Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Quand le roi Newder eut porté le deuil de son père, il éleva la couronne des Keïanides plus haut que Saturne. Il tenait sa cour assis sur le trône de Minoutchehr, il distribua à l’armée de l'argent et de l’or, et les grands de l'Iran, assemblés devant son trône, frappèrent tous la terre de leur front, disant : Nous sommes tous tes esclaves, ô roi ! et nos cœurs et nos yeux sont remplis d'amour envers toi. Mais il ne se passa pas un long temps de cette manière, car le cœur du roi devint plein d'injustice. Des plaintes s'élevèrent de tous les coins de la terre, et la tête du monde blanchit à cause du nouveau roi, qui mettait de côté les coutumes de son père, qui était sévère envers les Mobeds et les grands, qui méprisait la voie de l'humanité, et dont le cœur était esclave de l'or et des trésors. Les paysans formèrent tout à coup des armées, et les braves demandèrent pour eux-mêmes le pouvoir. Lorsque les provinces élevèrent ainsi leur voix, que le monde entier fut en émoi, le roi injuste s'en effraya et envoya une lettre à Sam le cavalier, qui se trouvait alors dans le pays des Segsars et dans le Mazenderan. Elle commençait par le nom du créateur, maître de l’étoile du matin, de Mars et du soleil, qui a créé l'éléphant et la fourmi. Il n'y a rien de difficile à quoi sa puissance ne soit supérieure, ni rien qu'il dédaigne à cause de son peu d'importance dans la nature. Il n'y a devant lui aucune différence entre ce qu'il y a de plus fort et ce qu'il y a de plus faible. Maintenant j'invoque les grâces du maître du soleil et de la lune sur l'âme du roi Minoutchehr qui a rendu brillante cette couronne illustre, et qui m'a transirais le trône. Je prie Dieu que sur Sam le héros il tombe autant de bénédictions qu'un nuage répand de pluie. Puisse le Pehlewan plein d'expérience et qui porte haut la tête, le héros admiré, être toujours sain de cœur et d'esprit! puisse son âme ne jamais souffrir de douleur! Le Pehlewan du monde voudra peut-être écouter tout ce que je lui dirai, ce qui est connu et ce qui est secret. Le roi, au moment où ses paupières se fermèrent, me parla de Sam, fils de Neriman, en disant: Il a toujours été mon ardent défenseur, car c'est un Pehlewan, ami du roi, qui pendant toute ma vie a été gardien des sept zones de la terre, et par qui le trône et le diadème sont devenus brillants. Mais maintenant l’empire est rempli de discordes, et les paroles que l’on prononce passent toute mesure. Si tu ne veux pas prendre la massue de la vengeance, le monde sera privé de ce trône.
Quand cette lettre fut remise à Sam, fils de Neriman, il poussa un soupir du fond de sa poitrine et à l’aube du jour, au moment où le coq chante s'éleva dans la cour le bruit des timbales, et un armée sortit du pays des Kerguesars, en comparaison de laquelle la mer semblait peu de chose. Lorsquelle s'approcha de l’Iran, les grands vinrent au-devant d'elle; ils se présentèrent à pied devant Sam le guerrier, et lui firent de longs discours de toute sorte. Ils parlèrent longuement au grand et puissant Pehlewan des méfaits de Newder, des injustices de ce roi, qui dans sa démence avait abandonné la voie de son père. Ils dirent : Le monde est devenu désert par ses actions, et la fortune, qui avait veillé pour lui, s'est endormie; il n'est pas dans la voie de la sagesse, et la grâce de Dieu l’a abandonné. Si Sam le brave, le Pehlewan à l'esprit brillant, voulait s'asseoir sur ce trône, quel mal y aurait-il? Le monde prospérerait sous sa fortune, le pays d'Iran serait à lui, le trône serait rajeuni, nous tous serions ses esclaves et lui obéirions, nos âmes seraient les otages de notre amour, Sam le cavalier leur répondit : Comment Dieu le tout-puissant pourrait-il nous approuver en cela? Pendant que Newder, qui est de la race des Keïanides, est assis sur le trône des rois et ceint de la ceinture, est-ce à moi de saisir la couronne pour être roi? c'est folie, et personne ne doit y prêter l'oreille. Quelqu'un dans le monde oserait-il dire une pareille chose? quelqu'un parmi les grands pourrait-il avoir une telle audace? Quand même une fille du roi Minoutchehr serait assise sur ce trône d'or, et ceinte du diadème, je n'aurais d'autre couche que la poussière, et mes yeux se réjouiraient de la voir. Si le cœur de Newder a quitté la voie de son père, il n'y a pas encore longtemps; ce qui est de fer n'est pas encore tellement dévoré par la rouille, qu'il soit difficile de lui restituer son éclat. Je rendrai au roi la majesté qu'il tient de Dieu, j'inspirerai au monde de l'amour pour lui; car la poussière de Minoutchehr est mon trône, et le pied du cheval de Newder est ma couronne. Je lui parlerai longuement, je lui donnerai des conseils, je lui rendrai par mes avis l'étoile de la fortune. Repentez-vous de ce qui s'est passé, et jurez-lui de nouveau obéissance; si vous n'obtenez pas le pardon du créateur du ciel et l'amour de Newder, la colère du roi pèsera sur ce monde, le bouleversera et l'embrasera.
Les grands se repentirent de leurs paroles, jurèrent de nouveau fidélité au roi, et le monde fut entièrement rajeuni par le Pehlewan fortuné et de grand renom. Lorsque Sam fut arrivé en présence du roi il baisa la terre devant son trône; Newder descendit du trône avec empressement pour serrer le héros dans ses bras, le fit asseoir devant lui, lui adressa des questions et le reçut gracieusement. On prépara une salle de banquet dans le palais du roi, et ils passèrent sept jours à entendre des chansons et boire du vin. Tous les grands vinrent devant Newder; demander grâce et s'humilièrent selon les usages. Toutes les provinces envoyèrent leur tribut de peur du héros qui frappait vite dans sa colère. Newder brillait de nouveau sur le trône du pouvoir, et était assis en paix et dans sa majesté. Puis le Pehlewan du monde se tenant debout devant le roi, demanda la permission de s'en retourner. Il ouvrit à Newder les portes du conseil, il lui dit de bonnes paroles sur Feridoun le fortuné, sur Houscheng et sur Minoutchehr, l'ornement du trône, qui tous avaient gouverné la terre avec justice et avec générosité, el avaient détourné leurs yeux de ce qui était injuste. Il fit revenir le cœur du roi de sa tyrannie, et Newder se conduisit comme le Pehlewan le lui avait conseillé. Sam échauffa les cœurs des grands en sa faveur, il adoucit tout ce qui avait été fait de juste et d'injuste. Après avoir dit tout ce qu'il avait à dire aux grands et au roi du peuple, il partit, emportant les présents de Newder, un trône, une couronne, une bague, des esclaves, des chevaux au frein d'or, et deux coupes d'or pleines de rubis. Le vaillant Sam se mit en marche vers le Mazenderan, et la plaine disparut sous son armée d'un bout à l’autre. Le ciel tourna ainsi pendant quelque temps sans être satisfait de Newder et sans affection pour lui.
Après cela la nouvelle de la mort de Minoutchehr se répandit jusque chez les guerriers du Touran, qui s'entretinrent avec les malveillants de la mort du roi et des affaires de Newder. Lorsque Pescheng, le maître du Touran, apprit cette nouvelle, il eut envie de commencer une guerre contre l'Iran; il parlait sans cesse de son père Zadschem; il soupirait amèrement au souvenir de Tour et du trône de Minoutchehr, et en pensant à son armée, à ses braves, au chef de ses troupes et à ses provinces. Il appela tous les grands de ses pays et tous les chefs de son armée, tels qu'Aghrir et Guersiwez, Barman et Kelbad le brave, le lion sauvage, et son Sipehbed Wiseh, prompt de la main, qui était chef de son armée. Son Pehlewan était son fils Afrasiab, qui mandé par lui, vint en toute hâte. Pescheng prononça un discours sur Tour et sur Selm, disant : Il ne faut pas que nous cachions notre vengeance sous le pan de nos robes; un chef dont le cerveau n'est pas troublé, ne peut ignorer ce que nous ont fait les Iraniens, et comment ils se sont ceints pour nous faire du mal ; le temps est venu de chercher le combat et la vengeance, et d'essuyer sur nos joues les larmes de sang qu'ont versées nos yeux. Que dites-vous maintenant? que me répondez-vous ? Donnez-moi un conseil qui porte bonheur. Les paroles de Pescheng firent bouillonner de colère Afrasiab, et enflammèrent sa tête; il s'approcha de son père pour lui répondre, le cœur rempli de haine, les reins ceints pour le combat. Il dit : Je suis digne de combattre les lions, je suis prêt à me mesurer avec le chef des troupes de l'Iran. Si Zadschem avait tiré l'épée, il n'aurait pas laissé le monde dans cet état honteux. S'il s'était ceint pour se venger, aurait soumis l'Iran. A présent tout ce que mon grand-père a laissé inachevé, la vengeance, le combat et la ruse, c'est à moi de l'accomplir avec mon épée acérée; c'est le temps de ma révolte le jour de mon insurrection. La tête de Pescheng s'exalta en voyant la stature de cyprès d'Afrasiab, poitrine et ses bras de lion, sa force d'éléphant son ombre qui se projetait à la distance de plusieurs milles, sa langue qui était comme une épée qui déchire, comme la mer qui écume, comme le nuage qui verse la pluie. Il lui ordonna de tirer l'épée de conduire son armée vers l'Iran. Quand un roi voit un fils digne de lui, il peut bien porter la tête jusqu'au soleil, car il sait qu'après sa mort son fils tiendra sa place et maintiendra debout son palais. Afrasiab quitta Pescheng, le cœur rempli du désir de la vengeance, la tête pleine d'impatience; il ouvrit les portes des trésors amassés, et fournit ses troupes de tout ce qui est nécessaire pour le combat. Les apprêts de la guerre étant achevés, le sage Aghrirez vint au palais, et parut devant son père, l’esprit plein de soucis, car son cœur penchait toujours vers ce qui est bon; il dit au roi: O mon père plein d'expérience, qui surpasses tous les Turcs en courage ! quoique Minoutchehr ait disparu de l'Iran, l'armée de ce pays a trouvé un chef tel que Sam, fils de Neriman, et il reste des grands de l'empire tels que Keschwad et Karen le guerrier. Tu sais le sort que Minoutchehr le vieux loup, prompt à tirer l'épée, a fait éprouver à Selm et au vaillant Tour. Mon grand-père Zadschem, le maître de l'armée de Touran, dont le casque touchait au ciel de la lune, ne tenait pas de pareils discours, et pendant la paix n'ouvrait pas le livre de la vengeance. Mieux vaudrait ne pas nous révolter, car il n'en résultera que la destruction du pays. Pescheng répondit à son fils: Afrasiab, ce crocodile plein de courage, est un lion féroce au jour de la chasse, et un éléphant de guerre au jour du combat. Il y aurait lieu de douter du lignage d'un petit-fils qui ne chercherait pas à venger son grand-père. Tu dois accompagner Afrasiab, et en toute chose, grande, ou petite, lui donner de bons conseils. Quand les plis de la robe des nuages se seront ouverts, et que le désert sera humecté par la pluie, quand les montagnes et les plaines seront devenues des prairies pour les chevaux, quand l'herbe sera plus haute que le bras des braves, et que la terre sera devenue toute verte par la végétation, alors il faudra dresser vos tentes dans les plaines, marcher joyeusement sur la verdure et sur les roses, conduire votre armée vers Amol, broyer Dehistan et Gourgan sous les sabots de vos chevaux, et rendre l’eau couleur de rubis par le sang que vous verserez. C'est de ce point que Minoutchehr, lorsqu'il chercha la guerre et la vengeance, partit contre Tour, c'est de là qu'une armée semblable à un notre nuage vint nous combattre : il faut partir du même point et réduire en poussière les têtes des grand de l’Iran. C'était Minoutchehr qui dans l'Iran était l'appui de l'armée, car c'était lui qui ornait le trône; mais maintenant qu'il a disparu de l'Iran quelle crainte pouvez-vous avoir? tous ceux qui restent ne valent pas une poignée de poussière. Je n'ai aucun souci de Newder, car c'est un jeune homme qui ne connaît pas les ruses. Il faut que vous luttiez contre Karen, prompt à combattre, et contre Guerschasp, le second des braves de ce peuple; et j'espère que vous vaincrez sur le champ de la vengeance les deux grands du pays d'Iran, que vous apaiserez les mânes de nos pères, et que vous remplirez de feu les âmes de nos ennemis. Le fils, ardent au combat, répondit au roi : Je verserai des flots de sang pour la vengeance,
Lorsque le désert fut devenu par la verdure comme une soie peinte, les braves du Touran se ceignirent les reins. Une armée se mit en marche du pays des Turcs et de la Chine, et se réunit aux guerriers de l’occident armés de massues; elle n'avait ni milieu ni fin, et la fortune de Newder avait vieilli. Lorsque l'armée s'approcha du Djihoun, le petit-fils de Feridoun en eut nouvelle; le roi et son armée se mirent en marche, ils sortirent du palais impériales, entrèrent dans le désert et se dirigèrent vers Dehistan. Karen le guerrier commandait, le roi Newder le suivait, le monde était entièrement rempli de bruits, et lorsque l'armée s'approcha de Dehistan, le soleil disparut sous la poussière. Les tentes impériales furent dressées dans la plaine devant la forteresse, et Newder fit dans Dehistan ses apprêts pour le combat qui ne tarda pas d'être livré, car Afrasiab envoya dans le pays d'Iran deux chefs choisis parmi les braves, Schemasas et le vaillant Khazarwan, à qui il confia le commandement de ses cavaliers. Trente mille hommes de guerre prêts au combat partirent; ils se dirigèrent vers le pays du Zaboulistan, se proposant de se venger de Zal. On reçut alors la nouvelle que Sam, fils de Neriman, était mort, que Zal était occupé à lui préparer un tombeau. Afrasiab en fut dans une grande joie, car il voyait que sa fortune se réveillait. Alors il s'avança lui-même, et arrivé devant Dehistan, fit dresser ses tentes en face de la ville. Qui pourrait compter le nombre de ses braves ? va et compte quatre cents fois mille. Tu aurais dit que les sables et les marais bouillonnaient; toute la plaine semblait couverte de fourmis et de sauterelles. Le roi Newder avait avec lui cent quarante mille hommes, tous cavaliers pleins de courage. Afrasiab observa cette armée, et dans nuit il expédia un dromadaire à Pescheng avec une lettre dans laquelle il lui écrivait : Nous avons cherché la fortune, et elle est entre nos mains; si nous faisons le compte de l'armée de Newder, nous n'y voyons qu'une proie que nous chasserons; d'ailleurs le roi a perdu Sam, qui par conséquent ne peut venir à ce combat; c'est lui que je craignais dans ce pays, et maintenant qu'il n'est plus, nous nous vengerons de l'Iran. Zal lui prépare un tombeau et ne peut mouvoir pour le combat ni pieds ni ailes. Enfin Schemasas est allé dans le Nimrouz et a mis sur sa tête la couronne qui illumine le monde. En toute chose il faut chercher le moment et prendre le conseil d'un ami prudent; quiconque est paresseux au moment d'agir, ne trouvera plus pareille occasion. Le dromadaire rapide vola dans sa course vers le roi qui brillait avec la splendeur du soleil.
Lorsque l’aube du jour leva la tête au-dessus des montagnes, un éclaireur s’approcha de Dehistan. Or il y avait entre les deux armées un espace de deux farsangs rempli de préparatifs de combat et de machines de guerre. Cet éclaireur était un Turc nommé Barman; il dit : Je vais réveiller ces dormeurs. Il alla et observa toute l'armée, il regarda la tente du roi Newder, puis il se rendit auprès du chef des Touraniens, lui fit la description de armée et du campement du roi, et dit à Afrasiab l’infatigable : Jusqu'à quand faudra-t-il que nous tenions cachée notre vaillance? Si le roi me le permet, j'irai comme un lion chercher un ennemi dans cette armée. Ils seront vaincus par moi, ils reconnaîtront qu'il n'y a que moi de brave dans le monde. Le prudent Aghrirez dit : S'il arrivait dans cette entreprise un malheur à Barman, le cœur des gardiens des frontières en serait brisé, et l'armée ne pourrait plus agir. Il faudrait choisir pour cette entreprise un homme inconnu, afin que nous n'ayons pas à nous mordre les doigts et les lèvres. Les traits du fils de Pescheng se contractèrent de colère, il eut honte des paroles d'Aghrirez, et dit à Barman en jetant sur lui un regard farouche : Mets ta cuirasse et bande ton arc, tu lèveras la tête au-dessus de toute cette armée, et nous n’aurons besoin ni des doigts ni des dents.
Barman partit, il alla sur le champ de bataille el éleva la voix du côté où était Karen, fils de Kaweh : As-tu quelqu'un, dans cette armée du roi illustre, qui veuille me combattre ? Karen regarda les sien pour voir qui parmi eux demanderait à combattre Barman; mais aucun des grands ne répondit, excepté Kobad, le vieillard plein de cœur. Le sage chef de l’armée en fut irrité, et les paroles de son frère Kobad lui firent bouillir le sang ; ses yeux se remplirent de larmes de colère, et il pouvait être courroucé contre une armée si nombreuse où au milieu de tant de jeunes gens qui auraient dû rechercher les combats, il n'y eut qu'un vieillard qui voulût se battre. Le cœur de Karen était en angoisse pour Kobad, et il parla ainsi au milieu des braves : Tes années sont maintenant si nombreuses qu'il faudrait que ta main s'abstint du combat, surtout avec un homme comme Barman, frais, jeune, plein de confiance et de gaieté, avec un cavalier qui a le cœur d'un lion, et qui lève la tête jusqu'au soleil. Tu es un homme considérable et chef de l'armée, c'est à toi que le roi confie ses plans. Si le sang rougissait tes cheveux blancs, le désespoir saisirait nos braves.
Ecoute ce que répondit à Karen son frère au milieu de rassemblée. Il lui dit : le ciel qui tourne m’a donné ma part dans la vie. Sache, ô mon frère, que ce corps est destiné à la mort, et que la tête des grands est faite pour porter le casque. Depuis le temps de la mort du bienheureux Minoutchehr jusqu'aujourd'hui, mon cœur a été plongé dans l’affliction; l'homme ne peut pendant sa vie entrer au ciel, il est une proie, et la mort le chasse. L'un meurt par l'épée au temps du combat de deux armées ; sa tête est livrée aux lances et aux glaives tranchants, son corps aux vautours et aux lions déchirants; un autre meurt sur sa couche : mais tous deux sont destinés à marcher rapidement vers le terme de leur vie. Quand j'aurai quitté ce monde immense, je laisserai à ma place un frère plein de force et de pouvoir. Elevez-moi un tombeau digne d'un roi, rendez-moi les devoirs d'amour quand je ne serai plus. Mettez ma tête dans du camphre, du musc et de l'eau de rose, et mon corps dans ce lieu d'un sommeil éternel ; soyez doux les uns en vers les autres, et confiez-vous en Dieu le juste. Il dit, saisit sa lance, et se rendit sur le champ du combat, semblable à un éléphant furieux. Barman s'adressa à Kobad ardent au combat, en disant : Le sort te pousse à m'offrir ta tête, tu aurais mieux fait d'attendre ; car le temps livre déjà un combat à ta vie. Kobad lui répondit : Depuis longtemps le ciel m'a donné ma part; il faut mourir là où la destinée nous atteint, mais jamais la mort n'atteint l’homme dont l'heure n'est pas arrivée. Il dit et lança son cheval noir, il ne donna aucun repos à son âme ardente. Depuis le matin jusqu'à ce que le soleil projetât au loin les ombres, les deux combattants se firent sentir l'un à l'autre leur force. A la fin Barman remporta la victoire, il s'élança dans le champ du combat, il lança contre les reins de Kobad un javelot qui déchira la ceinture qui protégeait ses entrailles. Kobad tomba de cheval la tête en bas ; le vieux chef au cœur de lion avait vécu. Barman se rendit alors auprès d'Afrasiab, les deux joues épanouies de triomphe et de bonheur. Afrasiab lui fit un présent tel que jamais un grand ne fit à un petit de semblable. Kobad étant mort, Karen, avide de combats, amena ses troupes et s'avança. Les deux armées étaient pareilles aux deux mers de la Chine, tu aurais dit que la terre tremblait sous elles. D'un côté s'avançait rapidement Karen, le guerrier, de l'autre Guersiwez au cor d'éléphant; le bruit des chevaux et la poussière des armées étaient tels, que ni le soleil ni la lune brillante n'étaient visibles; les épées qui étincelaient comme des diamants, les lances qui s'échauffaient dans le sang, paraissaient au milieu de la poussière comme des ailes de vautour sur lesquelles le soleil aurait versé du vermillon. L'intérieur du brouillard retentissait du bruit des timbales, et l'âme des épées se rassasiait de sang rouge. Partout où Kareti poussait son cheval, son épée brillait comme Adergueschasp. Tu aurais dit que son glaive d’acier versait du corail; que dis-je du corail ! c'étaient des âmes qu'il versait pour la vengeance. Quand Afrasiab vit les hauts faits de Karen, il lança son cheval et conduisit son armée contre lui. Ils combattirent jusqu’à ce que la nuit descendît des montagnes, sans que leur vengeance fût satisfaite.
Karen, ardent au combat, ramena son armée devant Dehistan quand la nuit fut devenue profonde. Il entra dans la tente du roi et s'approcha de lui, éperdu de la mort de son frère. Le roi le vit et versa des larmes de ses paupières fatiguées qui n'avaient pas vu de sommeil. Il lui dit : A la mort de Sam le brave, je n'ai pas senti dans mon cœur une tristesse pareille. Puisse l’âme de Kobad être brillante comme le soleil ! puisse le sort t'être toujours propice ! Telle est la loi et l’ordre de ce monde, qu’un jour tu es gai et triste le lendemain. Tous nos soins ne peuvent nous faire échapper à là mort, et ce monde n'offre d'autre berceau que le sépulcre. Karen lui répondit: Depuis que je suis né, j'ai dévoué à la mort mon corps plein de force. Feridoun a mis sur ma tête ce casque pour que je soumette la terre en vengeance de la mort d'Iredj. Jusqu'à ce jour je n'ai pas délié cette ceinture, ni déposé cette épée d'acier. Mon frère a péri, cet homme plein de prudence et de sagesse, et moi aussi je périrai dans cette guerre. Puisses-tu être heureux! car aujourd'hui le fils de Pescheng nous a serrés de près dans le combat. Lorsqu'une partie de son armée a été vaincue, il a choisi un certain nombre de braves parmi des troupes fraîches, et m'ayant aperçu avec ma massue à tête de bœuf, il est venu à moi pour me combattre. Je me suis placé devant lui de telle sorte que mes yeux étaient opposés aux siens, mai il a fait dans la lutte un enchantement contre moi et la lumière et les couleurs ont disparu de devant mes yeux. La nuit est venue, le monde entier étai enveloppé de ténèbres, et mon bras était las de frapper. Tu aurais dit que c'était la fin de toutes choses, le ciel avait disparu cous les nuages; il fallu quitter le champ de bataille, car l'armée était fatiguée et la nuit devenait sombre. Les armées se reposèrent des deux côtés, mais le second jour elles reparurent pour se combattre.
Les Iraniens formèrent leurs lignes comme il convient à des braves qui vont au combat; les timbales et les trompettes retentissaient, tu aurais dit que la terre en tremblait. Afrasiab voyant cette armée, s'avança de son côté et forma ses rangs. Le monde fut tellement rempli de la poussière que faisaient lever les cavaliers, que tu aurais dit que le soleil s'était caché. Des troupes se détachèrent des deux armées, nulle part on ne distingua plus les plaines des montagnes. Les armées se jetèrent ainsi l’une sur l’autre, et versèrent du sang comme une rivière qui coule. De quelque côté que Karen se portât, il répandait le sang sur le champ de bataille; et partout où le brave Afrasiab s'élançait, la terre se couvrait de sang comme d'un torrent d'eau. A la fin Newder partit du centre de l'armée et s'avança contre Afrasiab pour se venger de lui; ils se lancèrent des javelots, ils levèrent leurs lances l'un contre l'autre ; jamais serpents ne s'étaient plus entrelacés, le monde ne se souvenait pas d'un pareil combat. Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce que vers la nuit, le bras du fils de Pescheng l'emporta. Les Iraniens avaient un plus grand nombre de blessés, et le combat ne continuait que du côté de leurs ennemis; ils se retirèrent désespérés, et errèrent dispersés dans la plaine.
Le cœur de Newder était navré de douleur, car le sort avait voulu que sa couronne fût couverte de poussière. Lorsque le son des timbales eut cessé dans les champs, il fit appeler Thous. Thous et Kuslehem vinrent ensemble; leur cœur était plein de deuil, leur bouche pleine de soupirs. Le roi leur dit: Oh! quelle douleur déchire mon âme ! Tantôt il parlait, tantôt il pleurait; le cœur plein de sang, la bouche pleine de soupirs, il leur rapporta les dernières paroles de son père, qui lui avait dit: Une armée de la Chine et du pays des Turcs viendra dans le pays d'Iran. Ton âme en sera affligée, et ton armée essuiera mainte défaite. Maintenant les paroles du roi commencent à s'accomplir et ce mauvais jour est arrivé pour les grands. Qui a jamais lu dans le livre des héros que quelqu'un ait amené une telle armée du pays des Turcs? Il faut que vous alliez dans le pays de Fars, emmener les femmes du palais et vous retirer avec elles; vous irez aux monts Zaweh, vous réunirez la masse de vos fidèles dans cette partie de l’Alborz. Partez maintenant pour Reï et Ispahan, et cachez votre départ à votre armée, car elle en serait découragée, et cette nouvelle blessure empirerait celle dont elle est déjà atteinte. J'espère qu'un ou deux rejetons de la race de Feridoun échapperont à cette armée innombrable. Je ne sais si je vous reverrai; cette nuit nous ferons un dernier effort. Soyez actifs jour nuit, occupez-vous avec prudence des affaires de monde. Si l'on vous donne de mauvaises nouvelle de cette armée, si l'on vous dit que la gloire de l'empire est ternie, ne vous en attristez pas trop car telle est la volonté du ciel sublime, que le sort jette l'un dans la poussière, pendant que l'autre jouit d'un diadème royal. Que l'on soit tué ou que l'on demeure, c'est la même chose ; on palpite un instant, puis on est tranquille. Newder pressa deux fils contre son cœur, et versa des larmes sang. Thous et Kustehem partirent, et Newder resta livrant à la douleur son cœur affligé.
