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table des matières de l'œuvre dE PHILOSTRATE

PHILOSTRATE

 

APOLLONIUS DE TYANE

 



LIVRE VII

 

  Livre VI              Livre VIII

 

+ ÉCLAIRCISSEMENTS

 

Relu et corrigé

 

 

 

 

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LIVRE VII

APOLLONIUS PERSÉCUTÉ PAR DOMITIEN

I-III. Luttes soutenues, avant Apollonius, par des philosophes contre des tyrans. - IV. Apollonius montre plus de courage que tous ses devanciers. - V-VII. Divers mots hardis d'Apollonius. - VIII. Ses relations avec Nerva et avec plusieurs citoyens hostiles à Domitien. - IX. Il prédit l'avènement de Nerva, est dénoncé à Domitien et cité devant lui. - X. Il passe d'Asie Mineure en Italie. - XI-XIV. Entretien secret d'Apollonius et de Damis avec Démetrius à Dicéarchie, sur la conduite que doit tenir Apollonius : malgré Démétrius et Damis, il décide qu'il se présentera devant Domitien. - XV. Apollonius se sépare de Démétrius: Damis se déclare résolu à le suivre jusqu'au bout. Départ pour Rome. - XVI. Apollonius trouve un ami dans Élien, préfet du prétoire. - XVII-XX. Entretien secret d'Élien et d'Apollonius. - XXI. Apollonius est insulté par un tribun militaire qui l'a connu à Éphèse. - XXII. Apollonius en prison. Entretien avec Damis. -  XXXII. Conversation d'Apollonius avec un prisonnier. Prédiction qu'il lui fait. - XXIV, XXV. Conversation avec divers autres prisonniers. - XXVI. Discours d'Apollonius aux prisonniers pour les exhorter à la patience. - XXXII. II devine et évite un piège que lui tend un délateur. - XXVIII. Visite d'un ami d'Élien. - XXIX. Visite d'un greffier du tribunal de l'empereur. -  XXX, XXXI. Entretien avec Damis. - XXXII-XXXIV. Apollonius interrogé par l'empereur; ses réponses. Il est enchaîné et rasé par ordre de Domitien. - XXXV. Ces faits ont été mal rapportés. - XXXVI, XXXVII. Visite faite à Apollonius par un émissaire de Domitien. - XXXVIII. Apollonius en présence de Damis, ôte sa jambe de ses fers et l'y remet. - XXXIX. Inanité de la magie. - XL. Les rigueurs de la prison d'Apollonius sont allégées. - XLI. Apollonius envoie Demis à Dicéarchie, et lui donne rendez-vous près de cette ville. -  XLII. Entretien arec un jeune Arcadien victime de sa chasteté.

I. La tyrannie, on l'a dit, est l'épreuve la plus décisive des philosophes; et l'on a raison d'examiner en quoi ils ont montré plus de courage les uns que les autres. C'est là le but de ce livre. Sous la tyrannie de Domitien, Apollonius fut l'objet d'une foule d'attaques et d'accusations. Je vais faire connaître leur origine, leurs causes et les points sur lesquels elles portaient. J'aurai à dire comment, par ses paroles et par l'opinion qu'il fit concevoir de lui-même, Apollonius sortit du débat vainqueur du tyran plutôt que vaincu par lui, mais auparavant je crois opportun de rappeler les circonstances mémorables où des sages eurent à lutter contre des tyrans, afin de pouvoir comparer leur conduite à celle d'Apollonius. C'est le moyen d'arriver à la vérité.

II. Zénon d'Élée, qui passe pour l'inventeur de la dialectique, avait été fait prisonnier à la suite d'une tentative pour renverser le tyran de Mysie, Néarque; mis à la torture, il refusa de dénoncer ses complices, mais il accusa de trahison les amis les plus fidèles du tyran, qui furent mis à mort comme coupables: ainsi Zénon d'Élée détruisit la tyrannie avec ses propres armes. Platon déclare lui-même avoir combattu pour la liberté des Siciliens de concert avec Dion. Phyton, chassé de Rhégium, se réfugia chez Denys, tyran de Sicile: ayant été accueilli avec plus d'honneur qu'un exilé n'a droit d'en attendre, il comprit les desseins du tyran, qui avait des vues sur Rhégium, et il l'écrivit à ses concitoyens. Denys, l'ayant su, l'attacha vivant à une des machines qu'il faisait avancer contre les murailles de la ville, espérant que les assiégés, pour épargner la vie de Phyton, ne lanceraient aucun trait contre cette machine ; mais Phyton leur cria de lancer hardiment leurs traits, attendu qu'en le visant, c'est la liberté qu'ils viseraient. Héraclide et Pyton, qui tuèrent Cotys de Thrace, étaient deux jeunes gens ; ils devinrent des sages, en suivant la secte académique, et la sagesse les conduisit à la liberté. Qui ne connaît la conduite de Callisthène d'Olynthe, qui, en un même jour, loua et réprimanda les Macédoniens, parvenus au comble du pouvoir, et qui perdit la vie pour leur avoir déplu? Diogène de Sinope, aussitôt après la bataille de Chéronée, blâma vivement Philippe pour avoir, lui qui se disait descendant des Héraclides, détruit par les armes la puissance des Athéniens, qui avaient autrefois pris les armes pour soutenir les Héraclides. Cratès le Thébain, comme Alexandre lui promettait de rebâtir Thèbes en sa faveur, répondit qu'il n'avait pas besoin d'une patrie que pourrait détruire le premier soldat heureux. Je pourrais citer bien d'autres exemples, mais je ne puis m'étendre sur ces faits, non qu'ils ne soient fort beaux et fort célèbres, mais parce que j'ai à leur opposer les actes d'Apollonius, qui leur sont aussi supérieurs qu'ils sont eux-mêmes supérieurs aux actions des autres hommes.

III. Ainsi l'on ne saurait comparer à Apollonius Zénon d'Élée, ni les deux philosophes qui tuèrent Cotys ; en effet, s'il est facile d'asservir les Thraces, les Mysiens et les Gètes, il est peu sensé de les rendre libres : je suppose qu'ils aiment médiocrement la liberté, n'attachant aucune honte à l'esclavage. Je ne dirai pas (car je sais qu'un tel discours déplairait à bien des gens) qu'il y eut de la part de Platon peu de sagesse à entreprendre de corriger les désordres de la Sicile, plutôt que ceux d'Athènes, et que séduit vraisemblablement par des offres d'argent, il fut à la fois trompeur et trompé. Lorsque Python de Rhégium attaqua Denys, la puissance de ce tyran était déjà ébranlée en Sicile, et quand il n'aurait pas été percé par les traits de ses concitoyens, il savait qu'il n'avait à attendre de Denys que la mort: je ne vois donc pas qu'il ait rien fait d'admirable à mieux aimer mourir pour sauver la liberté des autres que pour mettre le comble à sa servitude. Comment, aujourd'hui même, Callisthène échapperait-il au reproche de malignité? Quand, le même jour, il a fait l'éloge et la satire des mêmes hommes, ou bien il a blâmé des hommes qu'il savait dignes d'éloges, ou bien il en a loué qu'il devait critiquer hautement; un homme qui ne craint pas d'injurier d'honnêtes gens ne saurait échapper au reproche de détracteur injuste, et un homme qui a pour les méchants des éloges et des adulations assume la responsabilité de leurs méfaits : car en louant les méchants, on les rend plus méchants encore. Quant à Diogène, si, avant Chéronée, il avait parlé à Philippe comme il l'a fait, il aurait pu lui épargner la honte de faire la guerre aux athéniens : son blâme, s'appliquant à des faits accomplis, n'y changeait absolument rien. Enfin tout homme qui aime sa patrie trouvera mauvais que Cratès n'ait pas confirmé Alexandre dans le dessein qu'il avait formé de rebâtir la ville de Thèbes.

IV. Apollonius, lui, sans avoir de crainte pour sa patrie en péril, sans avoir perdu l'espérance de vivre, sans se laisser aller à des discours insensés pour les Gètes ou les Thraces, entra en lutte, non pas contre le maître d'une seule île ou d'un petit territoire, mais contre un homme qui commandait à la terre entière et à la mer, et auquel il reprochait de faire peser sur les peuples un joug insupportable. Déjà il avait été animé des mêmes dispositions contre Néron : mais contre Néron il ne fit que lancer quelques traits de loin, car il ne prit pas les armes lui-même, il se contenta de saper les bases de la tyrannie en encourageant Vindex et en réprimandant Tigellin. Encore ici quelque détracteur d'Apollonius pourra-t-il dire qu'il ne fallait pas grand courage pour attaquer Néron, qui menait une vie de joueuse de flûte ou de joueuse de lyre. Mais, pour Domitien, que dira-t-on? Domitien était fort de corps, il méprisait les plaisirs de la musique comme propres à énerver ses instincts violents; il se faisait une joie des souffrances et des larmes des autres, il disait que la défiance des peuples est une sauvegarde contre les tyrans, et celle des tyrans une sauvegarde contre les peuples; il pensait que la nuit doit mettre un terme aux travaux de l'empereur, et donner le signal du carnage: c'est ainsi que le sénat fut décapité de ses membres les plus illustres, et que l'effroi se répandit parmi les philosophes, au point que tous quittèrent leur manteau, et que les uns s'enfuirent vers l'Occident, chez les Celtes, ou dans les déserts de la Libye et de la Scythie, et que les autres en vinrent à se faire, dans leurs discours, les conseillers du crime. Mais de même que le Tirésias de Sophocle dit à Oedipe :

« Ce n'est pas vous que je sers, c'est Apollon ;  »

de même Apollonius, ne reconnaissant d'autre souveraineté que celle de la Sagesse, ne se croyait pas le tributaire de Domitien; il pensait que c'était pour lui qu'avaient été prononcées les paroles de Tirésias, et, sans crainte pour lui-même, il était plein de commisération pour les maux des autres. Par là, il excita contre Domitien tous les jeunes gens du sénat et tous les hommes intelligents qu'il voyait dans ce corps; il allait de province en province, tenant aux gouverneurs le langage d'un philosophe, et disant partout que la force des tyrans n'est pas éternelle, et que ce qui précipite leur perte, c'est l'effroi qu'ils inspirent: il leur rappelait ces fêtes des Panathénées, pour lesquelles sont célébrés Harmodius et Aristogiton, et l'entreprise de Thrasybule qui, après s'être emparé de la citadelle de Phylé (01), abattit d'un seul coup les trente tyrans, et les belles actions des Romains eux-mêmes, du temps de la République, alors qu'ils renversèrent à main armée diverses tyrannies.

V. Un acteur tragique était venu à Éphèse pour jouer la tragédie d'Ino, et parmi les auditeurs se trouvait le proconsul d'Asie, qui, bien que jeune et illustre parmi les consulaires, était un peu timide dans les affaires de l'État. Comme l'acteur achevait la tirade où Euripide dit que les tyrans s'élèvent lentement, et sont renversés par les moindres chocs, Apollonius se leva brusquement et s'écria : « Voilà un lâche qui ne comprend ni Euripide ni moi. »

VI. Le bruit se répandit que Domitien avait offert une éclatante expiation à la Vesta romaine, en faisant mourir trois Vestales qui avaient dénoué leur ceinture et s'étaient souillées par des amours sacrilèges, bien qu'appartenant à un corps chargé de garder saintement le Palladium et le feu de Vesta.

« Puisses-tu, ô Soleil! s'écria Apollonius, être purifié, toi aussi, des meurtres iniques dont la terre est aujourd'hui remplie ! »

Et tout cela, Apollonius le disait, non point tout bas, comme les lâches, mais bien haut et devant tout le monde.

VII. Domitien, après avoir tué Sabinus, un de ses parents, avait épousé Julie, veuve de la victime, sa propre nièce, l'une des filles de Titus. Éphèse fêtait par des sacrifices les noces de l'empereur. Apollonius vint au lieu où se célébraient ces fêtes, et s'écria : « Ô nuit des antiques Danaïdes (02), que vous êtes incomparable ! »

VIII. C'est ainsi qu'Apollonius se conduisait au sujet des affaires de Rome. On considérait comme digne de l'empire Nerva, qui régna sagement après Domitien, et l'on avait la même opinion d'Orphitus et de Rufus. Domitien les accusa de conspirer contre lui : il relégua dans des îles Orphitus et Rufus, et assigna Tarente pour résidence à Nerva. Apollonius avait eu avec eux des rapports d'amitié, et tout le temps que Titus régna, soit avec son père, soit après son père, il leur avait envoyé des lettres pour les exhorter à la sagesse, et les avait mis du parti des empereurs parce que ces empereurs étaient des hommes vertueux ; mais, Domitien étant un prince cruel, il détacha de lui ces deux hommes, et les encouragea à défendre la liberté commune. Il pensa que les correspondances par lettres étaient dangereuses pour eux, car plusieurs hommes importants avaient été trahis par des esclaves, par des amis, par des femmes, et pas une maison ne gardait alors un secret. Mais il prenait en particulier les plus prudents d'entre ses familiers, tantôt l'un, tantôt l'autre, et il leur disait:

« Je vous confie un grand secret. Il faut que vous alliez à Rome trouver tel citoyen, lui parler, et prendre, comme je le ferais, toute espèce de moyens pour le gagner. »

Un jour on lui apprit qu'ils étaient en exil, pour avoir tenté quelque entreprise contre l'empereur, dans laquelle ils n'avaient pas réussi, faute d'activité; ce fut pour lui l'occasion d'un discours qu'il tint sur les Parques et la destinée; dans le bois de Smyrne que baigne le Mélos.

