Firdousi

FERDOWSI/FIRDOUSI

 

LE LIVRE DES ROIS : TOME I  (partie I)

Préface - TOME I (partie II)

 

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

préface

 

 

LE LIVRE DES ROIS.

Traduction de Jules Mohl

 

INTRODUCTION

AU NOM DE DIEU CLEMENT ET MISERICORDIEUX. Au nom du maître de l'âme et de l’intelligence, au delà duquel la pensée ne peut aller, du maître de la gloire, du maître du monde, du maître de la fortune, de celui qui envoie les prophètes, du maître de Saturne et de la rotation des sphères, qui a allumé la lune et l’étoile du matin, et le soleil; qui est plus haut que tout nom, que tout signe, que toute idée, qui a peint les étoiles au firmament. Si tu ne peux voir de tes yeux le Créateur, ne t'irrite pas contre eux, car la pensée même ne peut atteindre celui qui est au delà de tout lieu et de tout nom, et tout ce qui s'élève au-dessus de ce monde dépasse la portée de l'esprit et de l'intelligence. Si l'esprit choisit des paroles, il ne saurait les choisir que pour les choses qu'il voit; mais personne ne peut apprécier Dieu tel qu'il est : il ne te reste qu'à te ceindre d'obéissance. Dieu pèse l’âme et la raison; mais lui, comment pourrait-il être contenu dans une pensée hardie? Comment pourrait-on célébrer le Créateur dans cet état, avec ces moyens, avec cette âme et cette langue? Il ne te reste qu’à te contenter de croire à son existence, et à t’abstenir de vaines paroles; adore, et cherche le vrai chemin, et sois attentif à obéir à ses commandements. Puissant est quiconque connaît Dieu, et sa connaissance rajeunit le cœur des vieillards; mais la parole ne peut percer ce voile, et la pensée ne peut pénétrer jusqu'à l'être.

LOUANGE DE L'INTELLIGENCE.

C'est ici, ô sage, le lieu où il convient de parler de la valeur de l'intelligence. Parle et tire de ta raison ce que tu sais, pour que l'oreille de celui qui t'écoute s'en nourrisse. L'intelligence est le plus grand de tous les dons de Dieu, et la célébrer est la meilleure des actions. L'intelligence est le guide dans la vie, elle réjouit le cœur, elle est ton secours dans ce monde et dans l'autre. La raison est la source de tes joies et de tes chagrins, de tes profits et de tes pertes. Si elle s'obscurcit l'homme à l'âme brillante ne peut plus connaître le contentement. Ainsi parle un homme vertueux et intelligent, des paroles duquel se nourrit le sage : Quiconque n'obéit pas à la raison, se déchirera lui-même par ses actions; te le sage l'appelle insensé, et les siens le tiennent pour étranger. C'est par l’intelligence que tu as de la valeur dans ce monde et dans l'autre, et celui dont la raison est brisée tombe dans l’esclavage. La raison est l’œil de l’âme, et si tu réfléchis, tu dois voir que, sans les yeux de l’âme, tu ne pourrais gouverner ce monde. Comprends que la raison est la première chose créée. Elle est le gardien de l’âme; c'est à elle qu’est due l'action de grâces, grâces que tu dois lui rendre par la langue, les yeux et les oreilles. C'est d'elle que te viennent les biens et les maux sans nombre. Qui pourrait célébrer suffisamment Dieu ! la raison et l'âme? et si je le pouvais, qui pourrait l'entendre? Mais comme personne ne peut en parler convenablement, parle-nous, ô sage, de la création du monde. Tu es la créature de l'auteur du monde, tu connais ce qui est manifeste et ce qui est secret. Prends toujours la raison pour guide, elle l’aidera à te tenir loin de ce qui est mauvais; cherche ton chemin d'après les paroles de ceux qui savent, parcours le monde, parle à tous; et quand tu auras entendu la parole de tous les sages, ne te relâche pas un instant de l'enseignement. Quand tu seras parvenu à jeter tes regards sur les branches de l’arbre de la parole, tu reconnaîtras que le savoir ne pénètre pas jusqu'à sa racine.

CRÉATION DU MONDE.

D'abord, il faut que tu connaisses bien l'origine des éléments. Dieu a créé le monde de rien, pour que sa puissance apparût. Il a créé la matière des quatre éléments, il les a fait naître sans peine et sans travail. Le premier est l'élément du feu brillant, qui s'élève en haut; au milieu est l'air, puis l'eau, et au-dessous la terre obscure. D'abord le feu commença à rayonner, sa chaleur produisit alors de la sécheresse; ensuite le repos engendra le froid, qui à son tour fit naître l'humidité : la place de ces quatre éléments leur étant assignée, ils formèrent ce monde transitoire. Ils se pénétrèrent l'un l'autre, et des êtres de toute espèce parurent. La voûte céleste à la rotation rapide se forma, et montra incessamment ses merveilles. Les sept planètes prirent la direction de douze mois, chacune se plaça au lieu qui lui était marqué. La fortune et la destinée s'y révélèrent, et portèrent, comme il est juste, bonheur à ceux qui les comprirent. Les cieux s'enveloppèrent l'un dans l'autre, et commencèrent leurs mouvements lorsque tout fut en harmonie. Avec ses mers et ses montagnes, avec ses plaines et ses vallées, la terre était comme une lampe brillante. Les montagnes s'élevèrent, les eaux descendirent, la tête des plantes tendit en haut. La terre n'eut pas en partage une situation élevée, elle formait un point central obscur et noir. Les étoiles montrèrent leurs merveilles dans les cieux et versèrent sur la terre leur lumière. Le feu s'éleva vers le ciel, l'eau descendit, le soleil tourna autour de la terre. Les herbes parurent, ainsi que les arbres de toute espèce, qui élevèrent gaiement leurs couronnes. Ils s'étendent, c'est le seul pouvoir qu'ils ont; ils ne peuvent se mouvoir de tous côtes comme les animaux. Aussi, lorsque les animaux, qui purent se mouvoir, parurent, ils foulèrent de leurs pieds toute la végétation. Ils ont l’instinct de la faim, du sommeil et du repos; ils sont doués de l’amour de la vie. Ils n'ont pas le don de parler avec la langue; ils ne désirent pas être doués de raison; ils se nourrissent de broussailles et de feuillages; ils ne connaissent pas les bonnes et les mauvaises suites de leurs actions, et Dieu le créateur n'en exige pas obéissance. Comme il est omniscient, tout-puissant et juste, aucune bonne action ne peut rester cachée. Cela est ainsi : personne ni des êtres visibles, ni des êtres cachés, ne sait quelle sera la fin de l'existence du monde.

CRÉATION DE L'HOMME.

Après cela apparut l'homme, qui fut la clef de toutes ces choses enchainées. Sa tête s'élève droite comme un haut cyprès; il possède la parole qui est excellente, et la raison qui produit les actions. Il est doué de prudence, de sens et de raison ; les animaux sauvages lui obéissent. Fais un peu usage de ton intelligence, considère si le mot homme peut n'avoir qu'un seul sens. Peut-être ne connais-tu l'homme que comme l'être misérable que tu vois et ne lui connais-tu aucun signe d'une autre destination. Mais tu es composé d'éléments des deux mondes, et tu es placé entre les deux; tu es le premier dans la création, quoique le dernier dans le temps; ainsi ne t'abandonne pas aux choses futiles. J'ai appris d'un sage un autre mot sur ce point, mais comment pourrions-nous savoir le secret du Créateur du monde? Sois attentif, dirige tes regards vers ta fin; quand tu as quelque chose à faire, choisis pour le bien. Tu dois habituer ton corps à la fatigue, car il te convient de savoir supporter la peine. Si tu veux trouver délivrance de tout mal, si tu veux que ta tête ne soit pas prise dans les lacs de l'infortune, si tu veux rester exempt de malheurs dans les deux mondes, si tu veux faire le bien devant Dieu, observe la voûte céleste à la rotation rapide, car c'est d'elle que vient le mal et le remède. Le mouvement du temps ne l'use pas, et la peine et les calamités ne l'affectent pas. Elle ne cherche jamais à se reposer de sa rotation; elle n'est pas sujette à la destruction comme nous : sache que c'est d'elle que viennent les richesses et le grand nombre d’enfants; c'est auprès d'elle que se manifestent le bien et le mal.

CRÉATION DU SOLEIL.

La voûte du ciel est faite de rubis rouge, non de vent et d'eau, non de poussière et de fumée. Avec cette splendeur et avec ces corps lumineux, elle ressemble à un jardin au jour du Nôrouz. Dans elle tourne un astre, qui ravit le cœur de l’homme, et dont le jour emprunte la lumière. Il lève tous les matins, du côté de l’orient, sa tête enflammée semblable à un bouclier d'or. Il habille le monde d'une robe de lumière, et rend brillante la terre obscure; et lorsque de l’orient il descend vers l'occident, la nuit sombre lève sa tête du côté de l'orient. Jamais aucun des deux ne prend le pas sur l'autre ; rien ne peut être plus réglé que leur marche. Toi qui es le soleil, comment se fait-il que tu ne luises pas sur moi?

CRÉATION DE LA LUNE.

Il y a une lampe préparée pour la nuit sombre : ô homme, autant que tu le pourras, ne te laisse pas aller au mal. Pendant deux jours et deux nuits, elle cesse de montrer sa face; tu dirais que sa rotation est usée; puis elle reparaît faible et jaune, comme le corps d'un homme dévoré par le souci d'amour; et à peine le spectateur l'a-t-il entrevue, qu'elle se cache de nouveau. La nuit suivante, elle reparait un peu plus, et te donne un peu plus de lumière; après deux semaines, elle a atteint sa plénitude et est redevenue ce qu'elle était d'abord; puis elle parait de nouveau chaque jour plus pâle, se rapprochant toujours du soleil brillant. Dieu le créateur a ainsi réglé sa condition, et, quel que soit le temps de sa durée, sa nature sera toujours la même !

LOUANGES DU PROPHETE (QUE LA GRAGE DE DIEU SOIT SUR LUI!).

La connaissance de Dieu et la foi sont tes véritables sauveurs, et ton devoir est de chercher la voie du salut. Si tu veux que ton âme ne souffre pas dommage, si tu veux n'être pas toujours malheureux, cherche ton chemin d'après les paroles du prophète, et purifie ton cœur de toutes les souillures dans l’eau de la foi. C'est ainsi que parle celui qui a proclamé la révélation, le maître des commandements, le maître des prohibitions. Après les grands prophètes, le soleil n'a pas lui sur un homme meilleur qu'Abou Bekr. Omar a répandu sur la terre la vraie croyance; il a ordonné le monde comme un jardin au printemps; puis, après eux, vint Othman, l'élu, le modeste, le croyant. Le quatrième était Ali, l'époux de la vierge, lui dont le prophète a célébré les vertus en disant : Moi, je suis la ville de la connaissance de Dieu, et Ali en est la porte. C'est la véritable parole du prophète. J'atteste que ces mots contiennent le secret de sa pensée; tu dirais que mes deux oreilles entendent sa voix. Sache que tel était Ali, et que tels étaient les autres qui ont fortifié la religion; le prophète est le soleil, ses compagnons sont la lune, et la véritable voie est celle qui les comprend tous. Je suis l'esclave de la famille du prophète, je révère la poussière des pieds d'Ali, je ne m'adresse pas à d’autres : telle est ma manière de parler.

Le sage regarde ce monde comme une mer, dont les vagues sont fouettées par un orage, et sur laquelle il y a soixante et dix vaisseaux, les voiles toutes déployées, et un grand vaisseau, orné comme une fiancée, beau comme l’œil du coq. Mohammed s’y trouve avec Ali, et la famille du prophète, et la famille d'Ali. Le sage qui de loin voit la mer, où il n’aperçoit ni limite ni fin, reconnaît qu'il faut s'abandonner aux vagues, et que personne ne peut éviter le naufrage. Il dit en son âme : Si je me trouve dans la tempête avec le prophète et avec Ali, j'aurai deux amis auxquels je pourrai me confier ; je serai secouru par la main du maître de la couronne, de l'étendard et du trône, du maître des eaux courantes, du vin, du miel et des sources de lait et d'eau limpide. Si tu mets ton espérance dans un autre monde, prends ta place auprès du prophète et auprès d'Ali. Si malheur t'en arrive, que ce soit ma faute : car telle est ma conviction, et telle est ma voie. C'est la croyance dans laquelle je suis né et dans laquelle je mourrai. Sache que je suis la poussière des pieds du lion. Si ton cœur incline vers le chemin du péché, c'est lui qui est ton ennemi dans ce monde. Personne ne peut être l’ennemi d’Ali, si ce n'est un homme qui n'a pas eu de père, et Dieu livrera son corps au feu. S'il est quelqu'un qui, dans son cœur, ait de la haine pour Ali, qui dans le monde pourrait être plus misérable que lui? Garde-toi de prendre le monde pour un jeu, et de te détourner des compagnons de voyage dont les traces sont bonnes. Il faut essayer de faire ce qui est bon, quand on est le compagnon des hommes de bien. Mais pourquoi prolongerais-je des discours de ce genre? certes je n'y saurais voir de fin.

COMMENT LE LIVRE DES ROIS FUT COMPOSE.

Des traditions ont été racontées, rien de ce qui est digne d'être transmis n’a été oublié. Je te raconterai de nouveau une partie de ce qui a déjà été dit. Tout ce que je dirai, tous l'ont déjà conté, tous ont déjà enlevé les fruits du jardin de la connaissance. Quand même je ne pourrais atteindre une place élevée dans l'arbre chargé de fruits, parce que mes forces n'y suffisent pas; toutefois, celui même qui se tient sous un arbre puissant, sera garanti du mal par son ombre, et peut-être je pourrai atteindre une place sur une branche inférieure de ce cyprès qui jette son ombre au loin, de sorte que par ce livre des rois illustres, je laisserai dans le monde un souvenir de moi. Sache qu'il ne contient ni mensonge, ni fausseté; mais ne crois pas que tout, dans le monde, suive la même marche. Tous ceux qui sont doués d'intelligence se nourrissent de mes paroles, quand même il leur faudrait y chercher des symboles.

Il y avait un livre des temps anciens, dans lequel étaient écrites beaucoup d'histoires. Tous les Mobeds en possédaient des parties, chaque homme intelligent en portait un fragment avec lui. Il y avait un Pehlewan, d'une famille de Dihkans, brave et puissant, plein d'intelligence et très illustre; il aimait à rechercher les faits des anciens et à recueillir les récits des temps passés. Il fit venir de chaque province un vieux Mobed, qui avait rassemblé les parties de ce livre; il leur demanda l'origine des rois et des guerriers illustres, et la manière dont ils organisèrent au commencement le monde, qu'ils nous ont transmis dans un état si misérable, et comment, sous une heureuse étoile, ils terminèrent chaque jour une entreprise. Les grands récitèrent devant lui, l'un après l'autre, les traditions des rois et les vicissitudes du monde. Il écouta leurs discours, et en composa un livre digne de renom. C'est le souvenir qu'il a laissé parmi les hommes, et les grands et les petits célébrèrent ses louanges.

SUR DAKIKI LE POETE.

Les chanteurs chantaient à tout le monde beaucoup d'histoires de ce livre, et le monde se prit d'amour pour ces récits; tous les hommes intelligents et tous les hommes de cœur s'y attachèrent. Alors parut un jeune homme, doué d'une langue facile, d'une grande éloquence et d'un esprit brillant. Il annonça le dessein de mettre en vers ce livre, et le cœur de tous en fut réjoui. Mais il aimait de mauvaises compagnies; il vivait oisif avec des amis pervers, et la mort l’assaillit subitement et posa sur sa tête un casque noir. Il suivait son penchant vers les mauvais ; il leur abandonnait son âme douce, et ne put se réjouir du monde un seul jour. Tout à coup la fortune l'abandonna, et il fut tué par la main d'un esclave. Il périt, et son poème ne fut pas achevé; et la fortune, qui avait veillé sur lui, s'endormit pour toujours. Dieu, pardonne-lui ses péchés, et place-le haut dans ton paradis.

COMMENT LE POÈME FUT ENTREPRIS.

Lorsque mon âme se fut détournée de ce souvenir de lui, elle se tourna vers le trône du maître du monde. Je désirais obtenir ce livre pour le traduire dans ma langue. Je le demandais à un grand nombre d'hommes ; je tremblais devant la rotation du temps, craignant que si ma vie n'était pas longue, je ne fusse obligé de le laisser à un autre. D'ailleurs, mon trésor pouvait m'échapper ; il pouvait ne se trouver personne qui payât le prix de mon labeur : car le monde était rempli de combats, et le temps n'était pas favorable à ceux qui cherchaient des récompenses. Ainsi se passa quelque temps, pendant lequel je ne fis part à personne de mou plan; car je ne vis personne qui fût digne de me servir d confident dans cette entreprise. Qu'y a-t-il de mieux qu'une bonne parole? les grands et les petits s'en réjouissent. Si Dieu n'avait pas révélé la meilleure des paroles, comment le prophète pourrait-il être notre guide ?

J'avais dans ma ville un ami[1] qui m'était dévoué: tu aurais dit qu'il était dans la même peau que moi. Il me dit : C'est un beau plan, et ton pied te conduira au bonheur. Je t'apporterai le livre pehlewi. Ne t'endors pas ! Tu as le don de la parole, tu as de la jeunesse, tu sais conter un récit héroïque.

Raconte de nouveau ce livre royal, et cherche par lui la gloire auprès des grands. Puis il apporta devant moi ce livre, et la tristesse de mon âme fut convertie en joie.

LOUANGE D'ABOU-MANSOUR, FILS DE MOHAMMED.

A l'époque où je devins possesseur de ce livre, il y avait un puissant prince; il était jeune, de lignage noble, prudent, circonspect, et d'une âme joyeuse; il était de bon conseil et clément, parlant avec éloquence et d'une voix douce. Il me dit : Que faut-il que je fasse, pour que ton âme se tourne vers ce poème? Tout ce que j'y peux faire, je le ferai, et je n'ai pas besoin de m'adresser à un autre pour te secourir. Il me gardait comme un fruit frais, et aucun orage ne pouvait plus me porter malheur. Je m'élevais de la terre basse jusqu'au firmament par la générosité de ce noble prince, aux yeux duquel l’or et l'argent ne valaient pas plus que la poussière, et qui ornait sa haute naissance par la grâce et la gloire. Le monde entier était méprisable devant lui; il était jeune, et digue de confiance; il y a peu d'hommes tels que lui parmi la foule : il était comme un haut cyprès parmi les plantes d'un jardin. Je ne l’ai revu ni vivant, ni mort, lorsqu'il était tombé entre les griffes de ses assassins, semblables à des crocodiles. Hélas, cette taille! Hélas, ce nombril! Hélas, cette force et cette stature royale ! Celui dont il avait conquis le cœur fut désespéré de sa mort; mon âme tremblait comme tremble une feuille. Je veux mentionner un conseil qu'il m'a donné, pour détourner mon esprit de ce malheur vers le souvenir de sa bonté. Il me dit : Quand tu auras écrit ce livre des rois, donne-le aux rois. Mon cœur fut heureux de ces paroles, et mon âme devint joyeuse et satisfaite. Je commence donc ce livre au nom du puissant roi des rois, du maître de la couronne, du maître du trône, du maître du monde, victorieux et fortuné.

LOUANGE DU ROI MAHMOUD.

Depuis que le Créateur a créé le monde, jamais ne parut un roi comme lui : il porte sa couronne assis sur le trône comme le soleil, et par lui le monde brille comme l'ivoire. On dirait : quel est ce soleil resplendissant, qui verse sa lumière sur le inonde ? Aboulkasem, ce roi victorieux a placé son trône au-dessus du diadème du soleil ; il a ordonné le monde depuis l'orient jusqu’à l’occident, et sa domination fait naître des mines d'or. Mon étoile endormie s'éveilla; une foule de pensées surgirent dans ma tête. Je reconnus que le moment de parier était arrivé, et que les vieux temps allaient revenir. Une nuit je m'endormis plein de pensées touchant le roi de la terre, et ses louanges sur mes lèvres. Mon cœur était rempli de lumière dans la nuit sombre; je dormais, ma bouche était fermée, mais mon cœur était ouvert. Voici la vision que mon âme eut dans le sommeil : Une lampe brillante se levait du sein des eaux, une nuit profonde était répandue sur la surface de la terre; mais la lampe la fit resplendir comme un rubis. Le désert semblait être de brocart, et un trône de turquoise apparut. Un roi semblable à la lune y était assis, une couronne sur la tête au lieu de casque. Une armée était rangée sur deux milles de longueur; à la gauche du roi étaient sept cents éléphants féroces; devant lui se tenait respectueusement un pur Destour, montrant au roi le chemin de la foi et de la justice. Mon esprit fut confondu de la splendeur du roi, de ces éléphants de guerre, d'une telle armée. Lorsque je vis la face du roi, je demandai aux grands : Est-ce le firmament et la lune, ou est-ce un trône et une couronne? Est-ce le ciel étoile devant lui, ou une armée? Lun d'eux me répondit :

C'est le roi de Roum et de Hind, qui règne depuis Kanoudj jusqu'à la mer de l’Inde; dans l’Iran et dans le Touran, tous sont ses esclaves. La vie de tous dépend de ses ordres et de sa volonté. Il a ordonné le monde avec justice, et après cela il s'est mis la couronne sur le front; c'est le maître du monde, Mahmoud, le grand roi. Il fait que la brebis et le loup boivent dans le même abreuvoir. Depuis Cachemire jusqu'à la mer de la Chine, les rois lui rendent hommage ; et le premier mot que prononce, dans son berceau, l'enfant qui mouille sa bouche du lait de sa mère, est : Mahmoud ! Rends-lui hommage, toi qui sais parler et qui cherches par lui un nom immortel. Personne ne désobéit à ses ordres, personne n'ose se soustraire à son pouvoir. Lorsque je fus éveillé, je me levai aussitôt : que m'importait que la nuit fût obscure ? Je me levai, je prononçai des vœux pour ce roi. Comme je n'avais point de pièces d'argent à verser sur sa tête, j'y versai ma propre âme; je me disais : Ce rêve aura son accomplissement; car la gloire de Mahmoud est grande dans le monde. Rends hommage à lui, qui rend hommage à Dieu; bénis cette fortune qui veille, ce diadème et ce sceau royal. Son règne a converti la terre en un jardin printanier, l'air est rempli de pluie, la terre est pleine de beauté, la pluie l'arrose dans le temps opportun, le monde est semblable au jardin d'Irem. Tout ce qui est beau dans l'Iran est dû à sa justice; partout où il y a des hommes, ils sont tous ses amis. Dans les fêtes, c’est un ciel de bonté; dans la guerre, c est un dragon avide de combat; son corps est d'un éléphant furieux, et son âme est d’un Gabriel ; sa largesse est comme une pluie de printemps; son cœur est comme les eaux du Nil. Le pouvoir de ceux qui lui veulent du mal par envie est vil à ses yeux comme une pièce d'argent. La couronne et les trésors ne lui ont pas donné d'orgueil ; les combats et le travail n'ont pas troublé la sérénité de son âme. Tous ceux qui sont éclairés, tous ceux qui sont nobles, tous ceux qui sont bons, tous sont dévoués au roi, tous se sont ceints d'obéissance et de fidélité envers lui, et chacun d'eux est le roi d'une province, et le nom de chacun d'eux vit dans tous les livres.

Avant tous est son frère puîné, que personne n'égale en valeur. Qu'il se réjouisse à l'ombre du roi du siècle, quiconque sur la terre respecte la majesté de Nasr, qui a eu pour père Nasir-eddin, dont le trône était élevé au-dessus des Pléiades ; qui est doué de bravoure, de prudence et de vertu, et qui fait la joie de tous les grands. Puis le brave prince de Thous, qui dans le combat affronte le lion, qui répand les biens que la fortune lui donne, et qui ne demande à la destinée que de la gloire. Il sert de guide aux hommes qu'il conduit à Dieu ; il désire que la tête du roi n'éprouve aucun accident. Que le monde puisse n'être jamais privé de la vie du roi et de sa couronne ! Qu'il vive toujours, et qu'il vive heureux, toujours sain de corps, avec la couronne et le trône, victorieux, libre de peines et de soucis!

Maintenant je me tourne vers le commencement de mon entreprise, vers le Livre des rois illustres.


 

I

KAÏOUMORS

PREMIER ROI DE PERSE

(Son règne dura 30 ans.)

Qui, selon le récit du Dihkan, a le premier recherché sur la terre la couronne de la puissance? Qui a placé sur son front le diadème? Personne dans le monde n'en a gardé le souvenir, si ce n'est un fils qui a reçu de son père les traditions, et qui, selon les paroles.de son père, te raconte par qui le pouvoir glorieux fut créé, et qui d'entre ces rois atteignit la plus haute puissance.

Un homme qui a lu un ancien livre où sont contenues les histoires des héros, dit que Kaïoumors institua le trône et la couronne, et qu'il fut le premier roi. Lorsque le soleil entra dans le signe du Bélier, le monde fut rempli de splendeur, d'ordre et de lumière ; le soleil brilla dans le signe du Bélier, de sorte que le monde en fut rajeuni entièrement : alors Kaïoumors devint le maître du monde. Au commencement, il établit sa demeure dans les montagnes; son trône et sa puissance s'élevèrent de la montagne, et il se vêtit, lui et son peuple, avec des peaux de tigres. De lui vint toute civilisation, car Tart de se vêtir et de se nourrir était nouveau. Il régna trente ans sur la terre. Il était beau sur le trône comme le soleil; il brillait, du haut de son trône royal, comme une lune de deux semaines brille au-dessus d'un cyprès élancé. Les animaux féroces et les bêtes sauvages qui le virent accoururent vers lui de tous les lieux du monde, et se tenaient courbés devant son trône : ce fut là ce qui releva sa majesté et sa haute fortune. Ils venaient devant lui pour rendre hommage; ce fut de lui qu'ils reçurent des lois. Il eut un fils, beau de visage, plein de vertu et cherchant la gloire comme son père; son nom était Siamek : il était heureux, et le cœur de Kaïoumors ne vivait que pour lui. Il ne se réjouissait du monde que quand il regardait son fils, car beaucoup de branches fécondes devaient sortir de lui. Il pleurait d'amour sur la vie de son fils, il se consumait dans la crainte de le perdre. Un temps s'écoula ainsi : la domination du roi était prospère; il n'avait aucun ennemi sur la terre, excepté Ahriman le méchant, qui en secret lui portait envie et mauvaise volonté, et méditait d'étendre la main sur lui. Ahriman avait un fils semblable à un loup féroce, brave, et à la tête d'une armée puissante, qui se mit en marche, et alla se concerter avec son père, car il convoitait le trône et le diadème du roi. Le monde lui parut noir à cause de la prospérité de Siamek et de la fortune de son père; il dit à tous son dessein, et remplit le monde de son bruit. Mais Kaïoumors lui-même, comment sera-t-il averti de cela, comment apprendra-t-il que quelqu'un lui enviait le trône ? Le bienheureux Serosch parut tout à coup, semblable à un Péri, et couvert d'une peau de tigre, et lui révéla en secret tout ce qu'Ahriman et son fils tramaient contre lui.

COMBAT DE SIAMEK AVEC LE DIV, ET MORT DE SIAMEK.

Lorsque les desseins hostiles du méchant Div parvinrent aux oreilles de Siamek, la colère souleva le cœur du jeune roi; il rassembla une armée et prit conseil; il couvrit son corps d'une peau de te, car la cuirasse n'était pas encore en usage à la guerre. Il alla à la rencontre du Div avide de combat; et lorsque les armées furent en présence, Siamek s'avança le corps nu, et saisit le fils d'Ahriman. Mais le pervers Div noir le frappa de ses griffes, il plia en deux la haute stature du héros, il lança contre terre le jeune roi, et lui déchira les entrailles avec ses ongles. Siamek expira sous les mains du Div maudit, et son armée resta sans chef. Le roi apprit la mort de son fils, et, dans sa douleur, le monde devint noir devant lui : il descendit de son trône en gémissant, il se frappait la tête, il arrachait avec ses ongles la chair de son corps ; ses joues étaient pleines de sang, son cœur était désolé, et la vie était devenue pour lui une angoisse. L'armée était en tristesse et en larmes, et le feu de sa douleur la dévorait. Elle poussa un cri lamentable, tous les soldats se rangèrent autour du trône du roi ; leurs vêtements étaient de couleur bleue, leurs deux yeux pleins de sang, leurs deux joues rouges comme le vin. Les animaux féroces, les oiseaux et les bêtes fauves allèrent en foule vers la montagne en poussant des cris ; ils vinrent se lamentant et se désolant, et la poussière s'éleva devant le trône du roi. Ils demeurèrent là une année dans leur douleur, quand vint un message de Dieu le créateur Le bienheureux Serosch[2] porta au roi la bénédiction divine, et lui dit : Dorénavant ne gémis plus fret reprends ton cœur; prépare ton armée, mène-la au combat selon mes ordres; et réduis en poussière j'armée des Divs; délivre la face de la terre de ce méchant Div, et satisfais ton âme par la vengeance. Le roi illustre leva la tête vers le ciel, et invoqua le malheur sur ses ennemis ; Dieu l'appela par cet ange au nom sublime, et mit fin à ses pleurs ; il se hâta de venger Siamek, et ne prit de repos et de sommeil ni le jour ni la nuit.