Pendant deux jours l’armée se reposa ; mais le troisième, aussitôt que l’astre qui éclaire le monde eut paru, il fut impossible au roi de retarder le combat; il n'y avait plus moyen de l'éviter, car Afrasiab attaqua l'armée de Newder comme une mer furieuse. Il s'élevait des deux camps un grand bruit, et les trompettes et les clochettes indiennes retentissaient; dans les tentes du roi on battait le tambour, et tous mettaient sur leurs têtes des casques de fer. Personne ne dormait dans le camp du vaillant Afrasiab, toute la nuit l'armée se prépara et nettoya ses épées et ses javelots. Sur toute la plaine, de montagne en montagne, s'avancèrent des hommes armés de cuirasses et portant de lourdes massues; on ne voyait ni collines, ni sables, ni marais; les rangs des armées s'étendaient d'une mer à l'autre. Karen se plaça au centre pour que le roi offrît un point d'appui plus sûr aux troupes, Teliman le brave demanda la gauche du roi, et Schapour, fils de Nestouweh, commanda l'aile droite. Depuis le matin jusqu'à ce que le soleil eût quitté le firmament, on ne vit ni montagne, ni plaine, ni désert. Tu aurais dit que l'âme des épées s'épanouissait et que la terre soupirait sous les pieds des chevaux. Mais le soir, lorsque les lances projetaient leurs ombres sur le soi, le roi d’Iran essuya une défaite, et aussitôt que sa fortune s'obscurcit, la confiance des Turcs s'en accrut. Du côté où commandait Schapour, fils de Nestouweh, toute la masse de ses troupes fut dispersée; Schapour tint bon jusqu'à ce qu'il fût tué, et avec lui la fortune quitta les Iraniens. Les grands de l'armée d'Iran, morts ou blessés, couvraient en grand nombre le champ de bataille; et lorsque le roi et Karen virent que les astres ne leur étaient pas favorables dans le combat, ils se dirigèrent vers Dehistan à travers cette masse de Turcs pleins de bravoure et se réfugièrent dans cette forteresse. Il ne restait à l'armée qu'un petit nombre de chemins pour y parvenir, et jour et nuit continua le combat dans ces passages. Ainsi s’écoula quelque temps.
Lorsque Newder se fut établi dans la forteresse, les chemins furent fermés à ses troupes pleines de courage, et Afrasiab ayant formé une armée de cavaliers, la fit partir pendant la nuit. Il appela auprès de lui un Turc illustre, le Sipehbed Kuroukhan fils de Wiseh, et lui ordonna de se diriger vers pays de Fars, et de prendre le chemin du désert; c'était là que se trouvaient les familles des Iraniens et l'homme isolé cherche à rejoindre les siens. Karen ayant su qu' Afrasiab avait envoyé, dans la nuit une armée, bouillonna de jalousie et eut le cœur angoissé; il courut, semblable à un tigre, auprès de Newder, et lui dit : Regarde ce que le roi de Touran, cet homme sans cœur, ose faire contre le roi d'Iran. Il a envoyé des troupes sans nombre contre les femmes voilées de ceux qui sont à l'armée; s'il réussit à s'emparer de nos femmes, il brisera les cœurs des grands, et nous serons obligés dans notre bonté de cacher nos têtes. Il faut que je prenne le chemin de la montagne et que je suive les traces de l’infâme turc, si le maître du trône de Turquoises me le permet. Tu as des provisions et de l'eau vive, et une armée qui se tient devant toi avec amour et respect. Reste ici et ne te laisse pas abattre, car il te sera facile de te défendre. Montre du courage où il en faut, car la vaillance est nécessaire aux rois. Newder lui répondit : Ce plan n'est pas sage, car mon armée n'a personne qui puisse la commander comme toi. Kustehem et Thous sont partis pour protéger nos familles, au moment même où les timbales commençaient à résonner. Ils se rendront sans délai auprès de nos femmes, et les défendront comme c'est leur devoir.
Pendant ce temps entrèrent dans l'appartement particulier du roi les héros et les grands portant haut a tête. Ils s'assirent à table et demandèrent du vin, ils délivrèrent pour un temps leurs âmes de leurs soucis. Lorsque leurs têtes furent ivres de vin, le roi Newder se retira dans sa chambre à coucher, le cœur rempli de plans de vengeance. Les cavaliers de l'Iran, les héros courageux, sortirent du palais du roi en désordre; ils se rendirent au palais de Karen les yeux en pleurs comme un nuage de printemps. Ils concertèrent des plans de toute espèce, et dirent tous d'un commun accord : Il faut que nous partions pour le pays de Fars, il faut que pas un de nous ne fasse défaut; car quand les femmes voilées des guerriers de l'Iran seront prisonnières de nos ennemis, quand nos femmes et nos enfants seront esclaves des Turcs, quand leurs cœurs seront percés de flèches, sans que personne ait combattu pour leur défense, qui de nous voudrait prendre en main une lance sur cette plaine? qui pourrait avoir du repos et une place pour s'asseoir? Schidousch, Keschwad et Karen avant délibéré à fond sur cette affaire, et, la moitié de la nuit étant passée, les braves se préparèrent pour le départ, et Karen le guerrier se mit sur-le-champ en marche, menant avec lui une grande armée. Le soir ils arrivèrent le cœur découragé à un endroit que l'on appelle Château-Blanc : d'un côté était Guezdehem le châtelain avec des braves infatigables; de l'autre côté du château se trouvait Barman avec son armée, campé sur la route avec des éléphants et des troupes. Karen avait été blessé au cœur par ce dernier, el il désira venger sur lui le sang de son frère. Il revêtit son armure, ordonna convenablement ce qui concernait son armée, et suivi de ses braves il se dirigea droit du côté du pays de Fars. Barman le courageux en eut nouvelle, et vint au-devant de lui semblable à un lion. Lorsque Karen le vit s'avancer aussi impétueusement, et qu'il aperçut dans le combat au milieu de la poussière le meurtrier de son frère, il se précipita sur lui comme un lion, et ne lui laissa pas le temps de chercher des ruses; il courut à sa rencontre et se jeta sur lui en invoquant le nom de Dieu secourable; il lança contre sa ceinture un javelot qui lui brisa le corps et les jointures. Barman tomba du haut de son cheval, et le soleil lumineux devint obscur pour lui. Toute son armée eut le cœur brisé et se dispersa entièrement. Le Sipehbed se dirigea vers le pays de Fars avec son armée glorieuse et prête à combattre.
Lorsque Newder apprit que Karen était parti, il se mit à le suivre avec précipitation. Il se hâta, car il voulait échapper à son malheur, craignant que la rotation du ciel ne l’écrasât. Mais dès qu'Afrasiab eut nouvelle que Newder s'était dirigé vers le désert, il rassembla son armée et partit en toute hâte, suivant avec ardeur ses traces comme un lion. Lorsqu'il fut privé près du roi, il vit que celui-ci, malgré la vitesse e sa course, se préparait à combattre; et tout en marchant, il chercha le moyen de priver de sa tête ce roi privé du diadème. Pendant toute la nuit et jusqu'à ce que le soleil fût dans sa force, Afrasiab se tint près de Newder, et le monde fut obscurci par la poussière que les braves soulevèrent. A la fin Newder fut atteint, lui et douze cents cavaliers renommés; tu aurais dit qu'ils ne pouvaient trouver un lieu de refuge sur la terre. Ils tentèrent beaucoup de chemins pour s'enfuir, mais ils tombèrent dans les lacets de l'infortune, et Afrasiab jeta ainsi dans les chaînes une armée prisonnière avec ce roi naguère si puissant. Quand même le ciel s'associerait à toi en secret, tu ne trouverais pourtant pas le moyen de sortir de la sphère de sa rotation; tantôt il te donne des couronnes, des trônes et du pouvoir; tantôt il t'assigne l'obscurité et le malheur; il ressemble tantôt à un ennemi, tantôt à un ami, et le donne tantôt le noyau tantôt l'écorce; car le monde est un joueur subtil et qui change son jeu à chaque instant; et quand même ta tête toucherait aux noirs nuages, à la fin le sort ne t'accordera pour demeure que la poussière.
Après cela Afrasiab donna ordre de garder les défilés et les montagnes, les déserts et les rivières pour que Karen le guerrier ne pût échapper à l’armée de Touran; mais lorsqu'il apprit que Karen les avait déjà franchis, il fut confondu de ce qui s'était passé dans l'appartement du roi. Alors il ordonna que Barman suivît en toute hâte Karen, le lion ardent au combat, et qu'il le prit et le lui amena. Mais on lui raconta ce que Karen avait fait de Barman, et comme il l’avait jeté de son cheval dans la poussière. Afrasiab en devint soucieux; la faim, le repos et le sommeil l’abandonnèrent ; puis il dit à Wiseh le renommé : Ne laisse pas ton cœur s'abattre par la mort de ton fils. Quand Karen, fils de Kaweh, va au combat, le tigre hésite devant sa lance. Il faut que tu partes avec une armée bien préparée et pleine de courage pour venger ton fils.
Wiseh, le chef de l'armée de Touran, se mit en route avec des troupes de grand renom et avides de combats. Mais avant d'atteindre Karen, il trouva celui qu'il avait aimé, mort et abandonné sur la terre, son drapeau déchiré, ses timbales renversées; ayant pour linceul que des fleurs sauvages, pâle comme la sandaraque, et entouré des braves et des héros de l'armée de Touran couchés en grand nombre sur la route autour de lui. A cet aspect Wiseh se désola; tu aurais dit que son cœur se fendait dans son angoisse. Il versa de ses yeux des larmes de pitié, se remit à suivre Karen avec fureur. Il courut comme un nuage qui court, et le monde en fut rempli de terreur. Karen reçut la nouvelle que Wiseh arrivait en grande pompe et avec une armée victorieuse ; il envoya aussitôt des cavaliers montés sur des chevaux arabes vers le Nimrouz, et se mit en marche lui-même illuminant le monde. Arrivé du pays de Fars dans le désert, Karen vit s'élever à sa gauche une grande poussière, d'où il sortit un drapeau et le chef des Turcs parut à la tête de son armée. On forma des rangs des deux côtés, et les braves pleins d'ardeur pour le combat s'approchèrent. Wiseh éleva la voix du centre de son armée, s'écriant : La couronne et le trône du pouvoir ont été livrés au vent depuis Kanoudji jusqu'aux frontières de Kaboul jusqu'à Ghaznin et au Zaboulistan, tout est entre nos mains, et nous avons placé nos trônes sculptés dans tous les palais. Où pourrais-tu trouver un lieu de repos, maintenant que le roi est notre prisonnier?
Karen répondit : Je suis Karen ! Je jette mon vêtement dans l'eau qui coule. Je n'ai pas quitté Dehistan par peur, ni par suite d'une querelle; je suis allé combattre ton fils ; et maintenant que j’ai satisfait mon cœur par la vengeance que j’ai exercée sur lui, je suis prêt à te livrer bataille et à me venger de toi, et je te combattrai comme combattent les braves. Ils lancèrent leurs chevaux, le bruit des trompettes s'éleva, la poussière noire monta vers le ciel à droite et à gauche, et l'air et la lune s'obscurcirent. Aussitôt les rangs des deux armées se confondirent, et le sang coula comme un torrent d'eau. Karen, avide de combats, s'avança contre Wiseh, mais Wiseh se détourna de lui dans le combat. Grand nombre de guerriers furent tués, et Wiseh fut consterné à l’aspect du champ de bataille. La fortune le trahit, mais Karen ardent au combat ne le poursuivit pas, et Wiseh retourna auprès d'Afrasiab en versant sur son fils des larmes de douleur.
Maintenant je vais parler de ceux qui avaient quitté le pays d'Arman, et qui se dirigeaient vers le Zaboulistan avides de vengeance. Schemasas qui avait passé le Djihoun et marchait en toute hâte vers le Séistan. Khazarvan avec trente mille hommes armés d'épées, tous Turcs vaillants, perçant leurs ennemis avec leurs poignards, allèrent sans s'arrêter jusqu'à l’Hirmend, tenant en main leurs épées, leurs lances et leurs grandes massues. Zal affligé et en deuil de son père, était occupé à construire un tombeau pour Sam à Gourabeh. Mihrab le brave était dans la ville, brillant d'intelligence et infatigable. Un messager envoyé par lui s'achemina vers Schemasas, il descendit devant l'enceinte de sa tente et lui porta beaucoup de salutations de la part de Mihrab, disant : Puisse le maître vigilant de l'armée de Touran garder éternellement le diadème ! Je descends de la famille de Zohak l'Arabe ; je n'aime pas cet empire, mais j'ai dû racheter ma vie par une alliance, car je ne voyais aucun autre moyen de salut. Ce palais est à présent mon séjour, et tout le Zaboulistan est entre mes mains, puisque Zal est parti d'ici, dans sa douleur, pour s'occuper de la sépulture de Sam le cavalier. Mon cœur s'est réjoui de son malheur, et je suis décidé à ne jamais le revoir. Je demande à l'illustre Pehlewan un délai pour expédier un cavalier rapide, un homme de sens et qui sache se hâter; je l'enverrai auprès d'Afrasiab pour qu'il lui révèle mon secret, et que les discours de ceux qui parlaient contre moi restent sans effet. J'enverrai au roi un présent d'or digne de moi, et j'y ajouterai toutes sortes de choses précieuses dignes de lui Si alors il m'ordonne d'aller auprès de lui, je ne me tiendrai devant nul autre trône que le sien, je lui livrerai tout ce royaume, et mon cœur en aura de la joie ; je ne donnerai pas de peine à ses braves; je lui enverrai les trésors de toute espèce que j'ai amassés.
Mihrab enchaîna ainsi d'un côté le cœur du Pehlewan, de l'autre il tendit la main vers un secours. Il envoya un messager à Zal en lui disant : Vole vers lui, déploie tes plumes et tes ailes. Dis à Zal ce que tu as vu de cette affaire, dis-lui qu'il n'hésite pas d'accourir, car deux Pehlewans sont venus ici pour nous combattre avec une armée de Turcs de couleurs variées comme la peau du tigre; ils ont amené deux armées sur l'Hirmend, j'ai enchaîné leurs pas avec de l'or, mais si tu tardes un seul instant à revenir, nos ennemis réussiront dans tous leurs plans. Le messager arriva auprès de Zal et alluma dans son cœur comme des flammes ardentes.
Zal se mit en route pour aller vers Mihrab le brave, il se hâtait avec une armée demandant à combattre. Lorsqu'il vit que Mihrab était demeuré fidèle et que sa tête était pleine de prudence et de sagesse, il dit en lui-même : Quelle peur aurais-je à présent de leur armée? Qu'est devant moi Khazarwan? une poignée de poussière. Il dit à Mihrab : O homme prudent et digne de louange en tout ce que tu as fait! je vais partir dans la nuit sombre, et étendre sur eux une main sanglante. Ils s'apercevront que je suis revenu, que je suis venu le cœur plein et prêt à me venger. Il jeta avec colère une arbalète pour son bras, prit une flèche semblable à une branche d’arbre, observa où était le camp des braves, plaça sa flèche dans l'arbalète, lança des flèches à triple bois dans trois endroits, et aussitôt un bruit d'armes s'éleva dans le camp. Quand le jour eut paru, l'armée s'assembla et tous regardèrent ces flèches en disant : Voilà des flèches de Zal, nul autre n'en met de pareilles sur son arc. Schemasas dit: O Khazarwan au cœur de lion ! jamais tu n'as entrepris un combat aussi étourdiment. Si tu n'avais pas attendu après Mihrab, après son armée et ses trésors, Zal ne t'aurait pas mis dans une pareille détresse. Khazarwan répondit: C'est un seul homme, il n’est pas un Ahriman, il n'est pas de fer; ne t'effraye donc pas d'avoir à le combattre. Je vais sur-le-champ me mesurer avec lui. Dès que le soleil brillant eut disparu de la voûte du ciel, il s'éleva de la plaine un bruit de tambours, et dans la ville résonnèrent les timbales et les trompettes, les clochettes et les cloches indiennes. Zal se hâta de se revêtir d'une armure de guerre, et monta à cheval comme il convient à un brave ; ses guerriers se placèrent sur dos de leurs selles, la tête pleine du désir de la vengeance, le front couvert de rides. Zal partit et conduisit son armée dans le désert, emmenant avec ses éléphants et ses tentes. Les armées se trouvèrent en face l'une de l'autre; la poussière devint telle que la plaine ressemblait à une montagne noire. Khazarwan s'élança armé d'une massue et d'un bouclier et courut sur Zal ; il lui porta un coup de massue sur sa poitrine brillante, et ce coup brisa la célèbre cuirasse de Zal. Le roi du Zaboulistan s'étant retiré, les braves du Kaboul s'enfuirent ; mais le vaillant Zal se couvrit d'une cotte de mailles et retourna au combat semblable à un lion. Il tenait en sa main la massue de son grand-père ; sa tête était remplie de colère, son cœur plein de sang. Khazarwan devança son armée, accourut avide de vengeance comme un lion qui rugit, et pendant que Zal faisait lever la poussière du champ de bataille, il s'élança contre lui rapide comme la poussière ; Zal se précipita sur lui levant haut sa massue comme le fait un brave, il le frappa de sa massue à tête de bœuf, et la terre fut tachetée de sang comme le dos d'un tigre. Il jeta par terre Khazarwan, le foula aux pieds, et lui passant sur le corps, s'avança dans la plaine à la tête de son armée. Il cria à Schemasas de se montrer; mais celui-ci ne se montra pas, car il vit que la tête de Zal bouillonnait. Zal rencontra Kelbad au milieu de la poussière et leva sur lui sa massue d'acier ; mais Kelbad voyant la massue et son épée, s'enfuit devant lui. Zal banda son arbalète, y mit en toute hâte une flèche de peuplier, en dirigea la pointe contre la ceinture de Kelbad, qui était formée par des chaînes d'acier, et lui cloua le corps par le milieu sur le pommeau de la selle ; le cœur de l'armée de Touran fut consumé de douleur par la mort de Kelbad. Ces deux héros étant morts dans le combat, Schemasas perdit courage et pâlit; il s'enfuit, et tous ses braves se dispersèrent comme un troupeau dans un jour de pluie, poursuivis par les guerriers du Zaboulistan et le roi de Kaboul. Le champ de bataille fut tellement couvert de morts, que la terre semblait être devenue trop étroite pour cette armée. Ils se dirigèrent vers le roi des Turcs, leurs armures défaites, leurs ceintures brisées. Mais Schemasas ayant atteint le désert, Karen, fils de Kaweh, parut sur sa route; il revenait de son combat contre l'armée de Wiseh, dont il avait tué comme un être vil le fils bien-aimé. Les deux armées se rencontrèrent, celle de Schemasas et celle de Karen avide de combat. Karen ayant appris qui ils étaient et pourquoi ils avaient fait une invasion dans le Zaboulistan, fit sonner les trompettes d'airain et se mit en marche, et les deux armées s’avancèrent l’une contre l'autre. Le Pehlewan dit à ses guerriers: O mes amis renommés par votre valeur et brillants d'intelligence, jetez-vous dans la mêlée avec vos lances, car j'espère que vous détruirez vos ennemis. Les cavaliers portèrent la main à leurs lances, poussant des cris comme des éléphants en fureur. Les lances convertirent le champ de bataille en un champ de roseaux, et firent disparaître le soleil et la lune. Karen tua tous les Turcs, quelque nombreux qu’ils fussent, les jeta comme des choses viles sur la route et fit lever vers le soleil brillant la poussière de la destruction de cette armée brisée et anéantie. Schemasas s'enfuit avec quelques hommes, et échappa à la poussière noire de ce champ de bataille.
Afrasiab reçut la nouvelle que ses guerriers illustres avaient cessé de vivre, son âme fut enflammée de douleur et de soucis, et le sang de son cœur mouillait ses deux yeux. Il dit : Ce roi Newder est en prison pendant que mes amis sont foulés aux pieds ; que pouvons-nous faire que verser son sang et commencer une nouvelle vengeance ? Il demanda avec impatience : Où est Newder? car Wiseh veut se venger sur lui? Puis il dit au bourreau: Amène-le, traîne-le ici pour que je lui apprenne son sort. Le roi Newder en ayant été informé, sentit que sa mort approchait. Un cortège nombreux se dirigea vers lui avec un grand bruit et des cris. Ils lui lièrent les bras dur comme une pierre, le tirèrent de sa prison et le menèrent devant le crocodile. Ils le menèrent avec ignominie, le tenant avec leurs mains, tout confondu, nu de la tête aux pieds et comme mort. Le puissant Afrasiab chercha des yeux le roi Newder, le cœur plein d'impatience, et aussitôt qu'il l’aperçut de loin, il ouvrit les lèvres et lui rappela la haine de leurs ancêtres, en commençant par Selm et par Tour; il dépouilla son cœur et ses yeux de toute décence royale, et lui dit: Tout ce qui t’arrive est bien mérité. Il dit et se mit en colère, demanda une épée, en frappa le cou du roi Newder et jeta avec mépris son corps dans la poussière. Ainsi périt ce souvenir que le roi Minoutchehr avait laissé, et l'Iran resta sans couronne et sans trône. Homme sage et prudent ! ne revêts pas des robes d'honneur, car le diadème et le trône ont vu beaucoup de maîtres comme toi, et tu entendras encore beaucoup d'histoires semblables. Tu as atteint à une dignité vers laquelle tu t'es précipité, mais elle passe au moment où tu y prends goût. Que peux-tu attendre de cette terre basse et obscure, qui te renverra triste et affligé? Ensuite on amena avec mépris les autres prisonniers, qui tous demandèrent grâce pour leur vie. Le vertueux Aghrirez en eut nouvelle et le cœur lui battit dans la poitrine; il accourut, poussant de cris, demandant grâce pour eux et faisant des reproches au roi : Ces hommes sont de nobles guerriers, des cavaliers qui n'ont ni casque ni cuirasse, et ne sont pas sur le champ de bataille. Tuer des prisonniers est une chose contraire à l’honneur; c’est rabaisser ta dignité que tu devrais respecter. Il vaudrait mieux ne pas les priver de la vie, et me les livrer enchaînés; je leur ferai une prison dans une caverne, je placerai auprès d'eux des gardiens intelligents; ils apprendront la prudence par le malheur et par l’infortune; mais toi, abstiens-toi de verser du sang et de commettre chose pareille. Afrasiab voyant les lamentations et l'opposition, d'Aghirez, leur fit grâce de la vie et ordonna qu'on les menât à Sari chargés de chaînes et de liens et d'ignominie; ensuite il se prépara pour le départ, il fit disparaître la terre sous les pieds de ses chevaux. Il alla de Dehistan à Reï, et fit suer les chevaux par la fatigue et par les courses. Il posa la couronne des Kéïanides sur sa tête, et ouvrit la porte des trônes pour distribuer de l'or; il prit la place du roi du pays d'Iran, la tête remplie de projets de combats, le cœur plein de désirs de vengeance.
On porta à Kustehem et à Thous la nouvelle que la gloire des rois était obscurcie, qu'on avait coupé avec l’épée tranchante la tête de leur malheureux père et que tout était fini. Ils s'arrachèrent les cheveux, ils se déchirèrent le visage, et de l'Iran s'éleva un immense cri de douleur. Les grands de l'empire répandirent de la terre et de la poussière sur leur tête, tous les yeux étaient remplis de larmes, toutes les robes étaient en lambeaux ; ils se dirigèrent vers le Zaboulistan ; leur langue ne parlait que du roi, leur esprit ne s'occupait que de lui. Ils se rendirent auprès de Zal dans leur douleur et dans leur tristesse, les joues couvertes de sang, la tête couverte de poussière, criant: O le glorieux, le brave, le roi Newder, le héros qui portait la couronne, le puissant, le maître, le gardien de l'Iran, l'appui des grands, le maître des rois, le roi du monde ! Ta tête cherche un diadème dans la poussière, la terre exhale l'odeur du sang des rois. Les herbes qui croissent dans ce pays baissent la tête de honte devant le soleil. Nous demandons tous justice et poussons des cris de douleur, nous nous dépouillons de nos robes de fête. L'image de Feridoun vivait en lui, la terre était l'esclave du sabot de son cheval. Ils lui ont tranché la tête misérablement et honteusement, à lui et à ses guerriers renommés. Nous tirerons tous nos épées brillantes pour le venger, nous tuerons nos ennemis; couvrez-vous tous de votre armure pour exercer la vengeance, et rajeunissez nos vieilles haines. Le ciel même, dans sa miséricorde envers nous, répandrait sur notre deuil des larmes de sang. Et vous aussi, remplissez vos yeux de sang, dépouillez-vous de vos robes dé fête; car quand on a à venger des rois, il faut que l’œil soit humide, et le cœur rempli de colère. Toute l'assemblée fut plongée dans la tristesse et dans les larmes, ils se consumèrent par la douleur comme par un feu dévorant. Zal déchira ses vêtements sur son corps, et s'assit sur la terre en sanglotant, puis il dit en élevant la voix: Mon épée tranchante ne verra pas le fourreau jusqu'au jour de la résurrection ; mon cheval blanc sous moi est mon trône, une lance armée de fer est l'arbre dont je cueillerai les fruits, l'étrier est la place où je pose mon pied, un casque sombre le diadème dont je couvre ma tête; cette vengeance ne permet ni repos ni sommeil ; il y a moins d'eau dans les fleuves que de larmes dans mes yeux. Puissent les mânes du roi, maître du monde, demeurer brillants parmi les grands ! puisse votre esprit, par la grâce du Créateur du monde, devenir jeune, calme et plein de foi? Nous sommes tous de nos mères pour la mort, nous lui appartenons ; nous lui avons livré nos têtes.
