Dix vizirs

ANONYME

 

BAKHTIAR NAMEH - HISTOIRE DES DIX VIZIRS (1ère partie) (2eme partie)

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 


BAKHTIAR NAMEH

HISTOIRE DES DIX VIZIRS


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SIXIÈME JOURNÉE

Du pardon.

Lorsqu'arriva le sixième jour, la colère des vizirs augmenta de n'avoir pu atteindre le but qu'ils s'étaient proposé ; de plus, ils craignaient pour eux-mêmes. Trois d'entre eux allèrent trouver le roi, se prosternèrent devant lui et dirent : « Prince, nous sommes dévoués à ton pouvoir et pleins d'affection pour toi; voici que tu prolonges l'existence de ce jeune homme sans que nous sachions quelle utilité tu peux en retirer; chaque jour il comparaît devant toi et reste vivant, tandis que, chaque jour, les murmures augmentent. Fais-le donc mourir pour couper court aux propos. » A ces mots, le roi s'écria : « Par Dieu, vous avez raison et vous parlez selon la justice » ; puis il ordonna d'amener le prisonnier et lui dit lorsqu'il fut en sa présence : « J'ai beau examiner ton affaire, je n'y trouve rien de favorable pour toi et je vois que tous sont altérés de ton sang. »

« Prince, répondit le jeune homme, je n'attends de secours que du Dieu Très-Haut, et rien de ses créatures; s'il me vient en aide, personne ne pourra me nuire, et, si le Tout-Puissant est avec moi, grâce à mon bon droit, qu'ai-je à redouter des calomnies? J'ai toujours, conformément à sa volonté, rendu mes intentions pures et sincères; j'ai détourné mes désirs du bonheur des créatures; quiconque recherche le secours humain, il lui arrive comme à Bakht-Zémân[49] par sa faute. »

« Quel est ce Bakht-Zémân, demanda Azâd-bakht, et que lui arriva-t-il ? »

Le jeune homme commença ainsi :

SIXIEME HISTOIRE

LE ROI BAKHT-ZÊMAN[50]

« Il y avait un roi nommé Bakht-Zémân, qui possédait en abondance les mets, les boissons et toutes les délicatesses de la vie. Les ennemis s'étant montrés dans une province et marchant contre lui : « Prince, lui dit un de ses amis, tes ennemis veulent t'atteindre, réveille-toi. » — « Ne t'inquiète pas, répondit-il, j'ai en abondance des richesses et des hommes ; je ne crains rien. » — « Cherche ton appui en Dieu, repartirent ses confidents, il te secourra mieux que tes sujets, tes richesses et tes soldats. » Mais Bakht-Zémân n'eut souci des paroles de ses conseillers; l'ennemi l'atteignit, lui livra bataille et le vainquit : de sorte que la présomption du roi ne lui servit de rien, en dehors de l'appui du Très-Haut.

Il prit la fuite et alla trouver un prince à qui il dit : « Je suis venu vers toi, confiant en ton secours, et je te demande de m'aider contre mon ennemi. » Il reçut de l'argent et un grand nombre d'hommes et de soldats, ce qui le réjouit fort. « Me voilà puissant avec cette armée, se dit-il en lui-même; il arrivera infailliblement qu'elle me fera triompher et que je vaincrai mon ennemi. » Il n'ajouta pas : « Avec l'aide de Dieu.[51] » Aussi, lorsqu'il en vint aux mains avec son adversaire, celui-ci le battit et le mit en déroute. Bakht-Zémân s'enfuit à l'aventure, abandonné de ses soldats, privé de ses trésors et poursuivi par l'ennemi. Il atteignit la mer, la traversa et, sur l'autre rivage, trouva une ville considérable avec une grande forteresse. Il en demanda le nom et le possesseur; on lui dit qu'elle appartenait au roi Khodaïdân (qui connaît Dieu). Le prince détrôné alla au palais et se donna pour un cavalier qui cherchait du service auprès du souverain. Celui-ci l'admit parmi sa suite et le combla d'honneurs; mais le cœur de Bakht-Zémân demeurait attaché à son pays et à sa patrie.

Il arriva qu'un ennemi vint attaquer Khodaïdân : celui-ci envoya une armée contre lui et mit le fugitif à la tête de ses troupes qui partirent en campagne. Le roi sortit en personne, disposa ses soldats et, armé d'une lance, alla combattre vaillamment. L'ennemi fut vaincu et prit la fuite, tandis que l'armée faisait du butin.

Lorsque les vainqueurs furent de retour, Bakht-Zémân dit à son maître : « Explique-moi, ô prince, la chose étrange dont j'ai été témoin : au milieu de cette foule si nombreuse, tu as pris part au combat et tu as risqué ta vie. »

« Tu prétends être un cavalier expérimenté, répliqua Khodaïdân, et tu crois que c'est le grand nombre des troupes qui donne la victoire ! »

« Telle est mon opinion. »

« Par Dieu, tu as tort, » continua le roi, puis il ajouta : « Malheur et malheur à quiconque place sa confiance ailleurs qu'en Dieu : c'est lui seul qui a donné à cette armée le bon ordre et la force ; c'est de lui seul que vient la victoire. Moi-même, ô Bakht-Zémân, je croyais autrefois que le succès dépendait de l'affluence des troupes ; attaqué par un ennemi qui n'avait que huit cents hommes, tandis que huit cent mille soldats étaient avec moi, je me fiai à la force de mon armée, mais il plaça son espoir en Dieu ; je fus vaincu et mis honteusement en fuite. J'allai me cacher dans les montagnes où je rencontrai un ascète, et je me plaignis à lui de ce qui m'était arrivé : « Sais-tu quelle est la cause de ta défaite ? » me demanda-t-il. « Non, » répliquai-je. « C'est que tu as mis ta confiance dans la multitude de tes soldats et non en Dieu ; si tu avais cherché ton appui chez le Tout-Puissant, il t'aurait secouru ; c'est toi qu'il a maltraité et non ton ennemi, à cause de ta conduite en tout ceci. Reviens à Dieu, » ajouta l'ermite. Je rentrai en moi-même, et je me repentis près de ce solitaire ; puis il me dit : « Retourne vers ceux de tes hommes qui sont restés avec toi, présente-toi devant ton adversaire et, si ses sentiments envers Dieu ont changé, tu triompheras de lui, fusses-tu seul. » En écoutant tes paroles du solitaire, je mis ma confiance dans le Très-Haut, je rassemblai ce qui me restait de soldats et je surpris mes ennemis la nuit, à l'improviste ; ils nous crurent plus nombreux et s'enfuirent le plus honteuse-du monde. Je rentrai dans mon pays et je recouvrai mon royaume par la force de Dieu : depuis lors, je ne combats pas sans son aide.[52] »

Bakht-Zémân se réveilla de sa négligence et dit : « Louange à Dieu l'auguste, ô prince. Ce sont là mes aventures, c'est là mon histoire, ni plus ni moins. Je suis le roi Bakht-Zémân, et tout cela m'est arrivé. Je veux attendre à la porte du pardon de Dieu et je lui offre mon repentir. » Puis il alla dans les montagnes où il servit quelque temps le Seigneur.

Une nuit qu'il s'était endormi, un être lui apparut en songe et lui dit : « Dieu a accepté ton repentir ; il t'aidera et te secourra contre ton ennemi. » Lorsqu'il en fut certain dans son rêve, il partit et regagna son pays. Comme il en approchait, il rencontra quelques courtisans de la suite du roi, qui lui demandèrent :

« D'où es-tu ? Tu nous semblés étranger et nous craignons pour toi à cause du prince; tout étranger qui pénètre dans le pays est mis à mort, parce que notre maître redoute Bakht-Zémân. »

 « Dieu seul peut me nuire et me servir, » répondit-il.

« Le roi a une armée considérable, répliquèrent-ils ; le nombre de ses soldats affermit son cœur. »

L'exilé pensa en lui-même : « Je me confie en Dieu très-haut ; s'il le veut, je serai vainqueur par sa puissance. » Puis il continua tout haut : « C'est moi qui suis Bakht-Zémân. »

En apprenant qui il était, ces cavaliers descendirent de leurs chevaux, baisèrent ses étriers par respect et s'écrièrent : « Prince, pourquoi exposer ta vie? » Il leur répondit : « L’existence est peu de chose à mes yeux ; je me confie en Dieu très haut et je cherche en lui seul mon appui. » — « Cela te suffit, » répliquèrent-ils ; puis ils ajoutèrent : « Nous ferons pour toi ce que nous pourrons et ce que tu nous demanderas. Réjouis ton cœur : nous t'aiderons de nos richesses et de nos personnes. Nous sommes les familiers de l'usurpateur et nous approchons de lui plus que personne. Nous te prendrons avec nous; nous rallierons le peuple autour de toi, car tout le monde penche-pour toi. » — « Agissez avec la permission de Dieu, » dit-il.

Les cavaliers entrèrent dans la ville, le cachèrent, réunirent tous les familiers du roi qui avaient d'abord été ceux de Bakht-Zémân et les informèrent de ce qui était arrivé. Tous manifestèrent une grande joie et, d'un commun accord, s'engagèrent par serment, assaillirent l'usurpateur qu'ils tuèrent et replacèrent Bakht-Zémân sur son trône. Sa situation s'affermit, Dieu fit prospérer ses affaires et le combla de ses faveurs. Le roi montra de la magnanimité envers ses sujets et demeura dans l'obéissance du Tout-Puissant.

Ainsi, ô prince, celui qui a Dieu pour lui et dont les intentions sont pures, il ne lui arrive que du bien. Je n'ai d'autre appui que le Très-Haut et je suis soumis à sa volonté ; il connaît mon innocence.

Là-dessus, la colère d'Azâd-Bakht s'apaisa; il fit ramener le jeune homme dans sa prison jusqu'au lendemain, afin de réfléchir à son affaire.


 

 

SEPTIÈME JOURNÉE

Du pardon.

Le septième jour, le septième vizir, qui s'appelait Behkémal,[53] alla trouver le roi, se prosterna devant lui et lui dit : « A quoi te sert ta longanimité envers ce jeune homme ? Les gens tiennent des propos sur ton compte et sur le sien. Pourquoi diffères-tu son exécution ? »

Ces paroles du ministre irritèrent Azâd-Bakht qui ordonna d'amener le prisonnier. Dès que celui-ci fut en sa présence : « Malheur à toi! s'écria le roi, désormais tu n'as plus de salut à espérer de ma part, toi qui as souillé mon honneur ; tu ne recevras pas de grâce. »

Prince, répondit le jeune homme, il n'y a de pardon généreux que pour les grandes fautes ; quand l'offense est immense, le pardon l'est aussi et ce n'est pas une honte pour toi de faire grâce à un pareil que moi, car Dieu sait que je suis innocent et il ordonne la clémence. Il n'en est pas au-dessus de celle qu'on a pour un condamné à mort; c'est, en effet, comme si on le ressuscitait. Les mauvaises actions retombent sur celui qui les commet ; c'est ce qui advint au roi Behkerd[54] ».

« Qu'est-ce que Behkerd et ses aventures ? » demanda Azâd-Bakht.

Le jeune homme reprit :

 

SEPTIÈME HISTOIRE

DU ROI BEHKERD ET DE CE QUI LUI ARRIVA[55]

« Un roi, nommé Behkerd, possédait des richesses considérables ; sa conduite était cruelle ; il punissait la faute la plus légère et ne pardonnait à personne. Un jour qu'il était allé à la chasse, un de ses serviteurs lança une flèche qui l'atteignit à l'oreille. « Cherchez qui a tiré cette flèche, » commanda le roi. On lui amena le serviteur qui se nommait Nirou[56] ; la frayeur renversa celui-ci à terre, presque évanoui. « Tuez-le, » ordonna Behkerd. « Prince, dit le condamné, cet accident n'est pas arrivé par ma volonté, pardonne-moi, puisque tu es tout-puissant sur moi. Le pardon est la plus belle action ; il peut être utile et avantageux quelque jour pendant cette vie et, dans l'autre, c'est un trésor auprès de Dieu. Pardonne-moi donc et détourne de moi le mal ; le Très-Haut le détournera de toi. » — A ces mots, Behkerd fut étonné et fit grâce à Nirou, lui qui n'avait jamais pardonné auparavant.

Ce serviteur était un fils de roi, qui s'était enfui d'auprès de son père pour quelque faute qu'il avait commise et était allé se mettre au service de Behkerd chez qui cette aventure lui arriva. Il advint que quelqu'un, l'ayant reconnu, informa son père qui lui envoya une lettre, rassura son cœur et son esprit et lui demanda de revenir auprès de lui. Le jeune homme obéit, alla trouver son père, se réjouit beaucoup et fut en faveur auprès de lui.

Il arriva qu'un jour, Behkerd s'étant embarqué pour aller pêcher sur mer, le vent se mit à souffler et le vaisseau fut submergé. Le roi monta sur une planche, à l'insu de tout le monde, et fut jeté sur une plage quelconque. Par hasard, il aborda dans le pays qui appartenait à son ancien serviteur et à son père ; il atteignit, la nuit, la porte de la ville et s'arrêta près d'un cimetière. Le jour venu, les gens entrèrent et trouvèrent, non loin de là, le cadavre d'un homme qui avait été tué cette nuit-là. A cette vue, ils pensèrent que le meurtrier était le naufragé qui se trouvait au milieu des tombeaux ; ils se saisirent de lui et l'amenèrent au roi en disant : « Cet homme a commis un assassinat. » Le prince fit jeter Behkerd en prison. Alors il pensa : « Tout cela m'arrive à cause de mes nombreux péchés et de mes fréquentes injustices; j'ai tué beaucoup de personnes et c'est là le châtiment de ma conduite tyrannique. » Tandis qu'il était plongé dans ces réflexions, un oiseau vint se poser à l'angle de la prison ; poussé par sa passion pour la chasse, le captif prit une pierre et la-lui jeta. Le fils du roi était à se divertir sur l'hippodrome, à jouer à la balle et à la pomme ; la pierre l'atteignit à l'oreille et le renversa évanoui. L'auteur de cet accident fut recherché et amené au prince qui ordonna de le mettre à mort. On lui ôta son turban et on allait lui bander les yeux quand Nirou s'aperçut qu'il lui manquait une oreille.

