Ariri

HARIRI

 

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Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

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HARIRI

QUARANTE CINQUiÈme SÉANCE

ramleh.

Séance de Hariri, traduite de l'arabe par Venture.

Magasin Encycloédique, 1795.

 

 

Depuis que j’ai entendu dire à des gens sages et expérimentés, que les voyages étaient le miroir des merveilles, je n’ai jamais cessé de traverser les déserts et d’affronter les lieux les plus périlleux, pour chercher à voir des choses rares et extraordinaires. Ma curiosité a été souvent satisfaite ; mais parmi ce qui m’a le plus frappé dans mes courses, je me rappelle toujours avec une nouvelle satisfaction, ce qui arriva au Cadi de Ramleh, dans le temps que j’étais chez lui. Ce Cadi était un homme riche et puissant, dont les vertus honoraient le siège qu’il occupait. Un jour se présenta à son tribunal, un vieillard couvert de haillons avec une femme qui paraissait fraîche et belle, sous des vêtements qui annonçaient aussi la misère. Le vieillard allait commencer à parler et à dire ses raisons, lorsque la jeune personne qui l’accompagnait l’en empêcha, et rejetant derrière son épaule le voile qui couvrait son visage, elle dit d’un ton ferme et hardi :

 « O toi Cadi de Ramleh, qui sais dispenser d’une main équitable les grâces et les châtiments !

« Mets des bornes à la conduite injuste d’un époux qui, depuis que je lui appartiens, n’a fait qu’un seul et unique pèlerinage.

« Et je ne me plaindrais point encore, si après avoir légalement rempli le précepte, il eût fait, de temps à autre, les visites de surérogation que recommande le docteur Elbi Jousouf dans ses commentaires sur ce devoir religieux. » Mais, loin de là, il a toujours persévéré dans son cruel système d'indifférence, quoiqu'il n'ait jamais eu à me reprocher aucun manque d'égard ni de complaisances

« Ordonne-lui donc, seigneur, ou de me donner des preuves d’un amour conjugal, ou bien de prononcer un divorce éternel.

« Autrement, je ne réponds point que sourde à la voix de l'honneur je ne parcoure une carrière ignominieuse. »

Le Cadi se tournant vers ce vieillard , lui dit : « Tu entends, les plaintes que ton épouse, forme contre toi; et les menaces qu'elle te fait. C'est à toi à décider maintenant si tu veux remplir envers elle les devoirs que te prescrit la loi, ou bien courir le risque d'être déshonoré. » Le Cheikh s'assit alors sur ses genoux, et il répondit avec une éloquence qui surprit : « Cadi équitable, prête l'oreille à ma justification et ne juge pas ma conduite envers mon épouse aussi coupable qu'elle peut te le paraître. »

« Si je m'éloigne de son lit , ce n'est point certainement, et Dieu en est témoin, ni par mépris pour elle ni, par quelque attachement criminel dont mon cœur soit épris,

« N'en accuse que le sort, le sort cruel dont la rigueurs ne cessent de s'appesantir sur moi, après m'avoir enlevé tout ce que je possédais.

« Ma maison est aussi dépourvue des choses les plus nécessaires, que le cou de cette belle est dépourvu des ornements qui devaient le parer.

« Lorsque la fortune me riait , aucun Arabe de la tribu de Ben el Uzré, n'a mieux connu que moi l'amour et ses lois ; mais dans l’état où je me trouve, je m'éloigne des femmes, autant que peut le faire un anachorète chaste et pieux, qui craint la séduction.

« Non, ce n'est point par aversion que je me prive de cultiver mon champ. Je crains seulement les épines qui pourraient y naître.

« Ne condamne donc pas un homme qui se trouve dans une situation si déplorable ; jette plutôt sur lui un regard favorable, et daigne excuser les paroles indiscrètes qu'une légitime défense l’a mis dans le cas de prononcer ».

A ce discours, qui parut faire impression sur l'esprit du Cadi, la femme s'échauffa, et se disposa à le confondre. Que la mort me délivre de toi lui dit-elle, imbécile vieillard qui n'es bon ni à me procurer d'heureux jours, ni à me faire passer d'agréables nuits ! Quoi! ce sont les enfants qui t'effraient! et ne sais-tu pas que la Providence prend soin de tout ce qui existe. Ta méfiance, ta pusillanimité, criminelles aux yeux de Dieu et aux yeux des hommes, prouvent assez ta démence et mes malheurs. Maudit soit le jour où je me décidai à te donner la main!

