ALLER à LA TABLE DES MATIERES DE PALLADAS Palladas Épigrammes Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
PRÉFACE.
Je ne me flatte pas d’avoir rien découvert ou conjecturé de nouveau sur l’origine ou l’époque, toutes les deux fort hypothétiques, du poète que j’entreprends d’exhumer en entier de l’Anthologie grecque. Ses vers, confondus avec tant d’autres vers, divisés en trois mille épigrammes, nous apprennent que, né à Chalcis, en Eubée a vécu à Alexandrie, en Égypte; qu’il a été médecin et professeur de grammaire sous l’empereur Julien, vers l’an 362, si l’on en croit certains commentateurs, ou bien sous les empereurs Valentinien et Valens, en 370, d’après quelques autres. On pourrait penser, pour concilier les dates, que ce fut sous tous les deux, et que Palladas dut exercer longtemps cette dernière profession, si l’on en juge par son ressentiment souvent reproduit et vivement exprimé contre la grammaire. Schœll prétend qu’il florissait sous Arcadius, c’est-à-dire vers l’an 400. Des scholiastes moins dignes de foi assurent qu’il vivait sous l’empereur Zénon, en 480. Bref, il n’y a là qu’incertitude et obscurité. Ne pouvant rien pour sa biographie, j’en viens à ses ouvrages. Voici comment ils me furent signalés, ou, pour mieux dire, révélés; et c’est par là surtout que ma traduction de Palladas se rattache à mes informes essais de littérature et de voyages en Grèce. Un jour que je visitais à Constantinople l’école du Phanar, comme je passais, pendant l’absence des élèves, dans la salle d’étude, je fus frappé de deux vers écrits à la craie, en grosses lettres blanches, sur la planche noircie qui servait aux démonstrations mathématiques. « Nous sommes, » disait l’écriture déguisée, « élevés et nourris pour la mort, comme ce troupes de pourceaux que l’on va brutalement égorger.[1] » Je me mettais en devoir de copier ces vers, quand le professeur qui m’accompagnait m’arrêta en souriant. « Ils ne sont tracés à la craie, m’expliqua-t-il, que pour être mieux effacés. C’est une espièglerie d’écolier qui ne peut pas s avoir ici de graves conséquences car les Turcs, nos maîtres, ne savent pas lire nos caractères, et, d’ailleurs, ils ne pénètrent jamais dans ces asiles de la science et de l’éducation. Ce distique, fait pour une autre époque, ne retrace que trop fidèlement, néanmoins, les malheurs de notre siècle. N’en chargez ni votre mémoire ni votre album. Vous le retrouverez dans l’Anthologie: il est de Palladas, pédagogue aussi infortuné, il y a quatorze cents ans, que je le suis aujourd’hui. » Je me retirai, songeant à Palladas, au professeur, à l’élève. — Qui sait, me suis-je dit bien souvent, si ce maître, émule du grammairien, et ce disciple, inspiré du poète, ne figurent pas maintenant au rang des libérateurs ou des bienfaiteurs de leur patrie? — Je lus aussitôt avidement tout ce que l’antiquité nous a légué de Palladas, et mon intérêt fut loin de s’affaiblir. Néanmoins, je me vis un moment tout près de le perdre dans le cours de mes recherches, lorsque, désireux de savoir œ que d’autres avaient pensé avant moi sur le même sujet, je rencontrai, parmi de rares éloges, les plus violentes critiques. Le patriarche des hellénistes français, Henri Estienne, trop absolu pour n’être pas. injuste, reproche à Palladas d’avoir pris chez les autres ce qu’il a de passable, et de n’avoir rien pris chez lui-même qui ne soit mauvais. Joseph Scaliger va plus loin, quoique ce soit difficile; et, emporté comme un Gascon en colère, il affirme que Palladas n’est pas seulement le poète, mais encore le littérateur le plus inepte de l’antiquité. A ces injures prononcées d’autorité, je pouvais opposer sans doute quelques jugements contraires d’hommes du même temps, voués aux mêmes travaux, et d’une érudition presque égale; mais j’aimai mieux consulter sur le mérite d’un poète grec les Grecs eux-mêmes; et j’appris d’eux que, dans le collège de Cydonie, grandissant, en face de Lesbos, pour la régénération de la Grèce, et qu’un éclair précurseur de la tempête allait renverser, d’habiles professeurs donnaient à leurs élèves, en guise de préceptes, de modèles, de consolation, les vers de Palladas; et que même, le préférant à tous ses rivaux de l’Anthologie, ils l’avaient surnommé : 'Ο γλαφυρώτατος Παλλαδᾶς épithète la plus désirable pour un écrivain, car elle implique à la fois la grâce, l’éclat, la pureté, et l’élégance. Je ne m’en fins pas à ces suffrages, de quelque poids qu’ils fussent à mes yeux; et, dans un de ces mystérieux entretiens que je m’étais ménagés avec un de mes voisins du village grec de Thérapia, je lui soumis la question, en lui demandant ce qu’il fallait croire de son compatriote Palladas. Ce voisin, que je consultais toujours dam mes perplexités littéraires, et parfois aussi (je peux bien l’avouer maintenant qu’il n’existe plus) dans nos embarras politiques, avait été ministre dans les principautés du Danube, — interprète de la Sublime-Porte. Il avait eu l’esprit et la fortune de se retirer sans disgrâce et sans regret des affaires musulmanes, si dangereuses à manier. Ce vieillard joignait à sa longue expérience des idiomes de l’orient une connaissance approfondie du français, et surtout du latin. Depuis bien des années, uniquement adonné aux lettres, il en suivait les progrès, ou, pour mieux parler, le mouvement en Europe; et il en favorisait le développement an sein de sa nation, assoupie encore, il est vrai, mais tout près du réveil. « Palladas, » ne dit mon savant ami, « m’a toujours paru le plus remarquable des épigrammatistes grecs; et je lui donnerais volontiers la palme de l’épigramme antique, si je n’entendais d’ici les cris des Latins en faveur de Martial. Palladas a toute l’harmonie des vers de Platon, la simplicité de Simonide, la grâce de Théocrite, la finesse de Callimaque; plus varié que ces créateurs de l’épigramme, il a réuni à toutes les vertus grecques les qualités ou les défauts de l’épigramme latine, dégénérée selon les uns, perfectionnée suivant les autres. Martial le dépasse sas doute, si c’est un avantage, par sa mordante malice et par son abondance parfois fatigante. Moins caustique que lui, moins partisan de l’hyperbole, Palladas est aussi moins énergique, mais plus gai, plus doux, plus sincèrement philosophe. Ses vers naissaient d’un événement, d’une impression, d’une illumination de son esprit, d’un souvenir, d’une réflexion subite; il ne les écrivait pas, comme le poète latin, pour les enrégimenter symétriquement dans des livres ornés de préfaces, dédiés à ses amis on aux maîtres du monde, et, en raison même de ces dédicaces, entachés de quelque adulation et de beaucoup d’apprêt. Sa muse n’a jamais flatté personne. Sa pensée, parfois mélancolique et rêveuse, toujours momie, sa haine contre le vice et l’ambition, son enjouement et Son mépris de la fortune le distinguent autant que la pureté de sa diction toute classique, la belle fabrique, l’harmonie et l’allure de ses vers. « Ce n’est pas qu’il n’ait aussi sacrifié à son siècle, atteint d’affectation et de mauvais goût; mais il tombe dans ce défaut, on plutôt il se conforme à cette mode, bien plus rarement que les nombreux épigrammatistes ses contemporains; et j’aimerais, si la chronologie le permettait, à le faire remonter de plusieurs siècles dans l’histoire, et à le placer parmi les écrivains qui brillèrent sur les rives du Nil, à l’ombre des Ptolémées, au lieu de le confondre avec ces corrupteurs du style et de l’éloquence qui continuèrent l’école d’Alexandrie sous la décadence de l’Empire romain. « Des censeurs rigides, je le sais, s’étonnent de ses jeux de mots trop fréquents et de son penchant pour les paroles à double sens, que vous nommez, je crois, calembours; mais sa phrase, toujours claire et métrique, ne lasse jamais; et, en ce genre si peu digne d’être imitée combien n’a-t-il pas eu d’imitateurs moins heureux, même chez nous, Grecs modernes, où les répétitions et l’équivoque sont encore en faveur, et où, dans nos conversations habituelles, se retrouve l’esprit léger et frivole des Athéniens, bien plus que leur pur et mél&lieux langage? « Palladas est encore, si je ne me trompe, parmi tous les épigrammatistes de tous les temps et de toutes les nations, le plus chaste et le plus réservé; et ce n’est pas un faible mérite, si l’on considère dans quelle époque de corruption de tout genre il est né. On conviendra du moins qu’à cet égard il n’a pas grande peine à l’emporter sur Martial. Enfin, vous l’avez sans doute éprouvé vous-même, lorsque, dans cet amas de vers toujours instructif, mais bien souvent, malgré sa nature, fastidieux et monotone, vous arrivez, en les suivant dans leur ordre confus, si j’ose dire ainsi, et leur classification matérielle, à une épigramme de Palladas, vous vous arrêtez avec joie pour vous applaudir de votre opiniâtreté, pour reprendre haleine, et surtout pour jouir de ce style si élégant, de cette pensée si lucide, qui élèvent Palladas, le médecin méconnu, le grammairien indigent, le poète oublié, au-dessus de tous les rivaux que lui donne notre volumineuse Anthologie. Ainsi me disait mon voisin du Bosphore je ne saurais rien ajouter à ce jugement; je ne me reconnais même pas, quant à moi, une autorité suffisante pour trouver à y reprendre. Je déclare seulement, si de tels éloges paraissaient exagérés, que l’excuse en est dans un sentiment national qu’il nous faut bien passer an autres, quand nous l’admirons si souvent chez nous. Encouragé par ces témoignages et par le plaisir que je trouvais à mon propre travail, j’essayai de réunir toutes les épigrammes éparses et même les fragments de Palladas; et je me mis à les traduire, répétant ce que disait Grotius en tête d’une élucubration de ce genre dont il fit la consolation de son exil: « Autre chose est de choisir et de détacher, pour les interpréter à son aise, les épigrammes qui semblent vous sourire et vous attirer vers elles par une pente facile, et comme par un chemin tout tracé; autre chose est d’atteindre la fin de l’œuvre entière par des sentiers hérissés d’obstacle et d’écueils. Maintenant, un mot de cette Anthologie, qui a valu à Palladas le surnom de Météore, et qui nous montre dans ses mille pages, même parmi tant de vers médiocres et dignes d’oubli, cette merveilleuse abondance de la langue grecque que vantait Horace, et que Martial lui-même a enviée.[2] Environ cent ans avant l’ère chrétienne, Méléagre, créateur de l’Anthologie, poète lui-même, fit un Bouquet des fleurs de quarante-six poètes, ses prédécesseurs, en suivant l’ordre alphabétique de leur nom. Deux siècles après, Philippe de Thessalonique joignit à ce premier recueil les poésies légères de ses contemporains, toujours dans le même ordre, mais en les intitulant Couronne. Sous Justinien, Agathias enrichit la collection de ses propres écrits et des poésies mêlées à ses nombreux émules, et lui donna le nom de Cercle (κύκλος). Il sépara le tout par ordre de matière en sept livres, que Constantin Képhalas, au dixième siècle, surchargea de cinq autre, et que Maxime Planude, moine du quatorzième siècle, crut devoir grossir d’abord, châtier, et purifiez ensuite. Le célèbre manuscrit palatin que j’ai vu à Heidelberg, revenu de son voyage à Rome après deux cents ans d’absence, a été reproduit et heureusement commenté par Jacobs, et contient en vingt et une sections tout ce que, pendant quinze cents ans, les cinq premiers collecteurs avaient rassemblé de poésies grecques fugitives. Notre patient anthologiste Chardon de la Rochette se disposait à comprendre en douze livres tous ces trésors accrus de quelques autres, dans l’édition en neuf volumes grand in-8° qu’il avait annoncée, et dont il avait publié d’avance la forme et la disposition, quand la mort l’arrêta dans ce travail. (Voyez Chardon de la Rochette, Mél. de crit., tome Ier p. 117). Il est à regretter sans doute que, dans une telle collection, l’ordre chronologique n’ait pas été adopté par Méléagre et par ses successeurs, de préférence à l’ordre alphabétique ou matériel. Cette classification, facile alors autant que naturelle, et à peu près impraticable aujourd’hui, eût jeté un grand jour sur tant d’écrivains dont le nom seul est resté, en même temps que sur leurs écrits. De ce monceau de poésies mêlées, très irrégulier encore, malgré les soins de tant d’éditeurs, j’ai cherché à retirer les vers d’un seul, et, à mon sens, du premier des cent cinquante poètes grecs qui y dorment l’un sur l’autre. J’ai voulu, le détachant de la foule, tenter de le faire briller isolément; et néanmoins, pour ses œuvres que j’ai réunies en un seul corps, j’ai dû suivre la classification générale observée par les anthologies modernes, et que je viens de blâmer plus haut. Ici, loin d’être un inconvénient, la distribution par ordre de matières n’offrait que des avantages; et je me figure que, si la lecture continue des inspirations de trente auteurs divers sur un même sujet fatigue, on s’intéresse au contraire à suivre l’esprit d’un seul et même poète dans toutes ses phases et ses saillies. Enfin, si je ne me suis permis que rarement de faire passer, d’une section dans l’autre, quelque épigramme méconnue ou égarée, j’ai au moins cru devoir les coordonner entre elles, et parfois les distinguer par un nouveau titre (c’est le mot savant qui signifie titre) pour venir en aide à l’intelligence, et pour mieux les classer dam ces divisions conventionnelles auxquelles parfois elles semblent vouloir échapper; divisions consacrées par la science, que Palladas n’a jamais imaginées, et où il aurait peine à se reconnaître lui-même.
Je
termine, et je dis: « Je tiens pour une tête forte, disait Lessing, l’homme qui peut lire d’un trait un livre entier des épigrammes d’Owen,[3] sans être pris d’éblouissements et de vertige. » La variété spirituelle de Palladas conjurera-t-elle ce danger? Je le souhaite; mais s’il n’en est rien, ce sera ma faute; car il est, quant à lui, le modèle de la véritable épigramme grecque classique, telle que la définit Klopstock:[4] et si l’on y reconnaît comme un avant-goût de l’élégant badinage de Marot, de la piquante malice de Rousseau, et de la raillerie mordante de Lebrun, on y rencontre aussi des pensées et des portraits dignes de Pascal et de la Bruyère. Il est temps de laisser le lecteur en juger lui-même.
FIN DE LA PREFACE.
EPIGRAMMES DE PALLADAS.
