlèrent les maisons et les recolles. Baudouin dirigea une expédition contre Alep, s'empara de prisonniers et de chevaux dans la banlieue et dans les caravansérails sis à l'extérieur de la ville, fit une capture importante en bêtes de somme et enleva une cinquantaine d'hommes. A l'appel du héraut, un faible détachement sortit de la ville, battit les Francs et les repoussa sur leur territoire après leur avoir repris les montures capturées. Le lieutenant d'Ylghazi à Alep était son fils Chems ed-Dawleh Suleïman ; en outre, Ylghazi avait nommé chef de la police et placé sous les ordres de son fils Mekki, fils de Kournas El-Hamavvi (redjeb 514, septembre-octobre 1120). Ylghazi enjoignit à son fils et à ses officiers de conclure la paix avec les Francs aux conditions exigées par ceux-ci. La paix lui en effet obtenue grâce à la cession aux Francs de Sermîn, El-Djezr, Leïloun et la partie nord de la province. Toute la banlieue environnant Alep fut partagée par égale moitié, et si exactement que chaque partie contractante eut la moitié du Moulin de la femme arabe (roha el-a'rabyeh) et que la forteresse de Tell-Herak fut démolie afin de n'appartenir ni à l'une ni à l'autre des deux armées. Les Francs avaient réclamé et obtenu d'Ylghazi la cession d'El-Athareb, mais la garnison refusa de se rendre et cette place resta ainsi au pouvoir des Musulmans. Les négociations avaient été dirigées par Josselin et Homfroy ; Baudouin quitta Jérusalem et vint les ratifier. Puis il entreprit la reconstruction d'un vieux couvent aux environs de Sermedâ ; il le fortifia et en donna le commandement au seigneur d'El-Athareb, sir Alan de….[29]

Ylghazi donna l'ordre à son fils de démolir Kala't ech-Cherif (le château du Chérif) qui avait été récemment bâti dans Alep (Voir ci-dessus, p. Gi i), et d'en expulser la garnison que Rodouân y avait établie. En conséquence, Chems ed-Dawleh et Ibn Kournass firent sortir ces soldats sous prétexte de les envoyer en incursion sur le territoire des Francs ; une fois dehors, on ferma sur eux les portes d'Alep. C'est au mois de djemadi second (août-septembre 1121) que ce château fut démoli par Ibn Kournass.

Le roi seldjoukide Toghroul ayant requis contre les Géorgiens et leur chef David le secours d'Ylghazi, fils d'Ortok, cet émir se mit à la tête d'une armée nombreuse ; Dobeïs, fils de Sadaka, l'accompagnait. Les Musulmans, d'abord vainqueurs, s'engagèrent dans les passes (de Cilicie) à la poursuite de l'ennemi ; mais les Géorgiens, par un retour offensif, les mirent en fuite en leur infligeant de grandes pertes d'hommes, tant morts que prisonniers. Dobeïs, qui perdit dans cette défaite pour une valeur de trois cent mille dinars, parvint sain et sauf à Mardîn en compagnie d'Ylghazi. A la suite de certaines exigences adressées par Ylghazi à son fils Chems ed-Dawleh et qui déplurent à ce dernier, ou sur des rapports qui excitèrent son mécontentement, ce jeune prince se révolta contre son père. Après avoir expulsé de la ville et envoyé au château d'Alep Sultan-Chah, Ibrahim et d'autres émirs, il fit peser sans aucun ménagement sur la population d'Alep son autorité despotique et corruptrice. Cependant, d'après une autre version, Dobeïs, fils de Sadaka, pendant qu'il marchait contre les Géorgiens avec Ylghazi, demanda à ce dernier de lui céder Alep, en s'engageant de son côté à lui payer cent mille dinars pour lever des troupes turcomanes, et lui promettant son appui pour faire la conquête d'Antioche. Ylghazi y consentit et mit sa main dans la sienne (en signe d'engagement). Mais après l'affaire des Géorgiens, il changea d'avis et fit parvenir à son fils Suleïman, qui était d'un naturel léger, un message secret où il l'engageait à feindre de se révolter, afin de le dégager des promesses qu'il avait faites à Dobeïs. Dans son ignorance, le jeune prince se révolta réellement et se mit en état de rébellion ouverte contre son père, d'accord avec Mekki, fils de Kournass, le chambellan, avec Nacer, chef de la police d'Alep et d'autres émirs. Il fit d'abord arrêter les chambellans de son père, les souffleta et leur fit couper la barbe, puis il accabla ses sujets d'exactions et d'injustices. Les Francs, enhardis par les avances que leur faisait Suleïman, campèrent devant Zerdanâ, qu'ils investirent pour Guillaume, fils de l'ancien maître de cette place, le comte lépreux. Ils se dirigèrent ensuite vers les portes d'Alep, en pillant sur leur route les tentes des Thaï et d'autres tribus. Le chambellan Naçer, qui sortit à leur rencontre à la tête d'un corps d'armée, fut battu et subit des pertes sérieuses.

