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table des matières de l'œuvre dE PHILOSTRATE

PHILOSTRATE

 

APOLLONIUS DE TYANE

 



LIVRE VIII

 

+ ÉCLAIRCISSEMENTS

 

Reu et corrigé

 

 

 

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LIVRE VIII

APOLLONIUS AU TRIBUNAL DE DOMITIEN.  - NOUVEAUX VOYAGES. — IL DISPARAÎT SOUS NERVA.

I. Domitien très animé contre Apollonius. - II. Apollonius en allant au tribunal, s'entretient avec le greffier. - III, IV. Il est amené au tribunal de Domitien. - V. Il est interrogé par Domitien, qui l'absout. il disparaît subitement de l'audience. - VI. De l'Apologie qu'Apollonius avait composée pour la lire devant Domitien. - VII. Apologie d'Apollonius par lui-même. - VIII, IX. Trouble de Domitien après la disparition d'Apollonius. - X. Après avoir disparu du tribunal de Domitien, avant midi, Apollonius se trouve, dans l'après-midi, à Dicéarchie (Pouzzoles). - Xl-XIII. Il apparaît à Démétrius et à Damis, à un endroit où il leur avait donné rendez-vous. Il leur rapporte tout ce qui lui est arrivé. - XIV. Il part de Dicéarchie et s'embarque pour la Sicile. - XV. Il se rend en Élide. Accueil qu'il reçoit a Olympie. - XVI. Épigrammes d'Apollonius contre Donatien et les Athéniens. - XVII. Il emprunte mille drachmes au trésor de Jupiter Olympien. - XVIII. Entretien d'Apollonius au sujet des jeux d'Olympie. - XIX, XX. Visite à l'antre de Trophonius. - XXI. Des disciples d'Apollonius. - XXIII. Opinion d'Apollonius sur les hommes publics. - XXIII. Prédiction d'Apollonius - XXIV. Il se rend en Ionie. - XXV, XXVI. Domitien est assassiné à Rome Apollonius, à Éphèse, annonce le meurtre au moment même où il s'accomplit. - XXVII, XXVIII Nerva empereur. Correspondance entre lui et Apollonius. - XXIX, XXX. Traditions diverses sur la manière dont Apollonius quitta la terre, et sur son âge à ce moment. - XXXI. L'ombre d'Apollonius apparaît à un de ses disciples pour lui dire que l'âme est immortelle.

I. Entrons maintenant au tribunal, pour entendre Apollonius plaider sa cause. Déjà le soleil est levé, déjà le tribunal s'est ouvert aux principaux personnages. Au rapport des familiers de l'empereur, Domitien ne se donna même pas le temps de prendre un morceau, absorbé sans doute par la révision des pièces du procès : en effet, pendant le jugement il avait en main un cahier que tantôt il froissait avec colère, tantôt il tenait avec plus de calme. Il faut se représenter Domitien comme un tyran qui en voulait aux lois d'avoir inventé les tribunaux.

II. Apollonius, tel qu'il va se présenter à nos yeux, se croira bien plutôt à une séance de discussion philosophique qu'à un débat où sa vie est engagée. On peut en juger par ce qu'il fit avant de venir au tribunal. Tandis qu'il s'y rendait, conduit par le greffier, il lui demanda :

« Où allons-nous?
- Au tribunal, répondit le greffier.
- Contre qui devrai-je me défendre?
- Contre votre accusateur : c'est l'empereur qui prononcera entre vous.
- Et qui prononcera entre l'empereur et moi? Car je prouverai qu'il est injuste envers la philosophie.
- L'empereur se soucie bien de philosophie ! Et il s'agit bien de savoir s'il est injuste envers elle!
- La philosophie, elle, se soucie de l'empereur, car il lui importe qu'il gouverne bien.»

Le greffier approuva les paroles d'Apollonius car il était bien disposé pour ce sage, et l'avait prouvé dès le commencement. Puis il reprit :

« Combien d'eau demandez-vous pour votre défense (01) ? Il faut que je le sache avant le procès.
-  Si vous me permettez de parler autant que le procès l'exige, le Tibre tout entier, versé dans la clepsydre, ne suffirait pas ; mais si je ne dois parler qu'autant qu'on m'interrogera, c'est à celui qui m'interrogera à fixer la durée de mes réponses.
-  Vous possédez, je le vois, deux talents contraires, puisque vous vous faites fort de parler sur le même sujet ou longuement ou brièvement.
-  Ils ne sont pas contraires, ils s'accordent entre eux. Qui a l'un ne saurait manquer d'avoir l'autre; et l'accord des deux n'est pas un troisième talent : c'est, selon moi, la première vertu du discours. J'en connais bien encore une autre, c'est le silence devant le juge.
-  Celle-là ne vaut rien, ni pour vous ni pour tout autre accusé.
- Elle servit cependant bien à Socrate devant ses juges.
-  Et comment lui servit-elle, puisque la mort suivit son silence?
- Socrate n'est pas mort, quoi qu'en aient pensé les Athéniens »

III. C'est ainsi qu'Apollonius était préparé contre toutes les attaques du tyran. Comme il allait entrer dans la salle, un autre greffier se présenta et lui dit :

« Ô Tyanéen ! vous ne devez rien avoir sur vous.
- Vais-je me baigner ou bien être jugé?
- Quand je vous dis de n'avoir rien sur vous, je n'entends pas vous dire de quitter vos vêtements : mais l'empereur veut que vous n'introduisiez ici ni amulette, ni livre, ni papier quelconque.
-  Et me défend-il aussi d'introduire une férule pour en donner à ceux qui lui ont donné ce sot conseil?»

En entendant ces mots, l'accusateur se mit à crier :

« Prince, ce magicien menace de me frapper, car c'est moi qui vous ai donné ce conseil.
- C'est donc vous, dit Apollonius, qui êtes un magicien, plutôt que moi; car je n'ai pu encore persuader à l'empereur que je ne le suis pas, et vous dites avoir persuadé l'empereur que je le suis.»

Comme l'accusateur se livrait à son insolence, il avait auprès de lui un des affranchis d'Euphrate, que celui-ci avait, disait-on, envoyé pour témoigner des discours tenus en Ionie par Apollonius. Euphrate lui avait remis de l'argent pour l'accusateur.

IV. Ce n'était encore que le prélude du combat. Venons au combat même. Le tribunal était orné comme s'il s'était agi d'une réunion pour entendre un discours d'apparat. Les plus illustres citoyens de Rome étaient présents, car l'empereur tenait à convaincre devant le plus de monde possible Apollonius de complicité avec Nerva et ses amis. Apollonius, plein de mépris pour l'empereur, ne daigna pas même lever les yeux sur lui; et comme l'accusateur accusait un tel maintien d'un orgueil intolérable, et sommait Apollonius de lever les yeux sur le dieu de tous les hommes, le sage leva les yeux au plafond, pour montrer que c'est vers Jupiter qu'il tournait ses regards, et qu'il considérait comme plus coupable encore que le flatteur celui qui tolérait de telles flatteries. L'accusateur finit par crier :

« Prince, faites apporter la clepsydre, car si vous ne lui mesurez pas le temps, il va tous nous suffoquer. Voici l'écrit qui contient tous les chefs d'accusation : qu'il se défende sur chacun.»

V. L'empereur approuva ce conseil, et ordonna qu'Apollonius se défendît comme l'avait dit l'accusateur. Puis, négligeant quelques articles, comme peu dignes que l'on en tînt compte, il réduisit l'accusation à quatre points, sur lesquels il pensait qu'Apollonius ne pourrait se justifier.

« Apollonius, demanda-t-il d'abord, pourquoi ne portez-vous pas le même vêtement que tout le monde, et en avez un particulier et d'une espèce singulière?
- Parce que je demande à la terre mon vêtement, comme ma nourriture, et que je ne veux pas faire de mal aux pauvres animaux.»

L'empereur lui posa cette seconde question :

« Pourquoi « vous appelle-t-on dieu?
- Parce que l'on honore du nom de dieu tout homme que l'on croit vertueux. »

J'ai dit, en parlant des Brachmanes (02) à qui Apollonios avait emprunté ce jugement. L'empereur l'interrogea en troisième lieu sur la peste d'Éphèse :

« Sur quel fondement ou sur quelle conjecture vous êtes-vous appuyé pour prédire aux Éphésiens le fléau?
-  Prince, me nourrissant d'une manière plus légère que les autres, j'ai été le premier à m'apercevoir de ce fléau : si vous voulez, je vous dirai toutes les causes des maladies pestilentielles.»

Domitien eut peur, sans doute, qu'Apollonius n'établît quelques rapports entre ces maladies et l'injustice, les mariages incestueux (03) et tous ses méfaits; aussi s'empressa-t-il de dire:

« Je n'ai que faire de cette démonstration. »

Quand il fut arrivé au quatrième chef d'accusation, relatif à Nerva et à ses amis, il n'eut garde d'agir précipitamment : il fit une pause assez marquée, réfléchit longtemps, et d'un air embarrassé, présenta sa question d'une manière toute différente de ce qu'on attendait : on avait cru que, laissant enfin de côté toute dissimulation, il ne craindrait pas de désigner par leur nom les hommes qui lui étaient suspects, et parlerait du sacrifice avec amertume et violence. Il n'en fut rien, mais il aborda cette question d'une manière détournée :

« Apollonius, répondez : tel jour vous êtes sorti de votre demeure, vous êtes allé dans un champ, et vous avez sacrifié un enfant; pour qui faisiez-vous ce sacrifice? »

Apollonius, comme s'il eût adressé des reproches à un jeune homme, s'écria :

« Pas de mauvaises paroles! Si ce jour-là je suis sorti de ma demeure, il se peut que je sois allé dans un champ; si je suis allé dans un champ, il se peut que j'aie sacrifié; si j'ai fait un sacrifice, il se peut que j'aie mangé de la victime. Mais c'est ce qu'il faudrait faire attester par des hommes dignes de foi. »

A ces mots, il s'éleva dans l'auditoire un murmure d'approbation plus fort que ne le permet le tribunal de l'empereur. Domitien, pensant que les assistants portaient témoignage en faveur d'Apollonius, frappé d'ailleurs de la force et du sens de ses réponses, lui dit :

« Je vous absous de l'accusation qui pèse sur vous, mais je vous garderai jusqu'à ce que j'aie eu avec vous un entretien. »

Alors Apollonius, dont la confiance allait toujours en croissant, s'écria :

« Je vous rends grâces, prince : ces hommes funestes ont ruiné les provinces, et rempli les îles de proscrits, le continent de cris lamentables, les armées de lâcheté, le sénat de soupçons. Il est temps que vous m'accordiez la parole à mon tour, ou bien envoyez saisir mon corps : car, pour ce qui est de mon âme, c'est impossible; et même mon corps ne saurait tomber en votre pouvoir :

Non, vous ne me ferez pas périr, car périr n'est pas dans ma destinée (04).

A peine eut-il prononcé ces mots, qu'il disparut du tribunal. C'était d'abord bien se tirer de la circonstance présente ; car il voyait que l'empereur n'allait pas s'en tenir là, et qu'il allait bien gratuitement revenir sur les questions qu'il avait laissées de côté, tant il se sentait fier de n'avoir pas condamné à mort Apollonius; c'était en même temps bien aviser à l'avenir, et faire en sorte de ne pas se retrouver dans une semblable situation. Il crut que le meilleur moyen d'obtenir ce résultat était que toute erreur sur sa nature fût détruite, et que l'on sût qu'il était impossible de se saisir de lui sans qu'il le voulût bien. D'ailleurs il était rassuré sur le compte de Nerva et de ses amis : car, le tyran n'ayant pas osé lui adresser une question à ce sujet, quels prétextes aurait-il eus pour les mettre à mort sur des accusations qui n'eussent pas été juridiquement établies? Voilà tout ce que me fournissent sur le procès les Mémoires de Damis.

VI. Mais Apollonius avait composé une Apologie, se proposant de la lire pendant le temps que lui accorderait la clepsydre. Cette Apologie, que Domitien refusa d'entendre, pour se borner aux questions que j'ai rappelées plus haut, je la rapporterai ici. Je sais bien que ce discours ne sera pas fort goûté de ceux qui aiment le langage des bouffons, qu'ils en trouveront le style moins châtié qu'il ne convient, suivant eux, les expressions trop relevées et les pensées trop hautes : mais quand on songe à l'auteur de ce discours, il me semble qu'un sage comme lui aurait eu grand tort de déguiser son caractère en recherchant des phrases symétriques et en faisant claquer sa langue comme un crotale (05) ; ce sont là les façons des rhéteurs, lesquels devraient eux-mêmes y renoncer. En effet, dans les tribunaux, l'éloquence qui se montre dénonce un homme qui veut surprendre la religion des juges; celle qui se cache a bien plus de chances pour remporter la victoire. La véritable éloquence consiste à ne pas laisser soupçonner au juge tout ce qu'elle peut. L'apologie d'un sage ne doit pas d'ailleurs avoir le caractère des autres discours judiciaires : en effet, le sage n'a que faire d'accuser ce qu'il a le pouvoir de corriger. De plus, son style doit être préparé, sans le paraître; il faut qu'il montre une âme élevée et presque dédaigneuse, surtout qu'il évite de faire appel à la compassion. Comment, en effet, lorsqu'il interdit les supplications, pourrait-il chercher à exciter la pitié? Tel paraîtra ce discours à ceux qui écouteront sans mollesse Apollonius et moi. Voici comment il l'avait composé (06).

VII.

« Prince, nous avons à débattre de grands intérêts. Vous courez le plus grand des dangers qu'ait encore courus un empereur, celui de paraître animé contre la philosophie d'une haine tout à fait injuste; et moi je suis plus exposé qu'autrefois Socrate à Athènes, car, si on l'accusait d'introduire des divinités nouvelles, on ne l'appelait ni on ne le croyait un dieu. Dans un péril aussi grand que celui qui nous menace tous les deux, je ne craindrai pas de vous conseiller ce dont j'ai commencé par me persuader moi-même. Depuis que le délateur nous a, l'un et l'autre, amenés à ce débat, il s'est répandu chez la plupart des hommes de fausses opinions sur vous et sur moi.

On s'est figuré que vous, dans cette audience, vous ne prendriez conseil que de votre colère, et que vous me mettriez à mort, de quelque mort que ce fût; et que moi je chercherais à me soustraire au jugement par tous les moyens possibles, et ces moyens ne manquaient pas. Pour moi, lorsque je vous ai entendu accuser ainsi, je ne me suis pas senti prévenu contre vous, et je ne vous ai pas fait l'injure de croire que vous ne m'écouteriez pas avec équité; mais j'ai obéi aux lois, et je viens répondre à mon accusateur.

Je vous engage à faire comme moi. Il est juste de ne rien préjuger, et de ne pas s'asseoir, sur le siège du juge avec cette opinion préconçue que je suis coupable envers vous. Si l'on venait vous dire que l'Arménien, le Babylonien et les autres maîtres de ces provinces éloignées menacent de vous priver de votre empire, vous ne pourriez vous empêcher de rire : et cependant ces hommes-là ont à leur service des chevaux en grand nombre, des archers de toute espèce, une terre fertile en or, et (je le sais) des multitudes de soldats. Et vous croyez qu'un philosophe, un homme dénué de tout, peut s'armer contre l'empereur des Romains! Voilà ce que vous accueillez de la bouche d'un délateur égyptien (07) ! Avez-vous jamais reçu une pareille communication de Minerve, que vous dites votre protectrice? Est-ce que, par hasard, la flatterie et la délation, ces fléaux qui vous obsèdent, auraient grandi au point de vous persuader que les dieux peuvent bien, dans les cas peu graves, comme des ophtalmies, des fièvres ou des tumeurs d'entrailles, vous donner de bons avis, vous servir de médecins, et guérir la partie malade: mais que, si c'est votre pouvoir et votre vie qui sont en péril, les dieux ne sauraient venir eux-mêmes vous donner aucun conseil ni sur les personnes dont vous devez vous garder, ni sur les armes dont vous devez user contre elles, et que les délateurs sont l'égide de Minerve et la main de Jupiter; que les délateurs savent mieux que les dieux ce qui vous intéresse; que les délateurs sont chargés de veiller pour vous et de dormir pour vous? Dormir, mais le peuvent-ils, ces misérables qui, comme l'on dit  entassent maux sur maux, et mettent bout à bout je ne sais combien de lugubres Iliades? Qu'ils nourrissent des chevaux, qu'ils promènent aux yeux de tous des attelages blancs, qu'ils se gorgent de mets succulents dans de la vaisselle d'argent et d'or, qu'ils aiment à leur guise, qu'ils aient des mignons achetés vingt ou trente mille sesterces, qu'ils jouissent de femmes mariées, tant qu'ils pourront cacher leur adultère; que, l'adultère une fois divulgué, ils les épousent, et que pour toutes ces belles victoires ils recueillent des applaudissements, quand un philosophe, un consulaire (08), sans crime aucun , est dénoncé par eux et perdu par vous, j'accorde tout cela à ces infâmes, qui ne songent qu'à leurs plaisirs, et ne craignent ni les lois ni les regards des hommes. Mais qu'ils en viennent à s'élever au-dessus des autres hommes au point de prétendre savoir plus que les dieux, voilà ce que je ne puis entendre sans peine et sans horreur. Et si vous tolérez un tel excès, qui sait s'ils ne vous mettront pas vous-même en accusation, comme coupable de pensées sacrilèges? Il faut s'attendre à voir ces sortes de dénonciations s'abattre sur vous, quand il ne restera plus de proie aux délateurs. Je m'aperçois que je me laisse aller aux reproches au lieu de présenter ma défense, mais vous me pardonnerez d'avoir élevé la voix en faveur des lois : car la ruine de leur empire est la ruine du vôtre.