LIVRE PREMIER.INSCRIPTIONS.
I. LES CHEVEUX DE PAMPHILIE.Ciseaux divins, heureux ciseaux que Pamphilie a consacrés, après en avoir coupé les tresses de ses cheveux! ce n'est pas une main mortelle qui vous créa; c'est la grâce elle-même, la déesse Charis au voile éclatant (1), pour parler comme Homère, qui, de ses propres mains, trous a forgés à la fournaise de Vulcain avec un marteau d'or. II. MÊME SUJET.Au lieu d'un bœuf ou d'offrandes d'or, Pamphilie a voué à Isis ses beaux cheveux; présent plus agréable encore à la déesse que n'ont été pour Apollon les richesses dont lui fit hommage Crésus, roi de Lydie (2). III. LA STATUE DE L'AMOUR.Cet Amour est nu; c'est pourquoi il sourit d'un air si doux, puisqu'il n'a ni son arc ni ses brûlantes flèches. S'il tient un dauphin et une fleur dans ses mains, c'est que de l'une il commande à la mer, et de l'autre à la terre (3). IV. UN TROPHÉE.Ces cuirasses, cuissards, bouclier, lance et casque, Que vous venez de consacrer aux dieux, N'ont point brillé sur vos aïeux; L'armurier en fit votre masque (4) V. LA VICTOIRE.Je suis là comme une vierge gracieuse, couronnant la ville qui l'emporte en vertu. De vrais amis de leur patrie m'ont représentée sous ces traits, qui conviennent le mieux à la Victoire. VI. LE PORTRAIT DE MARINUS.Un portrait, c'est un honneur pour tout le monde; pour Marinus, c'est une injure, car il lui reproche sa laideur. VII. SOUS LE PORTRAIT D'UN SOT.Qui donc vous a représenté sous les traits d'un orateur, vous qui ne parlez jamais? Vous vous taisez, vous gardez le silence : vous êtes on ne peut plus ressemblant. VIII. POUR LE BUSTE DU RHÉTEUR ARISTIDE.Aristide a mis fin à la querelle des villes ioniennes, se disputant jusqu'ici le berceau d'Homère ; car toutes ont dit : « Si Smyrne a donné le jour au divin Homère, elle a produit aussi Aristide le Rhéteur. » IX. POUR LE BUSTE DU MÉDECIN MAGNUS.Quand le docteur Magnus parut aux sombres bords, Pluton cria : « Vient-il ressusciter les morts (5)?» X. POUR LA STATUE DE PLATON.Le soleil brille moins que ta pensée; elle rayonne d'un éclat tempéré qui s'approprie aux yeux des hommes; et elle jette au loin une lumière toujours douce, agréable, qui pénètre profondément (6).
FIN DU LIVRE PREMIER.
NOTES DU LIVRE PREMIER.(1) …..……………Χάρις λιπαροκρήδευνος, Καλὴ τὴν ὤπυιε περικλυτὸς 'Αμφιγυήεις Homère, Il., ch. xviii, v. 383. (2) Rien de plus curieux, surtout pour un orfèvre, que l'inventaire des trésors envoyés par Crésus au temple d'Apollon, à Delphes, tel qu'Hérodote l’a dressé, après l'holocauste où le roi de Lydie fit fondre et brûler, en l'honneur du dieu, tant de lits d'argent, de vases d'or et de robes de pourpre. (Voyez Hérodote, liv. i, ch. 50.) (3) « Amour, amour! puissance invincible qui reposes sur les tendres joues d'une jeune femme, tu règnes sur la mer, sur le chaume de nos champs. Nul des dieux immortels ou des hommes éphémères ne peut t'échapper; et celui que tu tiens devient fou. » Sophocle, Antigone, v. 794. (4) Ce quatrain n'est pas une traduction ; c'est une sorte d'imitation qui a traversé mon esprit pendant que j'essayais de saisir le sens à peu près indéchiffrable de cette épigramme. (5) Autre boutade rimée du traducteur; mais celle-ci est aussi littérale que la première est hasardée. (6) « Platon est considéré parmi nous comme le plus grand écrivain de l'antiquité. » — Ainsi me disait Néophytos Vambas, dans une de nos conversations littéraires, et dans une de nos promenades académiques sur la plage de l'île de Scio, où je l'écoutais comme Platon lui-même écoutait Socrate. « Nos élèves en philosophie, continuait-il, l'ont surnommé la Plume d’or. » — Et cet enthousiasme mérité, je le retrouve dans un livre peu lu de nos jours, quoique bien digne de l'être. C'est le récit du voyage qui, dans le seizième siècle, amena le savant Clénard du fond du Brabant, sa patrie, jusque dans le royaume de Fez, à cette époque où les pérégrinations philologiques n'étaient ni communes ni lointaines. Ce prodigieux orientaliste, qui jeta tant de lumière sur les lettres grecques et devina la grammaire arabe, écrivait ceci dans un latin intime et familier, habilement imité de Cicéron : « Lucien a plus d'enjouement et de phraséologie : Démosthène est l'éloquence même; mais il est sérieux et sévère, comme l'autre est futile et rieur. Chez le seul Platon se concentrent à la fois le charme des idées et la sûreté des doctrinés, unis à l'élégance du style et à la perfection du goût. » Clenardi Epist., lib. II. EPIGRAMMESDEPALLADAS.LIVRE SECOND.ÉPIGRAMMES DE TABLE.I. NIOBÉ.Mangez, buvez, narguez le chagrin; on ne pleure pas les morts avec le ventre (1), a dit Homère; et il nous fait voir aussi que Niobé, après avoir perdu à la fois ses douze enfants, n'oubliait pas de dîner (2). II. LA VIEILLESSE.Les femmes me plaisantent sur mon âge, sur le peu qui me reste de ma jeunesse, et me renvoient à mon miroir. Que j'aie les cheveux noirs ou blancs, peu m'importe, puisque j'approche de la fin de la vie. Les parfums, les couronnes de fleurs et le vin savent chasser mes plus pénibles soucis (3). III. L'INCERTITUDE DE LA VIE.Nous ne pouvons échapper au trépas (4); et nul de nous ne sait s'il vivra demain. Ceci une fois hors de doute, mortels, amusez-vous; noyez dans le vin la pensée de la mort. Réjouissez-vous, dansez; usez d'une vie éphémère, et laissez la destinée disposer du reste. IV. LE NEANT.Ce n'est pas ma faute si mes parents m'ont donné le jour; et pourtant, malheureux que je suis, c'est parce qu'ils m'ont fait naître que je meurs. O fatal mélange des générations! ô triste nécessité qui me soumet à la mort! Je n'étais rien, je suis né, et je redeviens rien comme devant (5). Le néant régit en entier la race humaine. Puisqu'il en est ainsi, camarades, faites briller mon verre, et versez-moi le vin, oubli de tous les maux. V. L'IVRESSE.Verse à boire ! que Bacchus dissipe les chagrins et réchauffe notre cœur, quand il est attristé. VI. L'AVENIR INCONNU.Entre la coupe et le bord des lèvres, bien des choses sont (6). VII. LE VIN CONSOLATEUR.Comment suis-je né? D'où suis-je venu? Pourquoi? Où m'en retournerai-je? Et comment l'apprendre, moi qui n'en sais rien? j'étais néant; je redeviendrai néant comme j'étais. Néant et rien, voilà l'homme (7). Versez-moi donc cette liqueur de Bacchus, amie des plaisirs : il n'y a pas de remède plus puissant aux maux de la vie. VIII. PHILOSOPHIE.Bois et réjouis-toi! Qu'aurons-nous demain et ensuite? Personne ne le sait. Ne cours ni ne travaille; donne si tu peux; tiens-toi gai; mange, et pense que tout passe. Vivre ou ne pas vivre, qu'importe? La vie est une bascule. Tout t'appartient, si tu vis; si tu meurs, tu n'as plus rien, et tout est aux autres (8). IX. LES GALETTES.— Rien de si doux que la patrie, a dit Ulysse. Il n'avait donc pas mangé, chez Circé, des galettes chaudes? car, pour peu qu'il en eût vu s'élever la fumée tourbillonnante (9), il eût laissé volontiers gémir de son absence dix Pénélopes (10).
FIN DU LIVRE SECOND.
NOTES DU LIVRE SECOND.(1) Γασέτι δ' οὔτος ἐστὶ πενθῆσι 'Αχαιούς. Homère, Il., ch. xix, v. 225. (2) Καὶ γὰρ τ' ἠύκονος Νιόβη ἐμήσατο σίτου. Id., ch. xxiv, v. 602. Parmi les poètes grecs qui ont nommé Niobé, et le nombre en est grand, aucun, sans, en excepter Sophocle, ne me paraît avoir dépeint plus naturellement que Quintus de Smyrne ce prodige du mont Sipyle, que j'ai constaté et admiré moi-même; si mon amour pour l'antiquité ne m’a pas fait illusion. Et puisque j'ose parler de moi, n'est-ce pas encore là une confirmation de quelques conseils échappés à ma tendresse pour les voyageurs amis des souvenirs antiques? (Vingt jours en Sicile, p. 126.) Lisez, leur disais-je, et relisez les anciens poètes aux lieux mêmes où ils ont écrit. En effet, le Sipyle est à quelques heures de Smyrne. Quintus y était venu plus d'une fois apparemment chercher, comme moi, les frais ombrages et les grands aspects. Or, inspiré par les beautés de sa montagne, voici comme il les décrit en vers plus harmonieux que ma prose : « C'est sur le Sipyle neigeux que les dieux ont changé Niobé en pierre ; et, du haut de ses roches escarpées, ses larmes tombent abondamment. Les ondes de l’Hermus retentissant en gémissent, ainsi que les vastes sommets de la montagne, où règnent des nuées fatales aux troupeaux et aux bergers. Cette pierre offre un singulier prodige aux voyageurs qui passent : elle représente une femme accablée sous le poids de sa douleur, versant des torrents de larmes; et si vous la regardez de loin, vous croirez qu'il en est ainsi ; mais si vous vous approchez, ce n'est plus qu'un rocher aigu, fragment détaché du Sipyle. » Quintus de Smyrne, liv. i, v. 394. (3) Imitation d'Anacréon, ode xi. (4) Parodie de deux vers qu'Euripide met dans la bouche d'Hercule (Alceste, v. 800), et qui seraient mieux placés dans une chanson d'Anacréon : Debemur morti nos nostraque. Horace, Art poétique, v. 63. (5)
« Je vécus nul, et certes
je fis bien ; Piron. (6) C'est par erreur que ce vers proverbial de l'Anthologie est attribué à Palladas, puisqu'il est cité par Denys de Thrace dans ses Etudes grammaticales, plus de trois cent cinquante ans avant notre poète ; mais je n'ai voulu ni osé le supprimer, eu égard à son origine tout agricole et philosophique. Ancée, fils de Neptune, plantait une vigne; et comme il gourmandait la lenteur de ses esclaves, l'un d'eux lui répondit : « Qu'importe de se presser, puisque vous ne boirez jamais de ce vin? » La vigne devint grande; le raisin mûrit ; et Ancée obligea ce même esclave à en remplir sa coupe, pour mieux démentir la funeste prédiction. C'est alors que celui-ci prononça ce vers devenu proverbial : « Entre la coupe et les lèvres, bien des choses sont. » Or, comme Ancée allait boire, on lui annonce qu'un terrible sanglier dévaste ses vignes. Il dépose aussitôt la coupe et court au sanglier, qui le blesse à mort. Il expire, et Lycophron semble avoir fait son épitaphe dans ces vers : « L'infortuné reconnaît par ses propres malheurs la justesse de la prophétie. Il est donc vrai qu'entre la coupe et les lèvres, la destinée place et agite bien des maux pour les tristes mortels ! » Lycophron, v. 489. Enfin, ce proverbe, qu'on peut aussi faire remonter à Homère, lorsqu'il représente dans l'Odyssée Antinoüs, sa coupe pleine à la main, tombant sous les coups d'Ulysse; ce même proverbe, Caton l’Ancien, dans son langage familier et plein de sens, ramène à l'agriculture : « Vous comptez, dit-il, sur une riche moisson ; ne vous y fiez pas trop. J'ai souvent ouï dire qu'il y avait loin du pain à la bouche; il y a bien plus loin encore de l'herbe au pain. » Aulu-Gelle, liv. xiii, ch. 17. (7) « Comme je ne sais d'où je viens, aussi ne sais-je où je vais : et je sais seulement qu'en sortant de ce monde, je tombe pour jamais, ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de misère, de faiblesse, d'obscurité! » Pascal, Pensées. (8) Si je place ici cette épigramme anonyme, ce n'est pas que j'aie plus de motifs pour l'attribuer à Palladas que n'en ont eu mes devanciers, glossateurs scrupuleux des primitives anthologies ; mais c'est plutôt parce qu'elle m'a paru reproduire et resserrer comme dans un seul cadre bien des lieux communs de morale gastronomique. J'y remarque une certaine légèreté d'esprit fort et une teinte d'immoralité, habituellement étrangères à mon auteur. Il y a là aussi quelque plagiat de l'épitaphe de Sardanapale, tant controversée, thème favori des bons vivants. C'est enfin le Comedamus et bibamus; cras enim moriemur d'Isaïe, traduit en si beaux vers par Racine :
« De nos jours passagers
le nombre est incertain. (9) Parodie du vers 58 du premier chant de l'Odyssée. (10) Les Grecs étaient singulièrement friands de ces galettes, dont le nom particulier et la forme variaient à l'infini. C'est encore un goût prédominant dans l'Archipel.
FIN DES NOTES DU LIVRE SECOND. ÉPIGRAMMESDEPALLADAS.LIVRE TROISIÈME.ÉPITAPHES.
