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QUINTUS DE SMYRNE,

 

POSTHOMERICA

CHANT IV.

chant III - chant V

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

GUERRE

DE TROIE,

DEPUIS LA MORT D'HECTOR

JUSQU'A

LA RUINE DE CETTE VILLE,

 

Poème en quatorze Chants,

par

Quintus de Smyrne,

 

faisant suite à l'Iliade,

et traduit pour la première fois

du Grec en Français,

par

R. TOURLET,

Médecin, et Membre de la Société

Académique des Sciences, séante au Louvre.

………..Non ego te meis
Chartus inornatum sil bo,
Tot ve tuos patiar labores
Impune, Quinti, carpere lividas
Obliviones…...……………….

Horat. Carm. Lib. IV. ad Lol. Od. X.

 

TOME PREMIER.

A PARIS,

Chez LESGUILLIEZ, frères, Imprimeurs, rue de la Harpe, N°. 151.

An IX —1800.

ARGUMENT DU CHANT IV.

Les Troyens placent sur un bûcher Glaucus, fils d’Hippoloque ; mais avant que les flammes l'aient atteint, les vents par ordre d'Apollon, le transportent en Lycie où il est changé en fleuve. Les Dieux protecteurs des Grecs s'affligent de les voir privés d'Achille ; les autres s'en réjouissent. Junon demande à Jupiter de ne point épargner Troie ; mais le dieu sans rien répondre laisse entrevoir que les Grecs ne triompheront qu'après des travaux infinis. La nuit survient ; au lever de l’Aurore, les Grecs animés par Diomède se disposent à attaquer l'ennemi; Ajax les arrête et les avertit que Thétis va faire célébrer des jeux en l'honneur de son fils. Bientôt la déesse parait et ordonne qu'on se rassemble. Nestor fait l'éloge de Thétis et d'Achille. Après son discours, la déesse lui fait présent des chevaux de Télèphe. On passe aux différents exercices de la course, de la lutte, du pugilat, de l'arbalète, du disque, du saut, de l’équitation. Récit des circonstances qui accompagnent ces exercices. Noms des concurrents, et détail des présents divers dont Thétis récompense les vainqueurs.

CHANT IV.

Les Troyens voulant honorer la mémoire de Glaucus, fils du vaillant Hippoloque, étendirent sur un bûcher, vis-à-vis de la porte Dardaniene, le corps de cet illustre héros; mais Apollon l'arrachant à la voracité des flammes, le confia aux zéphyrs légers, qui le portèrent vers les extrémités de la Lycie. Là, sur le penchant d'une colline, dans un paysage enchanté, s'offrait une grotte sombre, où les enfants d'Eole le déposèrent. A peine en eurent-ils fermé l'entrée par un rocher, qu'on en vit jaillir l'onde sacrée d'un fleuve immortel, dont les bords furent aussitôt embellis par la présence des nymphes. Ce beau fleuve conserve encore parmi les habitants de ces contrées le nom de Glaucus et leur rappelle le souvenir du bienfait des. Dieux.

Chacun des Argiens regretta le fils de Pélée, aussi amèrement que s'il eût été son propre fils, et dans toute l'armée il ne s'en trouva pas un seul à qui cette mort ne fit verser des larmes; mais les sujets de Priam virent avec plaisir leurs rivaux privés d'un chef redoutable : « Enfin, disaient quelques-uns dans l'excès de leur joie; enfin, Jupiter qui veille sur la destinée des humains nous fait goûter un bonheur que nous désirions sans oser l'espérer. Troie a vu périr cet Achille furieux, dont la lance homicide fut trop longtemps rougie de notre sang, et dont la colère fut si fatale à nos guerriers, qu'après s'être mesurés avec lui, ils ne revirent jamais une autre aurore; reposons-nous après tant de peines et de combats : ou, maintenant, qu'il ne reste à nos ennemis d'autre ressource qu'une fuite honteuse, cherchons un second Hector qui les extermine tous à la fois dans leurs tentes ».

Ainsi parlaient ceux des Troyens qui étaient prompts à se livrer aux premiers transports de l'allégresse ; mais d'autres chefs, plus mûris par l'expérience, tenaient un langage bien différent : « Ne croyez pas, disaient-ils, que cette formidable armée de Danaëns, s'apprête à fuir à toutes voiles sur le vaste Océan. Ah! ils sont trop avides de la gloire des combats, pour vouloir nous éviter; ne comptent-ils pas encore parmi eux un Diomède, un Ajax, les deux fils d'Atrée, et d'autres guerriers non moins redoutables que ne l'était Achille ; jusqu'à ce que tous ces chefs soient tombés sous les traits victorieux d'Apollon, loin de nous promettre la fin de la guerre, attendons-nous à voir de nouveau couler notre sang ».