Baudouin vint assiéger Khounaçirah, au mois de djemadi second (août-septembre 1121) ; il prit cette place, la démantela et fit transporter la porte de la citadelle à Antioche. Bordj-Sibna eut le même sort ainsi que d'autres forteresses, comme Nakirah et El-Ahass. Après avoir capturé les habitants, incendié et pillé le pays, il revint sur ses pas et s'arrêta devant Silda', aux bords du Koïk. Atzir (lisez Atsis), fils de Turk, vint alors, d'accord avec Suleïman, lui proposer la paix.

Baudouin ne voulut y consentir que si Suleïman lui cédait le gouvernement d'El-Athareb ; à cette condition, il s'engageait à le protéger contre ses ennemis. Mais le négociateur répondit : « Il ne nous est pas permis d'inaugurer le règne de notre souverain en cédant une des forteresses de la frontière d’Alep ; demandez-nous quelque autre chose sur quoi nous puissions tomber d’accord. » A quoi Baudouin répliqua : « El-Athareb est une position que le prince d'Alep ne peut plus défendre, depuis que j'ai remis en état les places fortes qui l’entourent. Je vous avertis que cette ville ressemble aujourd'hui à un cheval dont les pieds de devant seraient sans vigueur. C'est en vain que le cavalier vide son grenier à fourrage pour le nourrir, espérant lui rendre ses forces et s’en servir de nouveau ; le grenier s'épuise, les jambes deviennent inertes, et tout le profit est perdu. » Après cela Baudouin alla assiéger El-Athareb ; mais au bout de trois jours, il reçut des nouvelles qui l'obligèrent à rentrer dans Antioche.

Ylghazi, voyant que son fils persévérait dans sa rébellion, en fut très affligé et songea à aller lui reprendre Alep, d'autant plus qu'il recevait des messages qui lui représentaient cette ville comme hors d'état de résister En effet, lorsqu'il arriva devant le château de Dja'ber, les sentiments d'hostilité commencèrent à s'affaiblir dans le cœur de Suleïman. Il envoya des délégués à son père pour solliciter son pardon et implorer son indulgence en faveur de lui-même et de ceux qui l’avaient poussé à la révolte, entre autres Ibn Kournass et Naçer le chambellan ; il confirma sa demande car des serments solennels. Ylghazi fit son entrée à Alep le 1er du mois de ramadhan (13 novembre 1121) et fut reçu en grande pompe. Il s’établit au château, traita la population avec douceur et abolit certains droits d'octroi. Puis il révoqua le chef de la police dont les habitants avaient à se plaindre, il fit arrêter le Reïs Mekki, fils de Kournass, et sa famille, lui fit fendre la langue et brûler les yeux, et confisqua ses biens. Le frère du Reïs fut mis à la torture et spolié de la plus grande partie de sa fortune. Le chambellan Naçer eut aussi les yeux brûlés, mais, soigné par une personne qui s'occupa de lui, il conserva un œil. Quant à Taher, fils de Zaïr, qui était un des auxiliaires du Reïs, il eut les jarrets coupés. Ylghazi rappela les princes, fils de Rodouân, du château de Dja'ber (où ils étaient enfermés) à Alep. Il demanda la main de la fille de Rodouân, l'épousa et consomma le mariage à Alep. Il donna la police et la municipalité de cette ville à Selman, fils d'Abd er-Rezzak el-A'djlani, originaire de Balès ; Bedr ed-Dawleh Suleïman, fils d'Abd el-Djebbar et neveu d'Ylghazi, fut nommé vice-gouverneur d'Alep. Concluant ensuite la paix avec les Francs pour une longue période de temps, il leur céda les fermes qu'ils avaient possédées lorsqu'ils étaient maîtres d'El-Athareb et de Zerdanâ. — Au mois de moharrem 516 (mars-avril 1122), il se rendit dans les contrées orientales pour y rassembler des troupes. Son vizir Abou'l-Fadhl, fils de Mawsoul, étant mort à Alep au mois de safar (avril-mai), il lui donna pour successeur Abou'r-Ridja, fils de Serthan.

