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EURIPIDE

 

 

 

ORESTE

 

====> Hécube

 


AVIS DU TRADUCTEUR.

Cette traduction nouvelle d'Euripide a été conçue et exécutée dans le même système que celles de Sophocle et d'Aristophane : on s'est proposé de reproduire avec une exactitude scrupuleuse non seulement le sens général de l'auteur, mais jusqu'à la forme de sa pensée.

Le sentiment historique qui, de nos jours, a reporté les esprits vers l'étude du passé, les a rendus aussi plus exigeants sur la manière de traduire les anciens. On ne se contente plus des à peu près qui suffisaient autrefois ; on veut aujourd'hui les voir dans leur état naturel, si je puis m'exprimer ainsi, c'est-à-dire sans travestissement, sans parure moderne, avec le costume de leur temps et de leur pays, avec leurs préjugés, la crudité de leurs passions et leur physionomie parfois étrange.

La tâche du traducteur est devenue par là plus difficile. Cette liberté qu'il prenait jadis d'habiller son auteur à la mode contemporaine lui est désormais refusée : on ne lui permet plus d'effacer ce que les mœurs et les habitudes des siècles passés peuvent avoir d'insolite pour le nôtre; on lui demande avant tout d'être vrai, d'être fidèle; on lui demande une copie aussi exacte que possible de la pensée antique, ressuscitée sous sa forme et ses couleurs originales. Qui ne voit déjà ce qu'une pareille résurrection offre de difficultés ? Il y a une mesure de fidélité au delà de laquelle on risque de tomber dans le bizarre; il faut aller jusqu'au point où l'exactitude deviendrait choquante en français. Atteindre la limite sans la dépasser, c'est là une affaire de tact.

Un principe auquel je me suis attaché surtout dans l'exécution, c'est de conserver autant que possible le mouvement et le tour de la phrase grecque; j'aurais voulu pouvoir la calquer, pour ainsi dire, et en rendre tous les contours. Car l'esprit du poète et de sa nation se réfléchit aussi, jusqu'à un certain point, dans ces formes extérieures du langage, auxquelles les anciens donnaient un soin si curieux : le style est la physionomie de l'âme. Pour reproduire au degré désirable, non seulement les images, mais la coupe de la phrase et la marche de la pensée, l'expérience des maîtres dans l'art de traduire a consacré la règle de marcher pas à pas avec le texte, et de suivre, autant que notre langue le comporte, l'ordre des mots, qui représente l'ordre des idées. En effet, une période aux amples développements et savamment construite, comme les anciens les aimaient, est un. tableau dont l'ordonnance n'est pas arbitraire. De grands peintres tels que Sophocle et Euripide ont dû mettre chaque détail à sa place, et disposer leurs pensées dans l'ordre le plus favorable à I'effet qu'ils voulaient produire.

Loin de moi l'intention de déprécier l'œuvre des traducteurs qui m'ont précédé, pour faire valoir mon propre travail. Mais on sait déjà combien le père Brumoy dénature la couleur antique. Quant à Prévost, sa traduction, qui n'est pas sans mérite, est généralement très libre dans la première édition, qui parut en 1783. Il la revit dans les éditions suivantes, et s'efforça d'être plus exact ; mais alors, dans son attention à rendre tous les mots du texte, l'exactitude devient prolixe et dégénère en paraphrase. Par exemple, dans Médée, v. 1147-8, lorsqu'on apporte à Créuse la robe précieuse et les ornements que Médée lui envoie, le texte dit littéralement : « Elle, lorsqu'eIle vit la parure, ne put garder sa colère, et promit  tout à son époux. » — Prévost : « Sa prière et l'éclat de ses riches dons touchent le cœur de la princesse; elle promet à son époux de faire tout ce qu'il désire. »

Dans Ies Suppliantes, v. 1050, Iphis, cherchant sa fille Êvadné, dit en moins de deux vers : « Je suppose qu'elle doit être ici, dites-moi si vous le savez. » Voici la paraphrase de Prévost, dans sa première édition : « C'est en ces lieux que je la crois retirée. Si cela est vrai, et que vous en ayez connaissance, ah ! daignez m'éclairer sur son sort et arracher un malheureux père à la plus affreuse incertitude. »