Telles étaient les pensées des Troyens.

Parmi les immortels, ceux qui secondaient l'entreprise des Grecs, firent retentir le Ciel de leurs plaintes et voilèrent leur tête de nuages épais, en signe de tristesse. Ce fut au contraire un jour de triomphe pour ceux qui voulaient le salut de Troie.

Alors Junon s'adressant au maître de la foudre : « Grand Jupiter, lui dit-elle, pourquoi veux-tu protéger encore la race perfide de Priam? Oublierais-tu cette jeune beauté que tu as jadis unie au fils d'Eacus par les liens d'un éternel hymen? oublierais-tu ce jour consacré par nos largesses, et par un festin superbe, dans les vallées du Pélion, où assistèrent tous les Dieux? voudrais-tu enfin au mépris de ces engagements solennels, jeter la terreur parmi les enfants de la Grèce » ?

A ce discours le fils de Saturne gardant un silence profond, parut cacher dans une sombre mélancolie, le projet qu'il avait formé de n'abandonner aux Grecs les richesses de la cité de Priam, qu'après les avoir éprouvés par mille périls dans les champs de Mars et sur la plaine liquide des mers. Tels étaient les desseins du souverain de l'Olympe, et l'événement montra qu'il fut en son pouvoir de les exécuter.

Cependant l'Aurore se précipitait dans les abîmes de l'Océan, et la nuit couvrait de son voile ténébreux la surface de la terre. Durant ce court intervalle, accordé aux mortels pour se délasser de leurs fatigues, les Grecs affligés prirent sur leurs vaisseaux un peu de repos et de nourriture; ils se sentaient pressés par une faim dévorante, (besoin impérieux auquel on est toujours forcé d'obéir) et malgré le deuil où les plongeait la mort d'Achille, ils songèrent à rétablir la vigueur de leurs membres affaiblis ; leur repas était à peine achevé, que le dieu du sommeil survint pour dissiper leurs soucis et réparer leurs forces.

Dès l'aube du jour, lorsque les deux ourses regardant les lieux où naît le Soleil, semblent attendre ses premiers rayons, les Grecs se lèvent tout occupés du désir de porter à leur tour parmi les Troyens le carnage et les horreurs de la mort. Leurs mouvements tumultueux sur les rives de l'Hellespont imitaient les flots irrités de la mer d'Icare, où les ondulations que forment des épis nombreux agités par l'impétuosité des vents. Diomède les animant de sa voix : « Amis, dit-il, guerriers que guide la valeur, déployez-la toute entière contre vos implacables ennemis, ne permettez pas que la mort d'Achille leur rende le courage. Allons entourer la ville avec nos armes, nos chevaux et nos chars, il ne peut s'offrir une plus belle carrière à notre gloire ».

« C'est en vain, répondit Ajax, que tu exhortes les Argiens, déjà prêts à voler à tous les dangers; le moment n'est point arrivé encore ; il faut attendre que Thétis reparaisse en ces lieux : elle veut honorer en ce jour le tombeau de son fils par des jeux funèbres, où le mérite obtiendra les prix les plus glorieux. Hier, en secret, elle me fit entendre ses ordres avant de rentrer dans ses humides démentes. Ne crois pas, au reste, que la perte que nous avons faite d'Achille ait rassuré les Troyens, ils seront dans la crainte tant que nous respirerons l'un et l'autre, et que nos troupes seront commandées par l'illustre rejeton d'Atrée ».

Ajax en parlant de la sorte, ignorait qu'à la suite de ces mentes jeux, un fatal génie lui préparait la fin la plus déplorable; cependant le fils de Tydée se rendant à l'avis de son ami : « Puisque la Déesse, dit-il, vient aujourd'hui répandre ses dons sur la tombe de son fils, restons sur nos vaisseaux, et pressons les autres chefs d'y demeurer avec nous; s'il est juste d'obéir aux Dieux, ce doit être surtout en faveur d'Achille; mais dussions-nous leur déplaire ne différons plus d'accorder un honneur que demandent des mânes si précieux ».