IX. Sachant que Nerva devait régner bientôt, il dit que les tyrans eux-mêmes ne sauraient forcer la destinée; et, comme il y avait une statue élevée à Domitien près du Mélos, il fit tourner de ce côté les regards de tous les assistants, et s'écria :

« Insensé, que tu connais mal les Parques et la destinée ! Celui qui doit régner après toi, tu aurais beau le tuer, il ressusciterait ! » 

Ce mot fut porté par Euphrate aux oreilles de Domitien. Nul ne savait lequel désignait cet oracle, de Nerva, d'Orphitus ou de Rufus : Domitien, pour se délivrer de toute crainte, résolut de les mettre à mort tous les trois. Mais afin de n'avoir pas l'air d'agir ainsi sans raison, il cita devant lui Apollonius pour qu'il se justifiât du reproche de complots tramés avec eux. Car il se disait : Ou bien Apollonius viendra, il sera condamné, et les autres paraîtront, non pas condamnés sans jugement, mais convaincus comme lui d'intrigues secrètes; ou bien il aura l'habileté de ne pas se laisser prendre, et ce sera une charge de plus contre les accusés que la fuite d'un des leurs.

X. Comme il faisait ces réflexions et s'apprêtait à écrire au proconsul d'Asie pour donner l'ordre de se saisir d'Apollonius et de le mener à Rome, celui-ci prévit tout, selon sa coutume, et grâce à ses facultés surnaturelles. Il dit à ses amis qu'il avait à faire un voyage secret. Cela fit penser au vieil Abaris, et l'on crut qu'Apollonius allait entreprendre quelque voyage de ce genre (03). Il partit avec Damis, sans dire, même à son compagnon, ce qu'il méditait, et vint en Achaïe. Il prit terre à Corinthe; comme il était midi, il y lut, suivant son habitude, ses prières au Soleil. Le soir venu, il s'embarqua pour la Sicile et l'Italie. Le vent était favorable et la mer calme : il arriva le cinquième jour à Dicéarchie (04). Là il trouva Démétrius, qui était considéré comme le plus hardi d'entre les philosophes, parce qu'il ne résidait pas à une trop grande distance de Rome. Apollonius savait fort bien qu'il avait quitté Rome à cause du tyran ; néanmoins, il lui dit, par manière de conversation :

« Je vous surprends au sein des délices, à l'endroit le plus fortuné de cette Italie heureuse, si tant est qu'elle soit heureuse. C'est ici, dit-on, qu'Ulysse lui-même oublia, dans la compagnie de Calypso, la fumée d'Ithaque et sa demeure chérie. »

Démétrius l'embrassa, et, cherchant à détourner les sinistres pensées qui s'offraient à son esprit:

« Ô dieux, s'écria-t-il, quels dangers va courir la philosophie en la personne d'un tel homme!

- Quel danger a-t-elle donc à craindre? demanda Apollonius.

- Celui que vous avez prévu et au devant duquel vous allez : car, si je ne connais pas vos intentions, je ne connais pas non plus les miennes. Venez causer avec moi, mais pas ici : allons dans un endroit où nous puissions parler seuls. Il va sans dire que Damis nous accompagnera. Damis qui, par Hercule! est l'lolas (05) de vos travaux. »

XI. En disant ces mots, il les mène à l'ancienne villa du célèbre Cicéron, située non loin de la ville Ils s'assirent sous un platane. Les cigales chantaient, caressées par un doux zéphyr.

« Heureuses cigales! s'écria Démétrius, ô vrais sages ! les Muses vous ont appris un chant qui n'a fait encore l'objet d'aucune accusation ni d'aucune calomnie. Elles vous ont rendues supérieures aux appétits du ventre, et vous ont fait habiter ces arbres, bien au-dessus des jalousies humaines, et là vous vivez heureuses, vous chantez votre félicité, qui est aussi celle des Muses.»

Apollonius vit bien où tendait ce discours : mais il feignit de voir dans ces paroles une perte de temps à laquelle il ne s'attendait pas:

« Quoi ! dit-il, c'est pour me faire l'éloge des cigales que vous m'avez pris à l'écart, et que vous êtes venu vous cacher ici, comme s'il y avait une loi d'État qui défendît de louer les cigales !

- Il ne s'agit pas d'un éloge, répondit Démétrius : je voulais dire que les cigales peuvent faire entendre leur chant, tandis que nous, il ne nous est pas même permis de souffler mot: c'est un crime d'aimer la sagesse. Autrefois Anytus et Mélitus disaient : « Socrate est coupable, en ce qu'il corrompt la jeunesse et introduit des divinités nouvelles. » Aujourd'hui l'on dit : « Cet homme est coupable, en ce qu'il est sage et juste, en ce qu'il a étudié les choses divines et humaines, en ce qu'il a sur les lois des notions étendues. » Comme vous êtes le plus sage d'entre les philosophes, c'est dans l'accusation dirigée contre vous qu'éclate le plus de sagesse : Domitien veut vous trouver complice du crime dont il accuse Nerva et ses amis.

- Quel crime leur reproche-t-il?

- Le plus grand de tous ceux dont on puisse être accusé aujourd'hui, d'après le jugement de l'accusateur. Il dit avoir des preuves qu'ils conspirent contre son autorité, et que c'est vous qui les y avez excités, en coupant, je crois, un enfant.

- Quoi ! ce serait un eunuque qui renverserait l'empereur !

- Ce n'est pas là dont on vous accuse : mais on prétend que vous avez immolé un enfant dans un sacrifice, pour lire les secrets de l'avenir cachés dans de jeunes entrailles; on vous reproche encore votre manière de vous vêtir et de vous nourrir, et l'on ajoute qu'il y a des gens qui vous adorent comme un Dieu. Voilà ce que j'ai appris de Télésinus, qui est mon ami et le vôtre.

- Quel bonheur, si nous pouvions revoir Télésinus! Car vous parlez sans doute de ce philosophe qui a été consul sous Néron ?

- De lui-même. Mais comment le verriez-vous ? Les tyrans sont soupçonneux surtout à l'égard de tous ceux qui ont un rang, s'ils viennent à conférer avec les hommes accusés de crimes comme ceux qu'on vous impute; et Télésinus a quitté Rome, pour se conformer au décret qui en chasse tous les philosophes, aimant mieux se retirer comme philosophe que rester en qualité de consulaire.

- Je ne veux pas, dit Apollonius, lui faire courir de dangers : il en court assez déjà pour la philosophie.

XII. 

« Mais dites-moi, Démétrius, que dois-je dire et que dois-je faire, à votre avis, pour me mettre hors de  péril ?

- Ne pas plaisanter et ne pas dire que vous ressentez des craintes que vous n'éprouvez pas. Car si vous craigniez, vous vous éloigneriez et vous éviteriez même d'en entendre parler.

- Mais vous-même, fuiriez-vous, si vous couriez le même danger que moi?

- Non, par Minerve! s'il y avait un juge. Mais ici, il n'y aurait pas de juge véritable. Personne pour écouter ma défense ! En admettant qu'on m'écoutât, on me condamnerait quoique innocent. Vous ne me permettriez pas de choisir cette mort si froide, cette mort d'esclave, au lieu de la mort qui convient à un philosophe. Ce qui nous convient, à nous autres philosophes, c'est de mourir ou bien pour affranchir notre patrie, ou bien pour défendre nos parents, nos enfants, nos frères et le reste de nos proches, ou bien pour combattre en faveur de nos amis, qui doivent nous être plus chers même que nos proches ou que les êtres que nous donne l'amour. Mais mourir pour des crimes imaginaires, pour de mensongères accusations, fournir à un tyran l'occasion de se croire un habile homme, ce serait, à mon avis, un supplice plus cruel que celui de tourner en l'air sur une roue, comme on le rapporte d'Ixion. Pour vous, ce me semble, la lutte doit commencer à votre arrivée ici. Vous donnez cela comme preuve de la pureté de votre conscience, attendu que vous n'auriez osé venir, si vous vous fussiez senti coupable.

Mais Domitien ne pensera pas ainsi, il dira que vous n'avez eu tant de confiance et de hardiesse que parce que vous avez une puissance secrète. Il vous a cité à comparaître devant lui, cela est vrai, mais il n'y a pas encore dix jours, comme on dit, et voici que vous venez vous offrir au jugement, avant d'avoir appris que vous êtes accusé : cela va donner du poids à l'accusation. On dira que vous prévoyez l'avenir, et cela fortifiera le bruit répandu au sujet de l'enfant. Prenez garde que ce qui a fait le sujet de l'entretien que vous avez eu en Ionie sur les Parques et la destinée ne se réalise pour vous, que le Destin ne vous prépare quelque mal inattendu, et que sa puissance irrésistible ne vous entraîne à votre perte, pour n'avoir pas su qu'en toute circonstance la plus grande habileté consiste à se tenir sur ses gardes. Pour peu que vous n'ayez pas oublié les temps de Néron, vous vous rappelez comment je me suis conduit, et vous savez que j'envisage la mort avec les sentiments d'un homme libre. Mais alors il y avait encore quelque relâche: si la cithare paraissait faire perdre à Néron la dignité de tenue qui convient à un empereur, elle avait du moins l'avantage de tempérer et calmer ses autres passions; grâce à elle, il observait quelques trêves, et se reposait quelquefois du carnage. C'est ainsi qu'il ne m'a pas mis à mort, bien qu'il eût déjà tiré le glaive pour m'en frapper à cause des discours que nous avions tenus, vous et moi, sur les Thermes (06) : s'il m'a épargné, c'est que la voix lui était revenue, et qu'il avait obtenu comme chanteur un brillant succès. Mais maintenant, à quelle voix, à quelle cithare sacrifierons-nous? Il s'agit bien de musique ! je ne vois partout que rage : ce n'est pas Domitien qui s'apaisera de lui-même, nul ne saurait l'apaiser. Et cependant Pindare, dans un éloge de la lyre, dit qu'elle calme même la fureur de Mars, et qu'elle le détourne des combats. Domitien a établi un concours de musique avec des couronnes distribuées aux frais de « l'État (07); cela ne l'a pas empêché, dit-on, de faire périr dernièrement quelques-uns des musiciens qui avaient disputé le prix de la flûte et du chant. De plus, il faut que vous songiez aux hommes qui sont enveloppés dans la même accusation que vous; vous les entraînez dans votre ruine, pour peu que vous fassiez montre de hardiesse, et que vous donniez des conseils, qui ne seront certainement pas suivis. Votre salut est en vos mains. Voici des vaisseaux, en grand nombre, comme vous voyez; les uns partent pour la Libye, les autres pour l'Égypte, d'autres pour la Phénicie et l'île de Chypre; quelques-uns vont droit en Sardaigne, les autres au-delà de la Sardaigne. Le meilleur parti à prendre, est de monter sur un de ces vaisseaux, et de vous faire transporter dans un de ces pays, n'importe lequel. Les tyrans sont moins redoutables pour les hommes illustres, du moment qu'ils voient que ces hommes cherchent l'obscurité. »

Xlll. Damis fut entraîné par les raisons de Démétrius. Il lui dit :

« La présence d'un ami tel que vous peut être d'un grand bien pour Apollonius. Car moi, je n'ai guère d'autorité, quand je lui conseille de ne pas se précipiter sur des épées dressées contre lui, de ne pas aller se heurter contre la tyrannie la plus cruelle qui fût jamais. Ce voyage même, je n'en aurais pas su l'objet, si je ne vous avais rencontré ; un homme est moins prompt à exécuter ses propres résolutions, que je ne le suis à exécuter les siennes. Il ne faut pas qu'on me demande, quand je suis sur la mer, où je vais et pourquoi je suis parti. Je ferais rire, si je disais que je parcours la mer de Sicile et le golfe Tyrrhénien sans savoir dans quel but. Si du moins je savais ce qui se prépare, je pourrais dire à ceux qui m'interrogeraient : «Apollonius est épris de la mort, et moi, son rival, je fais voile avec lui.» Mais, si je ne sais rien à ce sujet, je dois du moins dire ce que je sais. Et je parlerai pour l'amour de lui. Si je meurs, la philosophie ne fera pas en moi une grande perte : je suis semblable à l'écuyer de quelque brave soldat; mon seul mérite est de suivre un tel homme. Mais s'il est tué (les tyrans sont toujours prêts à élever l'un et à renverser l'autre), ce sera un bien grand désastre pour la philosophie, car il n'a jamais existé d'aussi grand philosophe. Hélas! nous avons contre nous plusieurs Anytus et plusieurs Mélitus, de tous côtés les accusations fondent sur quiconque fréquente Apollonius: on reproche à l'un d'avoir ri tandis qu'il parlait contre la tyrannie, à l'autre d'avoir approuvé ce qu'il disait, à un troisième de l'avoir encouragé à parler, à un autre de s'être retiré en louant ce qu'il avait entendu. Selon moi, il faut mourir pour la philosophie comme on meurt pour les autels des dieux, pour les murs de la patrie, pour les tombeaux des ancêtres. Plusieurs hommes illustres sont morts pour la défense de ces objets chéris. Mais mourir pour anéantir la philosophie, ce ne serait pas mon goût, ni celui de quiconque aime la philosophie et Apollonius. »

