Elégies de Tibulle

 

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ORIGINE ET NATURE DE L'ELEGIE ROMAINE

Le problème que nous rencontrons ici est l'un des plus difficiles et des plus controversés de la littérature latine. Il s'agit de savoir,devant la magnifique floraison élégiaque qui marqua la seconde moitié du Ier siècle av. J. C., si les élégiaques latins sont originaux ou s'ils n'ont fait qu'imiter, de très près, les poètes hellénistiques. La question a un intérêt en elle-même, pour fixer un point d'histoire littéraire. Elle en présente un autre, plus grand encore, pour l'interprétation des oeuvres latines elles-mêmes : ces élégies se présentent comme des oeuvres d'inspiration autobiographique et personnelle. Que devrons -nous en penser, si l'analyse nous révèle qu'il s'agit en réalité de décalques d'oeuvres grecques ?

Le problème est compliqué par le fait que nous ne possédons que des fragments misérables des poètes alexandrins, si l'on met à part l'oeuvre de Théocrite qui, précisément, ne présente que peu de rapports avec le problème de l'élégie. Callimaque, qui passait, aux yeux des Anciens, comme le maître incontesté de la poésie alexandrine, et l'un de ceux dont se réclamaient les élégiaques latins, ne nous est, lui-même, qu'imparfaitement connu. Les papyri découverts depuis le début du siècle nous en ont cependant livré de nouveaux fragments,et, en particulier, nous devons à un papyrus de la Société italienne de Papyrologie , vingt vers du poème sur la Boucle de Bérénice (v. le texte et la bibliographie dans l'édition de Callimaque, E, Cahen, Paris, 2e éd., 1940). Ce poème était écrit en distiques élégiaques, et l'on s'aperçoit que Catulle, dans son poème 66 (v. 45 et suiv.) l'a traduit presque mot à mot, ou du moins distique par distique. En allait-il donc de même pour les poèmes les plus "personnels" de Tibulle ? même si la preuve manque, ne faut-il pas supposer l'existence d'un modèle ?

Posé en ces termes extrêmes, le problème laisse entrevoir sa solution : il y a, dans l'oeuvre de Tibulle, trop d'éléments romains (religieux, personnels, allusion à des paysages typiquement latins) pour que l'on puisse comparer ses élégies à la pièce, toute savante, de Catulle, qui est entièrement grecque d'inspiration et de facture. Nous n'avons aucun droit de refuser, a priori, toute originalité à Tibulle. Mais il n'en reste pas moins que ses élégies s'insèrent à l' intérieur d'une tradition, et que le genre, vivant avant lui, avait, indépendamment de l'expérience amoureuse du poète, ses thèmes et ses procédés. II y a là un dosage à faire, fort délicat, mais nécessaire, et sans lequel il entre une bonne part d'appréciation subjective.

Quelle définition donner de l'élégie latine ? La première qui se présente à l'esprit (un poème amoureux écrit en distiques élégiaques) est beaucoup trop particulière. Même chez Tibulle, son insuffisance éclate : il y a des élégies qui ne sont pas amoureuses, tel le poème I, 7, dédié à Messalla ou II, 5, à M. Valerius Messallinus. - Cela est vrai aussi pour Properce, qui a donné, on le sait, des élégies romaines, dans lesquelles l'élément amoureux est très réduit ou même absent (IV, 1 ; IV, 2, etc.) On en vient à une définition beaucoup plus vague : "poème suivi, de sujet narratif, laudatif ou amoureux, écrit en distiques élégiaques". Le seul élément constant est la forme métrique et son emploi dans des développements suivis. C'est à partir de cette forme qu'il convient de suivre la genèse et le développement du genre.

Les origines du distique élégiaque sont obscures. La tradition grecque en rattache la formation aux colons ioniens intallés en Carie, et il est possible qu' à l'origine ce mètre ait accompagné des rites de fécondité féminine, peut-être (mais cela demeure très incertain) liés au culte de Déméter. Il est certain que ce mètre est, à l'origine, de caractère lyrique : le distique constitue une strophe, dans laquelle l'hexamètre dactylique est suivi par deux tripodies catalectiques. Les témoignages des Anciens sont unanimes à considérer ce mètre comme propre à l'expression de sentiments violents, allant même jusqu'à la folie (v. les textes recueillis par CRUSIUS, Real Enc., art. Elegie, V, p. 2260 et suiv.). A la fin de l'Antiquité, les grammairiens, peut-être sous l'influence d'une fausse étymologie ("dire-hélas"), assuraient que l'élégie avait d'abord servi aux chants de deuil. Il est certain que, lorsqu'ils apparaissent dans le monde latin, les distiques prennent le nom d'elogium - c'est-à-dire, essentiellement, inscription funéraire. Mais c'est là un développement relativement tardif, et qui provient du caractère de maxime pris très vite par le distique, en Grèce même.