Le 17 de rebi second (25 juin 1122), Ylghazi passa l'Euphrate avec Balak. Ce Balak, surnommé Ghazi (le victorieux), était fils de Bahram ben Ortok et neveu d'Ylghazi, qui le fit venir du pays de Roum, où il possédait plusieurs forteresses dans le voisinage de Malathya. Un grand nombre de Turcomans s'étaient joints à leurs troupes régulières. Ylghazi destitua du vizirat Abou'r-Ridja et le fit arrêter, à la suite des dénonciations qui lui parvinrent sur ce ministre. Ensuite il alla camper devant Zerdanâ (20 djemadi premier, 27 juillet 1122), et s'empara de la première enceinte après quelques jours de siège. Le chef de cette place, informé que Ylghazi, après avoir traversé l'Euphrate, viendrait l'attaquer, avait réuni ses compagnons d'armes et leur axait fait promettre de tenir ferme pendant une durée de quinze jours à partir de l'arrivée des Musulmans. De son côté, il s'engageait à leur procurer du renfort pendant cette période de temps et, s'il ne pouvait revenir à l'époque fixée, il promettait de racheter leur vie au prix de tous ses biens : « Je prends Dieu à témoin devant nous, ajoutait-il, que s'il faut, pour nous sauver, que je me fasse musulman et si l'ennemi y consent, j'irai, dans l'intérêt de votre existence, faire devant lui profession d'islamisme. » Après quoi, le seigneur de Zerdanâ se rendit auprès de Baudouin, prince d'Antioche, qui se trouvait alors dans les parages de Tripoli, à cause d'un litige survenu entre lui et le chef de cette ville. Lorsque Baudouin fut informé des mouvements d'Ylghazi et de ses projets contre Zerdanâ, il répondit : « Depuis que nous avons conclu la paix en prenant des engagements réciproques, fidèles à notre parole, nous axons protégé les possessions d'Ylghazi pendant son absence. Nous sommes gentilshommes et je ne redoute pas un acte de déloyauté de sa part. Il se peut cependant qu'il menace Tripoli ou qu'il vienne m'attaquer dans Jérusalem, car la trêve ne concerne que la ville et le territoire d'Antioche. Retournez donc à Apamée et Kefer-Thab et renseignez-vous sur ce qui surviendra de nouveau. » En conséquence, le seigneur de Zerdanâ alla aux informations et fit savoir à Baudouin que les Musulmans étaient devant Zerdanâ. Aussitôt Baudouin fit la paix avec le seigneur de Tripoli, auquel il fit promettre de venir le rejoindre, puis il retourna à Antioche et appela Josselin à son secours. Déjà les Musulmans avaient dressé quatre mangonneaux contre Zerdanâ et enlevé la première ligne de défense. Le siège durait depuis quatorze jours, lorsque les Francs arrivèrent et campèrent sous Ed-Deïr (le couvent). Ylghazi, instruit de ce mouvement, vint à Zerdanâ, puis à Naouar, se rapprochant ainsi de l'ennemi qu'il invita à sortir des défilés pour entrer en plaine ; sur le refus des Francs, il se dirigea vers Tell es-Sultan, en compagnie de l'atabek Toghtékin. Les Francs se portèrent alors sur Naouar et assaillirent le faubourg d'El-Athareb où ils brûlèrent le grenier ainsi que la muraille. Le gouverneur de cette place, Iousouf, fils de Mirkhân, étant venu occuper le château, les Chrétiens se dirigèrent sur Ibbîn et de là sur Danith où ils campèrent, sans être aucunement attaqués ; ils regagnèrent ensuite leur territoire. Ylghazi revint alors sur Zerdanâ, attaqua la seconde enceinte et tua un certain nombre d'hommes. Les Francs accoururent reprendre leur position sous Ed-Deïr ; Ylghazi se porta sur Naouar d'où il menaçait les Francs, sans les décider à sortir en rase campagne. Un jour, Ylghazi avait mangé avec excès de la viande salée,[30] des noix vertes, des pastèques et des fruits ; il eut une grave indigestion qui mit sa vie en péril. Il continua sa route sur Alep, la maladie augmentant toujours. Toghtékin retourna à Damas, et Balak Ghazi dans son propre pays. Ylghazi se hâta de regagner Alep pour se soigner ; il s'établit dans le château de cette ville sans obtenir de soulagement. Une troupe de mille cavaliers sortit, un jour, d'Alep sous la conduite de quelques émirs, entre autres de Dawlab, fils de Koutoulmich. Arrivés à Toubbal[31] sur le territoire d'A'zaz, ils firent du butin ; mais au retour, dans le voisinage de Harbal, ils furent assaillis par quarante chevaliers sous la conduite de Guillaume, et furent mis en fuite en laissant sur le terrain plusieurs de leurs compagnons.

Au mois de redjeb de la même année (septembre 1122), Balak Ghazi défit le maudit Josselin et Galeran, fils d'une tante maternelle de celui-ci, dans le voisinage de Saroudj. Il les fit prisonniers, ainsi que le neveu de Tancrède dont il avait été lui-même le prisonnier après la bataille de Leïloun et de qui il avait racheté sa liberté au prix de mille dinars. Il s'empara aussi de soixante chevaliers francs. A la demande, que leur adressa Balak de rendre les forteresses qu'ils occupaient, Josselin et Galeran opposèrent un refus formel, en ajoutant : « Nous sommes à l'égard de ces forteresses comme des chameaux chargés de litières : quand un de ces animaux périt, on passe son langage à un autre ; de même ce que nous possédons a passé maintenant en d'autres mains. » Balak retourna alors dans son pays emmenant ses prisonniers.

Les Francs, arrivant ensuite du côté de Tell-Bachir (chaban, octobre 1122), firent une incursion sur Tell-Kabbassîn ; le gouverneur et la garnison de Biza'a marchèrent à leur rencontre, mais ils furent défaits et perdirent quatre-vingt-dix hommes. Cependant Ylghazi, dont la santé s'était un peu rétablie, avait pris le chemin de Mardîn, et il voulait gagner Meïafarékïn. Mais le mal le reprit avec violence en route, et il mourut aux environs de cette ville, dans un village nommé A'djouleïn (1er ramadhan 516, 3 novembre 1122). Son fils Suleïman prit alors possession de Meïafarékïn, Timourtach, son second fils, de Mardin, et son neveu Bedr ed-Dawleh Suleïman (fils d'Abd el-Djebbar, fils d'Ortok) lui succéda dans Alep. Dès que le seigneur d'Antioche apprit la mort d'Ylghazi, il réunit quelques troupes auxquelles se joignirent des Arméniens, et il envahit la vallée de Biza'a, où il exerça toutes sortes de déprédations et de ravages. Après avoir reçu la soumission et un tribut en argent des habitants d'El-Bab, localité située dans cette vallée, il alla dresser ses mangonneaux contre Balès. Ibn Malek offrit une somme d'argent au seigneur franc, mais il ne put triompher des exigences de celui-ci. Sur ces entrefaites, une troupe de Turcomans et de cavaliers alépins, qui se trouvaient à Balès, firent une sortie, de concert avec la population, tuèrent plusieurs chefs ennemis et remportèrent une victoire éclatante Les troupes[32] d’Ylghazi étant venues les rejoindre, Baudouin retourna dans la vallée de Biza'a ; puis il assiégea El-Birah, s’en empara par capitulation, et emmena la garnison à Antioche, en lui promettant la vie sauve. Les incursions des Francs autour d'Alep continuèrent ainsi jusqu’à la fin de l’année 516 (décembre 1122).