« Ce sont tes méfaits qui t'ont privé de ton oreille?[57] » demanda-t-il.

« Non, répondit Behkerd, mais cela m'est arrivé en telle et telle circonstance. » Puis il ajouta : « J'ai pardonné à celui qui m'avait décoché une flèche et enlevé l'oreille. »

Alors le prince regarda sa figure, le reconnut et poussa un cri : « Tu es Behkerd? »

« Oui, » dit-il.

« Et voici celui qui t'a atteint. »

Puis il lui raconta tout ce qui était arrivé ; les gens pleins d'admiration louèrent Dieu très haut; Nirou embrassa son ancien maître, lui témoigna de grands égards, le fit asseoir sur son trône, le revêtit de pelisses d'honneur et le conduisit à son père en disant : « Voici celui qui m'a pardonné et voici la place de l'oreille que j'ai atteinte d'une flèche ; le pardon qu'il m'a accordé exige que je lui fasse grâce. » Puis, s'adressant à Behkerd : « Le résultat de ta clémence t'a été avantageux. » Ensuite tous deux le comblèrent de bienfaits et le renvoyèrent dans son pays.

Sache, ô prince, qu'il n'y a rien de plus beau que le pardon et que tout ce que tu fais dans cette voie, tu le retrouveras comme un trésor amassé par toi.

Lorsque le roi eut entendu cette histoire, sa fureur se calma et il dit : « Ramenez ce jeune homme en prison jusqu'à demain, afin que nous examinions son affaire. »

 


 

 

HUITIÈME JOURNÉE

L'envie et la haine.

Le huitième jour, tous les vizirs se réunirent et délibérèrent : « Nous ne pouvons réussir contre ce jeune homme qui l'emporte sur nous par son éloquence; il est a craindre qu'il ne s'en tire et que nous ne succombions. Il faut aller chez le roi et le convaincre avant que cet innocent ne sorte, sinon il triomphera. » Ils entrèrent donc dans le palais, se prosternèrent devant Azâd-bakht et lui dirent : « Prince, ce jeune homme te trompe par ses artifices en même temps qu'il te flatte par sa ruse ; mais, si tu entendais ce que nous entendons, tu ne le laisserais pas vivre un seul jour de plus. Ne suis pas ses discours ; nous sommes tes vizirs dévoués; si tu ne prêtes pas d'attention à nos paroles, qui écouteras-tu ? Nous, au nombre de dix, nous affirmons que ce prisonnier est coupable, qu'il n'est entré dans l'appartement royal que dans une intention criminelle, celle de déshonorer le roi et de souiller son harem. Si le prince ne le fait pas mourir, qu'au moins il le chasse de son royaume pour mettre un terme aux propos des gens. »

A ces mots, Azâd-bakht entra dans une violente colère et fit amener le prisonnier. Lorsque celui-ci arriva, les ministres crièrent d'une seule voix : « Jeune homme, tu veux échapper à la mort par la ruse et l'astuce et tromper le roi par des histoires ; tu espères obtenir le pardon d'une faute aussi grande que tu as commise ! » Le roi manda le bourreau pour trancher la tête du condamné. Chacun des vizirs s'offrit à en faire l'office et se précipitèrent sur le prisonnier.

« Prince, dit celui-ci, comment peuvent-ils témoigner sur ce qu'ils n'ont pas vu ? Tout cela n'est qu'envie et haine ; si tu me fais périr, tu t'en repentiras, et je crains que tu n'éprouves les mêmes regrets que ceux causés à Ilân-Châh[58] par la jalousie de ses ministres. »

Azâd-bakht ayant demandé qui était cet Ilân-Chah et ce qui lui était arrivé, le prisonnier commença :

HUITIÈME HISTOIRE

ILÂN-CHAH ET ABOU-TEMÂM[59]

« Prince, il y avait un homme appelé Abou-Témâm, intelligent, juste dans toutes ses actions, plein de mérites, instruit et possesseur d'une grande fortune. Dans son pays régnait un roi injuste et cupide. Abou-Témâm, craignant pour ses richesses, prit le parti de se rendre dans un état où il n'aurait rien à redouter. Il alla dans la capitale d'Ilân-Châh, y bâtit un palais, y transporta ses trésors et s'y établit. La nouvelle en parvint au prince qui le fit venir en sa présence et lui dit : « Nous avons appris que tu étais arrivé chez nous et que tu t'étais rangé sous notre autorité ; nous avons aussi entendu parler de ton mérite, de ton intelligence et de ta générosité : sois le bienvenu ; que ce pays soit le tien ; tout ce dont tu auras besoin, nous te le fournirons ; il convient que tu vives près de nous et de notre conseil. » Abou-Témâm se prosterna devant lui et dit : « Prince, ma fortune et ma personne sont à ton service, mais dispense-moi de t'approcher, car je ne serais pas en sûreté contre mes ennemis et mes envieux. » Puis il commença d'envoyer à Ilân-Châh des présents et des cadeaux. Le trouvant sage et instruit, le roi s'attacha à lui et lui confia l'administration de ses états avec le pouvoir de décider dans toutes les circonstances.

Il y avait, à la cour, trois vizirs qui avaient en main les affaires du royaume et qui ne quittaient le prince ni le jour ni la nuit. Ils se tinrent à l'écart à cause d'Abou-Témâm, ce dont le sulthan se préoccupa avec son confident. Les ministres délibérèrent sur leur situation et dirent : « Quel moyen imaginer, à présent que notre maître nous néglige pour cet étranger qu'il comble de plus grands honneurs que nous ; il nous faut, dès à présent, inventer une ruse pour l'éloigner du roi. » Chacun d'eux donna son avis. Le premier dit : « Le sulthan des Turks[60] a une fille qui n'a pas sa pareille au monde pour la beauté ; son père a fait périr tous les ambassadeurs chargés de ta demander en mariage. Notre maître ignore ce fait ; allons le trouver ensemble, racontons-lui l'histoire de cette jeune fille et, si son cœur s'attache a elle, nous lui conseillerons d'envoyer Abou-Témâm pour demander sa main. Le sulthan des Turks le fera mourir, nous serons débarrassés d'un rival et nous serons satisfaits. »

Un jour, ils entrèrent chez Ilân-Châh ; le confident était présent; ils parlèrent de la fille du roi des Turks, firent d'elle un grand éloge, de telle sorte que le cœur du roi se trouva pris. Il leur dit : « Nous enverrons quelqu'un la demander, mais qui choisirons-nous ? » — « Personne autre qu'Abou-Témâm, répondirent les vizirs, à cause de son intelligence et de son instruction. » — « En effet, reprit le prince, il n'y a que lui qui en soit capable. » Puis, se tournant vers lui : « N'iras-tu pas porter ma demande ? » — « Entendre, c'est obéir, » dit-il. On le munit de provisions de route; le roi lui donna des vêtements d'honneur ; il prit avec lui des présents et la lettre royale et se mit en route.

Lorsqu'il arriva dans la capitale du Turkestan, le sulthan en fut informé, envoya ses serviteurs au-devant de lui, le combla d'honneurs, l'installa dans une demeure convenable et le traita comme son hôte pendant trois jours. Au bout de ce temps, il lui accorda une audience : l'ambassadeur entra, se prosterna devant lui, suivant l'étiquette royale, offrit les cadeaux et présenta la lettre de son maître. Le roi la lut et dit : « Nous déciderons là-dessus suivant qu'il nous conviendra : mais, Abou-Témâm, ne veux-tu pas aller vers ma fille pour la voir et être vu d'elle, l'entendre et être entendu d'elle ? » Puis il envoya vers la princesse qui avait écouté ce discours. Elle orna son salon des plus beaux objets d'or et d'argent et d'autres choses semblables, s'assit sur un trône d'or et se revêtit de ses vêtements royaux les plus précieux.

Lorsque l'ambassadeur entra, il pensa « Les sages ont dit : Quiconque commande à ses regards, n'éprouve aucun mal; quiconque est maitre de sa langue ne s'attire pas des choses désagréables ; quiconque retient sa main garde son pouvoir intact. » Il entra, salua jusqu'à terre et joignit les pieds.

« Abou-Témâm, dit la jeune fille, regarde-moi et parle-moi. »

Mais il resta muet, la tête baissée. Elle reprit :

« On ne t'a envoyé vers moi que pour que tu m'examines et que tu causes avec moi. »

Mais il garda le silence.

« Prends ces perles qui sont autour de toi, ajouta-t-elle, ainsi que l'or et l'argent. »

Il n'allongea pas la main. Quand elle vit qu'il ne remuait pas, elle se dépita et s'écria :

« On m'a envoyé un messager muet, aveugle et sourd et j'en informerai mon père. »

Celui-ci fit venir Abou-Témâm et lui demanda : « Tu es allé chez ma fille, pourquoi ne l'as-tu pas regardée ? » — « J'ai tout vu, » répondit-il. Le roi continua : « Pourquoi n'as-tu pris aucun des joyaux que tu voyais là? Ils avaient été placés là pour toi. » — « Il ne me convient pas d'étendre la main vers ce qui ne m'appartient pas » A ces mots, le sulthân lui donna un vêtement de prix, lui témoigna une grande affection et lui dit : « Va regarder ce puits. » Abou-Témâm obéit et le trouva rempli de tètes d'hommes. Le roi reprit : « Ce sont les têtes des ambassadeurs que j'ai fait tuer; je les considérais comme infidèles à leurs maîtres, et, voyant un ambassadeur sans conscience, je pensais que celui qui l'envoyait devait en avoir fort peu lui-même, car l'ambassadeur est la langue de son prince et son tact vient du sien. Un pareil homme ne pouvait être mon gendre : aussi j'ai fait périr tous ces envoyés. Tu m'as vaincu et tu l'as emporté sur ma fille par ton adresse ; sois satisfait : la princesse est à ton souverain. » Puis il le renvoya avec des cadeaux et des présents ainsi qu'une réponse pour Ilân-Châh, conçue en ces termes : « Ta conduite te fait honneur ainsi qu'à ton messager. »

Lorsque Abou-Témâm revint vers son maître après avoir réussi dans sa mission, le prince se réjouit et continua de l'honorer et de lui témoigner la plus grande estime. Quelques jours après, le roi du Turkistân envoya sa fille qui épousa Ilân-Châh ; celui-ci en ressentit un bonheur extrême et l'importance de son favori s'accrut auprès de lui. A cette vue, la haine et les jalousies des vizirs augmentèrent et ils. se dirent : « Si nous n'inventons pas une ruse contre cet Homme, nous périrons de rage. » Ils réfléchirent à un stratagème qu'ils mirent à exécution. Ils allèrent trouver deux pages qui étaient à la tête du service du roi, car celui-ci ne dormait que sur leurs genoux et ils passaient la nuit à son chevet, seuls avec lui. Les ministres donnèrent à chacun mille dinars et leur dirent :

« Nous attendons de vous un service et nous vous prions d'accepter notre argent qui peut vous être utile dans vos besoins. »

Les pages répondirent : « Qu'attendez-vous de nous ? »

« Cet Abou-Témâm, repartirent les vizirs, a gâté notre situation ; si les choses durent ainsi, il nous écartera tous du roi. Voici ce que nous vous demandons : quand vous serez seuls avec Ilân-Châh et qu'il se couchera comme pour dormir, que l'un de vous dise à son compagnon : Abou-Témâm, que le roi a approché de sa personne et qu'il a élevé à un si haut rang, se conduit à son égard comme un criminel et un misérable. L'autre demandera : quel est son crime ? — Il a souillé le harem du roi, répondra le premier; il prétend que le roi du Turkestan faisait périr quiconque lui demandait sa fille en mariage, mais que lui-même a été épargné parce qu'il était aimé d'elle, que le sulthan a accordé la princesse à notre maître à cause de l'amour qu'elle portait au messager. L'autre demandera : Le sais-tu d'une façon certaine ? et le premier répliquera : Par Dieu, c'est connu de tout le monde, mais la crainte du roi empêche les gens de parler ; toutes les fois que notre maître s'absente pour la chasse ou pour une expédition, Abou-Témâm va trouver la reine et reste en tête à tête avec elle. »

« Nous le répéterons, » répondirent les deux pages.

Une nuit qu'ils étaient seuls avec le prince, lorsque celui-ci se coucha comme pour dormir, les deux serviteurs redirent les paroles des vizirs. Leur maître, qui les écoutait, comprima sa colère et pensa : « Ce sont deux enfants qui n'ont pas atteint l'âge d'homme; ils n'ont de haine pour personne ; s'ils n'avaient pas entendu dire cela, ils n'en parleraient pas. ».

Le lendemain, la colère l'emporta au point que, sans attendre ni réfléchir, il fit venir Abou-Témâm et lui demanda à l'écart :

« Que doit-on faire à celui qui ne respecte pas le harem de son maître ? »

« On ne doit pas garder de ménagements envers lui, » répondit le confident.