COMBAT DE KAÏOUMORS ET DE HOUSCHENG AVEC LE DIV NOIR.

Siamek le glorieux avait un fils qui servait de Destour à son grand-père. Son nom était Houscheng, il était toute intelligence et toute prudence. Il avait grandi dans le sein de son grand-père, pour qui il était un souvenir de Siamek. Le grand-père l’avait adopté au lieu de son fils, et ses yeux ne reposaient que sur lui.

Lorsqu'il fut décidé à la vengeance et au combat, il appela le noble Houscheng et lui annonça tout ce qui devait avenir, et lui révéla tout ce qui était secret. Je vais rassembler une armée, je pousserai un cri de guerre; c'est à toi à marcher le premier, car je suis un homme mourant et tu es un jeune héros. II rassembla les Péris, et parmi les animaux féroces, les tigres, les lions, les loups et les léopards; c'était une armée de bêtes fauves, d'oiseaux et de Péris, sous un chef plein de fierté et de bravoure. Kaïoumors suivait derrière l'armée, et son petit-fils marchait devant lui au milieu des combattants. Le Div noir s'avança tremblant et en crainte, et fit voler la poussière vers le ciel; le roi s'aperçut que les hurlements des animaux avaient émoussé les griffes du Div. Les deux armées se rencontrèrent, les Divs tremblèrent devant les bêtes féroces, Houscheng étendit ses mains comme un lion, et rendit la terre étroite au vaillant Div. Il lui arracha la peau de la tête aux pieds et coupa sa tête monstrueuse; il le jeta sous ses pieds, et le foula comme une chose vile, dont la peau était en lambeaux, dont la vie était partie. Kaïoumors ayant ainsi achevé la vengeance qu’il avait désirée, sa vie s'en alla, il mourut, et le monde resta vide de lui.

Regarde! qui pourrait atteindre une gloire égale à la sienne? Il avait amassé les biens de ce monde trompeur; il avait montré aux hommes le chemin des richesses, mais il n'en avait pas joui. Le monde n’est qu'un rêve qui passe, et ni le bonheur ni le malheur ne durent.

II

HOUSCHENG

(Son règne dura 30 ans.)

Houscheng, le maître du monde, le prudent, le juste, mit la couronne sur sa tête à la place de son grand-père, et le ciel tourna pendant quarante ans sur sa tête. Son esprit était plein de prudence, son cœur plein de justice. Il s'assit sur le siège de la puissance, et parla ainsi du haut de son trône impérial: Je suis le roi des sept zones, victorieux et dominant sur toute la terre; je me suis ceint étroitement de justice et de bonté selon l’ordre de Dieu, qui donne la victoire. Depuis ce moment, il se mit à civiliser le monde et à répandre la justice sur toute la terre. D'abord il découvrit un minéral, et sut par son art séparer le fer de la pierre; il se procura pour matière le fer brillant, qu’il tira ainsi de la pierre dure; et lorsqu'il eut connu ce métal, il inventa l'art du forgeron pour fabriquer des haches, des scies et des houes. Ensuite il s'occupa de distribuer les eaux; il les amena des rivières, et en fertilisa les plaines; il ouvrit aux eaux des courants et des canaux, et acheva en peu de temps ce travail par sa puissance royale. Lorsque les hommes eurent acquis de nouvelles connaissances, celles de semer, de planter et de moissonner, alors chacun prépara son pain, sema son champ et en marqua les limites. Avant que ces travaux fussent entrepris, on n’avait que les fruits pour se nourrir. Mais la condition des hommes n'était pas encore bien avancée, ils n’avaient que des feuilles pour se couvrir.

INTRODUCTION DE LA FETE DU FEU.

Nos pères avaient un culte et une religion, et l'adoration de Dieu était en honneur. Comme les Arabes se tournent dans leurs prières vers une pierre, on se tournait alors vers le feu à la belle couleur. Le feu, qui était dans la pierre, en sortit pour répandre son éclat dans le monde. Un jour, le roi de la terre parcourait 4a montagne avec quelques hommes de son peuple. Ils virent de loin quelque chose de long et d'obscur, un corps noir qui se mouvait avec rapidité. Sur sa tête brillaient deux yeux, comme deux fontaines de sang; le monde devint noir par la fumée de sa gueule. Houscheng le regarda avec prudence et attention, il prit une pierre et s'avança pour le combattre. Il lança la pierre de sa force de héros, et le serpent qui brûlait le monde s'enfuit devant le roi, qui cherchait la possession de la terre. La petite pierre frappa sur une grande, l'une et l'autre furent brisées, mais une étincelle jaillit du choc, et son éclat rougit le cœur de la pierre. Le serpent ne fut pas tué, mais le feu était sorti de la pierre où il était caché; et aussi souvent que quelqu'un frappait une pierre avec du fer, il en jaillissait une étincelle. Le roi du monde fit des prières devant le Créateur et chanta ses louanges, parce que Dieu lui avait ainsi donné l’étincelle, et il ordonna que dans les prières on se dirigerait vers le feu en disant: C'est l’étincelle donnée de Dieu; adore-le, si tu es sage. Et lorsque la nuit vint, il alluma un feu haut comme la montagne, le roi avec son peuple l'entourèrent, et firent une fête de cette nuit, en buvant du vin. Sedeh est le nom qu'il donna à cette fête brillante, et elle reste encore comme un souvenir de Houscheng. Puisse-t-il y avoir beaucoup de rois tels que lui! Il se plaisait à civiliser les hommes, et sa mémoire est restée chérie parmi eux. Avec le pouvoir que Dieu lui avait donné, et avec sa puissance royale, il se mit à séparer les bœufs, les ânes elles moutons, des onagres et des élans indomptables, et mit à profit tout ce qui pouvait être utile. Le sage Houscheng ordonna de les réunir par paires; il s'en servit pour cultiver la terre, pour faire des échanges et pour entretenir la splendeur de son trône. Il tua et dépouilla de leurs fourrures les animaux errants dont le poil était bon, comme les hermines, les martres et le renard à la fourrure chaude, enfin la zibeline aux poils soyeux, et il fit ainsi avec les peaux des animaux des vêtements pour le corps des hommes. Il avait donné et répandu il avait joui et confié; il mourut et n’emporta avec lui qu'un nom honoré. Il avait achevé beaucoup de travaux dans sa vie à l’aide d'enchantements et de pensées sans nombre Lorsqu'il passa à une meilleure vie, il laissa vide le trône du pouvoir. Le sort ne lui avait accordé qu'une courte existence et Houscheng, ce roi plein de prudence et de majesté, mourut. Le monde ne s'enchaînera pas à toi avec amour, et il ne te montrera pas deux fois sa face.

III

THAMOURAS LE VAINQUEUR DES DIVS

(Son règne dura 30 ans.)

Houscheng avait un fils plein de sagesse, Thahmouras l'illustre, le vainqueur des Divs: Thahmouras vint et monta sur le trône de son père, et ceignit la ceinture de la royauté. Il appela de l’armée tous les Mobeds, et leur parla longuement et avec douceur, disant: Dès ce jour, le trône, et la couronne, et la massue, et le diadème m'appartiennent; par ma prudence je délivrerai le monde du mal, je ferai de la terre la base de mon trône. Je détruirai partout le pouvoir des Divs, car je veux être le maître du monde; et toute chose sur la terre qui peut être utile, je la mettrai en lumière, je briserai ses liens. Puis il tondit la laine sur le dos des brebis et des moutons, et on se mit à la filer; et, par ses efforts, il parvint à en faire des habits. Il enseigna de même Fart de tisser les tapis. A tous les animaux qui étaient bons coureurs, il donna à manger des herbes, de le paille et de l’orge. Il observa aussi toutes les bêtes sauvages : il choisit entre elles le chacal et le guépard; il trouva moyen de les amener du désert et des montagnes, et il mit à l'attache cette multitude d'animaux. Il prit de même, parmi les oiseaux, ceux qui sont les mieux armés, comme le gerfaut et le faucon royal au cou élancé; il les instruisit, et les hommes s'en étonnèrent. Il ordonna de calmer leur ardeur par des caresses, et de ne leur parler qu'avec une voix douce. Cela étant fait, il prit des coqs et des poules pour chanter à l'heure où l'on bat le tambour. C'est ainsi qu'il ordonnait tout convenablement, recherchant ce qui était inconnu et pouvait être utile. Il dit à son peuple: Adorez Dieu, et rendez grâce au Créateur du monde, car c'est lui qui nous a donné le pouvoir sur les animaux; rendez-lui grâce, car c'est lui qui nous a dirigés.

Il avait un Destour pur qui se tenait loin des voies du mal et qui était révéré en tout lieu ; Schidasp était son nom. Il ne portait ses pas en toutes choses que vers le bien : toute la journée, sa bouche était fermée à la nourriture; toutes les nuits, il se tenait en prières devant Dieu. Il était cher au cœur de tous les hommes, il ne cessait de prier jour et nuit. Il était la bonne étoile du roi, et tenait dans ses liens les âmes des méchants. Il enseignait au roi toutes les voies du bien, et ne cherchait la gloire que par la vertu. Le roi demeurait tellement pur de tout mal, que de lui émanait une splendeur divine. Puis il alla et enchaîna Ahriman par ses enchantements, et le monta comme un coursier rapide.[3] Il lui imposa la selle sans relâche, et faisait ainsi le tour du monde sur lui. Les Divs voyant cela, s'affranchirent de ses liens et s'assemblèrent en grand nombre, car il avait laissé vide le trône d'or.

Lorsque Thahmouras eut nouvelle de cela, il revint en hâte pour s'opposer aux entreprises des Divs. Il était ceint de la majesté du maître du monde, il appuyait sur son épaule une lourde massue. Les Divs courageux et les enchanteurs accoururent tous formant une armée immense de magiciens. Le Div noir les précédait en poussant des cris, et leurs hurlements s'élevaient jusqu'au ciel. L'air devint sombre, la terre devint noire, et les yeux des hommes furent enveloppés de ténèbres. Thahmouras, le maître du monde, le glorieux, s'avança les reins ceints pour le combat et la vengeance. D'un côté étaient le bruit, les flammes et la fumée des Divs; de l'autre, les braves du roi. Tout à coup il engagea avec les Divs un combat qui ne fut pas de longue durée. Il en enchaîna les deux tiers par la magie, il terrassa les autres avec sa lourde massue, et on les amena blessés et honteusement liés; ils demandaient grâce pour leur vie, disant: Ne nous tue pas, pour que tu puisses apprendre de nous un nouvel art qui te sera utile? Le roi illustre leur accorda leur grâce, pour qu'ils pussent lui dévoiler leur secret; et lorsqu'ils furent délivrés de leurs chaînes, ils demandèrent humblement sa protection. Ils enseignèrent récriture au roi, et le rendirent brillant de savoir; ils lui enseignèrent une seule écriture? non, près de trente, comme le roumi et le tazi, le parsi, le soghdi, le chinois et le pehlevi, et à les représenter telles qu'on les prononce. Que d'actions glorieuses le roi n'a-t-il pas faites pendant trente ans, outre celles que nous avons racontées! puis il mourut, et sa vie disparut, mais ses travaux restèrent comme un monument de lui.

O monde! n'élève personne si tu veux le moissonner après : si tu l'enlèves, pourquoi l'as-tu élevé? Tu hausses un homme au-dessus du firmament, mais tout à coup tu le précipites sous la terre obscure.

IV

DJEMSCHID

(Son règne dura 700 ans.)

Djemschid, son fils glorieux, plein d'énergie, et le cœur rempli des conseils de son père, monta sur le trône brillant de Thahmouras, la couronne d'or sur la tête, selon la coutume des rois; il était ceint de la splendeur impériale, et Funivers entier se soumit à lui. Le monde était calme et sans discorde, et les Divs, les oiseaux et les Péris lui obéirent La prospérité du monde s'accrut par lui, et le trône des rois brilla sous lui. Il dit : Je suis orné de l’éclat de Dieu, je suis roi et je suis Mobed; j'empêcherai les méchants de faire le mal, je guiderai les esprits vers la lumière. D'abord il s'occupa des armes de guerre pour ouvrir aux braves la route de la gloire. Il amollit le fer par sa puissance royale, et lui donna la forme de casques, de lances, de cuirasses, de cottes de mailles, et d'armures pour couvrir les chevaux. Il acheva tout cela par les lumières de son esprit; il y travailla pendant cinquante ans, et se fit un trésor de ces armes. Pendant cinquante autres années, il tourna ses pensées vers la fabrication des vêlements, pour que l’on pût s'en couvrir aux jours de fête et de combat. Il fit des étoffes de lin, de soie, de laine, de poil de castor et de riche brocart; il enseigna aux hommes à tordre, à filer et à entrelacer la trame dans la chaine; et quand l’étoffe était tissue, ils se mirent à apprendre de lui, tout à la fois, à la laver et à en faire des habits. Cela étant achevé, il commença un autre travail; le monde était heureux par lui, et lui-même se trouvait heureux. Il réunit ensemble ceux qui exerçaient les mêmes professions et y employa cinquante ans. D'abord la caste de ceux qu'on nomme Amousian : sache qu'ils sont voués aux cérémonies du culte. Il les sépara du reste du peuple, et leur assigna les montagnes pour y adorer Dieu, pour s'y consacrer à la religion et se tenir en méditation devant Dieu le lumineux. De l'autre côté se plaça une caste, à laquelle fut donné le nom de Nisarian; ce sont eux qui combattent avec le courage des lions, qui brillent à la tête des armées et des provinces, qui ont à défendre le trône du roi, et à maintenir la gloire que donne la bravoure. Sache que la troisième caste porte le nom de Nesoudi : ils ne rendent hommage à personne; ils labourent, ils sèment, ils récoltent et se nourrissent des fruits de leurs travaux sans reproche. Ils n'obéissent à personne, quoique leurs vêtements soient pauvres, et leur oreille n'est jamais frappée par le bruit de la calomnie, ils sont libres, et la culture de la terre leur est due; ils n’ont pas d'ennemis; ils n'ont pas de querelles. Un homme sage et libre a dit : C'est la paresse qui rend esclaves ceux qui devraient être libres. La quatrième caste est celle des Abnoukhouschi, qui sont actifs pour le gain et pleins d'arrogance ; lés métiers sont leur occupation et leur esprit est toujours en souci. Djemschid y employa encore cinquante ans, pendant lesquels il conféra beaucoup de bienfaits. Il assigna à chacun la place qui lui convenait, et leur indiqua leur voie, pour que tous comprissent leur position et reconnussent ce qui était au-dessus et au-dessous d'eux. Puis le roi ordonna aux Divs impurs de mêler de l'eau avec de la terre; et lorsqu'ils eurent compris ce qu'on pouvait en faire, ils préparèrent des moules pour y former des briques légères. Les Divs construisirent d'abord un fondement avec des pierres et du mortier, puis ils élevèrent au-dessus des ouvrages selon les règles de l'art, comme des bains et de hauts édifices, et un palais pour que l’infortune y trouvât un asile. Il employa un autre espace de temps pour chercher parmi les pierres celles qui sont précieuses, et le roi investigateur fit ressortir leur éclat; il découvrit toute espèce de minéraux précieux comme le rubis, l'ambre jaune, l’argent et l'or. Il les sépara des autres pierres par son art magique, et résolut entièrement ce mystère. Puis il inventa les parfums que les hommes aiment à respirer, comme le baume, le camphre et le pur musc; comme l’aloès, l’ambre et l’eau de rose limpide. Après, il inventa la médecine, les remèdes contre tout mat, et les moyens de conserver la santé et de guérir les blessures. Il mit au jour tout ce qui était secret; jamais le monde n’avait possédé un investigateur comme lui. Ensuite il se mit à parcourir les mers dans un vaisseau, visitant rapidement pays après pays. C'est ainsi qu'il remplit encore cinquante années, et nulle qualité des êtres ne restait cachée devant son esprit.

Lorsque toutes ces grandes choses furent accomplies, il ne vit plus dans le monde que lui-même; lorsque toutes ces entreprises eurent réussi, il essaya de s'élever au-dessus de sa haute condition. Il fit un trône digne d'un roi, et y incrusta toute sorte de pierreries ; et à son ordre les Divs le soulevèrent et le portèrent de la terre vers la voûte du ciel. Le puissant roi y était assis comme le soleil brillant au milieu des cieux. Les hommes s'assemblèrent autour de son trône, étonnés de sa haute fortune; ils versèrent sur lui des joyaux, et donnèrent à ce jour le nom de jour nouveau (Neurouz) : c était le jour de la nouvelle année, le premier du mois Ferverdin. En ce jour, le corps se reposait de son travail, le cœur oubliait ses haines. Les grands, dans leur joie, préparèrent une fête, ils demandèrent du vin, des coupes et des chanteurs; et cette glorieuse fête s'est conserve, de ce temps jusqu'à nous, en souvenir du roi.

Ainsi s'étaient passés trois cents ans, pendant lesquels la mort était inconnue parmi les hommes. Ils ne connaissaient ni la peine, ni le malheur, et les Divs étaient ceints comme des esclaves. Les hommes étaient attentifs aux ordres de Djemschid, et les doux sons de la musique remplissaient le monde. Ainsi passèrent les années : Djemschid brillait de la splendeur des rois ; le monde était en paix par les efforts de ce maître fortuné. Le roi reçut toujours d nouveaux messages de Dieu, et, pendant longtemps, les hommes ne virent en lui rien que de bien. Le monde tout entier lui était soumis, et il était assis dans la majesté des rois; mais tout à coup il fixa son regard sur le trône du pouvoir, et ne vit plus dans le monde que lui-même; lui qui avait rendu jusque-là hommage à Dieu, devint orgueilleux, il se délia de Dieu et ne l’adora plus. Il appela de l’armée tous les grands de l'empire et leur fit beaucoup de discours; il dit à ces vieillards puissants : Je ne reconnais dans le monde que moi ; c'est moi qui ai fait naître l'intelligence dans l'univers, et jamais le trône glorieux des rois n'a connu un maître comme moi; c'est moi qui ai parfaitement ordonné le monde, et la terre n'est devenue ce qu'elle est que par ma volonté. C'est à moi que vous devez votre nourriture, votre sommeil, votre tranquillité; c'est à moi que vous devez vos vêtements et toutes vos te jouissances. Le pouvoir, le diadème et l'empire sont à moi. Qui oserait dire qu'il y a un roi autre que moi? J'ai sauvé le monde par les médecines et les remèdes, de sorte que les maladies et la mort n'ont atteint personne : tant que le monde aura des rois, qui d'entre eux pourrait éloigner la mort, si ce n'est moi? C'est moi qui vous ai doués d'âme et d'intelligence; et il n'y a que ceux qui appartiennent à Ahriman qui ne m'adorent pas. Maintenant que vous savez que c'est moi qui ai fait tout cela, il faut reconnaître en moi le créateur du monde. Tous les Mobeds laissaient tomber leur tête, personne ne savait que répondre.

Après ce discours, la grâce de Dieu se retira de lui, et le monde se remplit de discorde. Chacun détourna sa face de la cour du roi, aucun des grands ne resta auprès de lui, et pendant vingt-trois ans ils tinrent l'armée dispersée et loin de la cour. Quand la raison ne se soumet pas à Dieu, elle amène la destruction sur elle-même et s'anéantit. Un homme sage a dit avec justesse et prudence : Quoique tu sois roi, pratique l'humilité envers Dieu; car quiconque ne révère pas le Créateur, ne trouve de tous côtés que des terreurs. Le jour s'obscurcit devant Djemschid; son pouvoir, qui avait illuminé le monde, disparut; le sang coula de ses yeux sur son sein; il demanda pardon à Dieu : mais sa grâce l’avait abandonné, et les terreurs du criminel s’étaient emparées de lui.

HISTOIRE DE ZOHAK ET DE SON PERE.

Il y avait dans ce temps un homme vivant dans le désert des cavaliers armés de lances : c'était un grand roi et un homme vertueux, qui s'humiliait dans la crainte de Dieu, le maitre du monde. Son nom était Mardas; il était juste et généreux au plus haut degré. Il avait des bêtes à lait, de chaque espèce mille, des chèvres, des chameaux et des brebis, que cet homme pieux confiait à ses bergers. De même il avait des vaches qui donnaient du lait, et des chevaux arabes semblables à des Péris; et à quiconque demandait du lait, il en donnait avec empressement. Cet homme pieux avait un fils qu'il aimait d'une grande tendresse : Zohak était le nom de l'ambitieux. Il était courageux, léger et sans souci. On l'appela aussi Peiverasp : c'était son nom en pehlevi (Peiver est un nombre dans cette langue, et signifie dix mille); car il possédait dix mille chevaux arabes aux brides d'or, dont le renom était grand. Il était jour et nuit presque toujours à cheval pour acquérir du pouvoir, mais non pour faire du mal.

Un jour Iblis[4] se présenta à son palais sous la forme d'un homme de bien ; il détourna le cœur du prince de la bonne voie, et le jeune homme prêta l’oreille à ses discours. Les paroles d’Iblis lui parurent douces; il ne se doutait point de ses mauvaises intentions : il lui abandonna son esprit, son cœur et son âme pure, et répandit de la poussière sur sa tête. Lorsqu’Iblis vit qu'il avait abandonné son cœur au vent, il en eut une joie immense. Il adressa beaucoup de discours avec décence et douceur à ce jeune homme, dont le cerveau était vide de sagesse. Iblis lui dit : Je sais beaucoup de choses que personne ne peut apprendre que de moi. Le jeune homme lui répondit : Dis, et ne tarde pas; enseigne-moi, homme aux bons avis. Iblis demanda d'abord son serment, promettant qu’il lui révélerait après la parole de la vérité. Le jeune homme, qui était simple de cœur, fit comme il lui disait, et prêta le serment qu'il lui avait demandé : Je ne révélerai pas ton secret, j'obéirai à tout ce que tu me diras. Alors Iblis lui dit : Pourquoi y aurait-il dans le palais un autre maître que toi, ô seigneur illustre? A quoi bon un père quand il y a un fils comme toi? Ecoute maintenant mon conseil. La vie de ce vieillard sera encore longue, et pendant ce temps tu resteras dans l'obscurité. Prends son trône puissant; c'est à toi que doit appartenir sa place; et si tu veux suivre mon avis, tu seras un grand roi sur la terre.

Lorsque Zohak entendit cela, il se mita rêver, et son cœur s’apitoyait sur le sang de son père. Il dit à Iblis : Cela ne se peut pas; conseille-moi autre chose, car cela n'est pas possible. Iblis lui répondit : Si tu n'accomplis pas mon ordre, si tu manques à ta promesse et à la foi jurée, ton serment et mon lien demeureront attachés à ton cou ; tu seras un être vil, et ton père restera en honneur. Il enveloppa ainsi de ses filets la tête de l’Arabe, et l’amena à se décider à lui obéir. Zohak lui demanda quel moyen il devait prendre, et promit de ne s'écarter en rien de son avis. Iblis lui dit : Je te préparerai les moyens, j'élèverai ta tête jusqu'au soleil; tu n'as qu'à observer le silence : voilà tout. Je n'ai besoin de l'aide de personne; je disposerai tout comme il faudra : seulement garde-toi de tirer du fourreau l'épée de la parole.

Le roi avait dans l'enceinte du palais un jardin qui réjouissait son cœur; il avait coutume de se lever avant le jour, pour se préparer à la prière, et de se laver secrètement, dans le jardin, la tête et le corps, sans avoir même un serviteur pour porter son flambeau. Le vil Div perverti creusa dans ce chemin une fosse profonde, couvrit le précipice avec des broussailles, et répandit de la terre dessus. La nuit vint, et le chef des Arabes, ce prince puissant et glorieux, alla vers le jardin; et lorsqu'il se fut approché du lieu où était la fosse, son étoile pâlit: il tomba dans le fossé et se brisa misérablement. Ainsi périt cet homme bon et pieux. Jamais il n'avait traité avec dureté son fils pour aucune action bonne ou mauvaise. Il l'avait élevé avec tendresse et avec soin; il était content de lui, et lui donnait des trésors; et c'est ainsi que son fils malheureux et méchant ne voulut pas répondre à sa tendresse comme il aurait dû, ne fût-ce que par honte. Il se rendit complice du meurtre de son père. J'ai entendu dire par un sage, que même un mauvais fils, fût-il un lion féroce, n'ose verser le sang de son père. S'il y a un mot à cette énigme, c'est chez la mère que l'investigateur peut en apprendre le mystère. Ainsi s'empara le vil, le criminel Zohak du trône de son père; il mit sur sa tête la couronne des Arabes, et gouverna son peuple en bien et en mal.

Iblis voyant ces choses accomplies, trama un nouveau plan, et dit à Zohak : Aussitôt que tu as tourné ton cœur vers moi, tout ce que tu désirais au monde, tu l'as obtenu; et si tu veux de nouveau réengager par serment, si tu veux m'obéir et suivre mes ordres, alors le monde entier sera ton royaume; les animaux sauvages, les oiseaux et les poissons seront à toi. Lorsqu'il eut parlé de cette manière, il prépara quelque chose de nouveau, et imagina une autre ruse étonnante.

IBLIS SE PRÉSENTE COMME CUISINIER.

Il se donna la forme d'un jeune homme à la parole facile, intelligent et pur de corps. Il se présenta devant Zohak avec des paroles respectueuses, disant : Puissé-je être agréable au roi! je suis un cuisinier pur et renommé. Zohak l’écouta, le reçut bien, lui assigna un lieu pour son travail, et les clefs de la cuisine du roi lui furent remises par un puissant Destour. Les aliments étaient alors peu variés, car on ne se nourrissait pas de chair; de tout ce que porte la terre, on ne mangeait que les végétaux.[5]

Ahriman, aux desseins funestes, se consulta alors, et se résolut à tuer des animaux. Il voulait nourrir Zohak de toute espèce de viandes, tant d'oiseaux que de quadrupèdes, et l'y amena par degrés. Pour lui donner du courage, il le nourrissait de sang comme un lion ; il obéissait à la moindre de ses paroles; il faisait son cœur esclave des ordres de Zohak. Il commença par lui préparer du jaune d'œuf, ce qui lui donna une santé vigoureuse en peu de temps; et le roi fortuné ayant mangé, rendit grâces à Ahriman, et fit ses délices de cette nourriture. Iblis le trompeur lui dit : Puisse le roi qui porte haut la tête, vivre éternellement! Je lui préparerai demain un mets qui le nourrira dune nourriture parfaite. Il s'en alla et médita toute la nuit quel plat merveilleux il pourrait préparer pour le lendemain. Le lendemain, lorsque la coupole d'azur amena au monde le rubis rouge, il prépara un mets de perdrix et de faisans argentés, et l'apporta le cœur plein d'espoir. Le roi des Arabes se mit à en manger, et abandonna son esprit imprudent à son penchant pour Iblis, qui, le troisième jour, servit sur sa table des oiseaux et de l'agneau mêlés ensemble. Le quatrième jour, lorsqu'il mît la table, il avait assaisonné le dos d'un veau avec du safran, de l'eau de rose, du vin vieux et du musc pur. Le roi y porta la main et en mangea; il s'étonna de l'intelligence de cet homme, et lui dit : Cherche ce que tu pourrais désirer, et demande-le-moi, ô homme de bien. Le cuisinier lui répondit : O roi, puisses-tu vivre content et puissant à jamais ! mon cœur est plein d'amour pour toi, et te voir est tout ce que mon âme désire. Je n'ai qu'une chose à demander au roi, bien que cet honneur soit au-dessus de moi; c'est qu'il veuille permettre que je baise le haut de ses épaules et que j'y applique mes yeux et ma face. Zohak, en entendant ce discours, ne se douta pas de son intention secrète, et lui dit : vie t'accorde ta demande, il se peut qu'il en revienne quelque honneur à ton nom. Il lui permit donc de le baiser sur les épaules, comme étant son ami. Ahriman le baisa, et disparut de la terre; personne n'a jamais vu chose si étonnante.