S'il a noyé ici le texte dans un flux de paroles, en revanche nous le trouverons ailleurs écourté et insuffisant. HippoIyte, v. 1001-4 : « Jusqu'à ce jour, mon corps est resté pur du commerce des femmes; je ne connais les plaisirs de l'amour que de nom et par les peintures que j'en ai vues ; et je n'ai aucun goût pour ces spectacles, car j'ai encore la virginité de l'âme. »

Prévost : « L'amour ne régna jamais dans mon âme, j'ignore ses plaisirs et ses peines ; mon corps et mes regards sont aussi purs que mes pensées. »

Brumoy : « Mon cœur, insensible jusqu'à présent aux traits de Vénus, ne connaît l'amour que de nom et qu'eu peinture ; encore mes yeux, aussi chartes que mon coeur. évitent-ils les profanes tableaux. »

Pour dernière citation, je prendrai ce passage des sublimesadieux d'Admète à Alceste (v. 376 et suiv. ) :

Brumoy : «  Vains souhaits ! il me faudra attendre le trépas. Je  vous suis, Alceste; préparez la demeure que je dois habiter éternellement avec vous, car je ne veux d'autre tombeau que le vôtre. J'ordonnerai en mourant que l'époux soit placé près de l'épouse, et la mort même ne pourra séparer deux cœurs qu'une tendresse sans exemple a réunis. »

Traduction littérale : « Du moins attends-moi là-bas, quand je mourrai; prépares-y ma demeure, pour l'habiter avec moi. J'ordonnerai qu'on me place dans le même cercueil de cèdre, pour que mes flancs reposent auprès de tes flancs. Que la mort même ne me sépare jamais de toi, qui seule m'a été fidèle ! »

J'ai pris pour base le texte de M. Boissonade, tout en consultant d'autres éditions, notamment celle de Bothe et celle de Glasgow, cum notis variorum. Je dois à l'obligeance de M. de Sinner la communication de quelques notes manuscrites de P.-L. Courier sur l'Oreste et sur l'Andromaque. Il est à désirer que ces notes, où l'on retrouve la sagacité ingénieuse de l'auteur, soient publiées.

NOTICE SUR EURIPIDE.

Euripide naquit la première année de la 75e olympiade, ou 480 avant Jésus -Christ, à Salamine, le jour même où les Grecs y remportèrent une victoire si mémorable sur les Perses. Sa famille s'était réfugiée dans l'île de Salamine, peu avant l'invasion de Xerxès dans l'Attique. Son père, Mnésarque, était cabaretier, au rapport des biographes, et sa mère, Clito, était marchande d'herbes. Aristophane fait de fréquentes allusions à la bassesse de sa naissance, notamment dans les Acharniens, les Chevaliers et les Fêtes de Cérès. Par déférence pour un oracle mal interprété, on éleva d'abord Euripide pour en faire un athlète (Eusèbe, Prœpar. Evangel, V,33; Aulu-Gelle, XV, 20). Il se livra donc aux exercices du corps, et l'on dit même qu'il remporta une fois le prix ; mais ce genre de gloire ne pouvait suffire à son esprit, dont l'activité le porta bientôt vers d'autres études. Il s'exerça d'abord à la peinture, puis il étudia la rhétorique sous Prodicus, et la philosophie sous Anaxagore. On ajoute qu'il fut intimement lié avec Socrate, plus jeune que lui de dix ans. Celui-1'i. qui fréquentait peu le théâtre, ne manquait pas de s'y rendre lorsqu'on représentait quelque pièce d'Euripide.

Ces études de la jeunesse du poète laissèrent des traces profondes dans ses compositions tragiques. On y retrouve le système d'Anaxagore sur l'origine des cires, et les principes de la morale de Socrate, ce qui le fil appeler le philosophe du théâtre. D'un autre côté, on sait le cas que Quintilien faisait de ses beautés oratoires (l. X, c. 1 ). et il conseille aux jeunes gens qui se destinent au barreau la lecture de ses ouvrages, comme un excellent modèle de l'art de convaincre et de persuader. Un éloge de cette nature pourrait aisément devenir la matière d'une critique, quand il s'adresse à un poète qui travaille pour le théâtre ; car les beautés les plus propres à faire de l'effet au barreau ne doivent pas toujours être celles qui conviennent le mieux à la scène. Et en effet, nous le verrons plus d'une fois, les longs discours qu'Euripide prête à ses personnages sentent un peu trop la rhétorique et les déclamations de l'école. Il ne faut cependant pas perdre de vue le public auquel s'adressaient les poètes d'Athènes, public passionné pour le talent de la parole et pour les harangues, et près duquel tout ce qui rappelait les habitudes de la tribune ou les solennités judiciaires était toujours bien venu.