« Et celui qui pénètre dans l'appartement du roi qu'il trompe, que mérite-t-il ? »

« On ne doit pas le laisser vivre. » Alors le prince lui cracha au visage en disant : « C'est toi qui as agi ainsi, » puis il saisit son poignard, l'en frappa au ventre et le tua sur-le-champ ; ensuite il traîna son cadavre et le jeta dans un puits du palais. Après ce meurtre, il fut en proie à un vif repentir ; son chagrin et son anxiété s'accrurent ; mais on avait beau^l'interroger, il n'en révélait pas le motif, pas même à son épouse, à cause de son amour pour elle. Il demeurait muet toutes les fois qu'elle lui demandait la raison de sa tristesse. Les vizirs, qui en furent instruits, se réjouirent fort, sachant bien que l'affliction du prince n'était que du repentir. Depuis ce moment, Ilàn-Châh alla de nuit dans l'appartement des deux pages pour écouter ce qu'ils disaient de la reine. Un soir qu'il était caché à leur porte, il les vit étaler l'or devant eux et s'en amuser en disant :

« Malheur à nous ! à quoi nous servira cet or, puisque nous n'en pouvons rien acheter ni le dépenser? Nous avons pris part au complot contre Abou-Témâm et nous l'avons fait mourir. » Le premier reprit : « Si nous avions su que notre maître le tuerait immédiatement, nous n'aurions pas agi de la sorte. »

En entendant ces paroles, Ilân-Châh ne put se contenir ; il s'élança sur eux en disant : « Misérables, qu'avez-vous fait ? Apprenez-le-moi ! »

« Grâce, ô prince, » s'écrièrent-ils.

Il reprit : « Vous obtiendrez votre pardon de Dieu et de moi, mais parlez sincèrement : la franchise seule peut vous sauver. »

« O roi, avouèrent-ils, les vizirs nous ont donné cet or et nous ont appris à calomnier Abou-Témâm afin que tu le fasses périr; tout ce que nous t'avons répété sont des propos des ministres. »

A ces mots, Ilân-Châh saisit sa barbe qu'il faillit arracher et mordit ses doigts jusqu'à se les couper, tant il regrettait d'avoir agi avec précipitation et de n'avoir pas examiné l'affaire de son confident. Il fit venir les vizirs et leur dit : « Serviteurs méchants et menteurs, avez-vous cru que Dieu oublierait votre crime ? Le mal que vous avez commis retombera sur vous. Ne savez-vous pas que celui qui creuse une fosse pour son frère y tombe lui-même? Recevez de moi le châtiment de ce monde et, demain, vous subirez celui de l'autre vie et la punition divine. » Puis il leur fit trancher la tète en sa présence. Il entra ensuite chez la reine et lui raconta ce qui était arrivé à Abou-Témâm. Elle en ressentit un grand chagrin et tous deux, ainsi que les gens du palais, ne cessèrent de pleurer et de s'affliger pendant toute leur vie. On tira du puits le cadavre du favori ; le roi lui fit élever dans sa demeure un monument et l'y ensevelit.

Considère, ô prince fortuné, ce que produisent la jalousie et l'injustice et comment Dieu tourna la perfidie des vizirs à leur détriment. J'attends de lui qu'il me fasse triompher de tous ceux qui m'envient ma faveur auprès de toi et qu'il fasse éclater devant toi la vérité. Je ne redoute pas la mort pour moi, mais je crains pour mon maître le remords de m'avoir fait périr, alors que je suis innocent; si je m'étais rendu coupable d'une faute, j'aurais gardé le silence.

Lorsqu’Azâd-Bakht entendit ces paroles, il baissa la tête avec étonnement et fit ramener le jeune homme en prison jusqu'au lendemain, afin d'examiner son affaire.


 

 

NEUVIÈME JOURNÉE

Le destin fixé irrévocablement.

Le neuvième jour, les vizirs se dirent : « Ce jeune homme nous donne fort à faire. Chaque fois que le prince veut le faire mourir, il le trompe et le charme par une histoire. Que pourrions-nous inventer pour le tuer et nous débarrasser de lui ? » Ils convinrent d'aller trouver la reine et lui dirent :

« Tu ne t'occupes pas de cette affaire où tu es mêlée, toi aussi ; mais cette négligence ne te profitera pas. Le roi ne songe qu'à manger, à boire et à vivre tranquille, et il oublie que les gens battent du tambour, font des chansons contre toi et répètent que la reine aime un esclave. Tant qu'il restera en vie, ces propos ne feront que croître sans diminuer jamais. »

« Vous m'avez déjà excitée contre lui, répondit-elle, qu'y a-t-il à faire ? »

« Tu entreras chez ton mari, reprirent-ils, en pleurant et en disant : Des femmes sont venues chez moi et m'ont appris que je suis diffamée dans le pays; comment peux-tu épargner ce jeune homme ? Si tu ne le fais pas périr, je me tuerai, afin de couper court aux propos qu'on tient contre nous. »

Alors elle se leva, déchira ses vêtements, entra chez Azâd-Bakht avec les vizirs et se précipita vers lui en disant : » Prince, ma honte ne retombe-t-elle pas sur toi et ne crains-tu pas le déshonneur? Est-ce ainsi que se conduisent les rois? Est-ce là leur jalousie pour leurs femmes ? Tu restes insouciant, alors que tous les gens du pays, hommes et femmes, tiennent des propos sur toi ; tué ce prisonnier pour y mettre fin, ou bien tue-moi, puisque tu ne peux accorder une condamnation à mort. »

Là-dessus, le courroux du prince s'enflamma et il répondit : « Je ne prolongerai plus sa vie ; il faut absolument qu'il meure aujourd'hui ; retourne chez toi et rassure-toi. » Puis il fit comparaître le prisonnier que les ministres interpellèrent aussitôt : « Misérable, malheur à toi! ta dernière heure est venue ; la terre s'ouvrira pour recevoir ton corps et le mettre en pièces.[61] »

Le jeune homme leur répondit : « Ni vous, ni vos discours ne peuvent rien sur la mort; c'est un destin arrêté irrévocablement.[62] Si une chose est écrite dans le livre de la destinée, elle arrive infailliblement; nulle précaution, nulle prudence ne peut en garantir, comme il arriva au roi Ibrahim et à son fils. »

Azâd-Bakht ayant demandé quelle était cette histoire, le prisonnier commença :

NEUVIÈME HISTOIRE[63]

IBRAHIM ET SON FILS

« Sire, il existait un roi, nommé Sulthân Ibrahim, à qui obéissaient d'autres princes. Il n'avait pas d'enfants, ce qui l'attristait beaucoup, car il craignait que la royauté ne sortît de sa maison. Il ne cessait de rechercher et d'acheter des esclaves avec lesquelles il dormait jusqu'à ce qu'enfin l'une d'elles devint enceinte. Il en ressentit une grande joie et fit des cadeaux et des présents considérables. Le terme de la grossesse arrivé et le moment de l'accouchement approchant, Ibrahim fit venir les astrologues pour observer l'heure à laquelle naîtrait l'enfant. Ils prirent leurs astrolabes et vérifièrent le moment : l'esclave enfanta un garçon. Le roi en conçut une satisfaction extrême et ses sujets se félicitèrent de cet événement. En même temps, les astrologues firent leurs calculs, mais en observant l'instant de la naissance et l'horoscope, ils changèrent de couleur.

« Faites-moi connaître le thème natal, demanda le sulthan ; soyez rassurés et ne craignez rien. »

« Prince, répondirent-ils, l'horoscope de cet enfant annonce qu'un lion le déchirera et que, s'il lui échappe, ce sera plus terrible et plus malheureux pour lui. »

« Que sera-ce donc ? » dit Ibrahim.

« Nous ne le ferons connaître que si le roi nous met, par sa parole, à l'abri de toute crainte. »

La promesse faite, ils reprirent : « Si l'enfant échappe au lion, le sulthan périra de sa main. »

La couleur du prince s'altéra, son cœur se serra, puis il s'écria : « J'appliquerai tous mes soins et tous mes efforts à l'empêcher d'être dévoré par un lion ou de me tuer ; les astrologues ont menti. » Puis il fit élever son fils par des nourrices et des gouvernantes ; mais néanmoins il ne laissait pas d'être inquiet de la prédiction qui était pour lui chose pénible. Il se transporta sur le sommet d'une montagne élevée, y fit creuser un caveau profond, y disposa des chambres et des magasins qu'il remplit de tout ce qui était nécessaire en fait de provisions et de vêtements et y installa l'enfant avec une nourrice pour l'élever.[64] Au commencement de chaque mois, il venait à l'ouverture du puits, y descendait une corde, élevait l'enfant jusqu'à lui, l'attirait, l'embrassait et jouait un instant avec lui, puis il le redescendait dans le caveau et s'en retournait. Sept ans se passèrent ainsi.

Lorsqu'arriva le moment fixé par le destin et la fatalité, l'enfant était âgé de sept ans et dix jours: des chasseurs vinrent à cette montagne, à la poursuite des bêtes sauvages. Ils aperçurent un lion et lui donnèrent la chasse ; l'animal prit la fuite et se dirigea vers la montagne qu'ils gravirent à sa suite. En se sauvant, il entra dans le puits, tomba au milieu, vit la nourrice qui chercha un refuge dans une des chambres : il se jeta alors sur l'enfant qu'il blessa à l'épaule, puis attaqua la robe de la femme et la mit en pièces. Le fils du roi était évanoui. Les chasseurs avaient aperçu le lion dans le puits et entendu les cris de l'enfant et de la nourrice ; ensuite, le silence s'étant fait, ils reconnurent que tous deux avaient été tués par la bête féroce. Ils se portèrent à l'ouverture du souterrain et lorsque le lion, ayant soif, regarda en haut et voulut sortir, ils se mirent à lui jeter des pierres chaque fois qu'il levait»la tête. Ils l'abattirent; l'un d'entre eux descendit et l'acheva, puis, voyant l'enfant blessé, il se dirigea vers une chambre où il trouva le cadavre dont le lion s'était repu. Ce chasseur, considérant les tapis et les autres meubles, avertit ses compagnons et s'occupa de les leur apporter. Ensuite il prit le fils du prince et le fit sortir du puits ; ils le transportèrent dans leurs demeures et pansèrent ses blessures et il grandit au milieu d'eux sans qu'on sût quelle était sa condition. Lorsqu'ils l'interrogèrent, il ne put que leur répondre (car il était petit lorsqu'on l'avait amené dans le souterrain) : « A divers intervalles, un homme venait me tirer du puits, m'embrassait, puis m'y replaçait. » Les chasseurs, fort étonnés, se prirent d'affection pour lui : l'un d'eux l'adopta pour son fils et lui apprit à chasser et à monter à cheval jusqu'à ce qu'il eût douze ans. Le jeune homme était brave et accompagnait la troupe à la chasse et dans les attaques sur les grands chemins.

Il advint qu'un jour, comme ils étaient partis pour couper les routes, ils tombèrent de nuit sur une caravane. Les gens qui la composaient étaient nombreux ; ils livrèrent bataille et eurent le dessus. Les brigands furent tués, le jeune homme tomba blessé et resta étendu à sa place jusqu'au matin. Lorsqu'il ouvrit les yeux, voyant ses compagnons massacrés, il se tira de là et se mit en route. Il fut rejoint par un chercheur de trésors qui lui demanda où il allait. Le fils du roi lui raconta son aventure :

« Rassure-toi, lui dit cet homme, Dieu t'envoie la joie et le plaisir. Je suis à la recherche d'un trésor où il y a beaucoup d'argent. Viens m'aider, je te donnerai des richesses qui te suffiront pour toute ton existence. »

Puis il l'emmena dans sa demeure et guérit ses blessures ; le jeune homme resta plusieurs jours chez lui jusqu'à ce qu'il fût remis. Ensuite l'homme partit avec lui, après avoir pris tout ce dont il avait besoin, et ils marchèrent jusqu'à une montagne élevée. Le chercheur de trésors prit un livre, se mit à le lire et creusa sur le sommet une excavation profonde de cinq coudées. Alors apparut une pierre qu'il déplaça et qui couvrait l'orifice d'un puits. Le magicien attendit jusqu'à ce qu'un souffle arrivât jusqu'à lui ; puis il attacha le jeune homme à une corde par le milieu du corps et le descendit jusqu'au fond du caveau. Le fils du roi avait avec lui une bougie allumée ; il aperçut un trésor considérable. Son compagnon suspendit à un câble un panier qui fut rempli et que le chercheur remonta jusqu'à ce qu'il en eût pris sa suffisance. Il se mit alors à charger ses bêtes de somme et cessa son travail, pendant que le jeune homme attendait qu'il lui renvoyât le câble, puis il recouvrit l'ouverture du puits avec la grosse pierre et s'en alla.[65]

Le prince, voyant cette conduite, mit sa confiance en Dieu (qu'il soit loué et exalté !) et demeura étourdi de sa situation. Il pensait en lui-même : « La mort ne me serait pas plus pénible. » Le monde s'obscurcit devant lui et sa prison lui fut insupportable. Il se mit à pleurer en disant : « J'ai échappé au puits de la montagne et au brigandage et je mourrai ici patiemment, » puis il demeura à attendre la mort. Tandis qu'il réfléchissait, il entendit le fracas d'un torrent, prêta l'oreille et dit : « Ce cours d'eau est considérable, et s'il faut absolument périr en cet endroit, peu importe que ce soit aujourd'hui ou demain. Puisque je ne puis échapper au trépas, je vais me jeter dans cette rivière ; mon agonie ne sera pas longue. » Puis il se leva, joignit ses pieds et se lança à l'eau. La violence du courant l'entraîna sous terre jusqu'à ce qu'il arriva à une profonde vallée où courait un grand fleuve qui sortait de la montagne. En se voyant revenu à la surface de ce monde, le jeune homme fut étourdi et tomba privé de sentiment. Lorsqu'il revint à lui après son évanouissement, il se leva et traversa cette vallée en louant Dieu très haut. Quand il en fut sorti, il continua sa route jusqu'à ce qu'il rencontra une tribu qui habitait près d'une grande ville du royaume de son père. Il se mêla aux habitants qui l'interrogèrent sur son histoire. Il leur raconta ses aventures qui les surprirent, et ils admirèrent comment Dieu l'avait sauvé.