I. PSYLLA.La vieille Psylla, jalouse de ses héritiers a voulu hériter d'elle-même. Changeant l'ordre des choses, elle a su mesurer ses dépenses à sa vie, et n'est morte qu'après avoir tout mangé. Elle a vécu tant qu'elle a eu de quoi vivre; et l'autre monde ne l'a reçue que quand il ne lui restait plus rien dans celui-ci. II. PENTHÉSILÉE.En même temps qu'on enlevait la mariée, le Destin enlevait la noce, en faisant périr une troupe d'invités au milieu de leur joie. Une chambre nuptiale est devenue le cercueil général. Penthésilée, Penthée, infortunés fiancés! votre union n'a engendré que la mort (1). III. GESSIUS.En quittant votre pays, vous avez gagné non des honneurs, mais la mort; et, tout boiteux que vous étiez, vous avez couru bien vite dans l'autre monde. O Gessius, vous avez devancé les Parques! Avec tant d'envie de grandir, comme la mort vous a rapetissé ! IV. MÊME SUJET.Gessius n'est pas mort sous les coups de la destinée; il a anticipé sur la destinée en mourant. V. MÊME SUJET.— Rien de trop, a dit le plus sage des sept sages (2) ; vous ne l'en avez pas cru, Gessius ; voilà la cause de tous vos malheurs. Vous avez ambitionné le rang suprême; et, tout spirituel que vous étiez, vous n'avez reçu de la fortune que le plus sot affront. C'est ainsi que le cheval Pégase renversa Bellérophon, au milieu des efforts du héros pour connaître la marche des astres ; et pourtant celui-ci était jeune, vigoureux et hardi cavalier; tandis que vous aviez à peine la force, vous, Gessius, de digérer (3). VI. MÊME SUJET.Gessius nous enseigne par son exemple à ne jamais rechercher la pompe orgueilleuse du pouvoir souverain; à peine monté, on le jette à bas, et il ne garde rien de sa fortune passée. O hommes frivoles et déraisonnables jusqu'à la mort, n'apprendrez-vous donc jamais à vivre sagement (4)? VII. MÊME SUJET.Baucalos, en apprenant que Gessius venait de mourir plus boiteux que jamais, a prononcé ces paroles épiques : « O Gessius ! comment et par quelle voie êtes-vous descendu si vite dans la demeure de Pluton, nu, sans honneurs et sans funérailles (5)? » Et Gessius. aussitôt lui répond, avec un profond soupir : O Baucalos! l'ambition immodérée donne aussitôt la mort. VIII. MÊME SUJET.Les oracles de deux nouveaux Calchas ont perdu Gessius en lui prédisant le consulat. O vanité de l'espèce humaine, qui prend plaisir à se nuire, et jusqu'à la fin ne sait rien de la vie (6)! IX. MÊME SUJET.Quand Gessius eut reconnu que les oracles d'Ammon l'avaient trompé, et qu'il allait mourir sur la terre étrangère, il maudit ses propres prédictions, ses vaines études, et tous ceux qui ont foi dans la science désastreuse des astres (7). X. MÊME SUJET.Par votre ambition, Gessius, vous avez atteint à la fois le but suprême de la fortune et de la vie; mais vous avez obtenu des honneurs, et vous avez reçu, en périssant, les derniers insignes de votre dignité. XI. MEME SUJET.Ce buste prétendu de Gessius étant sourd et muet, dites-nous donc, Apollon, vous qui êtes devin, qui il représente (8)?
FIN DU LIVRE TROISIÈME.
NOTES DU LIVRE TROISIÈME.(1) Cette aventure de Penthésilée me remet en mémoire une réflexion d'Hérodote, dont la justesse m'a toujours frappé. « Enlever des femmes, dit-il, est sans doute le fait d'hommes coupables ; mais chercher à se venger de l'enlèvement est d'un sot, et ne faire aucun cas de l'enlèvement est d'un sage : car il est clair que si elle a été enlevée, c'est qu'elle l'a voulu. » L'épigramme entière me paraît être le développement de ce vers de Sapho, que nous lisons dans les fragments trop courts et trop peu nombreux qu'elle nous a laissés: — « La sombre demeure de Pluton devint pour elle la chambre nuptiale. » — (2) Diogène Laërce nomme Pythagore et Solon ; Aristote désigne Bias. Pindare a dit : « Les sages ont toujours fait le plus grand cas de cette maxime : Rien de trop. » (3) Cette épigramme, en raison du dernier vers qui la dépare, et qu'il est à peu près impossible de traduire honnêtement en français, aurait dû figurer parmi les Jeux de mots; mais j'ai voulu placer l'un après l'autre tous les vers de Palladas, dont Gessius a été le sujet. Gessius le boiteux, médecin, astronome, professeur, homme de savoir et d'esprit, qui, pour avoir ambitionné et exercé peut-être le consulat, subit le dernier supplice. Oserais-je confesser que ce Bellérophon rapproché ici de Gessius, auquel il me paraît faire trop d'honneur, est depuis bien longtemps mon favori? Il s'était, dès mes premières études, révélé à moi comme le type du génie mélancolique de l'antiquité; et j'en avais fait, dans ma jeunesse, te héros d’un long Poème qui restera inédit, où je délayais en vingt chants les quarante vers qu'Homère a consacrés à sa biographie. Je n'avais rien omis de ses aventures, pas même le cheval Pégase, dont le Poète ne parle pas. Ce qui me charmait chez le fils de Glaucus, simple mortel que je plaçais sans façon au-dessus de tous les demi-dieux ses contemporains, ce n'était pas sa beauté et sa valeur si pleines d'attrait (Κάλλος τε καὶ ἠνορέην ἐρατεινὴν), qui avaient fait de lui un autre Hippolyte, et de la reine Antée une mauvaise doublure de Phèdre : c'était ses lointains voyages, ses combats contre les Amazones, ses luttes avec la Chimère, surtout son goût pour les solitudes et sa misanthropie. « Il errait seul dans les champs déserts, rongeant son propre cœur, et fuyant toute trace humaine. » (Homère, Il., ch. vi, v. 201.) — « D'où vient, dit à ce propos Aristote (Problème 30), que les hommes qui ont excellé dans la philosophie, la politique, la poésie et les arts, paraissent tous atteints de l’humeur noire (mélancolie)? » Il cite Hercule, Bellérophon, Ajax, Empédocle, Socrate, Platon, le froid Platon, à l'appui de sa remarque; et lui-même, par son propre exemple, devait la confirmer plus tard. (4) Faut-il rechercher ou fuir le pouvoir? Grand problème philosophique ! « Le sage, disait Épicure, ne doit point prendre part aux affaires publiques, si quelque chose ne l'y oblige. » Diogène Laërce, liv. X, ch. 119. « Le sage, disait Zénon, prendra part aux affaires publiques, à moins que quelque chose ne l'en empêche. » Idem, liv. XII, ch. 121. J'ai, à l'exemple de Brodeau, réuni les quatre premiers vers de cette épigramme aux derniers deux vers, que Jacobs transporte à l'épigramme vu. Le sens me paraît gagner à cette réunion. (5) Parodie de deux vers d'Homère : « Le vers d'un poète inséré dans la phrase, en tout ou partie, dit Cicéron, n'est pas sans agrément; et c'est une première sorte de parodie. » Cicéron, de Orat., Liv. II. (6) Je répète ces deux vers, que Jacobs, en les détachant de l'épigramme vi, a transportés à celle-ci. Ils sont assez philosophiques pour plaire deux fois. Ce qui est beau, disait Platon, gagne à être répété; et les Grecs modernes ont conservé cet adage : Δὶς καὶ τρὶς τὸ καλόν. (7 et 8) Ce calembour eût figuré dans les Jeux de mots, et l'épigramme xi dans les Inscriptions, s'ils ne concernaient Gessius.
FIN DES NOTES DU LIVRE TROISIÈME. ÉPIGRAMMESDE PALLADAS.LIVRE QUATRIÈME.JEUX DE MOTS.
I. LA FORTUNE.Si la fortune vous porte, sachez la porter ou la supporter. Si elle vous importune, vous vous emportez inutilement contre elle ; elle ne vous en emporte pas moins (2). II. LE PROFESSEUR DE GRAMMAIRE.Le début de la grammaire est une imprécation en cinq vers. Je trouve, dans le premier, la colère; dans le second, funeste ; après funeste viennent encore les nombreuses souffrances des Grecs. Le troisième conduit les âmes en enfer ; le quatrième parle de la proie des chiens; le cinquième, des oiseaux voraces et du courroux de Jupiter (3). Comment donc, au milieu de ces cinq mauvais présages et de ces cinq cas, le grammairien n'irait-il pas en déclinant? III. MÊME SUJET.Je vends Callimaque, Pindare et les déclinaisons de la grammaire, déclinant moi-même vers la pauvreté ; Dorothée m'a ôté ma syntaxe alimentaire (4), de sorte que je n'ai plus ni à manger ni à boire. Venez à mon secours, Théophile, et ne me laissez pas mourir de la conjonction de la misère. IV. LES DEUX JUMEAUX MORTS EN NAISSANT.La fille d'un grammairien, après ses poétiques amours, a mis au monde un masculin et un féminin, qui n'ont fait qu'un neutre. V. LE MENDIANT.L'homme à qui vous donnez vous appelle aussitôt : Domine frater, Seigneur, mon frère. Si vous ne lui donnez pas, il dira frater tout court. Toutes ces dénominations s'achètent. Quant à moi, qui ne puis saigner ma bourse, je ne veux pas qu'on me nomme seigneur (5). VI. A UN PHARMACIEN.Il me faut du Conditos. D'où vient à cette potion le nom de Conditos, si étranger a la langue grecque? Si c'est de Rome, vous le savez, vous qui êtes Romain jusqu'au bout des ongles (6). Préparez-le-moi toujours; car, pour les douleurs d'estomac que j'éprouve, on assure que c'est un excellent spécifique. VII. ORDONNANCE D'UN MÉDECIN.Ce n'est pas sans raison que j'ai attribué au Croton une vertu presque divine : hier, je l'ai administré à un malade (7) que tient depuis un an la fièvre quarte ; et le voilà tout à coup qui se porte comme un Croton (8). VIII. LES FLATTEURS.Entre colax et corax, le flatteur et le corbeau, il n'y a que la différence d'une lettre. Ainsi le corbeau et le vorace parasite, c'est tout un. En tout, mon ami, gardez-moi de la bête ; car vous savez que les flatteurs sont les corbeaux, des vivants. IX. LES RUINES DU TEMPLE DE LA FORTUNE.Évidemment les choses vont tout au rebours, puisque nous voyons la Fortune infortunée. X. MÊME SUJET.Reine Fortune, d'où vous vient votre fortune infortunée? Comment devenez-vous infortunée, vous qui distribuez la fortune? Sachez, à votre tour, souffrir vos propres caprices, et faites par vous-même l'apprentissage des maux que vous prodiguez aux autres. XI. LES SOUCIS.Si vos soucis doivent vous être de quelque profit, livrez-vous à vos soucis. Mais à quoi bon vos soucis, si Dieu a souci de vous? Vous ne pouvez, sans la participation de Dieu, avoir bonheur ou souci; ainsi donc, pour être hors de souci vous-même, laissez-en le souci à Dieu (9). XII. LE PŒTE JOUEUR.Calliope est la déesse des poètes. Mais votre Calliope, à vous, s'appelle Tabliope (10). XIII. A UNE FEMME.Pour avoir une belle journée, il faut vous rencontrer, et l'on a ainsi un bon jour. Si l'on veut éprouver le contraire, on n'a qu'à ne pas vous voir ; et, dès lors, c'est un mauvais jour (11). XIV. HERMO-LOUP.La fille d'Hermo-Loup, unie à un singe énorme, vient d'accoucher d'une quantité de petits Hermo-singes. Si Jupiter, sous la forme d'un cygne, eut, de Léda, Castor, Pollux et la belle Hélène; si un corbeau a pris pour femme la belle Hermione, hélas! la malheureuse fille d'Hermo-Loup n'a donné le jour qu'à un troupeau d'effroyables hermo-monstres. XV. L'ANE D'UN GRAMMAIRIEN.Voilà que la fortune devient rigoureuse aux ânes, et que Saturne mesure aussi les heures aux générations quadrupèdes. Les temps difficiles sont arrivés pour mon baudet, qui, du service d'un financier, passe chez moi, professeur de grammaire. Prends patience, pauvre animal! chez les grammairiens qui raccourcissent les mots, tu ne trouveras plus l’orgueil, mais seulement l'orge.
FIN DU LIVRE QUATRIÈME.
