Parthenios

CONON

 

NARRATIONS

Traduction française : M.  VILLEMAIN

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 


 

 

 

 
 

NARRATIONS

DE

CONON.

 

Des cinquante récits de Conon que le laborieux patriarche d'Alexandrie nous a conservés abrégés dans sa bibliothèque, les uns sont des extraits trop courts pour offrir aucun intérêt; les autres ne traitent que des sujets de mythologie qu'on rencontre dans tous les auteurs, et dont quelques uns même se trouvent déjà dans Parthénius. Nous en avons traduit six qui nous ont paru assez piquants pour ne pas déparer la petite collection dont se compose notre volume.

Les anciens parlent de plusieurs Conon, un entre autres qui vivait sous les Ptolémées Evergète et Philadelphe. Courtisan non moins adroit qu'astronome habile, ce fut lui, dit-on, qui donna le nom de chevelure de Bérénice[1] à une nouvelle planète qu'il avait découverte. On ne peut le confondre avec l'auteur de nos récits, puisque, au rapport de Photius, notre Conon avait dédié son livre au roi Archélaüs Philopator, et que ce dernier vivait du temps d'Antoine, dont il reçut la couronne de Cappadoce. On ignore encore s'il faut regarder, comme un seul et même homme, deux écrivains du même nom cités l'un par Servius, comme ayant laissé une histoire de l'Italie, et l'autre par Flavius Josèphe, comme ayant écrit sur la Judée. Etienne de Byzance fait aussi plusieurs fois mention de Conon, mais il est douteux que celui dont il parle soit le même qui nous occupe.

Photius nous apprend que Conon avait écrit dans le dialecte attique. Il assure que son style était brillant et plein de grâce. Il faut bien s'en rapporter à cette déclaration, puisque les ravages du temps ne nous ont pas laissé les moyens de juger par nous-mêmes le mérite de Conon. Ce n'est pas d'après la sèche anatomie qui nous reste de son ouvrage, qu'il nous serait possible de deviner les brillantes couleurs et les formes gracieuses qui devaient embellir l'original.


 

I. LE FANTOME D'AJAX.

(Narr. xviii.)

Les Locriens, par honneur pour Ajax, leur compatriote, laissaient en combattant une place vide dans leur ordre de bataille, comme si ce héros eût dû l'occuper. Dans leur bataille contre les Crotoniates, Autoléon de Crotone remarqua cette disposition et voulut les attaquer par le côté qu'il voyait dégarni, espérant les envelopper; mais, blessé à la cuisse par un fantôme, il fut obligé de se retirer. Il périssait des suites de sa blessure si un oracle ne lui eût conseillé d'aller dans l'île Achillée, île du Pont-Euxin, que l'on rencontre sur la ligne de la Taurique lorsqu'on a doublé les bouches de lister. Autoléon s'y rendit et apaisa les mânes des héros, et principalement Ajax de Locre; il recouvra la santé. A son départ de l'île, il reçut d'Hélène l'ordre d'avertir le poète Stésichore que s'il désirait revoir la lumière il eût à rétracter ce qu'il avait dit d'elle dans ses vers. Le poète aussitôt composa des hymnes en l'honneur d'Hélène, et la vue lui fut rendue.

II. L'ENFANT ET LE DRAGON.

(Narr. xxii.)

Un jeune enfant de Crète avait reçu, d'un homme dont il était aimé, le petit d'un dragon. Il se plaisait à le nourrir et en prenait le plus grand soin; mais le dragon devint grand, et les voisins effrayés forcèrent l'enfant à le rendre au désert; il fallut obéir, ce ne fut pas sans verser bien des larmes. Dans la suite, le jeune homme étant à la chasse est attaqué par des brigands, il appelle à son secours ; à cette voix qu'il reconnaît, le dragon s'élance, et bientôt enlacé de ses longs replis chacun des assaillants périt étouffé. Ainsi cet animal reconnaissant prouve son attachement pour son ancien bienfaiteur en le délivrant du plus pressant danger.