Ensuite il se fixa parmi eux et gagna leur affection.

Quant à Ibrahim, lorsqu'il alla au puits, suivant sa coutume, son cœur se serra en ne recevant pas de réponse de la nourrice. Il fit alors descendre un homme qui le mit au courant de l'accident. Après ce récit, le roi se frappa la tête, versa beaucoup de larmes et revint au milieu du souterrain pour examiner ce qui en était. Il trouva le cadavre de la nourrice, celui du lion, mais non l'enfant. Les astrologues lui rappelèrent la vérité de leur prédiction et ajoutèrent : « Prince, ou le lion l'a dévoré et alors son destin s'est accompli et tu ne périras pas de sa main, ou bien il s'est sauvé, et nous craignons pour toi, car il doit être ton meurtrier. » Le prince n'y songea pas; les jours passèrent et l'aventure fut oubliée.

Lorsque Dieu voulut la réalisation de ce qu'aucun effort ne peut éloigner, le jeune homme, qui était dans la ville, partit avec une troupe de brigands pour couper les chemins. Les gens se plaignirent au roi qui n'était autre qu'Ibrahim; celui-ci se mit en route avec quelques-uns de ses gardes; ils entourèrent les voleurs, parmi lesquels le fils du prince, qui lança une flèche. Elle atteignit son père qui combattait; on l'emporta dans son palais après avoir arrêté le meurtrier et ses compagnons qu'on fit comparaître devant le sulthan en demandant : « Que faut-il faire d'eux? » — « Je suis en péril de mort, répondit-il; amenez-moi les astrologues. » Lorsqu'ils furent présents, il leur dit :

« Vous m'avez annoncé que je périrais de la main de mon fils, comment se fait-il que je tombe sous les coups de ce brigand ? » Les astrologues étonnés répliquèrent : « Prince, la science des astres s'accorde avec les décrets de Dieu ; celui qui t'a frappé est ton fils. » Après avoir entendu ces paroles, le prince fit venir les brigands et leur demanda :

« Dites-moi la vérité, qui a lancé cette flèche qui m'a blessé ? » — « C'est ce jeune homme qui était avec nous, » répondirent-ils. Le sulthan se mit à l'examiner et lui dit : « Jeune homme, dis-moi quelle est ta condition et quel est ton père, et je vous pardonne à tous. » — « Prince, répliqua-t-il, je ne connais pas mon père ; j'habitais dans un souterrain avec une nourrice qui m'élevait; un jour, un lion fondit sur nous, me déchira l'épaule, puis me laissa pour se tourner contre ma nourrice qu'il mit en pièces. Dieu m'envoya des gens qui me tirèrent du puits. » Il continua ensuite le récit de ses aventures depuis le commencement jusqu'à la fin. En entendant cette histoire, Ibrahim poussa un grand cri : « Par Dieu ! c'est mon fils. Découvre ton épaule, » ajouta-t-il. Le jeune homme obéit et montra sa blessure.

Alors le roi rassembla ses courtisans, ses sujets et ses astrologues et leur dit : « Sachez que ce que Dieu arrête, soit bonheur, soit malheur, personne ne peut le faire disparaître ; tout ce qui a été décrété pour un homme lui arrive; ainsi mes efforts et mes soins n'ont servi de rien. La destinée que Dieu a établie pour mon fils, il l'a subie, et le sort qui m'était assigné, je n'ai pu l'éviter; mais je loue Dieu et je lui rends grâce de ce que tout cela soit arrivé par la main de mon fils et non par celle d'un autre. Louange à Dieu de ce que mon royaume passe à mon héritier. » Puis il serra le prince dans ses bras et l'embrassa en disant : « Voici comment ces événements se sont réalisés : en voulant lutter contre le destin, je t'ai descendu dans le puits, mais ma précaution a été inutile. » Ensuite il prit la couronne royale, la plaça sur la tête de son fils et lui fit prêter serment par ses sujets en lui recommandant la justice, la bonne administration et l'équité. Il mourut cette nuit même et le prince régna à sa place.

Ainsi, ô prince, ce que Dieu décide à mon égard arrivera infailliblement, et il ne me servirait de rien de parler au roi et de lui conter des apologues à l'encontre de l'arrêt divin. De même ces vizirs, en dépit de leurs efforts et de leur acharnement à me perdre, échoueront, si Dieu veut mon salut ; c'est lui qui me fera triompher d'eux.

Azâd-bakht fut étonné de ces paroles et ordonna de ramener jusqu'au lendemain le jeune homme dans sa prison, afin de réfléchir à son affaire : « Car, disait-il, la journée est finie et je veux lui faire subir une mort honteuse et le traiter comme il le mérite. »


 

 

DIXIÈME JOURNEE

Sur l'impossibilité de retarder l'heure du trépas quand elle est arrivée.

Le dixième jour, celui qu'on nomme El-Me'herdjân (équinoxe d'automne), jour où tous, grands et petits, avaient accès près du roi pour le féliciter, le saluer et se retirer ensuite, les vizirs convinrent de s'entretenir avec les principaux de la ville et leur firent cette recommandation : « Lorsque vous entrerez chez le prince, dites-lui, après l'avoir salué : « Dieu soit loué ! tu as une sage conduite et une sage administration, tu es juste envers tous tes sujets; mais, quant à ce jeune homme qui, comblé de tes bienfaits, est revenu à la perversité de son caractère et dont on connaît les actions honteuses, pourquoi cherches-tu à le conserver en prison dans ton palais? Pourquoi, chaque jour, écoutes-tu ses discours et le renvoies-tu sans tenir compte des propos des gens ? Fais-le périr et sois-en débarrassé.» — « Entendre, c'est obéir, » répondirent les notables; puis ils entrèrent avec le peuple, se prosternèrent devant le roi, le félicitèrent et Azâd-bakht les plaça à un rang honorable.

C'était la coutume des gens de sortir après avoir salué le prince; celui-ci, les voyant s'asseoir, comprit qu'ils avaient quelque chose à lui dire, et, se tournant vers eux : « Demandez ce qu'il vous faut. » Les vizirs étaient présents. Les notables répétèrent ce que ceux-ci leur avaient enseigné et les ministres parlèrent dans le même sens.

Azâd-bakht reprit alors : « Sachez-le, je ne doute pas que votre langage ne soit une preuve d'affection et de bon conseil; vous n'ignorez pas que si je voulais faire périr la moitié du peuple, cela ne me serait pas difficile. Comment donc ne pourrai-je pas faire mettre à mort ce jeune homme qui est en prison, en mon pouvoir? Son crime est avéré, il mérite le dernier supplice. C'est l'énormité de sa faute qui seule a retardé son châtiment. Si j'agis ainsi envers lui et si ma conviction se fortifie à son égard, du moins mon cœur et celui de mes sujets trouveront satisfaction. Si je ne le fais pas mourir aujourd'hui, demain il n'échappera pas à la mort. »

Là-dessus il fit amener le prisonnier qui se prosterna devant lui, et lui dit : « Misérable, jusqu'à quand le peuple murmurera-t-il contre moi à cause de toi et me blâmera-t-il de retarder ta mort ? Les gens de ce pays me font de tels reproches que je suis devenu le sujet de leurs conversations; ils sont venus aujourd'hui me faire des remontrances et réclamer ton exécution. Combien de temps sera-t-elle différée? Mais aujourd'hui, je veux verser ton sang et délivrer le monde de tes discours. »

« Sire, répondit le prisonnier, s'il a été tenu des propos contre toi, j'en jure par Dieu et encore par Dieu, ce sont tes vizirs qui ont fait de toi le sujet des conversations; ce sont ces méchants qui s'abouchent avec ton peuple et lui apprennent des choses déshonorantes pour ce palais, mais j'espère que Dieu très-haut fera retomber leurs machinations sur leurs têtes. Quant à la menace du roi de me mettre à mort, je suis en sa puissance et il n'a pas besoin de s'en préoccuper. Je suis comme le moineau entre les mains du chasseur qui peut à volonté le tuer ou le lâcher. Pour ce qui est de retarder mon exécution, cela ne dépend pas du roi, mais de celui qui tient ma vie dans sa main. Certes, si Dieu veut ma mort, je ne pourrais pas même la retarder d'un instant. L'homme est impuissant à écarter de lui le malheur, pas plus que le crime et les précautions du fils de Solaïmân-Châh ne servirent à la réalisation des plans qu'il avait formés au sujet d'un nouveau-né. La perte de cet enfant fut retardée; Dieu le protégea jusqu'à ce qu'il eût atteint l'âge d'homme et il accomplit la durée entière de son existence. »

« Malheureux, reprit Azâd-bakht, combien sont grandes ta ruse et ton éloquence ! Quelle est cette histoire? »

Le jeune homme commença :

 

DIXIÈME HISTOIRE

LE ROI SOLAIMAN-CHAH SES FILS ET SA NIÈCE[66]

« Prince, il existait un roi nommé Solaïmân-Chah, dont la conduite et l'intelligence étaient remarquables. Il avait un frère qui mourut laissant une fille, à qui son oncle fit donner la meilleure éducation. Elle était douée d'esprit et de perfection; nulle femme de son temps ne la surpassait en beauté. Solaïmân-Châh avait deux fils, dont l'un était destiné par lui à être l'époux de sa nièce; l'autre avait conçu de lui-même le même dessein. Le nom de l'aîné était Behléwân,[67] celui du second, Mélik-Châh, et celui de la fille Châh-Khatoun.[68]

Un jour le roi la fit venir, l'embrassa sur la tête et lui dit : « Tu es ma fille, et plus chère pour moi qu'un enfant, à cause de l'affection que je portais à ton père défunt. Je veux te marier à l'un de mes fils que je désignerai pour mon héritier présomptif afin qu'il règne après moi. Vois lequel tu choisiras des deux : je t'ai élevée avec eux et tu les connais. »

La jeune fille se leva, embrassa la main de son oncle et répondit : » Prince, je suis ton esclave ; c'est toi qui es l'arbitre de mon sort; je ferai ce que tu voudras, car ta volonté est pour moi un argument suprême et respecté. Si tu acceptes que je te serve pendant le reste de ma vie, cela est pour moi préférable à tout le reste. »

Le roi fut satisfait de ces paroles, fit revêtir Châh-Khatoun d'habits somptueux et lui donna de riches présents. Ensuite, son choix tomba sur son fils cadet; il lui fit épouser sa nièce, le nomma son héritier présomptif et lui fit prêter serment par ses sujets.

Lorsque Behléwân apprit que son jeune frère lui était préféré, son cœur se serra et la chose lui fut pénible ; l'envie et la haine entrèrent dans son âme. Mais il dissimula le feu qui couvait en lui pour la jeune fille et le trône. Châh-Khatoun devint enceinte et accoucha d'un fils beau comme la lune brillante.[69] A cette vue, la fureur et la jalousie triomphèrent de Behléwân ; une nuit, il entra dans le palais de son père, pénétra dans l'appartement de son frère ; la nourrice dormait devant la porte de la chambre et devant elle était le berceau où reposait l'enfant. Le meurtrier s'arrêta pour réfléchir, car le visage de son neveu resplendissait comme la lune ; mais Cheïthân (Satan) apparut dans son cœur et lui suggéra cette pensée : « Pourquoi cet enfant n'est-il pas à moi? Ne méritais-je pas, plus que mon frère, la jeune fille et le royaume? » Cette pensée l'emporta : il s'abandonna à la colère, tira un poignard, le mit sur le cou de l'enfant qu'il égorgea, sans toutefois lui couper les artères ; puis, le laissant pour mort, il entra dans la chambre où Mélik-Châh dormait à côté de sa femme. Il songea d'abord à tuer celle-ci, puis il se dit : « Je l'épargnerai pour moi » ; il alla vers son frère, l'assassina, lui trancha la tête et se retira. Non content de ces meurtres, il chercha l'endroit où était

Solaïmân-Châh, mais ne le trouva pas. Il sortit alors du palais, se cacha dans la ville jusqu'au lendemain; ensuite il alla dans un château appartenant à son père et s'y fortifia. Voilà ce qui lui arriva.

Revenons à l'enfant. Lorsque la nourrice s'éveilla pour l'allaiter et qu'elle vit le lit couvert de sang, elle poussa un cri qui éveilla ceux qui dormaient, y compris le roi. On chercha la cause de cette clameur et on trouva le fils de Mélik-Châh égorgé, son lit ensanglanté et son père assassiné dans sa chambre : on examina l'enfant et l'on s'aperçut qu'il respirait encore et que les artères étaient intactes : la blessure fut recousue. Solaïmân-Châh chercha inutilement Behléwân ; en reconnaissant qu'il s'était enfui, il comprit que c'était lui le meurtrier et il en conçut un profond chagrin ainsi que ses sujets et Châh-Khatoun. Il célébra les funérailles de son fils cadet et l'ensevelit : cette catastrophe causa un deuil général. Après quoi le roi s'occupa de l'éducation de son petit-fils.

Après que Behléwân se fut enfui dans le château où il se fortifia, sa puissance s'accrut et il ne songea plus qu'à faire la guerre à son père. Celui-ci avait reporté toute son affection sur l'enfant qu'il élevait sur ses genoux, espérant que Dieu le ferait vivre assez pour qu'il pût sauver les intérêts de son petit-fils. Lorsque ce dernier eut atteint l'âge de cinq ans, son aïeul lui apprit à monter à cheval : les gens de la capitale le félicitèrent et firent des vœux pour sa conservation, afin qu'il marchât sur les traces de Mélik-Châh et qu'il possédât le cœur de Solaïmân-Châh.