Diomède eut à peine achevé ces mots, que semblable au souffle léger du matin, l'épouse de Pélée sortit de l'onde amère ; elle trouva les Grecs assemblés, les uns pour se signaler dans les jeux, et les autres pour applaudir à leurs efforts; la déesse des gouffres profonds étalant les richesses destinées aux vainqueurs, ordonne de commencer.

On se disposait à obéir, lorsque Nestor sorti des rangs se présenta au milieu des peuples réunis : son dessein n'était pas d'entrer en lice avec aucun des Athlètes. Glacés par la froide vieillesse, ses membres avaient perdu la souplesse et la vigueur première ; mais il conservait une rare prudence, une fermeté d'âme à l'épreuve de tout événement; il possédait surtout à un si haut degré le talent de persuader, qu'il surpassait Ulysse même et le roi Agamemnon, les plus éloquents des Grecs.

Il commença par donner des louanges à Thétis, que son intelligence et sa beauté mettaient au-dessus des autres divinités de la mer; cet éloge fut agréable à la sage Néréide ; il le continua par le récit du mariage de la déesse, célébré par les immortels sur la cime du Pélion, et suivi d'un banquet délicieux, où les Heures servirent avec pompe les mets célestes dans des vases d'or massif. Pendant que Thémis au comble de la joie dressait à la hâte des tables d'argent, et que le feu pétillant était animé par Vulcain, les nymphes versaient dans des coupes d'or la divine ambroisie, et les grâces exécutaient, aux accords des muses une danse voluptueuse ; les animaux, les fleuves, les montagnes mêmes tressaillaient de joie; l'air, les antres merveilleux de Chiron, répétaient avec transport les accents qui réjouissaient les dieux. Ces traits rappelles par Nestor lui méritèrent des applaudissements réitérés.

On l’écouta avec un nouvel intérêt, lorsqu'il orna de toutes les beautés du langage, les actions mémorables de ce héros; il raconta comment il avait emporté d'assaut onze villes dans l'intérieur des royaumes, et douze autres par le secours de sa flotte ; il dit comment il avait vaincu Télèphe et abattu la puissance du roi Eétion dans les plaines de Thèbes. Il nomma d'autres guerriers fameux qu'il avait percés de sa lance: Cycnus le fils de Neptune, Polydore comparable aux dieux, le célèbre Troïle et le vaillant Asteropée ; il parla de cette journée où Achille tua Lycaon, où il rougit le Xante du sang des Troyens, et interrompit le cours du fleuve par les cadavres qu'il y avait entassés. Il exposa les circonstances les plus remarquables de ses victoires sur Hector, Penthésilée et le fils de la brillante Aurore.

Tous ces détails quoique récents dans la mémoire des Grecs, n'en furent pas écoutés avec moins de plaisir; leur attention redoubla lorsqu'ils entendirent louer sa taille extraordinaire, son port majestueux, sa force et son adresse dans les combats Gymniques. L'orateur n'oublia pas la beauté noble du guerrier, égale à son courage indomptable dans les champs de Mars; enfin il demanda aux Dieux de voir bientôt arriver de l'île de Scyros un fils ressemblant à son père. Les Argiens exprimèrent des vœux semblables à ceux du vieux roi de Pylos.

La déesse de l'humide empire, pour lui témoigner sa gratitude, lui donna les coursiers qu'Achille reçut autrefois de Télèphe (01), pour l'avoir guéri d'un coup de lance dont il lui avait traversé la cuisse, en le combattant sur les bords du Caïque. Le fils de Nélée confia à ses compagnons les coursiers agiles qui conduisirent leur nouveau maître en triomphe jusqu'aux navires.

Dix génisses choisies, mères de dix nourrissons encore à la mamelle furent désignées par Thétis pour le prix de la course : c'étaient les mêmes qu'Achille avait enlevées dans les montagnes de l'Ida. Deux concurrents animés d'un égal désir de vaincre, s'avancèrent pour se les disputer ; le premier fut Teucer, fils de Télamon ; l'autre, fut Ajax, qui commandait les Locriens, habiles à tirer de l'arc; tous deux ceignirent leurs reins d'un vêtement, par respect pour l'illustre épouse de Pélée, et pour les autres Néréides qui assistaient à ces jeux funèbres; Agamemnon qui donnait des lois à l'armée entière, fixe le terme de la course; une noble émulation anime les deux rivaux. Au signal, ils prennent l'essor, ils volent comme l'Autour. On entend de chaque côté les acclamations des peuples attentifs; d'abord l'avantage paraît égal 5 mais lorsque l'un et l'autre en approchant du but redoublent d'activité, quelqu'un des immortels, ou un génie peu favorable embarrasse le fils de Télamon dans des rameaux de Bruyère. L'extrémité de son pied gauche courbé avec violence se froisse, aussitôt ses veines se gonflent, il tombe, et des cris s'élèvent de l'année.