Quel appui demanderai-je pour ma défense? Si j'invoque celui de Jupiter, que je sais présider à ma vie, on dira que je fais acte de magie et que je veux faire descendre le ciel sur la terre. Ayons donc recours, en cette circonstance, à un homme que le vulgaire croit mort, et qui ne l'est pas, je l'affirme. C'est votre père, qui m'a honoré autant que vous l'honorez, qui vous a fait empereur comme je l'ai fait lui-même. C'est lui qui me viendra en aide dans ma défense, car je suis bien mieux connu de lui que de vous. Il est venu en Égypte, n'étant pas encore empereur, pour sacrifier aux dieux de l'Égypte et s'entretenir avec moi au sujet de l'empire. Il me vit avec ma chevelure et avec le vêtement que je porte : il ne me fit pas une seule question sur mon costume, pensant que tout ce que je faisais était bien fait, mais il m'avoua qu'il était venu tout exprès pour moi; il partit en me donnant beaucoup de louanges, après m'avoir dit ce qu'il n'aurait dit à nul autre, et avoir entendu de moi ce que nul autre ne lui aurait dit. C'est moi qui l'ai confirmé dans la pensée qui le portait vers l'empire, alors que sa résolution était ébranlée par d'autres qui étaient ses amis sans doute, mais qui ne vous paraîtraient guère avoir agi en amis. En effet, les conseillers qui le détournaient de l'empire vous empêchaient par là même de l'avoir après lui, et c'est parce que je l'ai engagé à ne pas se juger indigne de l'empire, qui était, pour ainsi dire, à sa porte, et à vous en faire héritiers, vous et votre frère, c'est pour cela qu'il a définitivement approuvé cette résolution, et qu'il est monté au faîte des grandeurs pour vous y élever à sa suite.

S'il m'avait pris pour un magicien, croyez-vous qu'il m'eût admis à la confidence de ses préoccupations? Non, il n'était pas venu pour me dire :

« Je veux que vous forciez Jupiter et les Parques à me faire proclamer empereur, qu'en ma faveur vous produisiez des illusions, que par exemple vous montriez le soleil se levant du côté de l'Occident, et se couchant du côté de l'Orient. »

Je ne l'aurais pas jugé propre à l'empire s'il m'avait cru capable de telles pratiques, ou disposé à conquérir ainsi le trône, qu'il fallait gagner par des vertus. Pour moi, j'avais coutume d'enseigner en public, dans un sanctuaire, et la séquelle des magiciens évite les demeures des dieux, pour lesquelles les adeptes de la magie n'ont que de l'horreur : ils s'enveloppent de nuit et de ténèbres, et ne permettent pas à leurs dupes d'avoir des yeux ni des oreilles. Votre père s'est entretenu en particulier avec moi: je dis en particulier, malgré la présence d'Euphrate et de Dion, le premier mon ennemi déclaré, le second mon ami dévoué, car je ne cesserai jamais de compter Dion au nombre de mes amis. Comment donc Vespasien serait-il venu consulter un magicien en présence d'hommes sages ou qui faisaient profession de sagesse? Qui ne redouterait également d'avoir pour témoin d'un acte mauvais, soit des amis, soit des ennemis? Il y a plus : les discours que nous avons tenus étaient opposés à la magie. Peut-être vous imaginez-vous que votre père, désirant l'empire, eut plus de confiance en la magie qu'en lui-même, et que je lui ai fourni les moyens de contraindre les dieux pour en arriver à ses fins? mais il pensait l'avoir entre les mains, avant même de venir en Égypte, et ensuite il s'est entretenu avec moi des plus grands objets, des lois, des richesses fondées sur la justice, de la manière d'honorer les dieux, et des biens que peuvent attendre d'eux les princes qui règnent selon les lois : voilà ce qu'il voulait apprendre de moi. Ce sont là des choses tout à fait contraires à la magie: car si elles étaient en vigueur, la magie n'existerait pas.

Veuillez, prince, considérer une chose. Il y a parmi les hommes plusieurs arts utiles : les uns ont un objet, les autres un autre. Tous ont pour but d'acquérir de l'argent : les uns procurent un faible salaire, les autres enrichissent, d'autres donnent de quoi vivre; et je ne parle pas seulement des arts mécaniques, mais des arts libéraux ou qui ont avec eux quelque affinité : je n'excepte que la philosophie, du moins celle qui mérite ce nom. Les autres arts libéraux sont la poésie, la musique, l'astronomie, l'art des sophistes et des orateurs qui ne parlent pas sur la place publique. Parmi les arts qui ont de l'affinité avec les arts libéraux, je classe la peinture, la politique, la sculpture, l'art des pilotes, l'agriculture (quand elle se conforme aux variations des saisons) : ces sortes d'arts ne le cèdent pas beaucoup aux véritables arts libéraux. Mais il y a, prince, une engeance de faux savants et de charlatans dont il ne faut pas confondre les pratiques avec l'art des devins : leur art serait d'un grand prix, si c'était un art véritable; mais est-ce un art? Voilà ce dont je ne suis pas bien sûr, Loin de là, les magiciens ne sont pour moi que de faux savants : en effet, croire que ce qui n'est pas est, et que ce qui est n'est pas, cela dépend plus ou moins de la crédulité de leurs dupes. Toute la puissance de leur art réside dans la sottise de spectateurs qui se laissent duper. Il y a cependant un art de ces sortes de choses; il y a tant de cupidités qui y trouvent leur compte ! Toutes les finesses des magiciens, c'est en vue du gain qu'ils les ont imaginées, et dans leur soif de richesses, ils se rendent maîtres de la volonté de quiconque désire quelque chose, en prétendant qu'ils disposent de tout (09).

Quelles richesses avez-vous donc vues autour de moi, pour croire que je cultive les arts menteurs, et cela quand votre père m'estimait supérieur aux richesses? Voulez-vous que je vous prouve que je dis la vérité? Voici une lettre de cet homme vraiment noble et divin, qui, entre autres éloges qu'il me donne, me loue de ma pauvreté :

« L'empereur Vespasien au philosophe Apollonius, salut !

Si tous les philosophes voulaient vous ressembler, Apollonius, ce serait un grand bonheur pour la philosophie et pour la pauvreté, pour la philosophie qui ne trafiquerait pas d'elle-même, et pour la pauvreté qui se verrait recherchée. Salut!  »  

Vous l'entendez : c'est votre père lui-même qui prend ma défense, et qui dit que je n'ai pas trafiqué de la philosophie, et que c'est volontairement que je suis pauvre. Il se souvenait de ce dont il avait été témoin en Égypte. Il avait vu Euphrate, et plusieurs de ceux qui faisaient profession de philosophie, faire appel sans détour à sa libéralité; et moi, non seulement je ne lui demandais rien, mais je les repoussais comme des esprits malsains. Dès ma jeunesse, j'avais conçu de l'aversion pour les richesses : mon patrimoine, qui se composait d'une fortune considérable, je ne l'ai vu qu'un jour, et je l'ai cédé à mes frères (10), à mes amis, et à ceux de mes parents qui étaient sans fortune: mon premier soin a été de n'avoir aucun besoin. Je ne parle pas de Babylone, de l'Inde au-delà du Caucase et du fleuve Hyphase, que j'ai traversés toujours semblable à moi-même : mais pour ce que j'ai fait dans ces régions-ci, et pour mon mépris de l'or, je ne veux d'autre témoin qu'Euphrate lui-même. En effet, il m'accuse d'avoir commis et médité plusieurs crimes, mais il ne dit pas pour quelles sommes je me suis rendu coupable ni quel gain j'avais en vue; il me croit assez fou pour être un magicien, et quel magicien? Non pas comme tant d'autres, qui veulent par là s'enrichir, mais un charlatan qui trompe sans profit, et qui crie bien haut aux passants:

«Venez, imbéciles, je fais de la magie, non pas pour de l'argent, mais gratis. En venant me voir, vous aurez tous les objets de vos désirs, et moi j'y gagnerai périls et procès. »

Parlons sérieusement. Je demanderai à mon accusateur sur quel point je dois répondre d'abord. Mais qu'est-il besoin de le questionner? Il a commencé par parler de mon costume, et, par Jupiter ! de ce que je mange ou ne mange pas. C'est à vous ici de me défendre, divin Pythagore!

Car nous sommes mis en cause pour avoir suivi vos préceptes. Prince, la terre produit tout pour les hommes, et, s'ils veulent faire la paix avec les animaux, rien ne leur manque. Elle a pour eux des fruits, elle a des moissons : cette bonne mère leur donne tout ce qui leur est nécessaire, selon les saisons. Mais les hommes, sans respect pour elle, aiguisent le fer contre les animaux pour se vêtir et se nourrir. Les Brahmanes de l'Inde ont désapprouvé cette conduite, et ils ont enseigné aux Gymnosophistes égyptiens à faire comme eux. Les Gymnosophistes à leur tour ont transmis cette doctrine à Pythagore, le premier des Grecs qui ait conversé avec les Égyptiens. Pythagore a laissé à la terre les animaux; mais, considérant comme pur tout ce qu'elle produit, il en a tiré sa nourriture: c'est en effet ce qui convient à la nourriture du corps et de l'esprit. Il a déclaré que les vêtements tirés des animaux sont impurs, et il s'est habillé de lin : pour la même raison il s'est servi de chaussures faites d'écorces d'arbre. Cette pureté lui a procuré plusieurs avantages, et en premier lieu celui de connaître son âme. Il est venu au monde dans le temps où Troie combattait pour Hélène, il était le plus beau des enfants de Panthoüs et le plus richement vêtu: il mourut si jeune que sa mort a inspiré à Homère des accents plaintifs (11). Ensuite, son âme passa dans plusieurs autres corps, selon la loi d'Adrastée (12) sur les migrations de l'âme (13) puis elle reprit la forme humaine, et alors Pythagore naquit de Mnésarchide de Samos : ce n'était plus un barbare, c'était un sage ; ce n'était plus un Troyen, c'était un Ionien, et un homme tellement peu mortel qu'il se rappelait avoir été Euphorbe. Je viens de vous dire de qui je tiens ma philosophie, et je vous ai avoué qu'il n'en était pas lui-même l'auteur, mais qu'il l'avait reçue en héritage. Pour moi, je ne mets pas en cause les voluptueux qui, pour satisfaire leur gourmandise, engraissent des phénicoptères (14), des faisans, des martes, et jamais je n'ai accusé nos riches pour des poissons ou des chevaux achetés trop cher; je n'ai jamais reproché à personne une robe de pourpre, ni une étoffe de Pamphylie ou quelque autre vêtement délicat; et voici, ô dieux! que je suis mis en jugement pour de l'asphodèle (15), pour des gâteaux et pour les aliments les plus purs !

Mon vêtement même n'est pas épargné; l'accusateur veut me l'enlever comme un objet de grande valeur pour les magiciens. Mais, sans entrer dans des considérations sur ce qui vient des animaux ou des objets inanimés, sur ce qui fait qu'un vêtement est pur ou impur, je le demande, en quoi la laine est-elle supérieure au lin? La laine a été arrachée à un animal très doux et très cher aux dieux, qui ne dédaignent pas la vie de bergers; et même les dieux (ou la mythologie) ont honoré un de ces animaux d'une toison d'or : le lin se sème tel qu'il est, et les fables ne l'ont jamais doré. Il n'en est pas moins vrai que, parce qu'il n'a pas été enlevé à un être animé, il semble pur, et aux Indiens, et aux Égyptiens, et à Pythagore et à moi ; et c'est pour cela qu'il est devenu, le vêtement des philosophes, des hommes qui adressent aux dieux des prières, et de ceux qui leur font des sacrifices. Elles sont pures aussi les nuits qu'on passe sous le lin : car les songes envoient à ceux qui vivent comme moi des oracles plus clairs.

Il faut aussi me justifier de la chevelure que je portais. On l'a accusée de malpropreté ! Ici je suppose que j'ai pour juge, non pas Euphrate, mais ces jeunes gens aux cheveux blonds et bien peignés, qui enflamment leurs amants ou les maîtresses chez lesquelles ils vont se divertir. Libre à eux de s'estimer heureux et de croire qu'il y a lieu de leur envier leur chevelure et les parfums qui en dégouttent, libre à eux de dire que je suis le rebut de Vénus et que je n'aime qu'à ne pas aimer. Je leur dirai : Pauvres insensés, respectez un usage dorien : l'usage de laisser croître les cheveux vient des Lacédémoniens, il a fleuri chez eux au temps où ils étaient le plus belliqueux. Le roi de Sparte Léonidas avait de longs cheveux, comme signe de bravoure, et pour inspirer du respect à ses amis, de l'effroi à ses ennemis. Et c'est pour cela que les Spartiates de son temps laissaient croître leur chevelure comme ceux du temps de Lycurgue (16) et d'Iphitus (17). Le fer ne doit pas toucher à la chevelure d'un philosophe: car il n'est pas convenable de l'approcher de l'endroit qui est le foyer des sens, la source des voix sacrées, des prières et des paroles interprètes de la sagesse. Empédocle marchait à travers les villes de la Grèce, la tête ceinte de bandelettes de la pourpre la plus éclatante, composant des hymnes dans lesquels il disait que d'homme il deviendrait dieu. Et moi, qui portais une chevelure inculte, et qui n'avais senti le besoin de faire aucun hymne sur elle, je me vois mis en justice et traduit devant un tribunal. Que dois-je penser d'Empédocle ? Est-ce lui-même qu'il chantait, ou n'est-ce pas plutôt le bonheur d'un temps où sa tenue n'était l'objet d'aucune délation? Mais c'est assez parler de ma chevelure : elle est coupée, et l'envie a prévenu l'accusation. Cette même envie me force à me justifier d'un autre crime, d'un crime effroyable et bien capable d'épouvanter, non seulement vous, ô prince! mais Jupiter lui-même. Mon accusateur dit que, frappés par mes prestiges, les hommes me prennent pour un dieu et proclament partout ma divinité.

Mais, avant de m'accuser, il aurait fallu dire par quels enseignements, par quelles paroles, par quels actes si merveilleux j'avais pu amener les hommes à m'adresser des prières. Car jamais (quoique je sache fort bien ce qui en est ), jamais je n'ai dit à des Grecs (18) quelles migrations a subies ou doit subir mon âme; jamais je n'ai répandu de telles suppositions, jamais je n'ai eu la prétention de prononcer ou de chanter des oracles, comme le font tant d'interprètes des dieux (19), et je ne connais pas une ville où les citoyens se soient rassemblés pour faire des sacrifices en l'honneur d'Apollonius. Et cependant j'ai été tenu en grande considération par tous ceux qui out eu besoin de moi. Or quels sont ceux-là? Les uns sont des malades qui demandaient la guérison; les autres, des hommes qui voulaient pratiquer plus religieusement les initiations et les sacrifices, qui voulaient déraciner l'insolence et fortifier les lois. Ma récompense pour tout cela, ça a été de les voir se trouver meilleurs. Et c'étaient autant de services que je vous rendais. Les bouviers ne rendent-ils pas service aux propriétaires de bœufs lorsqu'ils les domptent? Les bergers, quand ils engraissent le bétail, ne travaillent-ils pas à enrichir le possesseur de ce bétail? Quand les gardiens des abeilles éloignent des ruches les maladies, ne sont-ce pas eux qui empêchent leurs maîtres de perdre leurs essaims? Il en était de même de moi. En corrigeant les défauts des citoyens, je redressais pour vous les cités. Aussi, quand même ils m'auraient pris pour un dieu, c'est une erreur qui vous aurait été profitable. Car ils m'écoutaient avec empressement, et craignaient de faire tout ce qui déplaît à un dieu. Mais on n'a rien cru de semblable : ce que l'on a cru, c'est qu'il y a une sorte de parenté qui unit l'homme à la divinité; c'est par là que seul des animaux il connaît les dieux, et qu'il raisonne sur sa nature et sur ce qui le fait participer de la nature divine. Sa forme même dit qu'il ressemble à un dieu, comme le prouvent la peinture et la sculpture; et il est persuadé que les vertus lui viennent de la divinité; que les hommes vertueux sont des hommes divins, presque des dieux. C'est une pensée dont l'origine ne doit pas être rapportée aux Athéniens : il est vrai qu'ils ont les premiers donné des surnoms comme ceux de Justes et d'Olympiens (20), surnoms qui semblent contenir quelque chose de plus divin que ce qui convient à des hommes : mais cette pensée fut émise pour la première fois à Delphes par l'oracle d'Apollon. Lycurgue, le roi de Sparte, était venu au temple de Delphes peu de temps après avoir composé les lois qui réglaient la constitution lacédémonienne. Apollon se demande en quels termes il doit lui adresser la parole, quel nom il lui doit donner. Au commencement de son oracle (21), il dit hésiter s'il doit l'appeler homme ou dieu, puis il parle clairement, et lui décerne, comme à un homme vertueux, le titre de dieu. Cependant il n'en est résulté pour Lycurgue ni débat ni péril chez les Lacédémoniens : ils ne l'accusèrent pas de vouloir passer pour un immortel, parce qu'il n'avait pas repris Apollon lorsqu'il s'entendit appeler dieu par lui; au contraire, ils approuvèrent l'oracle, sans doute parce que, avant de connaître cet oracle, ils avaient pensé de même. Les Indiens et les Égyptiens pensent comme l'oracle de Delphes. Les Égyptiens sont injustes envers les Indiens sur divers points; par exemple, ils blâment leurs préceptes de conduite : mais pour leur doctrine sur l'auteur du monde, ils l'approuvent à tel point qu'ils l'enseignent eux-mêmes quoiqu'ils la tiennent des Indiens. D'après cette doctrine, dieu a créé l'univers, et il l'a créé parce qu'il est bon. Si donc la bonté est un des attributs de la Divinité, je dis que les hommes qui sont vraiment bons ont quelque chose de divin. Par ce monde, qui dépend de dieu son auteur, il faut entendre tout ce qui est dans le ciel, dans la mer, sur la terre, à laquelle tous participent également, la seule inégalité qu'il y ait entre eux étant celle des conditions. Mais il y a un monde qui dépend de l'homme de bien, et qui ne dépasse pas les limites de la sagesse. Vous-même, ô prince ! vous avouerez que ce monde a exige un homme semblable à dieu. Quelle est la forme de ce monde ? Les âmes déréglées prennent successivement toutes les formes, obéissant à une sorte de folie; pour elles les lois sont hors d'usage, la modération n'a pas de place, le culte des dieux est avili, elles n'ont d'amour que pour le bavardage et la mollesse, d'où naît l'oisiveté, mère de tous les vices. Les âmes de cette sorte, dans leur ivresse, se précipitent sur toute chose, sans que rien ne puisse arrêter leur élan, quand même elles prendraient tous les breuvages qui, comme la mandragore, passent pour provoquer le sommeil. Il faut qu'il y ait un homme qui veille à ce monde-là; c'est un dieu envoyé par la sagesse. voilà celui qui pourra arracher ces malheureuses âmes aux appétits où elles se portent avec une violence extraordinaire, et particulièrement à la fureur des richesses, qui est telle qu'elles ne se déclarent pas satisfaites tant qu'elles n'en sont pas gorgées. Il pourra aussi les empêcher de se souiller par des meurtres : mais les purifier une fois un meurtre commis, la chose n'est possible ni à moi ni à dieu, créateur de l'univers.