NOTES DU LIVRE QUATRIÈME.(1) J'ai bien de la peine à pardonner à Palladas quelques-unes de ces épigrammes dégénérées, qui, loin de rouler sur une pensée nouvelle ou ingénieuse, ne sont que des pointes d'esprit ou de paroles : véritables exercices de pédants désœuvrés ou d'écoliers en vacances, dignes tout au plus de figurer sur les théâtres les plus niaisement burlesques. Et cependant je serais tenté de défendre mon auteur, en accusant son siècle, plus coupable que lui ; j'essaierais même de démontrer que ces maladies du style qui ont attaqué toutes les littératures, et insensiblement engendré la corruption, se sont manifestées même au début de l'art d'écrire par de légers symptômes. Ainsi, chez les Grecs, respectant Démosthène qui n'aimait pas à rire, et sans blâmer Hérodote, dont le célèbre jeu de mots (παθήματα μαθήματα, « les malheurs sont des enseignements ») offre une sorte de consolation philosophique, je trouverais dans la bouche de Socrate, et, par conséquent, sous la plume de Platon, un ou deux calembours intentionnels, autant chez Thucydide et chez Eschine, voire même chez Aristote, malgré ses préceptes correctement rigoureux; et enfin chez Hippocrate, en dépit de la sévérité de ses sentences. Quant aux Latins, mettant de côté Plaute et Térence, dont les facéties font en quelque sorte le mérite, je pourrais signaler dans les fragments d'Ennius et de Varron, les pères de la langue, certaines atteintes de l'épidémie; j'en suivrais aisément les traces dans Ovide, et j'oserais citer deux exemples rapprochés de l'abus des mêmes mots commis par Virgile (canit et canentem, Enéide, liv. x, vers 191 et 192; canens et canentia, ibid., vers 417 et 418, signifiant à la fois chanter et blanchir), si, tels qu'ils sont placés, ils n'avaient tout à fait l'air d'une faute de copiste, ou d'une de ces négligences involontaires qu'il a voulu lui-même punir par le supplice du feu. On remarquera que mes perquisitions et mes reproches portent uniquement sur les écrivains classiques des grands siècles. Je ne dirai rien, pour avoir trop à dire, de Callimaque et de tant d'autres qui serviraient d'excuse, sinon de justification, à Palladas. Je me tair.ai sur Martial, Claudien, Apulée, etc., chez qui le mauvais goût de la décadence éclate : et je ferai observer seulement que depuis Cicéron, passé maître en l'art des amphibologies, jusqu'à nos jours, de nos jours surtout, d'illustres orateurs et même des hommes de génie ont recherché dans leurs conversations familières ces mêmes abus du langage, qu'ils encouragent par leurs sourires et par leurs exemples. Cela m'a toujours fait penser que les esprits supérieurs se mettent volontiers pour un temps au niveau des imbéciles, soit qu'ils aiment à récréer par ces distractions plaisantes leur tête fatiguée de sérieuses méditations, soit que, pendant qu'ils livrent ainsi au vulgaire une pâture puérile, leur imagination s'envole plus libre aux sphères célestes; soit enfin que quelque maligne joie s'élève en leur cœur de voir les facultés et le talent d'autrui, au lieu de rivaliser avec leur propre gloire, s'affaiblir et se perdre dans ces trivialités. « Il m'est encore indifférent, a dit M. de Chateaubriand de lui-même, de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevés. Peu sensible à l'esprit, il m'est presque antipathique. » Et il a dit vrai ; je n'ai vu personne rester plus impassible à un trait spirituel, et s'amuser plus longtemps d'une bouffonnerie ou d'une balourdise. (2) Tout le piquant de cette épigramme, si elle en a, gît dans le mot τὸ φερόν (la fortune), et le verbe φέρω (je porte), répété six fois dans ces deux vers. C'est le φέρω σύμφοραις φορὰ des Grecs modernes, déjà cité dans mon voyage en Bithynie ; et ces répétitions accumulées sont bien dépassées l'une et l'autre par ce quatrain anonyme de l'Anthologie, dont je ne veux louer et traduire que la pensée (Εἰ μὲν ἤν μαθεῖς κ. τ. λ.). « Il serait bon de savoir d'avance le malheur à venir, si l'on pouvait ainsi l'éviter; mais si l'on doit le supporter tout en le sachant, à quoi bon le savoir? ne faut-il pas toujours le subir? » Grotius a trouvé le moyen d'exagérer ces redondances, et d'en obscurcir le sens. Ne valait-il pas mieux adopter la traduction de Buchanan, déjà connue? C'eût été double profit, pour le traducteur d'abord, pour le lecteur ensuite. Voici le distique du poète écossais :
Si te fata
ferent, fer fata, ferere : ferentes (3) Citations empruntées aux cinq premiers vers de l'Iliade: 352 (4) Syntaxe, en grec, signifie aussi rente ou pension. (5) Je voudrais me faire pardonner cette imitation atténuante, toute froide qu'elle est, en faveur de la remarque trop vraie qui en résulte : c'est que rien n'est plus malaisé que de traduire ces soi-disant bons mots ou pointes, dont tout le sel réside dans l'équivoque; car cette équivoque ne se rencontre jamais, ou du moins bien rarement la même, dans deux langues différentes. (6) Je ne suis pas Romain jusqu'au bout des ongles, bien que je le sois passablement de nom et d'inclination philologique. Je vais essayer néanmoins de répondre à la question de Palladas. Le Conditos était ou devait être du vin vieux, fort approprié en effet, de tout temps, aux faibles ses de l'estomac. C'est le vin qu'Horace soignait lui-même, et confiait aux amphores grecques…
Græca quod
ego ipse testa
Horace, liv. i, Od. 20. et qu'il conservait, non point à l'aide de quelques brins de paille de jonc, comme cela se pratique de nos jours en Italie, mais sous de bons bouchons mastiqués, selon le louable usage de Bordeaux. Corticem adstrictum pice dimovebit Amphore. Horace, liv. iii, Od. 8. Ainsi, quand Palladas dit : Il me faut du Conditos, c'est à peu près ce que nous faisons nous-mêmes très vulgairement au cabaret (style de régence, que la révolution de juillet a remis en honneur), lorsque ceux de nous qui y vont s'écrient, en se mettant à table : Apportez-nous du cacheté ! Voilà donc ce que signifie le Conditos, en style de bon vivant du siècle d'Auguste. Plus tard, dans le langage des médecins latins et grecs, ce mot dé signa une potion combinée de vin, de miel et de poivre, remède approprié à diverses maladies. Il est probable que Palladas, en sa double qualité de littérateur et de médecin, malgré le mépris qu'il affecte pour la langue latine aura voulu jouer sur les deux acceptions, gastronomique et officinale, du mot Conditos. (7) Palladas était aussi médecin. (8) Croton, huile de ricin. Je substitue de mon propre fait l'huile de ricin au jujube : ces trocs ne sont que trop fréquents en pharmaceutique ; aussi bien Érasme n'a pas reconnu dans le Δίζυφον de Palladas le Zizypha (jujube) de Pline. Depuis, Grotius, faisant de ce même Pline un heureux interprète de Palladas, l'appela au secourt du jujube; et le célèbre Toup assura, de son côte, que Zizypha ou Zoyphia signifié cette « sorte de Vermine qui s'attache ordinairement aux cheveux des gens malpropres, » suivant l'honnête périphrase du Dictionnaire de l'Académie : il prétendit qu'on guérit de la lièvre en portant suspendus au col ces animalcules, et que Croton, en cette occurrence, désigne la variété particulièrement dévouée aux chiens. Jacobs, venu le dernier, affirme à son tour, avec plus de raison sans doute, que l'explication du mot Zizyphon est encore à trouver. (9) Ces répétitions fatigantes de la dixième et onzième épigramme (la Fortune et les Soucis) étaient à la mode du temps de Palladas, et ont marqué la décadence du goût comme sa renaissance; elles rappellent le style de Du Bartas, qui écrivit et inspira tant de vers ridicules, entre autres une épitaphe que j'ai lue gravée sur une pierre tumulaire dans la cathédrale d'Aix en Provence. Le poète passe «n revue les sens de la défunte, et dit :
« Ton flair flairait les
fleurs, flairantes sur la fleur. » (10) Tabla signifiait table à jeu, mot latin grécisé ; Palladas a créé le nom de Tabliope pour en Étire la déesse du jeu. « Un autre genre de plaisanterie, dit Cicéron, consiste à modifier un mot ou même une seule lettre d'un mot ; et c'est ce que les Grecs appellent une Paronomasie. » Cicéron, de Orat., liv. II. (11) En adressant à une femme aimée ces vers que Palladas destinait peut-être à un ami, j'en ai fait un madrigal précoce, et l'origine grecque des fadeurs.
FIN DES NOTES DU LIVRE QUATRIÈME. ÉPIGRAMMESDE PALLADAS.LIVRE CINQUIÈME.ÉPIGRAMMES DESCRIPTIVES.I. LA MÈRE SPARTIATE.Un Lacédémonien fuyait le combat. Sa mère se précipite au-devant de lui, et, lui portant une épée à la poitrine, elle dit : « Si tu vis, tu es tout ensemble la honte de ta mère et de la vaillante Sparte, dont tu enfreins les lois. Si tu meurs de ma main, on dira que je suis une mère malheureuse; mais j'aurai sauvé les lois de ma patrie (2). » II. LA MODÉRATION.Je n'ai souci ni de la fortune ni de l'espérance, et ne m'inquiète plus de leurs mensonges. J'ai atteint le port (3); je suis pauvre sans doute, mais j'ai pour compagne la liberté; et ma pauvreté repousse une insultante richesse. III. LA VIE HUMAINE.J'étais nu en venant sur la terre ; je serai nu quand je retournerai dessous. Pourquoi tant de vains efforts, quand la fin de toute chose doit infailliblement me mettre à nu (4)? IV. MÊME SUJET.La vie est un théâtre et un jeu : apprenez à jouer, et étudiez les chances; sinon, sachez supporter le malheur (5). V. MÊME SUJET.La vie est une navigation périlleuse : à la merci des orages, nous flottons incertains comme sur la mer, n'ayant d'autre pilote que la fortune, et souvent bien plus à plaindre que les nautoniers. Ils peuvent, quant à eux, faire une heureuse traversée et la recommencer ; mais, pour nous, un seul port nous attend, une seule fois et tous ensemble, sous la terre (6). VI. LES LARMES.J'ai pleuré en naissant ; je meurs en pleurant. J'ai passé à pleurer toute ma vie. O déplorable humanité! sans force, et si digne de compassion! balayée vers la tombe, où elle va s'anéantir (7) ! VII. LES GRECS.Nous ne sommes pas morts encore, et pourtant nous n'avons que l'air de vivre. Pauvres Grecs, accablés de maux, notre existence n'est véritablement qu'un mauvais songe ; et si nous vivons, ce n'est que d'une vie morte (8). VIII. MÊME SUJET.Nous sommes élevés et nourris pour la mort, comme ces troupes de pourceaux qu'on va brutalement égorger (9). IX. L'IMMORTALITÉ DE L'AME.Le corps, l'enfer, la destinée, le poids de la nécessité, l'injustice de nos concitoyens, le tourment des douleurs : telles sont ici-bas les souffrances de l'âme ; mais, lorsqu'elle échappe à son enveloppe et aux chaînes de la mort, elle s'envole dans le sein d'un Dieu éternel. X. PHILOMÈLE.Malheureuse fille de Pandion, pourquoi ces plaintes et ces chants que vous balbutiez pendant tout le jour (10)? Regretteriez-vous cette virginité que le Thrace Térée vous a si cruellement ravie (11)? XL LA RICHESSE.O richesse, mère de la flatterie, fille des soucis et des peines, vous avoir, c'est trembler ; ne pas vous avoir, c'est souffrir (12). XII. LA MORT.L'homme pauvre ne vit ni ne meurt; l'infortuné paraissait vivre, mais il était comme mort. Ceux-là seuls qui ont en partage les trésors et la fortune peuvent considérer la mort comme une calamité. XIII. LA CHASTETÉ.Il n'y a point de signe infaillible de la vertu ; je le dis pour les hommes dupés : les femmes laides ne sont pas à l'abri de tout soupçon, et les femmes jolies ne sont pas constamment coupables. Une femme ne cède pas toujours aux riches présents que lui attire sa beauté, et l’on voit beaucoup de laiderons ne pas se lasser d'accueillir et de combler de dons les hommes qu'elles recherchent. Celle qui fronce les sourcils et ne rit jamais n'en est pas pour cela plus sévère : ces façons appartiennent sans doute à la sagesse ; mais l'apparente austérité fait place souvent à une mystérieuse licence ; et souvent, au contraire, l'enjouement et la grâce accompagnent la chasteté, si toutefois il y eut jamais une femme complètement chaste (13). XIV. LA FAUSSE AMITIÉ.J'ai souvent pesé ensemble vos calomnies et votre amitié; et quand je me suis aperçu que cette amitié plus légère laissait pencher la balance en faveur dé vos injures, je me suis détaché de vous, ne sachant plus supporter, de votre part, de tels affronts. XV. SUR UNE INVITATION.Rhéteur, j'ai refusé votre invitation, j'en ai retenu tout l'honneur et je n'en suis que mieux votre ami. Mon âme est peu habile à juger d'un repas, et n'est avide que de sentiment et d'estime. XVI. LE TEMPLE DE LA FORTUNE DEVENU AUBERGE.Et vous aussi, Fortune, vous vous jouez enfin de vous-même, et ne vous épargnez aucune vicissitude ; vous qui jadis aviez un temple, et qui n'avez plus qu'une boutique, où vous donnez à boire à prix d'argent. Inconstante divinité! pleurez donc aussi, à votre tour, vos malheurs, et soumettez-vous maintenant à la destinée que vous faites commune à tous. XVII. MÊME SUJET.La Fortune vend maintenant la vie en détail et falsifiée : elle l'a reçue pure et sans mélange; elle en a fait un breuvage frelaté. Sa roue a tourné pour elle-même, et, de déesse qu'elle était, elle est devenue marchande de vin (14). XVIII. L'OCCASION.Bravo! Méandre, bravo! Vous avez fait un dieu de l'occasion ; on voit bien que vous êtes le nourrisson des Muses et des Grâces. Souvent en effet, au milieu de nos plus vives inquiétudes, survient je ne sais quoi d'inattendu que l'occasion nous donne pour les adoucir. XIX. LA DÉESSE FORTUNE.La Fortune ne connaît ni lois ni règle : elle tyrannise les hommes sans raison et par caprice ; elle favorise les méchants, et maltraite les bons, comme pour montrer sa puissance aussi aveugle que brutale. XX. MÊME SUJET.La vie des hommes, misérable et vagabonde, toujours ballottée entre les richesses et la pauvreté, est le jouet de la Fortune : tantôt elle élève au milieu des airs, comme une trombe, ceux qu'elle avait précipités; tantôt elle les prend dans les nuages, et les jette au plus profond de l'abîme (15). XXI. LA FORTUNE.Rions, croyez-moi, de l'inconstante Fortune et de ses caprices de coquette : à quoi bon nous désoler constamment nous-mêmes, parce que nous la voyons prodiguer ses faveurs aux plus indignes? XXII. MÊME SUJET.Quand je soumets au raisonnement les choses de ce monde, les importunes vicissitudes de la vie, le flot trompeur de l'inconstante Fortune; comme quoi elle fait les pauvres riches, et les riches pauvres : alors, l'esprit tout étourdi de ses caprices, je deviens haineux, en raison de tant d'incertitude. Comment me flatter, en effet, d'enchaîner la Fortune, lorsqu'elle ne paraît dans la vie que comme une volage courtisane dont elle emprunte les façons (16)? XXIII. MÊME SUJET.Il est bien vrai que la Fortune trompe tous les hommes; car elle est impuissante, ou même la plupart du temps elle n'est rien. — « Qui a fait ces vers? Dieu le sait. Et pour qui? L'auteur le sait tout seul (17).» XXIV. LA RENOMMÉE.Il est vrai que la déesse Renommée, trompée par des discours mensongers, semble maintenant déchaînée contre les Grecs. N'oublions pas néanmoins que si une rumeur calomnieuse prend tout à coup l'apparence du vrai, bien souvent aussi la triste réalité précède la Renommée. XXV. L'INSOLENCE.Le soleil est pour les hommes le dieu de la lumière. Eh bien! s'il ne devait paraître que pour faire l'insolent, je me passerais volontiers de son éclat. XXVI. L'INJURE.Ce n'est pas moi que vous injuriez, c'est ma pauvreté ; si Jupiter lui-même venait à être pauvre sur la terre, l'injure ne l'épargnerait pas (18). XXVII. MÊME SUJET.Si je suis pauvre, je n'en puis mais; et vous me haïssez à tort. C'est la faute de la Fortune, et non la mienne. XXVIII. LA GREFFE.Ce poirier est l'ouvrage perfectionné de mes mains; c'est moi qui, dans la saison de l'été, ai inséré une autre écorce sous son écorce en sève; et 'le germe enraciné sur l'arbre fendu en a changé le fruit : il est encore sauvageon en bas, et c'est en haut un poirier délicieux (19). XXIX. MÊME SUJET.J'étais sauvageon ; vos mains m'ont greffé, et je vous donne d'excellentes poires. Je vous rends votre bienfait. XXX. LA MAISON DE MARINUS.C'est ici que les chrétiens habitent, et qu'ils atteignent le ciel gratis; car le vase qui contient l'obole mortuaire ne les accompagne pas au bûcher (20). XXXI. INCONVÉNIENTS DE LA RICHESSE.La sagesse n'est qu'un accident chez l'homme riche, tandis que l'ennui est pour lui une nécessité. Nombreux entourage; de là force flatteurs (21). XXXII. SÉRAPIS ET LE MEURTRIER.Un meurtrier dormait contre un vieux mur. On dit que Sérapis lui apparut en songe, et lui fit entendre ces paroles : « Toi qui es couché là, malheureux, lève-toi, et va dormir ailleurs. » Celui-ci se réveille, s'éloigne; et voilà que le vieux mur s'écroule tout aussitôt. Le malfaiteur, dans sa joie reconnaissante, ne manque pas de faire un sacrifice le lendemain ; et il conclut de l'aventure que Sérapis voit avec faveur les homicides. Mais le dieu lui apparaît une seconde fois, la nuit, et prophétise encore : « Tu crois, dit-il, misérable, que j'ai soin des méchants: sache que si je viens de t'empêcher de mourir, tu n'as échappé qu'à une mort trop douce, et que je te réserve le supplice de la croix. » XXXIII. L'ESPÉRANCE ET LA FORTUNE (22).Espérance, et vous, Fortune, adieu pour jamais. J'ai trouvé la bonne voie : vous ne me charmerez plus. Fuyez ensemble, vagabondes que vous êtes. C'est vous qui nous présentez un mensonger avenir comme une heureuse réalité, et qui nous repaissez de songes et de chimères. Partez, mauvaises et cruelles filles ; partez toutes deux. Trompez, si vous voulez, ceux qui viennent après moi, et qui ne savent pas encore ce qu'il faut penser de vous. XXXIV. A UN MAGISTRAT.Pendant que vous jugez et discutez les arguments contraires, si je vous apporte quelque piquante épigramme, fruit de ma muse, c'est uniquement par confiance; car je sais qu'on n'endort pas votre justice en cherchant à vous amuser. XXXV. LES BONS ET LES MÉCHANTS.On dit proverbialement : Un pourceau même mordrait un méchant homme. Je ne crois pas qu'il faille s'exprimer ainsi. Je dirais : Un pourceau même mordrait l'homme inoffensif et bon; mais, quant aux méchants, un dragon en personne en aurait peur, et ne le mordrait pas. XXXVI. LES MALHEURS DE LA GRÈCE.O grande méchanceté de l'envie qui s'attaque à l'heureux favori de Dieu! Insensés ! voilà comme elle a égaré nos pensées, et par ses folies nous a préparés à l'esclavage. Grecs infortunés que nous sommes, cendre et poussière! Nos espérances sont évanouies ou mortes, et tout a changé pour nous. XXXVII. UN FORGERON BOITEUX.Vous avez l'Amour pour fils et Vénus pour femme : forgeron, il est tout simple que vous ayez le pied boiteux. XXXVIII. LES MAUX NÉCESSAIRES.Rien de pire qu'une femme, fût-elle belle (23) rien de pire qu'un esclave, fût-il beau ; et cependant ce sont des maux nécessaires. Bien plus, si vous croyez votre esclave attaché à son maître, dès lors il vous paraît beau, tout estropié qu'il est. XXXIX. L'ÉLOQUENCE A ATHÈNES.Divine Éloquence, je vous adore, surtout lorsque je contemple en même temps le céleste Parthénon. Oui, le ciel est votre patrie, beauté du langage, auguste souveraine, astre sacré de la sagesse et du savoir (24)! XL. L'ÉCRITURE.La nature, favorable aux vœux de l'amitié, créa pour les absents ces objets qui les rapprochent: la plume, le papier, l'encre, l'écriture, consolations des âmes tristes et séparées (25). XLI. LE CORDONNIER ET LE BARBIER.Un barbier et un cordonnier en étant venus aux prises, l'alêne l'emporta sur le rasoir. XLII. L'AMOUR D'ADUIN.D'un Amour d'airain un fondeur fit une poêle à frire (26). Pourquoi pas? Ne faut-il pas que l'Amour brûle à son tour?