Au même instant Ajax touchant le terme, est proclamé vainqueur : une foule de Locriens l'entoure, la joie se peint sur leur visage ; ils emmènent les génisses jusqu'au près des vaisseaux, et les laissent en liberté paître sur le rivage ; alors des amis empressés autour de Teucer le relèvent et le soutiennent pendant qu'il se retire en s'aidant d'un seul pied. Les médecins, après avoir étanché le sang, appliquent sur le Taxai des laines détrempées dans le baume, les arrêtent avec des bandelettes, et calment ainsi la violence de la douleur.

A la course succéda la lutte, deux athlètes aguerris se mettent sur les rangs, le fils de Tydée, et Ajax, fier de son premier succès. La vue de ces héros semblables à des dieux, frappe d'étonnement toute l'armée. Non moins furieux que ces animaux indomptés, qui pressés par la faim, se disputent les entrailles d'un cerf, ils se jettent l'un sur l'autre et combattent long-tems avec un égal avantage. Après mille assauts, Ajax d'un bras nerveux saisissant le fils de Tydée, essaie de le faire plier; mais celui-ci joignant l'adresse à la force, se courbe à propos, et appuyant fortement son épaule sur le flanc du robuste fils de Télamon, il le soulève de ce côté, et de l'autre le frappant avec son pied à la cuisse, il lui fait perdre terre, le renverse et s'assied sur lui.

Déjà les cris commencent dans l'arène ; mais Ajax courroucé se relève brusquement et veut lutter encore; il se hâte de couvrir ses membres d'une poussière nouvelle et défie une seconde fois Diomède, qui vient à lui d'un air intrépide : le combat recommence entre les deux guerriers. La rapidité de leurs mouvements fait voler autour d'eux la poudre en tourbillons : tels deux jeunes, taureaux joutent ensemble dans les montagnes pour éprouver leurs forces naissantes: le sable jaillit au loin sous leurs pieds agités, leurs mugissements réunis font trembler les collines, et des flocons d'écume tombent de leur bouche brûlante. A peine se permettent-ils de respirer : tels alors on vit aux prises les deux athlètes fameux ; leurs bras raidis et entrelacés faisaient craqueter leurs reins et leurs cous avec le même bruit que les branches pressées des arbres pliés par les vents se froissent dans une forêt touffue. En vain le fils de Tydée serrant fortement les cuisses de son adversaire, tâche-t-il de nouveau de lui faire lâcher pied, Ajax l'ébranlant par les épaules, le repousse et le fait pencher vers la terre; ils retournent leurs bras en mille sens différents, et les spectateurs se montrent plus attentifs ; les uns par leurs cris encouragent Diomède, les autres prennent parti pour Ajax. Enfin, celui-ci secouant d'une main robuste les épaules de son rival, et de l'autre le saisissant par le milieu du corps, il le précipite sur la terre aussi rapidement qu'une pierre lancée avec la plus grande vitesse.

Dans sa chute, le fils de Tydée fait retentir au loin les champs Phrygiens; cependant il se relève et provoque à un troisième assaut le redoutable Ajax; mais Nestor s'avançant pour les séparer : « Cessez, jeunes guerriers, leur dit-il, cessez cette lutte glorieuse où vous montrez assez qu'après Achille vous êtes les plus valeureux des Argiens ».

Ils s'apaisent aussitôt, et après avoir essuyé la sueur qui dégoûtait de leur front, ils s'embrassent et se rendent leur amitié. Thétis pour récompense leur fit présenter quatre filles de Néa, île voisine de Lesbos, d'où jadis Achille les avait enlevées. Leur beauté surprit les deux héros, et charma tous les yeux ; elles surpassaient en sagesse et en industrie toutes les autres captives, à l'exception de Briséis, l'une avait le soin de préparer les viandes; une autre remplissait les coupes d'un vin délicieux ; la troisième devait après le repas verser l'eau sur les mains des convives, et la dernière desservait les tables. Ajax, et le fils de Tydée les accueillirent avec empressement et les firent conduire sur leurs vaisseaux.