III. TENNÈS ET HÉMITHÉE.

(Narr. xxviii.)

Tennès et Hémithée étaient enfants de Cycnus, roi de la Troade. Cycnus après la mort de leur mère avait pris une seconde femme: celle-ci conçut pour Tennès une passion insensée; mais ne pouvant le séduire elle l'accusa de son propre crime. Le père sans autre information fait enfermer son fils dans un coffre; Hémithée ose pleurer sur le sort de son frère, on l'enferme avec lui, et on les abandonne au gré des flots. Le coffre vint échouer contre une île, les habitants le retirèrent de la mer, et la souveraineté du pays fut conférée aux deux exilés. L'île changea son nom de Lycophrys, et prit celui de Ténédos. Cycnus cependant se repentit de sa barbarie ; il vint vers l'île de son fils, et de son vaisseau le priait d'ensevelir le passé dans l'oubli; mais Tennès, pour empêcher qu'il ne descendit dans l'île, prit une hache et coupa le câble qui retenait le vaisseau. Telle est l'origine de cette expression proverbiale: la hache de Tennès, pour désigner une difficulté qu'il faut trancher.

IV. ULYSSE ET DIOMÈDE.

(Narr. xxxiv.)

Après la mort de Paris, les fils de Priam, Hélénus et Déiphobe, se disputaient la main d'Hélène. La force et la faveur des grands firent triompher Déiphobe, quoique plus jeune que son frère. Outré de cette injure, Hélénus se retira sur le mont Ida, et ne prit plus part à la guerre. Cependant les Grecs qui tenaient la ville assiégée, suivant les conseils de Calchas, se saisirent du Troyen dans une embuscade. Vaincu par leurs menaces et par leurs présents, mais plus encore entraîné par son ressentiment contre sa patrie, Hélénus révèle aux Grecs l'arrêt du destin, et leur apprend que Troie doit être prise par un cheval de bois, et lorsque les Grecs seront maîtres du Palladium, statue de Minerve tombée du ciel, et la plus petite de toutes celles du temple. D'après cet avis, Diomède et Ulysse sont envoyés pour dérober le Palladium; Diomède s'élève sur les épaules d'Ulysse, et monte sur la muraille; mais en vain à son tour Ulysse lui tend les bras : il refuse de le tirer après lui, et marche droit au temple. Maître de la statue, il revint vers son compagnon. En traversant la plaine, Ulysse ne cessait de questionner Diomède; mais celui-ci soupçonnant la ruse, répondit qu'il s’était trompé, et qu'il avait pris un autre Palladium que celui désigné par Hélénus. Par hasard la statue vint à remuer. Ulysse reconnaissant le véritable Palladium, reste derrière Diomède et tire son épée pour le tuer, voulant s'approprier l'honneur de l'entreprise. Il allait le frapper, mais la lune le trahit, et le reflet du fer avertit Diomède. Force fut à Ulysse de renoncer à son projet, car Diomède aussi tira son épée, et lui reprochant son lâche dessein, il le forçait de marcher devant lui, et lui frappait les épaules du plat de son glaive. De là nous sont venus ces mots, nécessité de Diomède, pour exprimer toute action qu'on ne fait que par contrainte.

V. LES DEUX BERGERS.

(Narr. xxxv.)

Deux bergers faisaient paître leurs troupeaux sur le Lyssus, montagne du territoire d'Éphèse: ils aperçurent un essaim d'abeilles, dans une grotte profonde et d'un accès impraticable. Pour y descendre, l'un se plaça dans un panier que son compagnon laissa glisser jusqu'au bas au moyen d'une forte corde. Le berger trouva au fond de la fosse du miel et beaucoup d'or; jusqu'à trois fois il en remplit le panier et le fit remonter; l'or épuisé, il crie qu'il entre à son tour dans le panier; mais à peine ces mots sont-ils prononcés qu'il va réfléchir que son compagnon pourrait bien lui tramer quelque trahison. Il dépose à sa place une pierre dans le panier et donne le signal : l'autre berger d'élever le fardeau ; mais quand il le sent parvenu presque à la hauteur de l'ouverture, il laisse tout tomber dans un précipice pour se défaire d'un associé gênant ; puis il enfouit l'or et forge une histoire vraisemblable pour répondre aux questions qu'on lui fait sur la disparition de son compagnon.