Behléwân le rebelle alla se mettre au service de Qaïsar, le roi de Roum,[70] et lui demanda du secours pour faire la guerre à son père. Il se le rendit favorable et en obtint une nombreuse armée. A cette nouvelle, le vieillard envoya vers Qaïsar des députés chargés de lui dire : a Prince, toi dont la puissance est considérable, ne viens pas en aide à un scélérat : c'est mon fils ; il a commis tel et tel crime ; il a assassiné son frère et son neveu au berceau, » sans ajouter que l'enfant vivait encore. En entendant ces paroles, le roi de Roum fut extrêmement affligé et manda à Solaïmân-Châh : « Si tu le désires, je ferai trancher la tête du coupable et je te l'enverrai. » — « C'est inutile, répondit le prince, le châtiment de sa méchanceté et de ses crimes l'atteindra, sinon aujourd'hui, demain. » Ensuite ils échangèrent des lettres et des présents. Qaïsar avait entendu parler de Châh-Khatoun et savait qu'elle n'avait pas sa pareille pour la grâce et la beauté ; son cœur s'attacha à elle et il la fit demander en mariage. Solaïmân-Châh, ne pouvant le refuser, entra chez sa nièce, l'informa des propositions du roi de Roum et l'interrogea sur sa décision. Elle se mit à pleurer et répondit :

« Prince, comment mon cœur se réjouirait-il de ce que tu m'annonces ? Puis-je avoir encore un mari après avoir perdu le mien? »

« Tu as raison, repartit le vieillard, mais il faut songer aux suites de cette affaire; je dois compter avec la mort ; je suis âgé et je ne crains que pour toi et pour ton enfant. Lorsque j'ai écrit au roi de Roum et à d'autres, je leur ai dit que son oncle l'avait assassiné, sans les avertir qu'il avait survécu, et j'ai des inquiétudes à son sujet. Qaïsar t'a demandée en mariage ; il n'est pas homme à t'abandonner ; souhaitons de nous fortifier par son appui. »

La jeune femme se tut, et son oncle expédia une réponse favorable, puis il envoya Châh-Khatoun que son nouveau mari trouva au-dessus de toutes les descriptions qu'on lui avait faites. Il en conçut une plus vive amitié pour Solaïmân-Châh, mais le cœur de la princesse restait avec son fils sans qu'elle en pût rien dire. Quant à Behléwân, lorsqu'il apprit le mariage de sa belle-sœur avec le roi de Roum, il en fut très affligé et désespéra de la posséder jamais.

Le vieillard était extrêmement attaché à son petit-fils et ne le quittait pas. Il l'avait nommé Mélik-Châh, du nom de son père, et, dès que l'enfant eut atteint l'âge de dix ans, il lui fit prêter serment par ses sujets et le proclama son héritier présomptif. Quelque temps après, les jours de Solaïmân-Châh touchèrent à leur terme et il mourut. Une troupe de soldats attachés à Behléwân le prévint et l'amena en secret dans la capitale : ils pénétrèrent chez Mélik-Châh le jeune, se saisirent de lui et mirent son oncle sur le trône ; ils le proclamèrent roi et lui jurèrent tous obéissance. Puis ils lui dirent : « Nous t'avons rendu la royauté que nous t'avions conservée, mais nous ne voulons pas que tu fasses périr ton neveu; il a été mis sous notre protection et notre garantie par son père et son aïeul. » Le nouveau souverain y consentit et fit jeter son rival dans un caveau où il le tint à l'étroit. Cette nouvelle arriva à Châh-Khatoun qui en fut très affectée, mais elle ne pouvait rien dire. Elle remit son fils aux soins de Dieu très-haut, car elle devait garder le secret à son mari, le roi de Roum pour ne pas convaincre son oncle de mensonge.

Behléwân resta sur le trône à la place de Solaïmân-Châh : ses affaires prospéraient tandis que son neveu végétait en prison. Au bout de quatre ans, son visage et sa tournure avaient complètement changé. Lorsqu'il plut à Dieu de le sauver, il le fit sortir de prison de la façon suivante. Un jour que l'usurpateur était avec ses familiers et les grands du royaume à s'entretenir de son père et de ses sentiments, quelques vizirs, hommes de bien, qui étaient présents, lui dirent :

« Prince, Dieu t'a accordé ce que tu désirais et t'a fait parvenir où tu voulais ; tu règnes à la place de Solaïmân-Châh et tu as réussi dans ton entreprise. Quelle est la faute de ce jeune homme qui, du jour où il a paru au monde, n'a eu ni repos ni joie ? Son visage et sa tournure ont changé ; quelle faute a-t-il donc commise pour qu'il l'expie par un pareil châtiment? D'autres que lui sont coupables : Dieu t'a fait triompher d'eux, mais ce malheureux est innocent. »

« Vous avez raison, répondit Behléwân, mais je redoute sa ruse et sa méchanceté, car une grande partie du peuple penche pour lui. »

« Prince, répliquèrent-ils, que peut-il faire ? Quelles sont ses ressources ? Si tu crains quelque entreprise de sa part, envoie-le dans d'autres pays. »

Le roi ajouta : « Vos paroles sont sensées, je le mettrai en avant pour guerroyer contre une autre nation. »

Il avait quelque part une troupe d'ennemis cruels et il espérait que son neveu serait tué. Il le tira de son cachot, l'approcha de sa personne, examina son aspect, le revêtit d'une pelisse d'honneur, au grand contentement du peuple, lui donna une armée considérable et l'envoya dans cette contrée. Quiconque y allait, était tué ou fait prisonnier. Mélik-Châh partit avec ses troupes : quelques jours après, les ennemis l'entourèrent et l'assaillirent de nuit. Les soldats se sauvèrent ; quelques-uns furent faits prisonniers avec leur chef qui fut jeté dans un caveau avec ses compagnons : sa beauté et sa grâce excitaient la compassion. Il resta dans cette triste situation pendant une année.

Lorsqu'on fut au commencement de l'an suivant, les ennemis qui avaient coutume de tirer leurs captifs de leurs cachots et de les précipiter du haut d'une forteresse, jetèrent aussi Mélik-Châh, mais celui-ci tomba sur ses soldats, sans toucher terre : Dieu veillait sur son trépas. Ceux qui avaient été précipités périrent tous là et servirent de pâture aux bêtes féroces : les vents dispersèrent leurs ossements, mais le prince demeura évanoui à sa place ce jour-là et la nuit suivante. Lorsqu'il revint à lui, se trouvant sain et sauf, il remercia Dieu de son salut et marcha sans savoir où il allait, se nourrissant de feuilles d'arbres, se cachant le jour et ne se remettant en marche que la nuit ; il ignorait complètement où il se dirigeait. Il continua ainsi pendant quelque temps jusqu'à ce qu'il arriva près d'un endroit habité. Voyant des hommes, il alla à eux, leur raconta son histoire : comment il avait été prisonnier dans une forteresse, puis précipité et comment Dieu l'avait sauvé. Ces gens, saisis de compassion, lui donnèrent à manger et à boire et le gardèrent plusieurs jours. Ensuite, il leur demanda le chemin qui conduisait au pays de Behléwân, sans leur dire que celui-ci était son oncle. Ils le lui indiquèrent et il se remit à marcher sans relâche et en se cachant, jusqu'à ce qu'il arriva près de la capitale, nu et affamé ; son corps et sa couleur avaient entièrement changé. Il s'assit auprès de la porte de la ville.

Au même moment, une troupe de courtisans de son oncle, allant à la chasse, passa près de lui pour abreuver les chevaux. Ils descendirent pour se reposer : Mélik-Châh alla les trouver et leur dit :

« J'ai à vous demander une chose que je vous prie de m'apprendre. »

« Parle, répondirent-ils, que veux-tu? » « Le roi Behléwân est-il bon? » « Quelle sottise est la tienne ! s'écrièrent-ils en riant ; tu es étranger : comment peux-tu faire de telles questions sur les princes? » « C'est mon oncle. » Ils s'étonnèrent d'abord, puis reprirent :

« Jeune homme, tu es fou. Comment serais-tu de la famille royale? Nous ne connaissons au roi qu'un seul neveu : il l'a gardé en prison, puis l'a envoyé se faire tuer en combattant les infidèles. »

« C'est moi, répliqua-t-il, je n'ai pas péri et il m'est arrivé telle et telle chose. »

Ils le reconnurent à l'instant, se levèrent, lui baisèrent les mains et lui montrèrent de la joie. « Seigneur, dirent-ils, le royaume t'appartient de droit : tu es fils de roi et nous ne te voulons que du bien ; nous espérons pour toi une longue vie; mais considère que Dieu t'a sauvé du tyran ton oncle ; que celui-ci t'a envoyé dans un endroit d'où personne ne s'échappait et qu'il n'avait d'autre but que te faire périr ; que tu as couru risque de la vie et que Dieu t'a encore préservé. Comment peux-tu retourner te mettre entre les mains de ton ennemi? Fuis et ne reviens plus ; tu trouveras sans nul doute des moyens d'existence sur la terre tant qu'il plaira à Dieu. Si tu retombes une seconde fois au pouvoir de Behlewân, il ne t'épargnera pas un instant. »

Il les remercia en ces termes : « Que le Seigneur vous récompense par toutes sortes de biens; vous m'avez donné un bon conseil. Où pensez-vous que je doive aller ? » « Dans le pays de Roum où est ta mère. » « Mais, reprit-il, lorsque mon aïeul répondit à Qaïsar, à propos de sa demande en mariage, il lui cacha mon aventure et mon secret. Il ne m'est pas possible de le démentir. » « Tu as raison, dirent-ils, mais nous voulons ton intérêt : quand bien même tu servirais comme esclave, cela vaudrait mieux pour toi. »

Puis chacun lui donna de l'argent, le revêtit d'habillements, le rassasia et ils partirent avec lui à la distance d'un farsakh[71] jusqu'à ce qu'ils l'eurent conduit loin île la ville ; alors ils l'informèrent qu'il était en sûreté et le quittèrent. Il marcha tant qu'il sortit des pays appartenant à son oncle. Arrivé dans le pays de Roum, il entra dans une ville et se mit au service d'un habitant pour la culture, les semailles et les autres ouvrages.

Sa mère Châh-Khatoun, pleine de tendresse pour son enfant à qui elle songeait continuellement et dont elle avait cessé de recevoir des nouvelles, trouva la vie insupportable et perdit le sommeil, sans qu'elle pût s'ouvrir à son mari. Elle était venue accompagnée d'un eunuque de Solaïmân-Châh, avec lequel elle se retira un jour à l'écart ; il était intelligent, prudent et sage. Elle se mit à pleurer et lui dit :

« Tu m'as servie depuis mon enfance jusqu'à aujourd'hui ; ne peux-tu découvrir des nouvelles de mon fils sur qui je dois me taire ? »

« Princesse, répondit-il, c'est un secret que tu as caché depuis le commencement ; quand même ce jeune homme serait ici, il ne te serait pas possible de l'entretenir sans découvrir au roi ton secret. L'on ne te croira jamais, après que le bruit s'est répandu que Behléwân a tué ton fils. »

« La chose est comme tu dis, répondit-elle ; ton langage est sensé ; mais, si tu apprends que mon fils est vivant, fais en sorte qu'il vienne de ce côté comme gardeur de troupeaux et tâche qu'il ne me voie pas et que je ne le voie pas. »

« Quel moyen emploierons-nous? » demanda l'eunuque.

« Voici mon trésor et ma fortune, dit la reine, prends tout ce que tu voudras et amène-le moi ou, au moins, apporte-moi de ses nouvelles. »

Ils concertèrent ensuite une ruse pour expliquer ce voyage de son serviteur dans le pays, et ils convinrent de feindre que la princesse possédait un trésor considérable enfoui depuis le temps de son premier mari et que l'eunuque, au courant de tout, partait pour le lui rapporter. Elle en avertit le roi de Roum et obtint de lui une autorisation. Qaïsar accorda la permission et lui recommanda de faire en sorte que personne ne connût le but de son voyage. Il partit déguisé en marchand, entra dans la capitale de Behléwân et se mit à l'affût des nouvelles du jeune homme. On lui apprit qu'il avait été enfermé dans un cachot, d'où son oncle l'avait tiré pour l'envoyer à tel endroit où il avait été tué. L'eunuque fut très affligé de ses nouvelles ; son cœur se serra et il demeura incertain de ce qu'il devait faire.

Il arriva un jour qu'un des cavaliers qui, auprès de l'abreuvoir, avaient éloigné Mélik-Châh le jeune, après l'avoir habillé et lui avoir fourni de l'argent, aperçut dans la ville le confident de Châh-Khatoun sous l'habit de marchand. Il le reconnut, l'interrogea sur sa situation et les motifs de son voyage.

« Je suis venu acheter des marchandises, » répondit l'eunuque.

« Puis-je te dire une chose que tu tiendras secrète ? » reprit le cavalier.

« Oui, quelle est-elle? »

« J'ai rencontré, avec quelques-uns de mes compagnons, le fils du feu roi Mélik-Châh ; nous l'avons vu auprès de telle fontaine, nous l'avons muni de provisions de voyage et de vêtements, nous lui avons donné de l'argent, et nous l'avons envoyé dans le pays de Roum, près de sa mère, parce que nous craignions qu'il ne fût assassiné par Behléwân. »

Puis il lui raconta les aventures du prince.

A ce récit, l'eunuque changea de couleur : il demanda protection aux gens qui la lui promirent quand même il serait venu pour chercher le prince. « Tel est mon but, répondit-il, car sa mère ne peut avoir de repos, ni de sommeil ni de tranquillité; elle m'a envoyé découvrir de ses nouvelles. » — « Va en sûreté, ajouta le cavalier ; il est du côté du pays de Roum, comme je te l'ai appris. » Le faux marchand le remercia, fit des vœux pour lui et se remit en route pour suivre cette piste. Le cavalier l'accompagna une partie du chemin et dit : « Voilà l'endroit où nous l'avons quitté, » puis il revint à la ville.