On en vint au Pugilat. Le fort Idoménée qui s'était autrefois distingué dans ces sortes d'exercices, parut alors dans l'arène; mais par respect pour sa vieillesse, personne n'y descendit avec lui. La déesse louant sa bravoure, fit amener pour lui le char et les chevaux agiles, que le fameux Patrocle avait pris lorsqu'il tua Sarpédon. Idoménée, chargeant un esclave de conduire.ses coursiers sur le rivage, demeure pour être témoin du succès des autres combattants.

Alors Phœnix adressa ces paroles aux Achéens : « Puisque les Dieux, par égard pour l'âge d'Idoménée lui ont décerné les honneurs, sans qu'il lui en coûtât pour les mériter, ni sang ni fatigues, que des Athlètes plus jeunes s'exercent à porter des coups d'une main sûre, et qu'ils réjouissent par leur courage, l'âme du fils de Pélée ».

On l'écoute ; on se regarde ; mais aucun n'ose s'avancer, tous auraient refusé le ceste, si le fils de Nélée ne les eût animés par ces paroles : « Amis, il sied mal à des guerriers de craindre le Pugilat, c'est un exercice honorable et un amusement utile à ceux qui sont à la fleur de l'âge ; que n'ai-je encore dans les membres la même vigueur que j'avais autrefois, lorsqu'avec Aceste, né du frère de mon père, je célébrai par des jeux les funérailles de Pélias, lorsque dans un combat du ceste que je soutins contre le brave Pollux, la victoire resta douteuse, et la récompense fut partagée. A ces mêmes jeux, Ancée, le plus puissant des athlètes, trembla devant moi, et craignit de me disputer le prix de la lutte, se souvenant sans doute qu'autrefois chez les Epéens qui admirèrent ma valeur, je l'avais terrassé sur la tombe d'Amarynce. Il ne voulut plus mesurer ses forces avec les miennes, et je reçus le prix sans en venir aux mains. Aujourd'hui que le poids de la vieillesse s'appesantit sur moi, je ne peux qu'encourager ceux à qui il est permis de prétendre à la gloire; c'en est une pour des guerriers, de sortir de la lice avec les marques du triomphe ».

Le premier qui, touché des reproches du vieillard, se montra pour lors sur les rangs, fut-ce le fils du vaillant Panope (02) qui, dans la suite construisit le cheval monstrueux, dont l'offrande perfide décida la ruine de la cité de Priam. Quoique peu exercé à manier les armes, il excellait tellement au Pugilat, que personne d'abord n'accepta le défi. Il se crut au moment de remporter le prix sans concurrents, lorsque le belliqueux Acamas vint à lui le poignet armé d'un ceste qu'Agélas, fils d'Evenor, venait de lui ajuster, l'exhortant à en faire un usage digne de sa valeur.

D'un autre côté, les amis d'Epée enflamment son ardeur; il part, il avance avec la fierté d'un lion, jusqu'au milieu de l'arène, affectant de montrer ses gantelets garnis d'un cuir épais et desséché: des voix s'élèvent de toutes parts pour exciter les athlètes à ensanglanter leurs mains. Bouillant d'impatience, dès leur entrée dans la carrière, ils frappent l'air pour éprouver si leurs membres sont assez flexibles, et si les travaux de Mars ne les ont point appesantis ; aussitôt lançant des regards farouches, ils allongent les bras, ils se dressent sur la pointe de leurs pieds, si également que le genou de l'un répond au genou de l'autre.

Longtemps chacun d'eux pare les coups de son adversaire ; ils s'entrechoquent comme ces nuées qui, poussées par des vents contraires se heurtent, s'entrouvrent et laissent échapper la foudre, dont les éclats répétés ébranlent la voûte des cieux Les durs cestes bondissent sur les joues des combattants, et leur visage est rougi du sang mêlé à la sueur qui découle de leur front. Bientôt l'action de vient plus vive ; Epée redouble ses efforts qui sont souvent éludés par l'adresse du fils de Thésée. Celui-ci venant à bout d'écarter son rival le frappe aux sourcils : le ceste pénètre jusqu'à l'os et fait jaillir le sang de ses yeux, mais en même temps il reçoit sur la tempe un coup terrible dont il est renversé; toutefois se relevant presque aussitôt, il fond sur son adversaire et le blesse à la tête; tandis qu'il s'élance pour lui porter un second coup, Epée se baissant à propos, d'une main lui meurtrit le front et de l'autre détourne son gantelet.