XIV. Apollonius prit la parole à son tour.

« Si Damis, dit-il, a parlé avec quelque timidité des circonstances présentes, il faut lui pardonner. Il est Assyrien, et il a fréquenté les Mèdes, chez qui l'on se prosterne devant les tyrans : aussi n'estime-t-il pas la liberté autant qu'elle vaut. Mais vous, Démétrius, comment vous justifierez-vous auprès de la philosophie? Vous répandez la terreur, et cependant, s'il y avait en effet quelque chose à craindre, votre devoir ne serait-il pas bien plutôt de dissiper que d'entretenir l'effroi chez un homme qui craint des dangers auxquels il semble qu'il ne devrait même pas s'attendre? Que l'homme sage meure pour les intérêts que vous avez dits, cela est naturel. Mais celui-là même qui ne l'est pas peut fort bien mourir de la même façon : car il y a des lois qui imposent à chacun l'obligation de mourir pour la liberté ; et quant à mourir pour ses parents, ses amis ou ses enfants, c'est la nature qui le veut. Tous les hommes sont esclaves de la nature et de la loi; mais ils le sont volontairement de la nature, et, par force, de la loi. Le propre du sage, c'est de mourir pour ce qui fait l'objet de ses préoccupations. Ce n'est pas la loi qui lui a imposé ce choix, ce n'est pas la nature qui le lui a inspiré, c'est son courage et sa force d'âme qui l'y ont poussé. Eh bien! qu'on vienne à détruire ce dont il est épris, en vain il se verra menacé du feu, de la hache, rien ne triomphera de sa fermeté, rien ne lui arrachera le moindre mensonge ; mais aussi il gardera tout ce qu'il sait, avec un soin aussi religieux que le secret des mystères. Je sais plus de choses que la plupart des hommes, car je sais tout : mais ce que je sais est pour les hommes de bien, pour les sages, pour moi, pour les dieux : je ne sais rien pour les tyrans. Et ce n'a pas été à moi une folie de venir ici : je vais vous le prouver. Pour ma personne, je ne cours aucun danger; il n'appartient pas à un tyran de me faire mourir, quand je voudrais moi-même mourir par ses mains. D'un autre côté je comprends que je cours des dangers dans la personne de ces hommes dont le tyran me fait le chef ou le complice:  je suis ce qu'il lui plaira. Si je les trahissais par ma lenteur ou ma lâcheté dans cette affaire, que diraient de moi les honnêtes gens ? Qui n'aurait droit de me tuer comme me faisant un jouet d'hommes auxquels les dieux ont accordé ce que je demandais? Je ne pourrais éviter les reproches de trahison : voyez plutôt. Il y a deux sortes de tyrannies: les unes immolent sans jugement, les autres commencent par faire comparaître devant un tribunal; elles ressemblent, les premières aux bêtes féroces les plus fougueuses et les plus agiles, les autres à des bêtes féroces plus molles et plus somnolentes. Elles sont cruelles l'une comme l'autre. On en peut juger en prenant Néron pour exemple de la tyrannie fougueuse et aveugle, et Tibère pour exemple de la tyrannie plus calme : le premier faisait périr les gens sans qu'ils eussent eu le temps de craindre, le second, après les avoir tenus longtemps sous la terreur. Cependant, à mon sens, la plus cruelle des deux espèces de tyrannies est encore celle qui a affecté les formes de la justice, et qui prétend que ses arrêts sont dictés par les lois: ces sortes de tyrans ne suivent en rien les lois, leurs sentences ressemblent de tout point à celles des tyrans qui ne jugent pas; ils décorent du nom de justice les lenteurs de leur colère, ils ôtent aux malheureux qu'ils condamnent à mort, même la compassion de la foule, qui est comme un drap mortuaire bien dû à qui meurt injustement. Je vois que la tyrannie présente use des formes judiciaires, mais je vois aussi qu'elle finit tout comme celle qui agit sans forme de procès. Elle condamne les gens d'avance, et les fait comparaître comme si l'arrêt n'était pas déjà porté. Quand on est condamné, on peut alors dire que, si l'on succombe, c'est parce que le juge n'a pas jugé selon les lois : mais, si l'on ne se présente pas, n'est-il pas évident que l'on a l'air de se condamner soi-même? Si donc, quand le sort de mes illustres amis est entre mes mains, je refusais de combattre pour eux et pour moi, dans quel coin de la terre pourrais-je me réfugier sans emporter une souillure? Supposons, Démétrius, qu'après vous avoir entendu je croie que vous avez raison, et que je suive vos conseils, puis, que ces hommes soient mis à mort, quelles prières pourrais-je faire, après un tel acte, pour obtenir une bonne navigation? Où aborderais-je? chez qui chercherais-je un refuge? Ne serais-je pas obligé de sortir des limites de l'empire romain et d'aller trouver des amis bien éloignés, comme Phraote, Vardane, le divin Iarchas, ou le noble Thespésion? Mais si je m'en allais en Éthiopie, que dirais-je à Thespésion? Cacherais-je ce que j'ai fait? Ce serait avouer que j'aime le mensonge, ou plutôt que j'en suis esclave. Essaierais-je de me justifier? Voici ce qu'il faudrait dire:

« Thespésion, Euphrate m'a calomnié auprès de vous, il m'a accusé de fautes dont je ne me sens pas coupable : il a dit que je suis un faiseur d'embarras, un charlatan, un orgueilleux qui me pare de toute la science des Indiens: il n'y a rien de vrai dans tout cela. Ce qui est vrai, c'est que je suis un traître, que j'ai livré mes amis à la mort; que je suis un perfide, en qui l'on ne saurait avoir confiance; et ainsi de suite. Cela n'empêche pas que, comme il y a ici une couronne destinée à la vertu, je viens la réclamer pour avoir ruiné de fond en comble les plus grandes maisons de Rome, en sorte que nul n'y puisse plus habiter. »

Ces paroles, Démétrius, vous font rougir, je le vois. Mais figurez-vous Phraote, représentez-vous que je passe par sa cour en fuyant chez les Indiens, comment oserais-je le regarder? Comment lui avouer le motif de ma fuite? Lui dirais-je qu'à mon premier voyage, j'étais vertueux et que je n'aurais pas craint de mourir pour des amis, et qu'après l'avoir connu, j'ai rejeté ces saintes dispositions avec mépris, et cela pour vous plaire? Iarchas, à mon arrivée, ne m'interrogera même pas: mais de même qu'Éole chassa honteusement de son île Ulysse pour avoir mal profité du don qu'il lui avait fait d'une bonne navigation (08), de même il m'ordonnera de quitter sa colline, me reprochant d'avoir profané la coupe de Tantale : car ils veulent que quiconque y a trempé ses lèvres partage les dangers de ses amis. Je sais, Démétrius, combien vous êtes habile à trancher les difficultés. Aussi allez-vous me dire :

« N'allez pas chez ces gens-là, allez chez des hommes que vous n'avez pas encore vus : là vous n'aurez qu'à vous féliciter de votre fuite, il vous sera plus facile de vous cacher au milieu d'hommes qui ne vous connaîtront pas. »

Eh bien ! examinons ce parti, et voyons jusqu'à quel point il est fondé. Pour moi, voici ce que j'en pense. Selon moi, le sage ne fait rien en particulier et pour lui seul; il ne peut même pas avoir une pensée si secrète, qu'elle ne l'ait au moins lui-même pour témoin; et suit que l'inscription de Delphes ait pour auteur Apollon lui-même, soit qu'elle vienne d'un homme qui se connaissait parfaitement lui-même, et qui pour ce motif faisait de cette connaissance un précepte pour tous, il me semble que le sage, se connaissant lui-même, et ayant pour témoin son esprit, ne saurait rien craindre de ce que craint le vulgaire, ni rien oser de ce que les autres font sans rougir. Car les autres, étant esclaves des tyrans, sont prêts à leur livrer leurs amis les plus chers, et cela parce qu'ils redoutent ce qui n'est pas à craindre, et ne craignent pas ce qui est à redouter. Mais la sagesse ne permet pas cela: outre l'inscription de Delphes, elle approuve la sentence d'Euripide, qui pense que la conscience est le châtiment des coupables, alors qu'ils songent à leurs crimes  (09). C'est la conscience qui représentait à l'imagination d'Oreste les fantômes des Euménides, dans ses accès de fureur, après son parricide. L'esprit préside aux actions à faire, la conscience, à celles que l'esprit a résolues. Si l'esprit s'est déterminé pour le bien, la conscience accompagne l'innocent avec des chants de joie dans tous les lieux saints, dans toutes les rues, dans toutes les demeures des dieux et des hommes ; elle enchante son sommeil, en faisant retentir à ses oreilles les accents mélodieux du peuple des songes. Que si l'esprit s'est laissé entraîner au mal, la conscience ne permet au coupable ni de regarder en face les autres hommes, ni de leur parler sans balbutier; elle le chasse des temples et ne l'admet pas aux prières des hommes. Elle ne souffre pas qu'il tende les mains vers les statues des dieux, elle coupe court à leurs adorations sacrilèges comme les lois aux tentatives homicides, elle l'éloigne de toute société, elle remplit d'épouvante son sommeil ; pour tout ce qu'il a vu pendant le jour, pour tout ce qu'il a pu dire ou entendre, elle lui forge dans ses songes des visions fantastiques, et lui montre comme vraies et terribles les vaines créations de son imagination. Je crois vous avoir démontré clairement et avec la dernière évidence que, si je venais à trahir mes illustres amis, ma conscience me dénoncerait, et auprès de ceux qui me connaissent et auprès de ceux qui ne me connaissent pas. Aussi je ne me trahirai pas moi-même, et j'entrerai eu lutte avec le tyran, m'appliquant le mot d'Homère, le noble poète :

« Mars est pour tous (10).  »

XV. Ces paroles firent un grand effet sur Damis : il nous dit lui-même qu'elles lui rendirent confiance et courage; Démétrius, loin de blâmer Apollonius, approuva tout ce qu'il avait dit, lui donna raison, et fit des vœux pour lui au sujet des dangers qu'il allait courir, ainsi que pour la philosophie, en l'honneur de laquelle il souffrait ces persécutions. Il voulait même conduire Apollonius à sa demeure ; mais Apollonius s'excusa.

« Il est tard, dit-il, et il faut que vers l'entrée de la nuit je parte pour le port des Romains (11) : c'est l'heure du départ ordinaire des vaisseaux qui s'y rendent. Nous souperons ensemble quand mes affaires se seront arrangées ; présentement, on pourrait vous mettre en accusation pour avoir pris un repas avec un ennemi de l'empereur. Je ne veux même pas que vous m'accompagniez au port, pour que la conversation que nous avons eue ne vous fasse pas accuser de conspirer avec moi. »

Démétrius se jeta dans les bras d'Apollonius et de Damis: puis il les quitta et s'en alla, se retournant souvent et essuyant des larmes. Apollonius, de son côté, regardant Damis, lui dit :

« Si vous êtes ferme et résolu comme moi, allons tous les deux nous embarquer; si vous sentez votre cœur faiblir, il est temps que vous restiez ici : vous pourrez, en m'attendant, demeurer auprès de Démétrius, qui est votre ami et le mien. »

Damis répondit :

« Et quelle opinion aurais-je de moi-même, si, après vous avoir entendu parler comme vous avez fait aujourd'hui sur les amis et l'obligation de partager leurs dangers, au lieu de suivre vos préceptes, j'allais fuir pour me soustraire à vos dangers, moi qui jusqu'ici n'ai pas hésité à les partager ?

- Vous avez raison, reprit Apollonius, marchons donc. Moi, je resterai comme je suis ; mais il faut que vous vous rapprochiez dans votre tenue de celle de tout le monde, que vous vous débarrassiez de la longue chevelure que vous portez, que vous changiez contre un manteau votre vêtement de lin, et que vous quittiez vos chaussures. Pourquoi tout cela? Je vais vous le dire. Je suis prêt à souffrir avant même mon jugement beaucoup de maux; mais je ne veux pas vous les faire partager, ce qui arriverait, si vous étiez dénoncé par votre costume : c'est comme ami, non comme philosophe, qu'il faut que vous me suiviez et que vous assistiez à tout ce que je ferai. »

C'est pour cette raison que Damis quitta le vêtement des Pythagoriciens : il assure qu'il ne le déposa point par lâcheté ni par regret de le porter, mais qu'il le fit parce qu'il approuva l'idée d'Apollonius, et voulut, sur son conseil, se conformer aux circonstances.

XVI. Trois jours après s'être embarqués à Dicéarchie, ils arrivèrent à l'embouchure du Tibre; de là jusqu'à Rome, la navigation est fort courte. Le préfet du prétoire était alors Élien, qui depuis longtemps était attaché à Apollonius, l'ayant connu en Égypte. Élien ne parlait pas ouvertement à Domitien en faveur d'Apollonius, sa charge ne le permettait pas: pouvait-il louer devant l'empereur un homme accusé de conspirer contre l'empereur? pouvait-il élever la voix pour lui ? Mais tous les moyens détournés qui étaient de nature à lui être utiles, il s'en servait. Ainsi, pendant tout le temps qui précéda son arrivée, comme il était l'objet de violentes accusations, il disait à l'empereur :

« Les sophistes sont gens qui parlent fort légèrement, leur art n'est qu'ostentation, et comme la vie ne leur offre aucune jouissance, ils sont avides de la mort, et ils n'attendent pas qu'elle vienne d'elle-même, ils l'attirent à eux en provoquant ceux qui portent le glaive. C'est pour cela, je crois, que Néron n'a pas voulu mettre à mort Démétrius. Il vit que ce sophiste désirait la mort : et il lui laissa la vie, non qu'il voulût lui faire grâce, mais parce qu'il ne daigna pas le faire mourir. Musonius le Tyrrhénien, qui s'était souvent opposé à l'empereur, Néron le tint enfermé dans l'île de Gyare: et les Grecs sont tellement captivés île, par ces sophistes, qu'on vint alors en foule à l'île de Gyare s'entretenir avec Musonius, et que maintenant encore on y va voir la source que ce sophiste découvrit dans cette île, autrefois sans eau : les Grecs vantent cette source comme celle que Pégase fit jaillir sur l'Hélicon. »

XVII. C'est ainsi qu'Élien s'efforçait de calmer l'empereur, avant l'arrivée d'Apollonius. Quand celui-ci fut à Rome, Élien prit plus de précautions. Il le fit saisir et amener en sa présence. Le délateur l'accusa d'être un enchanteur et un magicien. Élien fit taire cet homme, en lui disant:

« Réservez-vous, réservez votre accusation pour l'audience de l'empereur. »

Apollonius dit alors:

« Si je suis un enchanteur, comment suis-je au pouvoir des juges! Et, si je suis au pouvoir de mes juges, comment suis-je un enchanteur? Peut-être, il est vrai, cet homme, dira-t-il que la puissance des délateurs est telle qu'elle triomphe de tous les enchantements. »

L'accusateur voulait ajouter quelque insolence, mais Élien, l'arrêtant, lui dit :