Venons à ce qu'on me reproche au sujet d'Éphèse sauvée de la peste, et permettons à Euphrate d'arranger les faits de la manière la plus favorable à l'accusation. Je suppose que cette accusation soit ce que je vais dire. Chez les Scythes ou les Celtes, sur les bords de l'Ister ou du Rhin, il y a une ville aussi considérable qu'Éphèse en Ionie : cette ville, qui est un repaire de Barbares rebelles à votre autorité, allait être détruite par la peste; Apollonius l'a sauvée. Même contre une accusation semblable, un sage ne serait pas embarrassé de se défendre, pour peu qu'il eût affaire à un prince qui voulût avoir raison de ses ennemis, non par les maladies, mais par les armes. A dieu ne plaise, ô Prince ! que jamais une ville périsse soit à cause de moi, soit à cause de vous! Puissé-je ne jamais voir, gisants dans les temples, des malades qui viennent y chercher la santé ! Mais ne nous inquiétons pas des Barbares, et ne rendons pas à la santé des peuples qui sont nos ennemis, que nul traité ne lie à notre race. Eh! qui s'opposera au salut d'Éphèse, de cette ville qui tire son origine de la plus pure race attique; qui est de toutes les villes d'Ionie et de Lydie celle qui a pris les plus grands accroissements; qui, sortant des limites dans lesquelles elle a été fondée, semble s'avancer dans la mer; qui est pleine d'écoles de philosophes et de rhéteurs; et qui, aimant la science, doit sa puissance non à sa cavalerie, mais à la multitude des hommes qu'elle attire? Quel serait, à votre avis, le sage qui renoncerait à porter secours à une telle ville, s'il se rappelait que Démocrite a sauvé autrefois de la peste les habitants d'Abdère, s'il songeait que l'Athénien Sophocle apaisa, dit-on, les vents furieux (22), s'il avait entendu dire qu'Empédocle mit un frein à l'impétuosité d'un nuage qui avait crevé sur Agrigente (23)?

Ici l'accusateur m'interpelle (vous l'entendez, ô Prince!) et me dit :

« Ce n'est pas pour avoir sauvé les Éphésiens que je vous accuse, c'est pour leur avoir prédit la venue de la peste : c'est là quelque chose qui dépasse la science humaine, quelque chose de surnaturel, et vous n'avez pu arriver à ce résultat sans être versé dans la magie et les sciences occultes.  »  

Que dirait donc Socrate, qui se disait averti par son démon de plusieurs événements? Que diraient Thalès et Anaxagore, les philosophes ioniens, dont l'un prédit quelle serait la fertilité des oliviers, dont l'autre annonça à l'avance plusieurs phénomènes célestes? Diraient-ils que c'est par la magie qu'ils ont fait  ces prédictions? Et cependant ce n'est pas pour magie qu'ils ont été traduits devant un tribunal, et je ne vois nullement dans les accusations intentées contre eux le a reproche d'avoir fait acte de magiciens en prédisant quelquefois l'avenir. Cela aurait paru ridicule, et un tel reproche adressé à des sages n'eût pas semblé soutenable, même en Thessalie, où l'on bafouait les vieilles gens qui faisaient descendre la lune sur la terre par leurs enchantements. Comment donc me suis-je aperçu du fléau qui menaçait Éphèse? Vous avez entendu l'accusateur vous dire que le régime que je suis n'est pas celui des autres hommes, et moi-même j'ai commencé par vous apprendre combien mes aliments sont légers et combien ils me sont plus agréables que la sensualité ne l'est aux autres : ce régime, ô Prince! conserve à mes sens une subtilité inconnue aux autres hommes, il dissipe tous les nuages qui peuvent les obscurcir; il me permet de voir, comme dans un miroir brillant, tout ce qui est et tout ce qui sera. Le sage, en effet, lorsqu'un fléau tombe sur quelque contrée, n'attendra pas que la terre jette des vapeurs, que l'atmosphère se soit épaissie; mais il sentira l'approche de ces phénomènes, moins vite que les dieux, plus vite que les autres hommes. Les dieux voient ce qui arrivera, les hommes ce qui est arrivé, les sages ce qui est sur le point d'arriver. C'est en particulier, ô Prince! qu'il faut me demander les causes des maladies pestilentielles : elles appartiennent à une science trop abstruse pour être développées en public. Mais croyez-vous qu'un régime tel que le mien produise seulement la subtilité des sens? Ne pensez-vous pas qu'il donne de la force pour les plus grandes choses et les plus merveilleuses? Ce que je dis, on peut en voir la preuve en bien des faits, mais surtout dans la peste d'Éphèse. Le fléau avait pris la forme d'un vieux mendiant. Je l'ai deviné sous ce déguisement, je l'ai vaincu, et peu content d'apaiser le mal, je l'ai détruit. Quel est le dieu que j'implorai en cette circonstance? C'est ce qu'apprend la statue que j'ai élevée à Éphèse, en souvenir de ce fait, à Hercule Sauveur (24). J'ai en effet demandé l'assistance d'Hercule, parce que, par sa science et sa force, il délivra jadis l'Élide de la peste, en la purgeant des émanations qu'exhalait la terre sous le règne d'Augias. Pensez-vous, ô Prince! qu'un magicien qui voudrait s'en faire accroire rapporterait à un dieu ce qu'il aurait fait lui même? À qui ferait-il admirer son art, s'il faisait honneur à un dieu des merveilles qu'il opère? Quel est le magicien qui invoquerait Hercule? Les misérables de cette espèce aiment bien mieux attribuer ce qui arrive à leurs fosses et aux dieux infernaux, dont Hercule ne fait pas partie, car il est pur et bienveillant pour l'humanité. Je l'ai aussi un jour imploré pour le Péloponnèse : là, en effet, un spectre, une lamie (25), errait autour de Corinthe, dévorant les beaux jeunes gens. Et pour qu'Hercule vînt à mon aide, je n'ai pas eu à le gagner par de riches présents : il lui a suffi d'un gâteau de miel, d'un peu d'encens, et de la perspective de faire du bien aux hommes. Il n'ambitionnait pas d'autre récompense pour les travaux que lui imposait Eurysthée. Prince, ne trouvez pas mauvais que je vous parle d'Hercule : Minerve le protégea parce qu'il était vertueux et faisait du bien aux hommes. Voulez-vous maintenant que je me justifie au sujet du sacrifice? Vos gestes me disent votre désir (26). Écoutez donc la pure vérité, que j'allègue pour ma défense. Quelque prix que j'attache au bonheur des hommes, jamais je n'ai fait pour eux de sacrifices, jamais je n'en ferai, jamais je ne toucherai à des autels où l'on fera couler du sang, jamais je ne ferai de prières les yeux fixés sur un couteau ou sur une victime comme celle dont parle mon accusateur. Votre prisonnier, ô prince ! n'est pas un Scythe, il n'appartient pas à un peuple barbare, il ne s'est jamais mêlé aux Massagètes ni aux habitants de la Tauride : ces peuplades mêmes, je les détournerais de leurs féroces sacrifices. Quelle folie ne serait pas la mienne, quand je parle souvent de la divination, de sa puissance et des limites de cette puissance, quand mieux que personne je sais que les dieux manifestent leur volonté aux hommes purs et sages, même sans qu'ils consultent les devins, quelle folie ne serait pas la mienne, d'aller consommer un sacrifice sanglant, de toucher à des victimes horribles et néfastes, qui me souilleraient et m'empêcheraient d'entendre mes voix divines. Mais laissons de côté l'horreur d'un tel sacrifice. Rappelons à mon accusateur ce qu'il vient de dire lui-même : c'est lui-même qui m'absout. En effet, il dit que j'ai prédit la peste aux Éphésiens sans avoir besoin d'aucun sacrifice. Pourquoi donc aurais-je eu besoin de sacrifices sanglants pour des choses que je pouvais savoir même sans sacrifices? Qu'avais-je besoin de divination pour des choses que je savais, moi et bien d'autres?
Si je suis mis en cause au sujet de Nerva et de ses amis, je n'ai qu'à répéter ce que je vous ai déjà dit quand vous m'avez parlé de ce grief. Je juge Nerva digne de tous les honneurs et de tous les éloges qu'on donne à un homme; mais je ne le crois pas propre à exécuter : son corps est miné par des infirmités qui remplissent son âme d'amertume, et qui font qu'il suffit à peine à l'administration de sa fortune. Il admire en vous la vigueur du corps et de l'esprit, et cela est tout simple : car les hommes sont ordinairement portés à admirer ce dont ils sont incapables. Nerva se sent animé aussi envers moi de sentiments respectueux : jamais je ne l'ai vu rire en ma présence, ni badiner comme on fait entre amis; mais il me parle avec timidité et même en rougissant, comme les jeunes gens devant leurs pères et leurs maîtres; et, comme il sait que, ce que j'apprécie avant tout, c'est la modestie, il cultive cette vertu avec tant de soin que je le trouve humble à l'excès. A qui donc paraîtra-t-il vraisemblable que Nerva ambitionne l'empire, lui qui n'aspire qu'à une chose, à gouverner sa maison ; qu'il ait conversé avec moi des plus graves intérêts, lui qui n'ose pas me parler des moindres; enfin qu'il ait formé de concert avec moi des projets que, s'il pensait comme moi, il ne formerait de concert avec personne? Quant à Orphitus et à Rufus, ces hommes justes et modérés, mais un peu lents d'esprit, je puis vous l'assurer, les accuse-t-on aussi de viser à l'empire? J'ignore si l'on ne se trompe pas plus à leur égard qu'à l'égard de Nerva. Leur reproche-t-on d'être les complices de Nerva? Il est encore plus croyable que Nerva ait ambitionné l'empire qu'il n'est croyable qu'ils lui ont fait concevoir cette ambition.

Mais celui qui m'accuse devrait aussi examiner une chose : dans quelles vues, selon lui, prêterais-je mon concours à des gens qui songeraient à renverser l'empereur? Il ne prétend pas que j'aie reçu d'eux de l'argent, ni que j'aie été entraîné dans leur parti par des présents. Examinons maintenant si je n'ai pas des prétentions élevées, et si je n'ai pas différé mes exigences jusqu'au moment où ils seront parvenus à l'empire, me disant qu'alors je pourrais plus demander et plus obtenir. Comment le saurons-nous ? Rappelez-vous, prince, et votre règne, et celui de vos prédécesseurs, de votre frère, de votre père, enfin de Néron. J'ai vécu au grand jour sous ces empereurs; tout le reste du temps, je l'ai passé chez les Indiens. Pendant ces trente-huit ans (car c'est l'intervalle qu'il y a depuis ce temps jusqu'à vous) l'on ne m'a pas vu à la porte du palais des empereurs, si ce n'est en Égypte; mais c'était à la porte de votre père, qui n'était pas encore empereur, et qui me disait être venu exprès pour moi. Jamais je n'ai dit aux princes ni aux peuples sur les princes aucune parole basse, jamais je ne me suis glorifié d'avoir reçu de leurs lettres, ni de leur en avoir écrit, jamais je ne me suis manqué à moi-même au point de les flatter pour en recevoir des présents. Me demandez-vous si je me mets au rang des riches ou des pauvres? Je vous réponds que je me classe parmi les plus riches : car n'avoir besoin de rien, cela vaut pour moi la Lydie entière et le Pactole. Comment donc, pour aspirer aux largesses des empereurs, aurais-je jeté mes vues sur des empereurs en espérance, et aurais-je différé mes désirs jusqu'à leur avènement, moi qui n'avais rien voulu tenir de vous et des autres empereurs, que je voyais fermentent assis sur le trône? Comment aurais-je pensé à des changements de gouvernement, moi qui ne songeais pas à me faire valoir auprès des gouvernements établis? Et cependant, combien ne gagne pas un philosophe à se faire le flatteur des puissants! Pour en juger, il suffit de voir les richesses d'Euphrate... Que dis-je? Ce ne sont pas des trésors qu'il a tirés de là, ce sont des sources de trésors. Le voici maintenant qui parle philosophie au milieu des comptoirs: il est trafiquant, revendeur, fermier des impôts, préteur à usure; il est tout, marchand et marchandise. Il est à demeure aux portes des puissants, et on l'y voit plus que leurs portiers. Souvent le soir il lui arrive, comme aux chiens gourmands, de se trouver enfermé à l'intérieur. Il ne donne jamais une drachme à un philosophe, entassant pour d'autres ses richesses, gorgeant d'or l'Égyptien Euphrate, et aiguisant contre moi une langue qui mériterait d'être coupée.

Mais je vous abandonne Euphrate : vous-même, à moins que vous n'aimiez les flatteurs, vous le trouverez pire que je ne vous le représente. Veuillez seulement écouter le reste de ma défense. Que dirai-je, et sur quoi parlerai-je? Il y a dans l'accusation je ne sais quelle élégie sur un enfant arcadien que j'aurais mis en pièces la nuit, en songe peut-être, je ne sais pas trop ce que dit sur ce point mon accusateur. L'enfant appartiendrait à une bonne famille, et sa beauté aurait été celle des enfants arcadiens, qui éclate même sous de misérables vêtements! Il avait beau pleurer et me supplier : je l'ai tué, dit mon accusateur, et après avoir trempé mes mains dans son sang, j'ai prié les dieux de me dévoiler l'avenir. Jusqu'ici, c'est moi qui suis en cause : ce qui suit touche les dieux. Au dire de l'accusation, les dieux auraient prêté l'oreille à ma prière, et m'auraient accordé de bons présages, au lieu de punir mon impiété ! Certes, une telle complaisance est bien coupable, mais ce n'est pas à moi d'en parler. Qu'il me suffise de me défendre sur ce dont j'ai à répondre. Quel est cet enfant arcadien? Puisqu'il était d'une famille distinguée, puisque ce n'était pas un esclave, l'accusateur devait demander quel était le nom des parents, de quelle famille il était, quelle ville arcadienne l'avait nourri, à quels autels domestiques il avait été arraché pour être immolé en cet endroit. L'accusateur n'en dit rien, lui qui est si fort sur le mensonge. Il s'agit donc d'un esclave, car un enfant qui n'a pas de nom, pas de famille, pas de patrie, pas de fortune, ô dieux! n'est-ce pas un esclave? Les esclaves, en effet, n'ont pas de nom qui leur soit propre. Mais alors, à quel marchand appartenait cet esclave? Qui l'avait acheté en Arcadie? Si la race arcadienne est propre à la divination meurtrière (27), il est probable que cet enfant a été acheté bien cher, et que l'on a envoyé un exprès dans le Péloponnèse pour nous ramener ce petit Arcadien. En effet, rien de plus facile que de se procurer ici même des esclaves venus d'autres contrées, du Pont, de la Lydie, de la Phrygie ; on en rencontre des troupeaux que l'on amène ici; ces peuples, et en général tous les peuples barbares, ayant toujours été esclaves, ne se doutent pas de ce que l'esclavage a de honteux. C'est la coutume en Phrygie de vendre même ses enfants, et de ne plus s'en soucier ensuite. Mais les Grecs sont encore épris de la liberté, et un Grec ne vendra pas même un esclave pour être conduit hors de Grèce; aussi n'est-ce pas là qu'il faut aller pour voler des hommes et les réduire en esclavage, ni pour faire trafic d'esclaves de quelque manière que ce soit, et en Arcadie moins que partout ailleurs: car, outre que ce sont, de tous les Grecs, les plus jaloux de leur liberté, il leur faut une multitude d'esclaves. L'Arcadie, en effet, est vaste et boisée, non seulement sur les hauteurs, mais dans les plaines : elle a donc besoin de beaucoup de laboureurs, de chevriers, de porchers, de bergers, de bouviers, d'éleveurs de chevaux, de bûcherons; et dès leur enfance on les forme à ces divers emplois. Si les Arcadiens n'étaient pas tels que je les représente, si, comme les autres peuples, ils vendaient leurs esclaves, quel intérêt trouverait cette prétendue science à ce que la victime vînt d'Arcadie? Les Arcadiens ne sont pas les plus instruits des Grecs, et il n'y a pas apparence que l'examen de leurs entrailles soit plus instructif que l'examen des entrailles des autres hommes : ce sont, au contraire, les plus grossiers des hommes, ils tiennent beaucoup du porc, et comme lui, ils se nourrissent de gland.

Peut-être trouverez-vous que pour me justifier, j'ai usé de la rhétorique plus qu'il ne convient à mon caractère, quand j'ai parlé des mœurs des Arcadiens, et que j'ai fait une excursion dans le Péloponnèse. La manière de me justifier qui me convient, la voici: Je n'ai pas sacrifié, je ne sacrifie pas, je ne trempe pas mes mains dans le sang, pas même dans le sang répandu sur les autels. C'étaient là les principes de Pythagore, ce sont ceux de ses disciples, des Gymnosophistes d'Égypte, des sages Indiens, dont les doctrines ont été comme la source de celles des Pythagoriciens. En sacrifiant comme ils le font, ils ne paraissent pas aux dieux mal faire; au contraire, les dieux leur accordent de vieillir dispos et sains, de paraître de jour en jour plus sages, d'échapper au pouvoir des tyrans, de n'avoir aucun besoin. Il n'est pas invraisemblable au contraire que les dieux ont besoin d'hommes pieux, qui leur offrent des sacrifices purs. Je crois, en effet, que les dieux pensent comme moi au sujet des sacrifices, et c'est pour cela qu'ils ont fait placer la contrée qui produit l'encens dans la partie la plus pure de la terre, afin que l'on pût sacrifier sans porter du fer dans les temples, sans verser du sang sur les autels. Et l'accusateur veut que, oubliant les dieux, et m'oubliant moi-même, j'aie fait un sacrifice suivant des rites qui ne sont pas les miens, et que je ne voudrais voir suivis par aucun homme!