Cependant nulle voie de salut ne restait plus au berger abandonné, lorsqu'Apollon lui apparaissant en songe lui ordonna de se déchirer le corps avec une pierre aiguë et de rester étendu sans mouvement. Il obéit, et des vautours le prennent pour un cadavre, fondent sur lui, et fixant leurs serres dans sa chevelure et dans ses vêtements, l'enlèvent et le déposent sans aucun mal dans le vallon au pied de la montagne. Il va trouver le magistrat, raconte son histoire, et le coupable saisi par les Éphésiens est forcé de découvrir l'or qu'il avait enfoui, et subit le châtiment de son crime. Le plaignant reçut la moitié de l'or, et l'autre moitié fut consacrée à Diane et à Apollon. Ainsi miraculeusement sauvé et dédommagé par un tel trésor, il devint un des pasteurs les plus riches de la contrée, et sur le sommet du Lyssus il fit élever un autel à Apollon sous le nom de Gypée (de vautour) en mémoire de sa délivrance.

VI. LE DÉPOSITAIRE INFIDÈLE.

(Narr.. xxxviii.)

Un Milésien voyant sa patrie menacée par Harpagus, général de Cyrus, alla à Tauroménium, en Sicile, déposer sa fortune entre les mains d'un banquier son ami, et revint dans son pays. Milet tomba bientôt au pouvoir de Cyrus, et n'eut rien à souffrir des maux qu'on avait redoutés. Le Milésien repasse à Tauroménium pour retirer son dépôt, et le banquier ne niait pas qu'il l'eût reçu, mais il soutint l'avoir rendu. Grand débat, grande contestation; cité à prêter serment, le dépositaire s'avise du stratagème suivant : il creuse un roseau à l'instar d'un tube de flûte, fait fondre le dépôt, l'y verse et le fixe solidement; puis allant au tribunal, il s'appuyait sur son roseau comme sur un bâton destiné à suppléer à la faiblesse de ses jambes. A l'instant du serment, le banquier était près du Milésien, il lui remet son bâton comme pour le reprendre un moment après, et levant les mains, il jure qu'il a rendu le dépôt réclamé. Outré d'indignation, le Milésien jette violemment le bâton en s'écriant qu'il n'y a plus de bonne foi parmi les hommes; le roseau vole en éclats, et la vue du lingot découvre la ruse et le parjure. Le maître de l'or reprit son bien, et le mépris public fit justice de l'infidèle dépositaire, qu'un lacet délivra bientôt de la honte et de la vie.

 

NOTES DES NARRATIONS DE CONON.

 

I.

Laissaient une place vide dans leur ordre de bataille, comme si ce héros eût dû l'occuper.

Cet honneur rappelle un honneur du même genre rendu par l’année au commencement de ce siècle à la mémoire d'un héros, Latour-d'Auvergne, premier grenadier des armées françaises, descendant du grand Turenne, et comme lui mort du trépas des braves. La mort n'effaça point son nom des contrôles où la gloire l’avait inscrit au premier rang; et chaque jour à l'appel, au nom de Latour-d'Auvergne, ces mots, mort au champ d'honneur étaient la réponse que faisaient entendre à l'envi ces vieux compagnons de ses exploits, impatients candidats d'une aussi belle fin.

L'île Achillée.