Il sortit un serpent noir de chaque épaule de Zohak, qui en fut consterné, et chercha de tous cotes un remède; à la fin il les fit couper tous les deux de dessus ses épaules : mais (avec raison tu restes stupéfait) les deux serpents noirs poussèrent de nouveau comme deux branches d'arbre sur les épaules du roi. De savants médecins s'assemblèrent; chacun dit son avis à son tour, et ils firent des enchantements de toute espèce, mais aucun ne sut remédier au mal. Puis le rusé Iblis se présenta soudain devant Zohak sous la forme d'un savant médecin, et lui dit : C'était une chose inévitable. Laisse les serpents, et ne les coupe pas aussi longtemps qu'il y aura de la vie en eux. Prépare-leur de la nourriture, et fais-les manger pour les apaiser; c'est le seul remède dont tu doives te servir. Ne leur donne à manger que des cervelles d'homme, il se peut que cet aliment les fasse mourir. Quel pouvait être le but du chef des féroces Divs dans cette confusion? Que voulait-il par ce conseil, si ce n'est de préparer en secret un moyen de dépeupler le monde?

MORT DE DJEMSCHID.

Après cela, de grands tumultes remplirent l’Iran, et de tous côtés il n'y eut que combats et discordes; le jour brillant et pur devint noir; les hommes brisèrent les liens de Djemschid, la grâce de Dieu se retira de lui, et il tomba dans la tyrannie et la démence. De tous côtés s'élevèrent des rois; sur toutes les frontières se montrèrent des grands de l'empire, qui rassemblèrent des armées et se préparèrent pour le combat, car ils avaient arraché de leur cœur l’amour de Djemschid. Tout à coup une armée sortit de l'Iran, et se dirigea vers le pays des Arabes. Ils avaient entendu dire qu'il y avait là un homme inspirant la terreur, à face de serpent; et les guerriers de l'Iran, qui tous demandaient un roi, se dirigèrent vers Zohak. Ils lui rendirent hommage, comme à leur maître; ils lui donnèrent le titre de roi de l'Iran. L'homme à face de serpent vint dans l'Iran, rapide comme le vent, pour se mettre la couronne sur la tête; il rassembla une armée de toutes les provinces de l'Iran et de l'Arabie. Il tourna son regard vers le trône de Djemschid, il prit le monde comme une bague pour Je doigt. La fortune abandonna Djemschid, et le nouveau roi le serrant de près, il s'enfuit et lui laissa le trône et la couronne, le pouvoir, la tiare, le trésor et l'armée; il disparut, et le monde devint noir pour lui, quand il eut abandonné à Zohak son trône et son diadème.

Durant cent ans personne dans le monde ne le vit; il avait disparu des yeux des hommes[6] ; mais dans la centième année, ce roi infidèle à la pure doctrine apparut un jour sur le bord de la mer de Chine. Zohak le saisit à l’improviste, et ne lui accorda pas un long délai; il le fit scier en deux, et délivra le monde de lui et de la peur qu'il inspirait. Djemschid s'était caché pendant quelque temps devant l’haleine du serpent, mais à la fin il ne put se soustraire à lui. Ainsi disparut son trône royal et sa puissance; le sort le brisa comme une herbe fanée. Qui était plus grand que lui sur le trône des rois? Mais quel fruit lui revint d'avoir supporté tant de soucis? Sept cents ans avaient passé sur lui, et lui avaient apporté tout bonheur et tout malheur. A quoi sert une vie longue? car le monde ne te révèle jamais le secret de ton sort. Il te nourrit de miel et de sucre, et ton oreille n'est frappée que de sons agréables; mais au moment oh tu te vantes qu'il a versé sur toi ses faveurs, que toujours il te montrera sa face d'amour; au moment où il te flatte et te caresse, quand tu lui as ouvert tous tes secrets, alors il joue avec toi un jeu perfide et fait saigner ton cœur de douleur. Mon cœur est fatigué de ce monde transitoire. Dieu, délivre-moi promptement de ce fardeau !

V

ZOHAK

(Son règne dura 1000 ans.)

Zohak[7] s'étant emparé du trône des rois, y resta mille ans; le monde entier se soumit à lai, et un long espace de temps se passa ainsi. Les coutumes des hommes de bien disparurent, et les désirs des méchants s'accomplirent La vertu était méprisée, la magie était en honneur, la droiture demeurait cachée, le vice se montrait au grand jour. Les Divs étaient puissants à faire le mal, et l’on n'osait parler de ce qui est bien qu'en secret. On tira du palais de Djemschid deux innocentes femmes, tremblantes comme les feuilles du peuplier, toutes les deux filles de Djemschid. Elles étaient comme la couronne pour la tête des femmes : Schehrinaz était le nom d'une de ces femmes voilées; l'autre s'appelait Arnewaz, et sa face était comme la face de la lune. On les amena au palais de Zohak; on les livra à ce monstre à tête de serpent, qui les éleva dans les voies de la méchanceté, et leur enseigna la perversité et la magie. Il ne pouvait enseigner que l’amour du mal, que la dévastation, le meurtre et l’incendie.

Le cuisinier amenait chaque nuit dans le palais du roi deux jeunes gens, tantôt d'humble naissance, tantôt de noble origine, pour en préparer un remède à Zohak. Il les tuait, ôtait leurs cervelles et en faisait une nourriture pour les serpents. Or, il y avait dans le pays du roi deux hommes purs, deux hommes nobles, de race Parsi : l’un se nommait Irmaïl le pieux; l'autre, Guirmaïl le clairvoyant. Il arriva qu'un jour se trouvant ensemble, ils parlèrent de toute chose, grande et petite, du roi injuste, de son armée, et de ces horribles coutumes dignes de lui. L'un dit: Nous devrions, par l’art de la cuisine, nous introduire auprès du roi, et appliquer notre esprit à imaginer quelque moyen de sauver chaque jour un de ces deux hommes dont on verse le sang. S'étant mis à l’œuvre, ils apprirent l’art du cuisinier, et réussirent à apprêter les mets dans les justes proportions. Alors ces deux hommes prudents se chargèrent de la cuisine du roi avec une joie secrète; et lorsque le temps fut venu de verser le sang des victimes, et de les arracher à la douce vie, on amena en hâte, et en les maltraitant devant les cuisiniers, deux hommes la fleur de la jeunesse, que les gardes du roi chargés de ses exécutions avaient pris, et qu'ils jetèrent ta face contre terre. Le cœur des cuisiniers était plein de douleur, leurs deux yeux pleins de sang, leur tête remplie du désir de vengeance. Ils se regardèrent l’un l'autre, et eurent horreur de la cruauté du roi de la terre. Ils tuèrent l'un des deux, car ils ne savaient aucun moyen de faire autrement, puis ils prirent la cervelle d'un mouton et la mêlèrent à la cervelle de l'homme. Ils accordèrent vie et protection à l'autre, et lui dirent: Prends les moyens de te sauver secrètement; garde-toi de séjourner dans une ville habitée; ta part dans le monde sera le désert et tria montagne. Au lieu de sa tête, ils prirent la vile tête de l'animal, et en firent un ragoût pour les serpents. De cette manière, trente jeunes gens étaient sauvés chaque mois; et lorsque les cuisiniers en avaient rassemblé deux cents, ils leur donnaient quelques chèvres et quelques moutons, sans que les jeunes gens sussent de qui leur venait ce don, et ils les envoyaient dans le désert. C'est d'eux qu'est née la race actuelle des Kurdes, qui ne connaissent aucune habitation fixe, dont les maisons sont des tentes, et qui n'ont dans le cœur aucune crainte de Dieu. La conduite de Zohak le pervers fut telle que, lorsque l'envie lui en prenait, il choisissait un de ses hommes de guerre, et le mettait à mort, en lui disant: Tu as fait alliance avec les Divs. Et s'il y avait une fille renommée pour sa beauté, cachée derrière le voile, pure et sans reproche, il en faisait son esclave. Il n'avait aucune vertu de roi, aucune loi, aucune foi.

ZOHAK VOIT FERIDOUN EN REVE.

Lorsqu'il lui restait encore quarante ans de vie, voici ce que Dieu amena sur sa tête. Il était endormi au profond de la nuit dans le palais des rois, à côté d'Arnewaz; alors il vit, de l'arbre royal, sortir tout à coup trois hommes de guerre, deux âges, et au milieu d'eux un plus jeune, ressemblant de taille à un cyprès, de visage à un roi; sa ceinture et sa marche étaient telles qu'il convient à un prince; il tenait dans la main une massue à tête de bœuf. Il venait droit vers Zohak pour le combattre, et le frappait de sa massue sur le front ; puis le jeune guerrier l'enroulait de la tête aux pieds avec sa courroie, il lui liait avec cette corde les deux mains à les rendre dures comme la pierre, et plaçait un joug[8] sur le col de Zohak. Il l'accablait de honte, de tourments, de chaleur et de douleur; il lui versait de la terre et de la poussière sur la tête, et le portait vers le mont Demavand, en courant, et le traînant après lui à travers la foule.

Le méchant Zohak se tordit en tremblant dans son sommeil, et levant tout à coup sa tête, il poussa un cri qui ébranla le palais aux cent colonnes. Ses femmes, à la face de soleil, sautèrent de leurs lits à ce cri de terreur du maitre puissant; Arnewaz dit à Zohak: O roi! confie-moi ce qui t’arrive. Tu dors dans ton palais en sûreté; qu'as-tu vu? qui a paru devant toi? Tout ce qui est dans le monde obéit; mes animaux sauvages, les Divs et les hommes sont tes gardiens; la terre avec ses sept Kischwers[9] est à toi; tout, depuis le firmament jusqu'au fond des mers,[10] t'appartient. Que t'est-il arrivé, que tu sautes ainsi de ton lit ? dis-le-nous, ô maître du monde. Le roi répondit: Un tel songe doit se tenir secret; car si je vous révélais cette histoire, votre cœur désespérait de ma vie. Arnewaz dit au roi puissant : Il faut nous confier ce secret ; peut-être que nous trouverons un remède, car il n'y a pas de mal sans remède. Alors le roi leur dévoila son secret, et leur dit son rêve de point en point. La belle répondit ainsi au roi : Ne néglige pas ceci, et cherche le moyen d'y remédier. Ton trône est le sceau de la fortune, le monde est brillant par la grandeur de ta destinée; tu tiens le monde sous l'anneau de ton doigt, les bêtes fauves et les oiseaux, les hommes, les Divs et les Péris. Assemble de tous les pays les grands d'entre les sages et ceux qui connaissent les astres, raconte tout aux Mobeds, examine tout, cherche à pénétrer ce mystère. Découvre qui est celui dont la main te menace, si c'est un homme, un Div ou un Péri; et quand tu le sauras, alors applique-toi sur-le-champ à y remédier. Ne te laisse pas étourdir par la peur du mal que te pourraient faire tes ennemis. Le roi plein de prudence approuva le conseil dont ce cyprès argenté avait jeté le fondement.

Le monde, plongé dans la nuit, était noir comme l'aile d'un corbeau; soudain la lumière se leva sur les montagnes, et tu aurais dit que le soleil eût versé des rubis sur l’azur du firmament Partout où il y avait des Mobeds éloquents, prudents et sages, le roi les fit venir auprès de lui de tous les pays, et cet homme au cœur brisé raconta le songe qu'il avait eu. Il les appela et les rassembla dans le même lieu, et leur demanda un secours contre la douleur qu’il ressentait. Il leur dit: Donnez-moi promptement un avis, dirigez mon esprit vers la lumière. Il les interrogea en secret pour connaître l'avenir, bon ou mauvais, qui l'attendait, disant: Comment finira ce temps pour moi? A qui sera cette couronne, ce trône et cette ceinture? Il faut que vous me dévoiliez ce mystère, ou que vous renonciez à votre vie. Les lèvres des Mobeds devinrent sèches, leurs joues devinrent pâles, leurs langues pleines de discours, leurs cœurs pleins de douleur. Ils se dirent : Si nous lui révélons ce qui doit arriver son âme s'en ira tout d'un coup, et pourtant sa vie est un bien inappréciable; et si nous ne lui révélons pas son avenir, alors il nous faudra dire adieu à la vie. Ainsi se passèrent trois jours sans que personne osât donner un avis. Le quatrième jour, le roi s'emporta contre les Mobeds, qui devaient lui montrer la voie à suivre, et les menaça de les faire pendre tout vifs, s'ils ne voulaient pas lui faire connaître l'avenir. Tous les Mobeds baissaient leurs têtes; leurs cœurs étaient brisés, leurs yeux pleins de sang.

Mais parmi ces grands, remplis de prudence, il y en avait un dont l'esprit était clairvoyant, dont la conduite était droite, un homme plein de sagesse et de vigilance ; son nom était Zirek ; il était supérieur à tous ces Mobeds ; son cœur se serra et ne trembla point; il délia sa langue devant Zohak, et lui dit: Vide ta tête de vent, car nul n'est enfanté par sa mère que pour mourir. Il y a eu avant toi beaucoup de rois dignes du trône de la puissance, ils ont eu beaucoup de soucis et beaucoup de joies, et leurs longs jours écoulés, ils sont morts. Quand tu serais un rempart de fer solidement fondé, la rotation du ciel te briserait également et tu disparaîtrais. Il y aura quelqu'un qui héritera de ton trône, et qui renversera ta fortune. Son nom sera Feridoun, et il sera pour la terre un ciel auguste. Il n’est pas encore sorti du sein de sa mère, et le temps de craindre et de soupirer n’est pas encore venu. Étant né dune mère pleine de vertu, il croîtra comme un arbre qui doit porter fruit; et quand il sera devenu un homme, sa tête touchera à la lune, puis il demandera la ceinture et la couronne, et le trône et le diadème. Sa taille sera comme un haut cyprès, il portera sur son épaule une massue d'acier. Il te frappera de sa massue à tête de bœuf, et te traînera en chaînes hors de ton palais. Zohak l’impur lui demanda : Pourquoi me liera-t-il ? Quelle raison a-t-il de me haïr? Le Mobed courageux lui dit: Si tu étais sage, tu saurais qu'on ne fait pas du mal sans raison; son père mourra de ta main, et cette douleur remplira son cœur de haine pour toi. Il se trouvera une vache d'une grande beauté qui servira de nourrice à ce futur maître du monde. Elle aussi sera tuée de ta main, et c'est pour la venger qu'il prendra la massue à tête de bœuf. Zohak l'entendit, il prêta l'oreille à ses paroles, puis tomba du trône et s'évanouit. L'illustre Mobed s'éloigna du puissant trône, craignant quelque malheur. Lorsque le roi eut repris ses sens, il remonta sur le trône royal, et fit chercher dans le monde entier des traces de Feridoun, en public et en secret; il n'avait ni repos, ni sommeil, ni faim, et le jour brillant était devenu sombre pour lui.

NAISSANCE DE FERIDOUN.

Ainsi passa un long temps pendant lequel l’homme aux serpents était en proie à sa terreur. Le bienheureux Feridoun[11] fut mis au monde par sa mère, et le sort de la terre allait changer. Feridoun grandit comme un cyprès élancé, il brillait de toute la splendeur de la majesté; la gloire de Djemschid était sur le futur maître du monde; il était semblable au soleil lumineux, nécessaire au monde comme la pluie, un ornement pour les esprits comme le savoir. Au-dessus de sa tête tournaient les sphères du ciel, et l’amour les rendait complaisantes pour lui. En même temps parut la vache Purmajeh (la belle), la plus merveilleuse de toutes les vaches. Lorsqu'elle fut mise au monde par sa mère, elle ressemblait à un paon, et chacun de ses poils brillait d'une couleur différente. Les sages, les astrologues et les Mobeds se rassemblèrent pour la voir; car personne dans le monde n'avait jamais vu une vache comme celle-ci, ni n'avait entendu parler de chose semblable par les vieux sages.

Zohak remplissait la terre de bruit, cherchant partout Feridoun, le fils d'Abtin. La terre devenait étroite pour Abtin; il s'enfuit, se lassa de la vie, et finit par tomber dans les filets du lion. Quelques-uns des gardes impurs de Zohak le rencontrèrent un jour, le prirent et ramenèrent lié comme une panthère devant Zohak, qui mit fin à ses jours. La prudente mère de Feridoun (elle se nommait Firanek, c'était une femme illustre qui brûlait d’amour pour son fils), ayant vu le malheur qui avait frappe son mari, prit la fuite, et, le cœur navré, courut en pleurant au jardin où se trouvait la fameuse vache Purmajeh, dont le corps brillait d'une si grande beauté. Elle se lamenta devant le gardien de ce jardin, et lui dit en inondant son sein de larmes de sang: Prends cet enfant qui a besoin de lait, et donne-lui un asile pendant quelques temps; reçois-le de sa mère et sers-lui de père; nourris-le du lait de cette belle vache. Si tu veux une récompense, ma vie est à toi; et je te donne mon âme pour garantie de tout ce que tu peux désirer. Le gardien de la forêt et de la belle vache répondit à Firanek à l’âme pure : Je serai devant ton fils comme un esclave, je remplirai le devoir que tu m'imposes. Alors la mère lui confia l'enfant, en lui donnant les conseils les plus convenables. Pendant trois ans, ce protecteur plein de prudence nourrit l'enfant du lait de la vache, comme aurait fait un père.

Mais Zohak ne se fatiguait pas de sa recherche, et le monde se remplissait de discours sur la vache. Un jour la mère arriva en courant au jardin, et dit au protecteur de l’enfant: Dieu a fait naître dans mon cœur une pensée prudente, il faut que je l’exécute, il n’y a pas de remède; car cet enfant et ma douce vie ne font qu'un. Je fuirai ce pays de magiciens, je m'en irai avec mon fils vers l’Hindoustan, je disparaîtrai du milieu de la foule, et je le porterai jusqu'au mont Elbourz. Et vite comme un coureur, elle emporta son fils, elle le porta comme une biche sauvage vers la haute montagne, où il se trouva un homme pieux qui ne s'occupait point des affaires de ce monde. O homme à la foi pure, lui dit Firanek, je suis une malheureuse du pays d'Iran. Sache que cet illustre enfant, qui est le mien, doit être le roi du peuple; il doit arracher à Zohak la tête et la couronne, il doit jeter sa ceinture sur la terre. Sois son gardien, sers-lui de père, et tremble pour sa vie. Cet homme pieux prit l'enfant, et ne poussa jamais un soupir de déplaisir. Un jour Zohak eut nouvelle de la forêt, de la vache et du parc, et plein de rage il y vint comme un éléphant furieux; il tua la vache Purmajeh, détruisit tous les animaux qu'il vit dans ce lieu, et en fit un désert. Il se précipita vers la maison de Feridoun, et la fouilla soigneusement; mais n'y trouvant personne, il lança le feu dans le palais, et en renversa les hautes murailles.

FERIDOUN QUESTIONNE SA MERE SUR SON LIGNAGE.

Lorsque deux fois huit ans eurent passé sur Feridoun, il descendit du mont Elborz dans la plaine, ii vint à sa mère et lui fit des questions, en disant : Dévoile-moi ce qui est secret ; dis-moi qui fut mon père, qui je suis par ma naissance, quel est mon lignage: car que dirai-je de mon origine en face du peuple? Raconte-moi ce que tu en sais. Firanek lui répondit: ô toi qui cherches la gloire, je te dirai tout ce que tu m'as demandé. Sache que dans le pays d'Iran il y eut un homme nommé Abtin; il était de race royale, prudent, sage, et un brave qui n’opprimait personne. Il descendait de Thahmouras le héros[12] et connaissait tous ses ancêtres de père en fils ; cet homme était ton père et mon tendre époux, et je n'eus de jours heureux que par lui. Il arriva que Zohak le magicien étendit, de l’Iran, la main pour te tuer; je t'ai caché à lui, et combien de jours malheureux n'ai-je pas passés! Ton père, cet homme illustre, a sacrifié pour toi sa douce vie. Deux serpents sortent des épaules de Zohak le magicien, ils portent la désolation dans l’Iran, et l’on prit la cervelle du crâne de ton père pour en faire une nourriture aux serpents. A la fin j'arrivai dans un parc dont personne n'avait connaissance; j'y vis une vache belle comme le printemps, de la tête aux pieds une merveille de couleur et de beauté. Son gardien, semblable lui-même à un roi, était assis devant elle dans une position respectueuse. Je te laissai à lui pendant longtemps, il t'éleva sur son sein avec tendresse, et le lait de la vache aux couleurs de paon te fit grandir comme un puissant crocodile. Le roi eut à la fin nouvelle de cette vache et de cette prairie. Je t'enlevai subitement du parc; je t'éloignai de l'Iran, de ton palais, de ta patrie. Zohak vint, il tua la vache merveilleuse, ta nourrice muette et pleine de tendresse, il fit voler la poussière de notre palais jusqu'au ciel et fit une ruine de ce haut édifice. Feridoun s'étonna, il écouta avec avidité, et les paroles de sa mère lui firent bouillonner le sang; son cœur se remplit de douleur, sa tête de désirs de vengeance, et la colère rida son front. Il répondit à sa mère : Le lion ne devient vaillant qu'en essayant ses forces. Maintenant que le magicien a accompli ses crimes, il faut que je prenne mon épée. Je m'en irai sous la garde du Dieu saint, et je ferai voler en l'air la poussière du palais de Zohak. Sa mère lui dit: Cela n'est pas sage, tu ne peux pas résister au monde entier. Zohak est le maître de la terre, il a la couronne et le trône et une année qui obéit à ses ordres; quand il le veut, cent mille hommes de chaque province viennent combattre pour lui. Le parti que tu veux prendre n'est pas conforme aux usages de ta famille, ni propre à satisfaire ton désir de vengeance. Ne regarde pas le monde avec les yeux de la jeunesse; car quiconque s'abreuve du vin de la jeunesse, ne voit dans le monde que lui-même, et, dans son ivresse, livre sa tête au vent Puissent tes jours être toujours beaux et heureux ! O mon fils, souviens-toi de mon conseil, et regarde comme du vent toute chose, excepté les paroles de ta mère.

HISTOIRE DE ZOHAK ET DE KAWEH LE FORGERON.

Zohak ne cessait jour et nuit de parler de Feridoun; la peur avait courbé sa haute stature, son cœur était en angoisse à cause de Feridoun. Il arriva qu'un jour il s'assit sur son trône d'ivoire, et mettant sur sa tête la couronne de turquoises, il appela auprès de lui les grands de tous les pays, pour en faire un appui à sa domination. Il parla ainsi aux Mobeds : O vous, hommes vertueux, nobles et prudents ! J’ai un ennemi secret comme tous les sages le savent. Je ne méprise pas un ennemi, bien qu'il soit faible; car je crains que la fortune ne me trahisse. Il faut que j'augmente ma milice, que je la compose d'hommes, de Divs et de Péris. Oui, je veux rassembler une armée, et y mêler les hommes et les Divs. Il faut que vous y veniez à mon aide, car je ne puis supporter patiemment un tourment pareil, Maintenant il faut que vous m'écriviez une déclaration portant que, comme roi, je n'ai semé que la semence du bien, que je n'ai prononcé que les paroles de la vérité, que je n'ai jamais voulu enfreindre la justice. Tous les grands, de peur du roi, consentirent à sa demande, et tous, jeunes et vieux, ils certifièrent cette déclaration au gré du serpent impur.

Mais tout à coup se fit entendre la porte du roi un cri de quelqu'un qui demandait justice. On appela devant le roi l'homme qui se plaignait d'oppression, et on le plaça devant l'assemblée des grands. Le puissant roi lui dit avec un regard consterné : Nomme celui qui t'a fait tort. L'homme cria, frappa sa tête de ses mains en voyant le roi, et dit: Je suis Kaweh; ô roi, je demande justice. Rends-moi justice; je suis venu en hâte, et c'est toi que j'accuse dans l'amertume de mon âme. Si tu voulais être juste, ô roi, tu augmenterais ta propre fortune. Il y a longtemps que tu exerces sur moi ta tyrannie, et tu m'as souvent enfoncé un poignard dans le cœur. Si tu n'as pas eu la volonté de m'opprimer, pourquoi as-tu porté la main sur mes fils? J'avais dix-sept fils, maintenant il ne m'en reste qu’un. Rends-moi ce seul enfant; pense que mon cœur brûlera de douleur toute ma vie. O roi, dis-moi une fois quel mal j'ai fait; et si je suis sans faute, ne cherche pas un prétexte contre moi. Pense à mon état, ô roi, et n'accumule pas les malheurs sur ma tête. Le temps a courbé mon dos, mon cœur est sans espoir, ma tête pleine de douleur. Je n'ai plus de jeunesse, je n'ai plus de fils, et il n'y a dans le monde aucun lien comme celui qui nous lie à nos enfants. L'injustice doit avoir un milieu et une fin, et la tyrannie même a besoin d'un prétexte; mais dis-moi sous quel prétexte tu verses des malheurs sur moi. Je suis un homme innocent, un forgeron; mais le roi a jeté du feu sur ma tête. Tu es roi, et tu as beau avoir la figure d'un serpent, tu me dois justice en cette occasion. Tu es le maître des sept zones de la terre; mais pourquoi tous les malheurs et toutes les misères sont-ils notre partage? Tu me dois compte de ce que tu as fait, et le monde en sera stupéfait. Il verra, par le compte que tu me rendras, quel a été mon sort sur la terre, et qu'il a fallu donner à tes serpents les cervelles de tous mes fils.

Le roi le regarda en écoutant ses discours, et s'étonna de ce qu'il venait d'entendre; on lui rendit son fils et on tacha de le gagner par de bonnes paroles. Ensuite le roi demanda à Kaweh de confirmer la déclaration des grands ; Kaweh la lut, et se tourna rapidement vers les anciens de l’empire, en criant: complices du Div, qui avez arraché de votre cœur toute crainte du maître du ciel, vous vous êtes tournés vers l’enfer, vous avez asservi vos âmes à ses ordres. Je ne signerai pas cette déclaration, et je ne me mettrai pas en peine du roi. Il se leva en criant et tremblant de colère, il déchira la déclaration et la jeta sous ses pieds; puis, précédé de son noble fils, il sortit de la salle en poussant dans les rues des cris de rage.

Les grands témoignèrent leur respect au roi, disant : roi glorieux de la terre ! aucun vent malfaisant n'ose souffler du ciel sur ta tête au jour du combat. Pourquoi as-tu reçu avec honneur devant toi Kaweh à la parole grossière, comme s'il était un de tes amis? Il déchire notre déclaration, qui nous liait à toi; il s'affranchit de l'obéissance envers toi. Il s'est retiré le cœur et la tête remplis du désir de la vengeance; on dirait qu'il a pris le parti de Feridoun. Jamais nous n'avons vu une chose plus affreuse; nous en sommes restés stupéfaits. Le roi glorieux leur répondit vivement : Vous allez entendre de moi une chose étonnante. Lorsque Kaweh parut sous la porte, et lorsque mes deux oreilles ont été frappées de ses cris, vous auriez dit qu'il s'élevait dans la salle, entre lui et moi, une montagne de fer; el lorsqu'il s'est frappé la tête de ses deux mains, chose étonnante ! mon cœur a été comme brisé. Je ne sais ce qui en arrivera, car personne ne peut connaître le secret des sphères du ciel.