FIN DU LIVRE CINQUIEME.
NOTES DU LIVRE CINQUIÈME.(1) « Le cinquième livre comprend des épigrammes sur divers sujets, dont quelques-uns sont inventés à plaisir. L'auteur du recueil le nomme 'Επιγράμματα ἐπιδεικτικὰ (Epigrammes d'ostentation), c'est-à-dire des épigrammes où le poète ne cherche qu'à faire paraître son esprit. » (Boivin le Cadet, Mémoires de littérature de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, t. II, p. 365.) Il m'a été impossible, malgré tout mon respect pour un académicien, d'adopter cette version de M. Boivin; et, comme mon maître et mon savant devancier Chardon de la Rochette, qui ne fut pas de l'Académie, j'ai traduit ἐπιδεικτικὰ par descriptives, bien que cette interprétation laisse encore à désirer. Schœll lui-même est assez embarrassé quand il s'agit d'expliquer l'épithète grecque. « Les épigrammes épidictiques ou démonstratives, dit-il, sont celles où le poète veut exprimer une idée philosophique, celles où il veut faire parade d'esprit, les morceaux d'appareil. »— Tout cela ne résout pas la difficulté, et je pense, en me résumant, que la section de l'Anthologie intitulée Epidictique comprend, au nombre de 827, toutes les épigrammes qui n'étaient pas assez caractérisées pour trouver place dans les autres sections. (2) « Les Lacédémoniens, disait Démarate à Xerxès, libres et indépendants, ne le sont pas en tout. La loi est pour eux un maître absolu; et ils le redoutent beaucoup plus que vos sujets ne vous craignent. Ils lui obéissent en tout ce qu'il ordonne; et il ordonne constamment de ne jamais fuir, quel que soit le nombre des ennemis; de tenir ferme à son poste ; enfin, de vaincre ou de mourir. » (Hérodote, liv. vii, c. 103.) (3) Que de poètes et de prosateurs ont paraphrasé cette admirable épigramme, sans en faire honneur à Palladas ! Elle se résume dans ce distique si connu qu'elle inspira, d'accord avec sa sœur, la trente-troisième épigramme de ce même livre :
Inveni portum.
Spes et fortuna, valete ; (4)
Nud du ciel je suis
descendu, Étienne Tabourot. Cette traduction, qui ne manque ni de précision ni d'élégance, fait perdre néanmoins à l'épigramme de Palladas son empreinte philosophique. (5)
« Ce monde-ci n'est
qu'une œuvre comique, Rousseau, liv. i, épigr. 14. « All the world is a stage, » a dit Shakespeare. (6) « Nous comparions la vie à un port de mer, où l'on voit aborder et d'où l’on voit sortir des hommes de tous les langages et de tous les pays. Le rivage retentit des cris de ceux qui arrivent et de ceux qui partent : les uns versent des larmes de joie en recevant des amis ; les autres, en se quittant, se disent un éternel adieu : car, une fois sorti du port de la vie, on n'y rentre plus. » (Chateaubriand, les Martyrs, liv. iv.) — « J'ai toujours eu, me disait M. de Chateaubriand, un très grand goût pour l'Anthologie grecque, feuilletée et lue à petits coups, comme on boit le vin doux du dessert, ou consultée comme un dictionnaire. On est toujours sûr d'y rencontrer pour les plaisirs de la mémoire ou pour son assistance, soit une expression spirituelle et gracieuse, soit une image naturelle et élégante. Quant à moi, j'ai puisé bien souvent à cette source, et ne m'en suis jamais mal trouvé. » (7)
Que l'homme est bien,
durant sa vie, Rousseau, Stances, (8) « Quelle autre nation y a-t-il aujourd'hui au monde que l'on vende comme des troupeaux de brebis, si ce n'est la Grèce? — Mais chacun est traité selon son mérite. » (Chronique de Romanie, écrite en vers grecs modernes, liv. i.) (9) Ainsi, disait encore, après Palladas, un Patriarche de Constantinople : « Ce n'est plus le temps où nos discours et nos actions pouvaient être utiles : nous n'avons plus qu'à pleurer en silence, assis dans nos recoins obscurs, l'extrême difformité, la dernière décadence en toute chose de notre nation, et à demander à Dieu qu'il lui plaise de nous retirer une telle existence. » (Gennadius, de Prœdestinatione) Et ce même peuple grec, si avili au cinquième siècle, plus éteint encore au commencement du dix-neuvième, voilà que tout à coup il renaît de ses cendres, et fait envier, en 1850, aux Français qui l'ont aidé à revivre, son calme politique et sa prospérité!
Et comme, quand l'orage
esmeut la mer profonde, Du Bartas, 2e jour de la 2e semaine. (10)
« Pourquoi, plaintive
Philomèle, Rousseau, Ode a, liv. n. (11)
Aussi bien, en voyant les
bois, La Fontaine, Fab. 15, liv. iii. (12)
« Or, père de la joie, et
fils de la douleur, Pierre Tamisier, sous Henri IV. L'allure de cette épigramme rappelle ces jolis vers d'un poète de nos jours :
«Gloire, amour, folles
espérances, Mis. de Foudras. (13) En mettant à part l'insultante réflexion qui termine cette épigramme et, lui donne seule un caractère satirique, ne croirait-on pas cet aperçu de la société tracé d'hier? et nos plus habiles scrutateurs des mœurs féminines en ont-ils pénétré les secrets mieux que Palladas? (14) Nous avons déjà lu, au quatrième livre, deux épigrammes sur ce même sujet, que Palladas, le pauvre grammairien, affectionnait. Les jeux de mots sur la Fortune ôtent quelque gravité à ses plaintes, en laissant toute leur valeur à ses spirituelles imprécations. (15)
Præsens vel imo
tollere de gradu Horace, Od. 35, liv. i. Et Horace d'abord, comme Palladas ensuite, et Rousseau plus tard, n'ont fait eux-mêmes que traduire et commenter les beaux vers de Pindare : 'Εσθλὸν βαθὺ πήματος κ. τ. λ. Or, à propos de ces splendides hommages des grands lyriques de tous les temps et de tous les pays envers la Fortune, on ne s'étonnera pas sans doute qu'elle soit restée complètement ignorée d'Homère le mendiant, qui ne la nomme pas une seule fois dans ses poèmes; mais on peut remarquer que presque seule elle a survécu au paganisme, et que, plus le monde vieillit, plus il entoure l'aveugle déesse d'encens et d'autels, comme pour s'excuser d'avoir, encore enfant, négligé ou méconnu son culte. (16) Ces deux épigrammes sur le sujet inépuisable de la Fortune, l'un des thèmes favoris de l'Anthologie, ont été imitées ainsi par Rousseau :
« Ainsi, de douceurs en
supplices, Rousseau, Ode 4, liv. ii. (17) De cette épigramme, dont le sens est assez obscur, j'en fais deux pour l'éclaircir, et je tâche de l'expliquer ainsi. Je me persuade qu'après avoir décoché tant de flèches acérées contre la Fortune, Palladas, impatienté de ne voir, dans ces deux premiers vers anodins, tomber aux pieds de la déesse que des traits émoussés, a tourné son fiel contre leur auteur, et que, par la malice du troisième, il les a en quelque sorte rendus siens sans le vouloir. Ma conjecture reçoit une certaine probabilité de cet alexandrin, ajouté comme une superfétation irrégulière au distique primitif. Les trois vers ainsi accolés seraient arrivés ensemble à la portée des Anthologistes, qui n'auraient pas voulu ou osé les désunir, et qui, par suite, m'ont laissé, à moi le dernier venu, toutes les chances de ma témérité. (18) Je n'ai pas osé substituer à l'injure le mépris ou le dédain qui, tout en s'éloignant de la lettre du texte, en reproduisent peut-être mieux l'esprit. (19) L'art d'œilletonner, verbe créé par l'horticulture moderne en dépit de l'Académie, est admirablement professé par Théophraste sous le même nom. ('Ενοφθαλμισμῶ, de Plantis, liv. i.) Ces mystères de la greffe rappellent à tous les amis de la belle poésie le vers des Géorgiques : Miraturque novas frondes et non sua poma; et à quelques passionnés latinistes, ce passage des Eglogues de Calpurnius, qui se rapproche plus encore de notre texte grec :
Non minus arte
mea mutabilis induit arbos Calpur. Sicul., Ecl. xi, v. 40. (20-21) Ces deux épigrammes, mutilées et incomplètes, ont dû être devinées plutôt que traduites, pour présenter une version à peu près satisfaisante; et, malgré mes efforts, j'ai grand’ peur qu'on ne me dise, ainsi que Parménide à Socrate : « Vous n'avez pas entièrement trouvé le sens de l'écrit, bien que vous retourniez de votre mieux les paroles, et les suiviez à la piste comme les chiennes de Laconie. » (Platon, Parmén.) Le dernier fragment rappelle ces paroles de La Bruyère : « N'envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses ; ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderait point. Ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir. Cela est trop cher ; et il n'y a rien à gagner à un tel marché. (La Bruyère, ch. 6.) (22) « L'espérance est le songe des hommes éveillés. » (Platon.) (23) Cet axiome, qui aurait une certaine, teinte d'exagération, même aux yeux du célibataire le plus obstiné, m'entraîne dans une digression justificative du texte : c'est le récit d'une scène antique de la vie intime; petit tableau conjugal tracé de main de maître, et empreint d'une vérité, pour ainsi dire, actuelle. —« Mon frère étant venu me rejoindre à Arpino, il fut d'abord dans notre conversation grandement question de vous; puis j'en vins à ce que nous nous étions dit à Tusculum, vous et moi, au sujet de votre sœur. « J'ai trouvé mon frère aussi modéré et aussi doux que possible, en telle sorte que, s'il était peu satisfait de la conduite tenue envers lui, il n'y paraissait aucunement. Le jour se passa ainsi. Le lendemain, nous partîmes d'Arpino; Quintus allait à Arcanum, et moi à Aquini; mais nous dînâmes à Arcanum. Vous connaissez cette propriété. « A peine arrivés, Quintus dit très gracieusement à sa femme:—« Pomponia, invitez les femmes; je me charge des hommes. —Il me sembla qu'il ne pouvait rien faire de plus aimable en paroles, en prévenances et en expression de visage. Mais elle lui répondit, en ma présence: —Je ne suis ici qu'une étrangère. — Cela venait, je pense, de ce que Statius avait été expédié en avant pour veiller an dîner. Voilà, me dit Quintus, ce qu'il me faut supporter journellement. —C'est peu de chose, direz-vous? —C'est beaucoup, à mon avis; et j'en fus ému moi-même, tant elle avait su mettre d'aigreur dans sa réponse et de dépit sur sa figure. Je dissimulai mon mécontentement. Nous dînâmes ensemble, tous, moins elle. Quintus lui fit porter à dîner; elle renvoya tout. Bref, à mon sens, mon frère me parût aussi indulgent que votre sœur se montra difficile. Je passe bien des choses qui me furent encore plus pénibles qu'à Quintus. « De là, j'allai à Aquini; Quintus resta à Arcanum. Et, le lendemain matin, étant venu me voir, il me raconta que Pomponia avait refusé de partager son lit, et qu'elle avait continué, en partant, d'être telle que je l'avais vue moi-même. Enfin, suivant mon jugement, elle a complètement manqué ce jour-là d'esprit de conciliation et de douceur. Vous pouvez le lui dire. « Peut-être vous en ai-je écrit là-dessus plus long qu'il ne fallait; mais j'ai voulu vous foire voir qu'en tout ceci il y a lieu, de votre part, à remontrance et à conseil. » (Cicéron à Atticus, liv. v, ép. i.) (24) « Pourquoi donc, ô mortels, travailler péniblement ou approfondir ainsi qu'il le faut cependant tant d'autres sciences, et ne pas rechercher avant tout l'éloquence, seule reine des choses humaines? » (Euripide.) Les paroles, on peut le remarquer dans le texte (τοὺς λόγους), étaient devenues à Athènes le synonyme de l'éloquence et de la littérature à la fois. « O paroles (ὦ λόγοι) ! s'écrie le rhéteur Himéius, c'est pour vos charmes qu'abandonnant le repos et les heureux loisirs de la maison paternelle, j'ai planté ma tente sur les rives sacrées de l'Hyssus. » (25)
« Heaven
first taught letters for some wretch's aid
« L'art d'écrire,
Abailard, fut sans doute inventé Colardeau. Et, pour réunir en plus grand nombre les imitations de la gracieuse pensée de Palladas, j'emprunte à Herder ces jolis vers, qui sont eux-mêmes une sorte de paraphrase de Pope ;
Auch getrennte
Freunde mit süssen banden zu knüpfen (26) Cette épigramme sur l'Amour d'airain rappelle l'ode d'Anacréon sur l'Amour de cire. C'est la même plaisanterie. « Amour, dit Anacréon, enflamme-moi bien vite ; sinon je vais te faire fondre au feu. »
FIN DES NOTES DU LIVRE CINQUIÈME.