« Laissez-moi tout le temps jusqu'au jugement. J'interrogerai en particulier ce sophiste. S'il s'avoue coupable, il n'y aura plus besoin de discours devant l'empereur, et vous pourrez vous retirer en paix. S'il nie, l'empereur jugera. »

Ensuite il se dirigea vers son tribunal secret, où sont examinées, loin du public, les causes les plus importantes, et il dit: « Sortez tous et que personne n''écoute. C'est l'ordre de l'empereur. »

XVIII. Lorsqu'ils furent seuls, Élien prit la parole :

« Apollonius, dit-il, j'étais fort jeune quand le père de l'empereur vint en Égypte offrir un sacrifice aux dieux et vous consulter sur ses affaires. L'empereur m'avait fait tribun militaire, parce que j'avais quelque expérience des armes. J'eus alors avec vous d'excellentes relations : tandis que l'empereur recevait les députés des villes, vous me prîtes en particulier, vous me dîtes de quel pays j'étais, comment je me nommais, quel était mon père, et vous me prédîtes que j'occuperais la charge que j'ai aujourd'hui, charge qui paraît à tout le monde considérable et supérieure à toutes les dignités humaines ensemble, mais qui est pour moi un supplice et une véritable calamité. En effet, je me trouve préposé à la garde d'un tyran cruel. Je ne veux pas le renverser, par crainte du courroux des dieux: d'un autre côté, je vous ai montré que mes dispositions à votre égard sont toutes bienveillantes : car vous dire comment a commencé mon amitié, c'est vous dire qu'elle n'aura pas de fin, au moins tant qu'il me sera donné de me souvenir de ce commencement. J'ai feint de vouloir vous interroger en particulier sur l'accusation qui pèse sur vous: cela a été un prétexte heureux pour m'entretenir avec vous, vous rassurer sur mes dispositions, et vous instruire de celles de l'empereur. Ce qu'il décidera à votre sujet, je l'ignore; mais il est dans la situation d'esprit d'un homme qui désire condamner, mais qui rougirait de condamner sans raison: en réalité il désire que vous lui fournissiez un prétexte de perdre plusieurs consulaires. Il veut quelque chose d'injuste, et il s'efforce de couvrir son acte du voile de la justice. Il faut donc que je dissimule et que j'affecte d'être acharné contre vous : car, s'il vient à me soupçonner de faiblesse, je ne sais lequel de nous deux périra le premier. »

XIX. Apollonius répondit :

«Nous causons avec franchise, vous m'avez ouvert votre cœur, et je dois vous ouvrir le mien ; vous raisonnez de vos affaires comme pourraient le faire mes plus anciens disciples, et vous êtes assez bienveillant à mon égard pour consentir à vous exposer avec moi; aussi vais-je vous dire ma pensée tout entière. Je pouvais vous échapper par la fuite, car beaucoup de contrées ne sont pas encore soumises à votre empire; je pouvais aller trouver des hommes sages, et plus sages que je ne suis; je pouvais offrir aux dieux un culte conforme à la raison, en me rendant chez des peuples plus religieux que ceux-ci, chez des peuples qui ne connaissent ni délation ni procès : par cela même en effet qu'ils ne font ni ne subissent d'injustices, ils n'ont pas besoin de tribunaux. Mais je n'ai pas voulu encourir le reproche de trahison, en évitant de me justifier moi-même, et en perdant ceux qui sont en danger à cause de moi. C'est pourquoi je viens me justifier. Je désire savoir de quelle accusation j'ai à me défendre. »

XX.

« Les chefs d'accusation, reprit Élien, sont nombreux et variés. On vous reproche votre costume et votre genre de vie. On dit qu'il y a des gens qui vous adorent comme un dieu, que vous avez prédit la peste à Éphèse, que vous avez parlé contre l'empereur tantôt secrètement, tantôt en public, qu'enfin vous avez quelquefois donné vos attaques comme inspirées par les dieux. En dernier lieu (chose parfaitement invraisemblable pour moi, car je sais que vous n'admettez pas que l'on verse le sang même dans les sacrifices), mais très vraisemblable pour l'empereur, on vous accuse d'être allé trouver Nerva à la campagne, et comme il offrait un sacrifice contre l'empereur, d'avoir vous-même coupé en morceaux un, enfant arcadien, et d'avoir exalté ses espérances par ce sacrifice, qui eut lieu, dit-on, la nuit, comme la lune commençait à décroître. Cette dernière accusation est tellement grave que nous pouvons considérer les autres comme n'étant rien auprès de celle-là. C'est là que vient aboutir l'accusation tout entière : car si votre dénonciateur parle de votre costume, de votre genre de vie et de vos prédictions, c'est qu'il prétend que tout cela vous a encouragé à la révolte et a fait naître en vous l'audace d'un tel sacrifice. Il vous faut donc vous préparer à vous défendre sur tous ces points, et surtout que votre langage ne paraisse pas méprisant pour l'empereur.
- La preuve que je ne le méprise pas, c'est que je suis venu me justifier devant lui : d'ailleurs, quand même je serais assez hardi pour m'élever au-dessus d'un tyran, je suivrais le conseil d'un homme tel que vous, et qui me témoigne tant d'amitié. Que l'on passe pour méchant dans l'esprit de ses ennemis, ce n'est pas là ce qui est dur : car nos ennemis nous haïssent, non pour ce qui pourrait nous faire mal voir de tous, mais pour ce qui leur déplaît à eux en particulier. Mais voir un ami supposer qu'une accusation criminelle portée contre vous pourrait être fondée, voilà ce qui est plus cruel que toutes les persécutions de nos ennemis à la fois. Car il ne se peut faire qu'ils ne nous haïssent pour les crimes dont ils nous croient coupables. »

Élien approuva ces paroles, et engagea Apollonius à se rassurer : lui-même se persuada que rien ne pourrait épouvanter cet homme, pas même une tête de Gorgone, si elle venait à se dresser devant lui. Il appela donc les geôliers et leur dit :

« Gardez cet homme jusqu'à ce que l'empereur soit informé de son arrivée et apprenne de sa bouche tout ce qu'il m'a dit. »

Il prononça ces paroles de l'air d'un homme courroucé. Puis il entra au palais pour s'acquitter des devoirs de sa charge.

XXI. Ici Damis rapporte un fait qui est semblable à un fait de la vie d'Aristide, et qui en même temps en diffère. Aristide fut banni de sa patrie par l'ostracisme pour sa vertu ; comme il était déjà hors des murs, un paysan s'approcha de lui, et le pria d'écrire sur une coquille son vote contre Aristide (12). Cet homme ne savait ni lire ni écrire, il ne savait qu'une chose, c'est qu'Aristide était haï à cause de sa justice. Le tribun, qui était un des hommes qui connaissaient le plus Apollonius, lui demanda d'un air insolent pour quel crime il était poursuivi.

« Je l'ignore, répondit Apollonius.
- Eh bien ! moi, je le sais : on dit que vous vous faites adorer, et que vous recevez un culte comme un dieu.
- Et qui donc m'a jamais adoré?
- Moi, lorsque j'étais enfant à Éphèse, à l'époque où vous nous avez sauvés de la peste.
- Vous avez bien fait alors, vous et la ville d'Éphèse, qui me devait son salut.
- Aussi ai-je préparé pour vous une apologie qui vous fera gagner votre cause : sortons de la ville, et si je vous coupe le cou avec mon épée, l'accusation tombe d'elle-même, et vous êtes reconnu innocent ; si au contraire vous produisez sur moi un tel effet que mon épée me tombe des mains, il faudra bien qu'on vous croie un homme divin, et par conséquent justement accusé. »

Cet homme était encore plus grossier que le paysan qui voulait exiler Aristide : car il parlait ainsi en riant et en grimaçant. Apollonius fit semblant de ne pas l'entendre, et se mit à s'entretenir avec Damis sur le Delta que forment, en se partageant, les eaux du Nil.

XXII. Élien fit ensuite appeler Apollonius et ordonna de le mettre parmi les prisonniers qui n'étaient pas enchaînés, jusqu'à ce que l'empereur eût le loisir de lui parler en particulier, comme il voulait le faire avant d'aller plus loin. Apollonius fut donc conduit du tribunal dans la prison. Il dit alors à Damis :

« Parlons aux prisonniers. Car que faire autre chose, jusqu'au moment où le tyran me fera les questions qu'il veut me faire?
- Ils nous prendront pour des bavards, si nous allons les troubler dans la préparation de leur défense. D'ailleurs à quoi bon parler philosophie à des hommes dont l'esprit est abattu?
- Ce sont précisément ceux qui ont le plus besoin qu'on leur parle et qu'on les réconforte. Rappelez-vous ce qu'Homère dit d'Hélène, qui versait dans une coupe les remèdes égyptiens pour y noyer les chagrins des hommes (13): ne croyez-vous pas qu'Hélène, qui était instruite dans la sagesse égyptienne, prononçait sur cette coupe certaines paroles magiques, et que c'était à la fois la vertu de ces paroles et celle du vin qui guérissaient les affligés?
- Rien n'est plus probable, dit Damis, s'il est vrai qu'elle soit allée en Égypte, qu'elle y ait connu Protée, ou, comme le dit Homère, qu'elle ait été liée avec Polydamne, épouse de Thon (14). Mais laissons-les pour le moment : je veux vous demander quelque chose.
- Je sais ce que vous allez me demander, répondit Apollonius Vous voulez savoir quelle conversation j'ai eue avec le préfet du prétoire, ce qu'il m'a dit, s'il a été doux ou terrible. »

Et il lui dit tout. Damis alors, se prosternant devant lui, s'écria :

« Maintenant je ne doute plus que Leucothée n'ait autrefois donné son voile à Ulysse, alors que, son vaisseau ayant été brisé, il traversait la mer à la nage (15). En effet, comme nous voici tombés dans un péril terrible et d'où il nous est difficile de nous tirer, quelqu'un des dieux étend sur nous sa main, pour que nous ne soyons pas destitués de tout secours. »

Apollonius n'approuva pas ce langage :

« Quand donc cesserez-vous, lui dit-il, de craindre ainsi? Quand apprendrez-vous que la sagesse agit sur tout ce qui la comprend, et que rien n'agit sur elle?
- Mais, objecta Damis, nous sommes entre les mains d'un homme qui n'est nullement philosophe, sur qui non seulement nous ne saurions, mais rien ne saurait avoir action.
- Vous voyez donc, Damis, que c'est un insensé gonflé d'orgueil?
- Sans doute, comment ne le verrais-je pas?
- Eh bien ! vous devez mépriser ce tyran d'autant plus que vous le connaissez mieux. »

XXIII. Comme ils s'entretenaient ainsi, un homme, un Cilicien, je crois, s'approcha d'eux, et leur dit :

« Moi, compagnons, c'est ma fortune qui fait que je suis en danger.
- Si votre fortune, lui dit Apollonius, a été acquise par des moyens injustes, par le brigandage, par les empoisonnements, par la violation des tombeaux des anciens rois, qui sont pleins d'or, et dans lesquels sont renfermés des trésors, non seulement vous passerez en jugement, mais vous êtes perdu : car, si vous êtes riche, vos richesses sont le fruit du crime et de la cruauté. Si au contraire elles vous viennent d'un héritage ou d'un commerce honnête, non d'un honteux trafic, quel pouvoir peut être assez tyrannique pour vous enlever, en prétextant les lois, ce qui vous revient conformément aux lois?

-  Mes biens, répondit le prisonnier, me viennent de plusieurs parents, et se sont réunis dans ma maison. Je m'en sers, non comme de biens étrangers, car ils m'appartiennent, ni comme de biens à moi seul appartenant, car j'en fais part aux gens de bien. Mais les délateurs m'accusent et disent qu'il est contraire à l'intérêt de l'empereur que de telles richesses soient en ma main ; qu'en effet, si je méditais quelque révolution, elles seraient pour moi d'un grand secours, et que, si je formais avec un autre quelque complot, elles pèseraient dans la balance d'un poids considérable. Déjà on allègue contre nous, comme autant d'oracles, que toute fortune excessive engendre l'insolence, porte à lever la tête au-dessus des autres, encourage l'orgueil, invite au mépris des lois, et fait qu'on va presque jusqu'à lever la main sur les magistrats qui sont envoyés dans les provinces, et qui sont ou bien subjugués par le pouvoir de l'or, ou bien entraînés à des connivences coupables. Quand j'étais jeune, avant que j'eusse à moi-même cent talents, je me jouais de tout, et je craignais peu pour mes biens : mais lorsqu'en un seul jour la mort de mon oncle paternel me laissa maître de cinq cents talents, mon esprit fut changé comme celui d'un cheval que l'on dresse, et qui perd ses allures grossières et sauvages. A mesure que ma fortune s'est accrue, et que le bien m'est venu soit de la terre, soit de la mer, mes richesses ont donné dans mon cœur un libre accès à la crainte; alors j'ai jeté une partie de mon or en pâture aux délateurs, pour apaiser leur rage; j'en ai versé une partie entre les mains des magistrats, pour m'assurer un appui contre mes ennemis, une autre entre les mains de mes parents, pour que ma fortune ne fit pas d'eux des envieux ; j'en ai gorgé mes esclaves, pour qu'ils ne devinssent pas plus méchants, sous prétexte que leur maître les négligeait. De plus, je faisais paître un superbe troupeau d'amis, qui veillaient à mes intérêts, géraient une partie de mes affaires, et me donnaient des avis pour le reste. Eh bien! j'ai eu beau entourer ma fortune de tous ces remparts et de tous ces retranchements, voici qu'elle me met en péril, et je ne sais pas même si je sortirai d'ici avec la vie sauve.

- Rassurez-vous, dit Apollonius, votre fortune vous répond de votre vie : c'est à cause d'elle que vous êtes en prison, elle vous délivrera, et non seulement vous fera sortir d'ici, mais vous dispensera de faire désormais la cour aux délateurs et aux esclaves auxquels elle vous avait asservi jusqu'ici. »

XXIV. Un autre prisonnier dit qu'il était mis en jugement parce que, offrant un sacrifice à Tarente où il était investi du commandement, il avait oublié d'ajouter aux prières publiques que Domitien était fils de Minerve (16).

