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PERSE

 

SATIRE VI

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

SATURA VI / SATIRE VI

(éd. Jules Lacroix)

 

 

 

SATIRA VI.

IN AVAROS.

SATIRE VI.

CONTRE LES AVARES.

AD CÆSIUM BASSUM.

A CÆSIUS BASSUS.

ADMOVIT jam bruma foco te, Basse, Sabino?
Jamne lyra et tetrico vivunt tibi pectine chordæ,
Mire opifex numeris veterum primordia rerum,
Atque marem strepitum fidis intendisse Latinæ,
5 Mox juvenes agitare jocos, et pollice honesto
Egregios lusisse senes? Mihi nunc
Ligus ora
Intepet, hibernatque meum mare, qua latus ingens
Dant scopuli, et multa littus se valle receptat.
Lunaï portum (est operœ) cognoscite, cives!
10 Cor jubet hoc Ennt, postquam destertuit esse
Mæonides Quintus, pavone ex Pythagoreo.

A ton foyer sabin déjà l’hiver t’appelle.
De ta lyre déjà la corde revit-elle
Sous ton archet sublime, ô Bassus, dont les vers
Ont chanté le berceau de l’antique univers;
Dont le génie, enfant de la muse romaine,
Du jeune homme au vieillard noblement se promène?
Ma douce Ligurie, et tiède, et sans hiver,
Maintenant me réchauffe en ces lieux où la mer
Creuse un golfe profond, qu’un roc immense abrite.
Courez tous voir Luna! son beau port le mérite.
Ennius parle ainsi, sage, et ne rêvant plus,
De paon qu’il fut jadis, être Homère-Ennius.

Hic ego, securus vulgi, et quid præparet Auster
Infelix pecori securus, et angulus ille
Vicini nostro quia pinguior; etsi adeo omnes
15 Ditescant orti pejoribus, usque recusem
Curvus ob id minui senio, aut cœnare sine uncto,
Et signum in vapida naso tetigisse lagena.

Oubliant le vulgaire, oubliant ce qu’apprête
L’ennemi des troupeaux, le vent de la tempête,
Je vis sans m’informer si, plus gras que le mien,
Le champ voisin prospère... Et qu’un vil plébéien
S’enrichisse, — faut-il pour cela qu’avant l’âge
Je maigrisse courbé, je soupe sans potage,
Le nez sur le cachet d’un vin rance et méchant?

Discrepet his alius. Gerninos, horoscope, varo
Producis genio. Solus natalibus est qui
20 Tingat olus siccum muria vafer in calice empta,
Ipse sacrum irrorans patinæ
piper; hic bona dente
Grandia magnanimus peragit puer. Utar ego, utar,
Nec rhombos ideo libertis ponere lautus,
Nec tenuem solers turdorum nosse salivam.
25 Messe tenus propria vive; et granaria, fas est,
Emole. Quid metuas ? Occa et seges altera in herba est.

Mais les goûts sont divers: sans le même penchant,
Tu produis deux jumeaux, horoscope!... A sa fête,
De saumure, qu’au pot son avarice achète,
L’un mouille un dur légume, et d’un poivre sacré
Lui-même il sème un grain sur le plat effleuré;
L’autre, jeune et splendide, engloutit ses richesses.
J’userai, j’userai!... mais, fou dans mes largesses,
Engraissant mes valets de turbots succulents,
Déciderai-je, au goût, des plus fins ortolans? —
Vis selon ta récolte; et, tu le peux, fais moudre;
Prends la herse: un blé vert déjà sort de la poudre...

Ast vocat officium: trahe rupta Bruttia saxa
Prendit amicus inops, remque omnem surdaque vota
Condidit Ionio; jacet ipse in littore, et una
30
Ingentes de puppe dei; jamque obvia mergis
Costa ratis laceræ. Nunc et de cespite vivo
Frange aliquid, largire inopi, ne pictus oberret
Cærulea in tabula. Sed cœnam funeris heres
Negliget, iratus quod rem curtaveris; urnæ :
35 Ossa inodora dabit, scu spirent cinnama surdum,
Seu ceraso peccent casiæ, nescire paratus.
« Tune bona incolumis minuas? » Sed
Bestius urget
Doctores Graios. « Ita fit, postquarn sapere Urbi
Cum pipere et palmis venit nostrum hoc, maris expers.
40 Fenisecæ crasso vitiarunt unguine pultes. »

Mais le devoir t’appelle, un noble et saint devoir!
Son vaisseau fracassé, ton ami sans espoir
Et rampe et se cramponne aux rocs de Lucanie;
Son avoir, ses vœux sourds dans les flots d’Ionie
Dorment ! ... Vois, ses grands dieux près de lui sont couchés;
Et les débris flottants, de la poupe arrachés,
Vont heurter les plongeons... Retranche un coin de terre;
Secours un malheureux: ne souffre point qu’il erre,
Peint sur l’onde écumante!... — Oui; mais ne sais-tu pas
Qu’irrité, négligeant le funèbre repas,
Mon héritier, s’il voit ma fortune entamée,
Ne m’enfermera point dans une urne embaumée?...
Ou peut-être, employant un cinname grossier,
Il mêlera la casse au jus du cerisier.
« Vivant, manger ton bien! » Et Bestius s’emporte:
Que maudits soient les Grecs! Nous vivons de la sorte,
Depuis qu’avec le poivre et les dattes, chez nous
Leurs dogmes sont venus, efféminés et mous.
Le faucheur assaisonne et gâte sa bouillie!