ÉPIGRAMMESDE PALLADAS.LIVRE SIXIEME.ÉPIGRAMMES MORALES.
1. L'INDÉPENDANCE.Il vaut mieux se soumettre aux rigueurs de la fortune, qu'à l'orgueil et à l'arrogance des hommes riches. II. L'AMITIÉ FEINTE.Celui qui hait et l'avoue franchement, est moins à redouter qu'un homme jouant une affection sincère. Prévenus que nous sommes, nous pouvons nous tenir en garde contre la haine, mais jamais contre l'expression de l'amitié. Je considère comme un ennemi mortel l'ami qui me nuit secrètement en profitant de ma confiance. III. LE JUGE.Nul magistrat ne peut à la fois être juste et indulgent; l'un exclut l'autre. La douceur serait une faute; et l'intégrité rend sévère. Ces deux qualités sont les épreuves de la vertu (1). IV. LA MAGISTRATURE.Le proverbe veut que la femme, de servante, ne devienne pas maîtresse. Je dis de même que, fût-on plus disert qu'Isocrate, on ne doit pas, d'avocat, devenir juge. Tout homme, après avoir été habituellement soumis au salaire public, ne peut rendre la justice à d'anciens confrères avec intégrité et dignité. V. LA MORT.L'attente de la mort est une cruelle douleur, dont la mort elle-même délivre : ne pleurez donc pas celui qui sort de la vie ; il n'y a point de souffrances après le trépas (2). VI. CONSOLATION.Trêve aux sanglots et aux chagrins ! Combien de temps vous reste-t-il à passer ici-bas, en comparaison de toute la longue vie qui va suivre? Ainsi donc, avant de devenir la proie du sépulcre, ne tourmentez pas votre âme, condamnée à vivre encore (3). VII. L'AVARICE.—Vous êtes riche; eh bien, après? Emporterez-vous en mourant l'argent que vous avez entassé dans vos coffres? Vous ménagez l'or, mais vous dépensez le temps; et vous ne pourrez jamais encoffrer plus de vie qu'il ne vous en a été mesuré (4). VIII. LA RICHESSE.Fuyez les gens qui s'enrichissent; ils sont impudents et tyrans chez eux. Ils ont en haine la pauvreté, mère de la vraie sagesse. IX. LA RAISON.Je ne crois pas, comme l'a dit Homère, que Circé métamorphosât en loups et en pourceaux les hommes qui venaient à elle. C’était une artificieuse courtisane, et elle ruinait ceux qu'elle attirait dans ses filets. Elle leur faisait perdre la tête; et, quand ils n'avaient plus rien à eux, elle les nourrissait chez elle en les parquant comme des brutes. Le sage Ulysse, pour échapper à ce danger, n'eut aucun besoin du secours de Mercure. La raison seule, don de sa propre nature, lui suffisait; et c'est le meilleur contrepoison de la séduction et de la magie. X. LE SILENCE.Le silence est une merveilleuse institution; j'en prends à témoin le sage Pythagore. Habile à parler, il apprit aux autres à se taire, et il fit du silence un puissant auxiliaire du repos (5). XI. MÊME SUJET.Un homme sans éducation passe pour le plus prudent des hommes s'il sait se taire, et s'il cache ses paroles comme une maladie honteuse (6). XII. LA TEMPÉRANCE.J'ai par des raisonnements solides vaincu mon appétit désordonné, et j'ai soumis mes boyaux aux lois de la tempérance (7) : comment, à l'aide de mon esprit placé si haut, n'aurais-je pas eu raison de mon ventre placé si bas? XIII. VANITÉ DE L'HOMME.O homme! si tu te souvenais de l'instant qui t'a fait naître, tu aurais moins de vanité; mais le songeur Platon t'a gonflé d'orgueil en te proclamant immortel et plante céleste. De quoi donc es-tu si fier? Ceux qui veulent te flatter ou embellir ton origine te diront que tu as été formé de boue; mais, au fond, et pour parler net, tu es né d'un acte impudique et d'un sale plaisir (8). XIV. MÊME SUJET.Nous ne vivons, tous tant que nous sommes, et ne voyons la lumière du soleil que parce que nous aspirons un air léger et imperceptible; instruments animés par des haleines vivifiantes. Si l'on vient à arrêter avec le doigt cette faible respiration, nous voilà morts, et notre âme s'échappe. Tel est notre néant; et pourtant nous nous gonflons d'orgueil, nous qu'un petit souffle d'air fait vivre (9). XV. LA MÉDIOCRITÉ.« Il vaut mieux, selon Pindare, faire envie que pitié. » L'envie s'attache aux gens fortunés, et la pitié aux misérables. Quant à moi, je ne veux être ni trop heureux ni trop à plaindre. Entre les deux est le meilleur. Il y a péril à s'élever trop haut ; il y a honte à descendre trop bas. XVI. LA. HAINE.Celui-là est le plus insensé des hommes, qui déteste un favori de Dieu. C'est évidemment s'en prendre à la Divinité elle-même; et cette haine est fille de l'envie. Il faut, au contraire, aimer l'homme aimé de Dieu (10). XVII. LA. RÉSIGNATION.O homme ! pourquoi tant d'efforts vains et inquiets? Vous qui êtes né esclave du sort, livrez-vous-y, sans lutter contre la Providence. Aimez votre destinée et votre repos. Travaillez à acquérir le contentement, et à faire, s'il se peut, de la volonté de Dieu le plaisir de votre âme (11). XVIII. BRIÈVETÉ DE LA VIE.Nous renaissons chaque matin, jour par jour, ne gardant rien de notre existence écoulée. Étrangers à nos occupations d'hier, nous recommençons aujourd'hui à vivre. Ne vous vantez donc pas de vos longues années; elles ont passé, et ne vous appartiennent plus aujourd'hui (12). XIX. MÊME SUJET.O courtes délices de l'existence ! voyez et déplorez la rapidité du temps. Pendant que nous vivons dans la peine ou la joie, livrés au plaisir ou au sommeil, le temps vole et plane sur nos têtes, malheureux mortels, apportant à chacun de nous la fin de la vie (13)! XX. A PRUDENCE.Les hommes sont taches, vantards, et sujets à mille autres faiblesses. L'homme sensé ne se laisse pas pénétrer, et se renferme prudemment en lui-même. Si la porte de votre âme est grande ouverte, vous ne cacherez à personne ni vos appréhensions ni vos témérités. XXI. LA PATIENCE.Souffrez, en vous taisant, les malheurs de la vie. Le silence vous donne l'air de vivre; vivez donc méconnu de tous, ou mourez (14). XXII. LA LOUANGE.Rien de mieux, sans doute, que d'approuver. Blâmer, c'est commencer à haïr ; mais, la louange est douce comme le miel attaque. XXIII. LES TOURMENTS DE LA VIE.On nous invite au banquet de la vie, infortunés que noué sommes, pour y goûter à un seul pauvre petit oiseau ; et voilà que nous-mêmes nous devenons la proie d'oiseaux bien autrement voraces. Titye aux enfers n’a que deux vautours auprès de lui; mais nous, quatre vautours nous rongent tout vivants (15). XXIV. LA BIENVEILLANCE.Il fau toujours dire du bien des autres, et n'en jamais dire du mal, même quand ils le méritent. XXV. L'HUMILITÉ.O homme! vous vous vantez trop ; avant peu, vous serez à terre. Taisez-vous, et, pendant que vous vivez, songez à la mort (16). XXVI. LA FLATTERIE.Tout homme au pouvoir qui tolère les flatteurs donne sujet à bien des calomnies autour de lui. L'honnête homme, juste dans sa réprobation, doit haïr les flattés autant que les flatteurs. XXVII. PATIENCE DE DIEU.Dieu me paraît être le plus patient des philosophes ; il ne s'irrite ni ne se venge aussitôt des injures ; il en laisse le soin au temps, et le charge d'augmenter le châtiment des malheureux et coupables mortels. XXVIII. L'INTEMPÉRANCE.Dieu maudisse le ventre et toutes ses exigences! c'est par là que la tempérance se perd (17).
FIN DU LIVRE CINQUIEME.
NOTES DU LIVRE SIXIÈME.(1) « Il se trouve des juges auprès de qui la faveur, l'autorité, les droits de l'amitié et de l'alliance nuisent à une bonne cause, et qu'une trop grande affectation de passer pour incorruptibles expose à être injustes. » (La Bruyère, ch. 14.) (2)
Ond' io chiamo
la morte, Dante, Fata nuova, p. 61. (3) J'ai lu et accueilli, dans ma vie déjà longue, bien des consolations. Je cherche encore celle qui console. (4) « L'inutile vieillesse an tombeau nous appelle ; Et quand notre nuit vient, elle vient éternelle. » Sarrasin. (5) Le silence, qui a passé des institutions, pythagoriciennes dan» les préceptes de la sagesse ascétique, compte encore quelques partisans en Europe, malgré les progrès du régime parlementaire, et opposé à son principe. « Parler est d'argent, disent les Grecs modernes; mais se taire est d'or ('Αργυρο τὸ μίλημα χρυσός τὸ σιώτα). J'ignore si l'introduction de deux chambres représentatives à Athènes n'a pas altéré ou détruit cet adage, que j'ai entendu répéter, dans les îles de l'Archipel, comme un conseil de la prudence et de la politique. (6) A une seconde épigramme sur ce thème qui prête tant à dire, le silence, je puis bien à mon tour placer, pour pendant, une seconde citation grecque. C'est Ménélas, roi de Mycènes, ami du laconisme par caractère, et peut-être aussi par l'influence du voisinage, qui va me la fournir. Euripide fait dire par ce héros taciturne à son neveu Oreste : — « Parle, parle. Il est des cas où se taire vaut mieux que parler ; il en est d'autres où parler vaut mieux que se taire. »— Et Oreste, peu respectueux envers les maximes à deux tranchants de son oncle, qui, pour mieux dire, ne tranchent rien du tout, réplique aussitôt malicieusement : — « Les longs discours valent mieux que les petits. » (Euripide, Oreste, v. 640.) (7) « Quelle chimère est-ce donc que l'homme? Quelle nouveauté! quel chaos! quel sujet de contradiction ! Juge de toutes choses ; imbécile ver de terre; dépositaire du vrai; amas d'incertitudes; gloire et rebut de l'univers, etc. » (Pascal, Pensées.) On trouve dans plusieurs autres endroits de Pascal l'imitation involontaire ou préméditée de cette énergique épigramme, qui est elle-même le développement de cette réflexion de Pline le naturaliste : Miseret atque etiam pudet œstimantem quam sit frivola animalium superbissimi origo. (Pline, liv. vii, ch. 5.) (8) « Y a-t-il, disait Constantin Manassès, un animal plus impudent que le ventre? Ne force-t-il pas à se souvenir de lui au milieu des infortunes, des épreuves et des plus grandes amertumes de la vie? » (Const. Manassès, de Arist. et Cal., liv. iii.) Les vers politiques de Mariasses semblent imités de l'épigramme de Palladas, et ne présentent pas, comme elle, un sens équivoque. (9) « Is demum profecto vitam œqua lance pensitabit, qui semper fragilitatis humanœ memor fuerit. » (Pline, Hist, nat., liv. vii, ch. 5.) « L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature.... Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau suffit. » (Pascal, Pensées.') « C'est le déjeuner d'un petit ver, que le cœur et la vie d'un grand et triomphant empereur. » (Montaigne, liv. II, ch. 13.) (10)
« Rangez-vous du parti
des destins et des dieux; Corneille, Pompée, sc. x. (11) Cette épigramme, qui est presque une prière chrétienne, se trouve également dans la divine Imitation. « La vieillesse nous talonne, et nous reproche tant d'années passées en de vaines occupations. Pressons-nous donc; que le travail répare la perte de ce temps mal employé. Ajoutons la nuit au jour. Retranchons aux affaires et aux soucis de nos propriétés éloignées de nos yeux. Que l'âme soit toute à elle-même, et songe enfin, quand l'âge fait et se précipite, à se connaître et à méditer.» (Sénèque, Quest. Nat., liv. iii, § 1.) (13) « Il n'y a pour l'homme que trois événements: naître, vivre et mourir. Il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre. » (La Bruyère, ch. 2.) (14) « O toi, qui me reproches mes malheurs, n'oublie pas que la fortune n'est rigoureuse que pour les honnêtes gens! Ne vois-tu pas les cadavres remonter à la surface des flots, tandis que les perles restent attachées au fond de la mer? Les deux sont parsemés d'étoiles sans nombre, et pourtant il n'y a d'éclipse que pour la lune et le soleil. » (Chanson arabe.) (15) La Douleur, la Volupté, l'Espérance et la Crainte. C'est ainsi que les plus graves commentateurs de l'Anthologie ont entendu cette épigramme, attribuée aussi à Agathias le scholastique. Quel qu'en soit l'auteur, elle présente une certaine obscurité. Ce qui pénètre nos cœurs, ce qui ronge nos fibres les plus intimes, ce n'est pas le vautour, fiction des poètes; ce sont les maux de l'âme, l'amour du « gain et l'envie. (Fragments de Pétrone.) (16) « Ah ! s'écriait Cicéron, ce temps si long qui doit s'écouler quand je ne serai plus, m'occupe bien davantage que cet espace de ma vie si court, et qui, pourtant, me paraît trop long encore. » Longumque illud tempus, cum non ero, magis me movet, quam hoc exiguum, quod mihi tamen nimium longum videtur. (Cic., ad Att., liv. xii, ep. 17.) Quelle douleur mélancolique! et quel exemple laissé aux chrétiens par le païen philosophe! (17) « Si mon corps, disait Épicure, se révolte contre ma raison (traduction libre), je le mets au pain et à l'eau. » Je me demande, après une telle maxime, par quelle erreur de jugement ou par quel vice de locution on s'obstine à flétrir Épicure de la réputation et de l'épithète de voluptueux. « Il vécut toujours très chaste et très réglé, assure saint Grégoire, confirmant sa doctrine par ses mœurs. » Fénelon ajoute : « Il ne pouvait se lasser de louer la sobriété et la continence, qui servent merveilleusement à tenir l'esprit dans une assiette tranquille. » Enfin Horace n'a-t-il pas, en quelque sorte, dicté cette épigramme? .............. Fas atque nefas exiguo fine libidinum Discernunt avidi. Horace, Od. 16, lir. i. Ah! Horace, Horace!.... J’avais adressé de Londres à Louis XVIII un Horace et un Virgile microscopiques, produit presque imperceptible et récent de la typographie anglaise. Ils étaient encore sur la table du Roi quand il me reçut à Paris. — « Vous m'avez envoyé deux petits diamants, me dit-il. Horace et Virgile sont depuis cinquante ans mes compagnons assidus : Horace surtout, que je relis sans cesse; et pourtant je n'ai pas découvert encore par quel art ce voluptueux courtisan, toujours si heureux, a pu donner de si sages préceptes contre l'infortune, et pénétrer les chagrins de la vie intime, ainsi que les soucis des affaires publiques, comme s'il avait été lui-même Empereur ou Roi. » Mes deux volumes-mouche passèrent des mains de Louis XVIII sur les tablettes de Charles X ; et, après avoir figuré parmi les meubles de la quasi-légitimité, ils reposent maintenant, sous leur reliure fleurdelisée, dans la Bibliothèque du Louvre, devenu républicain. ..... Et habent sua fata libelli.