« Apparemment, lui dit Apollonius, vous pensiez que Minerve, étant vierge, n'avait jamais enfanté; vous ne savez pas, à ce qu'il paraît, que cette déesse enfanta autrefois aux Athéniens un dragon (17). »

XXV. Un autre était retenu en prison sous le coup de l'accusation suivante. Il avait une propriété près des bouches de l'Achéloüs. Avant fait avec une petite chaloupe le tour des îles Échinades, il en vit une qui s'était presque jointe au continent. Il y planta des arbres fruitiers et des vignes qui donnaient un très bon vin, et s'y prépara de quoi vivre à son aise : il avait apporté du continent toute l'eau nécessaire pour cette île. De là, une accusation contre cet Acarnanien : on avait prétendu qu'évidemment il était coupable de quelque crime, et que c'était le remords de forfaits affreux qui l'avait poussé à se séparer du reste des hommes et de s'exiler d'une terre souillée par lui: on le comparait à Alcméon fils d'Amphiaraüs qui, après le meurtre de sa mère, vint à l'embouchure de l'Achéloüs se soustraire aux remords qui l'obsédaient : sans l'accuser du même crime, on disait qu'il avait commis quelque attentat presque égal à celui-là. Cet homme repoussait cette accusation, et disait que, s'il était venu habiter en cet endroit, c'était par amour du repos. Voilà pour quelle raison il était mis en jugement et tenu en prison.

XXVI. Bientôt Apollonius fut entouré d'un grand nombre de prisonniers, qui lui adressèrent des plaintes semblables. Il y avait dans cette prison environ cinquante hommes. Les uns étaient malades, les autres abattus et découragés ; ceux-ci attendaient la mort, ceux-là pleuraient sur leurs enfants, leurs parents et leurs femmes.

« Damis, dit Apollonius, ces hommes me paraissent avoir besoin du remède dont je vous ai parlé en entrant ici. Que ce soit une plante égyptienne ou qu'elle ait été coupée sur quelque autre terre par la Sagesse dans un de ses jardins, faisons-en part à ces malheureux, de peur que l'affliction n'abrège leurs jours.
- Vous avez raison, répondit Damis ; ils ont l'air d'en avoir grand besoin. »

Apollonius, les ayant donc rassemblés, leur dit :

« Ô vous tous, avec qui je partage cette demeure, je vous plains d'aller ainsi de vous-mêmes à votre perte, sans savoir si vous succomberez à l'accusation qui pèse sur vous. En vérité, l'on dirait que vous voulez vous donner la mort pour devancer l'arrêt qui, comme vous le croyez, vous menace, et que vous avez du courage contre ce que vous craignez, que vous craignez ce que vous regardez avec courage. Cela ne sied pas à des hommes; il faut vous souvenir de la belle pensée d'Archiloque de Paros : ce poète, parlant de la force qui fait résister aux afflictions, dit que

« la patience, étant une invention des dieux, nous élève au-dessus des adversités, comme l'art soutient au-dessus des ondes le malheureux dont le vaisseau est submergé.»

D'ailleurs, vous ne devez pas considérer comme des maux les circonstances que vous subissez, et auxquelles, moi, je viens m'offrir. Si en effet vous avouez être coupables de ce dont on vous accule, ah ! c'est alors qu'il faut gémir sur le jour dans lequel votre cœur vous trompa en vous poussant à des actes injustes et cruels; mais si vous êtes innocents, si vous pouvez affirmer, vous, que ce n'est pas pour les raisons mises en avant par le délateur que vous habitez l'île d'Achéloüs; vous, que vous n'avez jamais disposé de vos richesses pour des menées hostiles à l'empereur; vous, que vous n'avez pas eu le dessein arrêté de nier les liens qui l'unissent à Minerve; si en un mot chacun de vous peut déclarer fausses les accusations pour lesquelles il est emprisonné et en danger de mort, que signifient les gémissements que vous poussez sur des faits imaginaires? Plus vous sont proches ceux dont vous déplorez l'absence, plus vous devez être forts : car les récompenses proposées à votre patience, les voilà! Peut-être trouvez-vous dur d'être renfermés ici et de vivre dans une prison? Peut-être croyez-vous que ce n'est que le commencement des maux que vous devez souffrir, ou que c'est déjà un supplice, quand il ne devrait pas y en avoir d'autre? Pour moi, qui connais la nature humaine, je vous enseignerai des préceptes qui n'ont rien de commun avec les remèdes des médecins: car ils donnent la force et empêchent de mourir. Tous tant que nous sommes, nous sommes en prison pendant la durée de ce qu'on appelle la vie. Notre âme, liée à ce corps périssable, souffre des maux nombreux, est l'esclave de toutes les nécessités de la condition d'homme; et ceux qui les premiers ont imaginé de se construire une maison n'ont pas réfléchi qu'ils l'enfermaient dans une seconde prison. Assurément ceux qui habitent des palais, et qui sont entourés de toute espèce de précautions pour leur sûreté, nous devons les considérer comme tenus dans une prison plus étroite que ceux qu'ils emprisonnent. Quand je songe aux villes et à leurs murailles, je me dis que ce sont autant de prisons publiques, qui font autant de prisonniers des hommes qui vendent et achètent, des citoyens qui se réunissent dans les assemblées, de ceux qui assistent aux représentations dramatiques, et de ceux qui célèbrent quelque fête. Les Scythes, sur leurs chariots, ne sont pas moins prisonniers que nous: ils sont enfermés entre l'Ister, le Thermodon et le Tanaïs, fleuves peu faciles à traverser, à moins qu'ils ne soient gelés; ils ont sur leurs chariots comme des maisons, où tout en voyageant, ils restent blottis. Si je ne craignais de paraître faire une déclamation de jeune homme, j'ajouterais que l'Océan lui-même environne la terre comme un lien. Venez, poètes, car ceci est votre domaine, et contez à ces hommes découragés comment Saturne a été enchaîné par l'artifice de Jupiter, comment le belliqueux Mars l'a été dans le ciel par Vulcain, et sur la terre par les Aloïdes. Songeons à tout cela, rappelons-nous tous les sages et tous les puissants qui ont été jetés dans des cachots par des peuples tumultueux, ou bien outragés par des tyrans, et acceptons notre sort, afin de ne pas être au-dessous de ceux qui ont accepté un sort semblable. »

Ces paroles produisirent un tel changement dans l'esprit des prisonniers, que la plupart se remirent à manger, renoncèrent aux pleurs, et conçurent l'espérance qu'il ne leur arriverait aucun mal tant qu'ils seraient dans la société d'Apollonius.

XXVII. Le lendemain, Apollonius continua à parler dans le même sens. Au nombre des prisonniers se trouva un homme aposté par Domitien pour écouter ses discours. Cet homme paraissait triste, et se disait fort en danger : il s'exprimait avec assez de volubilité, comme les gens qui ont fait provision de huit ou dix formules captieuses à l'usage des délateurs. Apollonius vit le piège, et ne dit rien qui pût profiter à cet homme : il ne parla que des fleuves, des montagnes, des bêtes féroces et des arbres: cela faisait le plus grand plaisir aux prisonniers, mais le délateur ne faisait pas ses frais. Il s'était donné beaucoup de peine pour l'amener à mal parler du tyran, il lui avait dit, par exemple :

« Vous pouvez me dire tout ce que vous voulez, camarade : ce n'est pas moi qui vous dénoncerai. J'entends bien dire son fait à l'empereur, et le lui dire en face. »

XXVIII. Il y eut encore dans la prison d'autres scènes, les unes préparées, les autres fortuites, mais peu importantes, et qui ne méritent pas de m'arrêter. Si Damis les a rappelées, c'est qu'il a tenu à ne rien omettre. Voici les seules qui vaillent la peine d'être rapportées. Un soir, le cinquième jour depuis l'emprisonnement d'Apollonius, il arriva un homme qui parlait grec, et qui demanda :

« Où est le Tyanéen? »

Puis il prit à part Apollonius, et lui dit.

« Demain l'empereur aura un entretien avec vous: figurez-vous que c'est Élien qui vous l'apprend.

- J'entends le mystère, répondit Apollonius, car Élien seul peut le savoir.

- Il a été de plus recommandé au gardien de la prison de vous accorder tout ce que vous pourrez désirer.

- C'est bien à vous, mais vivre ici ou vivre dehors, ce m'est chose indifférente : je parle tout aussi bien sur ce qui se présente, et je n'ai besoin de rien.

- Pas même d'un conseiller, qui vous dise comment vous devriez parler à l'empereur?

- Je puis en avoir besoin, mais il ne faut pas qu'il m'engage à dire des flatteries.

- Et s'il vous conseillait de ne témoigner à l'empereur ni dédain ni mépris?

-  Son conseil serait excellent, mais c'est précisément ce que je me propose de faire.

- C'est là l'objet qui m'amène; et je suis heureux de vous trouver disposé à la modération. Il faut aussi que vous soyez préparé à soutenir la voix rude de l'empereur et son regard sévère; sa voix en effet est toujours rude, même quand il veut parler avec douceur, ses yeux sont couverts d'épais sourcils, enfin, et c'est ce qu'il y a de plus frappant chez lui, son teint est bilieux. Apollonius, il ne faut pas que cela vous épouvante : ce sont des défauts naturels, et que rien ne peut changer.

- Ulysse, lorsqu'il est entré dans la demeure de Polyphème n'avait appris de personne quelle était la taille du Cyclope, ni quelle nourriture il prenait, ni quelle voix tonnante il avait; et cependant, après un moment de trouble, il soutint sa vue sans effroi, puis il sortit de l'antre après avoir fait preuve de cœur. Pour moi il me suffit de quitter Domitien sain et sauf, après avoir sauvé les amis pour lesquels je me suis exposé à ce danger. »

Après cet entretien, dont il fit part aussitôt à Damis, Apollonius se livra au sommeil.

XXIX. Le lendemain, au point du jour, un des greffiers du tribunal de l'empereur vint à la prison :

« L'empereur ordonne, dit-il, que vous veniez au palais, Apollonius, à l'heure où la place publique est remplie  (18) ; ce n'est pas encore pour vous juger, c'est pour voir quel homme vous êtes, et pour avoir un entretien avec vous seul.

- Pourquoi est-ce à moi que vous venez dire cela?

- N'êtes-vous pas Apollonius?

- Sans doute.

- Eh bien ! à qui le dirais-je?

- A ceux qui doivent me conduire; car il faut que je sorte comme un prisonnier.

- Ils ont déjà leurs instructions: je reviendrai moi-même à l'heure dite; pour le moment je ne suis venu qu'afin de vous prévenir, ayant reçu hier cet ordre fort tard. »

XXX. Quand le greffier fut parti, Apollonius, se remettant sur son lit, dit à Damis :

« Il faut que je dorme : j'ai passé la nuit sans sommeil, travaillant à te rappeler ce que m'a dit autrefois Phraote.

- Cependant, répondit  Damis, il vaudrait mieux veiller, et vous préparer à l'entrevue qu'on vous a annoncée; c'est une chose si importante!

- Et comment me préparerais-je, ne sachant sur quoi je serai interrogé?

- Eh quoi ! vous allez improviser votre défense dans une cause capitale?

- Sans doute; ma vie elle-même n'est-elle pas toute d'improvisation?  Mais je veux vous dire ce que je me suis rappelé des conversations de Phraote: c'est une chose utile pour la circonstance présente, vous-même serez de mon avis. Au sujet des lions que l'on veut apprivoiser, Phraote me disait qu'il ne faut ni les maltraiter, car ils se souviennent des mauvais traitements, ni user envers eux de trop de ménagements, parce que cela les rend fiers, mais que le moyen de les amener à la douceur, c'est de les flatter en les menaçant. Quand il me parlait ainsi, ce n'était pas pour m'apprendre à apprivoiser des lions, ce qui n'est pas l'objet de mon étude; il voulait me mettre en main des rênes qui pussent me servir pour conduire les tyrans : en en faisant usage, il pensait que je ne saurais m'écarter de la modération.

- Ces conseils, répondit Damis, sont assurément fort bons pour se mettre en garde contre les tyrans. Mais je me rappelle une fable d'Ésope, le lion dans son antre. Ce lion, dit Ésope, n'était pas malade, mais il faisait « semblant de l'être, et il se saisissait de tous les animaux qui allaient lui rendre visite.

«Qu'est-ce que cela signifie? se demanda le renard. Je ne vois personne avec le lion, et je ne vois pas non plus de traces d'animal qui soit sorti de son antre. »

- Eh bien ! reprit Apollonius, le renard aurait été à mon sens, encore plus avisé, s'il était entré, ne s'était pas laissé prendre, et était sorti de l'antre en laissant des traces de son retour. »

Après avoir ainsi parlé, Apollonius, prit un peu de sommeil, mais le sommeil ne fit qu'effleurer ses paupières.

XXXI. Quand il fut grand jour, Apollonius adora le Soleil autant qu'il pouvait le faire dans la prison; il répondit à toutes les questions qui lui furent posées, et à l'heure dite le greffier lui ordonna de venir à la porte du palais.

« Il ne faut pas, dit-il, qu'on nous appelle avant que nous soyons arrivés.

- Allons »,

dit Apollonius, et il sortit le premier d'un pas rapide. Quatre gardes le suivaient, mais à une distance plus grande qu'on n'a coutume de suivre les prisonniers. Damis suivait aussi ; il avait le cœur plein de crainte, mais faisait semblant de méditer. Tous les regards étaient fixés sur Apollonius; son costume attirait tout d'abord l'attention; de plus, son air inspirait une sorte d'admiration religieuse, et la pensée qu'il était venu s'exposer pour d'autres lui conciliait même ceux qui lui étaient précédemment hostiles. Comme il se tenait à la porte du palais, il fut témoin des hommages qui se rendaient et se recevaient, et entendit le bruit de ceux qui entraient et sortaient.