Malgré ce désavantage, Acamas (03) refusait encore de présenter les mains; mais au moment où ils étaient le plus acharnés on les sépara. Des esclaves Vinrent délier de leurs poignets nerveux les cuirs ensanglantés ; les athlètes reprenant leurs sens, s'essuyèrent le visage avec des éponges; leurs compagnons les approchèrent l'un de l'autre pour les apaiser et renouer les liens de leur amitié. Ils prêtèrent à ces discours une oreille docile, et s'embrassant avec affection, ils étouffèrent tout sentiment d'animosité : « La douceur fut toujours le caractère du sage ».

Thétis leur distribua deux coupes d'argent qu'Eunée, fils de Jason avait autrefois livrés à Achille, dans l'île de Lemnos, pour obtenir la liberté de Lycaon; Vulcain en avait fait présent à Bacchus, lorsque ce Dieu emmenait dans l'Olympe Ariane, sa nouvelle épouse, abandonnée par Thésée, dans l'île de Naxos. Bacchus les donna remplies de Nectar à son fils Thoas, qui les laissa entre autres richesses à sa fille Hypsipyle, mère du vaillant Eunée. Un de ces vases fut donc remis au fils de Thésée ; Epée ravi de joie, fit porter l'autre sur ses vaisseaux. Podalire s'occupa ensuite de panser leurs blessures, il étancha d'abord le sang et réunissant les chairs, il les couvrit avec des herbes, dont les vertus lui avaient été enseignées par son père dès le même jour leur douleur cessa ; le mal qui semblait ne pouvoir être guéri, fut tellement dissipé qu'on n'en vit plus aucune trace ni sur leur tête, ni sur leur visage.

Les combats du ceste furent remplacés par ceux de l'arc, où reparurent Teucer et Ajax, fils d'Oïlée, les mêmes qui s'étaient déjà signalés à la course; le roi Agamemnon plaçant un casque à une distance éloignée : « Que celui, dit-il, qui d'un seul coup en séparera l'aigrette soit jugé digne d'obtenir le prix ». Ajax décoche le premier trait, mais il n'atteint que la lame d'airain qui rend un son perçant. Teucer tire le second, et la flèche partie d'un vol rapide coupe tous les crins du panache : les peuples lui prodiguent de vifs applaudissements, et s'étonnent comment il a pu, malgré sa blessure, ajuster l'arc avec autant d'habileté.

L'épouse de Pélée lui décerna la superbe armure de ce même Troïle? qu'Hécube avait enfanté pour être le premier des héros de Troie. Contre de si flatteuses espérances, le cruel Achille trancha le fil de ses jours. De même que dans un verger fleuri, fécondé par les pleurs de l'Aurore, la faucille moissonne l'épi demi formé avant qu'il porte sa semence, ou le pavot croissant dans un lieu bas et humide avant que la rosée du printemps le fasse épanouir ; ainsi le glaive du fils de Pélée coupa ce tendre rejeton de Priam, dont la beauté approchait de celle des Dieux: l'hymen n'avait pas encore allumé pour lui son flambeau, et à peine avait-il renoncé aux innocents plaisirs du jeune âge. Un destin perfide le conduisit à cette guerre funeste, dès les premiers jours de sa puberté, dans un temps ou le courage ne permet pas à l'homme de, connaître le danger.

De tous ceux qui s'offrirent à lancer un disque pesant, aucun ne put d'abord réussir. Le seul Ajax, fils d'Oïlée, le fit partir de sa main aussi rapidement que s'il eût jeté un rameau desséché par les brûlantes ardeurs du Soleil, qui donne aux moissons leur maturité. On s'étonna qu'il eût fait voler avec autant de vitesse une masse que deux hommes auraient à peine soulevée. Le roi Ancée s'en était servi autrefois avec la même facilité, avant sa défaite par Hercule. Ce Dieu outre un butin immense, lui enleva cet énorme palet destiné à exercer les corps les plus robustes. Il en fit présent dans la suite au vaillant Télamon, fils d'Eacus, qui l'avait secondé dans la prise d'Ilion. Celui-ci le transmit à son fils Teucer, qui le gardait sur ses vaisseaux pour éprouver la force des guerriers, et plus encore pour que le souvenir des exploits de son père l'excitât à se signaler contre les Troyens. C'était ce même disque qu'Ajax venait de lancer avec une vigueur incroyable. Il le reçut alors de la souveraine des Néréides, avec les armes de Memnon, qui par leur grandeur excessive réveillèrent l'attention de tous les Grecs. Il s'en revêtit presqu'aussitôt ; elles se trouvèrent si bien proportionnées à sa taille extraordinaire, qu'elles ne pouvaient convenir qu'à lui.