Pendant que les preux se hâtaient de se préparer à la vengeance, le bruit courut parmi les chefs qui étaient en prison à Sari, que les Iraniens allaient entrer en campagne, qu'ils avaient envoyé partout des messagers montés sur des dromadaires, et qu’ils amenaient une armée sans nombre, arrachée aux fêtes et au repos. Ils en perdirent la faim, le repos et le sommeil; ils furent effrayés à cause d'Afrasiab. Puis ils envoyèrent un message à Aghrirez pour lui dire : O toi qui es plein de volonté, de pouvoir et de gloire, nous sommes tous tes esclaves, nous ne vivons que grâce à ton intervention; tu sais que Zal le maître du Zaboulistan et le roi de Kaboul sont prêts à combattre. Berzin et Karen le guerrier, Kherrrad et Keschwad le destructeur des armées, sont des héros dont la main est longue et ne lâchera pas l’Iran. Quand les braves tourneront en toute hâte leurs rênes de ce côté, quand ils montreront les pointes de leurs lances, le puissant Afrasiab en sera exaspéré, son cœur sera impatient de se venger de nous, et pour sauver son diadème, il fera rouler dans la poussière les têtes d'une foule innocente. S'il plaisait au sage Aghrirez de délivrer ses prisonniers tous ensemble, nous nous disperserions pour faire le tour du monde, pour parler de lui devant les rois, réciter ses louanges devant les grands et prier Dieu pour lui.
Le prudent Aghrirez leur répondit : Cela ne peut se faire ainsi, ce serait montrer de l'hostilité contre le roi, et la tête de cet homme d'Ahriman bouillonnerait de colère; mais je trouverai un autre moyen de vous secourir sans m'exposer à la vengeance de mon frère. Puisque Zal part, dans son ardeur guerrière, et qu’une armée viendra nous combattre, je vous livrerai à ses troupes aussitôt qu'il les aura amenées près de Sari. J'abandonnerai Amol, j'éviterai le combat, et convertirai en honte la gloire qui a couvert ma tête.
Lorsque les grands de l’Iran entendirent ces paroles, ils prosternèrent leurs fronts contre terre, et ayant achevé de le bénir, ils expédièrent de Sari un messager qui alla auprès de Zal, fils de Sam, et lui porta ce message de leur part: Dieu le maître du monde nous a pardonné, et le sage Aghrirez est devenu notre ami. Nous avons fait avec lui un pacte indissoluble, et nous avons des deux côtés engagé notre parole, que si Zal accompagné de deux hommes veut venir de l'Iran et lui offrir combat, l'illustre Aghrirez, dont les traces sont fortunées, retirera son armée d'Amol et la mènera à Reï; sinon, pas un seul de nous ne sortira vivant des mains de ce dragon. Aussitôt que le messager fut arrivé dans le Zaboulistan et eut porté son message à Destan, celui-ci appela devant lui les grands guerriers et leur fit part de ce que lui mandaient braves; puis il dit: O mes amis, vous qui êtes tigres dans la guerre et qui portez un grand nom, y a-t-il parmi vous un preux au cœur noble et dont l’âme s'enivre du combat, qui recherche ce danger et cette entreprise, et veuille élever sa tête jusqu'au soleil ?
Keschwad, en l'entendant, frappa de la main sa poitrine, et dit : Je suis prêt à le faire. Zal le glorieux lui rendit grâce en disant: Puisses-tu être heureux aussi longtemps qu'il y aura des mois et des années ! Une armée composée de braves avides de combats sortit du Zaboulistan et se dirigea vers Amol, et elle avait encore à faire une ou deux journées de sa route, lorsque le bienveillant Aghrirez en eut nouvelle, il fit sonner ses trompettes et emmena son armée, laissant à Sari tous les prisonniers. Le fortuné Keschwad étant arrivé à Sari, les chaînes de tous les prisonniers tombèrent, il donna à chacun d'eux un cheval et se hâta de retourner d'Amol dans le Zaboulistan. Lorsque Zal apprit que Keschwad revenait couvert de gloire, il distribua aux pauvres un trésor d’or pur, et donna au messager son propre vêtement; et lorsque Keschwad s'approcha du Zaboulistan, il alla au-devant de lui comme il convenait, pleura longtemps sur les prisonniers qui avaient été enchaînés et entre les griffes du lion, puis il répandit de la poussière sur sa tête en mémoire du glorieux roi Newder, et pleura sur lui amèrement. Il les mena à la ville en leur rendant des honneurs, il leur fit préparer des palais élevés, enfin il leur restitua tout ce qu'ils avaient possédé du temps de Newder, où ils avaient eu des couronnes, des trônes et des diadèmes. C'est ainsi que Zal composa sa cour, et rassasia son armée par ses largesses.
Lorsque Aghrirez fut arrivé d'Amol à Reï, le roi eut nouvelle de ce qu’il avait fait, et lui dit: qu’as tu donc fait? pourquoi mêles-tu ainsi le miel avec la coloquinte? Je t'avais ordonné de tuer ces méchants; car ce n'est pas ici le lieu d'être prudent, ce n'est pas le temps de la modération. La tête du guerrier n'a pas besoin d'atteindre à la sagesse, c’est dans les combats qu'il trouve sa gloire. La tête du brave ne se gouverne pas selon la prudence, car jamais la prudence ne se joint au désir de la vengeance. Aghrirez répondit à Afrasiab : Il faut pourtant avoir un peu de pitié et quelques larmes; toutes les fois que tu as le pouvoir de faire le mal, tremble devant Dieu, et ne nuis à personne; car la couronne et la ceinture royale auront beaucoup de maîtres comme toi, mais elles n'appartiennent à personne pour toujours.
Lorsque Afrasiab entendit ces paroles, il ne sut que répondre; l'un d'eux était plein d'emportement, l'autre plein de raison ; mais la raison, comment s’accorderait-elle avec la tête d'un Div? Le Sipehbed entra en colère comme un éléphant furieux, et au lieu de répondre, il saisit une épée et coupa en deux le corps de son frère. Ainsi mourut cet homme bon de cœur et sage d’esprit.
Lorsque la nouvelle du sort de l’illustre Aghrirez !ut arrivée jusqu'à Zal, fils de Sam le cavalier, il dit: Maintenant son trône s'obscurcira et sa fortune périra. Il fit sonner les trompettes d'airain et battre les timbales, et rendit son armée brillante comme l'œil du coq. Le Sipehbed se mit en marche vers le pays de Fars, il s'avança avec colère et le cœur plein de rancune; son armée couvrait la terre d'une mer l'autre, la face de la lune et du soleil était obscurcie par la poussière. Afrasiab apprit la nouvelle de ce que Zal avait entrepris, et mena une armée vers Khar-Reï; il se prépara pour le combat et l'attendit e pied ferme. Les avant-postes se battaient jour et nuit tu aurais dit que le monde n'était que couleur de sang. Maint guerrier fut tué des deux côtés, tous hommes renommés et pleins d'ardeur pour le combat, ainsi se passèrent deux semaines, et les fantassins et les cavaliers étaient fatigués de la guerre.
Une nuit Zal était assis à l'heure où l’on dort, parlant longuement d'Afrasiab et des braves du pays d’Iran, de ses Pehlewans et de ses amis. Il dit: Quoique le Pehlewan jouisse d'une fortune heureuse et qu'il possède un esprit éclairé, cependant il faut un roi de naissance impériale qui ait le souvenir des choses qui se sont passées. Il en est de l'armée comme d'un vaisseau, et le trône du roi est pour elle en même temps le vent et la voile. Si Thous et Kustehem avaient des âmes de rois, il y a bien un peuple et des guerriers nombreux; mais tout prince qui est dépourvu de sens est indigne du trône du pouvoir: aussi la couronne et le trône ne leur conviennent pas; il nous faut un roi dont la fortune soit victorieuse, sur lequel repose la grâce de Dieu et dont la parole brille par la sagesse. Ils cherchèrent longuement parmi la famille de Feridoun un roi qui fût digne du trône du pouvoir, et ne trouvèrent que Zew, fils de Thahmasp, qui la force d'un roi et la sagesse d'un héros. Karen, les Mobeds et les chefs des frontières, et un cortège nombreux de guerriers pleins de courage partirent et portèrent à Zew cette bonne nouvelle, en disant: Le trône de Feridoun est rajeuni pour toi; Zal le Sipehdar et le reste de l’armée t’appellent comme un roi digne du trône. Zew le fortuné arriva dans un jour fortuné et monta sur le trône élevé; les grands chantèrent ses louanges et versèrent sur lui des offrandes dignes d'un roi, et Zal lui fit hommage comme à son seigneur, Zew resta cinq ans sur le trône; c’était un vieillard de quatre-vingts ans ; il fit fleurir la terre par sa justice et par sa bonté. Il ramena l’armée des voies du mal, car il communiquait dans son cœur avec Dieu le tout pur. Il ne permit pas de saisir les hommes et de les charger le chaînes, et dès son avènement on ne vit plus mutiler personne. Or il arriva qu'il y eut une famine dans le monde et que toutes les plantes séchèrent et furent altérées; il ne venait du ciel ni pluie ni rosée, et les hommes pesaient le pain au poids de l'argent. Les deux armées restèrent ainsi en présence pendant cinq mois, se livrant chaque jour de grands combats qui étaient des jours glorieux pour les braves et les luttes de héros. Mais la famine devint telle qu'on en savait plus comment y remédier, et il ne restait des armées ni trame ni chaîne. Ils s'écrièrent en même temps et d'une commune voix : C'est à cause de nos fautes que le ciel nous envoie ce malheur. Des deux années il s'éleva des plaintes et des lamentations, et un envoyé d’Afrasiab arriva auprès de Zew, disant : C'est à cause de nous que ce monde passager n'est rempli que de douleurs, de soucis et de peines; viens, pour que nous divisions la surface de la terre, et que nous appelions des bénédictions l'un sur l'autre. L'esprit des grands était fatigué de la guerre, et la famine ne permit pas une longue hésitation. Ils se promirent d'un commun accord qu'ils ne garderaient pas dans leurs cœurs les vieilles haines, qu'ils partageraient la terre selon la tradition et la justice, et qu'ils oublieraient tout ce qui s'était passé. Toute la partie de la terre comprise entre le Djihoun et la frontière de Roum, et qui de là s'étend en ligne continue jusqu'à la Chine et au Khoten, devint, avec ses districts cultivés ou déserts, l'empire du peuple de Touran; le pouvoir de Zal devait finir à la frontière où commençait l'usage des tentes, et que les Turcs, de leur côté, ne devaient pas passer: c'est ainsi qu'on partagea les trônes et les diadèmes. Zew conduisit son armée dans le pays de Fars; il était vieux, mais il rendait jeune la terre, et Zal se retira dans le Zaboulistan, où les hommes le serrèrent tous dans leurs bras. Les montagnes se remplirent de tonnerres et de tempêtes; la terre devint pleine de parfums, de couleurs et de beauté. Le monde était comme une fiancée dans la fleur de la jeunesse, et rempli de sources, de jardins et d'eau courante. Quand les hommes ne prennent pas la nature du tigre, le monde ne devient pas sombre et étroit pour eux. Zew rassembla tous les grands, et rendit à Dieu le dispensateur de la justice de nouvelles grâces; et le Créateur du monde accorda aux hommes, après cette famine, la clef de l'abondance. On prépara une salle de fête en chaque lieu, et les hommes délivrèrent leur cœur de toute haine et de tout mauvais vouloir.
Ainsi se passèrent cinq ans pendant lesquels les hommes ne connurent ni peines ni maladies; mais e monde se lassa de la justice et eut envie de tomber entre les griffes du lion. La vie du roi qui ressemblait au soleil s'éteignit quand il eut atteint âge de quatre-vingt-six ans; la fortune des Iraniens s'évanouit, et Zew le maître du monde, qui avait fait régner la justice, mourut.
Zew avait un fils selon son cœur, à qui il avait donné le nom de Guerschasp. Ce fils vint et monta sur le trône, il mit sur sa tête la couronne des Keïanides, et assis sur le trône de son père, il gouverna le monde avec honneur et avec gloire. Mais les Turcs reçurent la nouvelle que Zew était mort, et que par suite le trône privé de roi était réduit à rien. Afrasiab poussa des cris, lança des barques sur le fleuve Djihoun et s'avança jusqu’à Khar-Reï; mais personne ne lui apporta des salutations de la part de Pescheng, dont la tête était pleine de colère, l’âme remplie de combats, et le cœur las du trône et du diadème, et absorbé par le deuil de son fils Aghrirez. Jamais Pescheng n'avait voulu revoir Afrasiab, et son épée brillante s'était couverte d'une rouille obscure. Les messagers d'Afrasiab venaient auprès de lui ; mais pendant des années et des mois il ne voulut pas se laisser voir. Il disait: Si le trône avait un maître, il serait bon que ce maître eût un ami comme Aghrirez. Mais tu verses le sang de ton frère, tu prends la fuite devant l’élève d'un oiseau; je t'envoie avec une armée contre nos ennemis et c’est la vie de ton frère que tu abrèges. Il ne peut y avoir jamais rien de commun entre nous, et jamais tu ne verras mon visage. Ainsi se passa un temps jusqu'à ce que l’arbre du malheur porta de nouveau son fruit amer, car dans cette année Guerschasp, fils de Zew, mourut, et la fortune quitta manifestement le monde. L'oreille de tous fut remplie de la nouvelle que le trône du roi des rois était vide, et un message de Pescheng le guerrier arriva auprès d'Afrasiab comme une pierre qu’on lance: Passe le Djihoun, fais avancer ton armée et n’attends pas que quelqu'un s'asseye sur le trône. Afrasiab rassembla une armée qui remplissait tout l’espace entre Sipendjab et le lit du fleuve; tu aurais dit que la terre était devenue le ciel qui tourne et qu'il tombait des nues une pluie d'épées indiennes. Ainsi s'avançait peu à peu cette armée glorieuse pour livrer des combats ; le bruit courut tout à coup dans l'Iran qu'il arrivait un prétendant au trône du pouvoir; et le trône d'Iran étant privé de roi, les hommes ne virent pas devant eux un temps de bonheur. Toutes les villes et toutes les maisons étaient en émoi, et de tout le pays d'Iran s'élevaient des cris. Chacun tourna les yeux vers le Zaboulistan, et le monde ne fut rempli que de bruit. Ils adressèrent à Zal des paroles dures, disant : Tu as pris en main le gouvernement du monde bien légèrement, et depuis la mort de Sam, depuis que tu es devenu Pehlewan, nous n'avons pas joui d'un jour de bonheur. Après la mort de Zew, lorsque son fils devint roi, la main du méchant fut privée du pouvoir de faire le mal. Mais maintenant Guerschasp, qui désirait la possession du monde, est mort, et le pays et le peuple sont sans roi; une armée a passé de ce côté du Djihoun, elle est telle que le soleil a disparu du monde; si tu connais à cela un remède, prépare-le, car le chef des Touraniens est venu pour nous opprimer. Zal répondit aux grands: Depuis que je me suis ceint dans l’âge d'homme, aucun cavalier pareil à moi n'est monté à cheval; personne n'a tenu aussi haut que moi l'épée et la massue; partout où j'ai posé mon pied, j'ai devancé les brides des cavaliers; j'ai combattu sans cesse jour et nuit, et toute ma vie je n'ai craint que la vieillesse. Maintenant mon dos de héros est courbé, je ne ferai plus briller mon poignard de Kaboul; mais je rends grâce à Dieu de ce que cette souche a poussé un rejeton glorieux qui s'est élevé droit, et dont la tête atteindra à la voûte du ciel, et vous verrez comment il croîtra en bravoure; Rustem est devenu comme un haut cyprès, le diadème du pouvoir lui convient; il lui faut un cheval de guerre, car ces chevaux arabes ne peuvent lui suffire. Je chercherai un destrier au corps d'éléphant, j'en demanderai un partout où il y a des hommes. Je rapporterai tout ceci à Rustem, je lui demanderai: Es-tu de notre avis sur ces affaires? veux-tu combattre la race de Zadchem? veux-tu ne pas t'y refuser ?
A ces paroles, tout le pays d'Iran se réjouit, tous les visages se rajeunirent. Zal envoya de tous côtes des dromadaires de course et prépara des armes pour ses cavaliers pleins de bravoure. Puis il dit à Rustem: O mon fils au corps d'éléphant! toi qui portes la tête plus haut que tout le peuple, tu as devant toi une grande entreprise et une longue fatigue devant laquelle s'évanouiront le sommeil, le repos et le plaisir. Mon fils ! tu n'es pas dans l'âge des combats, mais que puis-je faire? Ce n'est pas un temps de fêtes. Tes lèvres sentent encore le lait, ton cœur recherche les plaisirs et la joie. Comment t'enverrai-je sur le champ de bataille contre des lions et des braves? Que dis-tu? que feras-tu? que me réponds-tu? Puissent la grandeur et la bonté être tes compagnes !
Rustem lui répondit : O mon père illustre, puissant et avide de gloire ! as-tu oublié que j'ai montré du courage devant le peuple entier? J'aurais pensé que le Pehlewan avait connaissance du mont Sipend et de l'éléphant furieux. Si je reculais devant le fils de Pescheng, ma gloire s'obscurcirait dans le monde. C'est à présent le temps des combats et des attaques, et non pas du déshonneur et de la fuite. L'homme se fait lion en triomphant des lions, et en recherchant la guerre et le champ de bataille; tandis que les femmes ne peuvent acquérir beaucoup de gloire, car elles ne sont occupées qu'à manger et à dormir. Zal lui dit : O mon enfant plein de courage, chef des grands et soutien des héros! tu me l’as contée, l’histoire du mont Sipend et de l’éléphant blanc, et tu a donné à mon cœur une douce espérance; et puisque tu as si facilement vaincu dans ces combats, pourquoi devrais-je trembler maintenant? Néanmoins les hauts faits d'Afrasiab troubleront mon sommeil dans la nuit sombre. Comment t'enverrai-je contre lui? car c'est un roi brave, et belliqueux. Tu es en âge de jouir des fêtes et des sons de la musique, de boire du vin et d'entendre les chants héroïques, mais non pas de combattre, d'acquérir de la gloire, de lutter fret de faire voler la poussière de la terre jusqu'à la lune.
Rustem répondit à Zal, fils de Sam : Je ne suis pas l’homme du repos et des coupes ; ce serait une honte que de laisser languir dans la mollesse ces bras et ces mains puissantes. Quand le champ de bataille et le combat acharné se présenteront. Dieu me sera en aide, et la victoire me favorisera. Tu verras comment j'irai dans la mêlée, comment je traverserai le sang sur mon cheval couleur de rose. Je prendrai dans ma main une massue semblable au nuage qui brille comme l'eau et qui verse une pluie de sang, le feu en jaillira, sa tête broiera le cerveau des éléphants. Chaque fois que je couvrirai ma poitrine de la cuirasse, le monde aura à s'alarmer de mon carquois; et chaque forteresse qui résistera à mes coups de massue, à ma poitrine, à mes mains et à mes bras, ne tremblera plus devant les balistes et les catapultes, elle n'aura plus besoin d'avoir pour gardien un chef illustre. Quand ma lance s'avancera sur le champ de bataille, elle rougira le cœur de la pierre avec le sang qu’elle versera. Il me faut un cheval pareil à une haute montagne, et tel qu'il n'y ait que moi seul qui puisse le prendre avec le lacet; un cheval qui puisse porter dans le combat mon corps puissant, et qui ne se hâte pas quand il faudra attendre. Je demande une massue grosse comme un quartier de rocher, car une multitude armée s'avance contre moi du pays de Touran; quand elle arrivera, je la combattrai sans armée et de telle sorte qu'une pluie de sang tombera sur le champ de bataille. Le Pehlewan, ravi de ces paroles, semblait verser son âme sur son fils. Voici quelle fut la réponse de Zal, fils de Sam : O toi qui es las du repos et des coupes, je t'apporterai la massue de Sam le cavalier que je conserve comme un souvenir de lui dans le monde, et avec laquelle tu as tué l'éléphant furieux; puisses-tu vivre à jamais, ô Pehlewan ! Il ordonna qu'on apportât cette massue de Sam, qui lui avait servi dans la guerre du Mazenderan, de l’apporter au glorieux Pehlewan pour qu’il en exterminât ses ennemis; c'était un héritage qui, de l'illustre Guerschasp, était venu de père en fils jusqu'à Sam le cavalier. Rustem, lorsqu'il vit l'arme de son grand-père, sourit de ses deux lèvres et se réjouit. Il appela sur Zal les grâces de Dieu, et lui dit : O Pehlewan du monde entier! il me faut un cheval qui puisse porter à la fois cette massue et ma gloire, et ma haute stature. Le Sipehbed resta étonné de ces paroles et ne cessa d'invoquer sur lui le nom de Dieu.
Zal fit amener du Zaboulistan tous les troupeaux qu'il y possédait et quelques-uns du Kaboul. On les fit passer tous devant Rustem et on lui expliqua les marques des rois; mais chaque cheval que Rustem attira vers lui et sur le dos duquel il posa la main, plia sous son effort et toucha du ventre à la terre; Il continua ainsi jusqu'à ce qu'il arrivât un troupeau de Kaboul et qu'on poussât devant lui cette masse de chevaux de toutes couleurs. Une jument grise passait rapidement, sa poitrine était comme celle d'un lion, ses hanches étaient courtes, ses deux yeux comme des poignards brillants, sa poitrine et ses jambes étaient grasses, mais sa taille était mince. Un poulain aussi grand qu'elle la suivait, sa croupe et sa poitrine étaient larges comme celles de la mère, son œil était noir, sa queue levée, ses testicules noirs et durs, ses sabots semblables à l’acier. Tout son corps était pommelé comme de taches roses sur un fond safran. Dans la nuit il aurait distingué avec ses yeux, à une distance de deux farsangs, une petite fourmi sur un feutre noir; c'était un éléphant par la force, un chameau par la taille, et par la vigueur un lion du mont Bisoutoun. Rustem, aussitôt qu'il eut vu la jument et fixé ses regards sur son poulain au corps d'éléphant, fit un nœud à son lacet ligne d'un roi pour séparer le poulain du troupeau. Le vieux pâtre lui dit: O homme puissant, ne prends pas le cheval d'autrui. Rustem lui demanda : A qui donc appartient ce cheval? il n'a de marque sur aucune cuisse. Le pâtre répondit : Ne cherche pas de marque. Il court sur ce cheval beaucoup de bruits ; nous le nommons Raksch; il est pommelé, brillant comme l’eau et vif comme la flamme. Nous ne lui connaissons pas de maître, mais nous l'appelons le Raksch de Rustem. Il y a trois ans qu'il est propre à porter selle et qu'il attire les yeux des grands; mais dès que sa mère voit le lacet d'un cavalier, elle accourt comme une lionne pour se battre. Nous ne savons pas, ô Pehlewan du monde, quel secret est caché là-dessous ; mais garde-toi, ô homme prudent, de tourner ainsi autour de ce dragon ; car quand cette jument se met à attaquer, elle déchire le cœur du lion et la peau du léopard.
Quand Rustem eut entendu ce discours, il comprit le sens des paroles du vieillard, il fit voler son lacet royal et prit soudain dans le nœud la tête du poulain pommelé. La mère accourut comme un éléphant furieux et voulut lui arracher la tête avec ses dents ; mais Rustem rugit comme un lion sauvage, et la jument fut étonnée de sa voix. Il lui donna avec la main un coup sur la tête et la nuque, et fit rouler dans la poussière son corps tremblant. Elle tomba, puis fit un bond, s'enfuit devant lui et courut vers le troupeau. Rustem affermit ses pieds sur le sol, resserra le nœud de son lacet, étendit ses puissantes mains de héros et en posa une de toute sa force sur le dos du cheval; mais Raksch ne plia pas sous sa main, tu aurais dit qu'il ne s'en apercevait pas. Rustem dit en lui-même: Voici mon siège, c'est maintenant que je peux faire de grandes choses. Il sauta sur Raksch rapide comme le vent, et le cheval couleur de rose s'élança sous lui. Il demanda au pâtre : Quel est le prix de ce dragon, et qui peut m'en dire la valeur? Le pâtre répondit : Si tu es Rustem, monte-le et redresse les griefs du pays d'Iran. Son prix est la terre d'Iran, et monte sur son dos tu sauveras le monde, Rustem sourit de telle sorte que ses lèvres devinrent semblables au corail, et il dit : C'est à Dieu qu'il appartient de faire le bien. Il mit une selle sur le dos du cheval couleur de rose, et sa tête se remplit du désir de la vengeance et des combats. Il ouvrit la bouche de Raksch et vit qu'il était rapide, qu'il avait du courage, de la force et de la race, et qu'il pouvait porter sa cuirasse, son casque et sa massue, son corps de héros, sa poitrine et ses bras. On eut tant de soin de ce cheval que dans la nuit on brûlait de la rue devant lui pour le garantir du mal. De quelque côté qu'on le regardât, il semblait être une œuvre de magie, et dans le combat une biche qui courait; il avait la bouche tendre, l'écume abondante, de l'ardeur, des hanches rondes, de la sagacité et l'allure douce. Le cœur de Zal était comme le gai printemps, dans la joie qu'il ressentait à cause de Raksch, coursier d'un nouveau genre, monté par un cavalier fortuné. Il ouvrit les portes de son trésor et distribua de l'or, ne pensant ni au jour ni au lendemain. Il jeta les cailloux dans le vase à sept couleurs et poussa un cri qui se fit entendre à plusieurs milles.
Les timbales et les trompettes, les éléphants de guerre et les clochettes indiennes firent dans le Zaboulistan un bruit comme celui du jour de la résurrection, et la terre cria aux morts : Levez-vous! Il s'avança du Zaboulistan une armée, on eût dit des lions ayant tous les griffes teintes de sang. Devant elle marchait Rustem le Pehlewan, derrière lui les vieux guerriers; et les vallées, les plaines et les montagnes se remplirent de troupes au point que pas un corbeau n’osait voler au-dessus ; toute la nuit ils firent résonner leurs tambours, et le ciel et la terre disparurent sous les ténèbres. Ce fut ainsi que Zal emmena son armée du Zaboulistan dans la saison des fleurs et des roses.
Afrasiab apprit des nouvelles de Zal et en perdit le repos, la faim et le sommeil; il mena une armée sur le bord de la rivière de Reï, dans cette plaine arrosée et abondante en roseaux. L'armée d'Iran s'avança peu à peu et quitta le désert pour s'approcher du champ de bataille. Quand il n'y eut plus que deux farsangs entre les deux armées, le Sipehbed Zal rassembla les guerriers expérimentés, et leur dit : O hommes pleins de prudence, héros qui avez vu le monde et fait de grandes choses! nous avons rassemblé ici une armée nombreuse, nous avons fait des plans pour tout ce qui est beau et bon; mais l’accord manque à nos conseils parce que nous sommes privés d'un roi, l'espérance manque à nos entreprises et un chef à l'armée. Lorsque Zew le fortuné monta sur le trône, le monde lui rendit un hommage nouveau, et maintenant il nous faut encore un roi de la race des Keïanides, assis sur le trône et ceint de la ceinture impériale. Un Mobed vient de m'indiquer un prince glorieux et armé de la massue des rois, Keïkobad le héros, de la race de Feridoun, plein de majesté, haut de stature, rempli de courtoisie et de justice.