Bedr ed-Dawleh Suleïman prit pour vizir à Alep, au mois de safar, Abou'r-Ridja (Obeid ?) Allah, fils de Hibet Allah, fils de Serthân, lequel avait été arrêté précédemment par l’ordre d’Ylghazi, comme nous l’avons raconté — Le 10 safar 517 (9 avril 1123), la paix fut conclue entre Bedr ed-Dawleh, prince d'Alep, et Baudouin, seigneur d’Antioche, sur les bases de la reddition d'El-Athareb par le prince d’Alep. Cette place forte fut rendue à son ancien maître, sire Alan de Maskhin[33] qui la conserva en son pouvoir jusqu'à sa mort. L'ancien gouverneur musulman de cette place, le chambellan Djebraïl, fils de Yarok (nom incertain), reçut comme dédommagement le titre d’intendant et de chef de la police d'Alep

Le mercredi 19 de safar (11 avril), Baudouin marcha contre Nour ed-Dawleh Balak, fils de Bahram, fils dOrtok.qui assiégeait alors le château de Kerker.[34] Les deux armées se rencontrèrent dans une localité nommée Awrack, près du pont de Sandjah. Balak remporta la victoire, fit Baudouin prisonnier, tua le plus grand nombre de ses soldats et de ses officiers et pilla le camp chrétien. Malgré l'infériorité de ses forces, il s'empara de Kerker au bout d'une semaine. Baudouin fut relégué à Khartbert (Kharpout) avec Josselin et Galeran. Après cette victoire, Balak, traversant l'Euphrate, alla camper au sud de la ville d'Alep qu'il serra de près. Il se rendit ensuite à Bankousah[35] où il campa quelques jours, passa de là sur le territoire de Neïreb et Djebrîn, incendia les moissons et enleva les bêtes de somme. Un détachement de ses troupes s'était dirigé sur Hadhadîn (?) ; un soldat ayant enlevé une chèvre à un paysan de l'endroit fut tué par celui-ci d'un coup de flèche. Aussitôt la caverne où les gens du village s'étaient réfugiés fut cernée ; sur leur refus de se rendre, on l'enfuma et cent cinquante de ces gens moururent étouffés. Des villageois de Tell-Oubout et de Ta'djîn périrent de la même manière. A 'Oufr-Tannour, les femmes et les enfants furent enlevés ; Balak en fit vendre une partie et réduisit les autres en esclavage. Il enleva aux habitants d'Alep un haras de trois cents chevaux. Comme il avait la criminelle habitude d'incendier les moissons, une grande disette désolait le pays. Enfin, le mardi matin, premier jour de djemadi premier 517 (36 juin 1123), Balak prit possession d'Alep, qui capitula, par l'entremise de Moukalled, fils de Sakouik, et de Mofarridj, fils de Fadhl. Dans tous les quartiers retentit le cri de ralliement de Balak ; il fit briser la porte d'Antioche et ouvrit une brèche dans le mur, à l'ouest de Bab el-Yahoud (porte des Juifs). Le vendredi 4 du même mois (29 juin), il reçut la reddition du château, s'y installa un jour après le départ de Bedr ed-Dawleh et y rétablit l'ordre. Sultan-Shah, fils de Rodouân, inspirait des craintes à Balak ; il fut envoyé à Harrân, ville dont la prise avait eu lieu au mois de rebi second (mai 1123). Balak envahit ensuite la ville d'El-Barah et fit prisonnier l'évêque qui en était le maître. Il le chargea de liens et le plaça sous bonne garde ; mais tandis qu'il marchait contre Kefer-Thab, le prisonnier, trompant la surveillance de son gardien, se réfugia dans cette même ville de Kefer-Thab. Balak était résolu à la prendre de vive force et à se faire rendre le prisonnier, lorsque, le mardi 13 djemadi second (7 août 1123), il reçut d'un messager la nouvelle que le roi Baudouin, Josselin, Galeran, le neveu de Tancrède, un neveu de Baudouin et d'autres prisonniers enfermés dans un puits de Khartbert s'étaient évadés, grâce à la connivence de quelques gens de cette ville, qu'ils avaient envahi le château et pris possession des biens considérables appartenant à Balak. Josselin avait dit alors à ses compagnons : « Après avoir été à deux doigts de la mort, nous sommes sauvés ; il est prudent de partir avec tout ce que nous pourrons emporter. » Mais comme Baudouin refusait de quitter la forteresse et de sortir de ses murs, on tomba d'accord que Josselin partirait seul. On exigea de lui le serment qu'il ne changerait pas de vêtements, qu'il ne mangerait pas de viande et ne boirait qu'au moment de la communion, jusqu'à ce qu'il revint à Khartbert, à la tête de troupes franques, pour délivrer ses compagnons d'armes. Ces nouvelles reçues, Balak se dirigea aussitôt sur Khartbert, qu'il prit de vive force (23 redjeb, 16 septembre 1123). Il fit massacrer sans pitié les Francs qui se trouvaient dans cette ville avec tous ceux de ses compagnons qui l'avaient trahi. Le roi Baudouin, le fils de sa sœur et Galeran furent seuls épargnés et conduits dans la prison de Harrân.