Lorsque Kaweh fut sorti de la présence du roi, la foule s'assembla autour de lui à l’heure du marché; il criait : demandant du secours et appelant le monde entier pour obtenir justice. Il prit le tablier avec lequel les forgerons se couvrent les pieds quand ils frappent avec le marteau, il le mit au bout dune lance, et fit lever la poussière dans le bazar, il marchait avec sa lance en criant : hommes illustres ! vous qui adorez Dieu, vous tous qui avez de l'affection pour Feridoun, qui désirez vous délivrer des liens de Zohak; allons tous auprès de Feridoun, et reposons-nous dans l’ombre de sa majesté! Déclarez tous que votre maître est un Ahriman; et dans son cœur ennemi de Dieu; ce tablier sans valeur et sans prix nous fera distinguer les voix de nos amis et celles de nos ennemis. Il s'avançait au milieu des braves, et une troupe considérable se formait autour de lui. Il apprit dans quel endroit était Feridoun; il marcha tête baissée, allant tout droit vers ce lieu. Ils arrivèrent ainsi en face du palais du jeune roi ; lorsqu'ils l'aperçurent de loin ils poussèrent un cri de tonnerre. Le roi vit le tablier sur la pointe de la lance, et l'accepta comme un signe de bonheur. Il le revêtit de brocart de Roum et l’orna d'une figure de pierreries sur un fond d'or; il le couronna d'une boule semblable à la lune, et en tira un augure favorable ; il y fit flotter des étoffes rouges, jaunes et violettes, et lui donna le nom de Kawéiani direfsch (l'étendard de Kaweh). Depuis ce temps, tous ceux qui sont montés sur le trône des rois, tous ceux qui ont mis sur leur tête la couronne impériale, ont ajouté de nouveaux et toujours nouveaux joyaux à ce vil tablier du forgeron, ils l'ont orné de riches brocarts et de soie peinte; et c'est ainsi qu'a été formé cet étendard de Kaweh qui brillait dans la nuit sombre comme un soleil, et par qui le monde avait le cœur rempli d'espérance.[13]

Le monde resta ainsi pendant quelque temps, et l'avenir était obscur. Mais Feridoun, lorsqu'il vit la terre dans cet état, soumise à la domination du méchant Zohak, se présenta devant sa mère, prêt pour le combat, et le casque des rois sur la tête; il lui dit : Je dois aller à la guerre, il ne te reste qu'à prier Dieu. Le Créateur est plus puissant que le monde; joins tes deux mains dans la prière devant lui, dans le bonheur et dans le malheur. Les larmes coulèrent des cils de sa mère; elle adressait des prières au Créateur, le cœur plein de sang. Elle dit à Dieu : maître du monde, je place en toi ma confiance; détourne de sa vie les coups des méchants, délivre la terre des hommes insensés.

Feridoun s'apprêta aussitôt à marcher; mais il voulut tenir son plan secret. Il avait deux frères, ses nobles compagnons, tous deux plus âgés que lui; l’un s'appelait Kejanousch, l’autre Purmajeh le joyeux. Feridoun s'ouvrit à eux, leur disant : Hommes de cœur ! ayez bonne espérance, le ciel ne tourne que pour le bien, et la couronne royale nous sera rendue. Amenez-moi des forgerons habiles pour me fabriquer une lourde massue. Lorsqu'il leur eut dit ces paroles, ils se levèrent tous les deux, et coururent au bazar des forgerons; et tous ceux qui désiraient acquérir un nom, se présentèrent devant Feridoun, qui prit aussitôt un compas, avec lequel il figura la forme de la massue, en traçant sur la terre un dessin qui représentait une tête de buffle. Les forgerons se mirent à l'œuvre, et lorsque la lourde massue fut achevée, ils apportèrent devant le futur roi la massue resplendissante comme le soleil dans le ciel. Il approuva le travail des forgerons ; il leur donna des habits, de l’or et de l'argent ; il leur donna des espérances brillantes, et beaucoup de promesses d'un plus bel avenir, disant : Quand j'aurai mis sous la terre le serpent, je laverai la poussière de vos têtes, je ferai régner la justice sur toute la terre, en invoquant le nom de Dieu le très juste.

FERIDOUN SE MET EN MARCHE POUR COMBATTRE ZOHAK.

Feridoun leva sa tête jusqu'au soleil, et se ceignit étroitement pour venger son père. Il se mit en marche, plein de joie, au jour Khordad, sous une bonne étoile, et avec des augures qui remplissaient le monde de lumière. L'armée s'assembla devant son trône, et son trône toucha les nues; les buffles et les éléphants qui portaient haut la tête, chargés de bagages, devançaient l'armée. Kejanousch et Purmajeh se tenaient aux côtés du roi, comme s'ils avaient été ses jeunes frères rendant hommage à leur aîné. Il alla de station en station, prompt comme le vent, la tête remplie du désir de la vengeance, le cœur plein de l'amour de la justice. Montés sur de rapides chevaux arabes, ils arrivèrent à un endroit, où ils trouvèrent des adorateurs de Dieu. Feridoun descendit dans ce lieu de saints, et leur envoya son salut. Lorsque la nuit fut profonde, un être bienveillant s'avança de ce lieu vers lui; ses cheveux, noirs comme le musc, descendaient jusqu'à terre, sa figure ressemblait à celles des houris du paradis. C'était un ange, venu du paradis pour annoncer à Feridoun la bonne et la mauvaise fortune. Il s'approcha du roi, semblable à un Péri, et lui enseigna en secret l’art de la magie, afin qu’il possédât la clef de ce qui est fermé, afin qu'il pût découvrir par son art ce qui est caché. Feridoun comprit que cela lui venait de Dieu, que ce n'était pas l'œuvre d'Ahriman, ni celle d'un méchant. Sa joue en rougit de joie, il se vit jeune de vie et de domination. Ses cuisiniers lui préparèrent sa nourriture, et placèrent devant le prince une table digne des grands. Lorsqu'il eut achevé de boire, il se hâta de se coucher, car il sentait sa tête lourde, et il avait envie de dormir.

Mais ses frères, ayant vu le départ de l'homme de Dieu, la conduite de Feridoun et sa bonne fortune, s'élevèrent aussitôt tous les deux contre lui, et se préparèrent à le faire périr. Sur une haute montagne s'élevait un rocher; les deux frères s'éloignèrent en secret de la foule; étant allés pendant la longue nuit au pied de cette montagne, où le roi se livrait à un doux sommeil, ces deux méchants montèrent sur la hauteur sans que personne les aperçût; mais quand ils eurent détaché le rocher de la montagne pour écraser subitement la tête de leur frère, et qu'ayant fait rouler la pierre du haut de la montagne, ils croyaient déjà avoir tué le roi endormi, par l'ordre de Dieu, Feridoun s'éveilla de son sommeil au bruit de la pierre, il l’arrêta par son art magique à la place où elle se trouvait, et elle ne roula plus l'espace d'un atome. Ses frères reconnurent que c'était l'œuvre de Dieu, et que le plan du méchant et les bras du pervers y étaient impuissants. Feridoun prit ses armes sans rien dire et sans leur parler de ce qui s'était passé; il s'avança, Kaweh précédant son armée ; il s'éloigna rapidement de ce lieu, déployant l'étendard Kawejaneh, le noble étendard royal. Il s'avança vers la rivière d'Arwend, comme un homme qui ambitionne un diadème. (Si tu ne sais pas la langue pehlevie, sache que l'Arwend s'appelle en arabe Dijleh, le Tigre.) Le noble roi fit sa seconde station sur les bords du Tigre, et dans la ville de Bagdad. Arrivé sur le fleuve Arwend, il envoya son salut au gardien du passage : Envoyez sur-le-champ des canots et des barques de ce côté du fleuve. Le roi victorieux fit dire aux Arabes encore une fois : Amenez-moi des barques et transportez-moi avec mon armée, à l'autre rive; ne laissez personne de ce côté. Le gardien du fleuve n'envoya pas de barques, et ne vint pas comme Feridoun lui avait ordonné; il répondit : Le roi m'a donné en secret l'ordre de ne laisser passer aucun canot sans avoir reçu auparavant une permission scellée de son sceau, Feridoun l'entendit avec colère ; le fleuve furieux ne lui inspira aucune crainte, il serra étroitement sa ceinture royale, s’assit sur son cheval de guerre au cœur de lion, et la tête remplie du désir de vengeance et de combat, il lança son cheval couleur de rose dans le fleuve. Tous ses compagnons serrèrent leurs ceintures, tous se précipitèrent ensemble dans le fleuve sur leurs chevaux aux pieds de vent; ils enfonçaient dans l’eau jusqu'au-dessus des selles, et les têtes de ces fiers guerriers furent saisies de vertige lorsque leurs chevaux plongèrent dans les flots; du milieu du fleuve ils levèrent leurs corps et leurs bras comme des têtes de spectres dans une nuit sombre. Ils atteignirent la terre, avides de vengeance, et se dirigèrent vers Beit-ul-Mukaddes. (Quand on parlait pehlevi, on l'appelait Gangui-Dizhoukht ; aujourd'hui en arabe, nommez-la la maison sainte.) Sache que c'était le palais élevé de Zohak.

En sortant du désert, ils s'approchèrent de la ville dont ils cherchaient la possession ; de la distance d'un mille, Feridoun jeta un regard sur cette ville royale, et y vit un palais dont les murs s'élevaient plus haut que Saturne : on aurait dit qu'il était construit pour arracher les étoiles du ciel. Il brillait comme Jupiter dans la sphère céleste; c'était un lieu de joie, de repos et de plaisir. Feridoun reconnut que c'était le palais du dragon, car c'était un lieu vaste et plein de magnificence. Il dit à ses compagnons : Je crains celui qui a pu construire avec cette poussière obscure et faire sortir du fond de la terre un palais si élevé, je crains qu'il n’y ait un concert secret entre la fortune et lui; mais il vaut mieux nous précipiter tout d'abord sur le lieu du combat que de perdre du temps. Il dit, il porta sa main sur sa lourde massue, et abandonna les rênes à son cheval fougueux ; tu aurais dit que c'état une flamme qui s'élançait devant les gardiens du palais. Il détacha sa lourde massue de la selle ; tu aurais dit qu'il repliait la terre sous lui. Le jeune homme sans expérience, mais plein de courage, entra à cheval dans le palais immense; aucun des gardiens n'osa rester à la porte : Feridoun en rendit grâce au Créateur du monde.

FERIDOUN VOIT LES FILLES DE DJEMSCHID.

Il vit un talisman que Zohak avait préparé et dont la tête s'élevait jusqu'au ciel; Feridoun le jeta du haut en bas, parce qu'il vit qu'il portait un nom autre que celui de Dieu. Il frappa de sa massue à tête de bœuf la poitrine de tous ceux qui s'offraient à lui; avec sa lourde massue il brisa les têtes des magiciens qui se trouvaient dans le palais, et qui tous étaient des Divs valeureux et renommés ; il s'assit sur le trône du roi idolâtre, il plaça son pied sur le trône de Zohak, il s'empara de sa couronne royale et prit sa place. Il regarda de tous côtés dans son palais, mais il ne trouva aucune trace de Zohak; il tira de l’appartement des femmes deux belles aux yeux noirs, au visage brillant comme le soleil. Il ordonna d'abord de laver leurs corps, puis se mit à purger leurs âmes de leurs ténèbres. Il leur montra la voie du très saint juge du monde et les purifia de leurs souillures, car elles avaient été élevées par les idolâtres et elles avaient l’esprit troublé, comme des gens ivres de vin. Puis ces filles du roi Djemschid, arrosant leurs joues de roses avec leurs yeux de narcisse, ouvrirent leurs bouches devant Feridoun, en disant: puisses-tu rester jeune jusqu'à ce que le monde ait vieilli ! Quelle a été ton étoile, ô bienheureux! quelle est la branche qui a porté un tel fruit! Tu t'es assis sur la couche du lion, tu es venu bravement, à homme de cœur Oh! que nous avons souffert de maux et de douleurs de cet adorateur d'Ahriman aux épaules de serpent! Combien de fois le ciel na-t-il pas tourné sur nous durant ces infortunes que nous a fait subir le magicien insensé ! Nous n'avons pas encore vu un homme qui fût doué d'une telle force, qui possédât un tel degré de talent, qu'il osât porter ses vues sur le trône de Zohak, quelque désir qu'il eût de se mettre à sa place. Feridoun leur répondit : Le bonheur et le trône ne restent à personne pour toujours. Je suis le fils du bienheureux Abtin, que Zohak a saisi dans le pays d'Iran. Il l'a tué cruellement, et je me suis dirigé vers le trône de Zohak pour chercher vengeance. Il a tué de même la vache Purmajeh, qui fut ma nourrice, et dont le corps entier était une merveille de beauté. Comment cet homme impur pouvait-il en vouloir à la vie d'un animal muet ? Je me suis armé, déterminé à le combattre, je suis venu de l’Iran pour prendre vengeance. Je briserai sa tête avec cette massue à tête de bœuf; je ne lui accorderai ni pardon ni merci.

Lorsqu’Arnewaz entendit ces paroles, son cœur pur comprit tout le mystère; elle lui répondit : O roi! tu es Feridoun, destiné à détruire la magie et tries enchantements, celui par la main duquel Zohak doit périr, par la bravoure duquel le monde doit être délivré. Nous étions deux filles innocentes, de race royale, que la crainte de la mort lui a soumises. Mais comment, ô roi, pourrait-on supporter de se coucher et de se lever avec un serpent pour compagnon ? Feridoun leur répondit : Si le ciel m'accorde d'en haut la justice qui m'est due, j'arracherai de la terre le pied du dragon; d'impur qu'il est, je rendrai pur le mande. Il faut maintenant me dire avec vérité où est cet odieux serpent. Les femmes au beau visage lui dirent le secret, espérant que la tête du serpent se trouverait enfin sous le couteau. Elles lui dirent: Il est allé dans l'Hindoustan pour y pratiquer les arts du pays de la magie. Il y coupera la tête à mille innocents, car il a peur de la mauvaise fortune depuis qu'un sage lui a prédit que la terre serait délivrée de lui, que quelqu'un viendrait prendre son trône et son pouvoir et faire pâlir sa fortune. Son cœur est en feu de ce présage, la vie lui est devenue amère; il verse le sang des bêtes, des hommes et des femmes, en fait remplir une baignoire, et, espérant de rendre vaine la prédiction des astrologues, il se lave de sang la tête et le corps. En même temps les douleurs que lui font souffrir depuis longtemps les deux serpents sur ses épaules, tout rendu comme insensé; il va d'un pays à l’autre, mais le supplice des deux noirs serpents ne lui laisse pas de sommeil. Maintenant est arrivé le temps de son retour, car il ne pourra demeurer dans aucun lieu. La belle au cœur brisé lui raconta ainsi ce secret, et le héros à la tête haute l’écouta avec attention.

CE QUI SE PASSA ENTRE FERIDOUN ET LE LIEUTENANT DE ZOHAK.

Zohak avait un homme de confiance humble comme un esclave, et quand il quittait le pays, il lui confiait son trône, son trésor et son palais, car son maître admirait son vif attachement. Son nom était Kenderev, car il marchait d'un pas fier devant l’impur Zohak. Kenderev vint au palais en toute hâte et trouva dans la salle royale un nouveau maître de la couronne, tranquillement assis à la place d’honneur, comme un grand cyprès au-dessus duquel brille la lune; d'un côté du roi était Schehrinaz à la taille de cyprès, de l'autre, Arnewaz à la face de lune. Toute la ville était remplie de son armée prête pour le combat et formée en lignes devant la porte du palais. Il ne montra aucune émotion, il ne demanda pas l’explication de ce mystère, et s'avança en prononçant des bénédictions et en saluant le roi. Il rendit hommage à Feridoun en disant : Roi, puisse ta vie être aussi longue que la durée du temps ! que ta possession du trône soit bénie et glorieuse, car tu es digne d'être le roi des rois; que les sept zones de la terre t'obéissent ! que ta tête s'élève plus haut que les nuages qui donnent la pluie ! Feridoun lui ordonna de s'avancer et de lui dire tous ses secrets, il lui ordonna de préparer ce qui était nécessaire pour une fête royale, Apporte du vin, amène des musiciens, remplis les coupes, apprête les tables. Quiconque sait faire de la musique qui soit digne de moi, quiconque peut me faire plaisir dans une fête, amène-le-moi. Prépare devant mon trône une assemblée comme il convient à ma fortune. Kenderev ayant entendu ses paroles, se mit à exécuter les ordres du nouveau maître. Il apporta du vin brillant et amena des musiciens, et des grands dignes de Feridoun et ornés de pierreries. Feridoun, en buvant du vin et en choisissant les chants, fit de cette nuit une fête digne d'un roi. Lorsque le jour parut, Kenderev sortit de la présence du nouveau roi, il monta un cheval avide de course, et se tourna vers le roi Zohak. Il partit, et arrivé auprès de son maître, il lui raconta ce qu'il avait vu et entendu, en disant : O roi d'un peuple fier, il y a des signes qui annoncent rabaissement de ta fortune. Trois hommes puissants sont venus d'un pays étranger avec une armée. Le plus jeune se tient au milieu des aînés ; sa stature est celle d'un prince, sa figure celle d'un roi; il est plus jeune d'âge, mais plus grand en dignité, et prend le pas sur ses aînés. Il porte une massue semblable au fragment d'un rocher et brille au milieu de la foule. Il est entré à cheval dans le palais du roi, et avec lui ses deux illustres compagnons. Il est allé s'asseoir sur le trône royal, il a brisé tous tes talismans et toutes les œuvres de ta magie; tous les grands et tous les Divs qui se trouvaient dans ton, palais, il leur a abattu la tête du haut de son cheval, il a mêlé leurs cervelles avec leur sang. Zohak répondit : Il paraît que c'est un hôte, il faut s'en réjouir. Le serviteur reprend : Quel hôte est celui qui, avec une massue à tête de bœuf, s'assied hardiment dans ton lieu de repos, efface ton nom de ta couronne et de ta ceinture, et qui attire ton peuple ingrat à sa propre religion! Reconnais en lui un hôte si tu le peux. Zohak lui dit : Ne te lamente pas ainsi, un hôte hardi est de bon augure. Kenderev lui répliqua : j'ai écouté tes paroles, écoute ma réponse : si ce prince est ton hôte, qu’a-t-il à faire dans l’appartement de tes femmes? Pourquoi s'assied-il auprès des filles du roi Djem, et tient-il avec elles conseil sur toutes choses, grandes et petites? D'une main il prend la joue rose de Schehrinaz, de l'autre la lèvre de rubis d'Arnewaz. Pendant la nuit il fera mieux que cela, il se fera au-dessous de sa tête une couche de musc, car elles sont comme du musc les deux boucles de cheveux des deux lunes qui ont toujours fait les délices de ton cœur. Zohak devint furieux comme un loup en entendant ces paroles, il désira la mort, et sa colère se déchaîna contre ce malheureux par des injures atroces et des cris de fureur. Il lui dit : Dorénavant je ne te confierai plus la garde de mon palais. Le serviteur lui répondit : mon roi, je soupçonne que dorénavant tu n’as plus rien à espérer de la fortune : comment donc me confierais-tu le gouvernement de ton pays, et comment, dépouillé de toute autorité, me donnerais-tu le soin de l'administration? Tu es sorti du lieu de fa puissance comme un cheveu qu'on tire de la pâte. Maintenant, roi, cherche un remède. Pourquoi ne t'occupes-tu pas toi-même de ton affaire ? Jamais chose pareille ne t'est arrivée.

FERIDOUN ENCHAINE ZOHAK.

Zohak, irrité de cette dispute, prépara son retour en toute hâte, il ordonna qu'on sellât son cheval léger à la course et doué d'une vue perçante. Il partit précipitamment avec une grande armée, toute composée de Divs et de braves. Il se jeta par des chemins détournés sur les terrasses et les portes du palais, ne pensant qu’à sa vengeance. Lorsque l'armée de Feridoun s'en aperçut, tous se portèrent sur ces chemins détournés; ils se jetèrent à bas de leurs chevaux de guerre, ils s'élancèrent dans ce lieu étroit. Toutes les terrasses et toutes les portes étaient couronnées par le peuple de la ville, par tous ceux qui pouvaient porter des armes; les vœux de tous étaient pour Feridoun, car leurs cœurs saignaient de l'oppression de Zohak. Des briques tombaient des -murs, et des pierres tombaient des terrasses; il pleuvait dans la ville des coups d'épée et des flèches de bois de peuplier, comme la grêle tombe d'un noir nuage; personne n'aurait trouvé sur la terre un lieu de sûreté. Tous ceux de la ville qui étaient jeunes, tous ceux qui étaient vieux et expérimentés dans les combats, se rallièrent à l'armée de Feridoun et s'affranchirent du pouvoir magique de Zohak. La montagne résonnait des cris des guerriers, et la terre tremblait sous les sabots de leurs chevaux. Au-dessus des têtes se forma un nuage de poussière noire, les braves fendirent le cœur des rochers avec leurs lances. Il s'éleva un cri du temple de feu : Quand une bête féroce serait assise sur le trône royal, tous, vieux et jeunes, nous lui obéirions, nous ne nous soustrairions pas à ses ordres; mais nous ne souffrirons pas sur le trône Zohak, cet impur dont les épaules portent des serpents.

L'armée et les habitants de la ville se présentèrent ensemble au combat, leur masse était semblable à une montagne, et de cette ville brillante s'éleva une poussière noire qui obscurcissait le soleil. La jalousie excita Zohak à une entreprise. Il quitta l'armée pour s'approcher du palais ; il se couvrit en entier d'une armure de fer pour que personne, dans la foule, ne le reconnût. Il monta rapidement au palais élevé, tenant dans sa main un lacet de soixante coudées. Il vit Schehrinaz aux yeux noirs assise près de Feridoun et pleine d'enchantements et de tendresse; ses deux joues étaient comme le jour, les deux boucles de ses cheveux étaient comme la nuit; sa bouche était pleine de malédictions contre Zohak. Alors il reconnut que c'était la volonté de Dieu, et qu'il ne pouvait espérer délivrance de malheur. Son cerveau fut embrasé de jalousie, il jeta son lacet dans le palais; et, sans penser au trône, ne mettant aucun prix à la vie, il se précipita de la terrasse du palais élevé. Il tira du fourreau un poignard acéré, il ne trahit pas son secret, il ne prononça aucun nom; mais tenant en main son poignard d'acier, et avide du sang des belles à la face de Péri, il s'élança d'en haut. Aussitôt que ses pieds eurent touché le sol, Feridoun accourut, rapide comme le vent; il prit la massue à tête de bœuf, frappa Zohak sur la tête et brisa son casque. Le bienheureux Serosch apparut en toute hâte : Ne frappe pas, dit-il, car son temps n'est pas venu. Il est brisé, il faut le lier comme une pierre et le porter jusqu'où deux rochers se resserreront devant toi. Ce qu'il y a de mieux, c'est de l'enchaîner dans l'intérieur des rochers, où ses amis et ses vassaux ne pourront pénétrer jusqu'à lui. Feridoun l'entendit, et, sans tarder, prépara une courroie de peau de lion et lui lia les deux mains et le milieu du corps, de sorte qu'un éléphant furieux n'aurait pu briser ses liens. Il s'assit sur le trône d'or de Zohak, il renversa les mauvais symboles de son pouvoir; il ordonna que d'en haut de la porte on proclamât ces paroles: Vous tous pleins de gloire, d'éclat et de sagesse, il ne faut pas que vous vous teniez sous les armes, il ne faut pas que vous cherchiez une même gloire et une même renommée. Il ne faut pas que l'armée et les artisans cherchent une distinction de la même espèce : l'un doit travailler, les autres doivent combattre. Chacun a un devoir qui lui est propre; lorsque l'un entreprend l'œuvre de l’autre, le monde se remplit de désordre. L'impur Zohak est dans les chaînes, lui dont les méfaits faisaient trembler le monde. Puissiez-vous vivre longtemps et heureux! Retournez joyeusement à votre travail.

Les hommes écoutèrent les paroles du roi, du puissant maître rempli de vertus. Les grands de la ville, tous ceux qui avaient de l'or et des richesses vinrent, avec des chants joyeux et des présents, tous le cœur plein d'obéissance envers lui. Le noble Feridoun les reçut avec bonté, il leur distribua des dignités avec prudence, il donna à tous des conseils et des louanges, et leur rappela le Créateur du monde, en disant : Le trône est à moi, et le sort veut que votre étoile brille et que votre pays soit heureux, car Dieu le pur m'a choisi parmi tous et m'a inspiré de descendre du mont Elborz, pour que le monde fût par ma vaillance délivré du mauvais dragon, Lorsque Dieu nous accorde le bonheur, il faut marcher dans sa voie en faisant le bien. Je suis le maître du monde entier; il ne me convient pas de demeurer toujours au même lieu; s'il n'en était ainsi, je resterais ici et je passerais de longs jours avec vous. Les grands baisèrent la terre devant lui, et le son des timbales s'éleva du palais. Toute la ville dirigea ses yeux vers la cour du roi, avec des clameurs contre cet homme dont la vie devait être courte, demandant qu'on fît paraître le dragon lié avec un lacet, comme il le méritait. Peu à peu l'armée sortit, et l'on emmena de cette ville, longtemps si malheureuse, Zohak lié ignominieusement et jeté avec mépris sur le dos d'un chameau. Feridoun le conduisit ainsi jusqu'à Schir-khan. Lorsque tu entends cela, pense combien le monde est vieux, combien de destinées ont passé sur ces montagnes et ces plaines, et combien y passeront encore.

Le roi, que protégeait la fortune, conduisit ainsi Zohak étroitement lié vers Schir-khan, et le fit entrer dans les montagnes où il voulait lui abattre la tête. Mais le bienheureux Serosch parut de nouveau et lui dit dans l'oreille une bonne parole : Porte ce captif jusqu'au mont Demawend en hâte et sans cortège; ne prends avec toi que ceux dont tu ne pourras pas te passer et qui te seront en aide au temps du danger. Feridoun emporta Zohak, rapide comme un coureur, et l'enchaîna sur le mont Demawend; et lorsqu'il l'eut entouré de nouvelles chaînes par-dessus ses liens, il ne resta plus aucune trace des maux de la fortune. Par lui le nom de Zohak devint comme la poussière, le monde fut purgé du mal qu'il avait fait; Zohak fut séparé de sa famille et de ses alliés et demeura enchaîné sur le rocher. Feridoun choisit dans la montagne une place étroite, il y découvrit une caverne dont on ne pouvait voir le fond. Il apporta de pesants clous, et les enfonça en évitant de percer le crâne de Zohak; il lui attacha encore les mains au rocher pour qu'il y restât dans une longue agonie. Zohak demeura ainsi suspendu, le sang de son cœur coulait sur la terre. Hélas ! ne faisons pas le mal pendant que nous sommes dans ce monde; tournons nos mains sincèrement vers le bien. Ni le bon ni le méchant ne dureront à jamais : ce qu'il y a de mieux, c'est de laisser de bonnes actions comme souvenir. Tu ne jouiras pas toujours des richesses, de l’or et des grands palais, mais il te restera un souvenir dans la parole des hommes; ne la regarde pas comme une chose sans valeur. Feridoun le glorieux n'était pas un ange, il n'était pas composé de musc et d'ambre, c'est par sa justice et par sa générosité qu'il a acquis cette belle renommée. Sois juste et généreux, et tu seras un Feridoun. Il fut le premier qui, par ses actions divines, délivra du mal le monde. La plus grande de ces actions était d'avoir enchaîné Zohak l'injuste, l'impur; la seconde, d'avoir vengé son père et purifié la terre; la troisième, d'avoir délivré le monde des insensés et de l'avoir arraché des mains des méchants.

O monde ! que tu es méchant et de nature perverse ! ce que tu as élevé, tu le détruis toi-même. Regarde ce qu'est devenu Feridoun le héros, qui ravit l'empire au vieux Zohak. Il a régné pendant cinq siècles; à la fin il est mort, et sa place est restée vide. Il est mort et a laissé à un autre ce monde fragile, et de sa fortune il n'a emporté que des regrets. Il en sera de même de nous tous, grands et petits, soit que nous ayons été bergers, soit que nous ayons été troupeau.

VI

FERIDOUN

(Son règne dura 500 ans.)

AVÈNEMENT DE FERIDOUN AU TRÔNE.

Feridoun, lorsqu'il se vit le maître fortuné du monde, et qu’il ne connut plus d'autre roi que lui-même, prépara le trône et la couronne dans le palais impérial, selon l’usage des rois. Dans un jour heureux, le premier du mois de mihr, il posa sur sa tête le diadème royal. Le monde était délivré de toute crainte du mal, tous suivaient la voie de Dieu; ils éloignèrent de leurs cœurs toute contestation et instituèrent solennellement une fête. Les grands s'assirent joyeusement, tenant chacun une coupe de rubis. Le vin et la face du jeune roi brillaient d'un même éclat, le monde resplendissait de lumière, la lune était nouvelle. Feridoun ordonna d'allumer un feu, et tous y brûlèrent de l'ambre et du safran. C'est lui qui a institué la fête Mihrgan, et l'usage de s'y reposer et de s'asseoir au banquet vient de lui. Aujourd'hui encore le mois de mihr rappelle son souvenir. N'y montre pas un visage soucieux et triste. Le monde fut en son pouvoir pendant cinq cents ans, dont il n'employa pas un seul jour à jeter les fondements de quelque chose de mauvais. Le monde ne lui resta pas pour toujours; ainsi, mon fils, ne te livre pas à tes désirs, ne te consume pas en soucis. Sache que le monde ne reste à personne, et que personne ne peut y trouver beaucoup de joie.