Puis Zal le fortuné dit à Rustem : Prends ta massue, lève ton bras, pars en toute hâte pour le mont Alborz, choisis un cortège pour l’accompagner, et rends hommage à Keïkobad, mais ne arrête pas un instant auprès de lui. Il faut que tu sois revenu en deux semaines, qu’aucune circonstance n'arrête ta course, et que tu lui dises : L'armée te demande; elle a préparé pour toi le trône des rois, car nous ne voyons que toi, ô seigneur, qui sois digne de la couronne des Keïanides, et lu seras notre défenseur. Zal ayant parlé, Rustem toucha le sol de ses sourcils, sauta joyeusement sur le dos de Raksch, et se hâta de se rendre auprès de Keïkobad. Un grand nombre de Turcs placés en avant-postes sur la route marchèrent contre Rustem avide de vengeance. Il les attaqua avec ses illustres hommes de guerre, tenant dans sa main une massue à tête de bœuf. Il la leva et s'élança avec fureur, frappant de la massue et poussant des cris; les Turcs étaient consternés, et Rustem en renversa un grand nombre privés de force et de vie par son bras. Les braves du Touran se précipitèrent sur lui, mais à la fin ils s'enfuirent du champ de bataille. Ils retournèrent vers Afrasiab, le cœur plein de sang, les yeux pleins de larmes, et lui racontèrent toutes choses grandes et petites. Afrasiab en fut affligé; il appela devant lui Kaloun, un de braves parmi les Turcs, un héros fécond en ressources, et lui dit: Choisis des cavaliers dans l’armée, pars sur-le-champ et va jusqu'à la cour du roi. Sois brave, prudent et sage, et ne cesse d'être sur tes gardes, car les Iraniens sont une race maudite et tombent inopinément sur les avant-postes. Kaloun quitta le roi, conduit par des guides; il intercepta la route aux Iraniens avec des hommes de guerre et des éléphants furieux.
Rustem le brave, l’élu, continua de son côté sa marche vers le roi d’Iran; et à la distance d'un mille du mont Alborz, il vit un grand et magnifique palais, entouré de beaucoup d'arbres et d'eaux vives, où séjournaient des hommes dans la fleur de la jeunesse. Un trône était placé près de l'eau, il était arrosé de musc pur et d'eau de rose; un jeune homme brillant comme la lune était assis à l'ombre de ce trône, et un grand nombre de Pehlewans formaient des rangs, portant des ceintures à la manière des grands; ils composaient une assemblée digne d'un roi, semblable au paradis plein de parfums et de beauté. Lorsqu'ils aperçurent le Pehlewan sur la route, ils s'avancèrent, en disant : O illustre Pehlewan, il ne faut pas que tu ailles plus loin, car nous sommes prêts à te donner l'hospitalité et tu es notre hôte. Descends ici selon notre désir pour que nous buvions joyeusement du vin, pour que nous buvions à ta santé, ô Pehlewan !
Rustem leur répondit ainsi : O héros illustres, qui portez haut la tête, il faut que j'aille au mont Alborz pour une affaire de haute importance, et qu'il ne me convient pas de retarder, car j'ai devant moi de longs et pénibles travaux. Toute la frontière de l’Iran est remplie d'ennemis, dans chaque famille est le deuil et la désolation; le trône de l'Iran est privé de roi, et il ne m'est pas permis de boire du vin.
Ils lui dirent : O Pehlewan de grand renom ! si ta course est dirigée vers l'Alborz, il faut que tu nous dises, ô homme avide de gloire, qui tu vas y chercher; car nous qui avons ici préparé une fête, nous sommes les gardiens de cette frontière bienheureuse. Nous t'escorterons jusqu'à ce lieu, et pendant ce temps notre amitié s'accroîtra. Rustem répondit à cette assemblée : Il y a là un roi au corps pur; on donne le nom de Keïkobad à ce prince qui porte haut la tête ; il est de la race de Feridoun, et plein de justice et de bon vouloir. Enseignez-moi comment je pourrais trouver Keïkobad, si quelqu'un de vous sait où il est. Là-dessus le chef de ces braves ouvrit les lèvres et dit : Je connais Keïkobad; si tu entres dans cette maison qui est notre demeure, et que tu réjouisses nos âmes de ta présence, je te donnerai des renseignements sur ce prince, je te dépeindrai ses manières et son caractère.
Rustem, rapide comme le vent, descendit de Raksch lorsqu'il entendit qu’on lui promettait des nouvelles sur Keïkobad, et courut jusqu'au bord de l’eau où tous s'assirent à l'ombre. Le jeune homme monta sur le trône d'or, et prenant d'une main la main de Rustem, il remplit de l'autre une coupe de vin, et la but en l'honneur de ses nobles hôtes, il donna à Rustem une autre coupe de vin et lui dit : O héros renommé, tu m'as demandé des renseignements sur Kobad; de qui sais-tu son nom? Rustem lui répondit : Pehlewan, je porte joyeusement un message ; on a préparé le trône des rois d'Iran, et les grands ont choisi Keïkobad pour roi. Mon père qui est l'élu de tous les grands, et à qui l'on donne le nom de Zal-Zer, m'a dit : Va jusqu'au mont Alborz, accompagné d'un cortège; va voir Keïkobad le brave, Rends-lui hommage comme à ton roi et ne reste as longtemps devant lui: dis-lui que les braves l'appellent et qu'ils ont préparé le trône de la royauté. Maintenant si tu peux me donner un renseignement sur ce prince, donne-le, et permets-lui d'arriver au trône.
Le jeune homme plein de bravoure sourit en entendant les paroles de Rustem, et lui répondit : O Pehlewan! je suis Keïkobad, issu de la race de Feridoun, et je connais les noms de mes aïeux de père en fils. Rustem l’entendit, baissa la tête et descendit du siège d'or pour faire hommage, en disant : O roi des rois de la terre ! refuge des braves, soutien des grands ! que le trône d'Iran remplisse tes désirs, que le corps des éléphants de guerre se prenne dans tes lacets! ta place est sur le trône impérial. Puisses-tu porter haut la tête, et puisse la majesté reposer sur toi! Je te rends hommage comme au roi du monde, au nom de Zal le chef de l’armée, le héros, le Pehlewan. Si le roi veut le permettre à son esclave, je délierai ma langue. Le valeureux Kobad se leva de son siège et prêta aux paroles de Rustem toute son attention et toute son âme. Rustem alors ouvrit la bouche et s'acquitta du message du Sipehdar de l’Iran. Le prince écouta ce discours, son cœur palpita de joie dans son sein. Apportez, dit-il, une coupe de vin ; et il porta la coupe à ses lèvres en l'honneur de Rustem. Rustem en vida une autre, et appela sur l'âme du roi les grâces de Dieu, en disant : Tu es l'image de Feridoun le glorieux, et le cœur de Rustem est joyeux de t'avoir vu. Puissent le monde, et le trône des rois, et la couronne des Keïanides n'être jamais privés de toi ! Les instruments de musique faisaient entendre leurs sons sur tous les tous ; la joie de tous était grande, leur souci était nul. Le roi des rois dit au Pehlewan : Mon âme joyeuse a eu un songe. Deux faucons blancs sont venus vers moi du côté de l’Iran, tenant une couronne brillante comme soleil ; ils se sont approchés de moi en se balançant et en se jouant, et ont placé la couronne sur ma tête. Lorsque je me suis réveillé, j'ai été plein d'espoir à cause de cette couronne brillante et de ces faucons blancs. J'ai réuni cette assemblée digne d'un roi, telle que tu la vois sur le bord du fleuve et maintenant Rustem est devenu pour moi comme le faucon blanc, et j'ai reçu le message touchant la couronne des braves.
Rustem ayant entendu le récit du songe du roi relatif aux faucons et à la couronne brillante comme la lune, dit au roi des grands pleins d'orgueil : Ton songe est un présage donné par les prophètes ; lève-toi pour que nous allions dans l'Iran, pour que nous allions ensemble rejoindre les braves. Kobad se leva, rapide comme la flamme, et sauta sur son cheval de guerre. Rustem se serra aussitôt la taille avec sa ceinture, et partit en toute hâte avec Keïkobad. Il ne se lassa pas d'aller nuit et jour, jusqu'à ce qu'il eût atteint les avant-postes des Touraniens. Kaloun le brave en eut nouvelle et vint à sa rencontre pour le combattre. Le roi d'Iran s'en apercevant, voulut ranger son armée en face des ennemis; mais Rustem lui dit : O roi, un tel combat n'est pas digne de toi ; moi et Raksch, ma massue et l'armure de mon cheval, ils ne pourront pas nous résister. Mon cœur, mon cheval et ma massue, c'est assez d'amis pour moi, et je ne désire que Dieu pour gardien. Qui osera s'opposer à ma massue et à mon épée, quand j'ai pour moi cette main, et sous moi ce cheval couleur de rose ? Il dit, et faisant bondir Raksch, il distribuait des coups comme les donne un brave. Il prenait un Turc et s'en servait pour en frapper un autre, de sorte que la cervelle leur sortait par le nez. Il arrachait avec sa main les cavaliers de leurs selles l'un après l'autre, et les jetait contre terre; il les lançait avec une telle force qu'il leur brisait le crâne, le cou et le dos. Kaloun crut voir un Div qui aurait rompu ses liens tenant en main une massue et ayant un lacet suspendu à sa selle. Il s'élança sur lui, rapide comme le vent, le frappa de sa lance et lui coupa les nœuds de sa cuirasse. Mais Rustem étendit la main et saisit la lance de Kaloun, qui resta étonné de cette hardiesse. Rustem arracha la lance de la main de ce brave; sa voix résonnait comme résonne le tonnerre dans les montagnes ; il le frappa de sa lance, l'enleva de la selle et planta la pointe de sa lance en terre. Kaloun était comme un oiseau percé d'une broche, et toute son armée le vit. Rustem fit bondir Raksch sur lui, le foula aux pieds comme une chose vile, et fit jaillir toute sa cervelle. Tous les cavaliers de Kaloun tournèrent le dos et laissèrent leur chef gisant en ce lieu; toute son armée s'enfuit devant Rustem, et sa fortune s'évanouit tout à coup. Rustem ayant tué un grand nombre de cavaliers des avant-postes, continua rapidement son chemin vers les montagnes, où il trouva des pâturages et des eaux vives; c'est là que le Pehlewan s'arrêta. Il prépara jusqu’à la nuit sombre toutes choses, des robes dignes de son rang, la couronne et les armes du roi. La nuit étant venue, le prudent Pehlewan se concerta avec le roi du pays d'Iran, et le mena à la faveur de l'obscurité auprès de Zal, sans proférer une parole pendant ces allées et venues. Ils restèrent sept jours avec leurs conseillers, et les Mobeds s'accordèrent tous à dire que jamais dans le monde il n'y aurait un roi comme le roi Keïkobad. Ils restèrent ensemble joyeusement pendant sept jours, banquetant et buvant du vin devant Keïkobad ; et le huitième jour ils préparèrent le trône d'ivoire et placèrent dessus la couronne.
Keïkobad s'assit sur le trône des Keïanides et mit sur sa tête la couronne ornée de joyaux. Tous les grands, tels que Zal et Karen le guerrier, Keschwad, Kerrad et Berzin le héros, se rassemblèrent et versèrent des joyaux sur cette couronne nouvelle, puis dirent : O roi, fais tes préparatifs pour le combat contre les Turcs. Kobad écouta ce que les grands savaient d'Afrasiab, et passa son armée en revue; et lendemain ses braves se mirent en marche, et un grand bruit s'éleva des tentes du roi. Rustem se revêtit de son armure de guerre, et fit lever la poussière comme un éléphant en fureur. Les Iraniens se formèrent en rangs, ils se ceignirent pour verser du sang; à l’une des ailes se tenait Mihrab, maître de Kaboul; à l’autre, Kustehem le brave; au centre était Karen le guerrier avec le vaillant Keschwad, le destructeur des armées. Rustem le Pehlewan devançait l’armée, et les grands et les braves le suivaient. Après lui venaient Zal et Keïkobad; d'un côté était le feu, de l'autre l’ouragan. L'étendard de Kaweh était porté devant eux, et le monde en reçut un reflet jaune, rouge et violet. La face de la terre couverte de cette multitude était agitée comme un vaisseau quand les vagues s'élèvent dans la mer de la Chine. Les boucliers couvraient les boucliers dans les plaines et sur les montagnes, et les épées étincelaient comme des flambeaux ; le monde entier était devenu comme une mer de suie au-dessus de laquelle auraient brillé cent mille lampes. Tu aurais dit que le soleil s’était écarté de sa voie, effrayé du son des clairons et du bruit de l'armée.
Enfin les deux armées se rencontrèrent sar leur route, et bientôt on ne vit plus ni la tête ni la queue de l'armée. A chaque attaque Karen le guerrier se conduisit comme il convient à un homme de combat; il tournait tantôt à gauche, tantôt à droite, attaquant tous ceux qui s'offraient à sa vue. Karen le Sipehdar s'élança courageusement au milieu de l'armée, semblable à un lion, et le superbe guerrier abattait nombre d'ennemis avec sa massue, son épée et sa longue lance. Il fit de la plaine une montagne par les morts qu'il y entassa, et les Turcs pleins de courage en furent effrayés. Il aperçut Schemasas qui, pareil à un lion, poussait en brave des cris de guerre; Karen courut jusqu'à ce qu'il l'eût atteint y tira rapidement l'épée du fourreau et le frappa sur la tête et sur le casque, en s'écriant : Je suis Karen le renommé ! Schemasas le brave fut renversé, il tomba et mourut à l’instant. C'est ainsi que le vieux ciel agit; tantôt il est comme l’arc, tantôt comme la flèche.
Lorsque Rustem vit les hauts faits de Karen, et comment les braves luttent et combattent, il tourna bride, courut auprès de Zal, et lui dit: O mon père ! montre-moi Afrasiab et la place que ce fils de Pescheng, le méchant homme, occupe au jour de la bataille; apprends-moi comment il s'habille et où il plante son drapeau. Je vois un brillant drapeau violet, est-ce le sien? Je le saisirai aujourd'hui par la ceinture, et je l'amènerai en le traînant le visage contre terre, Zal lui répondit : O mon fils, écoute-moi. Prends garde à toi en ce jour; car ce Turc est un dragon courageux dans le combat, il jette une haleine brûlante, et dans sa colère c'est un nuage qui verse le malheur. Son drapeau est noir, et sa cotte de mailles noire; ses brassards sont de fer, et de fer est son casque. Il est tout couvert de fer incrusté d'or, et un panache noir est fixé sur son casque. Mets-toi en garde contre lui, car il est brave, et sa fortune ne dort jamais. Rustem lui répondit : O Pehlewan, n'aie aucun souci à cause de moi, et ne sois pas inquiet sur mon sort. Dieu le créateur est avec moi, et mon cœur, mon épée et mon bras sont ma forteresse.
Puis il lança Raksch aux sabots d'airain, et le son des trompettes s'éleva dans l'air. Le lion, soutien de l'armée, courut jusqu'auprès de l'armée de Touran, où il jeta un grand cri de guerre. Afrasiab le vit parcourant la plaine et s'étonna de son extrême jeunesse, il demanda à ses braves : Qui est ce dragon qui a ainsi rompu ses chaînes? Je ne sais pas son nom. Quelqu'un lui répondit : C'est le fils de Zal, fils de Sam; ne vois-tu pas qu'il vient armé de la massue de Sam ? Il est jeune, et il est venu pour acquérir de la gloire. Afrasiab s'élança en avant de l'armée comme un vaisseau que soulèvent les vagues de la mer. Rustem l'aperçut, serra son cheval et leva sa lourde massue au-dessus de son épaule; mais lorsqu'il fut près d'Afrasiab, il la suspendit à la selle, et saisit de la main le roi par la ceinture; il le souleva de dessus sa selle de bois de peuplier, il voulait le porter devant Kobad et donner ainsi des nouvelles de son premier jour de combat. Mais le cuir de la ceinture ne résista pas au poids du roi et au poignet du cavalier, et se rompit. Afrasiab tomba par terre la tête la première, et ses cavaliers formèrent une enceinte autour de lui. Quand le roi eut ainsi échappé à Rustem, celui-ci se mordit le dos de la main, en disant : Pourquoi ne l'ai-je pas saisi sous l'aisselle et ne l'ai-je pas lié et noué avec sa ceinture ? Au milieu du bruit des clochettes qui retentissaient sur le dos des éléphants et du son des trompettes que l’on entendait à la distance de plusieurs milles, on annonça au roi que Rustem avait rompu le centre de l'armée ennemie qu'il s'était avancé contre le roi des Turcs et que le drapeau de ce roi avait disparu; qu’il avait saisi Afrasiab par la ceinture et l’avait jeté par terre comme une chose vile, pendant qu'un cri d'angoisse s’élevait du côté des Turcs ; que les braves chefs des Touraniens avaient entouré Afrasiab et l'avaient emmena à pied; et qu'après avoir ainsi glissé de dessous la main de Rustem, Afrasiab était monté sur un cheval rapide, était parti et avait pris le chemin du désert, abandonnant son armée pour se sauver lui-même. Keïkobad ayant appris ces nouvelles de Rustem, ordonna que son armée se jetât en masse, rapide comme le vent, sur les troupes de Touran et les détruisît fruit et racine. Le roi se leva comme s'élève une flamme, et son armée s'ébranla comme la mer sous la tempête; de leur côté partirent Zal et le lion Mihrab pleins de bravoure et d'ardeur pour le combat. Le bruit des coups donnés et reçus monta vers le ciel, les épées brillèrent et les flèches percèrent les braves. Les têtes étaient étourdies sous les casques d'or et sous les boucliers d'or par les coups destructeurs des haches. Tu aurais dit qu'un nuage était survenu d'un coin de l’horizon, et par un effet magique avait couvert la terre d’une pluie couleur de cinabre. Au jour de ce combat, le sang coula jusque sur le dos du poisson, et la poussière s'éleva jusqu'au-dessus de la lune. Les sabots des chevaux sur cette large plaine mirent en poussière la septième couche de la terre, et la firent lever en l’air, où elle forma un huitième ciel. Zal regarda son fils, admirant son bras renommé et sa poitrine; son cœur battit de joie lorsqu'il vit son fils aussi vaillant. Rustem coupa les têtes et déchira les poitrines, il brisa les pieds et lia les bras des chefs; ce lion tua dans une seule attaque mille cent soixante guerriers pleins de bravoure. Les Turcs se retirèrent devant les Mages et leur armée se rendit à Damghan, de là ils tournèrent vers le Djihoun, le cœur blessé et plein de soucis, et tenant toute sorte de discours. Leurs armures étaient brisées, leurs ceintures rompues; ils n'avaient pas de clairons ni de trompettes, ils marchaient en désordre. Tous les Pehlewans de l'Iran s'en revinrent auprès du roi, tous surchargés de trésors et menant prisonniers des Turcs en grand nombre. Cette multitude de grands arriva à la cour et se présenta devant le roi en appelant sur lui les grâces de Dieu. Rustem, en revenant de la frontière, se rendit aussi auprès du roi d'Iran; et le glorieux Keïkobad le plaça à côté de lui, et de l'autre côté Zal l'illustre.
Du côté par où Afrasiab s'était enfui, il courut jusqu'au bord du Djihoun ; il s'arrêta près de la rive pendant sept jours, et le huitième il se remit en marche plein de colère et d'angoisse. Le fils de Pescheng arriva auprès de son père la langue pleine de discours, le cœur plein d'hésitation ; il dit : O roi dont le nom est glorieux ! tu as eu tort de chercher cette guerre. En premier lieu, les braves des anciens temps n'auguraient jamais cru qu'il fût permis à un roi de rompre la foi donnée. Ensuite le monde n’est pas délivré de la race d'Iredj, et le poison malfaisant n'a pas été converti en thériaque. Quand l’un meurt, un autre prend sa place, et jamais ils ne laissent le monde sans maître. Kobad est venu, a mis la couronne sur sa tête, et a ouvert de nouveau la porte de la vengeance. Parmi les descendants de Sam a paru un cavalier à qui Destan a donné le nom de Rustem Il est venu comme un crocodile furieux. On eût dit qu'il allait consumer le monde en un instant. Il s'élançait sur les hauteurs et dans les vallées; il frappait de la massue, de l’épée et de l’étrier ; l'air se remplissait des débris qui volaient sous sa massue, et ma vie ne valait pas une poignée de poussière. Toute notre armée a été dispersée par lui; personne dans le monde n'a vu une chose aussi étonnante. Il aperçut mon étendard à une aile de mon armée, et suspendant à l'arçon sa massue pesante il me souleva de ma selle de bois de peuplier; tu aurais dit que je ne pesais pas autant qu'une mouche. Ma ceinture et la boucle de ma tunique rompirent, et je tombai de sa main sous ses pieds. Aucun lion n'a une force pareille; ses deux pieds s'appuient sur la terre, sa tête s'élève jusqu'aux nuages. Mes cavaliers vaillants, réunis en une masse compacte, m'arrachèrent de cette main dure comme un éclat de rocher. Tu sais que j'ai le cœur et le bras, la bravoure, la hardiesse et la prouesse d'an roi; mais dans sa main je ne suis qu'une mouche, et sa gloire me remplit de tristesse. J'ai vu un homme au corps d'éléphant et aux griffes de lion, contre lequel ne peuvent rien la réflexion et la ruse, les conseils et la prudence. Il lâcha les rênes à son cheval qui est comme un éléphant furieux, qui franchit également les torrents, les précipices et les chemins de la plaine. Oh frappa avec plus de mille massues sur ce corps de héros; mais tu aurais dit qu'il était de fer, qu'il était composé de pierre et d'airain. Qu'est-ce devant lui qu'une mer ou une montagne? qu'est-ce qu'un éléphant furieux ou un lion en colère? Il s'élançait comme un guépard de chasse, et la guerre pour lui n'était qu'un jeu. Si Sam eût été un guerrier comme lui, il n'y aurait plus de Turc qui puisse porter haut la tête. Il ne te reste plus qu'à demander la paix, car ton armée ne peut lui résister. Je suis un homme qui ambitionne la possession du monde, je suis le soutien de Ion armée et ton refuge dans le danger; mais auprès de lui toute ma force s'est évanouie. Va, cherche des conseils et fais la paix. La terre que Feridoun le héros a donnée à Tour le vaillant dans les anciens temps, on te l’a livrée, et le partage était juste. Il ne faut pas que tu cherches à te venger; car si nous dépassons nos limites y et que nous portions la guerre dans l’Iran, nous rendrons la terre étroite pour nous-mêmes. Tu sais que voir vaut mieux qu’écouter, et ce qu'on entend est toujours creux. Tu as regardé la guerre contre l’Iran comme un jeu, mais ce jeu est devenu long pour ton armée. Ne renvoie pas à demain ce que tu as à faire aujourd'hui, car qui sait ce que le sort amènera demain? Le jardin de roses est aujourd'hui en fleurs; mais si tu veux y aller cueillir demain, il n'y aura plus de roses. Réfléchis combien il y avait de housses d'or, combien de casques d'or et de boucliers d'or, combien de chevaux arabes avec des rênes d'or, combien d'épées indiennes dans des fourreaux d'or, et combien plus encore de guerriers renommés sur lesquels le vent a soufflé et qu'il a emportés ignominieusement, tels que Kelbad, Barman le vaillant qui faisait sa proie de tous les lions, Khazarwan que Zal a fait périr misérablement, à qui il a montré la puissance de sa massue pesante; Schemasas qui était le soutien de l'armée de Touran et que Karen a tué sur le champ de bataille, et en outre dix mille braves renommés qui sont morts dans cette guerre. Mais ce qui est encore pis, ton nom et ton honneur sont flétris, et c'est une brèche que rien ne pourra jamais réparer. Si un chef renommé est tombé sous ma main comme le vertueux Aghrirez que j'ai tué, la récompense du bien et du mal qu’on fait dans cette vie a lieu dès aujourd'hui, et demain on nous demandera compte de nos actions. Tous les chefs sont venus me trouver, chacun suivi de sa bannière; ils m'ont beaucoup parlé de ce jour funeste, des clameurs m'ont poursuivi, et j'en gémis et en suis confus. Maintenant il faut que tu oublies ce qui est passé, et que tu te hâtes de faire la paix avec Keïkobad; car si tu te décidais pour autre chose, des armées se réuniraient contre toi de quatre côtés. D'un côté est Rustem semblable au soleil brillant, avec sa massue et son épée, avec sa gloire et sa force; de l'autre côté se trouve Karen le guerrier, dont les yeux n'ont jamais vu une défaite, du troisième côté se tient Keschwad au casque d'or, qui est allé à Amol menant avec lui son armée; du quatrième côté est Mihrab, le maître du Kaboul, chef des armées du roi, plein de gloire et de prudence,
Le roi de Touran, les deux yeux remplis de larmes, resta étonné que de telles paroles sortissent de la bouche d'Afrasiab, et que l'esprit de son fils se fût tourné vers la justice. Il choisit un homme prudent pour l'envoyer dans l'Iran avec une pompe convenable. Il fit écrire une lettre digne d’Erteng, et ornée de mille couleurs et de mille dessins; il y disait: Au nom de Dieu, maître du soleil et de la lune, qui nous a donné le moyen de mériter des bénédictions: que ses grâces soient sur l’âme de Feridoun, qui a formé la trame et la chaîne de notre race! Écoute-moi maintenant, ô illustre Keïkobad, je vais te parler comme il convient à un roi et à un homme juste. Si Tour a mal agi envers Iredj le bienheureux à cause du trône et de la couronne, il ne faut plus en parler, il faut mettre fin à cette guerre; car si Iredj a été l’origine de ces haines, Minoutchehr les a terminées par la vengeance. Ce que Feridoun a d'abord fixé, lui qui a fait le partage de la terre selon la justice, il faut nous y tenir et ne pas nous écarter des usages et des voies des rois. Depuis le pays où l’on se sert de tentes jusqu'au Maveralnahar où le Djihoun forme la limite entre les deux royaumes, s’étendait notre domination du temps du roi Feridoun et Iredj n'a jamais jeté les yeux au delà de cette frontière. Le pays d'Iran formait la part d'Iredj, à qui Feridoun a donné sa bénédiction. Si nous passons ces limites pour porter la guerre l'un chez l’autre, alors nous rendrons la terre étroite pour nous-mêmes, nous nous blesserons avec nos épées. Dieu sera en colère contre nous, et nous n'aurons point de part dans ce monde ni dans l’autre. Divisons donc la terre encore une fois, comme Feridoun le héros l’a divisée entre Selm, Tour et Iredj, et ne cherchons plus la vengeance, car le monde ne vaut pas de tels maux. La tête du vieux Zal est devenue comme la neige, le sang des braves a rougi la terre, et à la fin personne n'obtiendra en partage une place plus grande que son corps; nous resterons sous terre, après notre dernier jour, avec un linceul pour vêtement, avec une fosse pour demeure. Tout autre désir n'est que peine et vexation, et angoisse de l'esprit pour la possession de ce monde passager. Si Keïkobad veut y consentir, si le prudent roi ne se détourne pas de la justice, nul de nous ne verra le Djihoun, pas même en rêve, et aucun Iranien ne viendra de ce côté du fleuve, si ce n'est en paix et en amitié, ou avec un message, et de là naîtra le bonheur des deux pays.