Quant à Josselin, après être allé demander du secours à Jérusalem, il marchait à la tête du ses troupes sur Tell-Bacher, lorsqu'il apprit que Khartbert venait d'être prise. Il se dirigea alors vers le Wadi, assaillit Biza'a et brûla une partie de ses murailles. Il alla ensuite incendier El-Bab et couper les arbres des environs. Après avoir livré aux flammes d'autres parties encore du Wadi, il campa à Hailân[36] et arriva devant Alep par le nord, du côté de Mechlted el-Djouff, où il profana les tombeaux et dévasta les jardins. Une rencontre eut lieu à Mechhed-Taroud, près de Boustan el-bakarah « le jardin de la vache ». Josselin eut l'avantage et fit perdre aux habitants une vingtaine d'hommes, prisonniers ou morts. Après cela, il transporta son camp à l'ouest de la ville, dans la Bok'aas-Sawda « la contrée noire » ; il détruisit les tombeaux et les jardins au sud de la ville, et fit retourner la tombe qui est à Mechhed ed-Dekkeh « le tombeau de l'estrade » ; n'ayant rien trouvé dans cette tombe, il mit le feu au mausolée. Chaque jour les Alépins faisaient de vigoureuses sorties, dans chacune desquelles ils éprouvaient des pertes sérieuses. Josselin s'éloigna le mardi premier jour de ramadhan (23 octobre 1123) et vint camper à So'da,[37] où il coupa les arbres ; puis les armées franques se séparèrent et regagnèrent leurs foyers. Dans les campements où elles avaient passé, on trouva les cadavres de plus de quarante chevaux de prix, plusieurs fosses renfermant des morts furent ouvertes. Le kadi Ibn el-Khachhab, d'accord avec les autorités d'Alep, fit démolir le chœur des églises chrétiennes de cette ville, qu'il transforma en mihrabs tournés vers la Mecque ; les portes furent changées de place, et les églises devinrent ainsi des mosquées. Tel fut le sort de la grande église (cathédrale), qui prit alors le nom de mosquée des selliers, aujourd'hui mosquée des confiseurs ; tel fut aussi le sort de l'église des forgerons, aujourd'hui Medresseh des forgerons, et de l'église du quartier El-hiraf où s'élève actuellement la medresseh d'Ibn el-Moukaddera. On ne laissa aux chrétiens d'Alep que deux églises qui existent encore aujourd'hui.

Pendant ces événements, Balak avait quitté Alep pour se rendre dans son pays. Le 19 du mois de ramadhan (10 novembre 1123), Josselin fit une incursion dans le Wadi, à Nakirah et El-Ahass ; il s'empara de plus de cinq cents chevaux réunis à El-Gharîb,[38] de sorte qu'il ne resta plus dans Alep qu'une cinquantaine de cavaliers montés. Josselin fit aussi un butin considérable en bêtes de somme, bœufs, moutons et chameaux ; il tua, fit des prisonniers et dévasta le pays autant qu'il le put, puis il retourna à Tell-Bachir. Bientôt après Sire Alan, sortant d'El-Athareb avec l'armée d'Antioche, s'avança vers Hanoutafa et Hillifa. Il captura tout ce qu'il y avait de chevaux de la garnison d'Alep, trois cents environ, dans El-Gharîb, au sud d'Alep, et s'empara d'une caravane venant de Cheïzer avec un chargement de blé. Josselin traversa ensuite l'Euphrate dans la direction de Chabakhtân, tomba sur les Turcomans et les Kurdes, leur enleva plus de dix mille têtes de bétail et de chevaux, et tua ou captura bon nombre d'hommes. Les quelques cavaliers d'Alep qui avaient conservé leurs chevaux sortaient de la ville avec les voleurs et la canaille, battaient le pays à la ronde et rentraient chaque fois avec des prisonniers.