Le temps même qu'a indiqué mon accusateur est une preuve de mon innocence. Si le jour où il prétend que j'ai commis ce crime, je me suis trouvé dans la campagne, je reconnais avoir fait le sacrifice, et si j'ai fait le sacrifice, je reconnais avoir mangé de la victime. Vous me demandez avec insistance si je n'étais pas alors à Rome vers ce temps-là. Et vous aussi, ô le meilleur des princes ! vous y étiez, et cependant vous ne vous reconnaissez pas coupable d'un tel sacrifice; l'accusateur y était aussi, et cependant il n'ira pas dire pour cela qu'il a commis un meurtre; il y avait aussi à Rome une foule innombrable d'hommes, qu'il vaudrait mieux exiler que de les envelopper d'accusations, dans lesquelles un indice de crime serait de s'être trouvé ici. Il semble cependant que le seul fait d'être venu à Rome est une présomption que l'on n'est pas coupable de tentatives rebelles : en effet, la résidence à Rome, dans cette ville où il y a tant d'yeux pour voir, tant d'oreilles pour entendre ce qui est et ce qui n'est pas, cette résidence ne permet guère d'y tramer de complot, à moins que l'on ne désire ardemment la mort; au contraire, les hommes prudents et modérés y apprennent à ne marcher qu'à pas lents et à ne pas aller au-delà du permis. Qu'ai-je donc fait cette nuit, ô délateur? Figurez-vous que vous vous adressez cette question, puisque aussi bien vous êtes venu ici pour questionner. Voici quelle sera la réponse : Je préparais des accusations et des procès contre des hommes de bien, je cherchais à perdre des innocents et à persuader des mensonges à l'empereur, pour faire parler de moi, et pour souiller le prince du sang d'un juste. Si vous m'interrogez comme philosophe, je vous répondrai :

 «Je faisais comme Démocrite, je riais des choses humaines. »

Si vous m'interrogez comme étant moi-même, je vous dirai : « Philiscus de Mélos (28) qui avait philosophé avec moi durant quatre années, était malade en ce moment, et je veillais auprès de son lit : il était dans un état désespéré, et ne tarda pas à mourir de cette maladie. Oh ! combien de bergeronnettes j'aurais voulu avoir alors pour le sauver (29)! Par Jupiter, s'il y a quelques mélodies d'Orphée propres à ramener les morts à la vie, combien j'aurais voulu les savoir alors! Pour lui, il me semble que je serais allé aux enfers, si cela se pouvait encore : tant je me sentais attaché à lui par toute sa conduite si digne d'un philosophe, si conforme à mes goûts ! Ce que je vous dis, ô prince! vous pouvez l'entendre de la bouche de Télésinus, personnage consulaire; car lui aussi, il était au lit du philosophe de Mélos, le soignant la nuit, avec autant d'empressement que moi. Vous défiez-vous de Télésinus, parce qu'il s'adonne à la philosophie? J'en appelle aux témoignages des médecins, qui sont Séleucus de Cyzique et Stratoclès de Sidon. Demandez-leur si je dis la vérité. Ils avaient avec eux plus de trente de leurs élèves, ce sont autant de témoins qui attesteront ce que je dis. Peut-être croirez-vous que, si j'en appelle au témoignage des amis de Philiscus, c'est pour différer le procès, parce qu'ils sont partis pour lui rendre à Mélos les derniers devoirs. Eh bien ! avancez, témoins! car je vous ai fait venir tout exprès. (Ici les témoins déposent.)

Ces témoignages, ô Prince ! vous montrent clairement combien il y a de vérité dans cette accusation. Je n'étais pas dans les environs de Rome, mais à Rome même; je n'étais pas hors des murs, mais dans une maison de la ville; je n'étais pas chez Nerva, mais chez Philiscus; je ne mettais personne à mort, mais je priais pour la vie d'un homme; je ne m'occupais pas d'empire, mais de philosophie; je ne tramais pas de complot contre vous, mais je cherchais à sauver un homme semblable à moi. Qu'est-ce donc que cette fable d'un meurtre? Pourquoi chercher à établir la foi en cette calomnie? Est-ce que l'on peut faire que ce qui est faux soit vrai, parce qu'on le dénonce comme vrai? Ne penserez-vous pas, ô Prince! qu'il n'y a rien de plus invraisemblable que ce sacrifice? Il a existé des devins habiles dans l'art d'examiner les entrailles des victimes; et l'on cite parmi eux les Mégistias d'Acarnanie, les Aristandre de Lycie, les Silanus d'Ambracie, qui étaient les sacrificateurs, le premier, de Léonidas, roi de Sparte; le second, d'Alexandre de Macédoine; le troisième, de Cyrus le prétendant (30). Assurément, s'ils avaient vu dans les entrailles humaines quelque chose de plus clair, de plus profond, de plus vrai, ils n'auraient pas été embarrassés de trouver des victimes humaines, car ils pouvaient disposer de rois qui avaient sous la main je ne sais combien d'échansons et de prisonniers, qui pouvaient commettre des crimes avec impunité, et qui n'avaient pas peur d'être dénoncés comme des meurtriers. Mais j'imagine qu'ils se sont dit, comme je me dis, moi qui suis accusé d'avoir immolé une victime humaine : Les bêtes, qu'on immole sans qu'elles se doutent qu'elles sont en danger de mort, offrent cet avantage dans les sacrifices, que l'ignorance du péril laisse leurs entrailles sans trouble et sans altération; l'homme, au contraire, qui craint toujours la mort, même lorsqu'elle n'est pas imminente, comment pourra-t-il, quand la mort sera prochaine et sous ses yeux, présenter des entrailles propres à la divination , ou même de nature à fournir des présages heureux? Vous allez voir, Prince, que ce que je dis est fondé sur la raison et sur la nature.

Le foie, qui est, selon les experts en cet art, comme le trépied de la divination, est rempli de sang impur : tout le sang pur est retenu par le cœur qui le répand dans le corps entier par les canaux des veines; quant au foie, il contient le fiel, qui est soulevé par la colère et renfoncé dans toutes les cavités de cet organe. Ainsi, sous l'impression de la colère, le fiel fermente, et ne pouvant plus tenir dans son vase particulier, il se répand sur le foie, occupe toute la partie unie des entrailles, celle qui sert à la divination; au contraire, l'effet de la peur est que le fiel se resserre, et fait évanouir toutes les instructions qu'on peut tirer de l'examen du foie : alors, en effet, ce qu'il y a de pur dans le sang qui baigne le foie se retire, inondant, par un mouvement naturel, la membrane qui entoure le foie, et nageant au milieu d'une matière épaisse. A quoi servirait-il donc, ô Prince! de se souiller d'un meurtre, si la victime ne devait pas fournir de présages? Ce qui empêche les présages, c'est que la nature humaine pressent la mort, et que ceux qui meurent, s'ils sont braves, s'irritent; s'ils sont lâches, s'abandonnent à la frayeur. C'est pour cela que, chez les peuples barbares qui ne sont pas dépourvus de toute civilisation, l'art des devins approuve le sacrifice des chèvres et des agneaux, parce que ces bêtes sont simples et presque insensibles, mais éloigne de ses mystères les coqs, les porcs et les taureaux, parce que ces animaux sont trop portés à la colère. Je m'aperçois, ô Prince ! que mon accusateur s'impatiente de voir que je vous instruis de toutes ces choses, et que vous paraissez m'écouter avec attention. Si tout ce que j'ai dit n'est pas clair, vous êtes libre de me poser des questions.

J'en ai fini avec l'accusation de l'Égyptien. Mais je ne veux pas laisser sans réponse même les autres calomnies d'Euphrate : aussi vous prierai-je, Prince, de juger lequel de nous deux est le meilleur philosophe. Euphrate s'acharne à répandre des mensonges contre moi; moi, je dédaigne de semblables armes. Il vous considère comme un tyran; moi, comme un empereur. Il vous arme contre moi d'une épée; moi, je vous arme contre lui d'un discours. Ce qui a donné matière à ses calomnies, ce sont les discours que j'ai tenus en Ionie, et qu'il dit vous avoir été hostiles. Eh quoi! j'ai parlé des Parques et de la destinée : j'ai pris pour exemples les actions des princes, parce que ce sont, à ce qu'il semble, les plus importantes des actions humaines. J'ai dit que la puissance des Parques est irrésistible, et que leur œuvre est tellement immuable que si elles décrétaient l'empire à un citoyen, quand l'empire est aux mains d'un autre, et si cet autre venait à faire mourir l'élu des Parques, pour n'être pas détrôné par lui, le mort reviendrait à la vie pour que les arrêts des Parques reçussent leur exécution. Qu'est-ce que toutes ces hyperboles, si ce n'est un moyen de frapper ceux qui ne se laissent pas convaincre par le vraisemblable? C'est comme si j'avais dit : Celui dont la destinée est d'être menuisier, cet homme, même s'il avait les mains coupées, serait menuisier; celui dont la destinée est de remporter à Olympie la victoire pour la course, cet homme, même s'il avait la jambe cassée, n'en serait pas moins vainqueur à la course; celui dont les Parques auraient voulu faire un habile archer, cet homme, même quand il perdrait la vue, lancerait une flèche droit au but. Quand je parlais des princes, je songeais aux Acrisius, aux Laïus, aux Astyage, et à bien d'autres qui ont eu d'heureux commencements de règne, qui ont cru détruire leurs enfants ou leurs petits-enfants, et qui ont été renversés par ces enfants mêmes, que la destinée avait fait grandir dans l'obscurité (31). Si j'avais du goût pour la flatterie, je vous dirais que je songeais à votre propre histoire : vous étiez assiégé dans cette ville par Vitellius; le temple de Jupiter, qui dominait Rome, était en flammes, et Vitellius disait que ses affaires étaient sauves s'il parvenait à mettre la main sur vous, sur vous, qui n'étiez encore qu'un jeune homme, et qui n'étiez pas puissant comme aujourd'hui; et cependant les Parques en ont décidé autrement : Vitellius est mort, victime de son ambition même, et vous siégez en sa place. Mais je hais les accords de l'adulation, je les trouve sans cadence et sans harmonie : coupons donc cette corde à ma lyre, et supposez que je n'ai nullement songé à vous, que je n'ai eu en vue que les Parques et la destinée; car, selon mon accusateur, ce discours était dirigé contre vous. Eh bien! c'est là un langage accepté par la plupart des dieux. Jupiter souffre que les poètes, dans leurs chants sur le combat des Lyciens (32), lui fassent dire :

« Hélas! Ce Sarpédon, que je chéris le plus parmi les hommes, la Destinée veut qu'il périsse sous les coups de Patrocle (33) ! »

Il entend dire par là qu'il a cédé aux Parques la vie de son fils. Il entend dire encore, dans le chant sur le Séjour des Ombres, qu'il honora d'un sceptre d'or, après son trépas, Minos, frère de Sarpédon , et le fit siéger comme juge au tribunal d'Aïdonée (34), mais ne put le soustraire au pouvoir des Parques (35). Pourquoi donc, Prince, vous irriteriez-vous d'un langage que supportent les dieux? Les dieux, dont l'état est immuable, ne punissent pas de mort  les poètes pour parler ainsi. Il faut obéir aux Parques, souffrir sans impatience les vicissitudes de notre destinée, et ne pas refuser d'écouter Sophocle, qui nous dit (36) :

« La Vieillesse et le Trépas n'épargnent que les dieux; tout le reste est soumis aux coups victorieux du Temps. »

Aucun mortel pourrait-il mieux parler? Les prospérités des hommes sont mobiles, et le bonheur ne dure qu'un jour : celui-ci possède ce que j'ai possédé; un autre, ce qu'a possédé celui-ci; un troisième, ce qu'a possédé cet autre: et nul n'a rien en propre. Songez à cela, Prince, et mettez un terme aux exils et aux supplices. Pour la philosophie, vous pouvez agir envers elle comme vous l'entendrez : la véritable philosophie est hors de toute atteinte. Arrêtez les gémissements des hommes : car en ce moment l'écho répète de tous côtés, et de la mer, et surtout de la terre, les cris lamentables des malheureux persécutés. Les maux qui découlent de là, et ils sont innombrables, viennent de la langue des délateurs, qui vous rendent tout le monde odieux, ô Prince! et vous rendent odieux à tout le monde.»

VIII. Telle était l'Apologie qu'avait préparée Apollonius. A la fin de cette Apologie, j'ai trouvé la fin du premier discours (37), c'est-à-dire ce vers d'Homère :

« Non, vous ne me ferez pas périr; car périr n'est pas dans ma destinée, »

et tout ce qui précédait et amenait cette citation.

Lorsqu'il fut sorti du tribunal de la manière merveilleuse et inexplicable que nous avons dite (38), la conduite du tyran ne fut pas celle qu'on attendait généralement. La plupart des assistants croyaient qu'il allait pousser des cris, faire poursuivre Apollonius, et faire proclamer dans tout l'empire qu'il lui interdisait de s'y montrer : mais il n'en fit rien, soit qu'il voulût surprendre les assistants, soit qu'il comprît enfin qu'il ne pouvait rien contre cet homme. Peut-être croira-t-on qu'il le méprisa : mais la suite prouvera qu'il ressentit plutôt du trouble que du mépris.

IX. En effet, après cette cause, il en entendit une autre. C'était une ville qui plaidait contre un particulier au sujet d'un testament, si je ne me trompe. Domitien ne put se rappeler ni le nom des parties, ni même le sujet de la contestation. Ses questions étaient dépourvues de sens, et ses réponses n'avaient pas le moindre rapport au procès. Il était impossible de ne pas voir que le tyran était troublé et d'autant plus embarrassé, que ses flatteurs lui avaient fait croire qu'il était doué d'une mémoire imperturbable.

X. Tel fut sur le tyran l'effet de la disparition d'Apollonius, qui montra ainsi que l'homme qui faisait la terreur des Barbares était le jouet de sa philosophie. Apollonius disparut du tribunal avant midi : dans la soirée, Démétrius et Damis le virent à Dicéarchie (39); et voilà pourquoi il avait dit à Damis de se rendre à pied à Dicéarchie, sans attendre que sa défense eût été prononcée. Il n'avait pas annoncé d'avance ce qu'il voulait faire, mais il avait fait agir l'homme qui était le plus dans sa familiarité comme il convenait à ses desseins.

XI. Damis était arrivé la veille, et avait raconté à Démétrius les incidents qui avaient précédé le jugement. Ce récit avait inquiété Démétrius, comme si c'était d'un autre qu'Apollonius qu'il entendit parler : aussi le lendemain se fit-il raconter les mêmes faits par Damis, en se promenant avec lui sur le rivage de la mer, à l'endroit auquel se rattachent les fables sur Calypso. L'un et l'autre désespéraient de le voir revenir, tant ils jugeaient la tyrannie de Domitien redoutable pour tout le monde; cependant, par égard pour le caractère d'Apollonius, ils se conformèrent respectueusement aux instructions qu'il leur avait données. Découragés, ils s'étaient assis dans un sanctuaire des Nymphes, où il y a un bassin de marbre blanc contenant une eau vive qui ne dépasse jamais les bords, et qui ne diminue jamais lorsqu'on en puise. Ils commencèrent à s'entretenir de ce singulier phénomène; mais, l'inquiétude que leur causait Apollonius les ayant empêchés de s'intéresser à cette conversation, ils se remirent à parler de ce qui avait précédé le jugement.

XII. Damis recommença donc ses plaintes, et dit entre autres choses :

« Reverrons-nous jamais notre vertueux ami? »

En entendant ces mots, Apollonius, qui était déjà dans le sanctuaire des Nymphes, lui dit :

« Vous me reverrez, ou plutôt vous m'avez revu.
- Êtes-vous vivant? s'écria Démétrius; car, si nous n'avons devant nos yeux que l'ombre d'Apollonius, nous n'avons pas encore fini de le pleurer. »

Apollonius lui tendit alors la main :

« Prenez, lui dit-il, et si je vous échappe, dites que je suis un spectre venu de chez Proserpine, comme les dieux infernaux en font voir à ceux qui sont abattus par la douleur; si, au contraire, je me laisse toucher, faites en sorte que Damis lui-même soit bien convaincu que je vis et que je n'ai pas quitté mon corps. »

Il n'y avait plus moyen de douter. Démétrius et Damis se jetèrent donc au cou d'Apollonius, le serrèrent dans leurs bras, et l'interrogèrent sur son apologie.

« Sans doute vous ne l'avez pas prononcée, » lui dit Démétrius, « car vous deviez périr quoique innocent.
- Vous vous êtes peut-être défendu, mais avant le jour indiqué, »

ajouta Damis : car il ne supposait pas que ce fût le jour même.

« J'ai plaidé ma cause, répondit Apollonius, et je l'ai gagnée. C'est aujourd'hui même que j'ai eu à me justifier, il y a quelques heures : il était près de midi.

- Comment donc, demanda Démétrius, avez-vous fait tant de chemin en si peu de temps?

- Ne pensez pas, repartit Apollonius, au bélier de Phryxus ni aux ailes de Dédale : du reste, vous pouvez tout croire, et vous pouvez voir dans ce voyage l'intervention d'un dieu.

- Ce dieu, répondit Démétrius, je le vois partout présent à vos actes et à vos discours, et c'est lui qui fait que vos affaires sont en ce point. Mais comment vous êtes-vous défendu? Quels ont été les divers chefs d'accusation? Quelles ont été les dispositions du juge? Quelles questions vous a-t-il faites? Qu'a-t-il approuvé ou blâmé? Dites-moi tout cela, pour que je puisse en instruire Télésinus : car il ne manquera pas de m'interroger sur ce qui vous concerne. Il n'y a pas quinze jours que je soupais avec lui à Antium : il s'endormit sur la table, au milieu du repas; il vit en songe des torrents de flammes inonder la terre? envelopper quelques personnes, et en atteindre d'autres qui fuyaient, tandis que vous restiez hors de leurs atteintes, et qu'elles s'ouvraient même pour vous livrer passage. Au sortir de ce rêve, il fit des libations aux dieux qui président aux heureux présages, et m'invita à me rassurer sur votre sort.

- Je ne m'étonne pas, répondit Apollonius, que Télésinus songe à moi pendant son sommeil; car il y a longtemps qu'il pense à moi en veillant. Pour ce qui est de mon jugement, je vous en instruirai, mais pas ici : car il commence à se faire tard, et il est temps de rentrer en ville : il est plus agréable de parler en marchant, les entretiens servent de compagnie. Il faut nous acheminer, tout en causant sur ce qui fait l'objet de vos questions. Je vais vous dire tout ce qui s'est passé aujourd'hui même au tribunal de l'empereur : car vous savez déjà tous les deux les incidents qui ont précédé le procès, vous, Damis pour en avoir été témoin, vous, Démétrius, pour en avoir entendu le récit de Damis, et plus d'une fois à coup sûr, si je connais bien mon Démétrius. Je me bornerai donc à vous dire ce que vous ne savez pas encore, en prenant au moment où j'ai été appelé devant l'empereur, et où j'ai été sommé de comparaître nu. »

Sur ce, il se mit à rapporter toutes les réponses qu'il avait faites, jusqu'à la citation d'Homère :

« Non, vous ne me feras pas périr, » etc., et il dit comment il avait disparu du tribunal.