Hæc cinere ulterior metuas? At tu, meus heres,
Quisquis eris, paulum a turba seductior audi.
O bone! num ignoras?
missa est a Cæsare laurus,
Insignem ob cladem Germanæ pubis; et aris
45 Frigidus excutitur cinis; ac jam postibus arma,
Jam chlamydes regum, jam lutea gausapa captis,
Essedaque, ingentesque locat Cæsonia
Rhenos.
Dis igitur Genioque ducis centum paria, ob res
Egregie gestas, induco. Quis vetat? aude.
50 Væ! nisi connives. Oleum artocreasque popello
Largior. An prohibes? dic clare. « Non adeo, inquis,
Exossatus ager juxta est... » Age, si mihi nulla
Jam reliqua ex amitis, patruelis nulla, proneptis
Nulla manet, patrui sterilis matertera vixit,
55 Deque avia nihilum superest : accedo
Bovillas,
Clivumque ad Virbi; præsto est mihi
Manius heres.

Ces reproches, ma cendre en peut être assaillie
Que m’importe? Mais toi, l’héritier de mon bien,
Sors de la foule, écoute. Ami, tu ne sais rien?
Envoyé par César, un laurier dit sa gloire,
Et sur le fier Germain sa brillante victoire.
L’autel obscur et froid de cendre est dégagé;
Aux portiques déjà Césonie a rangé
Et la riche chlamyde, et le manteau vulgaire,
Les grands captifs du Rhin, les chariots de guerre.
En l’honneur de César et des dieux protecteurs,
Je veux conduire, moi, deux cents gladiateurs.
Si tu n’applaudis pas, ton imprudence est grande!
Je fais largesse au peuple et d’huile et de viande...
Tu murmures ?... Voyons, dis si tu te défends?
—Ton champ pierreux... —Ma tante est morte sans enfants;
Nièce, petite-nièce, enfin pas une seule
Qui reste du côté de ma défunte aïeule:
Je vais donc à Boville, au vallon Virbius,
Et trouve un héritier tout prêt dans Manius...

—Progenies terræ! —Quære ex me, quis mihi quartus
Sit pater: haud prompte, dicam tanien. Adde etiam unum,
Unum etiam : terra est jam filius; et mihi ritu
60 Manius hic generis prope major avunculus exit.
Qui prior es, cur me in decursu
lampada poscis?
Sum tibi
Mercurius; venio deus huc ego, ut ille
Pingitur. An renuis? vin’ tu gaudere relictis?
Dest aliquid summæ.—Minui mihi sed tibi totum est,
65 Quidquid id est. Ubi sit fuge quærere, quod mihi quondam
Legarat Tadius; nec dicta repone paterna:
Fenoris accedat merces : hinc exime sumptus.
Quid reliquum est? —Reliquum? Nuncnunc impensius unge,
Unge, puer, caules. Mihi festa luce coquatur
70 Urtica, et fissa fumosum sinciput aure;
Ut tuus iste nepos olim, satur anseris extis,
Cum morosa vago singultiet inguine vena,
Patriciæ immeiat vulvæ? Mihi trama figure
Sit reliqua ; ast illi tremat omento popa venter!

— Manius, un enfant de la terre! — Oui, cet homme.
Mon quatrième aïeul, veux-tu que je le nomme?
C’est difficile ! ... mais je trouverai pourtant.
Ajoute un, deux degrés, je n’en puis dire autant,
Et déjà mes aïeux sont les fils de la terre:
Manius, à ce compte, est presque mon grand-père.
Attends, mon héritier, que je sois au tombeau;
Je cours encor, pourquoi m’envier mon flambeau?
Je suis pour toi, Mercure, et, divine ressource,
Tel que Mercure est peint, je t’apporte une bourse:
Refuse, ou prends. — On a rogné le capital.
— C’est moi. Le reste... prends, quel que soit le total.
— Ce legs de Tadius, où donc... — Bien! Comme un père,
Dis encor: « Vis d’usure, et que le fonds prospère. »
—Que laisses-tu? — Moi?... Vite! allons, à plus grands frais
Assaisonne mes choux, cuisinier ! ... Quoi! j’irais,
Un jour de fête, cuire un mauvais plat d’oseille,
Un groin noir de porc, accroché par l’oreille;
Et, plein de graisse d’oie, un vaurien d’héritier,
Las de chercher l’amour de quartier en quartier,
Croupirait dans les bras d’une patricienne?
Lorsque ma peau s’attache à mes os, quoi! la sienne,
Sous le poids d’une graisse énorme, tremblerait !...