Josselin assaillit ensuite le canton de Djebboul,[39] s'empara d'un nombreux bétail et se dirigea sur Deïr-Hafir.[40] Là il fit asphyxier par la fumée les habitants qui s'étaient réfugiés dans les casernes d'alentour ; il fit ouvrir les tombeaux et dépouilla les morts de leurs linceuls. — Le mercredi 26 de dhou’lka’deh (15 janvier 1124), Balak, passant sur la rive syrienne, fit arrêter le représentant de Bahram, missionnaire des Bathéniens à Alep ; on chassa de la ville tous les adhérents de cette secte ; leurs biens et leurs meubles furent vendus. L'émir Balak s'occupa ensuite de lever des troupes ; il fut bientôt rejoint par l’atabek Toghtékin avec l'armée de Damas et par le corps d’armée d'Ak-Sonkor el Borsoki. Ils allèrent de concert mettre le siège devant A’zaz et pratiquèrent des brèches dans le mur pour hâter la prise de cette place. Un gros parti de Francs accourut pour les déloger ; dans la rencontre qui s'ensuivit les Musulmans furent défaits, et mis en fuite, laissant des morts et des prisonniers, Balak mit ensuite en état de défense le château de Naourah,[41] dans le canton de Nakîrah, et le château d'Emelghareh (?), sur les bords de l'Euphrate. Il épousa à cette époque Farkhoundah-Khatoun, fille de Rodouân ; le mariage eut lieu le 23 de dhou’lhidjdjeh 517 (11 février 1124). Au mois de moharrem (février-mars) de la même année, Balak manifesta son mécontentement contre le reïs (maire) d'Alep au sujet d'un certain Mohammed, fils de Sa'dân, connu sous le surnom d'Ibn Sa'danah et originaire de Harrân.[42] Dès l'arrivée de Balak à Alep, on n'eut plus rien à redouter des rôdeurs et des voleurs de grand chemin, grâce au respect que cet émir inspirait. Par son ordre, les portes de la ville restèrent ouvertes nuit et jour, et les malfaiteurs furent à bout d'expédients. « Si je t'entends crier encore une fois (en signe d'alarme), disait l'émir à un gardien de la ville, je te fais couper le cou ! » — Baudouin et ses compagnons de captivité furent ramenés de Harrân et enfermés dans le château d'Alep.

Un détachement de Turcs fut envoyé par Balak dans le canton d'A'zaz, au mois de safar (mars-avril 1124) ; il rencontra les Francs près de Mech'hala,[43] les défit, tua quarante des leurs, cavaliers ou fantassins, et s'empara de leurs armes. Ceux qui parvinrent à s'échapper rentrèrent dans A'zaz couverts de blessures. — La pluie, qui s'était arrêtée depuis le mois de décembre jusqu'au milieu de février, tomba ensuite avec abondance et fertilisa les champs ; une riche récolte dédommagea les Alépins de la disette dont ils souffraient cruellement.

suite

 


 

[1] C'est le personnage nommé Sensadonias par Albert d’Aix, liv. IV, ch. i. et Samsadolus sur Guillaume de Tyr, liv. VII, ch. viii.

[2] M Defrémery, en traduisant ce passage dans ses Mémoires d’histoire orientale, t I, p 39, fait remarquer avec raison que Michaud et Poujoulat ont eu tort d’identifier le Castrum puellarum d’Albert d’Aix avec le Harem dont il est question ici. On ne comprendrait pas en effet pourquoi Tancrède aurait fait un détour considérable afin de s’emparer de Harem, avant de s’être rendu maître de places beaucoup plus rapprochées de sa route directe. (Cf. Guillaume de Tyr, liv. IV, ch. i). La description du château de Harem se trouve chez Drummond. Travels etc. London. 174, p. 182.

[3] La vallée du bourg de Dabik entre A’zaz et Alep, à quatre parasanges de cette dernière ville. C’était, une large et fertile vallée qui, sous la dynastie des Omeyyades, servit souvent de lieu de campement aux troupes musulmanes en marche contre Mopsueste. D’après Maçoudi, elle faisait partie du fief militaire de Chalcis (Prairies d’or. t. V, p. 397 et suiv. ; cf. Historiens orientaux des Croisades, t. I.p. 3, 180 et 194).

[4] Nommée aussi ‘Imm (Eïmm, t. Ier des Historiens orientaux, p. 359). Celait une bourgade habitée par des chrétiens grecs dans une contrée bien arrosée et fertile, a quelques heures de marche d'Alep, sur la route d'Antioche. (Mo'djem, t. III, p. 729.) Innib est identifiée avec la Nepa de Guillaume de Tyr.

[5] Yousouf, fils d'Abik, était prince de Rabbah, de Boza'a et de Menbedj. Il avait été assassiné dans Alep par ordre de Rodouân et de Djenah ed-Dawleh, et ces deux princes s'étaient emparé du fief de son frère et héritier (Voir M. Defrémery, Recherches sur le règne du sultan Barkiarok. p. 40 et 42.)

[6] Forteresse à neuf lieues au nord ouest d’Alep. Elle fut longtemps au pouvoir des comtes d’Edesse. C’est la localité nommée Hasarth par Guill. de Tyr, liv. VII, ch. iii.

[7] Place forte à quelques lieues de Ma'rrat en Na'man et à deux journées d’Antioche selon Guill. de Tyr, qui la qualifie de urbem munitissimam, liv. VII, ch. viii.

[8] La comparaison de ce récit avec le passage correspondant chez Ibn el Athir, Hist orientaux, t. I, p 196, suffît pour prouver combien Kemal ed-Dîn l’emporte par l’exactitude et la précision des détails. — Le village de Ma'rrat, nommé, sous la domination latine, La Marre, existe encore aujourd'hui sur la route de Hamah à Alep. Voir Itinéraire de l’Orient, par Isambert et Chauvet, t. III, p 712.