XIII. Alors Démétrius s'écria :

« Je vous croyais hors de péril, mais le péril ne fait que commencer pour vous. Domitien va vous proscrire, se saisir de vous et vous ôter tout moyen de lui échapper. »

Apollonius, renvoyant bien loin la crainte de Démétrius, lui dit :

« Je voudrais qu'il ne lui fût pas plus facile de mettre la main sur vous que sur moi. Mais je vais vous dire dans quelles dispositions il se trouve. Après avoir longtemps prêté l'oreille aux flatteurs, il vient d'entendre le langage du blâme : c'est un langage qui brise les natures despotiques et les indigne. Mais j'ai besoin de repos, car je n'ai pas plié le genou depuis le combat (40).

- Démétrius, dit Damis, vous savez quelle était mon opinion : je n'étais pas d'avis qu'Apollonius entreprît ce voyage, et vous l'en détourniez comme moi. Nous ne voyions pas la nécessité d'aller de gaieté de cœur affronter de si grands dangers. Plus tard je l'ai vu de mes yeux, enchaîné, et je croyais qu'il était impossible d'échapper â ses ennemis; mais il m'a dit qu'il ne dépendait que de lui de se débarrasser de ses fers, et il m'a montré sa jambe libre : dès lors j'ai compris que c'était un homme divin et fort au-dessus de notre sagesse. Aussi, quand même je me trouverais avec lui dans un plus grand danger, je ne craindrais rien, étant sous sa conduite. Mais voici la nuit qui arrive : entrons dans une auberge, pour faire donner des soins à notre ami.

- Je n'ai besoin que de sommeil, dit Apollonius : pour le reste, il m'est indifférent de l'avoir ou de m'en passer. »

Il se mit alors à prier Apollon et le Soleil; puis il entra dans la maison de Démétrios, se lava les pieds, engagea Damis et Démétrius à souper, puisqu'ils n'avaient pas encore pris leur repas du soir, se jeta sur un lit, et, appelant le sommeil par un vers d'Homère (41), il s'endormit comme si les circonstances présentes n'eussent pas été de nature à lui causer la moindre inquiétude.

XIV. Le lendemain, au point du jour, Démétrius lui demanda vers quelle terre il avait l'intention de se diriger. Déjà il croyait entendre retentir à ses oreilles le bruit de chevaux qu'il s'imaginait envoyés à la poursuite d'Apollonius par le tyran furieux.

« Ni lui ni d'autres, dit Apollonius, ne me poursuivront. Du reste, je vais m'embarquer pour la Grèce.

- Ce voyage est peu sûr : ce pays est si ouvert à tous les regards! Vous ne pourriez guère échapper au tyran dans un pays ignoré; comment le pourrez-vous faire dans un pays si fréquenté?

- Je n'ai pas besoin de me cacher, reprit Apollonius : car si, comme vous dites, la terre entière est soumise à l'autorité du tyran, ne vaut-il pas mieux mourir au grand jour que mourir dans un coin obscur? »

Puis, se tournant vers l'ami :

«Savez-vous s'il y a un navire qui doive partir pour la Sicile?

- Justement il y en a un; cela est facile à voir : nous habitons près de la mer, le crieur est à notre porte, et déjà le navire est prêt à sortir du port : n'entendez-vous pas les cris des passagers qui s'embarquent, et ne voyez-vous pas les efforts des matelots pour lever l'ancre?

-  Eh bien ! montons sur ce vaisseau, Damis : nous irons d'abord en Sicile, puis dans le Péloponnèse.

- C'est entendu, répondit Damis, embarquons-nous. »

XV. Ils dirent adieu à Démétrius; et, comme ils le voyaient tout inquiet de leur départ, ils l'engagèrent à prendre confiance comme un homme de cœur qui s'intéressait à des hommes de cœur. Un vent favorable les porta sur les côtes de la Sicile. Ils dépassèrent Messine, et le troisième jour abordèrent à Taurominium. De là ils allèrent à Syracuse, puis s'embarquèrent pour le Péloponnèse vers le commencement de l'automne. Après six jours de navigation, ils arrivèrent à l'embouchure de l'Alphée, à l'endroit où ce fleuve décharge dans la mer Adriatique et dans la mer de Sicile ses eaux toujours douces (42). Ils débarquèrent en cet endroit, et pensèrent qu'il était très important pour eux d'aller à Olympie : ils s'établirent dans le temple de Jupiter, sans s'en écarter plus loin que jusqu'à Scillonte. Bientôt le bruit se répandit dans toute la Grèce qu'Apollonius vivait encore et qu'il était arrivé à Olympie. On crut d'abord que c'était un bruit sans consistance : car on avait désespéré de lui en apprenant qu'il avait été enchaîné, et l'on n'avait pas été sans entendre dire, soit qu'il était mort brûlé vif, soit qu'il avait été traîné vif avec un croc enfoncé dans le cou, soit qu'il avait été jeté dans un abîme, ou dans un puits. Lorsqu’enfin il se fut confirmé qu'Apollonius était bien réellement vivant, la Grèce se porta tout entière à Olympie avec un élan tel qu'elle n'en avait jamais montré pour les Jeux olympiques. On accourut, non seulement des pays voisins, de l'Élide et de Sparte, mais du fond de l'isthme de Corinthe : les Athéniens, quoiqu'en dehors du Péloponnèse, vinrent avec autant d'empressement que les Grecs qui habitaient aux portes de Pise; et parmi eux, les citoyens les plus illustres se rendirent au temple, ainsi que la jeunesse qui se rend à Athènes de toute la terre. On vit encore venir à Olympie de Mégaride, de Béotie, d'Argolide, de Phocide, de Thessalie, les hommes les plus considérables, les uns qui avaient déjà conversé avec Apollonius et voulaient renouveler leur provision de sagesse, pensant qu'ils avaient encore à apprendre plus de choses et de plus merveilleuses, les autres qui ne le connaissaient pas et qui rougissaient d'encourir le reproche de n'avoir pas entendu Apollonius. On lui demandait comment il avait pu échapper au tyran; Apollonius crut devoir répondre sans jactance : il dit qu'il s'était justifié et avait été renvoyé acquitté. Bientôt arrivèrent d'Italie des voyageurs qui rapportèrent ce qui s'était passé dans le tribunal; alors peu s'en fallut que les Grecs ne fussent disposés à l'adorer : ce qui leur semblait le plus divin en cet homme, c'est que de si grandes choses ne lui eussent pas inspiré le moindre orgueil.

XVI. Un des jeunes gens venus d'Athènes dit un jour que Minerve était favorable à l'empereur :

« Cessez, lui dit Apollonius, de soutenir de pareilles choses à Olympie, et de calomnier la déesse devant son père. »

Le jeune homme insista avec une certaine aigreur, et dit que la déesse avait raison, parce que l'empereur était l'archonte éponyme de la ville de Minerve.

« Préside-t-il aussi aux Panathénées? »

demanda Apollonius. Par sa première réponse il avait fermé la bouche à son interlocuteur, qu'il avait convaincu de mal connaître les choses divines ; par la seconde il avait montré qu'Athènes serait en contradiction avec le décret qu'elle avait rendu au sujet d'Harmodius et d'Aristogiton, si, après avoir déclaré dignes de récompense publique ces deux citoyens pour ce qu'ils avaient fait dans les Panathénées, elle allait par ses suffrages décerner aux tyrans sa suprême magistrature.

XVII. Sur ces entrefaites, Damis avertit Apollonius que leur provision d'argent allait s'épuiser.

« Demain, répondit Apollonius, je penserai à cela. »

Le lendemain il se rendit au temple, et dit au prêtre :

« Donnez-moi mille drachmes sur le trésor de Jupiter, si vous croyez que cela ne doive pas trop le fâcher.
- Ce qui le fâchera, répondit le prêtre, ce n'est pas que vous puisiez à son trésor, c'est que vous n'y puisiez pas davantage. »

XVIII. Apollonius se trouvait à Olympie en compagnie d'un Thessalien nommé Isagoras.

« Dites-moi, Isagoras, lui dit-il un jour, les jeux publics, est-ce quelque chose de réel ?

- Je le crois bien, répondit Isagoras, c'est ce qu'il y a au monde de plus cher aux hommes et de plus agréable aux dieux.

- Mais quelle en est la matière? Par exemple, si je vous demandais quelle est la matière de cette statue, vous me diriez qu'elle est composée d'or et d'ivoire. Dites-moi de même la matière des jeux publics.

- Mais, Apollonius, quelle peut-être la matière d'une chose qui n'a pas de corps?

- Comment! elle est fort étendue et fort diverse. Il y a dans les jeux publics des sanctuaires, des temples, des stades, des théâtres, et une affluence d'hommes venus soit des pays voisins, soit des pays les plus éloignés, et même d'au-delà de la mer. Ils se composent aussi de presque tous les arts et de presque tous les talents, de la vraie science des poètes, des rhéteurs et des philosophes, et des combats gymniques et musicaux, comme c'est la coutume à Delphes.

- A ce compte-là, reprit Isagoras, non seulement les jeux publics se composent d'une matière, mais cette matière est plus merveilleuse que celle des villes : car ils rassemblent et réunissent ce qu'il y a de plus excellent dans ce qui est bien et de plus relevé dans ce qui n'est pas commun.

- Penserons-nous des jeux publics que ce sont des réunions d'hommes, comme quelques-uns le pensent des villes ou des vaisseaux? Ou embrassez-vous quelque autre opinion?

- Celle-ci est parfaite, et il est juste de la suivre.

- Elle est imparfaite, au contraire, pour qui l'envisage comme je fais. Il me semble, en effet, que les hommes ne peuvent se passer de vaisseaux, ni les vaisseaux d'hommes; que les hommes ne songeraient même pas à la mer, s'il n'y avait pas de vaisseaux ; que les murs des villes conservent les hommes, et que les hommes conservent les murs des villes: de même, une fête publique est une réunion d'hommes, mais en même temps c'est le lieu où l'on doit se réunir; cela est d'autant plus vrai que sans la main des hommes, il n'y aurait ni murailles ni vaisseaux, et que les lieux qui servent aux jeux ont été gâtés par la main des hommes, qui leur a ôté leur caractère primitif, mais que cependant on juge convenable de s'y réunir, tant ils sont naturellement beaux. Sans doute, c'est la main des hommes qui a fait les gymnases, les portiques, les fontaines, les édifices, comme elle a construit les murs et les vaisseaux; mais cet Alphée, cet hippodrome, ce stade, ces bois, existaient avant les hommes : l'Alphée fournit l'eau pour la boisson et pour le bain; l'hippodrome, un vaste espace pour la course des chevaux ; le stade, une vallée d'une étendue déterminée dans laquelle les athlètes peuvent se rouler dans la poussière et disputer le prix de la course; les bois fournissent des couronnes aux athlètes victorieux et un lieu d'exercice pour les coureurs. C'est parce qu'Hercule avait été frappé de tout cela, et qu'il avait admiré la beauté du site d'Olympie, qu'il le jugea digne des jeux qu'on y célèbre encore aujourd'hui. »

XIX. Apollonius passa quarante jours à Olympie, occupé à de semblables discussions, et y mettant une grande ardeur.

«Je parcourrai vos villes, ô Grecs! dit-il un jour, pour m'entretenir avec vous dans les jeux publics, dans les solennités, dans les mystères, dans les sacrifices, dans les libations (car la présence d'un homme d'intelligence est nécessaire dans toutes ces fêtes) ; pour le moment, il faut que je fasse une descente à Lébadée, car je ne me suis pas encore mis en rapport avec Trophonius (43), bien que j'aie déjà visité son temple. »

Il s'en alla donc en Arcadie (44); tous ses admirateurs s'attachèrent à ses pas. Il y a dans le sol, prés de Lébadée, une ouverture qui est consacrée à Trophonius, fils d'Apollon: elle ne s'ouvre qu'à ceux qui y pénètrent pour consulter l'oracle. Elle ne se voit pas dans le temple, mais un peu plus haut, sur la colline : elle est fermée par une barrière en fer. Pour y descendre, on s'assied auprès de l'ouverture, et l'on est comme tiré en bas. Ceux qui y pénètrent sont habillés de blanc ; ils tiennent à la main des gâteaux de miel pour apaiser les serpents qui gardent l'entrée. La terre les rend à la lumière les uns tout près de l'ouverture, les autres fort loin : ils se trouvent transportés, les uns au-delà de la Locride et de la Phocide, les autres, et les plus nombreux, sur les frontières de la Béotie. Etant donc entré dans le temple, Apollonius dit:

« Je désire descendre dans l'antre de Trophonius pour consulter l'oracle. »

Les prêtres s'y opposèrent: ils dirent au peuple qu'il ne fallait pas permettre à un magicien de pénétrer les mystères de Trophonius: à Apollonius lui-même, ils dirent que l'on était dans une époque néfaste, où il n'était pas permis de consulter l'oracle. Ce jour-là, il parla philosophie près de la fontaine Mercyna (45) : il examina la cause de l'oracle et la manière dont il se rendait; c'est en effet le seul qui se rende par la bouche même de celui qui consulte les dieux. Quand le soir fut venu, il se présenta à l'ouverture de l'antre avec les jeunes gens qui le suivaient, enleva quatre des barreaux qui en fermaient l'entrée, et s'enfonça sous terre avec son manteau, comme s'il se fût préparé à une dispute philosophique. Cette résolution fut si agréable à Trophonius, qu'il apparut lui-même aux prêtres pour leur reprocher d'avoir traité Apollonius comme ils l'avaient fait, et leur ordonna de se rendre à Aulis (46), leur annonçant qu'il sortirait de l'antre en cet endroit d'une manière plus merveilleuse qu'il n'était arrivé à aucun homme. Apollonius sortit de dessous terre le septième jour, après avoir séjourné bien plus longtemps que n'ont coutume de le faire les autres hommes. Il tenait en main un livre contenant une réponse admirablement appropriée à la question qu'il avait adressée au dieu. Cette question était :

« Quelle est, selon vous, ô Trophonius! la plus belle et la plus pure philosophie? »

Et le livre contenait les préceptes de Pythagore. Par là l'oracle ne déclarait-il pas que son suffrage était acquis à la doctrine pythagoricienne?

XX. Le livre qu'Apollonius rapporta de l'antre de Trophonius est déposé à Antium, où il est l'objet d'une grande curiosité : Antium est une ville maritime d'Italie (47). Je dois dire que tout ce que je viens de rapporter, je le tiens des habitants de Lébadée. Quant au livre je crois qu'il fut plus tard porté à l'empereur Adrien, avec quelques-unes des lettres d'Apollonius (et non pas toutes), et que ce prince le laissa dans son palais d'Antium, l'un de ses palais d'Italie qui lui étaient le plus agréables.

XXI. Tous les disciples d'Apollonius, les Apolloniens, comme on les appelait en Grèce, vinrent du fond de l'Ionie trouver leur maître: ils se mêlèrent avec la jeunesse grecque, et furent un objet d'admiration à la fois par leur nombre et par leur enthousiasme pour la philosophie. Ils négligeaient la rhétorique, et ne témoignaient pas grande estime pour ceux qui faisaient profession de cet art, disant que ce n'était qu'un enseignement de bavardage; mais ils se pressaient autour d'Apollonius. Et lui, semblable aux Gygès et aux Crésus, qui, dit-on, laissaient ouvertes les portes de leur trésor, et donnaient aux indigents la permission d'y puiser, il distribuait sa sagesse à qui voulait l'entendre et permettait à tout le monde de le questionner sur tous les sujets.

XXII. Quelques personnes reprochaient à Apollonius d'éviter la présence des magistrats des villes, de mener de préférence ses disciples dans les endroits déserts; et l'une d'elles dit en riant qu'il chassait ailleurs son troupeau, lorsqu'il voyait venir les hommes publics.

« C'est vrai, dit Apollonius, je ne veux pas que les loups se jettent sur mon troupeau. »

Que voulait-il dire par là? Comme il voyait les hommes publics regardés par la foule avec admiration, passant de la pauvreté à l'opulence, et si portés à la haine, qu'ils faisaient de la haine métier et marchandise, il détourna les jeunes gens de leur fréquentation; et ceux qui les fréquentaient, il leur faisait de sévères reproches, comme pour les laver d'une honteuse souillure. Il avait plus d'une cause de ressentiment contre les hommes publics, mais surtout il se souvenait de ce qu'il avait vu dans les prisons de Rome, de tous ces prisonniers et de toutes ces victimes ; et il attribuait tous ces excès moins au tyran qu'à la délation et à la funeste éloquence de ces misérables.

XXIII. Pendant qu'Apollonius philosophait en Grèce, on vit dans le ciel un phénomène extraordinaire : le disque du soleil apparut entouré d'une couronne semblable à l'arc-en-ciel, qui obscurcit ses rayons. Tout le monde comprit que c'était le présage de quelque révolution. Le proconsul d'Achaïe fit venir Apollonius d'Athènes en Béotie et lui dit:

« J'entends dire, Apollonius, que vous êtes savant dans les choses divines.

- N'avez-vous pas entendu dire aussi que je le sois dans les choses humaines?

- Je l'ai ouï dire également, j'en conviens.

- Eh bien! ne m'interrogez pas sur les volontés des dieux, car la sagesse humaine défend de porter sur ces choses un œil curieux. »

Le proconsul insista pour qu'Apollonius lui dît son avis, ajoutant qu'il craignait pour sa part que la nuit n'enveloppât l'univers.

« Confiance ! s'écria Apollonius. Car de cette nuit sortira le jour.»

XXIV. Quand Apollonius, après un séjour de deux ans en Grèce, crut avoir donné assez de temps à ce pays, il s'embarqua pour l'Ionie suivi de toute sa jeunesse. C'est surtout à Éphèse et à Smyrne qu'il philosopha; du reste, il alla aussi dans les autres villes ; partout il fut reçu avec plaisir, partout il parut digne d'être regretté et fut considéré comme fort utile aux gens de bien.

XXV. Le moment était venu où les dieux allaient précipiter Domitien du haut de sa puissance. Il venait de faire périr Clément, personnage consulaire, auquel il avait donné sa sœur en mariage; et trois ou quatre jours après, il avait donné l'ordre de mettre à mort la veuve de Clément. Etienne, affranchi de cette matrone, qui était désigné par le signe céleste, soit pour venger la première victime, soit pour sauver les survivants, conçut contre le tyran un projet aussi hardi que celui des plus fiers citoyens d'Athènes : il s'attacha une épée sous le bras gauche, qu'il enveloppa de bandages comme s'il l'avait cassé; puis il s'approcha de l'empereur au moment où celui-ci sortait du tribunal.