« Damis, dit-il, ne dirait-on pas un établissement de bains? Ceux du dehors se pressent pour entrer, ceux du dedans pour sortir; on dirait des gens qui vont se baigner, ou qui en  viennent. »

C'est un mot que je serais bien aise qu'on ne dérobât point à Apollonius, pour l'attribuer à tel ou tel : il appartient si bien en propre à Apollonius, qu'il l'a lui-même transporté dans une de ses Lettres. Voyant un homme déjà vieux qui demandait un commandement, et qui, pour l'obtenir, offrait à l'empereur des hommages serviles, il dit à Damis :

« Sophocle a eu beau dire (19)  : voici un homme qu'il n'a nullement persuadé de fuir un tyran furieux et féroce.

- Mais nous-mêmes, objecta Damis,  nous l'avons choisi: c'est pour cela que nous sommes à cette porte.

- On dirait, Damis, que vous croyez qu'Éaque, le juge des enfers, garde aussi cette porte : on vous prendrait pour un mort.

- Non pas pour un mort, mais pour un homme qui va mourir.

- Vous n'êtes pas encore fait à la mort, mon cher Damis, et cependant voici longtemps que nous sommes ensemble, et vous philosophez depuis votre jeunesse. Je vous croyais aguerri contre elle, et aussi bien exercé que moi-même. Quand un général est en campagne et qu'il combat, le courage ne lui suffit pas, il lui faut encore la science qui indique les moments opportuns; de même le philosophe doit observer les moments favorables pour mourir: il faut qu'il les saisisse, non pas au hasard ni avec l'envie de mourir, mais avec choix et réflexion. J'agis sagement et dans le moment opportun pour la gloire de la philosophie, en m'offrant aujourd'hui à la mort, s'il se trouve un homme pour me tuer; c'est ce que j'ai prouvé à d'autres en votre présence, et ce que je suis las de vous démontrer à vous-même. »

XXXII. C'en est assez sur ce sujet. Quand l'empereur se fut débarrassé des affaires urgentes et put donner audience à Apollonius, celui-ci fut conduit vers l'empereur par ceux qui sont préposés à cet office : on ne permit pas à Damis de le suivre. Domitien avait alors sur la tête une couronne formée d'une branche verte, parce qu'il venait de sacrifier à Minerve dans une cour du palais, consacrée au dieu Adonis, et toute remplie de verdure et de fleurs (20), selon une mode venue d'Assyrie, d'avoir dans l'intérieur même des habitations des jardins pour la célébration des mystères d'Adonis. L'empereur,  qui n'avait pas encore terminé toutes les cérémonies du sacrifice, se retourna, et, frappé de l'extérieur d'Apollonius, il s'écria :

« Élien, c'est un démon que vous m'amenez là. »

Apollonius ne se troubla point, et, se prenant à ce qu'il venait d'entendre :

« O empereur, dit-il, je vous croyais sous la protection de Minerve comme autrefois Diomède à Troie. Cette déesse, en effet, délivra les yeux de Diomède de ce brouillard qui offusque la vue des mortels, et lui donna la faculté de distinguer les dieux et les hommes. Mais elle ne vous a pas encore purifié à ce point. Autrement vous verriez mieux Minerve elle-même, et vous ne prendriez pas des hommes pour des démons.

- Et vous, ô philosophe, quand avez-vous eu les yeux délivrés de ce brouillard?

- Il y a longtemps de cela; c'est depuis que j'ai commencé à philosopher.

- Alors, comment avez-vous pris pour des dieux les hommes qui sont mes ennemis les plus acharnés ?

- Quelle guerre y a-t-il donc jamais eu entre vous et les Indiens Iarchas et Phraote? car ce sont les seuls hommes que je considère comme dieux, ou du moins comme dignes de ce nom.

- N'allez pas chercher les Indiens. Parlez-moi de votre cher Nerva et de ses acolytes.

- Dois-je plaider sa cause, ou...?

- Non, il est inutile de la plaider, car il est déjà reconnu coupable; mais que vous n'êtes pas coupable vous-même, vous qui étiez informé de ses projets criminels, voilà ce que je veux vous entendre démontrer.

- Vous voulez savoir ce dont je suis informé, je vais vous le dire. Car à quoi bon cacher la vérité? »

XXXIII. L'empereur se crut au moment d'entendre des secrets de la plus haute importance, et de nature à perdre Nerva et ses amis. Apollonius le voyant tout enflé de cette espérance, lui dit :

« Nerva est, de tous les hommes que je connais, le plus modéré, le plus doux, le plus dévoué à l'empereur ; il remplirait admirablement une grande charge, mais il a tellement peur du faste qu'il craint les moindres honneurs. Ses acolytes (et vous désignez de ce nom, si je ne me trompe, Rufus et Orphitus) sont, eux aussi, autant que je les connais, des hommes modérés, ennemis des richesses, un peu indolents à faire même ce qui est permis, également incapables et de tramer un complot, et d'entrer dans un complot organisé par un autre. »

Ces paroles exaspérèrent l'empereur.

« Ainsi, selon vous, s'écria-t-il, je calomnie ces hommes! Et quand je les ai trouvés souillés de crimes et prêts à se ruer contre moi, vous venez me dire que ce sont les plus honnêtes et les plus calmes des hommes ! Je me doute que si on les questionnait à leur tour sur votre compte, ils répondraient:

« Apollonius n'est ni un magicien, ni un audacieux, ni un fanfaron, ni un homme avide de richesses, ni un contempteur des lois.»

Vous êtes des scélérats merveilleusement d'accord pour mal faire. Mais l'accusation vous démasquera : car vos serments, leur objet, le moment où ils ont été prêtés, les sacrifices qui les ont accompagnés, je sais tout cela aussi bien que si j'y avais assisté et que si j'y avais pris part. »

Apollonius, toujours impassible, répondit :

« Il est honteux et contraire aux lois, ô empereur! ou de faire un simulacre de jugement quand votre opinion est faite à l'avance, ou de vous faire une opinion avant d'avoir jugé. Puisque telles sont vos dispositions, permettez-moi de commencer dès maintenant à me justifier. Prince, vous me jugez bien mal, et vous me faites plus de tort que le délateur, car il promet de prouver mon crime, et vous, avant de l'avoir entendu, vous l'affirmez.

- Commencez votre justification par où vous voudrez, répondit Domitien ; quant à moi, je sais par où je dois finir et par où il convient de commencer.»

XXXIV. Domitien, en effet, commença aussitôt à faire subir au philosophe d'ignominieux traitements; il lui fit couper la barbe et les cheveux (21); il le fit enchaîner au milieu des plus grands scélérats. Tandis qu'on lui coupait les cheveux, Apollonius dit :

« Prince, je ne savais pas que ce fût ma chevelure qui était en péril.»

Puis, quand on le mit aux fers :

« Si vous me prenez pour un magicien, comment ferez-vous pour m'enchaîner ? Et si vous m'enchaînez, comment m'accuserez-vous de magie?

- Je ne vous lâcherai pas avant de vous avoir vu vous changer en eau, en arbre ou en bête féroce.

- Quand je le pourrais, je ne le ferais pas, afin de ne pas trahir des hommes qui, contre toute justice, courent les plus grands périls. Je resterai tel que je suis et subirai tout ce que vous voudrez faire endurer à ce corps misérable, jusqu'à ce que j'aie justifié les innocents que l'on accuse.

- Et qui vous justifiera vous-même ?

-  Le temps, l'inspiration des dieux, et l'amour de la sagesse qui m'anime. »

XXXV. C'est ainsi, selon le récit de Damis, qu'Apollonius préluda à son apologie devant Domitien; mais ceux qui ont présenté malignement ces faits disent qu'il commença par faire son apologie, puis fut enchaîné, ensuite fut rasé; ils ont même imaginé une lettre écrite par lui dans le dialecte ionien, lettre d'une longueur insupportable; dans cette lettre, Apollonius aurait supplié Domitien de lui épargner les chaînes. Il est vrai qu'Apollonius écrivit son Testament en ionien; mais je ne connais pas de lui une seule lettre écrite dans ce dialecte, bien que j'en aie recueilli un grand nombre ; et, dans ses lettres, je ne l'ai jamais trouvé verbeux. Elles sont toutes d'une brièveté lacédémonienne, et semblent détachées d'une scytale (22). D'ailleurs il sortit vainqueur du tribunal de l'empereur; comment aurait-il donc été enchaîné une fois la sentence rendue? Mais il n'est pas encore temps de parler du jugement. Disons d'abord ce que dit Apollonius au sujet de sa barbe et de ses cheveux coupés.

XXXVI. Il v avait deux jours qu'il était enchaîné, lorsqu'il se présenta à la prison un homme qui lui dit avoir acheté à prix d'argent la permission de lui parler, et qui annonça vouloir lui donner un conseil salutaire. C'était un Syracusain; Domitien ne pensait et ne parlait que par lui. Il avait été envoyé, comme le précédent, par l'empereur, mais il y avait plus de vraisemblance clans ses paroles. Le premier avait dû faire venir de loin la conversation; celui-ci avait, dans les circonstances présentes, une entrée en matière toute trouvée.

« Ô dieux ! s'écria-t-il, qui aurait pu croire qu'Apollonius eût pu être chargé de chaînes !

- Qui l'eût pu croire? celui qui l'a fait. Car il ne m'eût pas enchaîné s'il n'eût cru pouvoir le faire.

- Qui aurait jamais cru qu'on eût pu couper sa divine chevelure?

-  Moi, qui la laissais croître.

- Et comment supportez-vous tout cela?

- Comme doit le faire un homme qui ne s'est offert à ces circonstances ni volontairement ni contre son gré.

-  Et comment votre jambe supporte-t-elle ces chaînes?

- Je ne sais, car mon âme est ailleurs.

- Cependant l'âme est ouverte à la douleur.

- Nullement, car l'âme (du moins la mienne) ou ne sentira pas la douleur ou la fera cesser.

- Et à quoi donc songe votre âme?

- A ne pas se soucier de tout ceci. »

Notre visiteur revint alors à la chevelure d'Apollonius, et remit la conversation sur ce sujet.

« Bien vous prend, lui dit alors Apollonius, de n'avoir pas été un des Grecs qui firent le siège de Troie;  il m'est avis que vous auriez poussé bien des gémissements sur la chevelure d'Achille coupée en l'honneur de Patrocle (si toutefois elle fut coupée en effet), et qu'un tel spectacle vous aurait fait défaillir. Vous qui me témoignez tant de compassion pour mes cheveux, tout blancs qu'ils étaient et incultes, que n'auriez-vous pas ressenti pour cette chevelure blonde et si bien entretenue!»

Tous les propos du Syracusain étaient autant de piéges; il voulait savoir ce qui pouvait chagriner Apollonius, et surtout si le ressentiment des mauvais traitements qui lui avaient été infligés ne le ferait pas parler contre l'empereur. Trompé dans ses espérances par tout ce qu'il venait d'entendre, il lui dit :

« Vous êtes accusé auprès de l'empereur de plusieurs crimes, particulièrement de ceux qu'on impute à Nerva et à ses amis. On lui a rapporté aussi certains propos qu'on vous accuse d'avoir tenus en Ionie, et qui témoignent de dispositions hostiles et haineuses ; mais il ne tient pas compte de cela, parce qu'il a de plus graves sujets de colère, et cependant vous avez été dénoncé par un homme dont le renom va sans cesse grandissant.

-  Voilà un fier athlète, qui croit se faire un nom en montrant sa force dans la délation ! Je comprends, du reste, que c'est Euphrate. Cet homme est, je le sais, décidé à tout faire pour me nuire : il m'a déjà nui, et dans des choses plus graves. Ainsi, ayant appris que je devais aller visiter les Gymnosophistes d'Éthiopie, il m'a calomnié auprès d'eux, et si je n'avais pas vu le piège, peut-être aurais-je dû partir sans voir ces Sages.»

Cette parole étonna fort le Syracusain.

« Quoi ! s'écria-t-il, être calomnié auprès de l'empereur, c'est pour vous un malheur moindre que ne l'eût été celui de passer dans l'esprit des Gymnosophistes pour aussi noir que vous avait représenté Euphrate !

-  Certes, répondit Apollonios. Car j'allais chez eux pour apprendre, et ici je suis venu pour enseigner.

- Que prétendez-vous enseigner?

-  Que je suis un homme vertueux, ce que ne sait pas encore l'empereur.

- Vous ferez bien de le lui apprendre; et si vous l'aviez fait plus tôt, vous ne seriez pas dans les fers. »

Apollonius comprit que le Syracusain parlait dans le même sens que l'empereur, et espérait que l'horreur des chaînes le porterait à émettre quelque calomnie contre Nerva et ses amis :

« Mon ami, lui dit-il, si j'ai été mis aux fers pour avoir dit la vérité à Domitien, que m'arrivera-t-il pour avoir menti? L'empereur croit que c'est la franchise qui mérite les fers, et moi, je crois que c'est le mensonge. »

XXXVII. Le Syracusain sortit de la prison après avoir exprimé son admiration pour Apollonius et sa philosophie si élevée. Quand Apollonius fut resté seul avec Damis, il lui dit :

« Avez-vous vu ce Python ?

- J'ai bien vu, répondit Damis, que cet homme vous tendait un piège et cherchait à vous surprendre. Mais je ne sais ce que vous voulez dire par ce Python.