FIN DES NOTES DU LIVRE SIXIÈME. ÉPIGRAMMESDE PALLADAS.
LIVRE SEPTIÈME.EPIGRAMMES SATIRIQUES.
I. CONTRE UN RHÉTEUR.J'ai vu le rhéteur Mavros ruminer ses mots, et, de sa trompe d'éléphant comme de ses pesantes lèvres, il m'a lancé un son qui m'a tué. II. SUR SON ÉPOUSE ANDROMAQUE.Je ne puis supporter à la fois le métier de grammairien qui m'appauvrit, et celui de mari qui tait mon tourment : et pourtant, les Parques et la destinée m'ont réservé ces doubles maux. J'ai cru, j'en conviens, pouvoir me délivrer u moment de la grammaire. Mais comment échapper à ma femme Andromaque, quand le code romain et mon contrat de mariage sont toujours là? III. MÊME SUJET (1).C'est en apprenant moi-même et en enseignant aux autres, Chante la pernicieuse colère, que j'en suis venu à prendre femme. Aussi ma femme combat pendant tout le jour et guerroie toute la nuit, comme si elle avait reçu de sa mère la guerre pour toute dot. Et quand, cherchant à l'apaiser, je me déclare battu, elle se fâche encore de ce que je fuis le combat. IV. MÊME SUJET.Malheureux que je suis! après avoir commencé mon métier de grammairien par la co1ère d'Achille, il ne me restait plus qu'à prendre aussi pour femme une pernicieuse colère (2). Hélas ! que de colères j'affronte ainsi, et quelle double querelle! du côté de la grammaire d'abord, et de ma belliqueuse épouse ensuite. V. CONTRE LA PROFESSION DE GRAMMAIRIEN.La colère d'Achille a été pour moi, mauvais petit grammairien, la cause d'une pernicieuse pauvreté. Plût aux dieux que cette colère m'eût fait périr avec les Grecs, avant que la grammaire me fasse mourir de faim ! Mais non; c'est jadis Agamemnon en enlevant Briséis, et Pâris Hélène, qui devaient me ruiner maintenant. VI. MÊME SUJET.Après je ne sais combien d'années péniblement consacrées à la grammaire, je descends aux enfers avec le grade de sénateur des morts. VII. MÊME SUJET.C'est ici que les grammairiens haïs de Sérapis professent, en débutant par la pernicieuse colère. C'est ici que chaque nourrice porte de mauvaise grâce le salaire de chaque mois dans un papier attaché, comme la misère, au livre de chaque, écolier (3). C'est ici qu'elle place ce chétif encens aux pieds du trône, comme elle jetterait l'obole à un sépulcre. VIII. MÊME SUJET.Je vends tous ces livres, instruments des Muses, qui m'ont appauvri, et je change de métier. Muses, adieu! Je me fais orateur; et puisque la composition grammaticale me fait mourir de faim, harangues, je ne veux plus composer que vous. IX. LA SERVITUDE.Je me suis étonné de voir, dans nos carrefours, la statue d'Hercule, si en faveur autrefois, jetée de côté maintenant (4); et je lui ai dit, dans ma compassion : Vainqueur des fléaux! toi que trois nuits ont fait naître, héros invincible, d'où vient qu'on te renverse? — Le dieu m'est apparu la nuit, et m'a répondu en souriant : « Tout dieu que je suis, je n'en suis pas moins l'esclave du temps et de la mode. » X. SUR UNE COURTISANE.Puisque Jupiter ne se métamorphose pas en faveur de cette orgueilleuse fille, je le tiens maintenant pour le plus insensible des dieux. Elle n'est certes pas moins belle qu'Europe, Danaé et la tendre Léda. Mépriserait-il les courtisanes? Je sais, en tout cas, qu'il a du goût pour les vierges nées du sang des rois. XI. A UNE JEUNE FEMME.Si vous allez toujours d'Alexandrie à Antioche, et de Syrie en Italie, vous ne ferez pas un bon mariage; et cependant ce n'est que dans cet espoir que vous sautez ainsi de ville en ville. XII. LES GRAMMAIRIENS DISSIPATEURS.Le père et le fils ont établi entre eux une gageure à qui des deux, par plus de dépenses, mangerait toute leur fortune. Ceci fait, ils ont aussi mangé tout leur profit de grammairien, et il ne leur reste plus aujourd'hui qu'à se dévorer l'un l'autre. XIII. CONTRE LES FEMMES.Jupiter, dans sa colère, nous donna la femme en échange du feu. Triste présent, mauvais échange! elle brûle l'homme aussi, le dessèche à force de chagrins, et fait succéder à sa jeunesse une vieillesse prématurée. Junon, au trône d'or, n'a pas laissé que de donner elle-même certains soucis à Jupiter, qui, plus d'une fois, la précipita du haut des airs et des nuages, loin des immortels. J'en atteste Homère, et le récit du courroux du maître des dieux contre son épouse. Ainsi, vous le voyez, aucune femme ne peut rester d'accord avec son mari, même lorsqu'elle partage avec lui un lit d'or. XIV. MÊME SUJET.En place du feu, que lui ravit Prométhée, Jupiter a donné les femmes, autre fléau; et plût aux dieux qu'il n'y eût ni feu ni femmes ! Mais au moins le feu s'éteint assez vite, tandis que la femme est un feu ardent qui brûle tout, et que rien ne peut amortir. XV. MEME SUJET.Homère a toujours représenté les femmes comme méchantes, trompeuses et funestes également, qu'elles soient vertueuses ou non (5). L'adultère d'Hélène a de sanglants effets, aussi bien que la chasteté de Pénélope. Ainsi, tous les malheurs de l'Iliade viennent d'une seule femme; et Pénélope fait aussi le fond de l'Odyssée. XVI. MÊME SUJET.Quand tu te vantes de ne pas obéir aux ordres de ta femme, tu radotes; car tu n'es ni de chêne ni de bronze, comme on dit. Ce que nous souffrons, tu le souffres, et tu es, comme tout le monde, soumis au joug féminin (6). Mais il faut bien, me dis-tu, passer quelque chose à une femme qui ne m'a jamais frappé de sa pantoufle, et qui d'ailleurs est d'une conduite irréprochable. Je réponds qu'en cela même tu es bien autrement esclave que si on t'avait vendu à une maîtresse sage et douce. XVII. MÊME SUJET.L'homme à qui une femme laide est tombée en partage, a beau, le soir, allumer sa lampe, il n'y voit que du noir. XVIII. MÊME SUJET.Toute femme est amère comme du fiel, et n'a que deux bons moments : le jour de ses noces et le jour de sa mort (7). XIX. A UNE JEUNE FEMME.Vous n'avez qu'un amour fictif : vous aimez par nécessité ou par crainte. Comment voulez-vous qu'on se fie à un tel amour? XX. L'EMBONPOINT.Ce n'est pas la nature seule qui amène la mort, mais c'est bien souvent l'embonpoint : témoin la fin de Denys, tyran de la ville d'Héraclée du Pont. XXI. LE SÉNATEUR ANCIEN MATELOT.En voyant la triste issue du procès dont toute la ville parlait hier, quelqu'un s'est écrié : — Déesse Victoire, que vous a-t-on fait? — Et la déesse, affligée et mécontente de l'arrêt, a répondu : —Êtes-vous donc le seul à l’ignorer? On m'a donnée au patricien parvenu : le succès était plein d'écueils ; mais le patricien s'est souvenu de son ancien métier de matelot, et, en dépit de la loi, il m'a saisie au vol, comme il faisait jadis sur mer pour un souffle de vent favorable (8). » XXII. LE MAUVAIS EXEMPLE.Quand nous voyons les homicides prospérer, je ne m'en étonne guère ; cela vient de Jupiter. Il aurait lui-même égorgé son père qu'il haïssait, si, par hasard, Saturne eût été mortel. Ne pouvant le tuer, il l'a confondu avec les Titans, puni, et enchaîné au fond des enfers, comme un voleur. XXIII. VANITÉ DE LA SCIENCE.D'où vous vient, dites-nous, la prétention de mesurer le monde et son étendue, vous dont un peu de terre seulement a formé le petit corps? Connaissez-vous d'abord ; mesurez-vous vous-même, et vous mesurerez ensuite l'immensité. Si vous ne pouvez vous rendre compte du mince tas de boue qui vous a formé, comment comprendrez-vous les mesures de l'infini (9)? XXIV. A UNE VIEILLE FEMME.Vous avez acheté du rouge, du miel, de la cire et des dents ; un masque vous eût coûté moins cher. XXV. LE MAUVAIS VIN.Si vous avez encore dans vos palais un Bacchus de ce genre, ôtez-lui son lierre, et couronnez-le de feuilles de laitue. (10) XXVI. LES PRÉSENTS.Vous m'avez souvent envoyé du vin, et jusqu'ici je vous en ai remercié en disant que votre doux nectar faisait mes délices. Mais à présent. Si vous m'aimez ne m'en envoyez plus. Qu'en ferais-je? je n'ai plus de laitues. XXVII. MÊME SUJET.Vous m'avez envoyé des figues desséchées et sans suc, arrivant de Chypre, où elles engrais-senties pourceaux. Ainsi donc, dès que vous me saurez gras, ou tuez-moi tout de suite-, ou rafraîchissez-moi dans le jus qui vient de Chypre aussi (11). XXVIII. LES PRÉSENTS.Ulysse reçut jadis en présent une outre pleine de vent, pour traverser les mers; et c'était pour lui d'un grand secours. Mais mon Éole rusé, qui a une outre et un cœur tout pleins de vent, m'envoie des oiseaux qu'il a gonflés de vent aussi. Vous m'adressez, mon ami, des souffles ailés et des bulles pleines d'air. Comment voulez-vous que je mâche du vent comprimé (12)? XXIX. MÊME SUJET.La petite peau que vous m'avez envoyée après l'avoir gonflée vous-même, mon cuisinier l'a percée : c'était un souffle aérien (13). XXX. MÊME SUJET.On m'a donné un âne au grand cœur (14), passablement rétif, pour conduire à bon port mon équipage; un âne, fils de la lenteur, paresseux, fatigant, bon à rien : le dernier quand on avance, et quand on recule, le premier. XXXI. MÊME SUJET.Olympios m'avait promis un cheval; il me donne une queue à laquelle pend une rosse mourante. XXXII. CONTRE LE PRÉFET DÉMONIQUE.On dit bien des choses de vous ; et pourtant on ne peut tout dire. Mais ce qui nous parait le plus étrange et le plus incroyable, c'est que vous pleurez abondamment aussitôt que vous commettez le moindre vol ; c'est ainsi qu'en pillant notre ville de Chalcis, vous vous enrichissiez de vos larmes. XXXIII. MÊME SUJET.Un nouveau Lycaon nous est venu de la terre des Lotophages; il ravage Chalcis, et lui prend tout, même ses vices. XXXTV. MÊME SUJET.Étrange passion de Démonique! il vole en pleurant comme une femme, et il pleure sur ceux qu'il vole. Il vole pieusement, il pille saintement et purement; et, néanmoins, il n'a rien de pur, pas même le corps (15). XXXV. CONTRE UN CHIRURGIEN.Il vaut mieux tomber dans les mains du juge fléau des pirates, que dans celles du chirurgien Gennadius. Le premier punit légalement et gratuitement les coupables, et le second se fait payer pour envoyer les innocents dans l'autre monde. XXXVI. CONTRE UN MAUVAIS COMÉDIEN.Ménandre est apparu en songe à Paul le comédien, et lui a dit : « Je ne vous ai jamais rien fait, et pourtant vous me déchirez (16).» XXXVII. CONTRE SILVANUS.Silvanus néglige ses amis et les Muses, pour se livrer tout entier à ses deux favoris, le vin et le sommeil : l'un l'enivre dans sa chambre, l'autre le fait ronfler dans son lit. XXXVIII. CONTRE UN DANSEUR.Memphis le camus vient de danser les pantomimes de Daphné et de Niobé : de Daphné, comme s'il était de bois; de Niobé, comme s'il était de pierre (17). XXXIX. CONTRE UN FAUX SAVANT.Fils ignorant de l'impudence, nourrisson de la sottise, dites-nous, ne sachant rien de rien, d'où vous vient tant d'orgueil? S'il s'agit delà littérature, vous êtes platonicien; s'il s'agit de Platon et de ses dogmes, vous redevenez littérateur. Vous revenez de l'un vers l'autre, ne connaissant ni la littérature ni le platonisme. Vous dites que vous savez toutes choses, et vous ne savez rien à fond. Vous n'avez rien en propre, et vous touchez à tout (18). XL. CONTRE UN PHILOSOPHE AMBITIEUX (19).Assis sur le char céleste, vous avez désiré un char d'argent; et c'est pour vous un véritable déshonneur. Vous étiez meilleur, vous êtes devenu pire. Remontez à votre premier état; car vous êtes descendu bien bas en vous élevant. XLI. CONTRE UN PHILOSOPHE IGNORANT.On demandait à Nicostrate, le rival de Platon, le second Aristote et le plus bavard commentateur de la plus subtile philosophie, s'il fallait croire l'âme mortelle ou immortelle; si elle avait ou n'avait pas un corps; si on devait la classer parmi les objets sensibles ou insensibles, ou bien l'un et l'autre à la fois. Celui-ci feuilleta dans Aristote le livre des Météores et les Traités de l’âme, consulta le sublime Platon dans le Phédon; il en exprima tout le suc, en distilla la vérité. Puis, ramenant son manteau, après