D'autres entreprirent de franchir de plein saut un espace désigné. Ce fut Agapénor qui passa beaucoup au-delà des marques tracées, et son agilité fut admirée de tous les spectateurs. Thétis lui assigna l'armure complète du grand Cycnus (04) le premier des guerriers de l'armée Troyenne, qui fut tué par Achille, en combattant pour enlever les dépouilles de Protésilas.

Lorsqu'il s'agit de combattre avec le javelot, Euryale eut sur tous ses compétiteurs un avantage décidé; les peuples ravis s'écrièrent qu'on aurait eu peine à lancer aussi loin le trait le plus léger. La déesse lui offrit un beau vase d'argent, que le fils de Pélée avait enlevé à Menéte, après l'avoir tué au siège de Lyrnesse, dans le voisinage de Troie.

L'infatigable Ajax parut encore pour défier le plus intrépide de combattre avec lui du poing et des pieds à la fois. Les Argiens regardèrent avec étonnement un athlète aussi formidable ; mais aucun d'eux n'osa se montrer dans l'arène, et la timidité l'emporta sur la bravoure : ils redoutaient un homme qui, d'un seul coup pouvait défigurer les traits du visage, ou faire à son rival une plaie mortelle. Tous les yeux se fixèrent sur Euryale, qui passait pour le plus exercé dans ce genre de combat ; mais celui-ci non moins intimidé que ses compagnons : « Amis, dit-il, j'accepte pour adversaire tout autre que vous voudrez choisir parmi nous; mais je crains d'engager contre Ajax un combat trop inégal; un seul de ses coups porté dans la chaleur de l'action, pourrait m'ôter la vie, et j'appréhende le même sort pour quiconque osera se mesurer avec lui ».

Ajax se trouva flatté de ce discours, qui fit sourire l'assemblée, et sans que personne voulût concourir avec lui, il reçut deux talents d'argent poli. Thétis, en les lui remettant, fut frappée du souvenir de son fils, et parut éprouver en ce moment les regrets les plus sensibles.

Parmi ceux qui prétendirent au prix de l'équitation, on distingua Ménélas, le courageux Eurypile, Euméle, Thoas, et le vaillant Polypéte. Occupés du désir de vaincre, ils s'empressent de couvrir de bandes de cuir le poitrail des chevaux qu'ils attèlent aux chars; assis sur leurs bancs, et tenant les rênes d'une main ferme, ils se rangent à là barrière, pour y attendre le signal.

Déjà les coursiers bouillant d'ardeur, font des efforts pour s'élancer; dans la fougue Impétueuse qui les transporte, leurs pieds s'agitent, leurs oreilles se dressent, le mors est couvert de leur écume, le fouet des conducteurs leur donne la vitesse du cerf, ils volent comme les harpies, et souffrant impatiemment le frein ils emportent les chars avec tant de rapidité, que le sable n'est marqué ni de l'empreinte de leurs pieds, ni de celle des roues. L'air est obscurci d'un nuage de poussière semblable à une épaisse fumée ou aux brouillards qui couvrent les hauteurs, lorsque le vent du Sud y verse des pluies orageuses. Les chevaux d'Eumèle devancèrent d'abord tous les autres: Thoas suivait de plus prés ; les concurrents s'animaient par des cris, en parcourant l'immense carrière (05) ………………………………………………………………………………..

Après la carrière fournie, des esclaves détachent du timon les coursiers essoufflés. Podalyre guérit ensuite Thoas et Eumèle des blessures qu'ils s'étaient faites dans leur chute. Le fils d'Atrée s'applaudit de sa victoire, et la déesse lui présenta une belle coupe d'or qui avait appartenue au roi Éétion, avant que Thèbes où il régnait, eût été ravagée par Achille.

Cependant ceux qui avaient préparé leurs chevaux pour la course, saisissant les courroies montent aussitôt, et se tiennent assis; les coursiers impatiens rongent le mors blanchi d'écume, et battent la terre de leurs pieds; rien ne peut les retenir. Le signal se donne, ils partent à la fois de la barrière comme ces vents furieux qui portent les noires tempêtes, et présentent aux matelots épouvantés l'affreuse image de la mort. Sous leurs pieds légers la poudre s'élève au loin ; d'une main les cavaliers armés de courroies frappent avec bruit, et de l'autre agitant les rênes ils dirigent les chevaux, qui pressent leurs pas précipités; les spectateurs redoublent leurs applaudissements.