Ce fut la première année de la 81e olympiade qu'Euripide fit son début dans la carrière dramatique. Son premier ouvrage fut les Péliades ; il n'obtint que la troisième nomination. On a la date de quelques-unes de ses autres tragédies; nous renvoyons, pour ces détails, aux notices mises en tête de chaque pièce. L'Oreste, représenté la quatrième année de la 92° olympiade, paraît avoir été le dernier ouvrage qu'il fit jouer à Athènes avant de se rendre auprès d'Archélaus, roi de Macédoine, qui attirait à sa cour les poètes, les artistes et les philosophes. Euripide avait alors soixante et onze ans. Il mourut la troisième année de son séjour en Macédoine, âgé de soixante-quinze ans, l'an 406 avant Jésus-Christ. On n'est pas d'accord sur le genre de sa mort. Les uns racontent que, se promenant un jour dans un lieu solitaire, des chiens furieux se jetèrent sur lui et le mirent en pièces ; d'autres prétendent qu'il fut déchiré par les femmes. Cette dernière tradition repose sans doute sur la haine qu'on lui attribue pour le sexe en général. On sait qu'Aristophane, dans sa comédie des Fêtes de Cérès, suppose que les femmes, brûlant de se venger des injures qu'Euripide leur prodigue dans ses tragédies, délibèrent entre elles sur les moyens de le perdre; cl l'auteur comique, tout en feignant de prendre le parti des femmes, les outrage bien plus audacieusement que leur prétendu ennemi. Néanmoins Euripide se maria deux fois : la première femme qu'il épousa, à l'âge de vingt-trois ans, s'appelait Chœrine, et lui donna trois fils; après l'avoir répudiée il en épousa une autre. Il paraît qu'aucune de ces deux unions ne fut heureuse.

Aulu-Gelle rapporte (l. XVII, c. 4), sur le témoignage de Varron, qu'Euripide avait composé soixante-quinze tragédies, et qu'il ne remporta le prix que cinq fois. Cependant Ia biographie rédigée par Thomas Magister porte qu'il Fit quatre-vingt-douze tragédies, et qu'il vainquit quinze fois. Mais les autres biographes, Suidas et Moschopulus, ne parlent que de cinq victoires. Il ne nous reste de lui que dix-huit tragédies et un drame satirique Parmi les nombreux fragments de ses autres ouvrages, il nous reste aussi le prologue de Danaé, avec un fragment de chœur, plus trois passages assez considérables du Phaethon, trouvés , en 1810, dans un manuscrit de la Bibliothèque royale.

On a porté des jugements très divers sur le mérite d'Euripide, comme poète tragique, tant chez les anciens que chez les modernes. Aristophane, son contemporain, l'a fréquemment parodié et tourné en ridicule dans ses comédies, surtout dans les Acharniens, les Fêtes de Cérès et les Grenouilles. Mais, à quelques critiques fondées, il a mêlé beaucoup d'exagération et d'injustice. Aristote, dans sa Poétique, appelle Euripide le plus tragique des poètes; mais c'est par allusion au grand effet de ses catastrophes funestes; puis il ajoute ; « Quoiqu'il ne soit pas toujours heureux dans la conduite de ses pièces. » Quintilien, de son côté, le préfère à Sophocle, en le jugeant de son point de vue particulier, c'est-à-dire l'effet oratoire. Chez les modernes aussi, Euripide a obtenu la préférence. Racine paraît l'avoir étudié 'avec prédilection, et l'a souvent imité. De nos jours, au contraire, un célèbre critique, A.-W. Schlegel, l'a rabaissé fort au-dessous d'Eschyle et de Sophocle. On en jugera par le passage suivant :