Firanek n’avait pas de nouvelles de ce qui s'était passé; elle ignorait que son fils était devenu roi de la terre, que Zohak avait été privé du trône impérial et que les jours de sa puissance étaient écoulés, quand il arriva à la mère un message de son noble fils, lui annonçant qu'il était possesseur de la couronne. Elle s'apprêta à la prière, se purifia la tête et le corps, et fit d'abord ses adorations au maître du monde. Elle prosterna son front contre terre, prononça des malédictions contre Zohak, et chanta les louanges du Créateur pour le changement heureux de son sort. Puis tous ceux qui étaient dans le besoin et qui tenaient caché leur malheur, elle les secourut en secret ; elle n'en parla pas et ne dévoila pas leur misère. Elle passa ainsi une semaine en bonnes œuvres jusqu'à ce qu'elle ne connût plus de pauvres. Dans la seconde semaine, elle fit les apprêts d'une fête pour les grands au front superbe. Elle orna sa maison comme un jardin, elle convia tous les grands à son festin. Toutes les richesses qu'elle avait amassées, tous ses joyaux les plus secrets, elle les apporta. Elle ouvrit toutes les portes de ses trésors, elle résolut de distribuer tout ce qu'elle y avait déposé; elle vit que c'était le temps de prodiguer ses richesses, l'or lui paraissant sans valeur depuis que son fils était roi du monde. Des habits et des joyaux dignes d'un roi, des chenaux arabes aux brides d'or, des cuirasses et des casques, des javelots et des épées, des diadèmes et des ceintures, elle n'épargna rien. Elle fit charger des trésors sur des chameaux et tourna son cœur pur vers le maître du monde. Elle envoya tous ces trésors à son fils, et sa langue prononça de nouveau des bénédictions. Lorsque le maitre du monde vit ces présents, il les reçut en adorant sa mère. Les chefs de l'armée apprenant ces nouvelles, se réunirent auprès du roi, disant : O roi victorieux, toi qui connais le Créateur, que la gloire soit à Dieu, et que sa grâce soit sur toi! Que la vie soit heureuse comme ce jour! que ton bonheur croisse, que ceux qui te veulent du mal périssent, que le ciel te donne la victoire! sois toujours illustre et clément ! Tous les hommes instruits par l'expérience se mirent en route de tous côtés pour rendre hommage au roi, mêlant les joyaux et l'or, et les répandant sur le trône du roi. Tous les grands de tout son empire se rangèrent en cercle autour de sa porte dans ce jour de bonheur. Ils implorèrent Dieu pour qu'il bénît le trône de Feridoun, et sa coBronoe, et son diadème, et son sceau; tous levèrent la main vers le ciel, tous prononcèrent des vœux pour son bonheur en disant : Que le roi puisse vivre éternellement! que son sort soit toujours heureux !

Puis Feridoun fil le tour du monde pour voir ce qui était découvert et ce qui était caché. Partout où il vit Une injustice, partout où il vit des lieux incultes, il lia par le bien les mains du mal, comme il convient à un roi. Il ordonna le monde comme un paradis, il planta des cyprès et des roses à la place des herbes sauvages. Il passa d'Amol à Temmischeh et fit construire un palais dans cette forêt célèbre, en cet endroit du monde que tu nommes Kous, et auquel tu ne connais aucun autre nom.

FERIDOUN ENVOIE DJENDIL DANS LE YEMEN.

Après que cinquante ans furent écoulés, trois nobles enfants lui naquirent. Le sort du roi voulut que ce fût trois fils, trois princes d'une race illustre, dignes de porter la couronne d'or. Leur stature était celle des cyprès, leurs joues étaient comme le printemps; en toutes choses ils étaient semblables au roi. Deux de ces enfants innocents avaient pour mère Schehrinaz, le plus jeune était fils d'Amewaz aux belles joues. Le père, par tendresse ne leur avait pas encore donné de noms, quand déjà ils devançaient les éléphants à la course. Puis après cela le roi voyant qu'ils étaient devenus l’ornement de son trône et de son diadème, appela devant lui un des plus nobles parmi ses grands, dont le nom était Djendil le voyageur, qui en toutes choses était dévoué au roi. Il lui dit : Fais le tour du monde, choisis trois filles de haute naissance, qui par leur beauté conviennent à mes trois fils, qui soient dignes de mon alliance, et à qui leur père, par tendresse, n’ait pas donné de noms, pour quelles ne puissent être l’objet des discours des hommes. Il faut que toutes les trois soient sœurs de père et de mère, à visage de Péri, pures et de famille royale, et qu'elles soient semblables de stature et d'aspect, de sorte qu'on ne puisse les distinguer en aucune manière.

Djendil ayant entendu l’ordre du roi, se traça un plan convenable, car il avait une intelligence prompte, un esprit clair, une langue douce, et était propre aux entreprises difficiles. Il quitta le roi, et se mit en route avec quelques serviteurs fidèles; il sortit du pays d'Iran, examinant tout, écoutant tout, parlant à tout le monde; et, dans chaque pays oh un grand avait une fille derrière le voile, il pénétrait leur secret et recherchait leur nom et renom. Mais il ne trouva dans l'Iran aucun chef illustre avec lequel il aurait convenu à Feridoun de conclure une alliance, jusqu'à ce que le sage au cœur serein, au corps pur, fût arrivé chez Serv, le roi de Yémen. Il trouva chez lui ce que son maître lui avait indiqué, trois filles telles que Feridoun les cherchait. Il se présenta plein de joie devant Serv, heureux comme le faisan qui s'approche de la rose; il baisa la terre, fit des excuses au roi, et implora sur lui la bénédiction de Dieu, disant : Que le roi reste toujours glorieux, illustrant la couronne et le trône ! Le roi de Yémen dit à Djendil : Que ma bouche soit toujours pleine de tes louanges! Quel message me portes-tu? quel ordre me donnes-tu? Es-tu un ambassadeur ou un noble prince ? Djendil lui répondit : Puisses-tu être toujours joyeux ! puisse la main du malheur ne jamais atteindre! Je suis un Iranien, humble comme une fleur de nénuphar, et je porte un message au roi de Yémen; je te porte le salut de Feridoun le glorieux; je répondrai à toutes les questions que tu voudras me faire. Feridoun le héros te présente son salut (et grand doit être celui qui n’est pas petit à ses yeux). Il m'a ordonné de dire au roi de Yémen : Puisses-tu rester sur le trône aussi longtemps que le musc répandra son parfum ! puisse ton corps être toujours libre de douleurs! puissent les soucis être éloignés de toi et tes trésors être remplis! prince des Arabes (que ton étoile te préserve toujours du malheur!), qu'y a-t-il de plus doux que la vie et les enfants? Rien ne peut égaler ces biens, rien n'est plus cher aux hommes que leurs enfants, et aucun lien n'est doux comme celui qui nous attache à eux. S'il y a quelqu'un dans le monde qui ait trois yeux, mes trois enfants me tiennent lieu de trois yeux; et sache qu'ils sont encore plus précieux, car c'est la vue des enfants qui inspire aux yeux la reconnaissance envers Dieu. Que dit ce sage à l’âme pure quand il parle de tendres alliances : je n'ai jamais formé une alliance avec quelqu'un, si je ne l'estimais plus que moi-même. L'homme sage et bien avisé cherche pour ami un homme qui lui ressemble. Quand même l’homme jouirait de la vie la plus douce, un roi ne pourrait être heureux sans une armée! Je possède un empire florissant, des trésors, du courage et du pouvoir, et j'ai trois nobles fils, dignes d'une couronne et d'un trône, pleins d'intelligence, de sagesse et de vertus. Ils sont au-dessus de toute envie et de tout besoin, et leur main peut atteindre tout ce qu'ils désirent. Il faut à ces trois princes en secret trois épouses, filles de rois, et ceux qui connaissent le monde m'ont donné une nouvelle d'après laquelle je me suis hâté d'agir. Ils m'ont dit, ô prince illustre, que tu as trois filles pures, à la face voilée, dans ton appartement de femmes, dont aucune ne porte encore de nom, et mon cœur s'est réjoui à cette nouvelle; car moi aussi, comme de raison, je n'ai pas donné de noms à mes glorieux fils. Maintenant, ô roi, il faut mêler ensemble ces deux espèces de nobles joyaux, ces trois princesses à la face voilée, aux trois princes destinés à porter le diadème; ils sont dignes les uns des autres, et personne ne pourra nous en blâmer. Voilà le message que Feridoun m'a donné, et en retour fais-moi connaître tes intentions.

Le roi de Yémen entendant ce message, devint pâle comme le nénuphar qu’on arrache de l’eau. Il dit en lui-même : si mon œil ne voyait plus ces trois lunes devant ma couche, le jour brillant deviendrait pour moi une nuit sombre; il ne faut donc pas que j'ouvre mes lèvres pour une réponse. Je raconterai mon secret à mes filles; elles seront mes confidentes en toute chose. Il ne faut pas que je me presse de répondre, car j'ai à délibérer avec mes conseillers. Il choisit une demeure pour le messager, puis se mit à réfléchir; il se leva et renvoya sa cour, et s'assit pensif et en angoisse; puis il appela devant lui la foule des chefs expérimentés des cavaliers du désert, armés de lances; il leur dévoila ce qui était caché, et leur révéla tout son secret, disant : par la faveur du sort et par l'union que j’ai contractée, j'ai devant mes yeux trois astres brillants. Maintenant Feridoun m'envoie un message et me tend un piège subtil; il voudrait me séparer de ce qui m'est cher comme mes yeux, et je désire en tenir conseil avec vous. Son envoyé dit que le roi me fait savoir qu'il a trois princes, les ornements de son trône, qui recherchent mon amitié et mon alliance par mes trois filles à la face voilée. Si je les lui promets sans intention de tenir ma parole, ce serait un mensonge indigne d'un roi; si je consens à son désir, mon cœur sera rempli de feu et mes yeux seront remplis de larmes, et si je refuse de faire sa volonté, mon âme aura à trembler devant les maux dont il m’accablera; car ce n'est pas un jeu de s'attirer la vengeance de celui qui est le roi du monde. Les voyageurs ont entendu ce qui est arrivé par lui à Zohak. Maintenant dites-moi, l'un après l'autre, quel est votre avis dans ces circonstances.

Les chefs, pleins de cœur et d'expérience, lui firent tous leur réponse : Nous ne sommes pas d'avis que tu te laisses pousser par tous les vents. Quand même Feridoun serait un roi tel que tu le dis, nous aussi ne sommes pas des esclaves portant les boucles d'oreilles de la servitude. Notre coutume est de dire notre avis, et d'exercer la générosité; notre devoir est de manier nos rênes et nos lances. Par nos épées la terre deviendra rouge comme du vin; par nos lances l'air deviendra comme un champ de roseaux. Si tes enfants te sont trop chers pour les donner, ouvre la porte de tes trésors et ferme tes lèvres. Mais si tu préfères agir par ruse, si tu crains ce roi puissant, fais-lui des demandes si excessives qu'il ne puisse pas y satisfaire ? Le roi entendit ces paroles de ses conseillers, mais il n'en fut point satisfait.

RÉPONSE QUE LE ROI DE YEMEN DONNE A L'ENVOYE DE FERIDOUN.

Il manda devant lui l’envoyé du roi, et lui adressa beaucoup de douces paroles : Je suis inférieur à ton roi, et j'obéirai à tout ce qu'il pourra m'ordonner. Dis-lui que, quelque puissant que tu sois, tes trois enfants te sont très précieux. Les fils du roi lui sont chers, et il a l'espoir qu'ils seront l'ornement de son trône ! J'approuve tout ce que tu m'as dit, et j'en juge d'après ce que je sens pour mes filles. Si le roi avait demandé mes yeux, ou le désert des braves et le trône du Yémen, je les aurais moins regrettés que mes trois enfants, que je suis destiné à ne plus revoir. Mais si telle est la volonté du roi, il ne faut penser qu'à lui obéir, et mes trois enfants sortiront de ma famille sur ses ordres, quand j'aurai vu les trois princes, l'honneur de son trône et de sa couronne. Qu'ils viennent chez moi joyeusement, mon triste cœur s'en réjouira, mon âme sera satisfaite de les voir et d'observer leur esprit prudent. Puis je leur donnerai, en observant nos coutumes, mes trois yeux brillants; je connaîtrai combien leur cœur est rempli de justice; je mettrai ma main dans leur main en signe de notre alliance; et quand j'en verrai le désir dans leurs yeux, je les renverrai promptement auprès du roi.

Djendil aux douces paroles ayant entendu cette réponse, baisa le trône du roi comme il convenait, et, la bouche pleine de ses louanges, il quitta le palais du roi pour retourner vers le maître du monde. Arrivé auprès de Feridoun, il lui rapporta ce qu'il avait dit et les réponses qu'il avait reçues. Le roi appela devant lui ses trois fils, et leur dévoila le secret du voyage de Djendil et son dessein ; il mit sans réserve devant leurs yeux toutes les démarches qu'il avait faites et leur dit : Ce roi du Yémen est le chef d'un peuple nombreux; c'est un cyprès qui jette au loin son ombre. Il a trois filles qui sont comme des perles intactes; il n'a pas de fils, et ses filles forment son diadème. Si le Serosch lui-même trouvait une fiancée comme elles, il baiserait la terre devant toutes les trois. Je les ai demandées à leur père pour vous; j'ai fait dire les paroles convenables. Mais il faut maintenant que vous alliez auprès de lui, et que vous soyez prudents en toute chose grande et petite; soyez doux dans vos propos, pleins de circonspection; prêtez l’oreille à tout ce qu'il vous dira, répondez avec douceur à toutes ses paroles; et quand il vous adressera des questions, répondez-y avec circonspection; car quand on est fils de roi, il faut être croyant, éloquent, avoir le cœur pur, une foi sincère, être prévoyant dans les affaires qui se pressentent, avoir une langue toujours prête à dire la vérité, et rechercher la raison plus que les trésors.

Écoutez tout ce que j'ai à vous dire, et si vous mettez en œuvre mes paroles, vous en aurez de la joie. Le roi de Yémen est un homme de grande pénétration, et, dans tout son peuple, il n’y a pas un homme égal à lui. Il est éloquent, pur de corps et de cœur, et digne d'être célébré parmi les hommes; il a beaucoup de trésors et une armée; il est savant, prudent et mettre d'un diadème. Il ne faut pas qu'il vous trouve dupes, car le sage sait employer à propos la ruse. Il ordonnera une fête pour le premier jour, où il vous donna la place d'honneur. Il amènera ses trois filles aux joues de soleil, semblables aux jardins du printemps, pleines de parfums, d'attraits et de beauté; il les placera sur son trône royal, pareilles à des cyprès élancés. Elles seront égales de taille et d'aspect, telles qu'on aurait peine à les distinguer de la lune. La plus jeune des trois entrera la première, l'ainée la dernière, et entre elles la seconde, semblable à une lune nouvelle. Il placera la plus jeune à côté de l'ainé d'entre vous, l'aînée à côté du prince le plus jeune, la seconde au milieu. Remarquez-le, car cette connaissance vous préservera du mal. Il vous demandera laquelle des trois, si semblable entre elles, vous prenez pour l'aînée, pour la seconde, pour la plus jeune, et vous devrez les désigner ainsi : Celle qui est en haut est la plus jeune, l'ainée n'occupe pas la place qui lui convient, la seconde est au milieu comme cela doit être. Alors vous aurez gagné, et la lutte sera terrifiée. Les trois princes, de nature généreuse et pure, firent attention aux paroles de leur père. Ils quittèrent Feridoun pleins d’art et de ruse, et pourrait-on attendre de fils qu'un tel père a élevés, autre chose que de la prudence et de la sagesse?

LES FILS DE FERIDOUN SE RENDENT AUPRES DU ROI DE YEMEN.

Ils s'en allèrent tous les trois pour faire les préparatifs du voyage, et appelèrent auprès d’eux des Mobeds. Ils se mirent en marche avec une escorte semblable aux étoiles du firmament, composée de guerriers célèbres, dont les faces brillaient comme le soleil. Lorsque Serv eut nouvelle de leur arrivée, il orna son armée comme le plumage du faisan, et envoya au-devant d'eux un cortège nombreux, composé tant de seigneurs étrangers à sa famille, que de ses proches parents; et lorsque les trois princes illustres entrèrent dans le Yémen, tous les habitants, hommes; et femmes, sortirent, tous versèrent sur eux de l’ambre et du safran, tous mêlèrent le vin et le musc. Toutes les crinières des chevaux furent trempées avec du vin et du musc, et des pièces d'or furent versées sous leurs pas. Le palais entier était décoré comme le paradis; toutes les briques qu'on y avait employées étaient d'or et d'argent; il était orné de brocart de Roum, et les trésors de toute espèce y étaient prodigués. Le roi y reçut les princes, et la nuit ayant remplacé le jour, les rendit plus hardis. Il amena de leur appartement secret ses trois filles, comme Feridoun l’avait prédit. Chacune d'entre elles ressemblait à une lune brillante; on n’osait pas les regarder. Elles s'assirent toutes de la manière que Feridoun avait annoncée à ses fils pleins de fierté. Le roi demanda aux trois princes : Laquelle de ces trois étoiles est la plus jeune? laquelle est la seconde? et laquelle est l’aînée? Il faut que vous me les désigniez ainsi. Ils répondirent comme on leur avait enseigné, et tout d'un coup ils fermèrent l’œil de l'enchantement. Serv le roi de Yémen, et les braves de son pays, demeurèrent stupéfaits, et le roi illustre comprit aussitôt que la ruse ne pouvait lui profiter. Il dit : C'est ainsi ! c'est cela même ! et donna la plus jeune au plus jeune, et l'aînée à l'aîné; et tout étant décidé, ils commencèrent à s'entretenir de leurs projets pour l’avenir. Les trois princesses quittèrent les trois princes, les joues rouges de honte pour leur père, et retournèrent dans le palais, timides et hanteuses, les joues colorées de sang, mais les lèvres pleines de douces paroles.

SERV ESSAYE SA MAGIE CONTRE LES FILS DE FERIDOUN.

Serv le chef des Arabes, le roi de Yémen, fit apporter du vin et en fit boire à rassemblée; il manda des chanteurs et continua à parler et à boire jusque dans la nuit profonde. Les trois fils de Feridoun, ses trois gendres, ne burent tous les trois que lorsqu'il les y invitait; et quand leur raison eut succombé au vin, et que le sommeil et le repos leur furent devenus nécessaires, il ordonna qu'on leur préparât sur l’heure une couche à côté d'un réservoir plein d'eau de rose, et les trois princes de haute destinée s'endormirent dans un jardin, sous un arbre qui versait des roses sur eux. Le chef des Arabes, le roi des magiciens, médita, pendant ce temps, sur un moyen de se délivrer d'eux. Il sortit de son royal jardin de roses et prépara ses enchantements. Il produisit un froid et un vent terribles, dans l'espoir de les priver de la vie; il fit congeler la plaine et les jardins, de sorte que les corbeaux n'osaient voler au-dessus. Les trois fils du roi savant en magie, sentant ce grand froid, sautèrent de leurs lits, et par l'intelligence que Dieu leur avait donnée, par leur savoir dans l'art royal de la magie, et par leur courage, ils réussirent à vaincre les artifices du magicien, de sorte que le froid ne les atteignit pas. Aussitôt que le soleil se fut levé au-dessus des crêtes de la montagne, le magicien accourut auprès de ses trois nobles gendres, croyant les trouver les joues bleues, glacés par le froid et leur affaire manquée, et espérant que ses trois filles allaient lui rester. C'est dans cet état qu'il pensait trouver ses gendres; mais le soleil et la lune n'avaient pas favorisé son dessein. Il trouva les trois princes, semblables à des lunes nouvelles, assis sur leurs nouveaux trônes royaux. Alors il reconnut que la magie ne pouvait le conduire à son but, et qu'il ne fallait pas lui donner son temps.

Le roi de Yémen orna sa salle d'audience, et tous les grands s'y réunirent. Il ouvrit les portes de ses vieux trésors ; il montra ce qu'il avait caché depuis longtemps; il amena ses trois filles à la face de soleil, pareilles aux jardins du paradis; jamais Mobed n'avait planté un pin aussi beau qu'elles. Elles étaient ornées de couronnes et de joyaux, et n'avaient jamais éprouvé de peine. Leurs boucles de cheveux avaient seules ressenti la douleur d'une torture. Il les amena et les donna toutes les trois aux princes; c'étaient trois lunes nouvelles et trois rois pleins de bravoure. Le roi de Yémen se dit, dans l'amertume de son âme : Ce n'est pas Feridoun qui est anse de mon malheur, c'est moi-même ; puissé-je ne jamais apprendre qu'une fille soit née de la race de ces mâles princes! Sache qu'il a une bonne étoile celui qui ne possède pas de filles, et que celui qui en a me connaîtra pas le bonheur. Puis Serv dit devant tous les Mobeds : Les rois sont des époux convenables pour ces lunes. Sachez que je leur ai donné, selon nos coutumes, mes trois filles chéries, pour qu'ils les gardent comme leurs propres yeux, pour quelles soient devant leurs cœurs comme leurs propres âmes ? Il le dit à haute voix, et se mit à préparer les bagages des fiancées, et à les placer sur le dos de chameaux indomptés. Le Yémen resplendissait de joyaux, et les litières en longue file se suivaient; quiconque a des enfants bien réglés, illustres, et chers à son cœur, que lui importe que ce soient des fils ou des filles? Le roi plaça les litières sur le dos des chameaux pleins d'ardeur, selon le besoin du voyage et la coutume. Il congédia ses gendres en leur donnant des parasols et des présents dignes d'un roi; et tout étant achevé, les jeunes princes, pleins de prévoyance et de prudence, se dirigèrent vers Feridoun.

FERIDOUN MET SES FILS A L'EPREUVE.

Feridoun ayant reçu la nouvelle que ses trois fils revenaient vers lui, se mit en marche; il désirait éprouver leur courage et se délivrer de ses soupçons sur eux. Il prit la forme d'un dragon auquel tu aurais dit qu'un lion ne pourrait résister; il rugissait, il écumait de fureur, sa bouche vomissait des flammes; et lorsque ses trois fils s'approchèrent, et qu'il les vit à travers la poussière comme de noires montagnes, il souleva la poussière par la violence de ses mouvements, et ses hurlements remplirent le monde de bruit; il se précipita sur son fils aîné, un noble jeune homme orné d'un diadème. Le prince dit : Un homme sage et prudent ne combat pas contre des dragons ; aussitôt il tourna le dos et s'enfuit devant le monstre, et le père se tourna vers ses frères. Lorsque le second fils le vit, il banda son arc et le tendit, disant : S'il faut combattre, qu’importe que ce soit un lion furieux ou un cavalier plein de bravoure. Mais le plus jeune des fils s'approcha d'eux, et en voyant le dragon, il poussa un cri et lui dit : Eloigne-toi de notre présence, tu es un crocodile, ne te mets pas dans la voie des lions. Si tu as entendu parler de Feridoun, garde-toi de jamais agir ainsi, car nous sommes ses trois fils, tous armés de lances, tous prêts pour le combat. Abandonne cette voie perverse, ou je poserai sur ta tête la couronne de l'inimitié.

Le glorieux Feridoun ayant vu et entendu, connut leur caractère et disparut. Il s'en alla, puis reparut sous sa forme de père, et avec la pompe qui lui convenait, accompagné de timbales et d'éléphants indomptables, la massue à tête de bœuf dans sa main. Derrière lui étaient les grands de son armée, le monde était devenu pur entre ses mains. Lorsque les princes illustres virent la face du roi, ils s'avancèrent vers lui à pied et en courant ; et arrivés en sa présence, ils baisèrent la terre, confondus par le bruit des éléphants et des timbales. Le père les prit par la main, leur fit des caresses et leur accorda des honneurs, à chacun selon son mérite. Lorsqu'il fut revenu dans son palais magnifique il pria Dieu en secret, et célébra longuement les louanges du Créateur, reconnaissant que la bonne et la mauvaise fortune viennent de lui; puis il appela ses trois fils, les fit asseoir sur le trône de la splendeur, et leur dit : le dragon furieux qui menaçait d'embraser le monde par son haleine, c'était votre père qui voulait connaître votre bravoure, et qui l’ayant connue, s’est retiré avec joie. Maintenant je vais vous donner de beaux noms, comme il convient à un homme de sens. Tu es l'aîné, que ton nom soit Selm (puissent tes désirs dans le monde s'accomplir!), car tu as cherché à te sauver des griffes du crocodile, tu n’as pas tardé dans le moment de la fuite; un homme qui ne recule ni devant un éléphant ni devant un lion, nomme-le fou plutôt que brave. Le second, qui dès le commencement a montré sa bravoure et dont le courage est plus ardent que le feu, je l'appelle Tour, le lion courageux qu'un éléphant furieux ne pourrait vaincre ; la vertu même pour celui qui est assis sur le trône, c'est le courage, car un homme sans cœur ne peut porter la couronne. Le plus jeune est un homme prudent et brave, qui sait se hâter et qui sait tarder; il a pris le milieu entre le feu et la terre, comme il convient à un homme de bon conseil ; il s'est montré brave, hardi et prudent, il faut que le monde ne célèbre de gloire que la sienne. Iredj est le nom digne de lui ; que la porte du pouvoir soit son but, car il a montré d'abord de la douceur, mais sa bravoure a paru à l’heure du danger. Maintenant je vais ouvrir mes lèvres avec joie pour donner des noms aux filles d'Arabie à la face de Péri. Il appela Arzoui la femme de Selm, Mah Azadeh Khoui la femme de Tour, et Sehi la femme d'Iredj aux pieds fortunés, elle dont l’étoile Canope n'était en beauté que la servante.

Puis Feridoun apporta un livre représentant les astres qui tournent dans les sphères, et dont les astrologues enseignent les aspects; il le plaça devant lui et regarda les constellations de ses fils ; il y trouva l’horoscope de Selm, qui n’était autre que Jupiter dans le signe du Sagittaire. Il passa à l'horoscope de l'illustre Tour, et il trouva le soleil dans le signe du Lion, présage de bravoure. Jetant enfin les yeux sur l'horoscope du fortuné Iredj, il vit la lune dans le signe de l'Ecrevisse. Cette constellation lui montra que les malheurs et les combats étaient réservés à Iredj. Le roi devint triste à cette vue, et un soupir froid sortit de sa poitrine. Il vit que le ciel était défavorable à Iredj et ne se comportait point envers lui avec amour, et que ses pensées, à l'égard de cet enfant d'une âme si brillante, n'étaient que des pensées de malveillance.

FERIDOUN DISTRIBUE LA TERRE ENTRE SES FILS.

Ayant ainsi dévoilé le secret du sort, Feridoun divisa le monde en trois parties. L'une comprenait le pays de Roum et l’occident; l’autre le Turkestan et la Chine, la dernière le pays des héros de l’Iran. Il jeta d'abord les yeux sur Selm, et choisit pour lui Roum et tout l’occident, il lui ordonna de partir avec une armée et de se mettre en marche vers le couchant. Selm monta sur le trône royal, et fut salué roi d'occident. Puis Feridoun donna à Tour le pays de Touran, et le fit maître du pays des Turcs et de la Chine. Le roi lui assigna une armée, et Tour se mit en route avec elle. A son arrivée il s'assit sur le trône loyal, il se ceignit de la ceinture royale et commença à répandre ses grâces. Les grands versèrent des pierres précieuses sur lui, et le pays saint du Touran le reconnut pour roi. Alors vint le tour d'Iredj, et son père lui donna le pays d'Iran avec le désert des guerriers armés de lances, le trône de la royauté et la couronne de la suprématie. Il les lui donna parce qu'il avait vu qu'il était digne du trône; il les lui donna avec l'épée et le sceau, la bague et le diadème. Les grands, pleins de courage, de sens et de bon conseil, le saluèrent roi d'Iran. Tous les trois s'assirent sur leurs trônes, en repos et en joie, comme gardiens des frontières d'illustre naissance.

JALOUSIE DE SELM CONTRE IREDJ.