Le roi ayant apposé son sceau à la lettre, l'envoya à l'armée des Iraniens, avec des joyaux, une couronne et un trône d'or, avec de beaux esclaves à la ceinture d'or, avec des chevaux arabes au frein d'or et des épées indiennes au fourreau d'argent. Le messager se présenta devant Keïkobad et lui remit sur le champ le message et la lettre. Le roi ayant lu ce qu’était écrit, fit en réponse un long discours, disant : Ce n'est pas moi qui ai levé la main le premier ; la vérité est que c’est Afrasiab qui a commencé cette guerre de vengeance. Le premier crime a été commis par Tour, qui a privé le trône d'un roi comme Iredj. Aujourd'hui c'est Afrasiab qui est venu dans l'Iran et a passé le fleuve : tu sais ce qu'il a fait envers le roi Newder, les cœurs des bêtes sauvages en étaient navrés de douleur et de pitié; puis il a tiré d’Aghrirez le prudent une vengeance qui répugne à l'humanité. Mais si vous vous repentez de vos méfaits, si vous voulez faire un nouveau traité, quoique la vengeance ne me fasse ni peur ni peine, et que je sois prêt au combat dans ce monde passager, je vous accorderai l'autre côté du fleuve, espérant qu'Afrasiab y trouvera du repos. Puis il écrivit une nouvelle convention et planta un nouvel arbre dans le jardin de la puissance. Le messager partit, en courant comme un léopard, pour porter la lettre à Pescheng, lequel donna l'ordre du départ, fit retirer son armée en soulevant la poussière jusqu'au ciel, et passa le Djihoun, rapide comme le vent.
Keïkobad en eut nouvelle, et son cœur fut en joie de ce que l'ennemi était parti sans combat; mais Rustem lui dit : O roi, ne cherche pas le repos dans un temps de guerre; ils ne nous avaient jamais fait de trêve, c'est ma puissante massue qui les a amenés à la paix. Keïkobad répondit à l'illustre Pehlewan : Je ne connais rien de plus beau que la justice; Pescheng est le petit-fils de Feridoun le glorieux, et il se retire maintenant du combat plein de lassitude, et il convient que tous les hommes de sens agissent envers lui sans dureté et sans injustice. J'ai écrit pour toi, sur de la soie, rune investiture de tous les pays qui s'étendent depuis le Zaboulistan jusqu’à la mer de Sind. Va et prends le trône et le diadème du royaume du midi, et sois la lumière du monde. De ces pays donne à Mihrab le Kaboul, et tiens les pointes de tes lances toujours acérées; car partout où il y a un empire, il y a des combats à livrer, quelque grande que soit la surface de la terre. Le roi du peuple prépara un grand nombre de présents, et les offrit tous à Zal et à Rustem. Il posa sur la tête de Rustem une couronne d'or, et le ceignit d'une ceinture d'or; il mit sous sa domination le monde entier, et le brave guerrier baisa la terre devant lui. Puis Kobad le glorieux dit : Puisse le trône du pouvoir n'être jamais privé de Zal ! un seul de ses cheveux vaut mieux que le monde; car il est pour nous comme un souvenir des héros. On plaça sur cinq éléphants des litières brodées de turquoises et plus brillantes que l'eau bleue de la mer. Le roi fit charger sur ces litières d'or des brocarts d'or, des trésors dont personne ne connaissait la valeur, une robe brodée d'or digne d'un roi, une couronne et une ceinture ornée de rubis et de turquoises ; il envoya le tout à Zal fils de Sam, avec ce message: J'aurais voulu te faire un plus grand présent; et si ma vie est longue, tu n'auras rien à désirer dans le monde. Il envoya de même des présents convenables à Karen le brave, à Keschwad, à Kherrad, à Burzin et à Poulad; il donna à tous ceux qu'il vit dignes de récompenses des brocarts et de l’or, des épées et des bâches d'armes, et des tiares et des ceintures à ceux qui y avaient droit.
Keïkobad partit et se rendit dans le Farsistan; c'est là que se trouvaient les clefs de ses trésors. Il avait alors un palais à Istakher, et les rois se glorifiaient de ce lieu. Les hommes tenaient leurs yeux fixés sur Keïkobad, car il était le roi maître de la couronne. Il posa son pied sur le trône des rois, et gouverna selon la justice et la coutume des sages. Il parla ainsi aux sages renommés : Le monde, d'un bout à l'autre, s'est soumis à moi : et si l’éléphant combattait la mouche, il ferait une brèche à la justice et à la foi : je ne désire dans le monde que la justice, car la colère de Dieu me porterait malheur. Le monde est tranquille par ma justice et par mes travaux, et mes trésors sont partout où il y a de l'eau et de la terre; tous les rois forment mon cortège; toute l'armée et tout le peuple sont à moi. Soyez tous sous la protection du maître du monde, soyez prudents et évitez de faire ce qui est injuste. Que tous ceux qui en ont les moyens jouissent et fassent jouir, et me rendent grâces de leurs jouissances; et si quelqu'un est trop pauvre pour jouir delà vie et qu'il n'ait pas les moyens de subsister, mon trône est son bien et le bien de tous ceux qui sont sous ma protection.
Ensuite il rassembla son armée, il fit le tour du monde et le vit tout entier. Dix ans s’étant écoulés quand il eut visité le contour de la terre, rendant la justice en public et en secret, il fonda bien des villes prospères, telles que les cent villes qu'il bâtit autour de Reï; ensuite il retourna dans le Farsistan, car la main du temps s'appesantissait sur lui. Il s'assit sur son trône, entouré des Mobeds, des astrologues et des sages, rassembla tous ses guerriers et les regarda le cœur brisé. Il parla des hommes illustres que la mort avait emportés, et étendit la culture du monde par sa justice et par sa libéralité. C'est ainsi qu’il vécut heureux pendant cent ans : vois s'il y a dans le monde un roi pareil à lui. Il eut quatre fils pleins de sens, qui furent sur la terre un souvenir de lui. Le premier était Kaous le glorieux, le second Arisch, le troisième Keï Neschin, enfin le quatrième s'appelait Keï Armin. Ils maintenaient le monde dans la paix et dans le bonheur. Lorsque cent années eurent passé sur son trône et sur sa couronne, fa fortune déclina; et le roi, sentant qu'il était près de mourir et qu'une feuille verte allait se faner, appela le noble Keï Kaous et lui parla beaucoup sur la justice et la libéralité, en disant : je me prépare au départ; laisse passer mon cercueil et prends le trône. Je suis tel que tu dirais que je viens d'arriver gaiement du mont Alborz avec mes compagnons; car ceux qui s'attachent à une fortune qui passe inopinément n'ont point de sens. Si tu es un homme juste et d'intentions pures, tu trouveras ta récompense dans l'autre monde; mais si les passions enveloppent ta tête de leurs lacets, si tu tires de son fourreau une épée acérée, cette épée te causera bien des peines, et ensuite tu la livreras à ton ennemi; ton séjour sera comme une flamme, et ton cœur sera plein d'amertume et d'angoisse dans ce monde. Il dit : et quittant ce monde immense, il échangea son palais contre un cercueil. Telle est l'action et la condition de ce monde : il tire les hommes de la poussière et puis les donne aux vents.
L'histoire de Keïkobad est terminée; il faut maintenant parler de Kaous.
Lorsqu'un arbre fruitier est devenu grand, s'ii lui survient quelque dommage ses feuilles se fanent, ses racines faiblissent, sa tête se penche vers la terre; lorsque son pied est arraché du sol il cède sa place à une nouvelle branche, à laquelle il abandonne les fleurs les feuilles et la verdure, et ce printemps semblable à une lampe brillante ; si alors d'une bonne louche il sort une mauvaise branche, ne commence pas néanmoins à dire du mal de la souche. De même, quand un père laisse l’empire du monde à un fils, et qu’il lui fait connaître tout ce qui est secret, si le fils rejette la gloire et le renom de son père, tiens-le pour un étranger et non pour un fils. S'il quitte les voies de son maître, la vie lui amènera des malheurs : telle est la manière d'agir de ce vieux monde, que tu ne peux rien y distinguer; et si quelqu'un reconnaît ses mauvaises voies, il vaut mieux qu’il né reste plus longtemps sur la terre. Écoute maintenant un récit que je fais d'après les paroles d'un vieux sage, et gardes-en le souvenir.
Lorsque Kaous eut pris la place de son père, et que le monde entier se fut soumis à lui, lorsqu'il vit des trésors de toute sorte accumulés et le monde entier esclave devant lui, le collier et le trône, les boucles d'oreilles, la couronne d'or incrustée d'émeraudes, et les chevaux arabes à la crinière flottante, il ne connut pas son pareil dans le monde. Or il arriva un jour qu’il était à boire du vin délicieux dans un bosquet de roses orné d'or. Il y avait là un trône d'or avec des pieds de cristal, sur lequel était assis le maître du monde, conversant avec les grands de l'Aran sur toutes choses grandes et petites. Il dit : Qui est roi dans le monde ? Qui est digne du trône si ce n'est moi? C'est à moi qu'appartient l'empire dans ce monde, et personne n'ose me chercher querelle. Le roi buvait du vin tout en parlant de la sorte et les chefs de l'armée en restèrent étonnés. Pendant ce temps un Div, déguisé en chanteur, s'approcha du chambellan, demandant accès auprès du roi en ces mots : je viens du pays de Mazenderan, je suis un chanteur à la douce voix. Si le roi veut agréer mes services, qu'il me donne accès auprès de son trône. Le chambellan entra, se présenta respectueusement devant le roi et lui annonça qu'il y avait un chanteur à la porte, tenant une lyre et chantant d'une voix douce. Kaous ordonna qu'on le fît entrer et qu'on le plaçât auprès des musiciens. Il préluda sur la lyre d'une manière convenable, puis il chanta une chanson du pays de Mazenderan.
« Que le Mazenderan mon pays soit célébré; que ses plaines et ses campagnes soient toujours cultivées. La rose ne cesse de fleurir dans ses jardins, et la tulipe et l'hyacinthe croissent dans ses montagnes. L'air y est doux et la terre y est peinte de fleurs; il n'y a ni froid ni chaleur; il y règne un printemps éternel. Le rossignol qui chante dans ses jardins, la biche qui erre dans ses vallées, ne se lassent pas de voler et de courir. Pendant toute l'année tous les lieux y sont pleins de couleurs et de parfums. Tu dirais que dans ses rivières coule l'eau de rose qui réjouit l'âme de son odeur. Que ce soit le mois de Dî ou de Bahman, le mois d'Ader ou de Ferwerdin, toujours tu y vois la terre couverte de tulipes. Le bord des ruisseaux y sourit toute l'année; partout les faucons de chasse y sont à l'œuvre. Le pays tout entier est orné d'or, de brocart et de joyaux; les esclaves, belles comme des idoles, y portent des couronnes d'or, et les grands des ceintures d'or. Quiconque ne demeure pas dans ce pays ne peut se réjouir d'avoir accompli le désir de son âme et de son cœur. »
Lorsque Kaous eut entendu chanter cette chanson, il conçut une pensée nouvelle, et son cœur, ardent pour la guerre, s'attacha à l’idée de mener son armée dans le pays de Mazenderan. Il adressa ainsi la parole aux fiers guerriers : Nous nous sommes adonnés aux ce festins; mais si le brave se laisse aller à la paresse, il ne sera plus jamais las de la mollesse et du repos, je suis supérieur à Djemschid, à Zohak et à Keïkobad par ma haute fortune, par ma splendeur et ma naissance; il faut donc que je les surpasse en prouesse, car il convient à celui qui porte la couronne de chercher la possession du monde. Lorsque les grands entendirent ces paroles, aucun d'eux n'approuva le projet du roi; tous pâlirent, et leurs fronts se ridèrent; car aucun n’avait envie de combattre les Divs. Aucun n'osa répondre ouvertement, mais leurs cœurs étaient en souci et leurs bouches pleines de soupirs. Thous et Gouderz, Keschwad, Guiv, Kherrad, Gurguin et Bahram le preux dirent hautement : nous sommes tes sujets, et nous ne foulerons la terre aux pieds que conformément à ton ordre. Mais ensuite ils se réunirent et soulagèrent leurs cœurs de la douleur que leur avaient causée ses paroles ; ils s'assirent et se parlèrent les uns aux autres, disant : quel malheur est survenu à notre fortune ! Si le roi n'oublie pas en buvant les paroles qu'il a prononcées, nous sommes perdus, nous et le pays d'Iran ; il ne restera dans ces campagnes ni terre ni eau. Djemschid, qui était maître du trône et de l'anneau, et à qui les Divs, les oiseaux et les Péris obéissaient, n'a jamais osé parler du Mazenderan ni chercher la guerre contre les Divs; et Feridoun, plein de savoir et d'habileté dans les arts magiques, n'a jamais encouragé un pareil désir. Si c'était un fardeau que l'on pût supporter à force de bravoure et de renommée, de trésors et de gloire, Minoutchehr aurait tenté cette entreprise et n'aurait pas renoncé à cette envie. Il faut trouver un moyen d'écarter ce malheur du pays d'Iran.
Alors Thous s'adressant aux grands leur dit: vous, chefs pleins de bravoure, qui avez vu maint combat ! il n'y a qu'un moyen contre cet enchantement; mettons-le en œuvre; il n'est pas difficile. Il faut envoyer un dromadaire de course à Zal fils de Sam, et lui faire dire : Quand ta tête serait couverte de poussière, ne prends pas le temps de la laver, décide-toi promptement et viens. Il se peut que Zal donne un avis sage qui touche le cœur du puissant roi, et qu'il dise que c'est Ahriman qui a suggéré ce projet et qu'il ne faut jamais ouvrir la porte des Divs. Peut-être que Zal le fera revenir sur ses paroles; sinon nous sommes tous perdus, grands et petits, Ayant ainsi considéré la question sous toutes ses faces, ils expédièrent un dromadaire de course. Le messager s'élança et courut jusqu'à ce qu'il eût atteint le Nimrouz; et lorsqu'il fut arrivé devant Zal la lumière du monde, il lui dit au nom des grands: O glorieux et noble fils de Sam ! il est arrivé un événement étonnant et dont l’esprit ne peut mesurer la portée ; si tu ne te ceins pas pour y parer, il ne nous restera ni peuple ni terre. Une pensée s'est élevée dans le cœur du roi, et Ahriman l’a détourné du droit chemin. Il ne veut pas s'associer aux travaux accomplis par ses aïeux dans les temps anciens. Il dissipe un trésor qu'il n’a pas eu la peine d'amasser, et il lui faut le trône du Mazenderan. Si tu tardes un instant à venir, le roi partira sans délai et donnera au vent tout ce que tu as fait et souffert depuis le commencement, avec Keïkobad, quand vous étiez ceints pour le combat comme des tritons, toi et Rustem le lion, qui n'a jamais bu de lait. Tout cela est devenu comme du vent devant ses yeux, car il tourmente son âme livrée à de mauvaises pensées.
Zal ayant ouï ces paroles, se tordit de douleur en pensant que les feuilles de l'arbre des Keïanides étaient fanées, et dit : Kaous est un homme opiniâtre, qui m'a encore éprouvé ni la chaleur ni le froid du monde. Il faut que les années, les soleils et les lunes passent sur la tête de celui qui doit régner sur la terre. Il croit que tous, grands et petits, tremblent devant son épée ; et il ne faudra pas s'étonner s'il ne veut pas me croire, s'il s'irrite et refuse de m'écouter. Mais si je préférais le repos de mon cœur à ce pénible devoir, si j'arrachais de mon âme tout souci à l'égard du roi, ni Dieu le créateur, ni le roi, ni les braves de l’Iran ne m'approuveraient. J'irai, je lui donnerai tous les bons conseils que l’on peut donner; et s'il se laisse persuader par moi, il y trouvera son avantage. Mais s'il insiste, le chemin est ouvert, et Rustem accompagnera son armée. Il passa cette longue nuit en méditations ; et lorsque le soleil eut montré sa couronne du haut du ciel, il se ceignit et se mit en route vers la cour du roi, accompagné par les grands. Thous et Gouderz, Guiv, Bahram et Gurguin, et les héros vaillants eurent nouvelle que Zal s'approchait du pays d'Iran et que l'on voyait son étendard impérial. Les chefs de l'armée allèrent au-devant du prince qui portait la tiare des Pehlewans. Zal fils de Sam arriva, et tous mirent à l'instant pied à terre. Les grands le saluèrent et s'avancèrent avec lui vers la ville. Thous lui dit : vaillant guerrier, tu as donc supporté les fatigues de cette longue route à cause des grands du pays d'Iran, tu as bien voulu venir nous délivrer de ce souci ; aussi tous nos vœux sont pour toi, et nous nous glorifions de la gloire de ta tiare. Zal répondit aux grands : Tous ceux que les années ont affaiblis rappellent les conseils des ancêtres, et puis le ciel qui tourne leur rendra justice. Il ne faut pas que nous refusions notre conseil au roi, car il a besoin de nos avis. S'il se détourne des voies de la sagesse, il éprouvera du repentir et des peines. Ils lui dirent tout d'une voix: Nous sommes avec toi, et nous n'écouterons les conseils de personne autre que toi. Puis ils allèrent ensemble chez le roi, et e présentèrent devant son trône et sa couronne glorieuse.
Zal marchait donc le premier, suivi des grands à la ceinture d'or; et lorsque le fils de Sam vit Kaous assis sûr le trône et joyeux dans son cœur, il s'avança, croisant les mains respectueusement et la tête baissée vers la terre, jusqu'auprès de son siège, en disant: O roi du monde, qui portes plus haut la tête et es plus grand que tous les grands ! jamais le trône n'a vu un maître, jamais la couronne n'a eu un possesseur comme toi, jamais le ciel qui tourne n'a aperçu une fortune comme la tienne. Puisse ta vie entière être heureuse et victorieuse ! que ton cœur soit plein de sagesse, que ta tête soit pleine de justice. Le roi illustre le reçut gracieusement, le fit asseoir à côté de lui sur le trône et s'informa des fatigues de sa longue route, des héros et de Rustem qui portait haut la tête. Zal lui répondit: O roi victorieux, puisses-tu vivre heureux! Nous sommes tous dans le bonheur et dans la joie par l'effet de ta fortune ; nous portons haut la tête par la faveur de ton trône. Puis il commença à lui parler et ouvrit ainsi la porte des discours respectueux : O roi du monde, tu es digne du trône et de la couronne de la puissance. J’ai entendu une parole récente et de haute importance, c'est que le roi a formé des plans contre le Mazenderan. Il y a eu des rois avant toi ; mais jamais ils ne sont entrés dans cette voie. Beaucoup de jours se sont écoulés sur moi, et le ciel a bien des lois, pendant ma vie, tourné au-dessus de la terre. Minoutchehr qui a quitté ce monde immense, laissant après lui beaucoup de trésors et de palais; Zew, Newder et Keïkobad, et beaucoup d'autres héros dont j'ai souvenance, n’ont pas formé de plans contre le Mazenderan, malgré leurs grandes armées et leurs pesantes massues: car c'est la demeure des Divs habiles dans la magie, c'est un talisman qui est entièrement au pouvoir des enchanteurs. Personne ne peut rompre ces liens magiques. Ne donne donc pas au vent ta peine, ta puissance et tes trésors. Il n’y a pas d'épée qui puisse briser ces liens, contre lesquels ne prévaudront ni la richesse ni le savoir. Personne n'approuve le départ, ni même la délibération sur le départ. Il ne faut pas conduire une armée dans ce pays, car aucun roi n'a jamais cru que ce fût une entreprise fortunée. Quoique tous ces grands te soient inférieurs, ils sont les serviteurs de Dieu comme toi. Ne fais pas sortir, pour ton agrandissement, du sang des grands un arbre dont le fruit et la croissance seront une malédiction, et qui sera l’une déviation des voies des anciens rois. Kaous répondit: je ne suis pas au-dessus du besoin de tes conseils, et pourtant je suis plus grand que Feridoun et Djemschid en courage, en puissance et en richesses; je suis plus grand que Minoutchehr et Keïkobad, qui n’ont pas osé parler du Mazenderan. Mon armée, mon cœur et mon trésor sont plus grands, et le monde est soumis à mon épée tranchante. Quand tu as levé ton épée, le monde s'est soumis : pourquoi ne laisserions-nous plus voir le monde à nos épées? J'irai, je les amènerai tous dans mes lacets, je leur ferai la guerre selon la coutume des rois, je leur imposerai de lourds tributs et des redevances, ou je ne laisserai personne en vie dans le Mazenderan, tant sont vils et méprisables les Divs et les magiciens de cette race ; et ton oreille sera frappée de cette nouvelle, que la surface de la terre est délivrée d'eux. Mais il faut maintenant que tu sois le maître du monde avec Rustem ; que tu sois le gardien infatigable de l'Iran. Le Créateur est mon protecteur, et la tête des Div courageux est ma proie; et puisque tu ne veux pas être mon soutien dans le combat, du moins ne me dis pas de rester oisivement sur le trône. Quand Zal eut entendu ces paroles, il ne vit plus le commencement ni la fin de tout cela. Il répondit: Tu es le roi, et nous sommes tes esclaves; nous n'avons parlé que parce que nous sommes en peine pour toi. Que tu ordonnes ce qui est juste ou ce qui est injuste, nous ne devons agir et respirer que selon ta volonté. J'ai dit ce que j'avais sur le cœur, j'ai dit tout ce que je savais. Personne ne peut arracher de son corps le germe de la mort, ni coudre avec une aiguille l'œil du destin, ni s'affranchir de ses besoins par l'abstinence; le roi lui-même ne peut surmonter ces trois impossibilités. Puisse ce monde lumineux te donner le bonheur! puisses-tu ne pas avoir à te rappeler mes conseils ni à te repentir de ton entreprise ! puissent ton cœur, ta foi et ta loi briller toujours ! Aussitôt Zal prit congé du roi, le cœur plein de trouble et de soucis sur cette expédition. Il s'éloigna de la présence de Kaous, elle soleil et la lune s'obscurcirent devant ses yeux. Les grands pleins de bravoure, tels que Thous et Gouderz, Bahram et Guiv, sortirent avec lui; et ce dernier lui dit : Je prie Dieu qu'il veuille le guider ; si Dieu ne lui accorde point son secours, je ne fonde sur lui aucun espoir. Puissent les passions, la mort et le besoin rester loin de toi ! qu'aucun ennemi ne puisse étendre sa main sur toi! Partout où nous irons, partout où nous serons, nous n'entendrons dire de toi que des bénédictions. Après Dieu le créateur du monde, c'est toi en qui le pays d'Iran place sa confiance; toi qui as supporté tant de peines pour l'amour des braves, qui as fait une route si pénible pour les servir. Tous pressèrent dans leurs bras Zal, qui partait pour le Séistan.
Aussitôt que Zal le Sipehbed eut passé la frontière, l’armée se prépara en toute hâte à se mettre en campagne. Le roi ordonna à Thous et à Gouderz de la conduire et de se mettre en marche ; et aussitôt que la nuit eut fait place au jour, le roi et les grands se dirigèrent du côté du Mazenderan. Kaous confia à Milad le pays d'Iran, les clefs de son trésor, sa couronne et son sceau, en disant : Si un ennemi se montre, ne tire pas l’épée du combat; c'est à Zal et à Rustem à te secourir dans tout danger, car ils sont les soutiens de l'armée et les ornements du trône. Le lendemain le son des timbales se fit entendre, et Thous et Gouderz se mirent en marche avec l'armée. Kaous, qui faisait la gloire de son armée, s'établit devant le mont Asprous, dans un endroit où le soleil ne pénètre pas, et y chercha le sommeil. C'était un lieu où demeuraient des Divs impurs, et qui faisait trembler les éléphants. Kaous étendit du brocart d'or sur le sol pierreux, l'air se remplit du parfum d'un vin délicieux, et tous les Pehlewans aux traces fortunées s'assirent devant le trône de Keï Kaous et célébrèrent une fête pendant toute la nuit. Le matin, aussitôt qu'ils furent levés, ils vinrent l'un après l’autre auprès du roi ceints de leurs ceintures et couverts de leurs casques. Kaous donna alors ses ordres à Guiv en disant : Choisis deux mille hommes de l'armée parmi ceux qui sont prêts à enfoncer les portes de la ville de Mazenderan avec leurs massues pesantes et fais que de tous ceux que tu y trouveras, soit vieux soit jeunes pas un seul n'échappe à la mort. Brûle tous les édifices que tu verras; convertis, partout où tu iras, la nuit en jour; et purifie ainsi le monde de magiciens avant que les Divs en aient nouvelle.
Guiv serra sa ceinture, s'éloigna de la présence du roi, choisit dans l’armée des hommes résolus, et partitpour la ville de Mazenderan, sur laquelle il fit pleuvoir des coups d'épée et de lourde massue. Personne ne trouva grâce devant son glaive, ni femme, ni enfant, ni vieillard appuyé sur son bâton. Il brûla la ville et en fit une désolation; il versa du poison au lieu de baume. Il avait trouvé la ville belle comme un paradis sublime, où régnaient toutes sortes de joies; dans chaque rue et dans chaque palais étaient plus de mille femmes esclaves parées de colliers et de boucles d'oreilles et un nombre plus grand d'esclaves portant des toques d'or et beaux de visage comme la lune brillante; dans chaque maison était répandu un trésor, d'un côté de l'or, de l’autre des joyaux; on y voyait des animaux sans nombre; tu aurais dit que c'était le paradis. On parlait à Kaous de ce lieu fortuné et de cette magnificence. Il dit : Heureux soit celui qui a dit que le Mazenderan est pareil au paradis ! Tu dirais que toute la ville n’est qu'un temple d’idoles, qu'elle est décorée de brocart de la Chine et de roses comme pour un jour de fête. Tu dirais que les habitants sont des beautés du paradis dont Rithwan aurait lavé les visages avec les fleurs en grenadier.