Le beau coursier d'Argos que montait Sthénélus, fils de Capanée, eût sans contredit décidé la victoire en faveur de son maître, s'il ne se fût plus d'une fois élancé hors de la carrière, sans qu'il fût possible de le contenir : c'était un jeune coursier d'une espèce rare, mais vif et encore indompté. Il tirait son origine du superbe Arion qu'Adraste reçut des immortels, de ce même Arion qu'Erinnys l'une des harpies avait conçu de Zéphyr, et qui par sa vitesse égalait l'impétueuse rapidité de son père.

Sthénélus porté sur ce fougueux animal, que Diomède lui avait donné au commencement du siège de Troie, se tenait assuré de vaincre; mais il fut devancé par Ménélas qui, piquant vive-; ment le sien, arriva au but le premier, aux acclamations réitérées des peuples d'Argos ; cependant on vanta beaucoup le coursier du fils de Capanée, et ce guerrier reçut de grands éloges, pour être arrivé le second, quoiqu'il eût été emporté plus d'une fois hors de la carrière.

Thétis accorda au fils d'Atrée la cuirasse d'argent de Polydore, issu du sang des Dieux : elle donna à Sthénélus le casque d'airain d'Asteropée, ses deux lances et son baudrier; elle fit aussi de magnifiques présents aux autres cavaliers et à tous les athlètes qui avaient honoré en ce jour la tombe de son fils. Ulysse était au désespoir de ne s'être montré dans aucun de ces exercices: il en fut empêché par la blessure qu'il avait reçu du courageux Alcon, en défendant le corps du puissant Eacide.


 

NOTES DU CHANT IV.

 

(01) Télèphe, roi des Mysiens, et fils d'Hercule, roulant empêcher les Grecs qui partaient pour l’expédition de Troie, de traverser ses états, fut blessé par Achille ; et comme aucun remède ne pourrait guérir la blessure qu'il en avait reçue, il consulta l'oracle, qui répondit que la même lance qui l'avait percé pourrait seule le guérir ; il se réconcilia donc avec Achille, et obtint de lui la permission de composer un médicament avec la rouille de cette même lance, pour l'appliquer suc sa plaie ; il le fit et recouvra la santé.

(02) Fils de Panope. Tous les mythologistes font Epée, fils d'Endymion ; mais Quintus ainsi qu'Homère, dans l'avant-dernier chant de l'Iliade, ne l'appelant que fils de Panope, j'ai dû lui conserver ce nom.

(03) Refuse de présenter les mains. Selon les traducteurs Acamas ipse omni industria jactat manus ; mais χέιρας ρεγείν n’a jamais signifié autre chose que manus porrigere, tendre les mains ; il me paraît probable que le poète fait ici allusion à la coutume des athlètes, qui tendaient la main pour remettre leur gantelet et s'avouer vaincus.

(04) Cycnus. Ce Cycnus était fils de Neptune, qui l'avait rendu invulnérable. Achille qui le combattit dans les champs de Troie, s'en aperçut après l'avoir atteint plusieurs fois inutilement de sa lance ; il le frappa si rudement à la tête, qu'il le renversa sur une pierre, sur laquelle il l'étouffa en le pressant de ses genoux et de son bouclier. Ovide qui raconte ces détails, feint aussi, qu'au moment où le vainqueur se préparait à le dépouiller de ses armes, Neptune le métamorphosa en oiseau, dont il portait le nom.

.................................Victwn spoliare parabat ;

Arma relicta videt : corpus deus cequoris albam

Contulit in volucrem, cujus modo nomen habebat.

Ovide, Métam. lib XII. Fab. V. v. 49.

(05) On ne trouve dans l'original que la fin d'un discours dans lequel l'orateur rappelle la course des chars où Pélops vainquit Oenomaüs, roi de Pises en Elide, dans des espèces de jeux ou tournois, que ce dernier célébrait sous le prétexte insidieux de donner en mariage au vainqueur, sa fille Hippodamie ; il fait ensuite l'éloge de Ménélas, fils d'Atrée, qui venait de remporter le prix de la course ; enfin il vante le coursier du vainqueur.

Tous ces faits étant tronqués dans la partie du discours qui nous reste, je n'ai pu reprendre ma traduction qu'aux vers qui commencent un récit et présentent une phrase complète.

 

Fin du quatrième Chant.