« Femme, Femme, reprit le Cadi, un peu de modération. Ta cause me paraît juste, et tu la défends avec tant de force et d'énergie, que si l'éloquente Khausa venait disputer avec toi, tu la forcerais au silence : mais si ton époux n'a dit que la Vérité et s'il n'est pas douteux, à tes yeux, que son indigence soit aussi grande qu'il l’expose, tu dois un peu compatir au sort d'un homme qui a déjà trop d'embarras à pourvoir à ses besoins, pour penser aux plaisirs que tu exiges de lui ». Elle ne répliqua point et se mit à fixer la terre avec un air troublé et des yeux enflammés qui semblaient annoncer que des réflexions d'honneur et de pudicité allaient achever sa défaite. Le Vieillard se tourna vers elle, et lui dit: « Pèse bien la réponse que tu vas faire, et prends garde de trahir la vérité, ou de déguiser ce que tu sais aussi bien que moi. »

« Hélas ! hélas ! dit-elle, en poussant un profond gémissement, que nous reste-t-il à dire après une dispute si scandaleuse? Est-ce bien à présent qu'il s'agit, de taire nos secrets? De tes lèvres et des miennes il n'est sorti que des paroles de vérité; mais en ouvrant la bouche, nous nous sommes couverts d opprobre et d'ignominie. Et plût au Ciel que nous fussions devenus muets avant d’arriver à ce tribunal » ! En finissant ces mots, elle se couvre le visage de son voile, pour cacher sa confusion, et elle se mit à pleurer si amèrement, que le Cadi ne put s’empêcher de s'attendrir et d'accuser la fortune d'injustice envers le vieillard et sa femme.

A l'instant, il se fit apporter un paquet de deux mille medins et il leur dit en le leur présentant avec un air plein de bonté : « Acceptez , je vous prie, le don que je vous fais ; servez vous en pour vos besoins et pour vos plaisirs. Tout ce qui me reste encore à vous recommander, c'est de vivre désormais avec les égards mutuels que prescrivent les nœuds que vous avez formés ».

Le Cheikh et son épouse témoignèrent au Cadi leur vive reconnaissance, et ils se retirèrent avec une apparence de paix et de bonne harmonie, qui causa à son cœur sensible et généreux la plus douce satisfaction.

Après qu'ils furent partis, le Cadi commença à faire l'éloge de leur esprit et de leur éloquence, et il demanda à l'assemblée si quelqu'un par hasard ne connaîtrait point ces deux personnages.

Le premier huissier du tribunal prit la parole et dit : « le Cheikh est ce fameux Suroudji, dont le génie et les connaissances font l'admiration de tout le monde ; et la femme qui l'accompagnait est sa légitime épouse. Mais quant au procès dont il a été question entre eux, je gagerais que c'est une ruse du Cheikh, et un de ces tours qui lui sont familiers. »

Cet éclaircissement piqua vivement l’amour-propre du Cadi ; et mortifié d'avoir pu donner dans le piège, il recommanda avec humeur au même homme qui soupçonnait leur bonne foi de, les joindre et de les lui amener.

Celui-ci se mit en devoir d'exécuter ses ordres, et il partit avec précipitation. Quelque temps après il revient, en se frappant là poitrine , en signe du mauvais succès de ses tentatives. Eh bien! lui dit le Cadi ! fais-moi part de tes découvertes et ne me déguise rien, quelque chose désagréable que tu aies à m'apprendre.

L'émissaire répondit : Jaloux de réussir dans la commission dont vous m'avez chargé, j'ai parcouru la plupart des rues et des carrefours de la ville, jusqu'à ce qu'enfin je les ai atteints , comme ils commençaient déjà à prendre le chemin de la plaine et à s'éloigner d'ici. J'ai mis tout en usage pour les engager à retourner, en leur faisant de votre part les plus belles promesses. Mais le rusé vieillard a toujours été inébranlable , et il m'a fait entendre qu'il croyait plus sage de se contenter de ce qu'il avait obtenu, et de renoncer à toutes les espérances que je lui donnais. Sa femme ne pensait pas de même et elle insistait pour qu'il prît le parti de se rendre à mes invitations lorsque le Cheikh vit son obstination à lui donner un conseil que la raison et la prudence, désapprouvaient ; il la saisit par le bas de sa tunique et lui dit:

« Ma chère amie ! écoute ce petit avis ; fais-en ton profit et évite-moi de plus longs commentaires.

« Lorsque tu auras enlevé quelques dattes d'un palmier, prononce contre lui le serment du triple divorce.

« Et ne sois jamais tentée d’y revenir, quand même tu saurais que le propriétaire l’aurait livré à la discrétion des passants.

« Un filou habile ne doit plus se montrer dans un lieu où il s'est fait connaître par quelque tour de son métier.

« Et quant à toi, me dit-il en m’adressant la parole, je suis fâché de la peine que tu as prise : tu peux t'en retourner de ce pas, et, si tu le trouves à propos, dis de ma part à celui qui t'a envoyé :

« Ne regrette jamais le bien que tu as fait. Les hommes cesseraient de t'en tenir compte, et le Ciel ne répandrait point sur toi ses bénédictions.

« Ne t'offense pas d’une petite ruse qu'un indigent emploie pour exciter la pitié.

« Sa situation rend excusable les mensonges de sa langue.

« Et si ton amour-propre souffre de s'être laissé tromper, souviens-toi que le clairvoyant Cheikh-El-Ech-Arin a été trompé avant toi ».

Par ma foi, dit alors le Cadi, on ne peut rien dire de plus consolant et de plus adroit. Prends vite ces deux manteaux et cette bourse ; tache de les atteindre, et présente leur de ma part ce nouveau don, en les assurant de la disposition où je suis de me laisser toujours tromper à l'avenir par l'éloquence des gens malheureux.

El-Harith-Ben-Hemman, en terminant le récit de cette aventure, avoue que dans tout le cours de ses voyages, il n'a rien vu de plus singulier , et que jamais même il n’en a entendu raconter de semblable.