Très vite, le distique élégiaque fut utilisé, notamment en Péloponèse, pour la poésie guerrière. Le nom de Tyrtée demeure attaché à ce genre. Les éléments narratifs et mythiques ne sont pas absents des poèmes de Tyrtée, mais, ce qui est essentiel est l'élément exhortatif d'une poésie faite pour agir sur la sensibilité de l'auditeur et sur ses nerfs. Parallèlement, en Attique, le distique est utilisé pour enfermer des maximes : avec Solon et Théognis de Mégare.

Pendant la période dominée par la littérature athénienne, c'eat-à-dire le Ve et le début di IVe siècle, le distique élégiaque subit une éclipse. Nous le trouvons surtout utilisé pour les poésies de banquets. Il prend une tournure familière, s'adapte à exprimer des sentiments et des impressions de la vie quotidienne.

C'est ainsi qu'une élégie de Critias nous renseigne sur les origines des usages de banquet. L'élégie prend un ton humoristique, parfois parodique, qui était impossible avec l'hexamètre héroïque. Nous avons l'impression que le distique, assez proche du vers épique et narratif, est proche également de l'expression lyrique, au point de constituer un mode intermédiaire, assez souple pour se prêter à toutes les tentatives de poésie intime ou narrative, ou à la poésie morale. La tradition ne lui assigne pas un "canton" déterminé, comme cela est le cas pour les mètres éoliens, ceux de le-lyrique chorale, le vers héroïque ou les mètres iambiques et anapestiques du dialogue théatral. A cette époque - avant le début de l'ère héllénistique - nous trouvons le distique utilisé chaque fois qu'un poète se livre à une tentative nouvelle. Antimaque de Colophon, par exemple, y a recours lorsqu'il compose un poème de consolation après la mort de sa bien-aimée : poésie chargée de mythologie, surtout narrative, mais inspirée par un sentiment personnel, le chagrin d'une mort qui touche directement le poète.

Comme on pouvait le penser, cette liberté, cette plasticité du distique élégiaque, ce caractère intime et lyrique qu'il conserve de ses origines, étaient bien faits pour tenter les poètes de l'âge alexandrin. Le premier des élégiaques alexandrins fut Philétas de Cos, contemporain du premier Ptolémée, et précepteur de son fils. On sait qu'il avait écrit une élégie de Déméter, dans laquelle il traitait, selon toute vraisemblance, la légende de la déesse en "petite épopée". Nous savons seulement que ses livres d'élégie étaient dédiés à son amie nommée Bittis. Mais dans quelle mesure le sentiment amoureux y était-il exprimé, noua ne saurions le dire. Il est possible que dans ses "Pièces légères" il en ait consacré certaines à chanter Bittis, selon le mode élégiaque. L'hypothèse a été formulée par Ph. E. LEGRAND (v. la bibliographie), mais elle n'est étayée qu'assez faiblement.

Pendant cette première période de l'Alexandrinisme, l'élégie sert à tout :

Le poète Simmias avait composé un poème des Mois, qui annonce le sujet des Fastes d'Ovide. Nous connaissons aussi le titre d'une élégie de Glaucos et Scylla, du poète Hédylos, etc. On voit que l'école de Philétas avait imprimé à l'élégie un ton narratif et quasi épique. Quelques années plus tard, Hermésianax de Colophon composera trois livres d'Elégies, dédiés à son amie, Léontion : le poète fait défiler devant elle, pour sa plus grande gloire, les dieux et les déesses, les héros et les héroïnes légendaires, mais aussi les grands poètes et les sages du passé. L'élégie ressemble alors à un catalogue, assez semblable aux catalogues hésiodiques. Mais le prétexte de ce divertissement érudit est l'amour. Il faut voir là une manifestation de la tendance la plus générale de l'esprit alexandrin, qui est l'omniprésence de l'Amour. Par exemple, lorsqu'un autre poète, qui fut bibliothécaire du Musée, Alexandre d'Etolie, compose une "élégie" d'Apollon, il le fait en plaçant dans la bouche du dieu, sous forme de prophétie, les aventures amoureuses de celui-ci.