-  II y eut autrefois un orateur nommé Python, de Byzance, qui était fort habile à persuader même dans les mauvaises causes. Cet homme avait été envoyé en ambassade auprès des Grecs par Philippe, fils d'Amyntas, qui voulait les réduire en servitude; sans s'occuper des autres Grecs, il vint à Athènes, et devant les Athéniens eux-mêmes, au temps où ils étaient les plus renommés pour l'éloquence, il soutint qu'ils étaient injustes envers Philippe, et que c'était un crime de leur part de défendre la liberté de la Grèce. Tel est le langage que tint Python; et comme Démosthène répondit à cet audacieux discours et soutint seul l'effort de Python, c'est une des luttes dont il s'honora le plus. Quant à moi, je ne considérerai pas comme une lutte glorieuse pour moi de ne pas m'être laissé séduire par les conseils de cet homme; mais je dis qu'il a agi comme Python, et qu'il est venu ici pour gagner le salaire d'un tyran et donner de détestables conseils.»

XXXVIII. Damis rapporte d'autres propos tenus par Apollonius en cette circonstance. Il ajoute que lui-même était fort inquiet sur leur situation, et ne voyait pas d'autre moyen d'en sortir, si ce n'est de prier les dieux, qui souvent ont tiré ceux qui les invoquaient de dangers bien plus terribles. Aussi, un peu avant midi, il dit à Apollonius :

« Ô Tyanéen ! (il savait que le philosophe aimait à être appelé ainsi) que va-t-on faire de nous?

- Ce qu'on a fait jusqu'ici, répondit Apollonius, et rien de plus; car nous ne serons pas mis à mort.

- Mais comment y échapper? Serez-vous donc mis en liberté?

- Oui, je le serai aujourd'hui par la volonté du juge, je le suis dès maintenant par la mienne. »

Et en disant cela, il tira sa jambe des fers qui la retenaient, et dit à Damia:

«Voici la preuve que je suis libre, ainsi prenez confiance.»

Damis nous dit qu'alors, pour la première fois, il comprit qu'Apollonius était d'une nature divine et supérieure à la nature humaine : et comment l'eût-il ignoré plus longtemps, quand il eut vu Apollonius, sans avoir fait de sacrifice (ce qui ne se pouvait guère dans une prison), sans avoir même adressé une prière aux dieux, sans avoir dit un seul mot, se rire de ses fers, puis remettre sa jambe dans ses entraves, et continuer d'agir comme un homme enchaîné?

XXXIX. Les hommes simples attribuent à la magie ces faits merveilleux (23), et ils font de même pour beaucoup de faits qui n'ont rien que d'humain. Ainsi les athlètes et les divers lutteurs ont recours à la magie, dévorés qu'ils sont du désir de la victoire; certes la magie ne leur sert de rien pour remporter le prix, mais si par hasard ils viennent à être vainqueurs, aussitôt ces malheureux, se faisant tort à eux-mêmes, rapportent tout à cet art, et ceux qui ont été vaincus par eux ne le croient pas moins fermement :

« Si j'avais fait tel sacrifice, brûlé tel parfum, dit chacun de ces derniers, la victoire ne m'aurait pas échappé. »

Voilà ce qu'ils disent, voilà ce qu'ils pensent. La magie assiège encore la porte des marchands Viennent-ils à faire quelque bonne affaire, ils croient en être redevables au magicien; ont-ils fait quelque perte, ils en accusent leur chicherie, et se reprochent de n'avoir pas sacrifié autant qu'il l'aurait fallu. C'est surtout sur les amants que s'étend le pouvoir de la magie : les amants sont des malades si faciles à tromper qu'ils viennent demander même à de pauvres vieilles un remède à leurs maux; faut-il s'étonner qu'ils recherchent les maîtres de cet art, qu'ils prêtent l'oreille à leurs instructions, qu'il leur faille porter une ceinture, ou des pierres tirées soit des profondeurs de la terre, soit de la lune, soit des astres, ou tous les parfums que l'Inde produit? Faut-il s'étonner qu'ils donnent des sommes folles pour des pratiques qui, du reste, leur sont parfaitement inutiles? Pour peu que les objets de leur passion viennent à se laisser fléchir, ou que l'irrésistible attrait des présents avance les affaires de nos amoureux, les voilà à chanter les louanges de la magie et à glorifier sa toute-puissance; mais s'ils ont échoué, ils attribuent cet échec à quelque négligence de leur part : ils auront oublié de brûler quelque parfum, d'offrir quelque sacrifice, de faire fondre au feu quelque partie de victime, et c'était de la plus grande importance, tout dépendait de là. Quant aux artifices par lesquels les magiciens opèrent tous leurs prestiges, ça a été l'objet de plusieurs écrits où leur science a été bafouée; je les dénonce à mon tour, pour que les jeunes gens ne s'adressent jamais à ces gens-là, et ne s'habituent pas à de pareilles choses, même pour en faire un sujet de badinage. Mais cette digression m'a mené trop loin. Qu'est-il besoin d'insister davantage sur une chose que condamnent à la fois la nature et les lois?

XL. Après qu'Apollonius eut montré à Damis qui il était, et eut conversé quelque temps avec lui, ils virent, vers midi, arriver un homme qui dit à haute voix :

«Apollonius, sur le conseil d'Élien, l'empereur ordonne qu'on vous délivre de ces chaînes, et qu'on vous tienne dans une prison moins étroite, jusqu'au jour de votre justification; ce sera sans doute le cinquième à partir d'aujourd'hui.

- Qui me fera sortir d'ici? demanda Apollonius.

- Moi, et vous pouvez me suivre. »

A la vue d'Apollonius, les prisonniers dont la captivité était moins resserrée l'embrassèrent comme un compagnon qui leur était rendu contre toute espérance. Car l'amour que des enfants ressentent pour un père qui les avertit avec douceur et avec tendresse, ou leur parle de son jeune âge, ces hommes l'éprouvaient pour Apollonius et ne s'en cachaient pas. Apollonius, de son côté, ne cessait de leur donner des conseils.
Le lendemain, il appela Damis :

« Il me faudra, lui  dit-il, me justifier au jour indiqué. Vous, partez pour Dicéarchie (24) par la route de terre, ce qui vous vaudra mieux. Quand vous aurez salué Démétrius, tournez-vous vers la mer, du côté de l'île de Calypso, vous verrez Apollonius vous apparaître.
- Vous verrai-je vivant ou autrement? »

Apollonius répondit en souriant :

«Toujours vivant, selon moi; selon vous, ramené à la vie. »

Damis nous dit qu'il partit à regret : sans doute il ne considérait pas Apollonius comme perdu, mais il n'avait pas non plus un ferme espoir qu'il dût échapper au péril. Trois jours après, il arriva à Dicéarchie : là il entendit parler d'une tempête qui avait sévi les jours précédents; on lui dit qu'un vent violent, mêlé de pluie, s'était abattu sur la mer, avait submergé plusieurs des vaisseaux qui se dirigeaient vers ces parages, et avait rejeté les autres sur les côtes de Sicile et dans le détroit : il comprit alors pourquoi Apollonius lui avait recommandé de se rendre par terre à Dicéarchie.

XLII. Ce qui suit, Damis le rapporte d'après la relation qu'Apollonius, dit-il, en fit plus tard à Démétrius et à lui. Un jeune homme de Messène, en Arcadie, était venu à Rome; comme il était d'une beauté remarquable, plusieurs s'étaient épris de lui, et Domitien tout le premier: mais la passion des rivaux de l'empereur était si forte qu'ils ne craignirent pas de lui tenir tête. Le jeune homme était chaste et respectait sa beauté et sa jeunesse. S'il méprisa les séductions de l'or, des richesses, des chevaux et de tout ce qui sert souvent à corrompre les jeunes gens, ce n'est pas là ce dont je le louerai: il faut qu'un homme soit dans ces dispositions. Mais ce jeune homme, pouvant se donner plus de plaisirs que tous ceux qui attirèrent jamais sur eux des yeux de prince, se refusa tout ce qu'on lui offrait. Il fut donc enchaîné par ordre de celui qui l'aimait. Se trouvant en présence d'Apollonius, il voulut lui parler, mais, n'écoutant que les conseils de la honte, il n'osait. Apollonius devina ce qui se passait en lui, et lui dit :

« Enfant, vous n'êtes pas encore en âge de mal faire, et vous êtes ici enfermé avec des criminels comme nous!

- Et il me faudra mourir, car les lois de maintenant punissent de mort la chasteté.

- Comme celles du temps de Thésée : car la chasteté d'Hippolyte fut cause que son père même le fit mourir.

- Moi aussi, c'est mon père qui me fait mourir. Car, bien que je sois de Messène en Arcadie, il ne m'a pas donné l'instruction des Grecs, mais il m'a envoyé ici pour apprendre les lois des Romains, et c'est comme j'étais ici pour ce motif, que l'empereur m'a regardé à mon désavantage. »

Apollonius, faisant semblant de ne pas le comprendre, lui dit :

« Est-ce que l'empereur croirait que vous avez les yeux bleus, quand vous les avez parfaitement noirs, à ce que je vois, ou bien le nez de travers, quand vous l'avez aussi droit que les Hermès les mieux travaillés, ou bien les cheveux d'une autre couleur qu'ils ne sont en réalité, or ils sont d'un blond foncé et très brillant? Je trouve aussi votre bouche si bien faite qu'elle plaît autant, que vous parliez ou que vous gardiez le silence. De plus, vous vous tenez bien droit et vous avez l'air noble. L'empereur vous a donc vu tout autre que vous n'êtes, que vous me dites avoir été regardé par lui à votre désavantage?

- Il m'a vu comme vous, et c'est ce qui m'a perdu. Il s'est mis à m'aimer sans retenue, comme on aime une femme, et va jusqu'à vouloir me faire violence. »

Apollonius admira ce jeune homme, et voyant sa pudeur et la modestie de son langage, il ne voulut pas lui demander ce qu'il pensait de telles actions, et s'il ne les trouvait pas honteuses; il se contenta de lui dire :

« Possédez-vous en Arcadie quelques esclaves?

- J'en possède un grand nombre.

- Que pensez-vous être relativement à eux?

- Ce que me font les lois, leur maître.

- Les esclaves doivent-ils obéir à leurs maîtres ou peuvent-ils refuser ce qui plaît à ceux qui ont droit sur eux? »

Le jeune homme vit où tendait cette question, et répondit :

« L'autorité des tyrans est un joug pesant auquel on ne peut se soustraire, je le sais : ils veulent avoir pour esclaves même les hommes libres : mais je suis le maître de mon corps, et je le garderai sans souillure.

- Et comment? Vous avez à compter avec un amant qui vous fait la cour l'épée à la main.

- J'aime mieux tendre le cou à cette épée : c'est ce qu'elle demande.

- A merveille, jeune homme! s'écria Apollonius; je vois que vous êtes un vrai Arcadien. »

Il s'est souvenu de ce jeune homme dans une de ses Lettres, et il a conté son histoire bien plus agréablement que je ne l'ai fait ici. En faisant à celui auquel il écrit sa lettre l'éloge de la chasteté de ce jeune homme, il dit que le tyran ne le mit pas à mort, mais, ayant admiré son courage, le laissa libre. Il revint en Arcadie, et y fut plus honoré que ceux qui, à Lacédémone, remportent des prix pour leur patience à supporter la flagellation (25).


ÉCLAIRCISSEMENTS

APOLLONIUS PRIS POUR UN DÉMON. - DE LA CROYANCE AUX DÉMONS A CETTE ÉPOQUE (p. 325).

Voici la seconde fois qu'Apollonius est pris pour un démon (V. p.25). Il est assez naturel de se demander ici ce que c'était qu'un démon, d'après les croyances de l'antiquité païenne. Il y aurait un livre à faire sur la démonologie chez les Grecs et chez les Romains : nous nous bornerons à quelques indications sommaires, mais précises.
Plutarque croyait à l'existence de cinq espèces de substances animées: 1° les dieux, 2° les démons (
δαίμονες), c'est-à-dire des êtres surnaturels, d'un ordre inférieur aux dieux, 3° les héros (ἥρωες), c'est-à-dire les âmes des morts, 4° les hommes, 5° les bêtes (Dialogue sur le εἰ du temple de Delphes, ch. 13). Mais il s'en faut que cette division ait toujours été nettement reconnue. Non seulement les héros et les démons ont été souvent confondus, mais bien souvent, surtout dans l'origine, le mot de démon (δαίμων) s'appliquait indifféremment à toute espèce de divinité, surtout à cette divinité vague et terrible qu'on appelait le Destin. Ce mot n'a pas d'autre sens dans Homère (V. Alf. Maury, Hist, des religions de la Grèce, t. I, p. 565 et p. 262).
Dans Hésiode, le nom de démons s'applique à des êtres surnaturels, d'un ordre inférieur aux dieux, et qui répondent à ce que nous entendons par les Génies. Ce sont les hommes de l'âge d'or que Jupiter a ainsi transformés.

« Lorsque la terre eut recouvert les hommes de cette race, Jupiter, dans sa volonté puissante, en fit des démons. Ces âmes vertueuses habitent sur la terre, où elles sont les gardiennes des mortels ; elles observent les bonnes et les mauvaises actions. Enveloppées d'air, elles parcourent la terre entière, répandant la richesse sur leurs pas : telle est la royale prérogative qui leur a été accordée. » (Hésiode, Les Oeuvres et les Jours, v. 121-125.)

Pindare va plus loin. Il attribue à chaque personne un démon ou un génie protecteur (Pythiques, Ill, 109. Boeckh), et parle de démons qui « président à la naissance des hommes. » (Olympiques, XIII, v. 105.)