Un long temps se passa ainsi; mais le sort avait caché dans son sein un secret. Feridoun l'illustre vieillit, et la poussière couvrait le jardin du printemps. C'est ainsi que peu à peu change toute chose, et toute force faiblit quand elle vieillit. A mesure que la vie du roi s'obscurcissait, ses fils illustres devinrent troublés par les passions. Le cœur de Selm changea, ses manières et ses intentions tournèrent vers le mal; son âme était noyée dans l'avidité; il était assis avec ses conseillers, plein de mauvais desseins; le partage que son père avait fait lui déplut, parce qu'il avait donné le trône d'or au plus jeune d'entre eux; son cœur était plein de haine; ses joues étaient pleines de rides. Il envoya un messager au roi de la Chine, et lui dit les pensées qui occupaient son âme. Il envoya le messager auprès de son frère en toute hâte et lui fit porter ces paroles : Puisses-tu être toujours glorieux et toujours heureux! Pense, ô roi des Turcs et de la Chine, toi le prudent, au cœur joyeux, choisissant le bien pense si nous, maltraités par le monde, pourrions être satisfaits? Ton âme serait-elle basse, pendant que ton corps est comme un haut cyprès? Ecoute avec un esprit attentif ce que je vais te raconter; tu n'as entendu dire rien de semblable des temps anciens. Nous étions trois frères, les ornements du trône; mais le plus jeune de nous nous a surpassés en fortune. Si je suis le premier en âge et en intelligence, c'était à moi que la fortune devait accorder sa faveur; et si la couronne et le trône et le diadème devaient m'échapper, ils ne pouvaient appartenir qu’à toi, ô roi! Faut-il que nous restions consternés de cette injustice que notre père nous a faite, lorsqu'il a donné à Iredj l’Iran et le pays des héros et le Yémen, à moi Roum et l’Occident, à toi le pays des Turcs et la Chine, tandis que le plus jeune de nous est roi d'Iran? Je ne saurais m'en tenir à une telle part; il n'y a pas de sagesse dans la tête de ton père.

Selm envoya un dromadaire aux pieds de vent; le messager, arrivé auprès du roi de Touran, répéta fidèlement tout ce qu'il avait entendu, et remplit de vent la tête écervelée de Tour. Ce prince plein de courage, lorsqu'il entendit ce message secret, se mit soudain en colère comme un lion furieux. Il répondit: Dis ma réponse à ton maître, et rappelle-toi mes paroles, mon frère plein de justice! puisque notre père, dans le temps de notre jeunesse, nous a ainsi trompés, il a planté de ses propres mains un arbre dont le fruit est du sang, dont les feuilles sont du poison. Il faut maintenant nous voir face à face pour nous concerter; il faut dresser un plan sage et préparer des armées.

Il expédia un dromadaire vers le roi, et envoya auprès du maître du monde un de ses grands plein d'éloquence et de douces paroles, lui disant: Porte ce message de moi : roi clairvoyant et de grand renom, il ne faut pas que le brave ait patience dans un cas de fraude et de tromperie; il ne convient pas de tarder dans cette affaire, car le repos est méprisable chez un homme armé. Lorsque l’envoyé eut rapporté la réponse et mis au grand jour le secret voilé, l’un des frères quitta Roum, l’autre la Chine, et mêlant le poison au miel, ils se rencontrèrent l’un l'autre et se concertèrent ouvertement et en secret.

MESSAGE DE SELM ET DE TOUR À FERIDOUN.

Ils choisirent alors un Mobed plein de sagacité, éloquent, clairvoyant et de fidèle mémoire; ils éloignèrent tous les étrangers, et concertèrent toute espèce de plans rusés. Selm commença à composer un discours et à bannir de ses yeux tout respect pour son père. Il dit au messager : Hâte-toi dans la route; ne te laisse pas atteindre par la tempête et par la poussière; va vite comme le vent vers Feridoun, ne te soucie que de poursuivre ton chemin. Quand tu seras arrivé dans le palais de Feridoun, porte-lui les saluts de ses deux fils, et dis-lui : Il faut craindre Dieu pour ce monde et pour l'autre. La jeunesse peut mettre son espérance dans le temps où elle aura atteint la vieillesse, mais les cheveux blancs ne deviendront plus noirs. Plus tu prolonges ta demeure dans ce monde étroit, plus le séjour éternel deviendra étroit pour toi. Dieu le saint t'avait donné ce monde, depuis le soleil lumineux jusqu'à la Terre obscure; mais tu as choisi en toute chose la voie et le conseil de l’avidité, tu n’as pas eu égard aux commandements de Dieu, tu n'as agi qu'avec violence et injustice, et dans le partage du monde tu n'as pas recherché la justice. Tu avais trois fils prudents et braves, qui étaient devenus grands, de petits qu’ils avaient été; tu n'as trouvé à aucun deux un mérite plus grand qu’aux autres, pour que l’un porte la tête plus haut que ses frères. Mais tu as accablé l’un de ton haleine de dragon, tu as levé un autre dans les nues, tu as posé la couronne sur sa tête, tu l’as placé sur ton siège, et tes yeux ne reposent avec joie que sur lui. Mais nous ne sommes inférieurs à lui, ni par notre père, ni par notre mère, nous ne sommes pas indignes d'un trône de roi. Roi de la terre, distributeur de la justice, puisse une telle action ne trouver jamais de louanges! Quand la couronne sera tombée de cette tête sans valeur, et que le monde sera délivré d’Iredj, alors donne à lui un coin de la terre, pour qu'il s'y assoie, faible et oublié comme nous; sinon nous amènerons les cavaliers des Turcs et de la Chine, les braves de Roum avides de vengeance, et notre milice armée de massues, et nous détruirons Iredj et le pays d'Iran.

Le Mobed écouta ce dur message, il baisa la terre et partit ; il monta en selle et se mit à chevaucher, de sorte que les étincelles jaillissaient du vont. Il arriva à la cour de Feridoun et vit de loin un palais élevé, dont le toit montait jusqu'aux nues, dont la largeur allait d'une montagne à l'autre. Dans la cour étaient assis les grands, derrière le rideau était la place des nobles; d'un côté étaient enchaînés des lions et des léopards, de l'autre de furieux éléphants de guerre. Il s'élevait, du milieu des guerriers illustres, un bruit comme le cri du lion. Il pensa que c'était un firmament au lieu d'un palais, et qu'une armée de Péris était assemblée à l'entour.

Des gardiens attentifs arrivèrent pour rapporter au roi qu'il était arrivé auprès de lui un envoyé plein de dignité et de prudence. Le roi ordonna de lever le rideau, de faire descendre de cheval l'envoyé, et de le faire entrer dans la cour. Lorsque le regard du messager tomba sur le roi, il vit que tous les yeux et tous les cœurs étaient remplis de lui, qu'il était de stature comme un cyprès, de face comme un soleil, ses cheveux blancs comme le camphre, sa face rouge comme la rose, ses deux lèvres pleines de sourire, ses deux joues pleines de couleur, et sa bouche royale remplie de douceur. Aussitôt que l'envoyé le vit, il se mit à adorer, et couvrit le sol de ses baisers. Feridoun lui permit de se lever, et lui assigna une place honorable, puis il lui fit des questions, d'abord sur les deux princes illustres, et lui demanda s'ils étaient contents dans leurs cœurs, et s'ils persévéraient dans la vraie foi; ensuite sur les fatigues qu’il avait dû éprouver dans le désert et sur ce long chemin, avec ses montagnes et ses vallées. L'envoyé lui répondit; glorieux roi, puisse le trône n'être jamais privé de toi! Tout ce que tu as demandé sur tes fils est selon tes désirs; ils vivent saintement dans le respect de ton nom. Moi, je suis l’esclave indigne du roi, et ne suis point libre de ma personne; j'apporte au roi un dur message; celui qui m'envoie est plein de colère, mais moi je suis innocent. Je rapporterai, si le roi me l'ordonne, le message de cette jeunesse inconsidérée? Le roi lui ordonna de parler, et le messager lui rapporta, l’une après l'autre, toutes les paroles de Selm.

RÉPONSE DE FERIDOUN A SES FILS.

Feridoun écouta ses paroles avec attention, et son cerveau s'enflamma à mesure qu'il entendait. Il dit au messager : sage ! tu n'as point à t'excuser en cette affaire, car c'était cela à quoi je m'attendais, et sur quoi mon cœur comptait. Dis à ces deux hommes insensés et impurs, à des deux Ahrimans aux pensées perverses : Il est heureux que vous ayez montré votre nature. Est-ce là le salut que je devais attendre de vous? Si vous avez rejeté de vos cerveaux mes conseils, vous n'avez pas appris non plus ce que c'est que la sagesse. Vous n'avez ni crainte ni honte devant Dieu, et sans doute vous n'avez point d’autres desseins que ceux que vous m'annoncez. Mes cheveux ont été noirs comme la poix, ma stature a été haute comme le cyprès, ma face a été comme la lune; mais le ciel, qui a courbé mon dos, subsiste, et tourne encore comme il a tourné toujours. La vie marche devant vous gracieusement, mais il n'en sera pas toujours de même. Par le nom sublime du Dieu très saint, par le soleil brillant, par la terre fertile, par le trône et la couronne, par l’étoile du soir et par la lune, je jure que je ne vous ai pas fait d'injustice. J'ai rassemblé un conseil de sages, de Mobeds et d'hommes savants dans la connaissance des astres ; nous avons passé beaucoup de temps pour distribuer la terre selon la justice; nous tous avons cherché à le faire avec équité, et l’injustice n'était ni notre principe ni notre fin; la crainte de Dieu était profonde dans notre cœur; nous ne voulions faire dans le monde que le bien. Lorsque par mes efforts les hommes eurent cultivé la terre, je ne voulus pas laisser se disperser les peuples, et je me dis : Je veux confier l'exercice du pouvoir à mes trois fils fortunés. Mais Ahriman vous a détournés maintenant de mon cœur et de mes conseils vers l'injustice et vers les ténèbres. Voyez si Dieu le tout-puissant voudra en ceci vous approuver. Je vous dirai une parole si vous voulez m'écouter : Ainsi que vous sèmerez, de même vous moissonnerez. Ainsi m'a dit mon guide dans la vie : Il y a pour nous une autre et éternelle demeure. Votre désir est de vous asseoir sur un trône sans valeur; pourquoi prenez vous ainsi le Div pour votre conseiller? Je crains qu’entre les mains de ce dragon votre âge ne soit séparée de votre corps. Mon temps pour sortir de ce monde est venu, et je n'ai pas de loisir pour la sévérité et la colère. Mais voici un avis que vous donne un vieillard, père de trois nobles fils : quand la passion a abandonné le cœur, alors la poussière et le trésor du roi des rois sont d'égale valeur; mais celui qui vend son frère pour la terre, ne mérite pas qu’on le regarde comme issu d’une race pure. Le monde a vu et verra encore beaucoup d'hommes comme vous, mais il ne restera soumis à aucun d'eux. Vous savez que Dieu le créateur peut, au jour du jugement, vous pardonner; cherchez-le, munissez-vous de ce viatique, travaillez pour que votre peine soit courte. Le messager entendit ces paroles; il baisa la terre et s'en retourna. Il quitta la présence de Feridoun; tu aurais dit qu'il avait fait alliance avec le vent.

Lorsque le messager de Selm fut parti, le roi des rois s'assit et dévoila le secret. Il appela devant lui le prince illustre et lui révéla tout l'avenir, en disant: Mes deux fils, avides de combats, se sont mis en marche, de l'occident, vers nous. Les astres les ont prédestinés à aimer les mauvaises actions; puis ils ont reçu pour lots deux pays qui sont frappes de stérilité. Ton frère ne restera ton frère qu'aussi longtemps que tu as la couronne sur la tête; mais il n'y aura plus d'assemblée devant ton trône, quand les couleurs de ta face auront pâli. Si ton goût se porte vers le glaive, ta tête sera étourdie par les dissensions. Voilà le secret que mes deux fils m'ont fait savoir des deux extrémités du monde. Si ton penchant est pour la guerre, prépare la guerre, ouvre les portes du trésor, et fais tes bagages. Étends la main vers la coupe au repas du matin, sinon ils feront le repas du soir en triomphe sur toi. Mon fils! ne cherche pas de défenseurs dans le monde ; ton innocence et ton droit seront ta défense.

Le vertueux Iredj regarda le roi plein de tendresse son glorieux père, puis il répondit : O roi! pense à l’instabilité de la vie, qui doit passer sur nous comme le vent. Pourquoi l'homme de sens s'affligerait-il? Le temps fanera la joue de rose et obscurcira l'œil de l'âme brillante. Au commencement la vie est un trésor, à sa fin est la peine, et puis il faut quitter cette demeure passagère. Puisque notre lit sera la terre et que notre couche sera une brique, pourquoi planter aujourd'hui un arbre dont la racine se nourrirait de sang, dont le fruit serait la vengeance, quel que soit le temps qui s'écoulerait sur lui? Le monde a vu beaucoup de maîtres du trône, du sceau et de l’épée, tels que nous, et en verra beaucoup après nous, mais la vengeance n'était pas dans les mœurs des rois qui nous ont précèdes sur le trône. Puisque le roi sera mon modèle, je rue passerai pas ma vie à faire du mal. La couronne, le trône et le diadème, ne m'importent pas; j'irai au-devant de mes frères sans armée, et leur dirai : O mes frères illustres, qui m'êtes chers comme mon corps et mon âme ! ne me prenez pas en haine, ne méditez pas vengeance contre moi; la haine ne convient pas aux croyants. Ne mettez pas votre espoir dans ce monde, voyez quel mal il a fait à Djemschid, qui fut à la fin obligé de sortir du monde, et ni le trône, ni la couronne, ni la ceinture, ne lui restèrent. De même, vous et moi, devrons à la fin éprouver le même sort. Je ramènerai à la foi leur cœur plein de vengeance; comment pourrais-je m'en venger plus dignement? Le roi lui dit: Mon sage fils tes frères ne cherchent que le combat; toi, tu ne désires que les fêtes. Il me souvient de cette parole : Il ne faut pas s’étonner que la lune soit brillante; de même cette réponse pleine de vertu te convient, car ton cœur a préféré l'amour et les liens qui t'unissent à eux. Mais quand un homme de sens expose sa télé précieuse au souffle du dragon, que peut-il attendre, si ce n'est un poison dévorant? car telle est la nature que Dieu a donnée au dragon. Mais, mon fils, si telle est ta résolution, prépare-toi, mets-toi en route, et ordonne à quelques serviteurs, pris dans l’armée, de te suivre. Moi, je vais, dans l’angoisse de mon âme, écrire une lettre pour l'envoyer à ces hommes, dans l'espoir de te revoir sain et sauf, car ma vie ne consiste que dans le bonheur de te voir.

IREDJ SE REND AUPRES DE SES FRERES.

Le roi de la terre écrivit une lettre au roi de l'occident et au roi de la Chine. A la tête de la lettre il mit une invocation à Dieu le vivant, l'éternel. Il dit : Cette lettre de bon conseil est écrite aux deux soleils puissants, aux deux sages, aux deux braves, aux rois de la terre, au maître de l'occident et au maître de la Chine, de la part de celui qui a vu ce monde de toute manière, qui a découvert tout ce qui était caché, qui a pesé dans sa main l'épée et la lourde massue, qui a entouré de splendeur les couronnes illustres, qui peut convertir en nuit fie jour brillant, qui peut ouvrir les trésors de l'espoir ou de la terreur, lui qui a allégé toutes les peines, lui par qui a paru toute splendeur. Je ne demande pour moi ni vos diadèmes, ni vos trésors amassés, ni vos couronnes, ni vos trônes; je demande que mes trois fils vivent paisibles et heureux, par le fruit de mes longues peines. Votre frère, contre lequel votre cœur était irrité, quoiqu'il n'ait fait de mal à personne, accourt au-devant de vous à cause de votre affliction ; et dans son désir de vous voir, il a jeté sa couronne, il vous a préférés à elle, comme il convient à un homme noble. Il est descendu de son trône, il est monté à cheval, et s’est ceint d'obéissance. Puisqu’il est le plus jeune de nous, puisqu'il est digne de tendresse et d'amour, respectez-le, soyez bons pour lui, formez son âme comme j'ai formé son corps; et quand il aura passé auprès de vous quelques jours, renvoyez-le-moi plein de vertus.

On apposa le sceau du roi sur la lettre, et Iredj quitta le palais de son père pour chercher son chemin. Il prit avec lui quelques vieillards et quelques jeunes gens, comme on en a besoin pour faire un voyage. Quand il fut près de ses frères, il n'avait aucun soupçon de leur noire intention. Ils vinrent au-devant de lui selon la coutume; ils déployèrent devant lui toute leur armée. Lorsqu'ils virent la face de leur frère pleine de tendresse, leurs regards devinrent plus sombres; lui était plein d'affection, eux étaient pleins de mauvais vouloir, et se mirent à le questionner d'une manière qui ne répondait pas à ses désirs. Eux étaient remplis de haine, lui n'était point agité, et tous les trois entrèrent ainsi dans le pavillon. Les yeux de toute l'armée étaient dirigés vers Iredj, car il était digne du trône et du diadème. Leurs cœurs n'avaient plus de repos, tant ils lui portaient d'amour; leurs âmes étaient pleines de tendresse, leurs yeux pleins de son image. Les rangs étaient dissous, les braves se réunirent deux par deux, chacun célébrant en secret le nom d’Iredj, et disant: Lui seul est digne de l'empire, puisse le diadème du pouvoir n'appartenir qu’à lui!

Selm observa l'armée en secret, et sa tête se troubla de cette disposition des braves. Il rentra dans la tente le cœur plein de colère, le foie plein de sang, les sourcils pleins de rides. Il renvoya tout le monde de la tente; lui et Tour s'assirent avec leurs conseillers. Ils discoururent en tous sens sur leur état, sur l'empire et sur les couronnes de tous les pays. Selm dit à Tour au milieu de cet entretien: Pourquoi nos braves se groupent-ils tout à coup deux à deux? N'as-tu pas vu, pendant que nous revenions, comment, de tous eux qui passaient sur le chemin, nul ne détournait son regard d'Iredj ? Autres étaient les armées des deux rois quand elles sont sorties, et autres quand elles sont rentrées. Mon cœur est devenu sombre à cause d'Iredj, et pensées sur pensées se sont élevées dans mon esprit. En observant les armées de nos deux pays, j'ai vu qu'elles ne voudront plus saluer d'autre roi que lui. Si tu ne l'arraches pas par la racine, tu tomberas du haut du trône puissant sous les pieds d'Iredj ? Puis ils se levèrent et s'occupèrent pendant toute la nuit à disposer leur plan.

IREDJ EST ASSASSINÉ PAR SES FRERES.

Le rideau qui cachait le soleil s'étant levé, l’aurore ayant paru et le sommeil s'étant dissipé, les deux insensés brûlèrent du désir de laver leurs yeux de toute honte. Ils marchèrent d'un pas hautain, et se dirigèrent vers les tentes du roi. Iredj les vit de son pavillon, et alla au-devant d'eux le cœur plein d'amour. Ils rentrèrent avec lui dans sa tente, et bientôt l’accablèrent de toutes sortes de questions. Tour lui dit : Puisque tu es le plus jeune de nous, pourquoi as-tu mis le diadème sur ta tête? Te convient-il d'occuper l'Iran et le trône de l'empire, et à moi de rester prêt à obéir, comme un esclave la porte des Turcs ? Ton frère aîné s'afflige d'être relégué dans l'occident, et toi tu tiendrais la couronne sur ton front, le trésor sous tes pieds! Voilà le partage qu'a fait cet homme avide de domination; il n'a tourné sa face que vers le plus jeune de ses fils.

Lorsqu’Iredj entendit ce discours de Tour, il lui répondit par ces saintes paroles : O seigneur avide de gloire! si tu désires le bonheur, cherche le repos. Je ne veux plus ni de la couronne royale, ni trône, ni du pouvoir glorieux, ni de l'armée d'Iran; je ne veux ni l'Iran, ni l'occident, ni la Chine, ni l'empire, ni la vaste surface de la terre. Le pouvoir qui aurait pour fin la discorde serait un honneur qu’il faudrait pleurer. Quand même la grande voûte du ciel porterait ta selle, à la fin ta couche sera une brique. Si le trône d'Iran m'a appartenu, je suis las de la couronne et du trône, je vous donne le diadème et le sceau royal; mais soyez sans haine contre moi. Je ne vous attaque pas, je ne vous combats pas, je ne veux affliger le a cœur de personne. Je ne demande pas la possession de ce monde, si cela vous attriste, quand même je resterais loin de nos regards. Je suis habitué à être humble, et ma foi me commande d'être humain.

Tour écouta toutes ces paroles, mais il n'y fit aucune attention. Il n'approuva pas ce discours, et l'esprit de paix d'Iredj ne le satisfit pas. Il se leva de son siège en colère, il lui répondit en bondissant à chaque parole. Tout à coup il quitta la place où il avait été assis, il prit avec sa main son lourd siège d'or, et en frappa la tête du roi, maître de la couronne, qui lui demanda grâce pour sa vie, en disant: N'as-tu aucune crainte de Dieu, aucune pitié de ton père? Est-ce ainsi qu'est ta volonté? Ne me tue pas, car à la fin Dieu te livrera à la torture pour prix de mon sang. Ne te fais pas assassin, car, de ce jour, tu ne verras plus trace de moi. Approuves-tu donc, et peux-tu concilier ces deux choses, que tu aies reçu la vie, et que tu l'enlèves à un autre ! Ne fais pas de mal à une fourmi qui traîne un grain de blé; car elle a une vie, et la douce vie est un bien. Je me contenterai d'un coin de ce monde, où je gagnerai ma vie par le travail de mes mains. Pourquoi t'es-tu ceint pour le meurtre de mon frère? Pourquoi veux-tu brûler le cœur de ton vieux père? Tu as désiré la possession du monde, tu l’as obtenu; ne verse pas de sang, ne te révolte pas contre Dieu, le maître de l'univers. Tour entendit ces paroles et ne répondit pas; son cœur était plein de rage, sa tête pleine de vent. Il tira un poignard de sa botte, et couvrit Iredj du haut en bas d’un torrent de sang, déchirant la poitrine royale de son frère avec son poignard d'acier, dévorant comme le poison. Le haut cyprès tomba, les entrailles du roi étaient déchirées. Le sang coulait de ce visage plein de roses, et le jeune maître du monde avait cessé de vivre. Alors Tour sépara avec son poignard la tête couronnée de ce corps, semblable au corps d’un éléphant, et tout fut fini. Monde! toi qui l’avais élevé sur ton sein, tu n'as pas eu pitié de sa vie! Je ne sais à qui tu es favorable en secret, mais il faut pleurer de ce qui apparaît de ton action. Et toi, homme confondu d'étonnement, dont le cœur est plein de douleur et de peur du monde, et troublé, comme celui de ces rois, par le désir de la vengeance, prends leçon de ces deux méchants.

Tour remplit le crâne d'Iredj de musc et d'ambre; il l'envoya au vieillard qui avait distribué le monde, et lui fit dire: Voilà la tête de ce mignon, sur la quelle était revenue la couronne de nos pères, Donne-lui maintenant la couronne ou le trône! Il est tombé, cet arbre des Keïaniens qui jetait au loin son ombre ! Les deux méchants s'en retournèrent, l'un vers la Chine, l'autre vers Roum.

FERIDOUN REÇOIT LA NOUVELLE DE LA MORT D'IREDJ.

Feridoun tenait ses deux yeux sur la route; l'armée et la couronne soupiraient après l'arrivée du jeune roi. Lorsque le temps de son retour fut venu, comment le père apprit-il l'événement? Il avait préparé pour son fils un trône de turquoises, et avait incrusté de pierreries sa couronne. On se disposait à aller à sa rencontre, on avait demandé du vin, des chants et delà musique; on apporta la timbale et on amena l'éléphant digne de lui; on apprêtait pour lui des fêtes dans toutes ses provinces. Telle était l'occupation du roi et de l'armée, lorsqu'une poussière noire s'éleva sur la route. Un dromadaire sortit de cette poussière, monté par un cavalier navré de douleur. Ce porteur de deuil poussa un cri; il tenait sur son sein un coffre d'or, dans le coffre d'or était une étoffe de soie, dans la soie était placée la tête d'Iredj. Ce bon messager arriva devant Feridoun, faisant des lamentations et portant le deuil sur sa face. On leva le couvercle du coffre d'or, car les paroles du messager annonçaient un grand malheur, et aussitôt qu'on eut tiré du coffre la soie brodée, parut la tête coupée d'Iredj. Feridoun tomba de son cheval par terre, tous ses braves déchirèrent leurs vêtements, leurs joues étaient noires, leurs yeux étaient blancs, car ils avaient espéré voir autre chose. Le jeune roi tant revenu de cette manière, l’armée s'en retourna de la rencontre qu'elle lui avait préparée, ses étendards en lambeaux, ses timbales tournées à contresens, les joues des nobles devenues noires. Les timbales et les éléphants étaient couverts de crêpes, les chevaux arabes étaient peints en bleu. Le roi était à pied, à pied était son armée. Ils reprirent leur chemin la tête couverte de poussière. Les héros poussaient des cris de douleur, les nobles arrachaient la chair de leurs bras. Ne te fie pas à l’amour que te porte le sort, le propre d'un arc n'est pas d'être droit. Le ciel tourne au-dessus de nous de manière à nous ravir bientôt la face qu'il nous a présentée. Lorsque tu le traites en ennemi, il te témoigne de l'amour; quand tu l'appelles ton ami, il ne te montre pas son visage. Je te donnerai un bon conseil : lave ton âme de l'amour de ce monde.

L'armée, dont le cœur était brisé, et le roi, qui poussait des cris de douleur, se tournèrent vers le jardin d'Iredj, où était la grande salle des banquets dans les jours où l'on célébrait les fêtes des rois. Feridoun entra en chancelant, pressant contre son cœur la tête du jeune roi son fils. Il jeta les yeux sur ce trône impérial, puis il regarda la tête sans couronne de son fils, et le bassin royal du jardin, et les hauts cyprès, et les arbres qui versent des roses, et les saules et les cognassiers. Il jeta de la terre noire sur le trône, et les cris de l’armée montèrent jusqu’à Saturne. Il poussait des soupirs, il arrachait ses cheveux, il versait des larmes et se meurtrissais la face; il se ceignit d'une ceinture teinte de sang, et lança du feu dans le palais que son fils avait habité. Il dévasta son jardin de roses et brûla ses cyprès; il ferma entièrement l’œil de la joie. Il embrassa la tête d'Iredj, tourna sa face vers le Créateur, et dit : maître du monde, dispensateur de la justice! regarde cet innocent qui a été assassiné; sa tête coupée par l’épée, est devant moi, son corps a été dévoré par les lions de ce peuple. Brûle les cœurs de ces deux méchants, de sorte qu’ils ne voient jamais que des jours malheureux ; fais qu'ils soient percés par la brûlure de leurs entrailles, de telle sorte que les bêtes féroces en aient pitié. Je désire, ô Dieu créateur du monde, que le sort me laisse assez de vie pour que je vois un héros né de la race d’Iredj, se ceindre pour le venger, et trancher la tête de ces deux méchants comme ils ont coupé la tête de cet innocent. Quand j'aurai vu cela, il me conviendra d’aller là où la terre mesurera ma stature.

Il pleura ainsi dans son amertume, si longtemps que l'herbe crut et s'éleva jusque sur son sein. La terre était sa couche, et la poussière son lit, et ses yeux brillants s'obscurcirent. La porte de son palais était fermée, et sa langue ne cessait de dire avec amertume : O jeune héros! jamais prince n’est mort comme tu es mort, ô mon fils illustre! Ta tête a été coupée indignement par Ahriman, ton corps a eu pour linceul les gueules des lions. Les bêtes fauves étaient privées de repos et de sommeil, tant elles criaient, se lamentaient et pleuraient. Les hommes et les femmes, dans toutes les provinces, se rassemblèrent en tout lieu, et demeurèrent dans la douleur et dans le deuil, les yeux pleins de larmes, le cœur plein de sang. Que de jours ils ont passés ainsi, regardant tous la vie comme une mort!

NAISSANCE DUNE FILLE D'IREDJ.

Quelque temps s'étant ainsi passé, le roi visita l’appartement des femmes d’Iredj ; il le parcourut en entier, et passa devant toutes les femmes à la face de lune. Il y vit une esclave de beau visage, dont le nom était Mahaferid. Iredj l’avait beaucoup aimée, et il se trouva qu'elle était enceinte de lui. Le sein de la belle à la face de Péri cachait un enfant, et le roi du monde s'en réjouit; son cœur fut rempli d'espoir par cette femme aux belles joues, et il abandonna son âme à l’espérance de venger son fils. Lorsque le temps de la délivrance fut venu, Mahaferid mit au monde une fille, et l’accomplissement des vœux du roi, qu’il avait si prochain, fut encore ajournée. Il éleva l'enfant avec joie et avec tendresse, les hommes lui donnèrent tous leurs soins; et son corps grandit et devint fort et gracieux. De la tête aux pieds, cette fille aux joues de rubis ressemblait à Iredj; et lorsqu'elle eut grandi et fut devenue nubile, sa face était comme une perle, ses cheveux étaient comme la suie.