Lorsqu'une semaine se fut écoulée, et que les Iraniens eurent cessé leurs dévastations, le roi du Mazenderan reçut la nouvelle de ce qui était arrivé, et son cœur se remplit de douleur et sa tête de soucis. Or il avait auprès de lui un Div nommé Sandjeb, dont l'âme et le cœur étaient navrés de ces nouvelles. Le roi lui dit : va auprès du Div blanc et cours comme le soleil qui traverse la voûte du ciel. Dis-lui qu'il est arrivé dans le Mazenderan une grande armée de l'Iran pour tout détruire. Ils ont brûlé toute la ville de Mazenderan, ils ont par leur agression allumé le feu de ta vengeance. Kaous l'ambitieux resta à la tête de cette armée, qui renferme un grand nombre de jeunes guerriers ; et si maintenant tu ne viens pas à notre secours, tu ne trouveras plus personne dans le Mazenderan. Sandjeh écouta le message et partit pour porter en toute hâte l'ordre du toi au Div blanc. Il se présenta devant le Div avide de combats, et lui répéta les paroles de son maître superbe. Le Div blanc lui répondit : Ne désespère pas de ton sort. Je partirai sur-le-champ avec une grande armée pour arracher du Mazenderan les traces du pied de Kaous. Il dit et se dressa sur ses pieds, haut comme une montagne, et touchant de la tête au ciel qui tourne.
La nuit vint, un nuage épais s'étendit sur l’armée de Kaous, le monde devint noir comme le visage d'un nègre. Tu aurais dit que le monde était une mer de poix et que toute sa splendeur avait disparu. Il se forma au-dessus de l’armée comme une tente de poix et de fumée ; le ciel était noir, et les yeux des braves s'obscurcirent; il pleuvait du ciel des pierres et des javelots. L'armée des Iraniens se dispersa dans la plaine, et beaucoup d'entre eux reprirent le chemin de l'Iran, le cœur déchiré de l'entreprise de Kaous. Quand la nuit fut passée et que le jour s'approcha, les yeux du maître du monde étaient aveuglés, les deux tiers de l'armée avaient perdu la vue, et les têtes des grands étaient pleines de colère contre le roi. Tous les trésors furent pillés, toute l'armée demeura captive, et le jeune trône du roi avait vieilli. Il faut graver toute cette histoire dans la mémoire, car l'étonnement même restera, muet devant cette aventure étonnante. Le roi, en voyant ces désastres, dit : Un conseiller prudent vaut mieux qu'un trésor. Hélas ! que n'ai-je suivi les conseils de Zal le maître du monde? pourquoi les ai-je regardés comme ceux d'un ennemi?
Lorsque sept jours se furent écoulés dans cette affliction, il n'aperçut plus aucun Iranien. Le huitième jour le Div blanc s'écria d'une voix de tonnerre : O roi, semblable au tremble stérile! tu as préparé tout pour ton agrandissement, tu as convoité les champs du Mazenderan ; tu n’as regardé que ta force, comme un éléphant furieux; tu n'as voulu reconnaître personne pour ton supérieur, ni te contenter de la couronne et du trône; c'est ainsi que tu as perverti ton esprit. Tu as fait beaucoup de prisonniers dans le Mazenderan, tu as tué beaucoup d'hommes avec ta massue ; mais il paraît que tu ne savais pas de quoi je suis capable, tant tu étais fier sur ton trône impérial. Le sort que tu éprouves maintenant est ton œuvre, et ton cœur a atteint l’objet de ses désirs. Il choisit douze mille Divs armés de poignards, et en fit les gardiens des Iraniens, en couvrant d'ignominie les têtes des chefs orgueilleux. Il leur donna un peu de nourriture pour sustenter leur vie et pour les faire vivre d'un jour à l'autre. Tous les trésors du roi et de l'armée, la couronne de rubis et le trône de turquoises, enfin tout ce qu'il voyait d'une frontière à l'autre, il l'abandonna à Arzeng, chef de l'armée du Mazenderan, en disant : Porte-le au roi et dis-lui : Maintenant ne cherche plus de prétextes de plaintes contre Ahriman, car j'ai fait tout ce qu'il fallait ; j'ai jeté dans la poussière tout ce peuple, et aucun Pehlewan de l'Iran ne verra plus briller ni le soleil ni la lune. Je n'ai pas menacé Kaous de la mort, afin qu'il apprenne à distinguer la fortune et l'infortune. Le malheur le rendra prudent, et personne ne voudra plus prêter l’oreille à un semblable projet. Arzeng ayant ouï ces paroles, partit pour la cour du roi de Mazenderan, avec l’armée et le butin, avec les prisonniers et les chevaux caparaçonnés ; puis le Div blanc s’en retourna à sa demeure, brillant comme le soleil, et Kaous resta dans le Mazenderan, répétant : Ça été ma faute !
Après cela le roi Kaous envoya, le cœur brisé, un de ses braves comme un oiseau qui vole à tire d'aile. Il l'envoya en toute hâte vers le Zaboulistan, s'élançant comme la fumée vers Zal et vers Rustem. Il leur fit dire : Hélas, quelle infortune m'a frappé! Ma tête, ma couronne et mon trône sont dans la poussière; et mon trésor et cette armée glorieuse, belle comme une rose de printemps, tout a été donné aux Divs par la rotation du ciel ; tu dirais qu'un vent s'est levé et a tout emporté. Maintenant mes yeux sont dans les ténèbres et ma fortune est obscurcie; ma couronne, mon trône et moi, tout est avili. Ainsi brisé je suis entre les mains d'Ahriman, qui arrachera mon âme de mon corps. Quand je me rappelle tes conseils, je pousse un soupir froid. Tes conseils ne m'ont pas rendu sage, et ma légèreté a causé mon malheur. Si, dans ces circonstances, tu ne veux pas te ceindre pour le combat, tout mon bonheur et toutes mes richesses seront perdus.
Le messager partit en toute hâte du Mazenderan, comme un oiseau qui vole, comme la fumée qui s'élance; il arriva en courant devant Zal, et lui conta ce qu'il savait, ce qu'il avait vu et entendu. Zal l’écouta, déchira la peau de son corps, et n'instruisit de ces nouvelles ni amis ni ennemis. Son esprit clair voyait de loin les malheurs que Kaous amènerait sur le monde. Il dit à Rustem : L'épée est devenue courte dans son fourreau; il ne faut plus boire et festoyer, il ne faut plus nous livrer aux plaisirs comme des gens destinés au trône; car le roi du monde est dans la gueule du dragon, et des maux sans fin accablent les Iraniens. Voici le moment de mettre la selle à Raksch et de chercher vengeance avec ton épée qui distribue le monde. C'est pour ce jour que je t'ai élevé dans mes bras. Tu es maintenant en état de tenter une telle entreprise ; mais moi je suis âgé de plus de deux cents ans. Tu y acquerras un grand renom, et tu tireras le roi du malheur. Il faut que dans ce combat contre Ahriman tu ne prennes pas de repos et que tu ne tardes pas un instant. Couvre ta poitrine de ta cuirasse de peau de léopard, bannis de ta tête tout autre objet, toute autre pensée. Quiconque a vu de ses yeux ta lance, qui pourrait dire qu'après cela son esprit a trouvé du repos? Si tu combattais la mer, elle se changerait en sang, et des montagnes deviendraient des plaines à ta voix. Il ne faut pas qu'Arzeng et le Div blanc conçoivent jamais l'espoir de sauver leur vie de ta main; il faut que tu brises avec ta lourde massue le cou et l’anneau du roi de Mazenderan. Rustem répondit : Le chemin est long, comment puis-je aller chercher vengeance? Zal lui dit: Deux chemins conduisent de ce royaume dans le Mazenderan, tous deux remplis de difficultés et de dangers. L'un est long, c'est celui que Kaous a pris ; l'autre, dont la longueur n'est que de deux semaines, est plein de lions, de Divs et de ténèbres, et ton œil y sera frappé de choses étonnantes. Prends le chemin court et va à la rencontre de ces monstres; le Créateur du monde te sera en aide; et si difficile que soit la route, elle aura une fin, et le pied du noble Raksch la foulera. Pendant toute la nuit jusqu'à ce que le jour déchire ses voiles, je me tiendrai en prière devant Dieu le saint pour qu'il m'accorde la grâce de revoir la poitrine et tes pieds, ta tête, tes bras, tes mains et ta massue; et quand même Dieu permettrait que tu tombasses sous la main du Div, quelqu'un peut-il retarder le cours de ce monde? De même qu'il passe, il faut passer aussi. Personne ne peut y rester toujours; et quand même on y resterait longtemps, il faut à la fin le quitter. Quiconque remplit le monde de son nom glorieux ne doit pas s'inquiéter de la mort.
Rustem répondit à son père illustre : Je suis prêt à obéir; cependant les grands des temps anciens ne voulaient pas aller d'eux-mêmes dans l’enfer, et quiconque n’est pas las de la vie, ne va pas au devant d'un lion rugissant. Mais à présent je suis ceint et prêt à partir, et ne demande de secours qu’au Dieu juste; je dévoue au roi mon corps et mon âme ; je briserai les talismans et les corps des magiciens ; je ramènerai tous les Iraniens qui sont encore en vie; je les ceindrai de nouveau de leurs ceintures; je n'épargnerai ni Arzeng, ni le Div blanc, ni Sandjeh, ni Poulad fils de Ghandi, ni Bid; je jure par le nom de Dieu l’unique, le créateur, que Rustem ne descendra pas de Raksch avant d’avoir lié les mains d'Arzeng dur comme un rocher et de lui avoir mis un joug sur le cou, avant d'avoir foulé aux pieds la tête et la cervelle de Poulad, et avant que le pied de Raksch ait remis la terre à sa place. Puis il se revêtit de sa cuirasse de peau de léopard et se dressa de toute sa hauteur, pendant que Zal le bénissait. Lorsqu'il monta sur Raksch semblable à un éléphant, les joues colorées et le cœur ferme, Roudabeh accourut, les joues inondées de larmes, et Destan aussi pleurait amèrement. Roudabeh au visage de lune dit à Rustem : Tu pars donc; mais si tu me quittes dans mon affliction, que peux-tu espérer de Dieu ? Il répondit : ma tendre mère! je n'ai pas choisi cette voie de ma propre volonté ; c’est le décret du sort. Laisse à Dieu le soin de mon corps et de mon âme. Ils s'avancèrent alors pour prendre congé de lui. Qui pouvait savoir s'ils le reverraient jamais? Ainsi passé le temps, et quiconque est sage en compte les respirations. Après chaque mauvais jour qui aura passé sur toi, tu éprouveras que le monde a déjà changé de nouveau.
Le preux qui était la gloire du monde quitta son père et le pays de Nimrouz. Il fit en un seul jour deux journées de marche, tenant la nuit sombre pour aussi bonne que le jour; ainsi le pied de Raksch foula la route également pendant le jour lumineux et pendant la nuit noire. Lorsque Rustem eut faim et qu'il se sentit fatigué, il arriva dans une plaine remplie d'onagres; il eut envie d'en prendre un et serra Raksch du genou, et la course de l’onagre devint lourde comparée à la sienne ; car aucune bête fauve n'avait de chances devant Rustem à cheval, devant son lacet et le pied de Raksch. Le lion lança son lacet royal et prit dans le nœud l'onagre vigoureux; puis il alluma du feu avec la pointe d'une flèche et le nourrit de ronces et de branches d'arbres ; et lorsque l’onagre eut perdu toute vie et tout mouvement, il le fit rôtir à ce feu ardent, puis le mangea et jeta les os loin de lui : ainsi l’onagre même lui servit de marmite et de table. Ensuite il ôta la bride à Raksch, l’envoya paître dans la prairie, et se prépara une couche dans un champ de roseaux, regardant un séjour d’effroi comme une demeure suffisamment sûre pour lui-même. Au milieu de ces roseaux était le gîte d'un lion, et un éléphant n’aurait pas osé les couper. Lorsque la première veille fut passée, le terrible lion rentra dans son gîte, et vit avec étonnement, couché sur les roseaux, un homme d'une stature d'éléphant, et devant lui un cheval. Il se dit : Il faut que je déchire d'abord le cheval, alors le cavalier sera à moi quand je voudrai. Puis il courut en bondissant vers Raksch le brillant. Mais celui-ci s'élança comme le feu, leva ses deux pieds de devant et frappa le lion sur la tête ; il le saisit avec ses dents aiguës par le dos et en battit la terre jusqu'à ce qu'il l'ait mis en lambeaux ; c'est par ce moyen qu'il tua la bête féroce. Lorsque Rustem prompt à combattre fut réveillé, il vit que le monde était devenu étroit par la masse de ce terrible lion, et il dit à Raksch : O prudent animal! qui t'a ordonné de combattre un lion? Si tu étais tombé sous ses griffes, comment aurais-je porté jusque dans le Mazenderan cette cuirasse et ce casque de guerrier, et mon lacet, mon arc, mon épée et cette lourde massue ? Si j'avais été averti dans mon doux sommeil, ton combat avec le lion aurait été court. Ainsi dit le héros renommé, le guerrier vaillant se remit à dormir et reposa longuement. Enfin, lorsque le soleil leva sa tête au-dessus des sombres montagnes, Rustem se réveilla de son doux sommeil, encore tout fatigué. Il étrilla Raksch, lui mit la selle sur le dos, et adressa ses prières à Dieu qui répand les grâces.
Rustem avait devant lui un chemin difficile qu’il fallait traverser en toute hâte. C'était un désert sans eau, et d’une chaleur si ardente que les oiseaux en tombaient en morceaux. Les plaines et les déserts étaient si brûlants que tu aurais dit que le feu venait d'y passer. Le corps du cheval et la langue du cavalier étaient haletants de chaleur et de soif. Rustem descendit, et le javelot en main, il s'avança en chancelant comme un homme ivre. Il ne vit aucun moyen de sauver sa vie, el il tourna ses regards vers le ciel en disant ! O Dieu, distributeur de la justice, tu as accumulé sur ma tête toute sorte de peines et de malheurs. Si mes souffrances te plaisent, la mesure en est comblée pour moi dans ce monde. Je me traîne encore dans l'espoir que le Tout-Puissant prêtera secours au roi Kaous et que le maître du monde le très juste délivrera les Iraniens des griffes du Div. Ce sont des pécheurs, ils ont été rejetés par toi, mais ils n'en sont pas moins tes adorateurs et tes esclaves. Ayant prononcé ces paroles, il sentit son corps semblable à celui d'un éléphant faiblir de soif et sa tête s'étourdir. Il tomba sur le sol brûlant, et sa langue se fendait de soif. Dans ce moment un bélier bien nourri passa devant Tehemten. A cette vue il lui vint une pensée, et il dit dans son cœur : Où peut donc être l’abreuvoir de cet animal? Certainement c'est la grâce de Dieu qui se répand sur moi en ce moment.
Il serra son épée dans sa main droite et se leva avec la force que Dieu le maître du monde lui avait donnée. Il suivit les pas du bélier, tenant d'une main son épée et prenant de l'autre la bride de Raksch, et il trouva dans son chemin une source d'eau, vers laquelle s'était dirigé le bélier qui tenait haut la tête. Rustem leva les yeux vers le ciel et dit: O Seigneur, qui ne promets jamais en vain! il n'y a pas une seule trace des pieds du bélier autour de cette source, et d'ailleurs ce bélier du désert n'est pas mon parent. Quand ta position est devenue difficile, ne cherche d'asile qu'auprès de Dieu le très saint; car quiconque s'écarte de la voie de Dieu l'unique le distributeur de la justice, est dépourvu de raison. Puis Rustem prononça ses bénédictions sur le bélier du désert, en disant : Puissent les rotations du ciel ne t'apporter aucun malheur! Puissent les herbes de tes vallées et de tes déserts être toujours vertes ! Puisse le cœur du guépard ne jamais se réjouir aux dépens de ta vie! Quiconque te chasse avec arc et flèches, puisse son arc se briser et son âme devenir sombre ! car tu as sauvé Rustem au corps d'éléphant, qui sans toi n’avait plus à penser qu'à son linceul, qui aurait été englouti par un puissant dragon ou aurait péri entre les griffes d'un loup, et les restes de Rustem auraient été trouvés par ses ennemis et lacérés par les bêles fauves. Après avoir achevé ses actions de grâces, il ôta la selle à Raksch son cheval rapide, et le lava dans cette eau pure, de sorte qu'il se rendit brillant comme le soleil. Rustem s'étant rafraîchi, se prépara à la chasse; il s’arma et remplit son carquois de flèches. Il abattit un onagre semblable à un éléphant sauvage, lui enleva la peau, les pieds et les entrailles; il alluma un feu ardent comme le soleil, tira l’onagre de l’eau, le fit rôtir au feu, et l’ayant cuit à point, se mit à manger, détachant la chair des os avec ses ongles. Ensuite il se rendit à la source limpide, se baigna, et ayant fini, pensa à se coucher. Il dit à Raksch son cheval ardent : Ne te querelle avec personne, et ne cherche pas de compagne. Si un ennemi se présente, cours vers moi; et ne combats ni Div ni lion. Puis il se coucha et se reposa sans ouvrir les lèvres ; et pendant qu’il dormait Raksch se mit à paître et à courir jusqu'au milieu de la nuit.
Un dragon sortit du désert, tu aurais dit qu'un éléphant ne pourrait lui échapper ; son gîte était dans cet endroit; et, de peur de le rencontrer, aucun Div n'aurait osé passer par là. Il vint et vit avec étonnement Rustem qui cherchait la possession du monde, endormi, et devant lui un cheval. Il se demanda ce que pouvait être cette apparition et qui avait l’audace de se reposer en ce lieu; car aucune créature n'osait passer par ce chemin, ni Div, ni éléphant, ni lion plein de courage, et si un être vivant y venait, il n'avait aucune chance d'échapper à ce dragon malfaisant. Le dragon se dirigea vers Raksch le brillant, et Raksch courut vers le héros qui cherchait un diadème. Il frappa la terre de ses sabots d'airain, il la frappait de ses pieds et secouait la queue. Rustem se réveilla de son sommeil, et la tête du héros plein de sagesse se remplit de colère. Il regarda tout autour de lui dans le désert, mais le dragon furieux avait disparu. Rustem gronda Raksch étourdiment de ce qu’il l'avait réveillé de son sommeil ; puis il se remit à dormir, et le dragon sortit de nouveau des ténèbres. Raksch courut de nouveau en toute hâte vers la couche de Rustem, déchirant le sol et ruant, et de nouveau le dormeur se réveilla avec étonnement et les joues pâles de colère. Il regarda encore autour de lui dans la plaine; mais ses yeux ne virent que l'obscurité de la nuit. Alors il dit à Raksch son cheval fidèle et vigilant : Tu ne peux faire disparaître les ténèbres de la nuit; tu ne fais qu'interrompre mon sommeil; il te tarde de me voir réveillé. Si tu fais encore un pareil bruit, je te trancherai la tête avec mon épée acérée; j'irai à pied dans le Mazenderan, traînant mon casque, mon épée et ma lourde massue. Je t'avais dit que si un lion venait t'attaquer, je le combattrais pour te sauver; mais je ne t'ai pas dit de te précipiter sur moi dans la nuit. Attends que je me réveille.
Rustem s'endormit une troisième fois après s'être couvert la poitrine de sa cuirasse de peau de léopard, et de nouveau le dragon féroce rugit ; tu aurais dit que son haleine vomissait le feu. Cette fois Raksch s'enfuit à travers la prairie; car il n'osait pas s'approcher du Pehlewan. Son cœur était déchiré par cette aventure étonnante; il avait peur et de Rustem et du dragon. Mais son amour pour Rustem ne lui laissa pas de repos : il courut vers son maître rapidement comme le vent hennissant, faisant du bruit, déchirant la terre et la fendant de toutes parts avec son sabot. Rustem se réveilla de son doux sommeil et se mit en colère contre son cheval fougueux ; mais Dieu le créateur du monde voulut que cette fois la terre ne pût cacher le dragon ; Rustem l'aperçut à travers l'obscurité, et tirant son épée tranchante, il tonna comme un nuage de printemps et remplit la terre des feux du combat. Il dit au dragon : Dis-moi ton nom, car dorénavant tu ne parcourras plus la terre à ton gré; il ne faut pas que ma main arrache ton âme de ton corps noir sans que je sache ton nom. Le dragon malfaisant lui répondit: Personne ne peut se sauver de mes griffes; depuis des siècles et des siècles ce désert est mon séjour, et le ciel sublime qui le couvre est le lieu où je respire. Aucun aigle n'ose voler au-dessus, et les étoiles ne le regardent pas même en rêve. Le dragon ajouta : quel est ton nom? il faut que ta mère te pleure. Rustem lui répondit : Je suis Rustem; mon père est Destan fils de Sam, mon aïeul est Neriman. A moi seul je suis une armée qui cherche le combat, et je foule la terre assis sur Raksch le courageux. Tu me verras vainqueur dans le combat, et je ferai rouler ta tête sur la terre. Le dragon se jeta sur lui pour le combattre, mais à la fin il n’eut pas le dessus; car quand Raksch vit la force de corps du dragon qui assaillait ainsi le distributeur des couronnes, il coucha ses oreilles et (ô merveille!) se mit à déchirer avec ses dents les deux épaules du dragon, à mettre en lambeaux sa peau comme aurait fait un lion; et le vaillant Pehlewan en fut étonné. Rustem frappa le dragon de son épée et sépara sa tête du corps, et le sang sortit du tronc comme un torrent. La terre disparut à la vue sous ce corps, et il en jaillit une fontaine de sang. Lorsque Rustem regarda ce dragon furieux, sa poitrine, ses pieds et son haleine brûlante; lorsqu'il vit que le désert entier en était rempli et que son sang chaud coulait sur la terre noire, il en fut effrayé et resta longtemps dans l’étonnement; puis il invoqua le nom de Dieu, entra dans l’eau, se lava la tête et le corps, et ne désira conquérir le monde que par la force que Dieu le protecteur du monde lui avait donnée. Il s'adressa à Dieu en ces mots : dispensateur de la justice, tu m'as accordé du savoir, de la force et de la gloire. Que sont devant moi un lion, un Div, un éléphant, un désert sans eau ou les flots bleus de la mer? Que mes ennemis soient en petit ou en grand nombre quand je me mets en colère, ils deviennent à mes yeux comme un seul homme.
Ayant achevé ses dévotions, Rustem mit à Raksch ses caparaçons, monta à cheval, reprit son chemin et entra dans le pays des magiciens. Il fit avec rapidité une longue marche, et au moment où la lumière du soleil disparaissait, il vit des arbres, de l’herbe et de l’eau vive, enfin un lieu digne d'un jeune héros; il vit une source semblable à l’œil du faisan, et dans une coupe du vin rouge comme le sang du pigeon, un argali rôti, du pain placé dessus, une salière et des confitures disposées autour. Il descendit de cheval, ôta la selle à Raksch et s’approcha, tout étonné de l’argali et du pain : c’était le repas des magiciens, qui avaient disparu à l’arrivée de Rustem et au son de sa voix. Il s'assit à côté de la fontaine, sur un tas de roseaux, et remplit de vin une coupe de rubis. Il trouva à côté du vin une lyre aux sons harmonieux, et le désert entier était comme une salle de banquet. Rustem appuyant la lyre contre sa poitrine, en tira des sons mélodieux et chanta ce qui suit : Rustem est le fléau des méchants, aussi les jours de joie sont-ils rares pour lui. Chaque champ de bataille est son champ de tournois; le désert et la montagne sont ses jardins; tous ses combats sont contre des Divs et des dragons courageux, et il ne pourra jamais se débarrasser des Divs et des déserts. Le vin et la coupe, la rose parfumée et le jardin ne sont pas la part que la fortune m'a faite ; je suis toujours occupé à combattre les crocodiles ou à me défendre contre les tigres.
Ce chant, accompagné des soupirs de Rustem et du son que rendait l’instrument sous ses doigts, frappa l’oreille d'une magicienne. Elle arrangea son visage comme le printemps, quoique tous ces charmes ne lui convinssent pas ; puis elle s'approcha de Rustem, toute belle de couleurs et de parfums, lui demanda de ses nouvelles et s’assit à côté de lui. Tehemten adressa une prière à Dieu, invoqua sa protection et lui rendit des actions de grâces de ce qu'il trouvait ainsi, dans le désert du Mazenderan, du vin, de la musique et une jeune fille pour boire avec lui. Il ne savait pas que c'était une vile magicienne, un Ahriman caché sous de belles couleurs. Il lui mit en main une coupe de vin et prononça le nom de Dieu le juste, le dispensateur de tout bien; et aussitôt qu'il eut prononcé le nom du maître de l’amour, les traits de la magicienne changèrent, car son esprit ne connaissait pas le sens de l’adoration et sa langue ne savait pas dire une prière. Elle devint noire lorsqu'elle entendit le nom de Dieu; et Rustem, aussitôt qu'il l'eut regardée, lança, plus rapide que le vent, le nœud de son lacet, et enchaîna soudain la tête de la magicienne. Il lui adressa des questions et lui dit : Avoue qui tu es, montre-toi sous ta véritable forme. Alors elle se changea dans son lacet en vieille femme décrépite, pleine de rides et de sortilèges, de magie et de méchanceté. Il la coupa en deux et remplit de terreur le cœur des magiciens.