Connue ainsi sous le nom de Leucé [blanche), cette île était célèbre par les prodiges qu'on en racontait. Elle était inhabitée. On y voyait un temple consacré à Achille, et dont le soin était confié, disait-on, à des oiseaux, serviteurs diligents qui tous les matins allaient imbiber leurs ailes de l’eau de la mer, et revenaient en arroser le pavé du temple. Ils balayaient ensuite, et leurs ailes séchées étaient encore l'instrument dont ils se servaient pour cet usage. Arrien dans son périple du Pont-Euxin rapporte sérieusement ces contes puérils, qu'il accompagne d'apparitions et d'autres fables de même nature. L'ile passait aussi pour le séjour des héros qui avaient figuré au siège de Troie. Elle porte maintenant le nom de Ilam Adasi, ou île des Serpents.

Stésichore.

Poète lyrique, né a Himéra en Sicile ; il vivait vers la soixante-deuxième olympiade. Quintilien le cite avec de grands éloges. Horace : Stesichorique graves Camœnœ.

IV.

Statue de Minerve, tombée du ciel...

Les anciens n’avaient que des traditions fort incertaines sur l'origine du Palladium ; voici ce qu'en raconte Apollodore :

« Ilus après la fondation d’Ilium pria Jupiter de lui accorder un gage de sa protection, et le lendemain au lever de l'aurore il aperçut devant sa tente le Palladium que le père des dieux lui avait envoyé. C’était une statue haute de trois coudées, debout, et les pieds joints. De la main droite elle brandissait sa lance, et de la gauche elle tenait une quenouille et un fuseau. Voici l'histoire de ce Palladium. Minerve, dit-on, après sa naissance, fut confiée aux soins de Triton qui avait une fille nommée Pallas. Les deux compagnes se livraient aux exercices guerriers. Un jour elles eurent une querelle; Pallas allait frapper Minerve; Jupiter effrayé pour sa fille la couvrit de l’égide; Pallas lève sur le redoutable bouclier des regards pleins d'horreur, et Minerve profitant de son trouble la perce d'un coup mortel. Minerve cependant ressentit une vive douleur de sa mort; elle construisit à sa ressemblance une image de bois, et lui plaça sur la poitrine cette égide dont la vue lui avait coûté la vie; pour l'honorer, elle remit la statue à Jupiter. »

Clément d'Alexandrie prétend que le Palladium était fait des os de Pélops. Quelques auteurs ajoutent qu'il remuait: selon Conon, c'est un mouvement de la statue qui apprend à Ulysse que Diomède s'est emparé du véritable Palladium.

VI.

Le dépositaire infidèle.

Cette histoire se retrouve tout entière dans Don Quichotte. C'est un des jugements ingénieux par lesquels le bon Sancho signale son entrée dans son gouvernement Conon attribue au hasard seul la découverte de la fraude ; Cervantès, plus habile, en donne tout l'honneur à la sagacité de son héros. Touché de la patience du plaignant, et frappé de l'assurance de son adversaire, Sancho pense que ce dernier ne jurerait pas avec autant de fermeté s'il n’avait trouvé quelque subterfuge pour endormir un instant sa conscience : il conclut que tout le mystère est caché dans cette canne remise sans nécessité dans les mains de l'autre vieillard.

Il n'est pas douteux que le fond de cet épisode n'appartienne à Conon; mais ce qui n'appartient qu'à l’auteur espagnol, c'est le talent avec lequel il met en œuvre ces matériaux puisés dans une mine étrangère. Ici l'on reconnaît cet ineffaçable cachet du génie qui erre alors même qu'il imite.

Du reste Cervantès n'a pas même songé à s'attribuer le mérite de l'invention, car il fait dire à Sancho qu'il avait entendu raconter autrefois une histoire semblable, et cette bonne foi de Sancho est un trait de plus dans le tableau de ce caractère plein de franchise et de candeur.

 

FIN DE CONON.


 

[1] Cette Bérénice était la femme de Ptolémée Evergète, et c'est à elle que ce dernier fit ériger un obélisque.