Son grand-père la fiança à Pescheng, et la lui donna, et quelque temps se passa encore. Pescheng étant le fils du frère de Feridoun, était issu de sa noble race. C'était un héros du sang du roi Djemschid, et digne de l'empire, du trône, et de la couronne. C'est à cet époux de grand renom que Feridoun donna sa petite-fille et quelque temps se passa ainsi.

NAISSANCE DE MINOUTCHEHR.

Prête attention à l'événement que la voûte bleue du ciel amena, après qu'elle eut tourné pendant neuf mois. Il naquit de la belle Mahaferid, pleine de vertus, un fils digne de toute manière du diadème et du trône. Aussitôt qu'il fut sorti du sein de sa tendre mère, on le porta au roi. Celui qui le portait dit : maître de la couronne, que ton âme se réjouisse ! regarde cet Iredj. Les lèvres du maître du monde se remplirent de sourire, tu aurais dit qu'Iredj lui était né de nouveau; il prit l'enfant illustre entre ses bras, et adressa une prière à Dieu : Plût à Dieu que ma vue me fût rendue, qu'il me permit de voir la face de cet enfant ! Et Dieu, dès que Feridoun l’eut prié, lui accorda ce qu'il demandait, et lui rendit la vue. Le roi, aussitôt qu'il vit ce monde plein de lumière, jeta les yeux sur le nouveau-né, disant : que ce jour soit béni ! que le cœur de mes ennemis soit déchiré ! Il fit apporter du vin brillant et des coupes précieuses, et donna à l'enfant au visage ouvert le nom de Minoutchehr, en prononçant ces paroles : Une branche digne d'une mère et d'un père purs a porté fruit, il éleva l'enfant de manière que le vent du ciel n'osait passer sur lui. Le pied de l'esclave qui le portait ne touchait jamais la terre, il ne marchait que sur du musc odorant, et la tête couverte d'un parasol de brocart. Aussi les années passèrent sur lui sans que les astres lui envoyassent de malheur. Le glorieux roi lui enseigna les vertus dont il avait besoin pour régner. Feridoun ayant recouvré son cœur et ses yeux, le monde entier fut de nouveau rempli de sa renommée.

Feridoun donna à Minoutchehr un trône d'or, une massue pesante, la couronne royale de turquoises, la clef de son trésor, rempli d'or et de joyaux, le trône, le collier, le diadème, la ceinture et une enceinte de brocart de couleurs variées, remplie de tentes de peaux de léopard. Les chevaux arabes avec des brides d'or, les épées indiennes à fourreau d'or, les cuirasses, les casques, les cottes de mailles de Roum, qui pouvaient se déboutonner; puis les arcs blancs et les flèches de bois de peuplier, les boucliers de Chine et les javelots pour le combat; tous ces trésors, qu’il avait amassés et préparés avec des peines infinies, il les vit tous dignes de Minoutchehr, il sentit son cœur plein d'amour pour lui. Puis il ordonna à tous les chefs de son armée, à tous les grands de ses royaumes, de venir auprès de lui, et ils vinrent tous le cœur enflammé de vengeance. Ils le saluèrent comme roi et versèrent des émeraudes sur sa couronne. Le mouton et le loup marchèrent ensemble dans le monde entier, à cette fête nouvelle et dans ce grand jour. On y voyait les chefs de guerre, Karen, le fils de Kaweh; et Schiroui, le terrible lion; Guerschasp, portant haut la tête, et frappant vite de l’épée; Sam, le fils de Neriman, le champion du peuple ; Kobad et Keschwad à la toque d'or, et beaucoup de princes protecteurs du mondes et lorsque toute l’armée était rassemblée, la tête du roi s'élevait au-dessus de tout le peuple.

SELM ET TOUR ONT NOUVELLE DE MINOUTCHEHR.

La renommée de la splendeur qui entourait de nouveau le trône du roi des rois parvint à Tour et Selm, et leurs cœurs injustes furent remplis de crainte parce que leur étoile commençait à baisser. Ils s'assirent pleins de pensées, et le jour s'obscurcit pour les deux tyrans. Tout à coup ils prirent ferme résolution de chercher un remède à ce danger et d'envoyer un messager auprès de Feridoun pour offrir leurs excuses, car il ne leur restait aucun autre moyen de salut. Tous les deux cherchèrent parmi la foule un homme d'un cœur pieu et d'une langue discrète, et donnèrent, avec grande chaleur, leurs ordres hautains à cet homme prudent, sage et modeste; puis ils ouvrirent la porte des trésors de l'occident, ayant devant les yeux la crainte que leur haute fortune ne baissât. Ils choisirent dans le trésor antique une couronne d'or; ils mirent les caparaçons sur le dos de tous leurs éléphants. On chargea les chariots de musc et d'ambre, de brocarts et d'or, d'étoffes de soie et de poils de castor, et le cortège se dirigea de l'occident vers l'Iran, avec les éléphants de haute stature, et en grande pompe. Chacun de ceux qui se trouvaient à la cour des rois leur envoya un présent; et lorsque leur cœur fut satisfait des dons préparés, le messager se présenta, devant eux, prêt pour le voyage. Ils lui donnèrent leur message pour Feridoun, en commençant par les louanges du maître du monde en ces termes : Puisse Feridoun le héros vivre à jamais! lui à qui Dieu a donné la puissance royale, que sa tête reste jeune, que son corps reste sain; que son esprit s'élève au-dessus du haut firmament ! J'apporte un message de deux 'esclaves au pied du puissant trône du roi des rois, pour obtenir que ces deux hommes méchants et injustes, qui ont les yeux remplis de larmes de honte devant leur père, ces deux pécheurs au cœur flétri, qui se sont repentis, puissent être admis à venir représenter leurs excuses; car, jusqu'à présent, ils n'avaient pas espéré que quelqu'un voulût entendre leur défense. Ceux qui connaissent la sagesse ont dit : Celui qui a fait le mal en portera la peine, il restera dans la douleur, et son cœur sera plein de tristesse; c'est ainsi que nous sommes restés, ô roi généreux ! C'est ainsi qu'il était écrit dans notre sort, et nos actions n'ont fait que suivre notre destinée. Le lion qui dévaste le monde, et le dragon courageux, ne peuvent se soustraire aux filets du sort. Puis les ordres du Div impur détachent les cœurs de la crainte du maître du monde. Les instigations du Div ont eu tant de pouvoir sur nous, que les cerveaux de deux hommes sages sont devenus sa demeure. Mais nous espérons du maître de la couronne, qu'il voudra nous pardonner; que si grands que soient nos forfaits, le roi les attribuera en premier lieu à notre ignorance; notre seconde excuse est la puissance du firmament, qui est un lieu tantôt de refuge, tantôt de destruction; enfin, la troisième est le Div qui parcourt le monde comme un messager prêt à faire le mal. Si le roi veut oublier la vengeance qu'il a méditée contre nous, s'il veut croire à la pureté de notre foi, qu'il lui plaise d'envoyer Minoutchehr avec une puissante armée auprès de nous, qui le désirons, pour que nous restions toujours debout devant lui comme des esclaves : telle est notre intention. Nous espérons pouvoir arroser, avec les larmes de nos yeux, l'arbre qu'a planté la vengeance. Nous avons hâte de lui donner nos larmes et nos soins, et, quand il sera devenu vigoureux, la couronne et le trésor.

LES FILS DE FERIDOUN LUI ENVOIENT UN MESSAGE.

Le messager partit, le cœur rempli de ce discours, et ne voyant pas comment cette affaire commencerait ni comment elle finirait. Il arriva à la cour du roi en grande pompe, avec les éléphants, les trésors et les présents. On en donna nouvelle à Feridoun, qui ordonna d'orner le trône impérial avec des brocarts de Roum, et de préparer la couronne des Keïanides. Il s’assit sur le trône de turquoises comme un haut cyprès surmonté de la pleine lune, avec la couronne et le collier, et les boucles d'oreilles, comme il convient à un roi. Minoutchehr le fortuné était assis à côté du roi, un diadème sur la tête; les grands formaient des rangs des deux côtés, tous brodés d’or de la tête aux pieds, avec des massues d'or et des ceintures d'or, et toute la terre avait pris la couleur du soleil. D'un côté étaient attachés des lions et des tigres, de l'autre de furieux éléphants de guerre. Schapour le brave sortit du palais et introduisit le messager de Selm, qui dès qu'il aperçut la cour du roi, s'avança à pied en courant; lorsqu'il fut arrivé auprès de Feridoun, et dès qu'il vit sa couronne et son trône puissant, il inclina la tête devant lui, frappant la terre de son front. Le roi illustre, maître du monde, lui assigna une place sur un siège d'or. Le messager commença à célébrer les louanges du roi : O toi, ornement du trône, de la couronne et du sceau! les degrés de ton trône changent la terre en un jardin de roses, le monde est brillant par la grandeur de ta fortune. Nous sommes tous les esclaves de la poussière de tes pieds, nous ne vivons tous que pour ton service. Le roi ayant reçu gracieusement ce salut, le messager étendit devant lui les joyaux qu'il avait apportés; puis il recommença à parler avec prudence, et le maître du monde lui prêta l’oreille. Il se mit à répéter le message de ces deux hommes de sang, et s'appliqua à déguiser la vérité; il dit comment ses fils demandaient pardon de leur crime, et comment ils appelaient auprès d'eux Minoutchehr, pour le servir comme des esclaves, pour lui rendre la couronne et le trône du pouvoir, pour racheter de lui le sang de son père avec de l’or et des étoffes précieuses, avec des trésors et des joyaux. Le messager parla et le roi l’écouta ; sa réponse donna la clef de ce mystère.

RÉPONSE DE FERIDOUN A SES FILS.

Aussitôt que le roi, maître du monde, eut entendu ce message de ses deux fils aux intentions sinistres, il répondit au noble messager point pour point : Comment pourrais-tu cacher le soleil? et le secret de ces deux méchants est devenu plus clair que le soleil. J'ai écouté toutes les paroles que tu m’as dites, écoute la réponse complète que je te donne. Dis à ces deux hommes sans honte et sans crainte de Dieu, à ces hommes injustes, de vile nature et impurs, que leurs discours perfides ne serviront à rien. Je te dirai là-dessus quelques paroles. S'il s’est élevé dans vos cœurs un si grand amour pour Minoutchehr où est donc le corps d'Iredj, votre frère glorieux, que vous avez fait disparaître dans la gueule des bêtes féroces, dont vous avez enfermé la tête dans un coffre étroit? Maintenant qu’ils se sont délivrés d’Iredj, ils cherchent le sang de Minoutchehr. Mais vous ne le verrez qu'avec une armée, avec un casque d'acier, une massue et l'étendard de Kaweh; avec des chevaux dont les fers noirciront la terre, et avec des chefs de guerre comme Karen, avide de combats; comme Schapour, fils de Nestouh, le soutien de l'armée; à côté de lui se trouveront Schidousch le valeureux, Schiroui le vainqueur du lion, le guide, le roi Teliman, et Serv le chef de Yémen, qui sera à la tête de l'armée, et qui lui donnera ses conseils. Nous arroserons avec du sang les feuilles et les fruits de l'arbre né de la vengeance qui est due à Iredj. Jusqu'à ce jour personne n'avait cherché à le venger, parce que nous n'étions pas sûrs que le sort nous soutiendrait. Il ne convenait pas que moi j'étendisse la main pour combattre mes deux fils; mais il s'est élevé, plein de force et de fruit, un rejeton de l’arbre que l’ennemi avait arraché; il viendra maintenant comme un lion furieux, et ceint étroitement pour la vengeance de son père; il viendra avec les grands de son armée, comme Sam, le fils de Nériman, et Guerschaps, le fils de Djemschid, et avec une armée qui s'étendra d'une montagne à l'autre, et dont les pieds fouleront la terre. Ensuite, quant à ce qu'ils disent qu'il faut que le roi lave son cœur du désir de la vengeance et pardonne leur crime, parce que c'est ainsi que la rotation des sphères les a guidés, que leur intelligence a été troublée, et que le soleil s'est obscurci, j'ai écouté toutes ces demandes utiles de pardon. L'implacable maître du monde a dit que quiconque a semé la semence de l'injustice, ne verra ni un jour de bonheur ni les délices du paradis. S'il est vrai que Dieu le saint vous ait pardonné, pourquoi le sang de votre frère vous inspire-t-il de la crainte? Tout homme qui a de l'intelligence, tient pour coupable d'un crime celui qui fait valoir des excuses. N'avez-vous pas de honte devant le glorieux maître du monde, d'avoir le cœur noir et la langue pleine de paroles douces? Vous serez punis de votre crime dans les deux mondes, par Dieu le juste, le maître unique. Enfin ils ont envoyé un trône d'ivoire et une couronne de turquoises sur le dos de ces éléphants furieux ; el pour ces monceaux de joyaux colorés, j'abandonnerais ma vengeance? j'effacerais le sang qu’ils ont versé? Je vendrais pour de l'or la tête de mon royal fils? Périsse plutôt ma couronne, périsse mon trône et mon pouvoir! Peut-être un homme plus vil que l’engeance du dragon accepterait-il un prix pour une tête inappréciable. On dirait que le vieux père a mis à prix la vie de son noble fils. Je n'ai point besoin de richesses. Mais pourquoi tant de paroles? Aussi longtemps que le père d'Iredj vivra avec cette tête chargée d'années, il n'abandonnera pas sa vengeance. J'ai écouté ton message; écoute ma réponse, prends-la tout entière et hâte-toi de partir.

Le messager entendit ces paroles terribles il vit l’attitude de Minoutchehr, le chef de l'armée; il pâlit, se leva en tremblant, et monta à cheval sur-le-champ. Le noble jeune homme vit dans son âme brillante tout ce qui devait arriver, et qu'avant peu la rotation du ciel amènerait des rides sur la face de Tour et de Selm. Il alla vite comme le vent, la tête pleine de sa réponse, le cœur plein de doutes; et lorsqu'il arriva en vue du pays d'occident, il vit une tente dressée dans la plaine; il s'approcha de la tente, dans laquelle se trouvait le maître de l'occident. C'était une tente de soie qu'on avait dressée et qui remplissait l'espace. Les deux rois des deux pays as sis en consultation secrète, se dirent: Voilà notre messager qui revient ! Le chef de la garde se présenta et conduisit l’envoyé devant les rois, qui lui préparèrent un siège nouveau, et lui demandèrent des nouvelles du jeune roi. Ils lui firent des questions sur toute chose, sur le diadème et le trône impérial, sur Feridoun et son armée, sur ses héros et ses provinces, puis sur l’aspect du ciel qui tourne, demandant s'il accorderait sa faveur à Minoutchehr; sur les noms des grands et du Destour, sur la grandeur des trésors du roi et de son petit-fils, et sur leur trésorier. L'envoyé leur répondit : Quiconque voit le beau printemps, ne voit rien de comparable à la Cour du roi; c'est un riant printemps dans le paradis, où toute la terre est d'ambre, toutes les briques sont d'or. Le ciel le plus élevé est le toit de son palais, le paradis sublime est sa face riante. Il n'y a pas de montagne haute comme son palais, ni de jardin vaste comme sa cour. Lorsque j'arrivai devant le palais, je trouvai son toit tenant conseil secret avec les astres. D'un côté je vis des éléphants, de l'autre des lions; le monde était son mis à son trône. Ses éléphants portaient des trônes d'or sur leur dos, tous les lions avaient des colliers de pierres précieuses; devant les éléphants se tenaient des tambours, de tous côtés sonnaient des trompettes d'airain; tu aurais dit que la cour en tremblait, que la terre et le ciel en résonnaient. Je me présentai devant le noble prince, je vis un haut trône de turquoises, sur lequel était assis un roi semblable à la lune, portant sur la tête une couronne de rubis brillants. Ses cheveux ressemblaient à du camphre, sa face était comme la feuille de la rose, son cœur plein de modestie, sa langue pleine de douces paroles. Sur lui reposent la crainte et l’espoir du monde; tu aurais dit que Djemschid avivait encore. Minoutchehr, semblable au rejeton dan haut cyprès, était assis comme Thahmouras, de vainqueur des Divs; il était assis à côté du roi, à sa main droite; tu aurais dit qu’il était le cœur et la langue du roi. Puis on y voyait Kaweh le forgeron, plein de valeur, et devant lui son fils brave dans le combat; son nom est Karen le vaillant; c'est un chef infatigable, un destructeur des armées. Ensuite on voyait Serv, le chef de Yémen et Destour du roi, et Guerschasp le victorieux, le trésorier du roi. Le nombre des portes de ses trésors est inconnu, jamais personne dans le monde n'a vu pareille puissance. Tout autour du palais sont placées deux rangées de troupes avec des massues d'or et des toques d'or. Des chefs comme Karen, le fils de Kaweh, se tiennent devant l'armée pleins d'expérience, et des braves comme Schiroui le terrible lion, et Schapour le héros, l'éléphant furieux. Quand ils attachent les timbales sur le dos des éléphants, l'air devient noir comme la couleur d'ébène. S'ils viennent nous combattre, les montagnes couvertes de cette multitude seront comme les plaines, et les plaines comme les montagnes. Tous ont le cœur rempli de haine, le front plein de rides; ils ne désirent que le combat.

Il leur raconta ainsi tout ce qu’il avait vu, et toutes les paroles que Feridoun lui avait dites. Le cœur des deux tyrans trembla de terreur, leur face devint noire, ils restèrent assis à se consulter de toute manière, sans savoir à quoi se résoudre. Alors Tour s'adressant au puissant Selm, lui dit: Il faut renoncer à tout repos et à tout plaisir; il ne faut pas attendre que les dents de ce jeune lion deviennent aiguës et qu’il acquière de la force. Comment ce prince serait-il sans talent, puisque Feridoun est son conseiller? quand le grand-père et le petit-fils se concertent, il en sortira quelque œuvre prodigieuse. Il faut nous armer pour le combat, et nous hâter au lieu de tarder. Ils commencèrent à mettre en mouvement leurs cavaliers, ils rassemblèrent leurs armées en Chine et dans l'occident. Le pays entier fut rempli de bruit, et les hommes se rendirent de toutes parts auprès d'eux. Leurs armées étaient innombrables; mais leur étoile était impuissante. Cachées sous leurs casques et leurs cuirasses, accompagnées d'éléphants furieux et de précieux bagages, elles se mirent en marche du Touran vers l'Iran avec les deux assassins, dont le cœur était rempli de haine.

FERIDOUN ENVOIE MINOUTCHEHR POUR COMBATTRE TOUR ET SELM.

Feridoun reçut sur-le-champ la nouvelle qu'une armée avait passé le Djihoun, et ordonna que Minoutchehr s'avançât avec son armée de la frontière dans le désert. Le vieux roi lui fit une allocution en ces termes : Quand un jeune homme est destiné à une haute fortune, le mouton sauvage que suit le tigre, et devant lequel se tient le chasseur, tombe inopinément dans ses pièges; et avec de la patience, avec de la prudence, de la ruse et de l’intelligence, il amène le lion terrible dans ses filets. D'ailleurs, si les méchants se remuaient vers la fin du jour, je me hâterais de punir, je ferais briller un fer rouge, Minoutchehr lui répondit: O roi, qui portes haut la tête, si quelqu'un s'avance près de toi pour assouvir sa haine, c'est que la fortune nourrit contre lui de mauvais desseins, et qu'il est destiné à briser l'alliance qui unit son âme et son corps. Je vais me couvrir d'une cotte de mailles de Roum, de manière à ne pas laisser découverte une jointure. En cherchant vengeance, je détruirai leur armée sur le champ de bataille. Je ne reconnais pour brave aucun d'eux; comment oseront-ils me combattre?

Puis il ordonna que Karen, avide de combats, s'avançât de la frontière dans le désert. Il déploya la tente royale, il fit flotter l'étendard impérial dans la plaine. Les corps de l’armée s'avancèrent fun après l'autre, les plaines et les montagnes bouillonnèrent comme la mer. Le jour brillant fut obscurci par la poussière, de sorte que tu aurais dit que le soleil était devenu noir. Un bruit s'élevait de l'armée qui assourdissait les hommes aux oreilles perçantes; les hennissements des chevaux arabes dans la campagne remportaient sur le bruit des tambours. Deux rangs d'éléphants s'étendaient du camp du Pehlewan à une distance de deux milles ; soixante de ces éléphants portaient sur leur dos des trônes d'or incrustés de pierreries de toute espèce, trois cents portaient les bagages, trois cents étaient prêts pour le combat, tous cachés sous leurs armures; il n'y avait que leurs yeux qui n'étaient pas couverts de fer. On fit avancer les tentes du roi ; l'armée marcha de Temmischeh vers le désert, sous les ordres de Karen le vengeur. Elle se composait de trois cent mille cavaliers, tous hommes de renom, tous armés de cuirasses; ils partirent avec leurs lourdes massues, pleins de courage, semblables à des lions sauvages et prêts à venger Iredj. Ils suivaient le drapeau de Kaweh, leurs épées bleues dans les mains. Minoutchehr, avec Karen au corps d'éléphant, sortit de la forêt de Narwen, vint longer le front de son armée, et la rangea sur la large plaine. Il donna la gauche à Guerschasp, la droite à Sam le héros et à Kobad. Les deux années se mirent en ligne; Minoutchehr occupait le centre avec Serv, il brillait au milieu de la foule comme la lune, ou comme le soleil lumineux qui se lève au-dessus des montagnes. Les chefs des troupes comme Karen, et les héros comme Sam, avaient tiré les épées des fourreaux; des hommes comme Kobad commandaient l’avant-garde, et le héros issu de la race de Teliman, les embuscades. Toute l’armée avec ses lions de combat, et avec le bruit des timbales, était ornée comme une fiancée. On apprit à Selm et à Tour que les Iraniens se préparaient pour le combat, qu'ils avaient fait sortir leurs lignes de la forêt dans la plaine, que leur bouche écumait du sang de leur cœur. Les deux assassins s'avancèrent avec une armée nombreuse, la tête pleine de vengeance. Ils menèrent leurs troupes sur le champ de bataille, ayant derrière eux le pays des Alains et la mer. Kobad s'avança pour reconnaître l’ennemi, et Tour, lorsqu'il le sut, vint à lui, rapide comme le vent, disant: Retourne auprès de Minoutchehr, et dis-lui: O jeune roi sans père, puisque c'est une fille qui est née de la race d'Iredj, comment pourraient t'appartenir le trône et le sceau, et la couronne? Il lui répondit: Oui, je porterai ton message, tel que tu me l'as dit, et avec le nom que tu as donné à Minoutchehr. Mais quand tu y auras réfléchi, quand ta tête aura consulté en secret ton cœur, tu reconnaîtras que c'est une chose immense, et tu trembleras de tes paroles irréfléchies. Quand les bêtes féroces pleureraient sur votre sort jour et nuit, il n'y aurait rien de surprenant, car depuis la forêt de Narwen jusqu'à la frontière de Chine, tout est rempli de cavaliers prêts pour le combat, et d'hommes redemandant vengeance; et quand vous verrez briller autour de l'étendard de Kaweh nos épées d'acier, votre cœur et votre tête trembleront de peur, et vous ne distinguerez plus les monts des vallées. Kobad alla pour parler au roi, et lui répéta ce qu'il avait entendu de la bouche de ce brave. Minoutchehr sourit en disant : Il n'y a qu'un insensé qui puisse tenir de tels discours. Que la gloire soit au maître des deux mondes, qui connaît ce qui est manifeste et ce qui est caché. Il sait que je suis le petit-fils d'Iredj; Feridoun l'illustre est mon garant. Maintenant que nous allons commencer le combat, je prouverai ma naissance et mon origine; je jure par la puissance de Dieu, créateur du soleil et de la lune, que je ferai voir à Tour ce que je peux, de sorte que ses paupières se fermeront l'une sur l'autre, et que je montrerai à l'armée sa tête séparée du tronc; je vengerai sur lui mon père glorieux, je renverserai de fond en comble son empire. Il ordonna qu'on apprêtât les tables et qu'on choisît une salle pour la musique et le vin.

MINOUTCHEHR ATTAQUE L'ARMÉE DE TOUR.

Lorsque les ténèbres eurent remplacé le jour, Minoutchehr envoya son avant-garde sur la montagne et dans la plaine. Karen le brave marchait devant l'armée avec Serv, le roi de Yémen, homme de bon conseil. Une voix s'éleva devant les rangs de l'armée : O braves, ô lions du roi! sachez que c'est un combat contre Ahriman, qui dans son cœur est l’ennemi du Créateur. Ceignez vos reins, soyez vigilants, et que Dieu vous ait tous en sa garde. Quiconque sera tué dans ce combat, entrera au paradis lavé de tous ses péchés. Ceux qui verseront le sang des guerriers de Roum et de Chine, ceux qui feront la conquête de leur pays, seront célébrés jusqu'à la fin des jours, et jouiront de la gloire des Mobeds. Le roi leur donnera des trônes et des diadèmes, leur chef de l'or, et Dieu le juste du bonheur. Aussitôt que poindra la clarté du jour et que sa lumière aura avancé de deux degrés, vous ceindrez vos reins de héros, vous saisirez vos massues et vos épées de Kaboul. Chacun prendra son rang, aucun ne devancera de son pied les autres. Les chefs de l’armée, les grands pleins de courage, se rangèrent devant le roi au cœur de lion, et lui dirent: Nous sommes des esclaves, et ne vivons que pour le roi; ce qu'il nous ordonnera, nous le ferons sans hésiter, nous convertirons avec nos épées la terre en un Djihoun de sang. Puis ils retournèrent vers leurs tentes tous méditant des moyens de vengeance.

Lorsque la lumière commença à rayonner du côté du levant, et à déchirer les ténèbres de la nuit, Minoutchehr s'élança du centre de l’année, portant une cuirasse, une épée et un casque de Roum. Toute l’armée poussa un cri; ils levèrent leurs lances vers les nuages, la tête pleine de colère et les sourcils froncés ; ils roulèrent sous leurs pas la surface de la terre comme un tapis. Le roi plaça avec art la gauche et la droite, le centre et les ailes de l’armée. La terre ressemblait à un vaisseau sur la mer dont on dirait qu'il va sombrer. Le roi fit sonner des trompettes sur le dos des éléphants de guerre, la terre tremblait comme les vagues du Nil. Devant les éléphants se trouvaient les timbaliers bruyants, et furieux comme des lions qui s'élancent. Tu aurais dit que c'était un banquet, tant y résonnaient les clairons et les trompettes. Les armées s'ébranlèrent comme des montagnes et s'avancèrent des deux côtés par pelotons. La plaine devint comme une mer de sang ; tu aurais dit que la surface de la terre était couverte de tulipes. Les pieds des éléphants de guerre s'enfonçaient dans le sang et paraissaient comme des colonnes de corail. Toute la vaillance était du côté de Minoutchehr, pour lequel le cœur du monde était rempli d'amour. Le combat dura jusqu'à ce que la nuit élevât sa tête et que le soleil brillant disparût. Le monde n'est jamais longtemps le même; tantôt il est tout miel et douceur, tantôt il est tout amertume. Les cœurs de Tour et de Selm étaient bouillants de rage; ils résolurent de tenter une surprise, et lorsque le jour succéda à la nuit, personne ne se présenta pour le combat, car les deux braves s'étaient décidés à attendre.

TOUR EST TUÉ DE LA MAIN DE MINOUTCHEHR.

Lorsque la moitié du jour lumineux fut passée, le cœur des deux braves brûlait du désir de la vengeance; ils délibérèrent ensemble et se jetèrent dans toute espèce de plans insensés. Ils se proposèrent de surprendre Minoutchehr quand la nuit serait venue, et de remplir de sang la plaine et le désert. Lorsque la nuit fut venue et que le jour eut disparu, lorsque les ténèbres eurent enveloppé le monde entier, les deux impies firent prendre les armes à leurs troupes, et se préparèrent avec ardeur pour une attaque nocturne. Mais aussitôt que les espions en eurent nouvelle, ils accoururent vers Minoutchehr et lui racontèrent ce qu'ils avaient entendu, pour qu'il disposât son armée. Le prince les écouta et leur prêta attention, puis il s'occupa avec prudence des moyens de défense. Il donna le commandement de toute l'armée à Karen et choisit pour lui-même une place pour une embuscade. Parmi les chefs pleins de renom, il en prit trente mille braves, vaillants et armés de poignards. Il trouva une place convenable pour une embuscade, et vit que les cavaliers étaient pleins d'ardeurs et tels qu'il en avait besoin. Tour, quand la nuit fut devenue sombre, s'avança avec cent mille hommes ceints pour le combat, résolus et préparés à tenter l'attaque nocturne, et levant leurs lances jusqu'aux nuages; mais lorsqu'il arriva, il vit l'armée en ordre, et des étendards brillants devant elle. Il vit qu'il ne lui restait qu'à combattre et à lutter, et éleva le cri de guerre au milieu de ses troupes. L'air devint comme un nuage par la poussière des cavaliers, et les épées d'acier parurent comme des éclairs brillants ; on aurait dit que l'air était tout embrasé et que, resplendissant comme le diamant, il brûlait la surface de la terre. Le bruit de l'acier pénétrait les cerveaux, le feu et le vent se levaient vers le ciel. Le roi sortit de son embuscade, et Tour ne vit plus de retraite d'aucun côté; il ramassa les rênes de son cheval et tourna le dos, et des cris effrayants s'élevaient de l'armée. Minoutchehr se précipita après lui, et plein du désir de la vengeance, il atteignit Tour le renommé. Il poussa un grand cri contre cet homme injuste : Arrête, ô tyran plein d'ardeur pour le combat! Est-ce ainsi que tu arrachais la tête des innocents, sans penser que le monde crierait vengeance contre toi ! Il enfonça sa lance dans le dos de Tour, qui laissa échapper de ses mains son épée; rapide comme le vent, il l'enleva de la selle, le jeta par terre, et fit tout ce que la bravoure exige. Il sépara sur-le-champ la tête du tronc et fit de son corps une fête pour les bêtes fauves, puis il retourna à son camp, en contemplant cette tête signe d'une fortune si haute et si basse.