« Quand on  considère Euripide en lui-même, sans Ie comparer avec ses prédécesseurs ; quand on rassemble ses meilleures pièces et les morceaux admirables répandus dans quelques autres, on peut faire de lui I'éloge le plus pompeux. Mais si, au contraire, on le contemple dans l'ensemble de I'histoire de l'art, si l'on examine sous le rapport de la moralité l'effet général de ses tragédies et la tendance des efforts du poète, on ne peut s'empêcher de le juger avec sévérité et de le censurer de diverses manières. Il est peu d'écrivains dont ou puisse dire avec vérité autant de bien et autant de mal. C'est un esprit extraordinairement ingénieux, d'une adresse merveilleuse dans tous les exercices intellectuels ; mais parmi une foule de qualités aimables et brillantes, on ne trouve en lui ni cette profondeur sérieuse d'une âme élevée, ni cette, sagesse harmonieuse et ordonnatrice que nous admirons dans Eschyle et dans Sophocle. Il cherche toujours à plaire, sans être difficile sur les moyens. De là vient qu'il est sans cesse inégal à lui-même : il a des passages d'une beauté ravissante, et d'autres fois il tombe dans de véritables trivialités. Mais, avec tous ses défauts, il possède la facilité la plus heureuse, et un certain charme séduisant qui ne l'abandonne point. »

En général, Schlegel me paraît avoir jugé Euripide d'un point de vue trop restreint. Il lui préfère Eschyle, parce que celui-ci a mieux conservé le caractère religieux qui fut d'abord inhérent au théâtre. On sait, en effet, que les représentations dramatiques étaient, dans l'origine, des cérémonies religieuses. Les chœurs, auxquels la tragédie grecque dut sa naissance, furent d'abord des hymnes que l'on chantait en I'honneur de Bacchus, pour célébrer ses fêtes. L'esprit religieux du chœur et l'idée imposante du destin, qui plane sur toute I'action, tels sont les traits fondamentaux de la tragédie grecque, surtout telle qu'Eschyle et Sophocle nous la montrent. Mais on ne tarda pas à prendre plaisir à ces représentations pour elles-mêmes, et l'idée religieuse n'y fut bientôt plus qu'accessoire. L'art dramatique, après avoir eu son berceau au pied des autels, grandit et se développa hors du sanctuaire, et I'élément religieux finit par disparaître.

Euripide marque d'une manière frappante cette transition de l'époque religieuse à l'époque philosophique, et il n'y a nullement de la faute du poète ; c'est la marche inévitable de I'art, qui est forcé de suivre le mouvement des esprits. On peut y voir un progrès plutôt qu'une altération, ou du moins, s'il y a décadence sous le rapport religieux, il y a progrès pour l'art. Euripide a, en effet, découvert un monde inconnu, le monde de l'âme, et ce fut la source de ses plus brillants succès. Quelques reproches qu'il mérite d'ailleurs, on ne peut méconnaître en lui un grand peintre du cœur humain. C'est par là qu'il touche, qu'il attache et qu'il doit plaire dans tous les temps, parce qu'iI a retracé les sentiments éternels du cœur de l'homme. Son but principal est d'émouvoir : il connaissait la nature des passions, et il savait trouver les situations dans lesquelles elles peuvent se développer avec le plus de force. On peut faire bien des objections contre ses plans mal ordonnés, contre le choix de ses sujets et les hors-d'œuvre de ses chœurs; mais il reste supérieur dans l'expression vraie et naturelle des passions, dans l'art d'inventer des situations intéressantes, de grouper des caractères originaux et de saisir la nature humaine sous toutes ses faces. II est maître dans l'art de traiter le dialogue et d'adapter les discours et Ies répliques au caractère, au sexe et à la condition des personnages. Tout en rendant justice à l'élégance et à la facilité de son style, il faut reconnaître qu'iI a souvent fait abus des sentences et des tirades philosophiques. Par ses défauts comme par ses qualités, il était plus accessible à I'esprit des modernes; c'est ce qui explique la préférence que quelques-uns lui ont donnée sur Sophocle, qui a maintenu l'art dans une région plus pure et plus idéale.