L'eunuque continua son voyage, demandant, à chaque village où il entrait, après un jeune homme tel que le lui avait décrit son compagnon. Il ne cessa de s'enquérir jusqu'à ce qu'il fût arrivé à la ville où était le prince. Il s'y arrêta, interrogea les gens, mais personne ne lui donna de renseignements. Etonné de cette aventure, il voulut repartir; il remonta à cheval, et, en traversant les rues, il aperçut une bête de somme attachée avec une corde que Mélik-Châh tenait dans sa main, en dormant auprès de sa monture. Le confident de Chàh-Khatoun continua son chemin sans s'occuper de lui, puis il s'arrêta en passant :

« Si celui que je cherche ressemble à ce jeune homme auprès de qui je suis passé, comment le reconnaîtrai-je, après de si longues infortunes? Comment aborderai-je celui qui m'est inconnu? Quand même je l'examinerais, je ne le reconnaîtrais pas. »

En réfléchissant ainsi, il arriva près du jeune homme qui dormait toujours, descendit de cheval, s'assit à côté de lui et commença de le regarder avec attention et d'observer son visage; puis il se dit : « Je retrouve quelque chose : peut-être est-ce Mélik-Châh. »

Alors il toussa et cria au dormeur : « Jeune homme. »

Celui-ci se réveilla et s'assit. L'eunuque continua :

« Quel est ton père et où habites-tu dans cette ville? »

« Je suis étranger, » répondit le prince avec embarras.

« De quel pays es-tu et de qui es-tu le fils ? »

« De tel endroit. »

Les interrogations et les réponses continuèrent jusqu'à ce que le confident de Châh-Khatoun reconnut Mélik-Châh avec certitude. Il se leva, le serra dans ses bras en versant des larmes, lui raconta qu'il était venu à l'insu de Qaïsar et que sa mère serait heureuse de le savoir en sûreté, mais sans le voir. Puis il rentra dans la ville, acheta un cheval sur lequel il le fit monter, et tous deux reprirent leur voyage jusqu'à ce qu'ils arrivèrent auprès du pays de Roum.

Sur la route, des voleurs fondirent sur eux, leur prirent tout ce qu'ils possédaient et les jetèrent dans un puits dans le voisinage du chemin ; puis, il partirent, les laissant mourir à cette place où ils avaient déjà précipité beaucoup de monde. L'eunuque se mit à pleurer, mais le prince lui dit :

Qu'est-ce que ces larmes ? A quoi servent-elles ici? »

« Ce n'est pas que j'aie peur de la mort, répondit l'eunuque, mais je m'afflige à cause de toi et de ta triste situation, comme à cause de ta mère ; mais je ne ressens aucune terreur : après tant de catastrophes de tout genre, dois-tu succomber à une mort honteuse ! »

Le jeune homme répliqua :

« Tout ce qui m'arrive est écrit ; personne ne peut l'effacer ; lorsque le moment de son accomplissement est arrivé, personne ne peut le retarder. » Ils restèrent ainsi cette nuit, le lendemain, la nuit suivante et. le second jour, jusqu'à ce que, épuisés par la faim, ils étaient sur le point d'expirer de faiblesse.

Par la volonté et la puissance de Dieu, il advint que le roi de Roum, étant parti pour la chasse avec son épouse et une troupe d'hommes, arriva près de ce puits; l'un des chasseurs descendit de sa monture pour égorger le gibier près de l'ouverture, et il entendit les soupirs et les gémissements qui partaient de là. Il remonta à cheval en attendant que les soldats fussent réunis et informa de cette aventure Qaïsar qui ordonna à un de ses serviteurs de descendre dans le puits. Il en tira le jeune homme et son compagnon, coupa leurs liens, et, comme ils étaient privés de sentiments, on leur versa du vin dans la gorge jusqu'à qu'ils revinssent à eux. Le roi regarda l'eunuque, le reconnut et l'appela par son nom.

« C'est moi, seigneur, » répondit-il, et il se prosterna devant son maître dont la surprise était grande.

« Comment te trouves-tu dans cet endroit, lui demanda-t-il, et que t'est-il arrivé? »

L'eunuque répondit : « J'étais parti après avoir pris l'argent et je l'emportais, mais des voleurs me suivaient à mon insu : lorsque j'atteignis ce point, ils nous isolèrent, s'emparèrent des richesses et nous jetèrent dans ce puits pour nous y laisser mourir lentement, comme ils ont fait à d'autres ; mais Dieu très-haut t'a envoyé vers nous. »

Le prince et ses compagnons s'étonnèrent fort et louèrent le Seigneur de l'arrivée de Qaïsar en cet endroit, puis le roi lui demanda :

« Qui est ce jeune homme qui t'accompagne? »

« Sire, répondit l'eunuque, c'est le fils d'une nourrice qui nous appartenait. Nous l'avons laissé petit, et, lorsque je l'ai retrouvé aujourd'hui,[72] sa mère m'a dit : Prends-le avec toi, et j'en ai fait mon compagnon afin qu'il soit pour toi un serviteur fidèle et intelligent. »

Ensuite le roi se remit en route avec toute sa troupe, y compris l'eunuque et Mélik-Châh, faisant des questions sur Behléwân et sa conduite envers ses sujets : « Par ma tête, seigneur, dit le confident de la reine, son peuple a beaucoup à souffrir de lui, et personne, grand ou petit, ne désire être vu par lui. »

Le roi entra chez Châh-Khatoun et lui dit : « J'ai à t'annoncer une bonne nouvelle, l'arrivée de ton eunuque, » puis il raconta ce qui était arrivé à ce dernier et parla du jeune homme qui l'accompagnait. En entendant ce discours, la princesse perdit la tête et faillit pousser un cri, mais elle revint à elle. Son mari lui demanda: « Qui t'inspire autant de douleur? Est-ce l'argent ou ton serviteur? »

« Par ma tête, seigneur, répondit-elle, les femmes ont le cœur faible. »

Ensuite son confident vint l'informer de ce qui s'était passé, de la situation de son fils, des infortunes qu'il avait souffertes : comment son oncle l'avait exposé à la mort, comment il avait été fait prisonnier, jeté dans un cachot, précipité du haut d'un château et sauvé par Dieu de tous ces dangers. Pendant qu'il parlait, la reine pleurait. A la fin, elle lui demanda : « Lorsque Qaïsar l'a vu et qu'il t'a interrogé à son sujet, qu'as-tu dit ? »

« Je l'ai donné, répliqua-t-il, pour le fils d'une nourrice à nous, que nous avons laissé tout jeune et que j'ai retrouvé grandi et que j'ai ramené avec moi pour le faire entrer au service du prince. »

« Tu as bien fait, » répliqua-t-elle. Puis elle mit l'eunuque près du jeune homme pour le servir. Son mari le combla de bienfaits et assigna un riche revenu à Mélik-Châh qui avait ses entrées au palais et se tenait à la disposition du roi : chaque jour voyait augmenter son crédit. Châh-Khatoun était toujours à la fenêtre pour l'apercevoir ; elle se tourmentait à cause de lui et ne pouvait lui parler-Un long espace de temps s'écoula : l'amour maternel la consumait. Un jour, elle se tint à la porte de l'appartement, attira son fils sur son sein et l'embrassa sur les joues et la poitrine. Elle fut surprise dans cette situation par le majordome du palais qui l'aperçut en sortant et demeura stupéfait. Il demanda : « Qui occupe cet appartement? »

« Chah Khatoun, » lui répondit-on. Il tremblait comme la feuille lorsque le roi revint.

Celui-ci, s'en apercevant, l'interrogea : « Qu'as-ta donc ? »

« Prince, s'écria-t-il, quelle chose monstrueuse j'ai vue ! »

« Qu'as-tu vu? »

« Sire, dit le majordome, j'ai découvert que ce jeune homme, ramené par l'eunuque, n'est venu qu'a cause de la reine : comme je passais ici, au moment où lui-même franchissait le seuil de l'appartement, la princesse qui l'attendait est allée à lui, s'est jetée sur lui et l'a embrassé sur les joues. »

A ces mots, Qaïsar demeura muet d'étonnement; puis, se levant soudain, il fit arrêter et charger de fer Mélik-Châh ainsi que l'eunuque et les jeta dans une prison de son palais. Ensuite il entra chez la reine et lui dit :

« Par Dieu, femme issue d'honnêtes parents, que les rois recherchaient à cause de ta bonne renommée et de tes bonnes mœurs, rien n'est plus beau que ton naturel. Que Dieu maudisse celle dont l'apparence est en contradiction avec l'intérieur ; celle qui est pareille à toi, dont la beauté est extérieure et la méchanceté cachée, toi dont le visage est beau et les actions honteuses ! Je veux faire de toi et de ce galant un exemple pour le peuple et la nation.[73] Tu n'as envoyé ton eunuque que pour ramener ce jeune homme, afin de l'aimer, de le faire entrer chez toi et de conspirer avec lui contre moi. Qu'est» ce que cela, sinon un odieux attentat? Tu verras comme je vous traiterai tous les deux. »

Puis il lui cracha au visage et sortit.

Châh-Khatoun ne disait rien, car elle sentait qu'elle aurait beau parler en ce moment, il ne la croirait pas. Elle pria le Seigneur en ces termes : « Dieu très-haut, tu connais les choses secrètes, apparentes et intimes ; si le moment de notre perte est arrivé, ne le retarde pas; s'il a été fixé pour plus tard, ne l'avance pas. » Le roi resta plongé dans la stupéfaction et s'abstint de boire, de manger et de dormir, ne sachant ce qu'il devait faire, et se disant : « Si je tue l'eunuque et le jeune homme, mon âme ne sera point soulagée, car ce ne sont pas eux les coupables : c'est mon épouse qui a envoyé son confident chercher l'autre ; si je les fais périr tous les trois, je n'apprendrai rien. Mais je ne veux pas me hâter de peur d'avoir ensuite à me repentir. Puis il les laissa pour s'occuper des affaires. Il avait une nourrice qui l'avait élevée sur ses genoux ; c'était une femme intelligente au blâme de laquelle il ne résistait pas. Elle entra chez la reine qu'elle trouva extrêmement affligée l'interrogea sur ce qui s'était passé et ne cessa de la caresser jusqu'à ce que Châh-Khatoun lui eût fait jurer de lui garder le secret. La vieille femme fit cette promesse : alors la princesse lui raconta son histoire depuis le commencement jusqu'à la fin et lui révéla que le jeune homme était son fils. Là-dessus, la nourrice se prosterna devant elle en disant :

« La chose est aisée à arranger. »

« Par Dieu, ma mère, c'est moi qui choisis ma perte et celle de mon fils ; mais je ne demanderai rien, car on ne me croirait pas et l'on prétendrait que je ne cherche par là qu'à écarter la honte : rien ne peut me servir que la résignation. »

La vieille femme fut satisfaite de son langage et de son esprit et reprit : « Tu as raison, mais j'espère que Dieu rendra la vérité évidente; prends patience; je vais entrer chez le roi, j'écouterai ce qu'il me dira et, s'il plaît à Dieu très-haut, j'inventerai un expédient. »

Puis elle partit chez Qaïsar, qu'elle trouva la tête penchée sur ses genoux et visiblement affligé. Elle s'assit près de lui un instant et lui adressa des paroles caressantes : « Mon fils, mon cœur se consume à te voir depuis quelques jours immobile et affligé, sans que je sache ce que tu as. »

« Ma mère, répondit-il, c'est de la faute de cette maudite dont j'avais si bonne opinion ; elle a commis telle et telle faute »,puis il raconta tout depuis le commencement jusqu'à la fin.

La nourrice reprit : « C'est ainsi que tu es troublé à cause d'une faible femme? »

« Je réfléchis seulement, dit-il, au genre de mort que je lui appliquerai, afin de convertir les gens. »

« Mon fils, garde-toi de la précipitation ; tu en éprouverais du repentir ; d'ailleurs, ils ne sauraient échapper à la mort. Si tu acquiers la certitude dans cette affaire, fais comme tu voudras. »

« Ma mère, s'écria-t-il, qu'ai-je besoin de confirmation? N'a-t-elle pas envoyé son eunuque et n'a-t-il pas ramené ce jeune homme ? »

« Il y a, dit-elle, un moyen qui te rendra sûr de tout et te découvrira les sentiments de son esprit. »

« Comment cela ? »

« Je t'apporterai un cœur de huppe : place-le sur sa poitrine lorsqu'elle sera endormie et interroge-la sur ce que tu voudras savoir ; elle te le révélera et la vérité te sera connue. »

Le prince se réjouit et lui dit : « Hâte-toi et que personne ne le sache. »

La nourrice partit et retourna chez la reine pour la prévenir : « J'ai arrangé ton affaire : cette nuit, le roi entrera chez toi ; fais semblant de dormir, mais réponds à tout ce qu'il te demandera pendant ton sommeil. »

Châh-Katoun la remercia : la vieille partit et alla chercher un cœur de huppe qu'elle donna à Qaïsar. Celui-ci n'eut point de tranquillité que la nuit fût venue. Alors il entra chez la reine qui était couchée, feignant de dormir, plaça le cœur de huppe sur sa poitrine jusqu'à ce qu'il fût convaincu qu'elle reposait et lui dit :

« Châh-Khatoun, c'est ainsi que tu me récompenses! »

« Quelle faute ai-je commise? » demandât-elle.

« Quelle plus grande faute peut-il y avoir que d'envoyer chercher ce jeune homme et de le faire venir à cause de ta passion pour faire avec lui ce qu'il te plaira? »

« Je ne ressens aucune passion, même pour ton serviteur ; et cependant, qui est plus beau et plus gracieux que lui? Mais je n'ai de penchant pour personne. »

« Pourquoi l'as-tu serré dans tes bras et l'as-tu embrassé? » demanda-t-il.