De là il continua sa route comme il convient à un voyageur; il s'avança en toute hâte et arriva dans un lieu où le monde était privé de toute lumière : c'était une nuit noire comme la face d'un nègre; on n'y voyait ni les étoiles ni la lune brillante : tu aurais dit que le soleil était enchaîné et que les étoiles étaient dans les nœuds d'un lacet. Rustem abandonna les rênes à Raksch, et regardant autour de lui, il ne vit dans cette obscurité ni les hauteurs ni les ruisseaux. De là il arriva dans un lieu rempli de lumière, où il vit la terre couverte de verdure comme d’un manteau de soie. Les vieillards y redevenaient jeunes, tout y était vert et plein d'eaux courantes. Tous ses vêtements, sur son corps, étaient mouillés; il avait besoin de repos et de sommeil. Il ôta sa cuirasse de peau de léopard; le bonnet qu'il portait sous son casque était trempé de sueur: il étala l’un et l'autre au soleil et se hâta d'aller se coucher et de dormir. Il relâcha la bride dans la bouche de Raksch et le laissa courir dans les champs verts et ensemencés. Lorsque son bonnet et sa cuirasse furent séchés, il s'habilla et se fit une couche d'herbes comme fait le lion. Mais le gardien de la plaine apercevant le cheval dans les champs, accourut en colère et en poussant des cris; il se dirigea vers Rustem et Raksch, et asséna au guerrier un grand coup de bâton sur les pieds. Rustem se réveilla de son sommeil, et le gardien lui dit: O Ahriman! pourquoi laisses-tu entrer ton cheval dans les terres ensemencées? Pourquoi le lâches-tu contre quelqu'un qui ne t'a pas fait de mal? Le prudent Rustem s'irrita de ces paroles; s'élança sur lui, le saisit par les deux oreilles, qu'il serra et arracha de la racine sans proférer aucune parole bonne ou mauvaise. Le gardien prit ses oreilles en toute hâte, en hurlant de douleur et tout hors de lui. Or le maître de ce pays était Aulad, un jeune guerrier de grand renom. Le gardien courut auprès de lui en se lamentant, la tête et les mains pleines de sang, et les oreilles arrachées, et il lui dit :Voici un homme semblable à un Div noir, avec une cuirasse de peau de léopard et un casque de fer; de la tête aux pieds c'est un vil Ahriman ou un dragon qui dort dans sa cuirasse. Je suis allé chasser son chevai des terres ensemencées; mais il ne m'a pas laissé m'occuper du cheval et des champs; il m'a aperçu, a sauté sur moi, m'a arraché les deux oreilles sans dire mot et est allé se rendormir.
Aulad était alors dans son parc pour chasser avec ses grands; mais lorsqu’il entendit ce récit du gardien et qu'il vit les traces du lion sur le terrain de la chasse, il tourna bride, lui et ses compagnons qui portaient haut la tête, et se dirigea du côté où Rustem avait paru, pour voir qui était cet homme et pourquoi il lui avait fait ce qu'il avait fait. Tandis qu'il s'avançait ainsi, avide de combats, Rustem courut vers Raksch, se mit en selle, tira son épée et vint comme un nuage d'où sort le tonnerre. Ils s'approchèrent l'un de l'autre et commencèrent à s'expliquer. Aulad lui dit : quel est ton nom? Qui es-tu? Qui est ton roi et ton appui? Il n'est pas permis de passer ainsi par le chemin des lions pleins de courage. Pourquoi as-tu arraché les oreilles au gardien de la plaine et fait paître ton cheval dans les champs ensemencés? Je vais rendre obscur le monde pour toi et jeter ton casque sur la terre. Rustem lui répondit : Mon nom est le nuage, et si le nuage vient combattre le lion, il fera pleuvoir des coups de lance et d’épée et tranchera les têtes des grands. Si mon nom te parvient aux oreilles, il glacera le souffle de ta vie et le sang de ton cœur. Est-œ que tu n'as pas entendu parler en toute assemblée du lacet et de l’arc du héros au corps d'éléphant? Toute mère qui a mis au monde un fils comme toi, dis qu’elle coud un linceul et qu'elle pleure son fils. Tu es venu contre moi avec cette multitude, c'est comme si tu lâchais un vent contre le ciel.
Rustem tira du fourreau son épée qui donnait la mort, suspendit son lacet roulé à l’arçon de la selle, et, semblable à un lion qui tombe au milieu d'un troupeau, il tua tous ceux qui se trouvaient autour de lui. A chaque coup il séparait de leurs corps les têtes de deux braves comme avec des ciseaux. Il renversa les chefs par ses coups; il fit avec les têtes des grands une couche sous ses pieds. Toute cette armée fut mise en déroute par le Pehlewan, et s'enfuit en pleurant et désolée. Les vallées et les plaines se remplirent de cavaliers qui se dispersèrent dans les montagnes et dans les ravins. Rustem courut comme un éléphant furieux, portant son lacet roulé soixante fois autour de son bras; et lorsque Raksch fut près d'Aulad, le jour devint noir devant les yeux du maître du diadème. Rustem lança son long lacet, et la tête du superbe guerrier fut prise dans le nœud. Il le tira de cheval et lui lia les deux mains; il le jeta par terre devant lui, remonta à cheval et lui dit : Si tu me dis la vérité, si je n'aperçois de ta part aucun mensonge, si tu viens me montrer la demeure du Div blanc, la résidence de Poulad fils de Ghandi, et celle de Bid; si tu me sers de guide pour aller à l'endroit où est retenu prisonnier le roi Kous, qui fut l’auteur de tous ces malheurs; si tu me découvres la vérité, si tu ne manques pas à la droiture, je prendrai au roi de Mazenderan sa couronne, son trône et sa lourde massue. Je te ferai maître de ce pays et de ce royaume, si tu ne me trompes pas; mais si tu me dis des paroles mensongères, je ferai couler de tes yeux un torrent de sang. Aulad lui répondit: Purifie ton cerveau de sa colère et ouvre une fois tes yeux; n'arrache pas mon âme de mon corps étourdiment, et je t'apprendrai tout ce que tu me demandes; j'irai te montrer toutes les villes et tous les chemins qui conduisent aux lieux où le roi Kaous est captif; je t'indiquerai la résidence de Bid et du Div blanc, puisque tu donnes de l'espoir à mon cœur. O homme dont les traces sont fortunées, il y a cent farsangs d'ici jusqu'à l'endroit où se trouve le roi Kaous, et de là pour arriver auprès du Div blanc, il y a encore cent farsangs d’un chemin dangereux et pénible. Là se trouve entre deux montagnes un séjour d'effroi au-dessus duquel aucun aigle n'oserait voler, et où gît, au milieu de deux cents autres, une caverne étonnante, dont l’étendue ne peut se mesurer. Douze mille Divs courageux veillent sur la montagne pendant la nuit; leur chef est Poulad fils de Ghandi, et leur gardien est Sandjeh le vigilant. Le maître de tous ces Divs est le Div blanc, sous lequel s'agite la montagne comme une feuille de tremble. Tu trouveras en lui un brave dont le corps est comme une montagne, dont la poitrine et les épaules sont larges de dix cordes et les bras longs de dix cordes également; et malgré tes bras, tes mains et tes rênes malgré ton épée tranchante, ta massue et ta lance, malgré ta haute stature et ta force, il te sera difficile de combattre ce Div. Quand tu auras passé outre, tu trouveras un pays rocailleux et désert, qu'une biche n'oserait traverser, Quand tu auras laissé ce lieu derrière toi, tu rencontreras un courant d'eau dont la largeur excède deux farsangs, et dont le gardien est le Div Kunareng, qui commande à tous les Divs. Puis tu arriveras à Buzgousch, habité par les Nermpaï, et qui ressemble à un palais ayant cent farsangs d'étendue. Un chemin difficile et fort long conduit de là à la ville de Mazenderan; dans ce pays sont répartis des cavaliers qui sont au nombre de mille fois mille; et dans une si grande multitude pourvue d'armes et de richesses, tu ne trouveras pas un seul lâche; tu verras dans la ville douze cents éléphants de guerre qui peuvent à peine y trouver place. Tu es seul, et quand même tu serais de fer, oserais-tu te frotter à la lime de ces Ahrimans?
Rustem sourit à ces paroles et lui répondit : Si tu m’accompagnes comme guide, tu verras ce que fera de ces Ahrimans renomma cet homme seul, à l'aide de la force que Dieu, qui accorde la victoire lui a donnée, à l'aide de sa fortune, de son épée et de sa bravoure. Quand ils éprouveront la force de ma poitrine et de mes bras, et les coups que porte ma massue dans le combat la plante de leurs pieds et la peau de leur corps se fendront de peur, ils ne distingueront plus les rênes des étriers. Maintenant montre-moi le chemin qui conduit auprès de Kaous, et mets-toi en marche.
Il dit, s'assit gaiement sur Raksch, et Aulad courut devant lui, rapide comme le vent. Il ne se reposa ni durant la nuit obscure ni durant le jour lumineux, et courut jusqu'au pied du mont Asprous, là où Kaous avait amené son armée et où les Divs et les magiciens l'avaient accablé de malheur. Lorsque la moitié de la nuit sombre fut passée, ils entendirent du côté de la plaine un bruit et un son de tambours, et virent des feux s'allumer dans le pays de Mazenderan et une lampe briller dans chaque lieu. Rustem dit à Aulad : D'où vient que des feux s'allument à droite et à gauche? Aulad répondit : C’est là l’entrée du pays de Mazenderan; car les deux tiers des Divs ne dormant pas la nuit. Il faut que le Div Arzeng soit dans le lieu d'où s'élèvent ces bruits et ces cris continus. Alors Rustem se mit à dormir; et lorsque le soleil montra son visage brillant, il attacha Aulad à un arbre et le serra fortement avec la corde de son lacet; il suspendit à la selle la massue de son grand-père et partit plein de courage et de ruse.
Rustem, un casque royal sur la tête et la poitrine couverte de sa cuirasse de peau de léopard trempée de sueur, se dirigea vers Arzeng, le chef de l’armée; et arrivé près de ces troupes avides de combats, il poussa au milieu de la foule un cri tel que tu aurais dit qu'il fendait la mer et les montagnes. Le Div Anseng se précipita de sa tente lorsque ce cri frappa ses oreilles, et Rustem, en l’apercevant, lança son cheval, courut sur lui, semblable à Adergueschasp, le saisit bravement de ses mains par la tête et par les oreilles, lui arracha la tête du tronc, comme fait un lion, et la jeta toute sanglante du côté où se trouvait l’armée du Div. Lorsque les Divs virent sa massue de fer, leurs cœurs se fendirent par la peur qu'ils eurent de ses griffes, et ils s'enfuirent sans faire attention au terrain, ni aux plaines, ni aux endroits rocailleux; et les pères renversaient les fils pour fuir plus vite. Rustem tira l’épée de la vengeance et extermina cette foule de Divs; et lorsque le soleil qui illumine le monde descendit vers l’horizon, il s'en retourna en toute hâte vers le mont Asprous. Il défit les nœuds du lacet dont il avait lié Aulad, et ils s'assirent sous un arbre élevé. Rustem demanda à Aulad le chemin de la ville où se trouvait le roi Kaous; et quand il eut entendu sa réponse, il se mit en marche rapidement, son guide courant à pied devant lui.
Lorsque le distributeur des couronnes entra dans la ville, Raksch poussa un cri semblable au bruit du tonnerre. Kaous entendit sa voix et comprit aussitôt ce que Rustem avait fait depuis le commencement jusqu'à la fin. Il dit aux Iraniens : nos mauvais jours sont finis; mes oreilles ont été frappées de la voix de Raksch, et mon esprit et mon cœur sont rajeunis par ce bruit. C'est ainsi qu'il hennissait du temps de Kobad, quand il attaqua le roi des Turcs. Les Iraniens se dirent : Ces lourdes chaînes ont fait perdre la tête au roi Kaous; la raison, le sens et l'intelligence l'ont quitté : tu dirais qu'il parle en rêvant. Il n'y a point de secours pour nous dans cette dure captivité, et la fortune nous a abandonnés entièrement. Au même instant, le héros plus brillant que le feu et plein d'ardeur pour les combats arriva auprès du roi; il s'approcha de Kaous, et tous les grands, tels que Gouderz, Thous et Guiv le brave, Kustehem, Schidousch et Bahram le lion se rassemblèrent autour de lui. Rustem plaignit beaucoup le roi, lui rendit hommage et lui fit des questions sur ses longues souffrances. Kaous le serra contre sa poitrine et lui demanda des nouvelles de Zal et des fatigues de sa route; puis il lui dit: Maintenant il faut que tu fasses courir Raksch sans que ces Divs s’en aperçoivent; car quand le Div blanc saura qu'Arzeng a disparu de la terre et que Rustem est arrivé auprès de Kaous, tous les Divs se rassembleront, tes peines seront perdues et le monde se remplira d'une armée de Divs. Prends de suite le chemin de la résidence du Div, et ne laisse pas reposer ton corps, ton épée et tes flèches. Si Dieu crie très pur t'est en aide, tu jetteras dans la poussière les têtes des magiciens. Il faut que tu franchisses sept montagnes qui sont partout remplies de troupes de Divs; puis tu verras devant toi une caverne affreuse, et qui, selon ce que j'ai ouï dire, est un séjour d'effroi et de terreur. Son entrée est pleine de Divs guerriers et prêts à combattre comme des tigres. Dans cette caverne est la résidence du Div blanc, qui est en même temps la terreur et l'espoir de son armée. Puisses-tu le vaincre! car il est le chef et le soutien de ses troupes. La vue de mes compagnons est affaiblie par l’effet des chagrins et la mienne est trouble et obscurcie. Les médecins qui ont vu mes yeux me donnent l’espoir de guérir par le moyen du sang du cœur et de la cervelle du Div blanc. Un bomme savant en médecine ma dit : Si tu verses dans tes yeux trois gouttes de son sang grosses comme des larmes, tout l’obscurcissement en sortira avec ce sang. Le héros au corps d'éléphant se prépara au combat et se mit en route en disant aux Iraniens : Soyez vigilants; je vais combattre le Div blanc: c'est un éléphant dans la guerre et un être plein de ruse et autour de lui se presse une grande armée S'il me prend dans les nœuds de son lacet, vous resterez encore longtemps dans la dégradation et dans l’affliction. Mais si le maître du soleil me seconde, si ma bonne étoile me donne de la force, nous nous ressaisirons de notre pays et du trône, et cet arbre royal portera de nouveau des fruits.
De là Rustem se mit en route, prêt à combattre, et la tête remplie de haine et d'ardeur guerrière. It prit Aulad avec lui et lança Raksch aussi rapidement que le vent. Quand Raksch fut arrivé dans les sept montagnes et auprès de ces troupes de Divs courageux, Rustem s'approcha de la caverne sans fond et vit tout autour l’armée du Div. Il dit à Aulad : Dans tout ce que je t'ai demandé, je t'ai toujours trouvé sur la voie de la vérité ; maintenant que le temps d'aller au combat est arrivé, montre-moi le chemin et dévoile-moi le mystère. Aulad lui répondit : Quand le soleil répandra sa chaleur, les Divs iront dormir, et alors tu pourras les vaincre dans le combat; mais maintenant il faut que tu attendes un peu. Plus tard tu ne verras plus aucun des Divs, si ce n'est quelques magiciens qui feront la garde; c'est à ce moment que tu pourras les vaincre, si le maître de la victoire t'est en aide.
Rustem ne se hâta pas de se mettre en marche avant que le soleil eût pris de la force ; il lia Aulad de la tête aux pieds et s'assit sur les nœuds du lacet ; puis tirant du fourreau son épée de combat, il poussa un cri semblable au bruit du tonnerre, et proclamant son nom, se jeta comme la foudre au milieu des Divs et fit voler leurs têtes avec son épée. Aucun ne lui résista dans le combat, aucun n'eut envie d'aller chercher auprès de lui de la gloire et un nom. De là il se dirigea vers le Div blanc, pareil au soleil resplendissant ; il aperçut une caverne semblable à l'enfer, et dont le fond était caché dans l'obscurité; il y resta quelques temps l’épée en main. Ce n'était pas un lieu où l'on pût désirer de combattre, et d'où l’on pût espérer de s'enfuir. S'étant frotté les sourcils et lavé les yeux, il chercha pendant longtemps dans la caverne obscure et vit à la fin, dans les ténèbres, une masse qui obstruait toute la caverne; elle était de couleur noire et avait une crinière comme celle d'un lion ; sa hauteur et sa largeur remplissaient le monde. Ce fut ainsi que Rustem aperçut le Div endormi mais il ne se hâta pas de le tuer; il poussa un cri comme le cri du tigre, et le Div s’étant réveillé, s'avança pour combattre Rustem, semblable à une montagne noire ; ses brassards étaient de fer, et de fer son casque. Il arracha une pierre grande comme une meule et courut vers Rustem comme la fumée qui vole. Le cœur de Rustem trembla devant le Div, et le héros crut sa perte imminente. Il se mit en colère comme un lion sauvage, donna au Div un coup de son épée tranchante sur le milieu du corps, et détacha de ce grand corps, par la force de son bras, un pied et une cuisse. Le blessé se rua sur lui comme un éléphant énorme, comme un lion en fureur; appuyé sur un seul pied, il lutta contre le héros, bouleversant toute la caverne, et saisit le Pehlewan par la poitrine et par le bras, espérant le terrasser; ils s'arrachèrent l'un à l'autre des morceaux de chair, de sorte que le sol tout autour d'eux fut pétri de leur sang. Rustem dit en lui-même : Si je sauve ma vie aujourd'hui, je vivrai éternellement. Et le Div dit de même dans son cœur : Je désespère de ma douce vie; et quand même je me délivrerais des griffes de ce dragon, après avoir perdu un pied, et ayant la peau déchirée, jamais ni les petits ni les grands, dans le Mazenderan, ne me reverraient. Le Div blanc se parla ainsi à lui-même; cependant il reprit courage. Les deux ennemis continuèrent à lutter, et la sueur et le sang ruisselèrent sur leur corps. Rustem, avec la force que le Créateur de l’âme lui avait donnée, combattit longtemps, péniblement et avec acharnement. A la fin de ces efforts et de ce combat, le héros glorieux enlaça le Div, le saisit, le souleva comme fait un lion plein de vigueur, releva au-dessus de son épaule et le jeta contre terre ; il le jeta sur le sol comme un lion furieux, et avec tant de force que la vie quitta son corps ; puis il enfonça son poignard dans le cœur du Div et arracha le foie de son corps noir. Le cadavre remplissait toute la caverne, le monde était devenu comme une mer de sang.
Rustem étant retourné auprès d'Aulad, le délivra de ses liens, suspendit son lacet royal à l’arçon de la selle, remit à Aulad le foie qu'il avait arraché du corps du Div et se dirigea vers le roi Kaous. Aulad lui dit : O lion courageux, tu as soumis le monde avec ton épée, mais mon corps porte les marques de tes liens; je suis brisé par les nœuds de ton lacet, et quoique tu m'aies fait espérer une récompense, mon espoir a besoin d'être renouvelé. Il n’est pas digne de toi de manquer à ta parole ; car tu es un lion indomptable et tu as l’air d'un roi. Rustem lui répondit : Je te donnerai le pays du Mazenderan d'une frontière à l'autre; mais j'ai encore devant moi une grande entreprise et de longs combats, dans lesquels je peux être vaincu ou victorieux. Il faut que j'arrache de son trône le roi du Mazenderan et que je le précipite dans la tombe; il faut qu'avec mon poignard je tranche la tête à des milliers de milliers de ces Divs adonnés à la magie. Après quoi j'espère fouler aux pieds la terre, et quand même je n'y réussirais pas, je ne manquerais pourtant pas aux promesses que je t'ai faites.
Le Pehlewan, le lion aux traces fortunées, arriva auprès de Kaous, et il s'éleva parmi les grands un cri de joie de ce que le Sipehdar à l'âme brillante était revenu. Ils coururent au-devant de lui en le bénissant et en le comblant d'actions de grâces. Il dit : O roi qui as appris la sagesse, réjouis-toi de la mort de ton ennemi : j'ai déchiré la poitrine du Div blanc, et le roi du Mazenderan ne peut plus espérer en lui ; j'ai arraché le foie du corps du Div. Que m'ordonne maintenant le roi victorieux? Kaous appela sur lui les bénédictions de Dieu, en disant : Puisses-tu ne jamais manquer à la couronne et à l'armée! On ne doit jamais prononcer le nom de la mère qui a porté un fils comme toi, qu'avec des bénédictions; et mille grâces soient rendues à Zal et à tout le pays de Zaboulistan, pour avoir produit un brave comme toi, et tel que le monde n'en a jamais vu de pareil. Mais ma fortune est plus grande que celle de tes deux parents ; car l’éléphant qui terrasse les lions est mon sujet. Quand le roi eut achevé de le bénir, il lui dit : brave dont les traces sont fortunées, verse maintenant le sang du Div dans mes yeux et dans ceux de cette multitude, pour que nous puissions de nouveau te contempler. Veuille Dieu le créateur te protéger ! On versa du sang dans les yeux du roi, et de troubles qu’ils étaient ils devinrent brillants comme le soleil. On plaça le trône d'ivoire au-dessous de l’étendard royal, on suspendit au-dessus la couronne ; le roi s'assit sur le trône du Mazenderan, entouré de Rustem et des héros illustres, tels que Thous et Feribourz, Gouderz et Guiv, Rehham, Gourguin et le brave Bahram, et il célébra une fête pendant sept jours par des banquets, des chants et de la musique. Le huitième jour ils montèrent tous à cheval, le roi, les grands et l’armée. Ils élevèrent tous leurs massues pesantes et se dispersèrent dans le pays de Mazenderan. Ils partirent tous, sur l’ordre du roi, comme la flamme qui s'élance des roseaux secs; ils allumèrent, avec leurs épées, un feu dévorant, incendièrent le pays de tous côtés et tuèrent tant de magiciens, que leur sang formait une rivière. Lorsque la nuit noire approcha, les braves se reposèrent de leurs combats et le roi Kaous dit à son armée : Leurs crimes maintenant sont punis; ce qu'ils ont mérité leur est arrivé, et vous devez dorénavant vous abstenir de tuer. Il est nécessaire qu'un homme prudent et grave, un homme qui sache quand il faut se hâter et quand il faut tarder, aille auprès du roi du Mazenderan pour réveiller sa prudence et faire entrer la crainte dans son esprit. Le fils de Zal et les grands qui étaient avec lui furent satisfaits de ces paroles, et Kaous envoya une lettre au roi du Mazenderan, pour éclairer son âme ténébreuse.
Un scribe habile écrivit en beaux caractères, sur de la soie blanche, une lettre contenant des motifs de crainte et d'espoir, et y mit des paroles douces et des paroles dures. Il célébra d'abord Dieu le très juste, par lequel toute vertu se manifeste dans le monde, qui a donné aux hommes la raison, qui a créé le ciel qui tourne, par lequel existe toute dureté et toute cruauté aussi bien que tout amour, qui nous a donné lé pouvoir de faire le bien ou le mal, qui est le maître des rotations du soleil et de la lune. Si tu fais le bien, si ta foi est pure, tu ne recevras de tout homme que des louanges; mais si ta nature est mauvaise, si tu fais le mal, la rotation du ciel ramènera ta destruction. Si Dieu le maître du monde est le très juste, comment pourrait-on se soustraire à ses ordres? Vois comment Dieu punit les méfaits, comment il a anéanti les Divs et les magiciens. Si maintenant tu réfléchis à leur sort, si ton intelligence et ton esprit font éclairé, quitte sur-le-champ trie trône du Mazenderan et présente-toi à ma cour comme fait un vassal. Puisque tu nés pas assez fort pour combattre Rustem, paye-moi promptement un tribut et une redevance selon ma demande. S'il te reste une chance de conserver le trône du Mazenderan, ce n'est que par là que tu en trouveras le moyen, sinon désespère de ta vie comme Arzeng et le Div blanc.
Le scribe ayant achevé la lettre, le roi y apposa un sceau de musc et d'ambre, et appela Ferhad, qui tenait dans sa main une massue de fer. C'était un homme d'élite parmi les grands du pays, un homme actif et ne craignant pas la fatigue. Kaous lui dit : Prends cette lettre pleine de bons conseils et porte-la à ce Div échappé de ses chaînes. Ferhad ayant entendu les paroles du roi, baisa la terre, emporta la lettre et arriva près d'une ville dont les habitants avaient des pieds flexibles ; c'étaient des cavaliers pleins de persévérance. On n'y voyait personne qui n'eût des pieds de cuirs, et depuis longues années c'était là leur surnom. Dans cette ville résidait le roi du Mazenderan, avec ses braves et ses guerriers. Ferhad envoya quelqu'un devant pour se faire annoncer; et quand le roi ouït dire qu'un envoyé intelligent venant de la part de Kaous s'avançait sur la route, il choisit un grand cortège de braves et de lions du Mazenderan pour aller au-devant de lui, il les choisit dans son armée l’un après l’autre, espérant qu’il lui en reviendrait de l’honneur. Il leur dit : Il faut aujourd'hui dépouiller votre qualité d'hommes pour revêtir celle de Divs, prendre toutes les allures du tigre et vous emparer du chef de ces sages. Ils allèrent au-devant de Ferhad, le front couvert de rides; mais rien ne réussit selon leur désir : car lorsqu'ils approchèrent de Ferhad le preux, un des grands accoutumés à vaincre lui prit la main et la pressa, en serrant les fibres et les os; mais le visage de Ferhad ne pâlit de peur ni ne rougit de douleur. Ils le menèrent alors devant le roi, qui lui demanda des nouvelles de Kaous et lui parla des fatigues qu'il avait endurées dans sa route; puis il plaça la lettre devant un scribe, et l’on répandit sur la soie du vin et du musc. Le Mobed lui lut la lettre, et le roi guerrier fut ému de ce qui y était écrit.
Quand il eut appris les hauts faits de Rustem et le sort du Div, ses yeux se remplirent de sang; son cœur se remplit de douleur. Il dit en lui-même : Le soleil va disparaître, la nuit viendra, mais il n’y aura ni sommeil ni repos. Rustem ne laissera pas en paix le monde, et son nom ne restera pas obscur. Il s'affligea de la mort d'Arzeng, de celle du Div blanc, et des blessures de Bid et de Poulad fils de Ghandi. La lecture de la lettre étant achevée, ses deux yeux se mouillèrent du sang de son cœur. Il garda Ferhad pendant trois jours comme son hôte, et avec lui ses grands et ses amis, et le quatrième jour il lui dit : Retourne auprès de ce jeune roi dépourvu de raison et porte à Kaous cette réponse : Comment l'eau de la mer pourrait-elle égaler le vin? Suis-je un homme à qui l’on puisse dire : Quitte le pays où est ton trône et viens à ma cour? Je possède un trône plus élevé que le tien; j'ai à ma cour mille fois mille guerriers, et quelque part qu'ils aillent pour combattre, il n’y restera ni pierre, ni couleur, ni parfum. Prépare-toi et ne tarde pas, car je pars pour aller te combattre. Je conduirai contre toi une armée semblable à des lions; je vous réveillerai de votre doux sommeil. Je possède douze cents éléphants tels que tu n’en as pas un seul de semblable. Je soulèverai dans tout l'Iran la poussière noire de la destruction, de sorte que l’on ne distinguera plus ce qui était haut de ce qui était bas.