75 Vende animam lucro, mercare, atque excute solers
Omne latus mundi, ne sit præstantior alter
Cappadocas rigida pingues plausisse catasta:
Rem duplica. — Feci : jam triplex, jam mihi quarto,
Jam decies redit in rugam. Depunge ubi sistam,
80 Inventus, Chrysippe, tui
finitor acervi!

Va, cours, trafique, vends ton âme à l’intérêt!
Étends mieux que personne, en ton cruel négoce,
Sur un dur échafaud, l’enfant de Cappadoce.
Double ton bien... — C’est fait! il est déjà triplé,
Quadruplé; déjà même il s’enfle décuplé...
— Chrysippe, où s’arrêter? C’est ton sorite immense,
Qui ne finit jamais, et toujours recommence!

FINIS PERSII SATIRARUM.

FIN DES SATIRES DE PERSE.


 

 

NOTES DE LA SATIRE VI.

Cæsius Bassus, porte lyrique, à qui est adressée la sixième satire, périt, dit le vieux scoliaste, dans l’éruption du Vésuve décrite par Pline le Jeune, et dont Pline l’Ancien fut aussi victime.

Cet ouvrage roule complètement sur les avares et sur les fous qui se privent du nécessaire, pour laisser une grande fortune à des héritiers ingrats et dissipateurs.

V. 6. Ligus. — La Ligurie était cette partie de l’Italie ancienne qui s’étendait depuis la Gaule Narbonnaise jusqu’à la Toscane, et qu’on appelle aujourd’hui le golfe de Gênes.

V. 9. Lunai portum. — Vers d’Ennius.

V. 11. Mæonides Quintus. — Mæonides est un surnom d’Homère. Il paraît que le poète Quintus Ennius avait l’extravagance de croire que, par une suite de transmigrations, il avait d’abord été paon, et que l’âme d’Homère était passée en lui.

V. 18. Horoscope. —L’horoscope est ce qu’en astronomie on appelle positio cœli; horoscope est le terme astrologique.

V. 21. Sacrum piper. — L’avare ménage ce poivre, comme si c’était une chose sacrée.

V. 27. Bruttia saxa. — La Lucanie ou le Bruttium, sur le bord de la mer, en face de la Sicile.

V. 30. Ingentes de puppe dei. —Les images des dieux, sculptées à la poupe du navire.

V. 37. Bestius. — Ce Bestius devait être quelque ignorant brutal, ennemi des arts et des lumières.

V. 48. Missa est a Cæsare laurus. — Ce César est Caligula, comme l’indique le nom de Césonie, sa femme, cité un peu plus bas. — Le général vainqueur envoyait au sénat une lettre ornée de laurier. On appelait ces sortes de lettres laureatæ.

V. 47. Rhenos. — Le poète rappelle l’expédition ridicule de Caligula contre les Germains. Cette victoire s’était bornée à des monceaux de coquillages que l’empereur fit ramasser sur les bords de la mer; il nommait pompeusement ces coquillages les dépouilles de l’Océan.

V. 55. Bovillas. — Il y avait un grand nombre de mendiants à Boville, petit village situé près de la voie Appienne, et voisin de la vallée Virbia.

V. 56. Manies. — Manius est ici pour le premier venu. C’est un homme sans aïeux, un enfant de la terre, suivant l’expression de Perse.

V. 61. Lampada poscis. — Allusion à une fête des Athéniens qui se célébrait en l’honneur de Prométhée. Des hommes nus couraient, tenant à la main un flambeau allumé, qu’ils se passaient les uns aux autres. Cette image revient très fréquemment chez les poètes de l’antiquité; ils comparent à ces courses successives le passage des générations humaines sur la terre.

On lit dans Lucrèce, liv. II, vers 78:

........ Quasi cursores vitaï lampada tradunt.

V. 62. Mercurius. — Mercure était représenté une bourse pleine dans une main, et le caducée dans l’autre.

V. 77. Cappadocas. — Les esclaves de Cappadoce étaient les plus estimés à Rome pour leur beauté. — Catasta. — C’est une espèce d’amphithéâtre ou d’échafaud sur lequel les mangones (maquignons) exposaient les esclaves qu’ils voulaient vendre.

V. 80. Finitor acervi!—Allusion à un des sorites les plus usités de Chrysippe, appelé le tas de blé. « Combien faut-il de grains pour faire un tas de blé? Dix, vingt, trente, cent, mille?... » On ne s’arrête plus.

Le sorite est un argument captieux, composé de plusieurs propositions enchaînées de telle sorte, qu’après avoir émis au commencement une vérité sensible et incontestable, on passe à une conclusion évidemment fausse.