« J'ai besoin, lui dit-il, de vous parler en secret : j'ai des choses de la dernière importance à vous communiquer. »

L'empereur consentit à l'entendre, et le fit entrer dans sa propre chambre.

« Votre mortel ennemi, Clément, lui dit alors Étienne, n'est pas mort comme vous le pensez. Il est en un endroit que je sais, et là il s'arme coutre vous. »

Cette nouvelle fit pousser à l'empereur un grand cri : profitant de son trouble, Etienne se jeta sur lui, et tirant l'épée de son bras qu'il avait arrangé à cette intention, il lui porta à la cuisse un coup qui ne fit pas mourir sur-le-champ Domitien, mais qui était mortel. Domitien était robuste et n'avait que quarante-cinq ans : tout blessé qu'il était, il se jeta sur Etienne, le terrassa et s'acharna sur lui, s'efforçant de lui crever les yeux et de lui déchirer les joues avec le pied d'un calice d'or qui se trouvait là pour les sacrifices. En même temps il appelait Minerve à son secours. Les satellites, aux cris de détresse du tyran, entrèrent en foule ; et, voyant qu'il rendait l'âme, ils l'achevèrent.

XXVI. Tandis que ces faits se passaient à Rome, Apollonius les voyait à Éphèse. Domitien fut assailli par Clément vers midi : le même jour, au même moment Apollonius dissertait dans les jardins attenant aux xystes (48). Tout d'un coup il baissa un peu la voix comme s'il eût été saisi d'une frayeur subite. Il continua sou discours, mais son langage n'avait pas sa force ordinaire, ainsi qu'il arrive à ceux qui parlent en songeant à autre chose. Puis il se tut comme font ceux qui ont perdu le fil de leur discours, il lança vers la terre des regards effrayants, fit trois ou quatre pas en avant, et s'écria :

« Frappe le tyran, frappe ! »

On eût dit qu'il voyait, non l'image du fait dans un miroir, mais le fait lui-même dans toute sa réalité. Les Éphésiens (car Éphèse tout entière assistait au discours d'Apollonius) furent frappés d'étonnement. Apollonius s'arrêta, semblable à un homme qui cherche à voir l'issue d'un événement douteux. Enfin il s'écria :

« Ayez bon courage, Éphésiens. Le tyran a été tué aujourd'hui. Que dis-je, aujourd'hui? Par Minerve! il vient d'être tué à l'instant même, pendant que je me suis interrompu. »

Les Éphésiens crurent qu'Apollonius avait perdu l'esprit : ils désiraient vivement qu'il eût dit la vérité, mais ils craignaient que quelque danger ne résultât pour eux de ce discours.

« Je ne m'étonne pas, dit Apollonius, si l'on ne me croit pas encore : Rome elle-même ne le sait pas tout entière. Mais voici qu'elle l'apprend, la nouvelle se répand, déjà des milliers de citoyens la croient; cela fait sauter de joie le double de ces hommes, et le quadruple, et le peuple tout entier. Le bruit en viendra jusqu'ici : vous pouvez différer, jusqu'au moment où vous serez instruits du fait, le sacrifice que vous devez offrir aux dieux à cette occasion : quant à moi, je m'en vais leur rendre grâces de ce que j'ai vu. »

Les Éphésiens restèrent dans leur incrédulité; mais bientôt des messagers vinrent leur annoncer la bonne nouvelle et rendre témoignage en faveur de la science d'Apollonius : car le meurtre du tyran, le jour où il fut consommé, l'heure de midi, l'auteur du meurtre qu'avait encouragé Apollonius, tous ces détails se trouvèrent parfaitement conformes à ceux que, les dieux lui avaient montrés le jour de son discours aux Éphésiens.

XXVII. Trente jours après, Nerva lui annonça qu'il était empereur par la volonté des dieux et d'Apollonius; il ajouta qu'il lui serait plus facile de régner, si Apollonius venait lui donner des conseils. Apollonius lui écrivit cette lettre, qui sur le moment parut énigmatique :

« Prince, nous passerons ensemble la plus grande partie de notre existence, pendant laquelle personne ne nous commandera, et nous ne commanderons à personne. »

Vraisemblablement il sentait qu'il allait bientôt quitter la terre, et que le règne de Nerva serait court : en effet, Nerva ne régna qu'un an et quatre mois; pendant ce temps il montra une grande modération.

XXVIII. Apollonius cependant, pour ne pas paraître négliger un homme vertueux assis sur le trône, lui écrivit une lettre qui contenait des conseils sur la manière de gouverner. Il appela Damis et lui dit :

« Voici une affaire qui vous réclame : les secrets contenus dans cette lettre à l'empereur sont tels qu'ils doivent lui être communiqués ou par moi ou par vous. »

Damis dit qu'il ne s'aperçut que plus tard de l'artifice d'Apollonius : sans doute la lettre était bien adressée à l'empereur, et avait rapport à de très grands intérêts, mais elle aurait pu être envoyée par un autre. Quel était donc l'artifice d'Apollonius? Il paraît que pendant toute sa vie il eut à la bouche cette sentence :

« Cachez votre vie, ou, si vous ne pouvez pas, cachez votre mort. »

C'était donc pour éloigner Damis, et afin qu'il pût quitter la terre sans témoins, qu'il se servit du prétexte de cette lettre et du voyage que Damis devait faire à Rome. Damis dit qu'en se séparant de lui il ne put se défendre d'une émotion particulière; cependant il ne savait pas ce qui allait arriver; et Apollonius, qui le savait parfaitement, ne lui dit rien de ce que l'on a coutume de dire lorsqu'on ne doit pas se revoir; et il voulut si bien paraître convaincu qu'il continuerait à vivre qu'il dit à Damis :

«Quand vous allez philosopher abandonné à vous-même, ayez les yeux fixés sur moi. »

XXIX. Ici se termine la relation de Damis l'Assyrien sur la vie d'Apollonius de Tyane : sur la manière dont il mourut (si toutefois il est mort), il y a diverses traditions, mais Damis n'en a rapporté aucune. Pour moi, je ne dois point passer cela sous silence plus que le reste : car il faut que cette histoire ait une fin. Damis n'a pas non plus parlé de son âge : selon les uns, il avait alors quatre-vingts ans; selon les autres, il en avait plus de quatre-vingt-dix; selon d'autres, il avait passé la centaine; son corps, bien que vieilli, était robuste, et plus agréable que la jeunesse des autres. En effet, les rides elles-mêmes ont leur beauté, et cette beauté florissait surtout chez lui, comme le prouvent les portraits qui restent de lui dans le temple de Tyane, et les écrits dans lesquels on célèbre la vieillesse d'Apollonius comme supérieure à la jeunesse d'Alcibiade.

XXX. D'après une tradition, Apollonius mourut à Éphèse, soigné par deux servantes : car déjà il avait vu mourir ses affranchis, dont nous avons parlé au début de cette histoire. Comme il avait affranchi une de ses deux servantes, et que l'autre lui reprochait de ne l'avoir pas jugée digne de la même faveur, Apollonius dit à celle-ci :

« Il est bon que vous soyez son esclave; ce sera là le commencement de votre bonheur. »

En effet, après sa mort, cette femme fut l'esclave de son ancienne camarade, qui, pour un motif futile, la vendit à un marchand d'esclaves : quoiqu'elle ne fût pas une beauté, un homme riche s'éprit d'elle; l'acheta, en fit sa femme, et eut d'elle des enfants légitimes. D'après un autre récit, c'est à Linde (49) que se termina la vie d'Apollonius : comme il venait d'entrer dans le temple de Minerve, il disparut. Les Crétois racontent ce fait d'une manière encore plus merveilleuse que les habitants de Linde. Selon eux, Apollonius résidait en Crète, entouré de plus d'hommages qu'il n'en avait jamais eus. Il entra dans le temple de Dictynne (50) à nuit close. Les richesses de ce temple sont gardées par des chiens qui, au dire des Crétois, ne le cèdent en rien en férocité aux ours ni aux autres hôtes sauvages : ces chiens, au lieu d'aboyer à son approche, vinrent le caresser comme ils ne faisaient pas même pour les hommes qui leur étaient le mieux connus. Les gardiens du temple arrêtèrent Apollonius comme magicien et comme voleur, prétendant qu'il avait jeté aux chiens quelque friandise, et ils le chargèrent de chaînes : Apollonius se dégagea pendant la nuit, et appelant les gardiens, pour qu'ils n'en ignorassent, il courut aux portes du temple, qui s'ouvrirent, et qui, aussitôt qu'il les eut franchies, se refermèrent. On entendit alors des voix de jeunes filles qui chantaient :

« Quittez la terre, allez au ciel, allez! »

comme pour l'engager à s'élever de la terre dans les régions supérieures (51).

XXXI. Même depuis sa disparition, Apollonius a soutenu l'immortalité de l'âme. Il a enseigné que ce qu'on dit à ce sujet est vrai; cependant il a déclaré ne pas approuver que l'on discutât avec trop de curiosité sur des matières aussi importantes. Il était venu à Tyane un jeune homme, hardi dans la controverse, et qui se rendait difficilement à la vérité. Apollonius n'était plus au nombre des vivants, on admirait son changement d'existence, et pas un homme n'osait prétendre qu'il ne fût pas immortel. Comme il y avait alors à Tyane un certain nombre de jeunes gens épris de philosophie, la plupart de leurs discussions roulaient sur l'âme. Notre jeune homme ne pouvait admettre qu'elle fût immortelle.

« Voici dix mois, dit-il à ceux qui l'entouraient, que je prie Apollonius de me révéler la vérité sur l'immortalité de l'âme; mais il est si bien mort que mes prières sont vaines, et qu'il ne m'est apparu, pas même pour me prouver qu'il fût immortel. »

Ainsi parlait ce jeune téméraire. Cinq jours après, il reparla du même sujet avec ses compagnons, puis s'endormit dans le lieu même où avait eu lieu la discussion : des autres jeunes gens, les uns étaient occupés à lire, les autres traçaient sur le sol des ligures géométriques. Tout d'un coup, le jeune disputeur bondit comme en proie à un accès de démence : il était à moitié endormi, et couvert de sueur.

« Je te crois, »  s'écria-t-il. Ses camarades lui demandèrent ce qu'il avait.

« Ne voyez-vous pas, leur répondit-il, le sage Apollonius? Il est au milieu de nous, écoute notre discussion, et récite sur l'âme des chants merveilleux.

- Où est-il? dirent les autres. Car nous ne le voyons pas, et c'est un bonheur que nous préférerions à tous les biens de la terre.

- Il paraît qu'il est venu pour moi seul : il veut m'instruire de ce que je refusais de croire (52). Écoutez donc, écoutez les chants divins qu'il me fait entendre :

« L'âme est immortelle; elle n'est pas à vous, elle est à la Providence. Quand le corps est épuisé, semblable à un coursier rapide qui franchit la barrière, l'âme s'élance et se  précipite au milieu des espaces éthérés, pleine de mépris pour le triste et rude esclavage qu'elle a souffert. Mais que vous importent ces choses? Vous les connaîtrez quand vous ne serez plus. Tant que vous êtes parmi les vivants, pourquoi chercher à percer ces mystères? »

Tel est l'oracle si clair qu'a rendu Apollonius sur les destinées de l'âme : il a voulu que, connaissant notre nature, nous marchions le cœur content au but que nous fixent les Parques.
Je n'ai pas souvenir d'avoir vu un tombeau d'Apollonius, ni aucun monument de ce genre élevé en son honneur, quoique j'aie parcouru la plus grande partie de la terre; mais partout j'ai recueilli sur lui des récits merveilleux.

La ville de Tyane possède un temple d'Apollonius élevé aux frais des empereurs (53) : car les empereurs ne l'ont pas jugé indigne des honneurs qui leur sont décernés à eux-mêmes.

 

ÉCLAIRCISSEMENTS

APOLOGIE D'APOLLONIUS

« Voici comment il avait composé ce discours. » - Nous avons traduit littéralement. On lit dans la traduction latine d'Oléarius : « Hoc modo ab eo ornata fuit, » et dans Castillon, qui suit Oléarius : « Voici cette harangue telle qu'il la composa. » Le texte n'est pas tout à fait aussi explicite. Personne ne croira que cette harangue soit l'œuvre d'Apollonius, et il est probable que Philostrate lui-même ne tient pas à ce qu'on le croie trop. Il s'est donné beaucoup de mal pour polir cette harangue, et il ne veut pas perdre tout le fruit de sa peine. Il vient de dire lui-même : « Ceux qui écouteront sans mollesse Apollonius et moi. » Croira-t-on que cela veuille dire : Apollonius qui a prononcé ce discours, et moi qui le répète? N'est-il pas plus vraisemblable que cela signifie : La composition est d'Apollonius, et j'en ai reproduit les idées? Tout porte à croire que cette apologie n'est pas autre chose qu'une de ces déclamations qui étaient si goûtées dans les écoles : non seulement on y sent partout l'apprêt et la recherche, c'est-à-dire l'opposé de ce qui était, selon Philostrate, le caractère du style d'Apollonius ; mais le rhéteur se trahit à d'évidentes imitations des discours judiciaires, par exemple à la discussion sur l'alibi (p. 367), et au passage sur l'appel aux témoins (p. 369). Tout cela est contraire à l'idée que Philostrate a voulu précédemment donner de l'attitude prise par Apollonius dans le débat. Mais, au risque de se contredire, Philostrate ne peut résister au plaisir de glisser ici un morceau du genre judiciaire, comme Achille Tatius, par exemple, en insérait jusque dans un roman d'amour. Qu'est-ce que cette absurde supposition de témoins appelés tout exprès à Rome? Qu'est-ce que ce Philiscus, dont il n'est pas question ailleurs dans la vie d'Apollonius, et qui lui fournit la preuve de son alibi? Évidemment, c'est une pièce de rapport, laquelle même est assez mal ajustée. Peut-être a-t-elle été après coup ajoutée par Philostrate, qui, après avoir souvent opposé Apollonius à Socrate, aura voulu faire comme les panégyristes de Socrate, et, comme Platon, comme Xénophon, prêter à son héros une apologie. Le nom de Socrate revient deux fois à l'occasion de ce procès (V. p. 295 et p. 300), et il y a dans le VIIe et le VIIIe livre une réminiscence du Criton: comme Socrate, Apollonius résiste au conseil que lui donne Démétrius; comme Socrate; il discute s'il lui est permis de fuir; et, comme Socrate, il décide qu'il restera, quoi qu'il lui puisse arriver. Mais, ce dont Philostrate ne paraît pas se douter, c'est que, d'après son récit, Apollonius a moins de mérite que le sage Athénien : car sa personne, selon lui, est hors de danger (V. p. 342).

APOLLONIUS SE JUSTIFIE DU REPROCHE DE MAGIE (p. 349).

C'est le point le plus difficile de l'apologie d'Apollonius. Ici il est nécessaire de faire observer, avec M. Alfred Maury (La Magie et l'Astrologie dans l'antiquité et au moyen âge, p. 109), que les philosophes qui se livraient à des pratiques mystérieuses se défendaient de l'imputation de magie. Ils disaient qu'il fallait distinguer encre la magie et la théurgie. Les néo-platoniciens, par exemple, se disaient des théurges, et repoussaient la qualification de magiciens. Les docteurs chrétiens refusaient, non sans cause, de reconnaître ces distinctions, et confondaient dans une même réprobation la magie et la théurgie, comme on peut le voir dans la Cité de Dieu de saint Augustin (livre VIII, ch. 19).
Pour ce qui est d'Apollonius, Eusèbe n'accepte pas toutes les raisons que Philostrate met dans sa bouche. Il revient sur le prodige rapporté p. 332, et que Damis prétend avoir été fait sans aucune opération magique. « Il est juste, dit-il, d'examiner la raison que Philostrate en rapporte : « C'est, dit-il, qu'il lui avait vu faire un miracle, sans offrir de sacrifice, sans dire de prières, sans proférer de parole. » Il en avait donc usé autrement quand il avait fait les autres, et au lieu qu'alors il n'avait eu aucun sujet d'étonnement, il est frappé ici à la vue d'un spectacle nouveau, et ne peut dissimuler la surprise où il se trouve. Mais je ferais volontiers une comparaison de ces deux miracles que l'on prétend qu'Apollonius fit quand il tira son pied d'entre les fers, et qu'il disparut du lieu de l'audience, et des paroles qu'on assure qu'il dit à Domitien. Car, comme ce prince commandait de le lier, il lui fit ce raisonnement: « Si vous êtes persuadé que je sois magicien, comment prétendez-vous que l'on puisse me lier? et si l'on peut me lier, comment m'accusera-t-on, après cela, d'être magicien? » Je voudrais donc me servir contre lui de la même méthode, et l'interroger de cette sorte : « Si vous n'êtes pas magicien, comment est-ce que vous avez tiré votre pied d'entre les fers? et si vous avez tiré votre pied d'entre les fers, comment est-ce que vous n'êtes pas magicien? De plus, si ce qu'on vous a mis les fers aux pieds est une preuve que vous n'êtes pas magicien, ce que vous vous en êtes délivré de vous-même est une preuve que vous l'êtes. » (Contre Hiéroclès, trad. du présid. Cousin.)

Philostrate a beau déclamer en plusieurs endroits contre la magie (V. p. 195, 332, etc.), et présenter son héros comme étranger à ces pratiques qu'il juge criminelles. Pour Lucien, Apollonius de Tyane est un magicien (V. Alexandre ou le Faux Devin, ch. 5); c'est un magicien pour toute l'époque byzantine, où il n'était bruit que des talismans d'Apollonius. C'est un fait que Tillemont et Legrand d'Aussy, à défaut de Philostrate, ont consigné dans la Vie d'Apollonius: « On dit (54) qu'il avait mis à Byzance trois cigognes de pierre, pour empêcher ces oiseaux d'y venir, des cousins de cuivre, des puces, des mouches et d'autres petits animaux pour le même effet, que l'empereur Basile fit ôter, et plusieurs autres figures qui marquaient, disait-on, ce qui devait arriver à cette ville jusqu'à la fin du monde. La Chronique d' Alexandrie (55) dit que partout où il allait dans les villes et dans les campagnes, il mettait de ces sortes de figures et de talismans.» (Tillemont, Hist. des empereurs, l. ll, p. 131.) - « Nicétas, auteur du XIIIe siècle, écrit qu'à Constantinople on voyait encore au palais des portes d'airain chargées de caractères magiques par Apollonius, et qu'on les fit fondre, parce qu'elles étaient devenues, pour les chrétiens eux-mêmes, un sujet de superstition. Au VIe siècle, si l'on en croit le patriarche Anastase, cité par Cédrénus, il existait des talismans pareils dans Antioche.» (Legrand d'Aussy, Vie d'Apollonius de Tyane, t. Il, p. 181 et p. 297.)