Ferhad ayant vu son inimitié, son pouvoir, sa dureté et son arrogance, se hâta de partir dès qu'il eut la réponse à la lettre de Kaous, et tourna rapidement les rênes de son cheval vers le maître de l'Iran. Arrivé auprès de lui, il lui raconta ce qu'il avait vu et entendu, et déchira devant lui tous les voiles des secrets en disant : Il est plus élevé que le ciel et ne lui cède pas en force de volonté. Il a refusé de se soumettre à mes injonctions, et le monde est sans valeur à ses yeux. Le roi manda le Pehlewan et lui redit les paroles de Ferhad. Rustem au corps d'éléphant répondit à Kaous : Je laverai notre peuple d'une telle honte. Il faut que j'annonce à ce roi que je tirerai du fourreau mon épée acérée. Il faut que je lui porte une lettre tranchante comme un glaive et un message semblable au nuage qui tonne. Je me présenterai devant lui en messager, et mes paroles rempliront de sang les rivières. Kaous lui répondit : C'est par toi que brille mon sceau et ma couronne; tu es un messager semblable à une panthère courageuse, et sur tous les champs vde bataille tu es un lion qui porte haut la tête.
Il fit venir un scribe qui tailla son roseau comme la pointe d'une flèche et écrivit ce qui suit : ce sont des paroles inutiles et qui ne conviennent pas à un homme de sens. Dépouille-loi de cette arrogance et viens selon mes ordres comme un esclave, sinon je conduirai mon armée contre toi, je couvrirai de troupes l'espace qui s'étend d'une mer à l'autre, et les mânes du méchant Div blanc inviteront les vautours à faire leur proie de ta cervelle.
Lorsque le roi eut apposé son sceau à la lettre, Rustem, qui ambitionnait la conquête du monde, partit après avoir suspendu à la selle sa massue pesante. Quand il fut près de la ville de Mazenderan, le roi eut nouvelle que Keï-Kaous lui envoyait un nouveau messager avec une lettre, un messager qui ressemblait à un lion indomptable, qui avait suspendu à l’arçon de la selle un lacet roulé soixante fois, et qui était assis sur un cheval rapide et si grand qu'on aurait dit que c'était un éléphant de guerre. Quand le roi du Mazenderan eut reçu cette nouvelle, il choisit quelques-uns d'entre ses grands et leur ordonna de se réunir et d'aller à la rencontre de ce lion formidable. Le cortège, paré comme le printemps, partit pour aller au-devant du héros renommé. Au moment où l'œil de Rustem le découvrit, il vit sur la route un arbre aux larges branches, il le saisit par deux de ses branches, le tordit de toute sa force et l'arracha sur-le-champ de sa racine et de sa base sans se faire du mal; il l'arracha et le prit dans sa main comme si c'eût été un javelot : l'armée en resta stupéfaite. Lorsqu'il fut près d'eux, il jeta l'arbre de côté et renversa une foule de cavaliers sous les branches. Un des grands du Mazenderan, qui avait le pas sur tous les chefs, prit une des mains de Rustem et la serra, et lui fit du mal pour l'éprouver; mais Rustem au corps d'éléphant en sourit, et les yeux de la multitude restèrent fixés sur lui avec étonnement. Tout en souriant, Rustem pressa à son tour la main du cavalier, lui rompit les veines de la main, et le fit pâlir. Celui qui avait voulu éprouver sa force perdit connaissance et tomba de cheval à terre.
Quelqu'un partit pour se rendre auprès du roi de Mazenderan, et lui raconta, depuis le commencement jusqu'à la fin, ce qu’il avait vu. Or il y avait un cavalier nommé Kalahour qui remplissait le Mazenderan de sa gloire. C'était par le caractère un tigre féroce; il n'avait d'autre désir que celui de combattre. Le roi le fit appeler pour l'envoyer à la rencontre de Rustem, car il exaltait sa bravoure au-dessus du ciel qui tourne. Il lui dit : Va au-devant du messager et montre de nouveau tes prouesses. Fais en sorte que son visage se couvre de honte, amène sur ses joues les larmes chaudes de ses yeux. Kalahour partit comme un lion courageux et s'approcha du brave qui cherchait la possession du monde. Il lui adressa les questions d'usage d'un air de tigre et avec une mine féroce ; puis il lui donna la main et serra si fort celle de l'éléphant qui portait haut la tête, que la douleur la rendit bleue. Rustem ne tressaillit pas, ne lui laissa pas croire qu'il lui eût fait du mal et éleva sa bravoure au-dessus du soleil; puis il serra à son tour fortement la main de Kalahour, et les ongles en tombèrent comme tombent les feuilles d'un arbre. Kalahour laissa pendre sa main, dont les fibres, la peau et les ongles tombaient, la rapporta ainsi et la montra au roi, en disant : Je ne puis pas te cacher ma douleur; il vaudrait mieux pour toi faire la paix que de combattre. Prends garde que ta prospérité ne diminue; tu ne peux pas résister à un pareil Pehlewan, et s'il veut s'en contenter, il n'y a rien de mieux que de lui payer un tribut; nous le payerons pour sauver le pays de Mazenderan, et nous le répartirons entre les petits et les grands; c'est ainsi que nous allégerons ce malheur. Vaudrait-il donc mieux mettre en danger notre vie? Dans ce moment Rustem s'approcha du roi, semblable à un éléphant terrible. Le roi le regarda, lui assigna une place honorable, lui demanda des nouvelles de Kaous et de son armée, et lui parla des fatigues de sa longue route, en disant : Comment as-tu fait pour traverser ces vallées et ces montagnes? Puis il ajouta : Tu es Rustem, car tu as la poitrine et les bras d'un Pehlewan. Rustem lui répondit : Je suis son serviteur, si tant est que je sois digne de le servir; là où il est, je n’ai rien à faire, car c'est un Pehlewan, un brave et un cavalier. Il remit au roi la lettre et le message de son maître impérieux, ajoutant que le glaive porterait son fruit, qu'il abattrait les têtes des grands.
Quand le roi eut entendu le message et lu la lettre, il s'en courrouça et en demeura étonné. Il répondit à Rustem : A quoi bon toutes ces demandes, ces querelles et ces disputes? Dis-lui : Tu es le maître de l'Iran; mais quand même tu aurais le cœur et la griffe d'un lion, je suis le roi du Mazenderan, j'ai une armée, un trône d'or et une tiare d'or; et me mander auprès de lui insolemment n'est pas selon les coutumes des rois ni selon la voie des croyants. Réfléchis et ne recherche pas le trône des puissants, car cette ambition ne peut te conduire qu'à l'humiliation. Tourne la bride de ton cheval vers le pays d’Iran, sinon ma lance amènera la fin de ta vie. Si je me mets en marche avec mon armée, tu ne distingueras plus tes pieds de ta tête. Sans doute c'est la haute opinion que tu avais de toi-même qui a amené ta chute; suis de meilleurs conseils et mets de côté ton arc; car quand je te verrai de près et en face, alors s'apaisera ton ardeur et ton humeur querelleuse. Rustem observa avec intelligence le trône, l'armée et la cour du roi. Les paroles qu'il entendit le courroucèrent, et sa tête s'enflamma de ces outrages. Le roi fit préparer un présent royal, et le fit placer devant Rustem le cavalier. Mais celui-ci refusa ses robes, ses chevaux et son or; car il méprisait cette couronne et cette ceinture. Il s'éloigna en colère du trône du roi, voyant que son étoile et sa lune avaient pâli; il sortit de la ville de Mazenderan, la tête alourdie par ces affaires. Quand il arriva auprès du roi d'Iran, son cœur était avide de vengeance et son sang bouillait. Il raconta au roi d'Iran tout ce qu'il avait dit et entendu dans le Mazenderan; puis il lui dit : Ne crains rien; tu es un brave, prépare-toi pour le combat contre les braves, et sache que les guerriers et les champions de ce pays sont méprisables à mes yeux, et ne valent pas devant moi un atome de poussière; c'est avec cette massue que je les détruirai.
Aussitôt que Rustem eut quitté le Mazenderan, le roi des magiciens se prépara à la guerre; il fit sortir ses tentes de la ville et avancer son armée dans la plaine; et lorsque la poussière s'éleva sous les pieds de cette multitude, la splendeur du soleil disparut, on ne vit plus ni plaines, ni déserts, ni montagnes, et la terre se fatiguait sous les pieds des éléphants. Ainsi s'avança l’armée avec rapidité, et personne ne resta en arrière au moment du départ. Quand le roi Kaous reçut la nouvelle de l'approche de l'armée des Divs, il ordonna à Rustem de se ceindre le premier pour le combat; puis il prescrivit à Thous et à Gouderz, aux fils de Keschwad, à Guiv, à Gurguin et à tous les nobles, de disposer l'armée et de rendre brillants les lances et les boucliers. Les tentes du roi et des grands furent envoyées vers le désert du Mazenderan ; l'aile gauche fut confiée à Thous fils de Newder, et le cœur des montagnes résonnait du bruit des trompettes d'airain. Gouderz et Keschwad commandèrent l'aile droite et couvrirent de fer toutes les montagnes; le roi Kaous se plaça au centre de l'armée, et les lignes de l'armée s'étendirent au loin. Au-devant de tous se tenait Rustem au corps d'éléphant, qui n’avait jamais éprouvé de défaite dans un combat.
Un des grands du Mazenderan portait sur son épaule une massue pesante; il s'appelait Djouia; son ambition était grande ; il brandissait sa massue et en frappait tout ce qu’il rencontrait. Il partit avec la permission du roi et courut vers Keï Kaous. Sa cuirasse brillait sur sa poitrine et les flammes de son épée consumaient la terre. Il vint et s'approcha des Iraniens; les montagnes tremblèrent à sa voix; il dit : Quiconque veut me combattre devrait être un homme pouvant changer l’eau en poussière. Personne ne sortit des rangs pour combattre Djouia ; tu aurais dit que leurs fibres ne vibraient pas, que leur sang ne coulait pas dans leurs veines. Le roi Kaous s'écria d'une voix forte : Qu'y a-t-il, mes braves, mes hommes de guerre, que vos cœurs soient troublés par ce Div, que vos visages deviennent sombres à sa voix ? Les guerriers ne donnèrent aucune réponse au roi ; tu aurais dit qu'à l'aspect de Djouia l'armée était devenue semblable à une fleur fanée. Mais tout à coup Rustem saisit les rênes de son cheval et éleva la pointe brillante de sa lance au-dessus de son épaule, en disant : que le roi m'accorde la permission de combattre ce Div voué à la destruction, Kaous lui répondit : C'est une entreprise digne de moi, et personne parmi les Iraniens j'ose rechercher ce combat. Va et que le Créateur te soit en aide ! que tous les Divs et que tous les magiciens deviennent ta proie ! Rustem lança Raksch le courageux, tenant en main une lance qui brisait les têtes; il courut au champ de bataille comme un éléphant furieux, assis sur un tigre et tenant en main un serpent (le lacet). Le brave serra les rênes et fit voler la poussière; le champ de bataille trembla sous ses mouvements. Il dit à Djouia : homme de méchante race! ton nom est rayé de la liste de ceux qui portent haut la tête. Le moment de la rétribution est venu pour toi : ce n'est pas un temps de repos et de sécurité. Celle qui t’a mis au monde, qui t'a élevé, qui t'a porté dans ses bras, te pleurera. Djouia lui répliqua : Ne sois pas si confiant en présence de Djouia et de son épée qui moissonne les têtes; car maintenant ta mère va se désoler et pleurer sur ta cuirasse et sur ton épée. Rustem ayant entendu ces paroles, poussa un cri de fureur et proclama son nom. Il s'ébranla comme une montagne mouvante, et son ennemi en fut confondu. Djouia secoua les rênes de son cheval et tourna le dos, car il n'avait aucune envie de combattre Rustem. Mais Rustem s'élança derrière lui, rapide comme la foudre, et dirigeant sa lance droit contre la ceinture de Djouia, il l'en frappa sur les jointures de son armure et de sa cotte de mailles, et aucun bouton de l'armure ne résista. Rustem l'enleva de la selle et l'éleva en l'air; il le perça comme un oiseau qu'on transperce avec une broche; puis il le jeta contre terre, la bouche remplie de sang et la cotte de mailles en lambeaux. Les grands et les guerriers du Mazenderan restèrent stupéfaits de cette action; leurs cœurs étaient brisés, leurs visages pâles, et un bruit confus s'éleva du champ de bataille. Le roi du Mazenderan ordonna à toute son armée, d'une aile à l'autre, de relever leurs têtes, d'aller au combat et de montrer tout leur naturel de tigres. Les Divs et les Iraniens tirèrent leurs épées et se jetèrent les uns sur les autres. Des deux armées il s'éleva un bruit de clairons et de trompettes; l'air s'obscurcit, la terre devint noire, le feu des épées et des massues rayonnait comme la foudre qui sort d'un nuage sombre ; l'air devenait noir, rouge et violet, tant il y avait de lances et de drapeaux de toute couleur. Les cris des Divs et la poussière noire, le son des trompettes et le bruit des chevaux de guerre, faisaient fendre les rochers et trembler la terre. C'était un combat tel que personne n'en avait vu de pareil. Les masques, les épées et les flèches brisaient tout, et le sang des braves formait de la plaine une mare. La terre ressemblait à une mer de bitume, dont les flots étaient des épées, des massues et des flèches. Les chevaux aux pieds de vent la traversaient comme un vaisseau traverse la mer; tu aurais dit qu'ils avaient hâte de s'y engloutir. Les coups de massue pleuvaient sur les casques et sur les morions, nombreux comme les feuilles que fait tomber le vent d'automne.
Les deux armées glorieuses combattirent ainsi
pendant sept jours; le huitième le roi Kaous, le maître du monde,
ôta de sa tête le diadème des Keïanides, et se présentant devant
Dieu le Seigneur qui donne la direction, il se tint debout en
pleurant; puis il se prosterna le visage contre terre, disant : O
Seigneur, maître de la vérité, donne-moi de la gloire et fais que je
remporte la victoire sur ces Divs courageux, qui ne tremblent pas
devant celui qui a créé le vent et la terre. Fais que le trône
impérial soit rajeuni par moi. Puis il se couvrit la tête de son
casque et se plaça devant son armée victorieuse. Un bruit s'éleva,
le son des trompettes d'airain se fit entendre, et Rustem s'ébranla
comme un éléphant. Le roi ordonna au vaillant Thous, à Gouderz, à
Zengueh fils de Schaweran, à Rehham et à Gurguin, pleins de
bravoure, d'amener des derrières de l'armée les éléphants et les
timbales. Gourazeh accourut, semblable à un sanglier et tenant en
main un étendard haut de huit coudées; Ferrhad et Kherrad, Burzin et
Guiv arrivèrent suivis des grands pleins de bravoure ; ils allèrent
au combat en poussant des cris; ils v allèrent cherchant une
nouvelle vengeance Rustem attaqua le premier le centre de l'armée et
lava la terre avec le sang des braves. Gouderz et Keschwad, pourvus
d'armes et de timbales et suivis de leurs troupes et de leurs
bagages, attaquèrent l'aile gauche; Guiv parcourait la ligne des
ennemis depuis la gauche jusqu'à la droite, comme un loup parmi des
agneaux; et depuis le grand matin jusqu'au coucher du soleil le sang
coula en ruisseaux comme de l'eau ; la modestie, la courtoisie et la
pitié avaient disparu de tous les visages ; tu aurais dit que le
ciel faisait pleuvoir des massues. De tous côtés s'élevaient des
monceaux de morts, et les herbes étaient souillées par les cervelles
des têtes; le bruit des timbales et des clairons ressemblait au
tonnerre qui gronde, et le soleil était enveloppé d'un voile noir.
Rusteu1 accompagné .d'une troupe nombreuse, se dirigea vers le lieu
où se tenait le roi du Mazenderan, qui pendant quelque temps ne
quitta pas sa place, fixant son pied dans le champ de la vengeance.
Le roi, les Divs et les éléphants furieux firent tête à Rustem ; les
chefs orgueilleux tirèrent leurs épées, et cette grande masse
d'hommes s'entremêla. Le héros prononça le nom de Dieu maître du
monde, son écuyer lui donna des lances; il leva sa massue et se mit
en colère; l'air se remplit du bruit de sa voix, et les cris du
brave, vainqueur des rois, étourdirent les Divs et épouvantèrent les
éléphants. Toute la plaine fut bientôt couverte de trompes
d'éléphants, et l'on ne voyait, à la distance de quelques milles,
que des morts. Puis Rustem demanda une lance et alla droit au roi dû
Mazenderan ; tous les deux , le roi magicien et Rustem le Pehlewan,
poussèrent des cris semblables au bruit du tonnerre; mais quand le
roi vit la lance de Rustem, son courage et sa colère s'évanouirent.
Le cœur de Rustem bouillonnait de rage; il poussa un cri comme celui
d'un lion en fureur; il frappa le roi de sa lance à la ceinture ; la
lance traversa la cuirasse et entra dans les jointures du corps;
mais par l'art magique du roi, ce corps se changea, aux yeux de
l'armée de l'Iran, en un quartier de rocher. Rustem en demeura
stupéfait, et son écuyer s'arrêta la lance appuyée sur l'épaule.
Kaous vint vers ce lieu, entouré d'éléphants. de timbales, de
drapeaux et de troupes, et il dit à Rustem : «O toi qui portes haut
la tête, qu'est-il ar«rivé, pour que tu t'arrêtes si longtemps?u
Rustem lui répondit : « Lorsque le plus fort du combat était « passé
et que ma fortune victorieuse commençait à «hriller, ce roi du
Mazenderan m'a vu arriver sur «lui, une lance brillante dans la
main: j'ai lâché les « rênes à Raksch mon cheval fougueux, j'ai
frappé «le roi de ma lance à la ceinture et sur sa cotte de «
mailles; j'ai cru qu'il se baissait et qu'il allait tom«ber de la
selle; mais voilà qu'il s'est converti en « pierre devant moi et
s'est rendu insensible à tout ce «que je peux faire. Je vais
maintenant le porter au «camp, dans l'espoir qu'il sortira de sa
pierre, «
Le roi ordonna qu'on l'enlevât de cet endroit et qu'on le portât
auprès de son trône. Tous ceux de l'armée qui étaient forts se
mirent à manier la pierre et essayèrent de la mouvoir avec des
cordes; mais la lourde pierre qui renfermait le roi du Mazenderan ne
remua pas. Alors Rustem au corps d'éléphant y appliqua ses mains et
n'eut pas besoin d'aide dans son entreprise ; il saisit la pierre de
manière à étonner toute l’armée, et la porta à pied sur les sept
montagnes, suivi de la multitude qui poussait des cris de joie,
chantait les louanges de Dieu le créateur et versait des pierreries
et de l'or sur Rustem. Le héros porta la pierre devant les tentes du
roi, où il la jeta et la livra aux Iraniens en disant: Parais
maintenant et renonce à cette lâcheté et à ces enchantements, sinon
je briserai toute la pierre en morceaux avec de l’acier tranchant et
avec des haches. Le roi du Mazenderan l’entendit et apparut comme un
nuage épais, le casque d'acier sur la tête et la cotte de mailles
sur la poitrine. Rustem le prit sur-le-champ par la main en riant,
se dirigea avec lui vers le roi, et dit : Je t'amène ce quartier de
rocher, qui de peur de la hache s'est rendu à moi tout confus. Kaous
le regarda et vit qu'il n'était pas digne du trône et de la
couronne. Le Div avait la mine sauvage, la taille haute, et la tête,
le cou et les défenses d'un sanglier. Kaous lui reprocha ses
anciennes souffrances, dont le souvenir fit saigner son cœur et lui
arracha un soupir, et il ordonna au bourreau de prendre son épée
tranchante et de couper en morceaux le Div. Rustem le saisit
aussitôt par la barbe, le tira hors de la présence du roi, et le fit
couper en morceaux selon l'ordre du maître illustre; puis Kaous
envoya en toute hâte quelqu'un dans le camp des ennemis et il
ordonna que tout le butin, de quelque sorte qu’il fût, l’or et le
trône, la couronne et la ceinture, les chevaux et les armures, les
épées et les joyaux, fût réuni et entassé en monceaux. Toute l’armée
se rassembla, et le roi distribua des trésors à chacun selon son
mérite, selon les peines qu’il avait endurées. Il ordonna que l’on
coupât la tête à tous les Divs qui n'adoraient pas Dieu et qui
étaient un objet d'horreur pour l’armée, et qu'on les jetât dans un
endroit traversé par la grande route; puis il se rendit au lieu de
la prière, et confia ses pensées secrètes au maître du monde le très
saint, en disant: O Seigneur, qui dispenses la justice, ô maître de
toutes choses, tu as comblé tous mes vœux dans ce monde, tu m'as
ordonné pouvoir sur les magiciens et tu as rajeuni ma fortune qui
avait vieilli. Il se tint ainsi en prière pendant sept jours, couché
sur la terre, devant Dieu le très pur. Le huitième jour il ouvrit
les portes de ses trésors et donna à tous ceux qui avaient besoin.
Il passa de la sorte encore sept jours, en donnant à tous ce dont
ils étaient dignes. La troisième semaine, quand tout cela fut
terminé, il demanda du vin et des coupes de rubis et d'ambre, et
s'assit pendant sept jours, la coupe en main. C'est ainsi qu'il fit
son séjour dans le Mazenderan.
Kaous s'étant assis sur son trône, dit à Rustem qui portait haut la tête: O Pehlewan du monde rentier, tu t'es partout signalé glorieusement par ton courage, c'est par toi que j'ai recouvré mon trône. Puissent ton cœur, ta loi et ta foi briller à jamais ! Rustem lui répondit: Il faut qu'en toute circonstance l'homme remplisse ses devoirs : ces honneurs, je les dois à Aulad, qui m'a toujours montré le véritable chemin. Il espère maintenant, d'après ma promesse sincère, obtenir le pays de Mazenderan. Il faut que le roi lui donne une investiture, un acte valable, scellé du sceau royal, afin qu'il soit roi du Mazenderan, et que tous les grands lui rendent hommage. Le prudent roi entendit ces paroles de son vassal et posa la main sur son cœur; il convoqua les grands du pays de Mazenderan et leur adressa un long discours au sujet d'Aulad, à qui il conféra la couronne royale ; puis il se mit en marche pour retourner dans le pays de Fars.
Lorsque Kaous atteignit le pays d'Iran, le monde disparut sous la poussière que soulevait son armée; le bruit monta jusqu'au soleil, et les hommes et les femmes vinrent à sa rencontre avec des cris de joie. Ils décorèrent toutes les villes de l'Iran et préparèrent des banquets, de la musique et des chansons. Le monde entier fut rajeuni par ce jeune roi, et une nouvelle lune s'éleva de l'Iran. Assis sur son trône, victorieux et heureux, il ouvrit les portes de ses anciens trésors, et un jour, assis encore sur son trône, il fit venir le peuple des villes pour lui distribuer de l’or. Un grand bruit se fit entendre à la porte de Rustem au corps d'éléphant; les grands s'y rassemblèrent et se rendirent tous joyeusement auprès du roi ; ils se rendirent devant son trône illustre. Rustem parut, le diadème sur la tête, s'assit sur te trône à côté du roi, et demanda au maître de la couronne la permission de retourner auprès de Zal. Le roi de la terre lui prépara un présent digne de lui et plein de magnificence, un trône de turquoises orné de têtes de béliers, une couronne royale enrichie de joyaux, un coussin de brocart d'or tel que ceux dont le roi des rois se servait, un bracelet et une chaîne brillante, cent femmes au visage de lune, portant des ceintures d'or, et cent hommes aux cheveux de musc, pleins d’élégance et de beauté, cent chevaux au caparaçon d'or et d'argent, cent mules au poil noir, ayant des rênes d'or et toutes chargées de brocart magnifique venu des pays de Roum, de Chine et de Perse. Ensuite on apporta cent bourses de pièces d'or, de plus beaucoup d'objets beaux de couleur et agréables de parfum, une coupe de rubis remplie de musc pur, une autre de turquoise remplie d'eau de rose, enfin une lettre écrite sur la soie avec du vin, de l'ambre, de l'aloès et du noir de fumée, et qui, au nom du roi qui illustrait le monde, donnait de nouveau à Rustem l’investiture du royaume du midi, de sorte qu'après cette déclaration du roi Kaous, personne autre que lui ne devait poser sa couronne sur le trône du Nimrouz. Puis le roi le bénit et dit : Puisses-tu vivre aussi longtemps qu’on verra le soleil et la lune ! puisse le cœur des grands s'attacher à toi ! puisse ton âme être pleine de modestie et de tendresse ! Rustem se prosterna et baisa le trône; puis il se prépara pour le départ et fit charger ses bagages. Le bruit des tambours retentit dans la ville, et tous les habitants prirent part à la réjouissance; ils firent les apprêts d'une fête, et le son des clochettes se confondit avec celui des timbales et des trompettes. Ainsi partit Rustem fils de Zal, et le roi s'assit sur son trône, rendant la terre brillante par sa conduite et par sa sagesse. Kaous étant de retour du Mazenderan, partagea le monde entre les grands de son royaume; il donna à Thous le commandement de ses armées, en disant : Extirpe de l'Iran tout ce qui est mauvais. Puis il donna Ispahan à Gouderz et lui confia le commandement de cette frontière. Cela fait, il s'adonna à la joie et au vin, et gouverna le monde glorieusement. Il frappa le cou des soucis avec le glaive de la justice, et personne ne pensa à la mort. La terre se remplit de verdure, d'eau et de rosée; elle était ornée comme le jardin d'Irem. Le roi devint puissant par la justice et la protection de Dieu et la main d'Ahriman ne put faire le mal. On apprit dans le monde entier que le roi Kaous avait conquis la couronne et le trône du Mazenderan, et tous restèrent étonnés de ce que Kaous s'était emparé du trône et du pouvoir. Tous les hommes formèrent des rangs devant la porte impériale, apportant des présents et de l’or, et le monde devint beau comme un paradis plein de justice et de tout ce que désire l'homme. Tu as entendu le récit de la guerre du Mazenderan, prête maintenant l’oreille à ce que je vais raconter sur celle du Hamaveran.
FIN DU TOME PREMIER.