« C'est mon fils et une portion de mon cœur, répondit-elle ; mon amour et ma tendresse m'ont fait perdre patience ; je me suis élancée vers lui et je l'ai embrassé. »

En entendant ces paroles, le roi demeura stupéfait et interdit, puis il reprit :

« Comment se fait-il qu'il soit ton fils? Ton oncle m'a écrit que Behléwân l'avait égorgé. »

« Oui, dit-elle, il l'a égorgé, mais il ne lui a pas coupé les veines ; son aïeul a fait recoudre la blessure et l'a élevé, car sa dernière heure n'était pas encore venue. »

A ces mots, Qaïsar s'écria : « Cela me suffit » ; puis il se leva à l'instant au milieu de la nuit, fit venir le jeune homme et l'eunuque, examina avec une lumière le cou du premier et reconnut qu'il était fendu d'une oreille à l'autre; la place avait été cicatrisée, mais l'on apercevait des traces de suture. Le prince se prosterna devant Dieu, admirant comme il avait sauvé Mélik-Châh de tous les périls et de tous les dangers qu'il avait courus ; il se réjouit ensuite d'avoir agi sans précipitation et de ne pas s'être hâté de le faire périr, sans quoi il aurait été en proie aux plus vifs regrets. Rien n'avait pu sauver le jeune homme, sinon que l'heure de sa mort n'était pas encore venue.

De même, ô roi, j'attendrai le moment suprême, quelque retardé qu'il soit, et j'accomplirai jusqu'au bout le laps de vie qui m'est accordé ; mais j'espère que Dieu très haut me fera triompher de ces méchants vizirs.

Lorsque le prisonnier eut fini son histoire, Azâd-Bakht ordonna de le ramener en prison. Puis, s'adressant à ses ministres, il leur dit :

« Ce jeune homme vous a attaqués, mais je connais l'affection que vous portez à ma dynastie et la sagesse de vos avis. Rassurez-vous; je ferai ce que vous m'avez conseillé. »

Les vizirs furent extrêmement satisfaits d'entendre ces paroles, et chacun d'eux répondit quelque chose. Le prince continua :

« Je n'ai retardé son supplice que pour lui permettre de parler longuement et de raconter des histoires ; mais il faut absolument qu'il périsse. Je veux que vous fassiez dresser un gibet à l'extrémité de la ville, qu'un crieur aille ordonner aux gens de se rassembler et d'accompagner le prisonnier jusqu'au lieu du supplice. Le crieur proclamera en outre : Telle est la punition de l'homme que le roi approche de sa personne et qui le trahit. »

Ce discours réjouit les vizirs qui, cette nuit-là, ne dormirent pas de contentement. Ils firent faire la proclamation dans les rues, dresser la potence et le lendemain, dès le matin, allèrent à la porte du roi.

« Sire, dirent-ils, le peuple est rassemblé depuis le seuil du palais jusqu'à la place de l'exécution afin d'assister au châtiment du coupable. »


 

 

ONZIÈME JOURNEE

Délivrance prompte et joyeuse.

Le onzième jour, les vizirs entrèrent chez le roi pendant que tous les gens étaient réunis. Azâd-Bakht fit amener le prisonnier que les ministres interpellèrent :

« Misérable, dirent-ils, peux-tu désirer vivre encore et te sauveras-tu aujourd'hui? »

« Méchants, répondit-il, le sage cesse-t-il jamais d'espérer en Dieu? Lorsqu'un homme est persécuté, la délivrance lui vient du danger et la vie du milieu de la mort, comme il arriva à ce prisonnier que Dieu sauva. »

« Comment cela ? » demanda le roi.

 

ONZIÈME HISTOIRE

LE PRISONNIER SAUVÉ MIRACULEUSEMENT[74]

« Sire, reprit le jeune homme, on raconte qu'un certain roi possédait un château élevé qui donnait sur une prison. Pendant la nuit, il entendait un captif qui disait :

« Toi qui rapproches le salut, toi qui hâtes la délivrance, mets-moi sans retard en liberté. »

Un jour, le prince s'irrita et pensa :

« Ce sot espère échapper à son châtiment. »

Puis il demanda :

« Qui est renfermé là ? »

« Des gens qu'on a arrêtés couverts de sang, » lui fut-il répondu.

Il fit amener le prisonnier devant lui :

« Insensé, homme de peu d'esprit, comment peux-tu espérer te tirer de ce cachot après le crime que tu as commis ? »

Puis il le renvoya avec une troupe de soldats à qui il ordonna de le pendre hors de la ville.

C'était pendant la nuit; les gardes emmenèrent le condamné hors de la capitale pour l'attacher à une potence. Mais des voleurs s'avancèrent sur eux à l'instant même et les chargèrent à coup de sabre. Les soldats s'enfuirent, abandonnant celui qu'ils allaient pendre : ce dernier, qui avait assisté au combat, prit également la fuite à travers la campagne et ne respira que lorsqu'il fut arrivé dans une forêt. Là, il rencontra un lion redoutable qui se jeta sur lui, le renversa, arracha un arbre dont il l'entoura comme d'un lien et partit dans le bois pour chercher sa lionne. Pendant ce temps, l'homme mettait sa confiance en Dieu, espérant qu'il le sauverait et disant :

« Qu'est-ce que cela signifie ? »

Puis, écartant les feuilles, il aperçut un grand nombre d'ossements humains provenant de tous ceux que la bête féroce avait déchirés. Plein d'étonnement, il se mit alors à ramasser des richesses qu'il cacha dans sa ceinture et sortit de la forêt en allant droit devant lui sans tourner à droite ni à gauche, tant il avait peur du lion. Il continua de courir jusqu'à ce qu'il arriva à un bois près duquel il tomba comme mort. Reposé de ses fatigues, il enfouit son or et entra dans le village. C'est ainsi que Dieu le sauva et l'enrichit.

« Combien tu nous as séduits avec tes histoires, reprit le roi ; mais voici l'instant de ta mort » et il ordonna de le suspendre au gibet. Les exécuteurs l'entourèrent, le conduisirent à la potence et s'apprêtèrent à l'y hisser.

A ce moment, le chef des voleurs, qui avait trouvé et élevé le jeune homme étant arrivé, demanda le motif du concours du peuple qui s'était assemblé là. On lui répondit que le prince avait un serviteur qui avait commis un grand crime et qu'on allait le mettre à mort. Alors il s'avança, regarda et, reconnaissant son fils adoptif, il l'étreignit dans ses bras et l'embrassa sur la bouche en criant : « C'est un enfant que j'ai trouvé au pied de telle montagne, enveloppé dans un vêtement de brocard, je l'ai élevé et il a coupé les routes avec moi. Un jour que nous avions attaqué une caravane, celle-ci nous a mis en fuite, a blessé plusieurs des nôtres et fait prisonnier ce jeune homme. Depuis lors j'ai parcouru divers pays à sa recherche sans avoir de ses nouvelles, à présent le voici. » En entendant ces paroles, le roi, convaincu que le condamné était son fils, poussa un grand cri, s'élança vers lui, le serra dans ses bras et l'embrassa en pleurant. Puis il ajouta : « Je voulais te faire périr, et je serais mort de repentir. » Puis il coupa ses liens, ôta sa couronne de sa tête, la mit sur celle de son enfant et fit répandre cette bonne nouvelle, sonner les trompettes et battre les timbales. La joie fut grande : le peuple en fit fête et l'allégresse fut telle que des oiseaux s'arrêtèrent en l'air, étourdis par les cris et les proclamations.[75] Les soldats formèrent un cortège magnifique et la nouvelle de cette reconnaissance fut portée à la reine Behréd-jour[76] qui sortit et s'avança au devant de son fils. Le roi ouvrit les prisons et délivra tous ceux qui s'y trouvaient : on célébra une fête pendant sept jours et sept nuits et l'on fit force réjouissances. — Voilà pour le jeune homme.

Quant aux vizirs, en proie à la crainte, au silence, à la honte et à la terreur, leur perte était certaine. Le roi s'assit sur son trône avec son fils et les ministres devant lui, après avoir convoqué les grands et le peuple du royaume. Alors le jeune homme, s'adressant à ses ennemis, leur dit :

« Misérables, vous voyez l'œuvre de Dieu : le salut était proche. »

Ils ne purent répondre un mot. Azâd-Bakht reprit :

« Je veux qu'il n'y ait personne qui ne se réjouisse aujourd'hui, même les oiseaux du ciel : vos cœurs sont contristés et voilà la plus grande marque d'inimitié que vous m'ayez donnée. Si je vous avais écoutés, mes remords auraient été insupportables et, à la longue, je serais mort de douleur. »

Son fils répliqua : « Mon père, sans tes sages sentiments, ta perspicacité, ta prudence, ta temporisation dans les affaires, cette grande joie ne te serait pas arrivée : si tu t'étais hâté de me faire mourir, le repentir et le chagrin t'auraient accablé de plus en plus : celui qui agit avec précipitation en éprouve des regrets. »

Azâd-Bakht fit ensuite venir le chef des brigands, lui donna un vêtement d'honneur et déclara que quiconque l'aimait devait lui faire un pareil présent, de sorte que cet homme en fut comblé. Le prince lui confia ensuite la police du pays ; enfin il fit dresser neuf potences à côté de la première et dit à son fils :

« Tu étais innocent et ces misérables travaillaient à ta perte. »

« Mon père, répondit-il, je n'avais d'autres crimes à leurs yeux que mon dévouement pour toi. comme j'étais attaché à ton pouvoir et que je les empêchais de piller le trésor, ils m'ont détesté, envié ; ils ont conspiré contre moi et ils ont juré ma mort. »

« Le moment n'était pas arrivé, reprit Azâd-Bakht. N'es-tu pas d'avis que nous les traitions comme ils voulaient te traiter ; leurs efforts tendaient à ton supplice ; ils te calomniaient et me déshonoraient parmi les rois. »

Puis, se tournant vers les vizirs :

« Scélérats, s'écria-t-il, quels mensonges avez vous proférés et quelle excuse vous reste-t-il? »

« Aucune, fut leur réponse : nous avons mal agi : nous voulions la perte de ce jeune homme et elle est retombée sur nous; nous avons médité du mal contre lui et c'est nous qui avons été atteints ; nous avons creusé un puits sous ses pas et nous y sommes tombés. »

Là-dessus, le roi ordonna qu'on les suspendît aux dix potences, car Dieu est juste et ses arrêts sont équitables. Puis Azâd-Bakht demeura avec son fils et sa femme ; ils restèrent dans la joie et la satisfaction jusqu'à l'arrivée du destructeur des plaisirs (l'ange de la mort) et ils moururent tous.

Gloire au vivant qui ne meurt pas et à qui toute louange est due ! Puisse sa miséricorde être éternellement avec nous! Amen.

Ainsi finit l'histoire entière des dix vizirs et de ce qui leur arriva avec le fils du roi. Louange à Dieu éternellement ! Amen, ô maître des mondes!

 


 

[49] Bakht-Zémân (en persan, Temps fortuné) est appelé Bakht-Azmâ dans un manuscrit du British Museum.

[50] Ce conte, qui manque dans les versions persanes, occupe les nuits 461-464 de l'édition de Habicht. On pourrait le rapprocher de l'Education d'un prince (1763), conte de Voltaire qui avait eu peut-être connaissance des Onze journées de Galland. Chez l'auteur français, c'est par amour pour Amide qu'Alam secoue sa mollesse et se rend digne de remonter sur le trône.

[51] En annonçant son intention de faire quoi que ce soit, tout bon musulman ne manque jamais d'ajouter « s'il plaît à Dieu » (In cha Allah). L'oubli de cette précaution fait échouer tous les projets. Les Arabes d'Algérie racontent à l'appui l'histoire suivante : « En énumérant ce que ses for ces lui permettaient de faire, le lion dit un jour :

« In cha Allah, s'il plaît à Dieu, j'enlèverai, sans me gêner, le cheval.

« In cha Allah, j'emporterai, quand je voudrai, la génisse, et son poids ne m'empêchera pas de courir. »

Quand il en vint à la brebis, il la crut tellement au-dessous de lui qu'il négligea cette religieuse formule : « S'il plaît à Dieu », et Dieu le condamna pour le punir à ne pouvoir jamais que la traîner. (Daumas, Mœurs et coutumes de l'Algérie, p. 117.)

[52] L'histoire de Khodaïdân (qui connaît Dieu) est évidemment une répétition de celle de Bakht-Zémân.

[53] Le nom de Beh-Kemâl est composé du persan Beh, bien, et de l'arabe Kemal, perfection.

[54] Behkerd (bienfaisant) n'est pas nommé dans les versions persanes, qui font de lui un roi de Yémen, et de son esclave. Abraha, le fils du roi de Zanguebar.

[55] Les versions persanes de Gauthier (nuits 441-446), d'Ouseley, de Lescallier et du Bakhtiar Nameh n'offrent pas de grandes différences avec les textes arabes de Knoes et de Habicht (nuits 464-466). Dans celui-ci, le roi ni le pays ne sont nommés. Suivant les premières, Behkerd s'embarque à la recherche de son esclave naufragé sur la côte du Zanguebar, il est accusé d'assassinat parce que les habitants de la maison près de laquelle il a passé la nuit sont égorgés par des voleurs, et que le sang a rejailli sur ses vêtements sans qu'il s'en aperçoive. Il blesse le fils du roi, non en se laissant emporter par sa passion pour la chasse, mais en voulant atteindre un corbeau pour en tirer un présage. Il est condamné, non à être mis à mort, mais, en vertu de la loi du talion, à perdre une oreille C'est alors que la reconnaissance a lieu.

[56] J’ai cru devoir corriger en Nirou (force du bras) le nom de Yatrou que donne le texte de Knoes et qui n'a aucun sens Cette altération s'explique par le déplacement des points diacritiques Peut être, cependant, faudrait il rétablir Abrahah que donnent les textes persans.