LA FAMILLE D'APOLLONIUS (p. 350).

Voici une nouvelle preuve à l'appui de ce que nous avons dit page 466 de cette Apologie, à savoir, que c'est une pièce de rapport, une œuvre  apocryphe. Il y est question des frères d'Apollonius de Tyane et nous avons pu voir dans le Ier livre qu'il n'est question que d'un frère d'Apollonius (p. 14). Dans les lettres d'Apollonius, on voit que ce philosophe avait deux frères (V. p. 406, 408 et 414). Il suffit d'avoir signalé ces contradictions, qui n'ont pas grande importance.

DE LA DOCTRINE DE LA TRANSMIGRATION DES ÂMES (p. 351).

L'exposition de la doctrine de la transmigration des âmes, ou métempsycose, ou encore palingénésie (V. Saint Augustin, Cité de dieu, XXII, 28), qui se trouve éparse en divers endroits de l'œuvre de Philostrate (V. p. 110, 115, 351, 354; Lettres, p. 401), en est un des points les plus intéressants; mais, pas plus que les autres doctrines que paraît avoir propagées Apollonius de Tyane, elle n'a rien qui lui soit propre. En cela, comme en presque toute chose, il n'a été que l'ardent rénovateur des spéculations pythagoriciennes.

Mais Pythagore lui-même n'est pas, il s'en faut bien, le premier qui ait répandu cette croyance, qui est une des plus anciennes de l'humanité. L'homme a tellement soif d'une autre vie, qu'il ne lui a pas suffi de l'immortalité après celle-ci; bien souvent il s'est imaginé que son existence actuelle avait été précédée d'autres existences, et que son âme avait revêtu successivement plusieurs corps. L'idée de la métempsycose est même, selon M. Franck, la première forme sous laquelle s'est présenté à l'esprit humain le dogme de l'immortalité (56) ; et cette idée se trouve au berceau de presque toutes les religions et de presque toutes les philosophies de l'antiquité, par exemple chez les Indiens, les Égyptiens, les Chaldéens et les Perses (57).

« Dans l'Inde, l'idée de la métempsycose se lie étroitement à celle de l'émanation. La matière, le corps, est le dernier degré des émanations de Brahma; par conséquent la vie, c'est-à-dire l'union de l'âme avec le corps, est une déchéance, un mal. Il en est de même de tout ce qui touche à la vie, des actions, des sensations, des plaisirs comme des peines. La fin de l'âme est de mourir à toutes ces choses, afin de s'élever, par la contemplation, au repos absolu dans le sein de dieu dont elle est sortie. Si elle est dans ce monde, c'est pour expier les fautes qu'elle a pu commettre dans une vie antérieure, et tant qu'elle ne les a pas réparées, elle est condamnée à passer d'un corps dans un autre, d'un plus parfait dans un moins parfait, et réciproquement, selon qu'elle est elle-même remontée vers le bien ou descendue plus bas dans le mal. Telle est la doctrine enseignée dans la philosophie Vaiséchika. Selon le système Védanta, l'âme n'est pas une émanation de Brahma, mais une partie de lui-même, et comme une étincelle d'un feu flamboyant sans commencement ni fin. La naissance et la mort lui sont étrangères: elle ne fait que revêtir, pour un instant, une enveloppe corporelle, et dans cet état elle souffre, elle est atteinte par les ténèbres de l'ignorance, elle est soumise à la vertu et au vice, et passe successivement par plusieurs corps. Le cercle de ses métamorphoses embrasse toute la nature organisée, depuis la plante jusqu'à l'homme. Il n'y a que la science sacrée qui puisse l'arracher à ce cercle de douleurs et d'humiliations, pour la rendre au sein de l'âme universelle. » (Franck, Dictionn. des sciences philosophiques, art. cité.)

On retrouve la métempsycose chez les Égyptiens, et même Hérodote semble leur attribuer l'invention de cette doctrine. « Les Égyptiens, dit-il, sont les premiers qui aient avancé que l'âme de l'homme est immortelle; que lorsque le corps vient à périr, elle entre toujours dans celui de quelque animal, et qu'après avoir passé ainsi successivement dans toutes les espèces d'animaux terrestres, aquatiques, volatiles, elle rentre dans un corps d'homme, et que ces différentes transmigrations se font dans l'espace de trois mille ans. Je sais que quelques Grecs ont adopté cette opinion, les uns plus tôt, les autres plus tard, et qu'ils en ont fait usage comme si elle leur appartenait. Leurs noms ne me sont point inconnus, mais je les passe sous silence.» (Il, 123.)
Larcher, dont nous venons de citer la traduction, croit qu'Hérodote fait ici allusion à Phérécyde de Scyros et à Pythagore, son disciple (VIe siècle avant J.-C.). Il faudrait y ajouter Empédocle (58). L'historien d'Halicarnasse distingue les anciens et les nouveaux partisans de la métempsycose chez les Grecs. Peut-être par les anciens désignait-il les disciples d'Orphée, que M. Franck (art. cité) croit antérieurs à toute relation entre les Égyptiens et les Grecs. Mais la critique (59) s'est demandé si les doctrines mises sous le nom d'Orphée n'étaient pas un emprunt fait plus tard par des faussaires à la philosophie de Pythagore. Si la doctrine de la métempsycose était venue en Grèce de l'Égypte ou de l'Inde, nous n'avons pas à le rechercher ici; qu'il nous suffise d'établir qu'en Grèce elle se recommandait de deux grands noms, celui d'Orphée et celui de Pythagore.

« Chez les Grecs, dit M. Franck, cette doctrine a pris un caractère conforme au génie de ce peuple, également éloigné du mysticisme nuageux de l'Inde et du naturalisme miraculeux de l'Égypte. Pythagore n'admettait pas, avec les sages des bords du Gange, que l'âme doive parcourir le cercle de toutes les existences; il renfermait ses métamorphoses dans les limites de la vie animale. Il ne la condamnait pas non plus, comme les prêtres égyptiens, à entrer fortuitement dans le premier corps qui s'offre à sa rencontre ; il mettait des conditions à cette union : une certaine convenance, ou, pour parler sa langue, une certaine harmonie était nécessaire, selon lui, entre les facultés de l'âme et la forme ou l'organisation du corps qui devait lui appartenir. Avec cela, il posait les bases d'un spiritualisme plus positif, en enseignant expressément que l'âme, séparée du corps, a une vie qui lui est propre, dont elle jouit avant de descendre sur la terre, et qui constitue la condition des démons ou des héros (V. Diogène de Laërte, VIII, 31; Plutarque, qu'on ne peut vivre heureux en suivant la doctrine d'Épicure). »

Platon a aussi adopté la doctrine de la métempsycose, et il la prouvait par une brillante hypothèse, qui était pour lui un fait, par la réminiscence. Selon Platon, apprendre n'est pas autre chose que se souvenir de ce que nous avons appris dans une autre existence. Mais entre les existences successives de l'homme, il y a des intervalles, et pendant ces intervalles, selon Platon, comme selon Pythagore, l'âme est dans les enfers. La durée de cet intervalle entre une existence et une autre est de mille ans (Voir le Phédon et le Xe livre de la République, Vision d'Er l'Arménien).
Ce sont les doctrines que Virgile met dans la bouche de son Anchise, exposant à Énée le système du monde (Énéide, VI, v.748):

« Has omnes (ANIMAS), ubi mille rotam volvere per annos,
Lethaeum ad fluvium Deus evocat agmine magno,
Scilicet immemores supera ut convexa revisant,
Rursus et incipiant in corpora velle reverti.
»

Mais ce qui n'était pour Virgile que l'occasion de beaux vers fut peu de temps après, pour les néo-pythagoriciens, dont Apollonius de Tyane est le chef, et pour les néo-platoniciens d'Alexandrie, le sujet d'un enseignement dogmatique. « Le principe de l'émanation, comme l'entendaient les Alexandrins, ou le panthéisme idéaliste, se prête peu, par sa nature, dit M. Franck (art. cité), à la théorie de la transmigration des âmes : car l'âme, dans ce système, n'est qu'une idée, et la matière qu'une négation. Cependant la métempsycose est entrée dans l'école de Plotin et d'Ammonius Saccas, mais comme une tradition pythagoricienne ou comme un emprunt de la démonologie orientale, non comme une conséquence de ses propres doctrines. C'est le Syrien Porphyre qui essaya d'accommoder cette idée avec la philosophie de son maître. Admettant, comme un fait démontré, l'hypothèse platonicienne de la réminiscence, il enseigne que nous avons déjà existé dans une vie antérieure, que nous y avons commis des fautes, et que c'est pour les expier que nous sommes revêtus d'un corps. Selon que notre conduite passée a été plus ou moins coupable, l'enveloppe qui recouvre notre âme est plus ou moins matérielle. Ainsi les uns sont unis à un corps aérien, les autres à un corps humain ; et, s'ils supportent celle épreuve avec résignation, en remplissant exactement tous les devoirs qu'elle impose, ils remontent par degrés au dieu suprême, en passant par la condition de héros, de dieu intermédiaire, d'ange, etc. Porphyre ne fait pas descendre la métempsycose jusque dans la vie animale, quoiqu'il reconnaisse aux hommes une âme douée de sensibilité et de raison. En regard de cette échelle spirituelle qui va de l'homme à dieu, Porphyre nous en montre une autre qui descend de l'homme à l'enfer, c'est-à-dire au terme extrême de la dégradation et de la souffrance : ce sont les démons malfaisants qui sont répandus dans le monde entier, et qui, poursuivant les âmes humaines, les contraignent à rentrer dans un corps lorsqu'elles en sont séparées. Pour plus de détails sur la doctrine de la transmigration des âmes chez les néo-platoniciens, nous renvoyons à la traduction de Plotin par M. Bouillet, et aux Éclaircissements qui l'accompagnent (t. 1, p. 385, 538; t. II, p. 282, 534, 578, 673, 676).
« La doctrine de la métempsycose, dit le docteur Meyer (60), n'est jamais entrée dans les croyances de l'Ancien ni du Nouveau Testament, bien qu'il existe des traces de son admission par quelques partisans isolés (61), même par quelques sectes. Les kabbalistes et les rabbins l'ont développée dans leurs écrits de la façon la plus aventureuse. Elle a trouvé aussi des partisans dans l'Église chrétienne, à l'origine, jusqu'à ce que le grand concile œcuménique de Constantinople, en 553, l'eût condamnée comme hérétique. »

La même doctrine, avec quelques modifications, faisait partie de l'enseignement des Druides (62), et récemment, un nouvel effort pour populariser en France cette doctrine a servi de point de départ à une sorte de tentative de rénovation du druidisme parmi nous (voir l'article Druidisme dans l'Encyclopédie nouvelle, et le livre de Terre et ciel, de Jean Reynaud, dont M. Caro a rendu compte avec autant d'esprit que de convenance (V. ses Études morales sur le temps présent); - l'Immortalité, par Alfred Dumesnil). Déjà la transmigration des âmes comptait, en France même, plusieurs partisans déclarés, parmi lesquels nous ne citerons que Saint-Simon, l'apôtre (V. Doctr. de Saint-Simon, Exposition, p. 12), Pierre Leroux (voir le livre de l'Humanité), Charles Fourier, le fondateur de l'école phalanstérienne (V. Théorie de l'Unité universelle, t. ll, p. 304-348), et Prosper Enfantin, l'élève de Saint-Simon (V. la Vie éternelle, passée, présente, future), sans compter les adeptes du spiritisme, qui n'ont qu'un pas à faire pour aller de la croyance aux esprits à la croyance en la métempsycose. Ces deux nuances se trouvent dans certaines pièces des dernières œuvres d'un de nos poètes, que les partisans des esprits et les partisans de la métempsycose se croiront peut-être autorisés à revendiquer pour un des leurs (voir, dans les Contemplations de V. Hugo, la belle légende sur la mère et l'enfant (le Revenant), et la pièce qui a pour titre : Ce que dit la bouche d’ombre).

Pour achever ce rapide et incomplet coup d'œil  sur l'histoire de la doctrine de la métempsycose, ajoutons qu'elle est encore représentée, dans les temps modernes, par Giordano Bruno en Italie, en Hollande par Van Helmont, en Allemagne par Lessing, Schopenhauer, Schubert, Lichtenberg, Schelling, etc. Il est aussi curieux de noter que l'idée de la transmigration des âmes, que nous venons de voir en Orient et en Occident, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, se retrouve dans les croyances de quelques peuples de l'Amérique, qui font entrer les âmes des morts dans certains oiseaux qui volent et font du bruit pendant la nuit. « Dans l'imagination enfantine de ces peuples, dit Grimm, l'âme est un oiseau qui s'envole de la bouche du mourant (63) »

APOLLONIOS NIE AVOIR PRONONCÉ DES ORACLES (p. 354).

Est-ce une mystification d'Apollonius ou de son biographe? Jouent-ils, l'un ou l'autre, sur les mots? Nous ne savons. Ce qui est certain, c'est que les prédictions d'Apollonius de Tyane sont fort nombreuses, d'après le récit de Philostrate (V. p. 10, 13, 40, 44, 143, 144, 162, 182, 195, 200, 206, 277, 293, 309, etc., etc.). Il est probable qu'Apollonius subtilise ici sur les expressions: il nie avoir prononcé des oracles comme ceux qui parlent au nom des dieux. Selon lui, il n'a fait que deviner, et cela, grâce à une lucidité d'intelligence qui tient à la pureté de son régime de buveur d'eau et d'herbivore (V. l'Éclaircissement sur la divination p. 439, et les passages indiqués en cet endroit).

LES BERGERONNETTES (p. 368).

Ce souhait est ironique; car Apollonios, qui dit ne pas employer la magie, fait ici allusion à une opération magique. La bergeronnette jouait un grand rôle dans les charmes et enchantements, surtout lorsqu'il s'agissait d'amour. Pindare (Pythiques, lV, v. 381) dit que le charme de la bergeronnette était un présent fait aux hommes par Vénus. La magicienne de Théocrite (Idylle IIe), composant un charme, répète sans cesse : « Bergeronnette, ramène vers ma demeure mon infidèle amant. »

DISPARITION ET RÉAPPARITION D'APOLLONIUS (p. 375).

Parmi les prodiges que Philostrate rapporte d'Apollonius, voici l'un des plus étranges et des plus controversés. L'abbé Du Pin cherche à l'expliquer:
« Apollonius a pu disparaître en se dérobant dans la foule, n'étant plus gardé après sa sentence d'absolution. Jusqu'ici il n'y a rien que de naturel. Ce qui suit est plus extraordinaire. Étant sorti du prétoire quelque temps avant midi, il se trouva, si l'on eu croit Philostrate, le même jour sur le soir à Pouzzoles, qui est à près de cinquante lieues de Rome... La vérité de ce fait n'a d'autre fondement que le témoignage d'Apollonius, qui déclare à Damis et à Démétrius, qu'il avait comparu, ce même jour-là qu'il leur parlait, devant l'empereur à Rome, et qu'il fallait que ce fût quelque dieu qui l'eût secouru pour faire tant de chemin en si peu de temps, sans ailes et sans cire comme Icare. Il avoue qu'il avait bien besoin de repos, parce que depuis qu'il était sorti du prétoire, il ne s'était point reposé. Si c'était par une vertu divine qu'Apollonius eût été transporté, le dieu qui lui avait fait faire tant de chemin en si peu de temps, eût dû aussi le préserver de cette grande lassitude. Ne conte-t-on pas quantité de semblables histoires, qui ne sont pas plus véritables que celle-ci, de gens qui après avoir fait de très longues traites en peu d'heures, par des sortilèges, se trouvent accablés de lassitude? Si l'on était d'humeur à croire, comme plusieurs font, ces sortes d'histoires, on pourrait dire qu'Apollonius a été transporté de la même manière de Rome à Pouzzoles. Mais il y a bien plus d'apparence qu'il employa du moins un jour et demi à faire ce voyage, et qu'il fit accroire à Damis et à Démétrius qu'il était parti le même jour de Rome; d'ailleurs il n'est pas absolument impossible qu'après avoir descendu sur le Tibre jusqu'à Ostie, il eût fait ce trajet par mer en dix ou douze heures de temps, puisqu'un vaisseau léger ayant bon vent fait plus de cent lieues eu vingt-quatre heures, comme l'expérience le fait voir tous les jours. » (L'abbé Du Pin, Hist. d'Apollonius convaincue de fausseté, p. 111).

Legrand d'Aussy, qui, après avoir donné tant d'explications de ce genre, commence à se lasser, se borne à dire qu'Apollonius était un imposteur, et que Damis en était un autre. Tillemont, qui a plus d'une fois expliqué les prodiges qu'on rapporte d'Apollonius par l'intervention du diable et par la magie, est ici de l'avis de Legrand d'Aussy : « Nous avons voulu rapporter cet événement, le plus célèbre de la vie d'Apollonius, dans les propres termes de son historien, qui n'a pas trop songé à le faire paraître croyable, ou y a mal réussi. » Il dit un peu plus loin : « Quand on ne voudrait pas douter de la vérité des faits que rapporte Philostrate, on ne saurait les lire sans voir que ce sont des effets du démon et de la magie, et non d'une puissance divine, comme Philostrate triche en divers endroits de nous le persuader. » (Hist. des empereurs, t. II, p. 133 et suiv.)

Fleury ne tergiverse pas comme Tillemont. Il voit dans ce prodige, comme dans les autres, l'intervention manifeste du malin esprit : « Apollonius, après être venu de Rome à Dicéarchie, dit qu'il avait grand besoin de repos. Aussi dit-on qu'il reste une lassitude extraordinaire à ceux que le démon a transportés d'un lieu à un autre ». (Hist. ecclésiast., t. I, p. 306). Artus Thomas, qui voit aussi l'action du diable dans tous les prodiges d'Apollonius, ne s'étonne nullement de celui-ci : « Nous avons, dit-il, d'infinis exemples que les diables transportent les hommes d'un lieu en un autre en un instant. Alphonse de Castro (Adv. haeret. 1, 15), Scotus (sur le livre Il des Sentences de Pierre Lombard, dist. 8) soutiennent que cela se peut. Ulriet le meunier, en un petit livre qu'il a fait d'une dispute qui fut agitée devant l'empereur Sigismond sur ce sujet, dit qu'il fut arrêté par infinis exemples et jugements que Satan transportait les sorciers véritablement en corps et en âme... Robert Triez (De Thec. mag., c. 5) raconte une plaisante histoire sur ce sujet : c'est qu'un certain magicien désirant de posséder une fille de laquelle il était amoureux, la ravit, et l'ayant montée sur un bâton, la porta par l'air jusque sur un château assis en Bourgogne, d'où il fut aperçu par un autre magicien, lequel avec ses charmes le contraignit de descendre en la cour du château, où il demeura tout honteux avec sa proie, sans se pouvoir bouger, étant sifflé et moqué de plusieurs notables personnages qui étaient là assemblés, mais spécialement de son compagnon en magie, auquel cependant il rendit promptement la pareille, etc. » (Notes sur la trad. fr. de Blaise de Vigenère.)