[9] Hadher signifie primitivement un campement considérable de nomades. Plusieurs localités portent ce nom. Celte dont il est question ici, située près d'Alep, était habitée par des Arabes de Tonoukh et d'autres tribus. (Cf. Beladori, éd. de Goeje, p. 145, Modjem, t. II, p. 175.)

[10] Ce nom, illisible ici, se retrouve plus loin sous une forme moins altérée. Il s'agit d'une colline où se trouvait la turbé ou chapelle funéraire du père du fameux. Zengui.

[11] C'est-à-dire à l’époque de la défaite de Rodouân, quatre ans auparavant (voir ci-dessus).

[12] On trouvera de plus amples détails sur ces événements dans les Recherches sur les Ismaéliens, par M. Defrémery, Journ. Asiatique, mai et juin 1854, p. 381.

[13] Voir le récit plus détaillé d’Ibn el Athir, Hist. or. des croisades, t. I, p. 234. D'après ce chroniqueur, l’autorité d'Abou Taher dans Apamée, fut amoindrie par la rivalité de son complice le Kadi Aboul Fath Sermîni.

[14] Comparer ce récit de notre auteur avec le passage correspondant de Mathieu d'Edesse, traduit par M. Dulaurier, p. 44-46. Voir aussi une savante note de M. Defrémery, qui signale les erreurs où sont tombés plusieurs historiens arabes (Mémoires d'histoire orientale, I, p. 67).

[15] La leçon Chabakhtân, incertaine dans le manuscrit, a été déjà restituée par M. Defrémery, Mémoires d'histoire orientale, I, p. 61. On lit deux fois ce nom dans le Mo'djem de Yakout.et notamment t. I, p.869, où le canton de Chabakhtân est cité comme ayant sous sa dépendance la forteresse de Tell-Kourad. C'est une région montagneuse de la haute Mésopotamie au sud-est d'Edesse. (Cf. Hist. orientaux des Croisades. t. I, p. 222 et passim.) Le Tell-Kourad « mont du crayon de chèvre » devait sans doute son nom à sa forme particulière.

[16] Ce nom, écrit par l'auteur du Mo'djem, t. I, p. 706, se retrouve sous la même forme dans la chronique d'Ibn-el-Athir, t. XII, p. 6 ; il désigne une forteresse qui s'élevait sur les hauteurs dominant l'Oronte en face de Djebela (Zibel). Voir aussi Historiens orientaux des Croisades, t. I, p. 719.

[17] C'est-à-dire « l'homme au pépin ou au noyau », en d’autres termes, « celui qui mange le fruit et ne laisse aux autres que le noyau. »

[18] C'est la même forteresse qui est nommée Koley'ah par d'autres chroniqueurs. Cf. M. Defrémery, Recherches sur les Ismaéliens, Journal asiatique, juin 1854, p. 393. Ce nom se retrouve encore sous la même forme du diminutif dans notre texte (voir plus loin).

[19] Après le nom de Borsok le manuscrit porte un nom indéchiffrable et qui commence par le titre de Bek, comme Bektouzen ou Bektimour, nous ne l'avons pas retrouvé chez les autres chroniqueurs.

[20] La Pisa des chroniques latines, c'était une ville située entre Alep et Manbedj Aujourd'hui encore on trouve un pauvre village du nom de Beza'a sur la route qui mené d’Alep à Balès, l'ancien Barbalissus. Le géographe Yakout dit avoir recueilli dans le pays la double prononciation Boza'a et Biza'a.

[21] Le canton d'Er-Roudj est situé à environ quarante milles d'Alep, dans la partie sud ouest de cette province et à peu près à égale distance entre Alep et Ma'arrat.

[22] La leçon d'Ibn el Athir (Hist. orient., t. I, p. 324) que nous suivons ici, est confirmée par Yakout. Ce géographe donne ce même nom, qu'il épèle lettre par lettre, selon sa coutume, à une rivière qui sort des environs de Mopsueste et se dirige vers Alep.

[23] D'après un hadis ou tradition prophétique d'origine chiite, le vert, couleur des habitants du paradis, est aussi la couleur adoptée par les descendants de la famille d’Ali. Cf. S. de Sacy, Chrestomathie arabe, t. I, p. 20 et suiv. Voir aussi Maçoudi, Prairies d’or, t. VIII, p. 333. Au xiiie siècle, c'est-à-dire à l'époque où écrivait Kemal ed-Dîn, les doctrines schiites avaient fait de notables progrès en Syrie, ou la propagande bathénienne, noçaïrite, etc. leur avait frayé le chemin. Elles n'ont même pas complètement disparu devant la domination ottomane.

[24] Le manuscrit ne présente la qu'un groupe illisible, mais Yakout indique avec certitude une localité de ce nom dans le district d'Emèse et une autre dans le voisinage d'Alep. C’est probablement de cette dernière que notre historien a voulu parler.

[25] On nommait ainsi, au rapport de Yakout, une bourgade dépendant du canton de Ma’arrat en-Namân Le château situé dans ces parages avait joué un certain rôle sous les princes de la famille de Ham’dan Mo’djem, t. IV, p. 288.