[57] Les mutilations sont une des pénalités appliquées en pays musulman, en vertu de cette parole du prophète. « Quant au voleur et à la voleuse, coupez-leur les mains en rétribution de l'œuvre de leurs mains . c'est le châtiment prescrit par Dieu » (Coran, Sour. V, v. 42). Toutefois, l'exécution n'a lieu que si l'objet volé a une valeur dépassant 4 dinars (environ 50 francs). Autrement, le vol est puni de la bastonnade. L'amputation des pieds et des oreilles est aussi pratiquée.

[58] En Djaghatai, Ilân signifie serpent. Les Turks prenaient souvent des noms d'animaux : Arslan (le lion), Baber (le tigre), Boghâ (le bœuf). Ilân-Châh n'est pas nommé dans les versions persanes.

[59] La deuxième partie de cette histoire forme le sujet d'un conte du cycle des Quarante vizirs, où nous le retrouvons sous une forme beaucoup plus simple. Dans le manuscrit turc que j'ai sous les yeux, et d'après lequel je donne la traduction qui suit, comme dans la version allemande de Bernhauer (Die Wierzig Veziere, p. 237), c'est le 39e récit raconté au roi par la reine.

« On rapporte que vivait un grand roi qui avait trois vizirs. Un jour, l'un d'eux eut une discussion avec les deux autres : ceux-ci se retirèrent et allèrent dénoncer au prince leur collègue comme un traître. En outre, ils promirent des ducats d'or à quelques-uns des pages en leur faisant cette recommandation : « Dès que le roi ira reposer, avant qu'il ne sommeille, feignez de croire qu'il dort et saisissez l'occasion : l'un de vous dira, au milieu de la conversation : « Aujourd'hui, j'ai entendu tel vizir parler à tel serviteur, il disait telle et telle chose du roi. » — « Moi aussi, reprendra l'autre, j'ai appris la même chose de telle personne qui me l'a fait connaître. » Après cet entretien, les pages répétèrent ces propos devant le prince qui n'était pas encore endormi. Lorsque le roi les eut entendus, il se dit : « Je vois que ce que m'avaient dit mes vizirs que je n'avais pas crus, mes pages l'ont aussi appris. C'était la vérité. » Le lendemain matin, le Chah tira vengeance du troisième ministre. Les autres, satisfaits, donnèrent à leurs complices l'or qu'ils leur avaient promis. Les pages le prirent et se retirèrent à l'écart. Une dispute s'éleva entre eux : « C'est moi qui ai parlé le premier, dit l'un ; ma part doit être plus forte. » — « Si je n'avais rien dit, répliqua l'autre, le roi n'aurait pas ainsi traité ce malheureux. » Cette querelle arriva aux oreilles du prince et, déplorant la perfidie de ses vizirs envers leur infortuné collègue, il se repentit vivement. »

Nous avons là, comme on le voit, une forme plus ancienne de ce conte que dans le Bakhtiar-Nameh. Peut-être l'auteur des « Quarante soirées », dont les Quarante vizirs ne sont que la traduction turke, était-il antérieur à l'époque où fut rédigée l'histoire des Dix vizirs. La version turke, soit qu'on doive l'attribuer à Cheïkh-Zadé, comme le disent Pétis de Lacroix et Behrnauer, ou que celui-ci soit l'auteur de la recension arabe, comme le prétend Belletête, fut faite sous le règne de Mourad (Amurat II, 1421-1451), fils de Mohammed I«, fils de Bayézid Ier et père de Mohammed El Fatih (Mahomet II), le conquérant de Constantinople.

Dans la version persane, Ilân Chah a dix vizirs au lieu de trois. Lorsqu’Abou Témâm va demander pour son maître la main de la princesse du Turkestan, les épreuves qu'il a à subir sont moins longues. Le sulthan lui propose seulement de juger par lui-même de la beauté de sa fille, ce que l'ambassadeur refuse. Après qu'Abou Témâm a succombé, par suite des machinations de ces envieux, son cadavre est jeté dans une rivière. Ilân Chah apprend la vérité, non par les remords de ses pages, mais par leur dispute sur le partage de l'or mal acquis, comme dans le récit des Quarante vizirs.

Ce conte est placé dans la quatrième journée des Onze jours (Eilf Tage). Il remplit les nuits 466-471 de l'édition Habicht. C'est la neuvième histoire du manuscrit du British Museum, et la huitième des traductions d'Ouseley, Lescallier et Gauthier. Il forme la quatrième et la cinquième histoire des Onze jours (Die Eilf Tage).

[60] Il s'agit, non de la Turquie actuelle, mais du Turkistân qui s'étendait au nord de la Perse, depuis la mer Caspienne jusqu'aux frontières de la Chine. C'est dans le même sens que le ms. du British Museum emploie dans une autre histoire le nom de Tataristdn Dans la version persane de Gauthier, Abou Témâm est envoyé près du khan de Tartane.

[61] D'après une légende musulmane, un crâne à qui 'Aïsa (Jésus Christ,) avait rendu la vie, raconta la façon dont il mourut et fut livré aux anges chargés de le punir

« Terre, dirent-ils, châtie celui qui s'est montré rebelle envers Dieu. » Alors la terre l'écrasa tellement que tous ses os furent réduits en poussière (Weil, Biblische Legenden der Muselmanner, p 288).

[62] « En quelque lieu que vous soyez, la mort vous atteindra, fussiez-vous dans des tours élevées. « (Coran, Sourate IV, v. 80)

[63] L'idée d'une destinée à laquelle nul ne peut se soustraire et qui, suivant les Grecs, commandait aux dieux eux-mêmes, se retrouve dans les contes de presque toutes les nations. C'est dans le conte égyptien des Deux frères (xve siècle avant notre ère) que nous rencontrons la plus ancienne donnée de ce genre. Les sept Hathors annoncent que la femme créée par les dieux pour Bitiou périra de mort violente (Maspero, Contes égyptiens, p. 12) Dans l'histoire du Prince prédestiné, qui date de la XXe dynastie (xiiie siècle avant notre ère), un prince est placé dans l'alternative de périr par le crocodile ou le chien qu'il avait élevé, s'il échappe au serpent (Maspero, Contes égyptiens, p. 33). On connaît l'aventure d'Adraste, fils de Crésus, dont une pointe de fer devait causer la mort, et qui est blessé mortellement dans une chasse au sanglier (Hérodote, Histoires, livre I, 36-45). Le sujet du récit de la ixe journée se rapproche plutôt de l'histoire de Laïos et d'Œdipe, ce qui peut s'expliquer en admettant l'origine arienne de ce conte La littérature arabe elle même nous offre quelques emprunts faits à la mythologie grecque la mort d'Imrou'l qaïs, analogie à celle d'Héraclès, les questions de la Djinnah rappellent celles du sphinx.

Les textes persans ne nomment pas Ibrahim qu'ils donnent pour un roi d'Arabie (Lescallier), roi de Perse (Gauthier, éd de Paris) C'est son vizir, au lieu des astrologues, qui consulte les astres, et lorsque l'enfant, pour échapper à sa destinée, a été enfermé dans un souterrain, le lion y pénètre en poursuivant un renard, non pour échapper aux chasseurs Le fils du sulthan est recueilli par un des secrétaires royaux, élevé et placé près du prince qui le prend en affection et en fait son écuyer Dans un combat où les siens ont le dessous, Ibrahim, par mégarde, est blessé mortellement par celui en qui il reconnaît son fils

Cette version, beaucoup moins développée que celle des textes arabes, paraît plus ancienne Les derniers, en effet, semblent avoir fait entrer dans le récit un certain nombre d'épisodes étrangers l'adoption de l'enfant par les voleurs, sans doute empruntée au cadre général, l'aventure des trésors a sans doute été aussi ajoutée L'examen de la version ouïgoure pourrait seul résoudre cette question

Ce conte est le dernier (9e) des recensions persanes, il comprend les nuits 471-474 de l'édition Habicht Peut être est-ce le même que celui intitulé Beidad et son fils Behrâd dans le manuscrit du British Museum, qui le place le huitième, de même que l'auteur des Onze jours (Die Eilf tage, La prédiction).

[64] Cette première partie rappelle la fable de Lafontaine, l'Horoscope (t. VIII, f. xvi).

[65] On peut rapprocher de cet épisode celui d'Aladin abandonné par le magicien dans le souterrain où il a trouvé la lampe merveilleuse et l'aventure de trois sorciers du Sous et d'un individu d'Asla, un des contes berbères que j'ai recueillis à Frendah.

[66] Les versions persanes n'ont conservé de commun avec le texte arabe que la conclusion de l'histoire. Les aventures de Solaïmân-Châh, de Behléwân, les crimes de ce dernier, les infortunes de Mélik-Châh le jeune sont supprimées. Le roi d'Abyssinie, poussé par un de ses ministres qui lui voit négliger son armée, demande la main de la princesse d'Iraq. Le refus qu'il subit amène une guerre à la suite de laquelle le roi de l'Iraq, vaincu, consent au mariage de sa fille. Celle-ci avait eu précédemment un fils nommé Farekzâd, dont la naissance était demeurée secrète : elle le fait venir en Abyssinie, près de son mari qui l'adopte. Comme dans le conte arabe, la mère et le fils sont surpris : le roi veut faire périr ce dernier, mais sa jeunesse et sa grâce touchent l'exécuteur. Une vieille femme fait connaître la vérité au prince, à l'aide d'un talisman, non d'un cœur de huppe, et Farekzâd est réuni à sa mère et au roi d'Abyssinie.

Ce récit est le 6e (7e journée) dans les versions persanes ; il comprend les nuits 448 460 de la traduction de Gauthier, et 474-484 de l'édition de Habicht C'est la première histoire de l’Eilf Tage (Melekschah und Sckah KaiunJ et la dixième de tous les textes arabes Knœs, Habicht et le ms du British Museum.

[67] Behlèwân est la transcription arabe du mot persan Pehlevân, qui signifiait primitivement héros, et qui n'a plus aujourd'hui que le sens d'athlète, lutteur.

[68] Chah Khatoun, princesse, du persan Chah, roi, et du turc khatoun, dame. Ce dernier est devenu à Constantinople cadine

[69] La lune est très fréquemment employée chez les poètes orientaux pour désigner la beauté une princesse des Mille et une Nuits (Histoire d’Aladin) porte le nom arabe de Bedr-Oul-boudour (la pleine lune des pleines lunes, un roi, celui de Qamar Ez-zemân (la lune de l'c-poque), le fils d'un vizir, celui de Bedr-Ed-din (la pleine lune de la religion) Les rhétoriques persanes appellent cette figure ighrâb (étrangeté) Ainsi, dans ce vers de Saadi

« Je n'ai jamais vu de lune avec des boucles frisées, je n'ai jamais vu de cyprès (taille fine) vêtu d'une tunique (si ce n'est toi) »

Un autre poète persan, El Mokhtân, a dit de même

« Ce serait une lune, si la lune avait la taille d'un cyprès, ce serait un cyprès, si le cyprès avait un sein de lune. »

Enfin, un descendant de Khosrou Anouchirvân (Chosroes le Grand), le poète Medj eddin Hamgar a employé la même métaphore :

« En vérité, qui a jamais vu une lune brillante au sommet d'un cyprès droit, si ce n'est ton visage et ta taille. »

(Cf. Garcin de Tassy, Rhétorique et prosodie des langues de l'Orient musulman, p. 36 ; Huart. Anîs El 'Och-châq, pp. 95-96.)

D'ailleurs les contes populaires d'Europe, comme ceux d'Orient, nous représentent souvent des enfants beaux comme la lune ou le soleil et, par métaphore, portant la lune ou le soleil sur leur front, et des étoiles sur leur chevelure ou dans leurs mains. Mlle Mary Stokes, dans une note des Indian fairy tales de Maive Stokes (Phulmati Rani, note 2, p. 240) a cité de nombreux exemples de ces comparaisons.

[70] Nous avons vu que les Arabes et les Persans donnaient le nom de Qaïsar (du grec Kaisar) à tous les rois de Roum (empereurs de Constantinople). La cour de ceux-ci était, d'ordinaire, l'asile de tous les exilés, dès avant l'islamisme : aussi ces princes jouent-ils un rôle important, non seulement dans les contes, mais encore dans les traditions historiques des Orientaux.

[71] Le farsakh ou farsank, d'où les Grecs ont tiré le nom de parasange, valait, chez les anciens Perses, 30 stades. Aujourd'hui il équivaut environ à 4 milles.

[72] Le conteur oublie qu'il a dit un peu plus haut que l'eunuque avait passé deux jours dans le puits en compagnie de Mélik-Châh.

[73] On remarquera qu'ici encore la situation de Mélik-Châh, par rapport à Qaïsar et à Châh-Khatoun, est, à peu de chose près, la même que celle du fils d'Azâd-bakht à l'égard de son père.

[74] Ce conte manque dans toutes les versions persanes où il est remplacé par une longue conversation entre le roi Azâd-bakht et le chef des voleurs. Dans l’Eilf Tage, il est placé le second (Vie Todesurtheil zum Glück). Le manuscrit du British Museum donne une histoire intitulée Berhin-Châh, qui est peut-être la même.

[75] Plutarque (Vie de Flaminius, XIV) et Valère Maxime (Dits et faits mémorables, l. IV, ch. viii, de la libéralité, § 7) rapportent qu'un fait semblable arriva aux jeux isthmiques lorsque T. Q. Flaminius, après la victoire de Cynocéphale, fit proclamer par un héraut la liberté de la Grèce. Des corbeaux tombèrent dans le stade, étourdis par les acclamations des Grecs. La même aventure se renouvela, lorsque le peuple romain acclama Pompée comme seul chef de la guerre contre les Pirates (Plutarque, Vie de Pompée, XXVI).

[76] Le texte porte par erreur Néherdjour.