MORT DE DOMITIEN VUE A DISTANCE PAR APOLLONIUS (p. 388).

Ceci est un nouvel exemple de seconde vue; Philostrate lui-même se sert ici de l'expression de voir; selon lui, Apollonius n'est pas seulement informé de l'événement par une inspiration d'en haut, il en est témoin, il y assiste.

Le même fait est raconté par l'historien Dion Cassius, qui ne craint pas de se porter garant de son authenticité, et qui ajoute même au récit de Philostrate cette circonstance, qu'Apollonius nomma expressément le meurtrier : « Apollonius de Tyane, comme on l'a su dans la suite de ceux qui se trouvaient dans les deux endroits, au même jour et à la même heure qu'on tuait Domitien, monta, soit à Éphèse, soit ailleurs, sur une pierre élevée; et, ayant assemblé beaucoup de monde, il s' écria :  « Fort bien, Étienne! Etienne, courage ! Frappe ce meurtrier. Tu l'as frappé, tu l'as blessé, tu l'as tué. » Quoique bien des gens trouvent la chose incroyable, cependant c'est un fait. » (Histoire romaine, liv. LVII, extraits de Xiphilin.)

On lit dans Tillemont (Hist. des empereurs, t. II, p. 113):  « Baronius (Annales ecclésiastiques, I, p. 98) ne trouve point de difficulté à croire que ce fait est véritable, étant aisé aux démons de connaître ce qui se fait par tout le monde, et de le faire connaître aux hommes quand il plaît à dieu de le leur permettre. C'est ce que saint Antoine enseignait à ses disciples, » comme nous l'apprenons de saint Athanase (Athan., V. Ant.).

DISPARITION FINALE D'APOLLONIUS. — QU'EST APOLLONIUS POUR PHILOSTRATE, HOMME, DIEU OU DÉMON (p. 392)?

« Finalement nous sommes arrivés à la fin de ce grand enchanteur qui s'en est tant fait accroire pendant sa vie, et qui a voulu encore être tenu pour dieu à sa mort... Que pouvons-nous donc dire à cette fin tant étrange, sinon que véritablement il fut ouï une voix du ciel qui fendit la terre pour l'engloutir, et le faire descendre tout vif aux enfers, comme un Trophonius, un Amphiaraüs, et surtout un Julien l'Apostat, qui en criant (étant blessé d'une flèche venue du ciel): Tu as vaincu, Galiléen, fut englouti tout vif dans la terre, dit saint Grégoire de Naziance dans l'Éloge d'Athanase. » (Artus Thomas, Note à la trad. de BI. de Vigenère.)

- « Apollonius dit souvent qu'il voulait mourir sans qu'on le sût, afin de passer pour immortel comme Empédocle. Ainsi nous avons lieu de croire que sa mort a été tragique, selon ce que dit Lucien (64), qui appelle toute l'histoire d'Apollonius une tragédie. » (Tillemont, Hist. des empereurs, t. II, p. 133.)

Au sujet de cette disparition, une question se présente assez naturellement à nous : Que voulait paraître Apollonius, qu'est-il pour Philostrate, homme, dieu ou démon? Je pense qu'on eût fort embarrassé Philostrate lui-même en lui posant cette question; car ce sophiste sans conviction et sans portée, dont on a voulu faire un ardent et redoutable sectaire, ne sait pas bien à quoi s'en tenir sur la véritable nature d'Apollonius, et son indécision est manifeste. Il commence par dire (p. 5) qu'Apollonius est une incarnation de Protée, par conséquent un dieu ; mais il n'en reparle plus, à moins qu’il ne veuille voir une allusion à sa prétendue divinité dans ce qu'il lui fait dire à Domitien : « Vous ne me ferez pas périr. » (p. 342.) Mais cela s'entendrait tout aussi bien d'un démon, et c'est ce que, en général, Philostrale semble vouloir faire croire (V. surtout p. 4, 331, 378). Cependant on pourrait tirer de nombreux passages cette conclusion que, pour Philostrate, Apollonius était tout simplement un homme divin, comme Apollonius lui-même se représente dans les lettres qui lui sont attribuées (p. 406, 411, 124).

Philostrate le montre, en effet, considéré comme un dieu dans plusieurs pays où il passe, ainsi que le lui avaient prédit les Brahmanes (p. 135) ; et le même Philostrate, dans le récit de la disparition finale de son héros, laisse entendre qu'il n'était pas fâché de propager cette opinion, puisqu'il ne voulait pas qu'on pût constater sa mort; mais il paraît croire à cette mort (p. 391) plutôt qu'aux récits merveilleux qu'il apporte ensuite comme par manière d'acquit. De plus, quelle attitude lui donne-t-il devant Domitien? Quel langage lui fait-il tenir, pour répondre à cette accusation qu'il se fait adorer comme un dieu? Il lui prête le désaveu le plus formel (p. 354-357). On peut objecter, à la charge d'Apollonius de Tyane, que les Lacédémoniens étant disposés à lui décerner les honneurs divins, il crut bon de s'y soustraire par la fuite, pour cette raison qu'il voulait éviter l'envie (p. 169). On le voit, Philostrate est le premier à fournir des armes contre son héros; tant il tient peu, quoi qu'on ait dit, à faire de lui un dieu.

APPARITION DE L'OMBRE D'APOLLONIUS (p. 393).

Legrand d'Aussy réfute en partie ce récit, et en partie le prend sur un ton plaisant :

« Il se peut, dit-il, que l'homme qui raconta cette vision ait été payé pour jouer ce personnage. Mais, en le supposant de bonne foi, on peut penser aussi qu'occupé depuis longtemps d'une question importante dont il attendait avec impatience la solution, il aura cru entendre cette décision dans un rêve. Ce sont là des effets de l'imagination très ordinaires. Mais pour les Tyanéens, ce fut une apparition réelle. Ils ne doutèrent point du miracle; et, sans songer que la doctrine prêtée à leur compatriote était contraire à celle de la métempsycose, qu'il avait professée toute sa vie, ils l'en révérèrent avec plus de ferveur encore. Cette dévotion ne fut pas perdue : la ville, près de deux siècles plus tard, en retira le fruit.» (Vie d'Apollonius, Il, p. 279.)

Et il raconte à sa manière une histoire encore plus merveilleuse, qu'il emprunte à Vopiscus, le biographe d'Aurélien. Voici le récit de Vopiscus : « On raconte qu'Aurélien, arrivé aux portes de Tyane, trouva les portes fermées et dit plein de colère : « Je n'y laisserai pas un chien! » mais qu'Apollonius de Tyane, ancien philosophe, qui jouissait d'une grande réputation de sagesse, sincère adorateur des immortels, et qu'on devrait regarder comme un dieu, se présenta brusquement au prince au moment où il entrait dans sa tente, et lui dit en latin, afin qu'Aurélien, qui était Pannonien, pût le comprendre: « Aurélien, si tu veux vaincre, garde-toi de penser à faire mourir mes concitoyens; Aurélien, si tu veux régner, abstiens-toi du meurtre des innocents; sois  clément, Aurélien, si tu veux vaincre. » Les traits du vénérable philosophe n'étaient pas inconnus à Aurélien ; il avait vu son portrait dans plusieurs temples. Surpris d'abord, il lui promit un tableau, des statues et un temple, et reprit des sentiments plus humains. Voilà ce que je tiens de graves personnages, ce que j'ai trouvé dans les livres de la bibliothèque Ulpienne, et ce que je crois par respect pour Apollonius. Car y eut-il jamais de mortel plus digne, plus saint, plus grand, plus respectable, plus sublime que lui? Il a rendu la vie aux morts, il a fait et dit bien des choses au–dessus de la portée ordinaire des hommes. Quiconque est curieux de les connaître peut lire les auteurs grecs qui ont écrit sa vie. Pour moi, si je vis, je donnerai, sous les auspices de ce grand homme, un abrégé de sa vie; non que ses actions aient besoin de ma plume, mais pour étendre encore davantage la connaissance de choses dignes d'admiration. » (Vie d'Aurélien, ch. 24, dans l'Hist. d'Auguste, trad. de Moulines.)

 

(01) Dans les tribunaux de l'antiquité, on mesurait le temps aux plaideurs par la clepsydre, comme on le fait encore aujourd'hui par le sablier, dans les examens de la Faculté de médecine, par exemple.

(02) Voir plus haut, livre III, ch. 18, p. 110.

(03) Allusion au mariage de Domitien avec sa nièce. (Voyez plus haut, livre VII, ch. 7.)

(04)  Philostrale fait citer ici à Apollonius un vers de l'Iliade (Iivre XXIII, v 13.), qui est dans la bouche d'Apollon poursuivi par Achille. Veut-il par là faire entendre qu'il est dieu comme Apollon? Ce qui suit le donnerait à entendre.

(05)  Sorte de castagnettes en usage chez les anciens, et dont Ils se servaient surtout pour accompagner la danse. (Voyez Rich, Antiquités romaines et grecques, au mot Crotalum.)

(06) Voyez les Éclaircissements historiques et critiques.

(07)  Euphrate, le premier accusateur d'Apollonius, était né à Tyr, mais enseignait la rhétorique à Alexandrie.

(08)  Nerva.

(09)  Voyez les Éclaircissements historiques et critiques.

(10)  Voyez les Éclaircissements historiques et critiques.

(11) Allusion aux vers d'Homère sur la mort d'Euphorbe tué par Ménélas. (Iliade, XVII, v. 50 et suivants.)

(12) On donne à ce mot une étymologie qui signifie l'inévitable. C'est un nom qui s'applique en général à Némésis, la déesse de la Vengeance, et qui paraît ici désigner la Fatalité, le Destin, comme dans le Phèdre de Platon (p. 248, C.).

(13) Voyez les Éclaircissements historiques et critiques.

(14) Espèce de poisson, ainsi appelé de deux mots grecs qui signifient ailes (c'est-à-dire nageoires) rouges.

(15) Plante de l'espèce des liliacées.

(16) Bien qu'il y ait dans ce discours, dont Philostrate veut nous faire admirer la simplicité, bien de la recherche et du mauvais goût, nous ne saurions comprendre ce passage comme Westermann, qui voit ici, dans le grec, un jeu de mots aussi absurde qu'intraduisible. D'après lui ce passage signifierait : « Sparte ne se glorifie pas moins de Léonidas que de Lycurgue ».

(17) De quel Iphitus veut parler Apollonius, ou, sous son nom, Philostrate? Ce ne peut guère être le roi d'Élide, qui passe pour avoir fondé les Jeux olympiques. C'est plutôt l'un des compagnons d'Hercule, fils d'Euryte, roi d'Aechalie (sur les confins de la Messénie et de la Laconie).

(18)  Il l'a dit seulement aux brahmanes (Voyez plus haut, p. 114).

(19) Voyez les Éclaircissements historiques et critiques.

(20) Le premier de ces surnoms a été donné à Aristide; le second à Périclès.

(21) Cet oracle a été conservé par Hérodote (livre I).

(22) Allusion à des fables qui se trouvent en grand nombre dans les biographies de Sophocle, comme dans celles de presque tous les poètes ou philosophes de l'antiquité. Plutarque lui-même s'est souvenu d'une de ces biographies dans sa Vie de Numa, où il dit que Sophocle logea chez lui Esculape.

(23) Voyez Diogène de Laërte, VIII, 60. Porphyre, Vie de Pythagore, p. 193.

(24) Voyez plus haut, livre IV, ch. 10, p. 147.

(25) Être fantastique, du genre des empuses (Voyez plus haut, p. 52 et p. 163). Il est même probable que cette lamie n'est autre que l'empuse dont il a été question p. 163, et que nous avons ici le dénouement d'une histoire qui avait pu paraître inachevée.

(26) Voici déjà la seconde fois que, dans ce discours écrit et préparé, nous voyons des allusions à ce qui se serait passé à l'audience. Philosrate avait pour ce fait singulier une explication toute trouvée : c'est qu'Apollonius qui, s'il n'était pas magicien, était devin, avait prévu tous ces incidents.

(27) Apollonius oppose ici la divination qui s'obtenait par l'examen des entrailles des victimes, la splanchnoscopie, à la divination telle qu'il l'entendait et la pratiquait. (Voyez plus haut, p. 88,132, 246, 361, etc.).

(28) Mélos, une des Cyclades. Voici la première et la dernière fois que Philostrate nous parle de ce Philiscus dans sa Vie d'Apollonius de Tyane. Oléarius, trompé par son surnom de Mélien (les Méliens sont un peuple de Thessalie), le confond mal à propos avec un sophiste thessalien nommé aussi Philiscus, que Philostrate avait connu dans sa jeunesse, comme il le dit lui-même (Vie des sophistes, II, 30).

(29) Voyez les Éclaircissements historiques et critiques.

(30) Sur Mégistias, qui appartenait à la famille des Mélampodides, voy. Hérodote, VII, 22. (II a déjà été cité plus haut, IV, 23. p. 161.) Aristandre est cité par Plutarque (Vie d'Alexandre), et par Lucien (Philopatris). Voyez encore, sur Silanus, Xénophon (Anabase, I, 7 ; V, a; VI, 4), qui se plaint de la perfidie de ce devin, mais qui ne laisse pas de le consulter.

(31) Acrisius fut tué par son petit-fils Persée; Laïus, par son fils Oedipe; Astyage fut renversé par son petit-fils Cyrus.

(32) Allusion au chant XVIe de l'Iliade, où est rapporté le combat des Lyciens, conduits par Sarpédon, contre les Grecs.

(33) Iliade, XVI, v. 433. Nous donnons ici, pour plus de clarté, les deux vers d'Homère, dont Philostrate n'a cité que le commencement.

(34) C'est un des noms de Pluton.

(35) Odyssée, XI, v. 566 et suivants.

(36) Fragment d'une tragédie perdue de Sophocle.

(37)  Voyez plus haut, ch. V, p. 342.

(38) Voyez le même chapitre, fin.

(39)  Nom grec de Pouzzoles (Voyez, sur ce fait merveilleux, les Éclaircissements historiques st critiques).

(40) Métaphore orientale, empruntée à la langue des chameliers parlant de leurs bêtes.

(41) Voyez Iliade, XIV, v. 233.

(42) Allusion assez obscurément exprimée à la fable sur l'Alphée, qui, disait-on, traversait la mer pour aller confondre ses eaux avec celles de la fontaine Aréthuse en Sicile. Philostrate nomme ici la mer de Sicile et l'Adriatique, pour indiquer la limite indécise de ces deux mers.

(43) Trophonius, quoique simple héros, comme Orphée, était, comme lui (Voyez plus haut, IV, 14, p. 150), supposé rendre des oracles qui ne cédaient guère en célébrité à ceux d'Apollon. Voyez dans Maury (Hist. des religions de l'antiquité, II, p. 482 et suiv.) une description plus complète que celle de Philostrate, d'après Pausanias et Plutarque, et une explication toute physiologique des scènes étranges qui se passaient dans l'antre de Trophonius.

(44) C'est par erreur que Philostrate place en Arcadie l'antre de Trophonius. Lébadée, dont il était voisin, était une ville de Béotie, peu éloignée de Chéronée. On verra, dans les Éclaircissements historiques et critiques, combien est peu sûre la géographie de Philostrate. Inutile de réfuter ce qu'il dit ensuite, que l'antre de Trophonius (dont l'entrée était en Arcadie) avait des issues en Locride, en Phocide, en Béotie, et qu'il tient tous ces détails des habitants de Lébadée (ch. XX).

(45) Source voisine de l'antre de Trophonius.

(46) Ville de Béotie, sur la côte, en face de Chalcis (en Eubée.)

(47) C'était la capitale du pays des Volsques, et ce sont les éperons (rostra) de ses vaisseaux qui, après la victoire de Camille, décorèrent la tribune aux harangues du Forum.

(48) On appelait xystes des galeries couvertes où, s'exerçaient les athlètes pendant le mauvais temps. Autour des xystes, Il y avait toujours des bosquets, où venaient se promener les philosophes, comme dans les gymnases : par exemple, dans l'Académie, dans le Lycée.

(49) C'est une ville de l'île de Rhodes.

(50) Nom d'une déesse crétoise, souvent confondue avec Diane. (Voyez Maury, Histoire des religions de la Grèce, III, p. 160.)

(51) Voyez les Éclaircissements historiques et critiques.

(52) Voyez les Éclaircissements historiques et critiques.

(53). Ceci fait sans doute allusion à l'heroum que lui consacra Caracalla. (Voyez Dion Cassius, LXXVII, 18.)

(54) Codin, Orig., C, p. 4. Voir aussi Tsetzès. Chiliad. I.

(55) Chron. Alex., p. 590.

(56) Dictionnaire des sciences philosophiques, art. Métempsycose. Cela n'est nullement prouvé. On ne constate pas encore la métempsycose, mais on trouve l'immortalité de l'âme dans les plus anciens poèmes de l'Inde, par exemple dans le Rig-Véda. (Voyez Revue germanique, 30 novembre 1861, leçon sur la migration des âmes, faite à I'Association scientifique de Berlin, par M. le docteur Jürgen Bona Meyer.)

(57) Voir la leçon du docteur Meyer.

(58)  Voyez Karden, Empedoclis reliquiae, et l'article Empédocle, dans le Dictionn. des sciences philosophiques.

(59) Voyez Lobeckh, Aglaophamus, p. 795 : De migratione animarum.

(60)  Revue germanique, article cité.

(61) Origène, par exemple.

(62)  Voyez Henri Martin, Hist. de France, 1er vol., 2e édit. - L'Enchanteur Merlin par M. de la Villémarqué.

(63)  Voyez la leçon du docteur Meyer (Revue germanique).

(64Alexandre, ou le Faux devin, p. 476, c. 5.

 

FIN DU LIVRE VIII DE PHILOSTRATE.