Mais la démonologie des Grecs ne s'établit que plus tard, et par le travail des philosophes, qui réduisirent en systèmes les idées éparses dans les poètes, auxquelles ils mêlèrent leurs propres idées. Platon le premier donna l'essor aux spéculations sur les démons, qui occupent une grande place dans sa philosophie, et surtout dans les doctrines de l'école néo-platonicienne. Non seulement, dans le Théagès, il représente Socrate parlant de son démon et des voix qui souvent lui donnaient sur l'avenir d'utiles avertissements (26) ; mais, dans divers dialogues, dans le Timée, dans le Phèdre, dans les Lois (livre XI), et dans l'Épinomis, ouvrage apocryphe, mais qui est sorti de l'école de Platon, on trouve toute une hiérarchie de dieux et de démons. Ces démons sont des génies dont le corps est composé principalement d'éther; habituellement invisibles, ils peuvent, quand ils le veulent, apparaître aux hommes. Ils s'occupent des affaires humaines, et sont les intermédiaires entre les hommes et les dieux suprêmes (V. Henri Martin, Études sur le Timée de Platon, t. II, p. 144 ; Alfred Maury, Hist, des religions de la Grèce, t. III, p. 421 et suiv.).
On s'est demandé si toute cette démonologie de Platon était bien sérieuse, et s'il ne fallait pas la ranger parmi ces allégories et ces mythes sous lesquels il aimait à présenter sa pensée. Ce qui est certain, c'est que les platoniciens et les néo-platoniciens l'ont prise tout à fait au sérieux, et ont, sous toutes les formes, enseigné qu'il existe des puissances intelligentes répandues dans les espaces sublunaires. C'est un point sur lequel s'accordent Maxime de Tyr (27), Plutarque (28), Plotin, et toute l'école d'Alexandrie (29). Il y a, dans les Ennéades de Plotin, tout un livre sur les démons (Ennéade Ille, livre IV) : nous nous contentons de renvoyer à l'excellente traduction de M. Bouillet (t. II, p. 92 et suiv.), et aux Éclaircissements qui l'accompagnent (t. II, p. 530 et suiv.).

A côté de la démonologie philosophique, où les démons étaient des intermédiaires entre la divinité et l'homme, et présidaient à chaque vie d'homme, il y avait la démonologie populaire, où les démons étaient confondus avec les héros, c'est-à-dire avec les âmes des morts, avec ce que l'on appelle aujourd'hui les esprits. C'est évidemment le sens qu'a le mot démon dans les deux passages de la Vie d'Apollonius que nous avons rappelés (p. 25 et p. 325). En effet, les deux fois, ce mot est prononcé pour exprimer une idée qui réveille une impression de terreur, comme auraient pu l'être aussi bien les mots d'ombre et de fantôme. La vue d'Apollonius produit sur le satrape de Babylone et sur Domitien le même genre d'effroi que produirait ce qu'on appelle vulgairement un revenant. Les histoires de revenants sont nombreuses dans l'antiquité. On en trouve déjà la trace dans Ménandre, dont une comédie était intitulée le Fantôme, et dans une autre comédie grecque dont est imité le Revenant de Plaute (Mostellaria) ; elles se multiplient au siècle de Philostrate. Pline le Jeune en conte une dans ses Lettres (VII. 27), Lucien s'en amuse dans son Ami des mensonges, Phlégon de Tralles en remplit tout un livre (Faits merveilleux. V. Historic. graecor. fragmenta, édit Didot, t.111, p. 611). Philostrate lui-même a composé, sous ce titre l'Héroïque, un ouvrage étrange, tout plein de récits fantastiques sur les héros, c'est-à-dire sur les ombres, ou plutôt (comme on dirait aujourd'hui) sur les esprits des combattants de la guerre de Troie.

Nulle part on ne voit mieux que dans l'Héroïque de Philostrate les développements qu'avaient pris les croyances philosophiques et populaires au sujet de ces êtres surnaturels qu'on appelait des démons ou des héros. Un passage de la Vie d'Apollonius de Tyane en donne une idée : c'est le récit de l'apparition de l'ombre d'Achille à Apollonius (V. p. 448 et p. 152). On y voit Apollonius converser avec l'ombre d'Achille, qui est représentée comme conservant toutes ses passions d'autrefois, encore pleine d'amour de la gloire, d'affection pour Patrocle et de haine contre les Troyens. Qu'on ne se hâte pas trop de mettre de tels récits sur le compte de l'imagination populaire : plus d'un philosophe était arrivé, dans ses spéculations, à des croyances toutes semblables. On en jugera par deux passages de Plutarque sur la nature des démons, leurs fonctions, leurs sentiments, etc.:

« Les démons sont plus robustes que les hommes et beaucoup plus puissants; il y a en eux un élément divin, mais mélangé, mais impur: ils sont à la fois âmes et corps, et par conséquent capables de plaisir, de peine, et de toutes les affections de ce genre, dont ils sont troublés, les uns plus, les autres moins. Il y a parmi les démons, comme parmi les hommes, des différences de vertu. Il y a de bons et de mauvais démons... » (Isis et Osiris, ch. 25 et 26.)

« Parmi les âmes humaines, celles qui sont plus vertueuses deviennent des héros, les héros sont changés en démons, et quelques-unes en petit nombre, entièrement purifiées par un long exercice de vertus, sont élevées à la nature divine. Il en est, au contraire, qui sont incapables de maîtriser leurs désirs, se rabaissent jusqu'à se plonger de nouveau dans des corps mortels, pour y mener, comme dans une atmosphère nébuleuse, une vie obscure et misérable Il ne faut pas mettre sur le compte des dieux les rapts, les exils, les retraites, les états de servitude que des récits fabuleux leur attribuent, mais sur celui des démons, qui sont sujets aux passions des hommes... Après une certaine révolution de siècles, les démons subissent la mort. »

Suit un récit fantastique sur un vaisseau qui, naviguant dans la mer Ionienne, aurait entendu une voix appeler le pilote, et lui ordonner d'aller en un certain endroit annoncer que le grand Pan était mort (Dialogue sur la cessation des oracles, ch. X et suiv.). Il reste à expliquer comment et pourquoi il arrive aux démons, selon l'expression de Plutarque, de se plonger de nouveau dans les corps mortels. Ils peuvent le faire, étant d'une nature subtile et déliée (V. Maxime de Tyr, Dissert. XIV); et s'ils le font, c'est qu'ils manquent d'organes pour goûter les plaisirs sensuels, et sont obligés d'emprunter les organes humains (V. les citations données par M. Maury, Hist. des religions de la Grèce, t. III, p. 427 et 430). - V. Binet, Traité histor. des dieux et des démons du paganisme.

LA JAMBE ÔTÉE DES FERS (p. 332).

Eusèbe (Réponse à Hiéroclès) semble admettre ce fait, et l'attribuer à la magie, malgré les protestations de Philostrate. Voyez plus loin l'Éclaircissement sur la page 349 (Apollonius se justifie du reproche de magie).
Telle est aussi l'opinion d'Artus Thomas, qui s'écrie à ce propos :

« Voilà comment Apollonius n'était pas magicien! Car quel secret physique et naturel y peut-il avoir à s'oster une jambe des entraves? Car il n'avait point ceste herbe de Mars, qu'on a voulu fabuleusement dire ouvrir les serrures; c'estait un homme destitué de tous moyens humains, et toutesfois il fait icy ce que tous les hommes ensemble n'eussent su faire, à savoir de s'oster des fers et s'y remettre sans les ouvrir; le diable voulant rendre ceci égal au miracle de saint Pierre, au chapitre XII des Actes des Apôtres, qui sortit de sa prison les portes fermées et au milieu de ses gardes. Il est vrai que saint Pierre sortit tout à fait, et Apollonius ne fit qu'un tour de souplesse, » etc. (Notes à la traduction de BI. de Vigenère, 2e vol., p. 584.)

Fleury attribue ce fait à l'intervention du démon :

« Damis ne croyait pas que cette merveille pût s'attribuer à un art magique, puisque Apollonius l'avait faite sans aucun sacrifice, sans aucune prière, sans aucune parole; comme si les démons ne pouvaient agir sans cet appareil ! » (Hist. ecclésiast., t. I.)

L'abbé Du Pin n'y voit qu'un simple tour de souplesse, comme dit Artus Thomas, et cela sans recours à la magie :

« Ne se pouvait-il pas faire qu'il eût trouvé le moyen d'ouvrir et de refermer le lien qui tenait sa jambe attachée?» (L'Hist. d'Apoll. convaincue de fausseté, p. 151.)

 

(01)  En Attique.

(02) Elles avaient, dans la première nuit des noces, égorgé leurs cousins qui étaient devenus leurs maris.

(03) Ce personnage mythique des régions hyperboréennes est représenté comme un prêtre d'Apollon, qui avait reçu de son dieu le don singulier de traverser les airs sur une flèche, et qui fit ainsi de nombreux voyages.

(04) C'est la ville de Pouzzoles (Puteoli).

(05)  Iolas, neveu d'Hercule, fut le compagnon de quelques-uns de ses travaux. (Voy. Ovide, Métamorphoses, liv. IX.)

(06) Voy. liv. IV, ch. 42, p. 181.

(07)  Allusion aux jeux Capitolins, jeux quinquennaux institués par Domitien. II s'y faisait des concours de musique, de courses de chars et d'exercices gymniques. (Voy. Suétone, Vie de Domitien, c. 4.)

(08) Voyez Odyssée, liv. X, v. 71 et. suiv. Éole avait donné à Ulysse une outre où les vents étaient retenus captifs. Ulysse ayant négligé de bien garder cette outre, ses compagnons l'ouvrirent, et les vents, ainsi déchaînés, soulevèrent une tempête qui écarta d'Ithaque le vaisseau d'Ulysse, et le rejeta dans l'île d'Éole. Il implora le secours d'Éole, qui refusa de l'entendre et le chassa de son île.

(09)  Allusion à un vers de l'Oreste d'Euripide (v. 396.)

(10)  C'est un mot d'Hector, en réponse à Polydamas, qui conseille aux Troyens de fuir devant Achille et de se renfermer dans leurs murailles. (Iliade, XVIII, v. 309.)

(11) On appelait ainsi le port de Puteoli, qui était pour les Romains un port à la fois marchand et militaire.

(12) Le fait est conté ainsi par Plutarque (Vie d'Aristide), mais un peu différemment par Cornélius Népos.

(13) Voy. Odyssée, IV, v. 219 et suiv.

(14) Noble Égyptien qui résidait près de Canope, et qui donna l'hospitalité à Ménélas. (Voy. le IVe livre de l'Odyssée.)

(15) Voy. Odyssée, V, v. 333 et suiv.

(16) On sait, en effet, que Domitien honorait particulièrement Minerve (Voy. Suétone, Domitien, c. 15 ; Quintilien, Institution Oratoire X, 1), et qu'il prétendait être considéré comme dieu de son vivant même (Voy. Pline, Panégyrique: Suétone, ch. 13).

(17) Allusion à Érichtonius qui, selon une tradition athénienne, était fils de Minerve et de Vulcain (Maury, Histoire des religions de la Grèce, I, p. 104). Selon une autre tradition, il était fils de Vulcain et de la Terre (Ibid., p. 229). Il avait un buste humain, et ses jambes étaient deux queues de serpent (Voy. la Bibliothèque d'Apollodore, III, 13, et Ovide, Métamorphoses, III, v. 561). - On voit, du reste, comment Apollonius fait retomber sur Domitien sa prétention d'être né de Minerve, qui, si elle a enfanté, n'a enfanté qu'un monstre.

(18)  C'est-à-dire vers midi.

(19) Oléarius suppose que le tyran furieux et féroce dont il est question ici n'est autre, dans Sophocle, que l'Amour. Il est certain que Philostrate a rapporté plus haut (I, 13) un mot semblable de Sophocle, qui s'appliquait à l'Amour.

(20)  Allusion aux Jardins d'Adonis, sortes de corbeilles pleines de fleurs qu'on portait aux fêtes d'Adonis.

(21) C'était chez les peuples anciens une peine infamante que d'avoir les cheveux et la barbe coupée. (Vol. le IIe livre des Rois, ch. 10). - Les Romains rasaient la tête des esclaves : Domitien veut sans doute traiter comme un esclave Apollonius, parce qu'il se glorifie d'être libre.

(22) On appelait scytale une bande de peau préparée et roulée autour d'un bâton de bois, dont les éphores spartiates se servaient pour faire parvenir à un général des dépêches secrètes. Quand ils l'envoyaient en expédition, ils prenaient deux rouleaux de bois parfaitement égaux en grosseur, lui en remettaient un et conservaient l'autre. Après son départ, ils roulaient autour du bâton qu'ils avaient gardé une longue bande de cuir, en en faisant toucher les bords, et couvraient ce cuir de caractères dans le sens de la longueur. Ils déroulaient ensuite cette bande et la remettaient en cet état, c'est-à-dire tout à fait inintelligible, à un messager. Le général, pour comprendre la dépêche, n'avait qu'à la rouler à son tour tout autour de son bâton. (Voy. Robinson, Antiquités grecques, l. II, p. 112.)

(23)  Voyez les Éclaircissements historiques et critiques.

(24)  Nom grec de Puteoli (Pouzzoles). Voyez p. 294.

(25) C'était un usage lacédémonien (Voy. Athénée, Vlll, p. 350) de fouetter des hommes libres en l'honneur de Diane Scythique : on les fouettait jusqu'au sang, parce que cette déesse aimait le sang. Philostrate a déjà parlé, plus haut, de cet usage, livre VI, ch. 20. Voyez p. 263.- Il résulte de ce passage qu'il y avait des prix proposés à ceux qui enduraient le mieux le fouet (Voyez, sur cet usage singulier, Meurtius, Graecia feriata, p. 85 et suiv.).

(26)  Voir encore, sur le démon de Socrate, Apulée, qui l'appelle un dieu (De Deo Socratis) ; Plutarque (Dialogue sur le démon de Socrate); Aelius Aristide, III, p. 36; Maxime de Tyr, Dissertations XVI et XVII; le livre de M. Lélut sur le démon de Socrate, où l'auteur essaye de donner une explication physiologique des faits rapportés par Platon, et conclut que Socrate avait des hallucinations.

(27)  Voyez Dissertations XIV, XXVI et  XXVII.

(28) Voir son Dialogue sur la cessation des oracles, ses Traités sur les opinions des philosophes (livre 1, ch. 8); sur Isis et Osiris, ch. V et 26), etc.

(29) Voir Maury, ouvrage cité, Ill, p. 426 et suiv.

 

FIN DU LIVRE VII DE PHILOSTRATE.