A côté de ces poèmes suivis, assez longs, écrits en distiques, nous savons que les Alexandrins ont composé un grand nombre d'épigrammes en distiques, et ces épigrammes comportent toutes sortes de variétés : il y a la plainte amoureuse, l'aition érudit, la maxime "épigrammatique", et aussi des tableaux de moeurs qui évoquaient le monde contemporain. Il est donc légitime de parler d'une "élégie alexandrine", dans la mesure où l'on entend par cette expression tout autre chose que l'élégie latine. C'est ce qui apparaît très clairement avec l'oeuvre de Callimaque, les Aitia sont composés en distiques. Ce sont des récits mythiques destinés à donner la "cause" d'usages ou de rites, à rappeler les détails de la fondation de telle ou telle cité. Là, rien de personnel, et l'élément lyrique est entièrement absent. Pour Callimaque, le distique n'est, ici, qu'un instrument commode, moins "caractérisé" que le vers épique, mais assez proche de lui pour conserver à ces récits un certain ton héroïque. Il leur donne aussi un ton volontiers familier, qui rapproche les héros légendaires de la vie quotidienne. A côté des Aitia, Callimaque avait composé des pièces auxquelles il avait donné le nom d'Elégies : c'est là que se trouvait le poème sur la Chevelure de Bérénice; on connaît aussi, dans le même recueil, une Epinicie à Sosibios, dans laquelle il chantait la victoire au stade d'un de ses amis. Callimaque a entrepris de "réduire" à une forme plus humble, moins ambitieuse, la poésie chorale de Pindare.

Dans les épigrammes de Callimaque qui nous ont été conservées se retrouvent les principaux traits de l'élégie alexandrine, telle que nous pouvons l'entrevoir.

Nous y rencontrons des épigrammes funéraires (inscriptions vraies ou imaginaires, sur des tombeaux), ainsi : épigr. XXXV (trad. E. Cahen) : Erasixénos, le buveur au profond gosier - une coupe de vin pur, vidée et vidée encore à la santé d'un ami, l'a emporté avec elle !

des épigrammes amoureuses, ainsi épigr. XXX (id.) : Cléonicos de Thessalie, pauvre que tu es ! Non, par le soleil qui brûle, je ne te reconnaissais pas. Malheur, où en es-tu ? Tu n'as plus qu'os et poil. Est-ce mon démon qui te possède ? As-tu buté sur la même infortune ? Oui, j'ai compris ; Euxithéos a ravi ton âme aussi, et en entrant, pauvre coeur, tu le fixais, le beau garçon , de tous tes yeux !

les "scènes de genre", comme cette évocation de l'intérieur d'une école : épigr. XLVIII (id.) : (sur un masque de Dionysos) : Sémos, le fils de Miccos, me consacrant aux Muses, leur .demandait le don des bonnes études ; elles, tel Glaucos, lui donnent grand bienfait pour petite offrande. Et moi, Dionysos de tragédie, je suis là, bouche bée deux fois comme celui de Samos. te suis là à écouter litanies d'écoliers. Ils récitent : "Chevelure sacrée" ! Grand bien me fait ! (L'allusion est, d'une part à une statue de Dionysos, à Samos, qui restait la bouche ouverte, et, d'autre part, à un vers d'Euripide, dans les Bacchantes, v. 494, que récitent les écoliers).

le thème du "paraclausithyron" : épigr. LXIII (id.) : Ah ! que ton sommeil, Conopion, vaille celui que tu m'imposes, près de ce portique glacé ; ah ! que tu dormes, méchante, comme tu fais dormir ton amant, et que tu ne trouves de pitié pas même en songe. Les voisins ont compassion ; toi pas, même en songe. Va, les cheveux blancs te feront bientôt ressouvenir de toutes ces rigueurs.

On voit que les distiques de Callimaque, et, plus particulièrement, ceux de ses épigrammes, se trouvent traités des thèmes que nous rencontrerons dans l'élégie romaine. Mais on voit aussi la très grande différence mitre les deux genres. Les élégies alexandrines suivies paraissent avoir été surtout de caractère relativement impersonnel. Les "élégies" personnelles demeurent surtout les épigrammes, et c'est dans l'épigramme qu'il faut, sans doute, chercher la source principale de l'élégie romaine, telle que la pratiquent Properce, Tibulle et Ovide.