[26] Litt. « le vallon creux », nom donné par les Arabes aux vallées dans lesquelles l'eau des torrents s'amasse et répand la fertilité. Le vallon cité ici avait pour chef-lieu Bozaa, ou Bizaa, il s'étendait à une journée de marche entre Manbedj et Alep. Plusieurs autres localités de Syrie portant aussi le nom de Boutnân sont signalées par les géographes musulmans.

[27] Au rapport de l'auteur du Mo'djem, le canton d’El Ahas, en dépit de son nom qui signifie » chauve, stérile ■, renfermait un grand nombre de fermes et un riche territoire, le chef-lieu était Khouuaçirah, au S. E. d'Alep tout près de Ma'arrat en-Na'mân. Mo’djem el-Bouldân, I, p. 151. Cf. Voyages d'Ibn Batoutah, t. I, p. 145 ; Ibn Haukal, 119, dans la Biblioth. geogr. arable, édition de M. de Goeje.

[28] Telle est la leçon du manuscrit, mais, d'après Yakout, il faut lire Naouaz. « C'est, dit ce géographe, un village du Djébel Sommkak, renommé pour la beauté de ses pommiers. »

[29] Cet Alain, seigneur de Cerez (Sarepta El Athareb), est mentionné par Guillaume de Tyr, Hist. occident, des Croisades, t. I, p. 527, et par Gautier le chancelier, éd. Bongars, t. I, p. 444 et suiv. Le groupe qui suit le nom d'Alan n'est pas ponctué, mais il paraît répondre au nom ou plutôt à l'épithète de meschin ou le mesckin, c'est-à-dire le médecin. Cette lecture nous est proposée par notre confrère M. le comte Riant, qui a une si grande connaissance des hommes et des choses de ce temps.

[30] Kadid. On donne ce nom à des tranches de viande salée et fumée qu'on mange avec une sauce pimentée. On nomme ainsi quelquefois des fruits coupés en tranches et torréfiés au soleil.

[31] La copie porte par erreur touball. C'est, d'après Yakout qui en fixe l’orthographe, une importante bourgade avec grande mosquée et marche, située dans le canton d'A’zaz.

[32] On lit ainsi par conjecture le texte présente une lacune d’un ou deux mots.

[33] Ici ce nom est écrit avec des points diacritiques qui paraissent confirmer la lecture déjà proposée voir la note ci-dessus.

[34] Le Gargar ou Guerguer des chroniques d’Occident. C’était une place forte entre Samosate et Hisn Zyad, sur les bords de l’Euphrate La forteresse de Hisn Zyad n’est autre que le Kharpout (Khartpert) des cartes modernes. Il en sera fait mention quelques lignes plus loin ; voir aussi, sur cette localité, Saint Martin, Mémoires sur l’Arménie, t. I, p. 95.

[35] 1 Ou Bankousa, d'après le Mo'djem, on nommait ainsi une colline située tout près de l'enceinte d'Alep, vers le nord. La localité désignée plus loin sous le nom de Neïreb est également dans le voisinage immédiat d'Alep, et ne doit pas être confondue avec un village du même nom aux environs de Damas. Quant à Djebrîn, c'est un bourg de la banlieue d'Alep nommé Djebrin el-foustouk à cause de ses pistaches très renommées. Il ne faut pas le confondre avec le Beït-Djibrîn situé entre Jérusalem et Ghana.

[36] Village à environ une demi-lieue, au nord d'Alep. (Hist. or., t. I, p. 85 et suiv). Une source très abondante sortait de cette localité et se déversait par des canaux dans la grande mosquée de la capitale. Voir Mo'djem. t. II, p. 382.

[37] Cette localité, dont la mention ne se trouve dans aucun traité de géographie arabe, devait sans doute son nom à des plantations de so'da, c'est-à-dire d'une des espèces de la plante connue en Europe sous le nom de Souchet ou Cyperus.

[38] C'était un dépôt de cavalerie situé hors des murs de la ville, de côté du sud.

[39] Yakout donne quelques détails intéressants sur cette localité peu connue. C'était un gros village situé au bord de l'étang salé qui avoisine Alep. Le Nahr Boutnân, nommé aussi « fleuve d’or » et y déversaient ses eaux qui se cristallisaient rapidement en sel. Les bords du lac étaient fréquentés par des troupes d'oiseaux. Il paraît que la déloyauté des habitants de ce petit pays était devenue proverbiale. Voir une curieuse anecdote à l'appui dans le Modjem, t. II, p, 28.

[40] D'après l’étymologie de ce nom arabe, le couvent cité ici devait être habité par une communauté de moines déchaussés, carmes ou franciscains, ainsi que le village du même nom, entre Alep et Balès.

[41] Localité située à 8 milles d'Alep, entre cette ville et Balès. Elle était défendue par un château bâti, vers le milieu du second siècle de l'hégire, par Maslemah, fils du khalife omeyade Abd el-Mélik.

[42] La phrase finit brusquement par ces mots dans le manuscrit. Il est probable que le copiste a omis une ou deux lignes sur ce fait de peu d’importance, qu'il avait emprunté la chronique journalière d'Alep. Nous n'en avons trouvé d'ailleurs aucune mention dans les autres chroniques.

[43] Bourgade mentionnée par Yakout dans le voisinage d'A’zaz. Une légende totale y plaçait le tombeau de David.

 

 

 

 

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