MINOUTCHEHR ANNONCE SA VICTOIRE À FERIDOUN.

Il écrivit une lettre au roi Feridoun, lui rendant compte des événements heureux et malheureux de la guerre. Il commença par des hommages adressés au Créateur du monde, maitre de la bonté, de la sainteté et de la justice : Gloire au maître du monde le secourable ! c'est lui seul qui protège dans le malheur, c'est lui qui donne la direction et qui console les cœurs, c'est lui qui sera le même en toute éternité. Après lui hommage au puissant Feridoun, maitre du diadème et de la massue, à qui appartiennent la justice et la foi, la gloire, la couronne et le trône des rois ! Tout bonheur émane de sa fortune, toute gloire et tout honneur émane de son trône. Nous sommes arrivés sans malheur dans le pays de Touran, nous avons rangé notre armée, et avons cherché la vengeance. En trois jours nous avons livré trois grands combats, soit durant la nuit, soit pendant que le soleil éclairait le monde. Ils ont tenté une surprise nocturne, nous avons dressé une embuscade, et combattu de toute manière. J'avais entendu dire que Tour se préparait à une attaque de nuit, et que dans son désespoir il avait eu recours aux enchantements. Alors j'ai dressé derrière lui une embuscade, et je n'ai laissé entre ses mains que du vent; au moment où il s'enfuyait du combat, je me suis précipité après lui, je l’ai atteint, j'ai passé ma lance à travers sa cotte de mailles, et l'ai enlevé de sa selle; je l'ai jeté par terre comme un dragon, j'ai séparé sa tête de son vil cadavre. La voici ! Je l'envoie à mon grand-père, pendant que je prépare un moyen de détruire Selm. C'est ainsi que lui-même avait jeté avec mépris dans une boite d'or la tête royale d'Iredj. Il ne lui a montré aucune pitié, il n'a eu devant lui aucune honte, et Dieu le créateur me l'a entièrement livré. J'ai séparé son âme de son corps, comme il a fait à Iredj et je vais détruire son pays et sa maison.

Ayant écrit ces paroles dans sa lettre, il expédia un dromadaire rapide comme le vent. Le messager partit, la joue rougie par la honte, et les deux yeux pleins de chaudes larmes de pitié pour Feridoun, se demandant comment il pourrait présenter au roi d'Iran la tête coupée du roi de la Chine ; car quand même un fils se serait détourné de la foi, le cœur du père brûle toujours à sa mort : mais ses crimes avaient été grands, il n'en avait point demandé pardon, et le vengeur était jeune et brave. Le messager arriva le deuil sur le front, et plaça la tête de Tour devant Feridoun, et le roi invoqua les grâces de Dieu sur la tête de Minoutchehr.

KAREN PREND LA FORTERESSE DES ALAINS.

Selm eut nouvelle de ce combat, et de l’obscurité qui voilait son étoile. Or il y avait derrière lui un château qui s'élevait jusqu'à la voûte bleue du ciel. Il résolut de s'y retirer, car le temps tient dans sa main le bonheur et le malheur. Mais Minoutchehr dit: si Selm se retire du combat, il trouvera un refuge dans le château des Alains. Il faut lui intercepter le chemin, car s'il atteint le château de la mer, personne ne pourra plus le déraciner, et il tiendra une forteresse qui s’élève jusqu'aux nues et que l'art a fait sortir du fond des eaux. Elle contient des trésors de toute espèce, et les ailes de l’aigle royal la couvrent de leur ombre. Il faut que je parte pour cette entreprise, il faut que j'use de l’étrier et des rênes.

Après y avoir réfléchi, il en parla à Karen à qui l’on pouvait confier de tels secrets, et Karen ayant entendu les paroles du roi, lui dit : O mon gracieux maître! s'il plaisait au roi de confier au dernier d'entre ses guerriers une armée nombreuse, je m'emparerais de la porte de la forteresse de Selm, car elle lui donne le moyen soit de combattre, soit de s'enfuir; mais il faut que tu me laisses prendre avec moi l'étendard royal et la bague de Tour. Je vais maintenant préparer un moyen de jeter mon armée dans le fort, je partirai avec Guerschasp pendant cette nuit sombre; mais garde-toi de confier ce secret à qui que ce soit. Parmi les guerriers renommés, il en choisit six mille qui tous avaient fait leurs preuves sur le champ de bataille. L’air étant devenu noir comme l’ébène, ils placèrent les timbales sur te dos des éléphants, et tous ces guerriers illustres, avides de combats, se tournèrent du côté de la mer. Alors Karen confia le commandement à Schiroui et lui dit : Je vais me déguiser, et me présenter avec un message devant le commandant du fort; je lui montrerai le sceau de la bague de Tour. Aussitôt que je serai dans le fort, j'élèverai mon étendard, je ferai briller mon épée bleue. Vous tiendrez les yeux fixés sur moi, et quand je pousserai un cri, vous avancerez en toute hâte. Il laissa l’armée sur le bord de la mer, sous les ordres de Schiroui le vainqueur des lions; lui-même se mit en marche, et lorsqu'il fut arrivé auprès du château, il parla au chef et lui montra le sceau en disant : Je viens d'auprès de Tour, qui m'a dit : Ne te donne pas le temps de respirer, va auprès du commandant du fort, dis-lui de ne se reposer et de ne se divertir ni jour ni nuit, et sois son compagnon dans le bonheur et dans le malheur; prends le commandement du fort, et sois vigilant. S'il arrivait un drapeau, que Minoutchehr renverrait avec une armée contre le fort, vous le repousserez, vous vous défendrez bravement, et j’espère que vous vaincrez l’ennemi. Le commandant ayant entendu ces paroles et vu le sceau de la bague, fit ouvrir la porte de la forteresse; car il ne voyait que ce qui paraissait, et ne devinait pas le secret. Remarque ce que dit le sage Dihkan : Celui qui cache le secret de son cœur, voit le secret des autres. Que ma profession et la tienne soient l’obéissance à Dieu, et que nous y joignions la réflexion ! Il faut nous consulter entre nous surtout ce qu’il y aura à faire dans le bonheur et dans le malheur.

Le commandant et Karen, avides de combats, examinèrent tous les remparts, l’un formant des plans de trahison, l’autre simple de cœur; pendant que le chef de l’armée d'Iran était prêt à toute entreprise, le commandant posa sur l'étranger le sceau de l'intimité, et livra follement sa tête et sa ville au vent. Voici ce que dit là-dessus à son petit un léopard courageux : O mon petit, plein de bravoure et prompt de la griffe! ne te jette pas étourdiment dans une affaire difficile; considère-la et pèse-la de tous côtés. Si douces que soient les paroles d'un étranger, si candide qu'il paraisse au temps de la guerre et des combats, sois attentif, méfie-toi d'une surprise, et en toute chose regarde le fond. Rappelle-toi comment un chef plein de sagesse a manqué de précaution dans une affaire délicate, n'a pas pensé aux ruses de l’ennemi et a livré ainsi au vent sa forteresse. Quand la nuit fut plus avancée, Karen, avide de combats, éleva un drapeau semblable au disque de la lune. Il poussa un cri, et donna le signal à Schiroui et à ses braves. Schiroui voyant l'étendard royal, s'avança vers le Pehlewan; il s'empara de la porte de la forteresse et entra; il plaça sur la tête des chefs une couronne de sang. D'un côté était Karen, de l'autre le lion, au-dessus le feu de l’épée, et au-dessous la mer Lorsque le soleil arriva au faite de la voûte du ciel, il n'y avait plus de trace de forteresse ni de gardien. Ta n'aurais vu qu'une fumée dont la cime touchait les nues, mis on ne voyait ni château ni vaisseau sur la mer. La lueur du feu et le vent montèrent vers le ciel, et les cris des guerriers et les cris de détresse s'élevèrent; et lorsque le soleil brillant se coucha, on ne distinguait plus le château du large désert. On y tua douze mille hommes, et une noire fumée planait au-dessus des flammes. Toutes les vagues de la mer étaient couleur de bitume, toute la surface du désert était un fleuve de sang.

ATTAQUE FAITE PAR KAKOUI, PETIT-FILS DE ZOHAK.

Karen le héros se rendit de ce lieu auprès de Minoutchehr, et raconta au jeune rot ce qu'il avait fait et comment avaient tourné les événements de la guerre. Minoutchehr le couvrit de bénédictions en disant : Puisses-tu ne jamais manquer à ton cheval de guerre, à ta massue, à ta selle ! Depuis que tu es parti, il a paru une armée et un nouveau combattant illustre. Ce doit être un petit-fils de Zohak, j’ai ouï dire que son nom doit être Kakoui l’impur. Il a fait une invasion à la tête de cent mille hommes, tous cavaliers fiers et renommés. Il a tué quelques-uns de nos braves, qui étaient des lions au jour du combat; et maintenant Selm s'est décidé à combattre, parce qu'il lui est arrivé de Gangui Dizhoukht un allié. On dit que c'est un Div plein de courage, qui ne tremble point au jour du combat et dont la main est forte ; jusqu'à présent je ne l’ai pas atteint sur le champ de bataille, ni mesuré avec la massue des braves; mais aussitôt qu'il nous offrira le combat, je le mettrai à l'épreuve, je verrai ce qu'il vaut. Karen lui répondit : O roi ! qui peut tenir devant toi dans le combat? et quand ton ennemi serait un crocodile, sa peau se fendrait à la seule idée de tes coups. Qui est ce Kakoui, et quel est-il? Qui dans le monde est ton égal dans la guerre? Je vais maintenant, dans mon esprit prudent et dans mon âme pure, chercher un remède à ce danger, pour que dorénavant il ne sorte plus de Gangui Dizhoukht un misérable pour nous combattre à l'exemple de Kakoui. Le roi lui répondit : Que ton cœur ne s'afflige pas de cette affaire. Tu t'es fatigué dans ton entreprise à conduire l’armée, et à exercer la vengeance : c'est à moi maintenant de combattre, et à toi de te reposer, ô héros qui portes haut la tête.

Ils parlèrent ainsi, et le bruit des trompettes et des clairons s'élevait des tentes du roi ; l’air devenait couleur de suie et la terre couleur d’ébène par la poussière que faisaient lever les cavaliers, et par le bruit des timbales. Tu aurais dit que le fer avait de la vie, et que les massues et les lances avaient des langues; de tous côtés s'élevaient des cris de guerre, des coups furent donnés et reçus, et l'air devenait, par les flèches ailées, comme une aile de vautour. Des cinquantaines de braves tenaient l’épée en main, se refroidirent par la perte de leur sang, et le sang tombait en gouttes du sombre brouillard. Tu aurais dit que la terre voulait se soulever en vagues, et en bouillonnant s'élever au-dessus de la voûte du ciel. Kakoui le chef de l'armée jeta un cri, et s'élança dans la plaine comme un Div; Minoutchehr sortit des rangs de son armée, une épée indienne en main. Tous les deux poussèrent un cri qui déchira les montagnes et fit trembler les armées. Tu aurais dit que c'étaient deux éléphants furieux; leurs mains étaient préparées au combat, leurs reins étaient ceints. Kakoui lança un javelot contre ta ceinture du roi, et le casque de Roum de Minoutchehr trembla sur sa tête; le javelot déchira la cotte de mailles qui recouvrait la ceinture, et la peau parut à travers le fer. Le roi frappa le cou de Kakoui avec son épée, et lui brisa la cuirasse sur te corps; ainsi combattirent les deux braves jusqu'à midi, heure où le soleil qui éclaire le monde se trouvait au-dessus de leurs têtes; ils s'attachèrent ainsi l’un à l’autre comme deux tigres, et la terre autour d'eux fut pétrie de leur sang. A mesure que le soleil descendait vers l’horizon, et qu’il s’abaissait par degrés, le roi sentait s'accroître son angoisse, il serra son cheval de ses genoux et étendit sa main; il saisit avec mépris Kakoui à la ceinture, souleva de la selle ce corps d'éléphant, le jeta brisé sur la terre chaude, et lui fendit la poitrine avec son épée. Ainsi fut donné au vent cet Arabe par son ardeur pour le combat. Il était né de sa mère pour un sort malheureux.

SELM SENFUIT ET MEURT DE LA MAIN DE MINOUTCHEHR.

Kakoui étant mort, le roi de l'Occident se trouva sans appui et changea ses plans. Il renonça à la vengeance qu'il avait tant désirée, s'enfuit et prit le chemin de sa forteresse; mais arrivé à la mer profonde, il ne vit pas même vestige d'une planche de bateau. Le roi Minoutchehr et son armée se mirent à sa poursuite en toute hâte, et en colère; mais la plaine était tellement couverte de morts et de blessés, que le chemin en devenait difficile pour ceux qui marchaient. Le jeune roi, plein de rage et de rancune, était monté sur son rapide cheval blanc; il avait jeté l’armure de son cheval pour aller plus vite, et il le lança au milieu de la poussière de l’armée. Il serra de près le roi de Roum et lui cria : O homme sans foi et sans honte ! tu as tué ton frère pour un diadème; tu en as trouvé un : jusqu'à quand courras-tu dans le chemin? Maintenant, ô roi! je t'apporte une couronne et un trône, car cet arbre royal porte fruit. Ne fuis pas devant la couronne de la puissance, car Feridoun t'a préparé un trône nouveau. L'arbre que tu as planté porte ses fruits, et tu vas les trouver dans ton sein : s'il ne porte que des épines, c'est toi qui les a semées; si c'est une étoffe de soie, c'est toi qui l'as filée.

Tout en parlant il lança son cheval, et ayant atteint Selm, il lui asséna soudain sur la nuque un coup d'épée, et lui coupa le corps en deux; puis il ordonna qu'on prit sa tête, et qu'on la levât haut dans l'air sur une lance. L'armée de Selm demeura stupéfaite d'une telle force, d'un tel bras de héros; toute l'armée était comme un troupeau que dissipe un jour de neige, elle s'enfuit par troupes sans suivre aucune route, et se dispersa dans les plaines les cavernes et les montagnes. Or il y eut un homme plein de prudence et de bienveillance, dont la bouche était remplie de paroles douces; tous le prièrent d'aller en toute hâte auprès du roi Minoutchehr, de lui parler au nom de l'armée, et de dire : nous sommes tous des hommes sans importance, nous ne possédons la terre que sous tes ordres ; quelques-uns de nous ont des troupeaux, d'autres des terres ensemencées et des maisons. Mais nous n’avons eu aucune liberté dans cette guerre, il fallait y aller par ordre du roi. Nous ne sommes venus au combat que comme soldats, mais non de notre volonté, et par désir de vengeance. Maintenant nous sommes tous les esclaves du roi, notre tête est soumise à ses ordres et à sa volonté. S'il veut se venger et verser notre sang, nous n’avons pas la force de le combattre. Nous, les chefs de l’armée, sommes venus tous auprès du roi, nous tous sommes venus dans notre innocence. Il peut faire tout ce qu’il désire, il est le maître de nos âmes innocentes. Le sage prononça ces paroles, et le roi lui prêta l’oreille avec étonnement, puis il lui répondit : Je foulerai aux pieds tout désir de vengeance, je rendrai glorieux mon nom par ma clémence. Que tout ce qui n'est pas dans la voie de Dieu, que tout ce qui est dans la voie d'Ahriman et du mal, s'éloigne de mes yeux! que le corps des Divs soit affligé de maux! Écoutez, vous tous que vous soyez mes ennemis, que vous soyez mes amis et mes alliés, puisque Dieu qui accorde le succès nous a aidés, et que le coupable a été distingué de innocent; puisque le jour de la justice est arrivé, et que le jour de l'injustice est passé, les chefs n’ont plus à craindre d'être mis à mort. Cherchez tous à vous faire aimer, faites vos incantations, dépouillez-vous de vos armes, vivez sagement et dans la foi pure, gardez-vous de faire du mal, renoncez à toute pensée de vengeance; et en tout lieu que vous cultiverez, soit en Touran, soit en Chine, soit dans le pays de Roum, puisse tout bonheur vous accompagner, et la sérénité d'âme habiter en vous.

Tous les grands rendirent hommage au roi illustre plein de justice, et une voix s'éleva des tentes du roi, disant : O vous, héros de bon conseil, ne versez plus le sang étourdiment, car la fortune des tyrans a baissé. Là-dessus tous les guerriers de Chine inclinèrent leurs têtes jusqu'à terre, et apportèrent devant le fils de Pescheng toutes leurs armes et tous leurs instruments de guerre. Ils vinrent auprès de lui, bande par bande, et formèrent de cuirasses, de casques, d'armures de chevaux, de massues et d'épées indiennes un monceau haut comme une montagne. Le roi Minoutchehr les reçut gracieusement et leur distribua des dignités selon leur mérite.

MINOUTCHEHR ENVOIE LA TÊTE DE SELM A FERIDOUN.

Le héros fit partir du camp un messager, et lui remit la tête du roi de l'Occident. Il écrivit une lettre à son grand-père, remplie du récit de ses combats, de ses entreprises et de ses ruses. Il célébra d’abord les louanges du Créateur, puis celles du roi illustre : Adoration au maître du monde qui donne la victoire! c'est de lui que vient la force du corps et de l'esprit; tout ce qui est bon et tout ce qui est mauvais, est sous son pouvoir; toutes les douleurs cèdent à ses remèdes. Qu’il répande ses grâces sur Feridoun, le sage, le prudent roi de la terre, qui brise les chaînes du mal, sur qui reposent la sagesse et la majesté de Dieu. Nous avons tiré vengeance des cavaliers de la Chine, nous avons dressé contre leur vie une embuscade; et à ces deux méchants souillés du sang de mon père, nous avons, par le pouvoir du roi, tranché la tête avec le glaive de la vengeance; Rous avons purifié la surface de la terre avec nos épées d'acier. Je suivrai cette lettre, rapide comme le vent; je viendrai auprès de toi pour te raconter ce qui s'est passé. Ensuite il envoya à la forteresse Schiroui, plein d'expérience et d'ambition; il lui ordonna d'examiner le butin, d'en avoir soin, et de faire avec prudence ce qu'il fallait, puis de placer ces richesses sur le dos des éléphants portant haut la tête, et de les amener à la cour du roi en bon ordre; ensuite il fit sortir de la cour des tentes copies les timbales d'airain et les trompettes, et conduisit son armée du bord de la mer dans le désert, fit du désert vers la cour de Feridoun.

Comme il s’approchait de Temmischeh, son grand père fut impatient de le voir. Le bruit des trompettes s'éleva du château, et toute l’armée s'ébranla. Le roi à la fortune victorieuse fit placer sur le dos de tous les éléphants des trônes de turquoises, et des couches d'or, couvertes de brocarts de la Chine et incrustées de pierres précieuses. On vit des drapeaux brillants de toute couleur, et le peuple était habillé de rouge, de jaune et de violet. Pendant ce temps l’armée arriva des côtes de la mer de Ghilan à Sari, se déroulant lentement comme un nuage noir, et se prépara pour aller à la rencontre du roi, avec des selles d'or et des ceintures d'or, avec des étriers d'argent et des boucliers d'or, avec des trésors, des éléphants et des joyaux. Quand Feridoun fut proche du roi et de son armée, il s'avança à pied sur la route, suivi des hommes du Ghilan, semblables à des lions, ornés de colliers d'or et de boucles de cheveux noirs comme le muse; après le roi venaient les Iraniens, tous braves comme des lions. Au-devant de l'armée marchaient des éléphants et des lions; après les éléphants furieux, les braves guerriers. L'armée de Minoutchehr se mit en rang aussitôt que parut le drapeau de Feridoun. Le jeune roi descendit de cheval, c'était un jeune arbre plein de fruits nouveaux. Il baisa la terre, et invoqua la grâce de Dieu sur le troue et la couronne, sur le diadème et le sceau du roi. Feridoun lui ordonna de monter à cheval, puis le baisa, et le prit par la main. Il monta sur son trône et envoya un messager à Sam, fils de Neriman, avec ordre de venir sur-le-champ; car Sam était venu de l’Hindoustan pour aider Minoutchehr dans cette guerre contre le pays des magiciens, et avait apporté de l’or et des présents, au delà de ce que le roi lui avait demande; il avait apporté tant de milliers de pièces d'or et de joyaux, qu'aucun calculateur ne pouvait les compter. Sam parut devant le roi de la terre, et salua le vieux et le jeune prince. Le roi du monde aperçut le Pehlewan, le fit asseoir devant lui à une place d'honneur, et lui dit : Je te confie mon petit-fils, car je suis un homme mourant, ô mon ami! Aide-le en toute chose, fais en sorte qu’il devienne vertueux par tes soins. Il prit la main du prince et la plaça dans celle du Pehlewan du monde, puis il tourna les yeux vers le ciel, en disant : O Dieu de la justice et de la vérité, tu as dit : Je suis Dieu, le dispensateur de la justice; je donne aide, dans le danger, à ceux qui ont souffert par l’iniquité. Tu m’as accordé justice et secours, tu m'as donné la couronne et la bague. Tu m'as accordé, o dieu, tout ce que désirait mon âme. Maintenant porte-moi dans un autre monde, car je ne désire pas que mon âme reste plus longtemps dans cette demeure étroite.

Schiroui, le chef de l'armée, arriva à la cour du roi avec les présents et en grande pompe, et Feridoun les distribua à l’armée deux jours avant la fin du mois de Mihr; puis il ordonna à Minoutchehr de s'asseoir sur le trône d'or couvert d'un diadème, lui plaça de ses propres mains la couronne sur la tête, lui donna beaucoup de conseils et lui déclara ses dernières volontés.

MORT DE FERIDOUN.

Ensuite la vie et la fortune abandonnèrent Feridoun, les feuilles de l'arbre des Keïanides se desséchèrent. Il préféra la solitude à la couronne et au trône, plaça devant lui les têtes de ses trois fils, et le vieux héros pleurait avec amertume et supportait la vie avec peine. Il se lamentait sas cesse dans sa douleur en parlant à son fils glorieux en ces termes : Mes jours sont passés ; ma vie s'est assombrie par l'œuvre de ces trois fils, qui faisaient les délices et les tourments de mon cœur, et qui ont péri misérablement devant moi par la vengeance, comme le désiraient mes ennemis. C'est ainsi que les mauvais penchants et les crimes attirent le malheur sur la jeunesse. Ils n’ont pas voulu obéir à mes ordres, et alors le monde est devenu noir pour ces trois enfants. Il resta ainsi, le cœur plein de sang, les deux joues baignées de larmes, jusqu'à ce que sa vie s'éteignît. Il mourut, mais son nom restera; et quoiqu'un si long temps ait passé sur lui, sa bonne renommée lui est demeurée tout entière, ô mon fils, car il a tiré profit du malheur.

Minoutchehr se mit sur la tête la couronne des Keïanides, et ceignit ses reins d'une ceinture couleur de sang. Il fit construire selon la coutume des rois un tombeau, partie en or rouge, partie en lapis-lazuli. On y plaça un trône d'ivoire, et au-dessus du trine on suspendit une couronne. Puis les grands allèrent prendre congé de Feridoun, comme l'exigent la coutume et la loi. Ensuite ils fermèrent sur le roi la porte du tombeau; cet homme d’une âme si noble sortit du monde accablé de tristesse. Minoutchehr resta sept jours plongé dans sa douleur, les yeux pleins de larmes et les joues pâles. Il resta une semaine dans son angoisse, et la ville et les bazars partageaient son deuil. Monde! tu n'es que tromperie et vent, le sage ne met pas en toi sa joie. Tu élèves les hommes avec douceur, les uns pour une courte, les autres pour une longue vie. Mais quand tu veux reprendre tes dons, qu'importe que ce soit un morceau de terre ou une perle? Et toi, que tu sois roi ou esclave, quand le monde a éteint le souffle de ta vie, toutes les peines et tous les plaisirs s'évanouissent pour toi comme un songe; ne nourris donc pas ton âme de l'espoir de vivre toujours. Heureux celui qui laisse une mémoire bénie, que ce soit un roi, que ce soit un esclave.

 suite


 

[1] Une glose ajoute : C’est une allusion à Mohammed Leschkeri.

[2] Le Serosch est, dans la mythologie persane, l’ange spécialement chargé de défendre les hommes contre les pièges des Divs. Il fait chaque nuit sept fois le tour de la terre pour veiller à la sécurité des serviteurs d’Ormuzd. Voyez l’Amschaspand-nameh.

[3] La tradition étrange à laquelle l’auteur fait allusion s’est conservée en détail dans une légende des Perses.

[4] Le mot Iblis dont Firdousi se sert dans le récit qui suit, au lieu du mot Ahriman, qu'il emploie habituellement, parait indiquer que cette tradition avait déjà passé par un intermédiaire musulman avant d’arriver jusqu'à lui.

[5] Dans l’Asie occidentale on attribuait à Nimrod l’introduction de l’habitude de se nourrir de la chair des animaux. Voyez Chron. Pasch. I, p. 61, éd. Dindorf. Ce n'est pas le seul trait de ressemblance qu'offrent les traditions sur Zohak et sur Nimrod.

[6] On possède sur le sort de Djemschid pendant cet intervalle, plusieurs traditions en partie romanesques, en partie légendaires.

[7] Les Persans ont voulu, selon leur coutume, rattacher à la famille de Kaïoumors la dynastie arabe représentée par Zohak dans la tradition épique. On trouve cette généalogie dans le Modjmel oul'Tewarikh, ms. de la Bibl. du roi, f. 18 v.

[8] Paleheng est un pilori portatif, qui ressemble à la cangue des Chinois.

[9] La terre était divisée, chez les Persans comme chez les Hindous, en sept parties, dont chacune correspondait à une planète.

[10] Litt.: jusqu’au dos du poisson qui soutient la terre. Voyez, pour l’explication de cette expression, le Pend-nameh préface de M. le baron Sylvestre de Sacy, p. xxiii, xxxv et suiv.

[11] Voici la généalogie par laquelle la tradition rattachait Feridoun à l’ancienne dynastie. On dit que son père Abtin, ou, selon d’autres, Atfial, était fils de Humaïoun et petit-fils de Djemschid. Sa mère, Firanek ou Ferirenk, était fille de Thehour, roi de l'île Besla, dans la mer de Madjin. Voyez le Modjmel-oul-Tewarikh, fol. 18 v.

[12] Feridoun était, selon la tradition, issu de la ligne aînée des anciens rois (v. p. 77) et avait comme tel des droits sur le trône de l’Iran, pendant que la ligne cadette possédait comme fief le Nimrouz (le royaume du midi), c'est-à-dire le Séistan. Ces généalogies sont sans doute fort arbitraires et confondent des dynasties tout à fait distinctes, mais elles sont indispensables pour l’intelligence du récit.

[13] Ce drapeau resta l’étendard de l’empire persan jusqu’à la chate de la dynastie des Sassanides. On avait été obligé de l’élargir peu à peu, pour pouvoir placer les joyaux que les rois voulurent y ajouter; de sorte qu’il avait atteint une dimension de vingt-deux pieds sur quinze, lorsqu’il tomba entre les mains des Arabes, à la bataille de Kadesia, l’an 15 de l’hégire. Le soldat qui l'avait pris reçut en échange l’armure du général persan Galenus et trente mille pièces d'or ; et le drapeau fut mis en morceaux et distribué à l’armée avec la masse commune du butin. Voyez Price, Muhamm Histoire, t. I, p. 116, et Haft Kolzoum, t. IV, p. 126.