Nous aurions tort de croire que cette élégie romaine est née par une imitation consciente des oeuvres écrites des poètes alexandrins. Il est probable que l'influence déterminante a été exercée par le milieu des poètes grecs écrivant à Rome en cette fin de la République. Les genres alexandrins y étaient encore pratiqués, et adaptés aux réalités romaines. C'est ainsi que nous connaissons l'existence d'un certain Agathyllos d'Arcadie qui avait traité, en distiques, des parties de la légende d'Enée ; un autre, nommé Simylos, s'était emparé de celle de Tarpéia (PLUTARQUE, Romulus, 17). Un affranchi de Caton d'Utique, Boutas, avait écrit des "aitia" romains. Et surtout, l'ami de Cornelius Gallus, Parthénios, qui avait écrit, en distiques, des chants funèbres, dont l'un était dédié à sa propre femme, Arétè. Nous connaissons les sources habituelles de son inspiration par le traité des "Aventures amoureuses", qu'il a dédié à Cornelius Gallus, et qui est le résumé, en prose assez sèche, des grandes aventures amoureuses de la légende. Il a compilé ce recueil pour servir de thèmes à la poésie élégiaque de son ami Gallus.

Nous voyons donc que, à Rome même, l'élégie alexandrine transplantée demeure surtout érudite et, même lorsqu'elle traite des sujets amoureux, le fait selon les formules des grands élégiaques hellénistiques, c'est-à-dire que l'aventure personnelle n'y sert que, de prétexte à des développements mythologiques. Il y a encore loin de ces poèmes savants aux compositions si simples, si "subjectives", de Tibulle. C'est pourquoi l'on peut parler d'une véritable création du genre ; sans doute, les Romains ont-ils emprunté le mètre, et, avec lui, la conscience de ses possibilités, mais ils n'ont pas emprunté l'élégie amoureuse telle qu'ils l'ont pratiquée, c'est-à-dire l'expression personnelle d'une passion profondément ressentie. Cela, les Alexandrins le demandaient bien plutôt à l'épigramme, et l' innovation romaine a consisté à transposer dans un poème suivi des esquisses analogues à celles dont Callimaque nous a donné des exemples.

L'élégie romaine se souviendra toujours de l'épigramme; certaines pièces, surtout celles qui ne sont pas directement inspirées par une passion personnelle , conservent la forme même de l'épigramme, l'artifice consistant à faire parler une statue (cf. ci-dessus l'épigramme prêtée au masque de Dionysos, qui est censé prendre la parole) : ainsi, chez Tibulle, l'élégie I, 4 (Priape) et, chez Properce, Vertumne (IV, 2). D'où, aussi, la mention, fréquente d'inscriptions votives, comme Tib., I, 3, 55, épitaphe :

Hic iacet immiti consumptus morte Tibullus,
Messallam terra dum sequiturque mari,

inscription que l'on rapprochera de PROP., IV, 3, 72 :

subscribam : Saluo grata puella uiro,

pentamère qui termine l'élégie. V, aussi TIB. I, 9, 83, 84.

C'est sans doute aussi par l'intermédiaire de l'épigramme alexandrine que l'élégie latine a emprunté des scènes de "comos" et, de façon générale, des épisodes "dramatiques", qui rappellent de fort près la comédie nouvelle. Bien des épigrammes. grecques sont en effet de véritables mimes, comportant un dialogue entre plusieurs personnages. Le monde familier de l'épigramme amoureuse est le même que celui de la comédie nouvelle : courtisanes, jeunes gens, entremetteuse, y apparaissent dans des scènes de banquet, de gymnase, etc. Les situations sont analogues : jalousie, "porte-fermée", amoureux désespéré, amoureux triomphant, conseils pervers de la vieille lena, etc. Dans une certaine mesure, la poésie épigrammatique naît au moment où le poète reconnaît dans sa propre situation l'une de celles que le théâtre comique a rendues classiques. Et il en va de même pour l'élégie latine : le sentiment initial est "personnel" au poète, mais ce sentiment ne peut devenir matière poètique que s'il est replacé, dans l'univers littéraire et, en partie conventionnel, qui "valorise" ces situations. Or, cet univers amoureux est,évidemment, celui de l'épigramme alexandrine, identique à celui de la comédie nouvelle. Il ne s'ensuit pas que l'élégie latine soit et doive être un décalque d'une élégie amoureuse hellénistique ; elle est le développement naturel, dans le milieu romain, d'habitudes littéraires, de formes de sensibilité qui ont leur origine dans le monde hellénistique et demeurent vivantes. Mais cette transplantation ne va pas sans modifications sensibles : c'est bien un genre nouveau qui naît, et, malgré le recours aux modèles, un genre original.