avoir caressé le bout de sa barbe, il fit entendre cet oracle : « Si l'âme existe réellement, ce que je ne sais pas bien, elle est nécessairement mortelle ou immortelle, matérielle ou immatérielle. Passez l'Achéron, et vous en saurez la vérité aussi bien que Platon lui-même. Vous pouvez encore, si vous le voulez, imiter le jeune Cléombrote d'Ambracie, et vous précipiter du haut de votre toit (20). Vous vous trouverez ainsi vous-même tout à coup séparé de votre corps, et il ne vous restera plus alors que ce qui fait l'objet de vos questions et de vos doutes. » XLII. CONTRE LES PHILOSOPHES BARBUS.Si une longue barbe est le signe distinctif de la philosophie, un bouc vaut bien l'élégant Platon (21). XLIII. CONTRE LES PHILOSOPHES SOLITAIRES.Si ce sont des solitaires, pourquoi y en a-t-il tant? Et s'il y en a tant, comment sont-ils solitaires? La multitude des solitaires rompt la solitude (22). XLIV. CONTRE LES PHILOSOPHES HYPOCRITES.Ce cynique porte-barbe, qui mendie un bâton à la main, nous a montré à table son édifiante philosophie. D'abord il s'abstint de lupins et de petites raves, disant que, pour rester vertueux, il ne fallait pas être l'esclave de son appétit Mais quand il eut sous les yeux un ventre de truie (23), d'une chair ferme et blanc comme neige, il en demanda contre toute attente, en mangea bel et bien; et, se voilant d'une habile hypocrisie, il nous assura que le ventre de truie n'avait rien de contraire à la tempérance et à la vertu. XLV. CONTRE UN BOITEUX.Vous avez l'esprit boiteux comme la jambe; et le dehors chez vous est le véritable emblème du dedans. XLVI. L'INJURE.Vous m'injuriez; qu'y a-t-il là qui m'étonne ou m'afflige? Votre insolence est déjà votre châtiment. XLVII. CONTRE UN MAUVAIS RICHE.Vous avez la bourse d'un homme riche, et l'âme d'un pauvre. Vous êtes riche pour vos héritiers, et pauvre pour vous (24) ! XL VIII. LE PHARMACIEN ATHLÈTE.J'ai donné hier à bail une boutique à un vendeur de tisane, et j'y trouve aujourd'hui un athlète formidable. Or, comme je lui demandais poétiquement:— « O toi, qui es-tu? et d'où es-tu arrivé dans notre maison (25)? » Il a levé deux bras athlétiques sur ma tête. Je me suis esquivé aussitôt, tremblant que ce sauvage ne m'appliquât une dose de pugilat. Par Pollux le lutteur, par Castor el par Jupiter Suppliant, je vous en conjure, mon ami, trêve à cette grêle de horions : il m'est tout à fait impossible de faire le coup de poing à chaque terme du mois. XLIX. CONTRE UN USURIER.Comme la mort est prompte et inopinée! Un prêteur, en mettant en note ses intérêts usuraires, vient de mourir tout à coup, et si vite, qu'il comptait encore sur ses doigts ses profits. L. MÊME SUJET.Au moment où il calculait sur les doigts de ses deux mains, Je calcul de la mort l'a prévenu; l'âme usurière s'est envolée; et pourtant l'usure vit encore sur les doigts du calculateur. LI. MÊME SUJET.Si vous avez prêté votre argent à usure ; comme vous le prêtez encore et le prêterez toujours, quand donc sera-t-il à vous (26)? LII. SUR UN MAUVAIS DINER.Tantale ne mangeait rien ; le fruit des arbres qui se balançaient sur sa tète lui échappait; et c'est parce qu'il avait faim, qu'il souffrait moins de la soif. S'il avait mangé des figues mûres, des prunes et des pommes à point, comment aurait-il eu chez les morts tant d'appétit pour des fruits verts et sauvages? Quant à nous, vivants qu'on invite, on ne nous sert que des oiseaux conservés, des fromages, des oies en saumure, des poulets et du veau, le tout, confit au sel, et on ne nous donne qu'une fois à boire : Tantale, nous sommes plus tourmentés que vous. LIII. MÊME SUJET.Chacun fait deux repas par jour; mais quand Salaminos nous invite, revenus chez nous, nous y faisons, d'un seul coup, nos deux repas. LIV. CONTRE LA DUPLICITÉ.Je hais l'homme né double, dont la parole est d'or, et dont le procédé trahit. LV. LA SUSCEPTIBILITÉ.On prétend que l'es fourmis et les moucherons s'irritent (27). Si donc, quand les plus vils insectes éprouvent de la colère, vous exigez qu'abjurant ce sentiment je me laisse attaquer par tout le monde, et que je n'oppose même pas quelques innocentes paroles aux actes les plus offensants, autant vaut me bâillonner avec dés touffes de jonc, et me défendre de respirer. LVI. CONTRE LES PARASITES.Je ne suis pas riche ; et pourtant je fais vivre tous ensemble des enfants, une femme, un domestique, des poules et un chien. Savez-vous comment et pourquoi? C'est que jamais parasite n'a mis le pied dans ma maison. LVII. CONTRE UN ÉCRIVAIN SALARIÉ.En quoi vos vers servent-ils au public? Vous recevez de l’argent en échange de vos calomnies, et vous brocantez des ïambes comme on vend de l'huile. LVIII. LE LUXE ÉCONOMIQUE.Si vous ne devez me donner pour tout potage qu'une citrouille, dispensez-vous de m'inviter, en qualité de connaisseur, pour admirer votre buffet. Nous ne mangeons pas tous ces maigres plats d'argent que vous faites passer sous nos yeux pour tromper notre faim par un vain éclat Invitez les jeûneurs sacrés à cet économique étalage : eux seuls peuvent vanter et attester la beauté de votre argenterie, qui me paraît à moi légère et vide (28). LIX. SUR LA MANIE DES ÉPIGRAMMES.J’ai mille fois juré de ne plus faire d'épigrammes; elles m'ont valu la haine d'une quantité de sots. Mais quand je vois la figure de Pantagathe le Paphlagonien, voilà que nm manie me reprend avec ma verve.
FIN DU LIVRE SEPTIÈME.
NOTES DU LIVRE SEPTIÈME.(1) Andromaque signifie en grec : Femme qui combat les hommes. De toutes ces plaisanteries satiriques sur la grammaire et sur la moderne Andromaque, voici, sans doute, la meilleure ; et je ne sais comment on a pu en faire honneur à Agathias. Celui-ci, dans l’ordre chronologique, a dû en être le collecteur; mais Palladas en est l'auteur irréfragable; et cela est surabondamment démontré par la nature du sujet, tout pareil aux vers qu'on ne lui a pas contestés, comme par leur date. Ausone, qui a interprété heureusement plusieurs inspirations de son contemporain Palladas, ne nous laisse aucun doute sur ce point. Sa traduction latine de cette épigramme est d'une élégance qui me fait soupirer d'envie : elle substitue ingénieusement à la colère du premier vers de l'Iliade les armes et le guerrier du premier vers de l'Enéide, et suit, du reste, pas à pas le pauvre grammairien contrit, qui ne peut se consoler d'avoir épousé la belliqueuse Andromaque. » Rien de plus difficile à vaincre que la femme, dit Euripide; et il fait dire à Médée : « Rien n'est plus rare qu'une union sans combat. » ('Εὐνὰς ἀπόλεμους.) Ce sont toujours les mêmes allusions, aux deux premiers vers de l'Iliade qui figurent déjà dans la deuxième épigramme du quatrième livre. — A propos de ces tours de force du style accumulés autour des mêmes allusions ou de la même pensée, que j'aurais voulu rendre plus perméable à l'intelligence, je trouve à Palladas une excuse pour ses obscurités ou ses répétitions dans cette réflexion de Lucrèce : « Il y a des sots qui aiment et admirent surtout ce qui leur semble caché dans les paroles, et obscurci sous les inversions : »
Omnia enim
stolidi magis admirantur amantque Lucrèce, liv. i, v. 640. (3) La coutume était la même à Venuse, patrie d'Horace, où les écoliers
Lævo suspensi
loculos tabulamque lacerto, Horace, liv. i, Sot. vi, v. 72. (4) « Le peuple s'amuse à glorifier le» moins dignes; il honore et déteste les mêmes hommes en « peu de temps ; et la vertu s'attriste de recevoir de ses mains impures la récompense du mérite. » (Sénèque, Hippol., v. 984.) Ce que disait de lui-même le peuple d'Athènes s'appliquerait-il donc au peuple de Paris, tel que 1848 l'a montré? (5) J'ai bonne envie de contredire ici l'humoriste Palladas. Homère n'a pas toujours médit des femmes ; et il a mainte fois, dans son antique sagesse, donné des conseils d'une saine morale aux ménages futurs. « Rien, dit-il, n'est meilleur pour un mari et une femme que de mettre en commun chez eux et d'unir leurs goûts et leurs pensées. C'est là ce qui fait le désespoir de leurs ennemis, la joie de ceux qui les aiment, et, pour eux, la bonne réputation. » (Homère, Odyss., liv. vi, v. 283.) Je n'aurais pas assez dit sur ce point conjugal, si je n'y ajoutais ces deux jolis vers latins, d'une époque de désordre et de décadence :
Velle ac nolle
ambobus idem, sociataque læto Silius Italicus, liv. xi, v. 404. (6)
« Laissons là,
croyez-moi, le monde tel qu'il est : Boileau, Satire 10. Cette épigramme a mis en si belle humeur l'ancien commentateur allemand, Vincent Opsopée, qu'au lieu de la commenter, il l'a introduite en un distique latin impromptu, et qu'il en a fait un jeu de mots devenu célèbre : Fons iræ est mulier. Sed habet duo tempora læta : Quum jacet in thalamo, quum jacet in tumulo. Mais Opsopée et Palladas ne sont eux-mêmes que les plagiaires d'Hipponax d'Éphèse, poète disciple d'Archiloque, aussi laid, petit et grêle de corps que méchant d'esprit, ce qui explique jusqu'à un certain point, par la réciprocité, sa haine pour les femmes. Hipponax figura parmi les adorateurs éconduits de Sapho. Il était boiteux aussi, si l'on en juge par le vers scazon (boiteux), dont il fut l'inventeur, et qu'il créa, dit-on, à son image. Armé de ce vers satirique, il se vengeait de sa difformité par les violences de sa muse atrabilaire. Quel monstre s'écrie le bon Rollin ; et cette exclamation n'est sans doute qu'un écho lointain des cris de Sapho et de ses belles contemporaines. (8) Cet ancien matelot, qui prend la fortune au vol, me rappelle dans son expression la phrase proverbiale de Plutarque, adressée à un amateur de l’Impossible. « Vous cherchez à prendre le vent au filet » (Δικτύω ἄνεμον θερᾶς). Les Grecs, grands partisans des images, les ont multipliées dans ces sortes de locutions dérisoires. « Vous lancez des flèches contre le ciel. — C'est enseigner la natation à un dauphin. —C'est parler au rivage de la mer. — Vous voulez blanchir un Éthiopien, » etc., etc. (9) « Que l'homme considère ce qu'il est au prix de ce qui est : qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que, de ce que lui paraîtra ce petit cachot où il est logé, c'est-à-dire ce monde visible, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, et suite même, son juste prix. » (Pascal, Pensées, art. iv.) (10) Les feuilles de laitue servaient à confectionner le vinaigre, et ce procédé subsiste encore dans certaines îles de l'Archipel. (11) Le vin de Chypre, si apprécié de nos jours, était célèbre même au temps de Pline. — « Dès qu'on parle de figues, dit un adage romaïque, la vigne n'est pas loin. » — Partout, en effet, les figuiers croissent au milieu des vignes en Grèce comme en France; Bacchus, dans les temps mythologiques, passait aussi pour l'inventeur du figuier; et à Lesbos, île plus renommée maintenant encore et plus riche par ses figues que par ses vins, Hrpponax appelait la figue noire la sœur de la vigne : Συκῆς μέλαιναν ἀμπέλου κασιγνήτην. (12) Ces oiseaux artificiels cherchaient sans doute à imiter la nature des becfigues, dont le croupion reluit d'une graisse semblable à la cire ; » Cerea quæ patulo lucet ficedula lumbo. A ce sujet, je jette un coup d'œil rapide sur la gastronomie des anciens; et je remarque qu'ils avaient tranché, de leur temps, entre les perdrix rouge et grise le différend qui nous divise encore dans le nôtre. « La perdrix rouge, disaient-ils, n'est pas meilleure que la perdrix grise, et n'est plus estimée qu'en ce qu'elle est plus chère. »
Rustica sim, an
perdix, quid refert, si saporidem est? Martial donnait à la grive et au lièvre la primauté sur tout autre gibier:
Inter aves
turdus, si quis, me judice, certet ; Les gourmands du siècle de Vitellius faisaient grand cas des « foies d'oie plus gros que l'oie elle-même : » Aspice quam tumeat magno jecur ansere majus; et ne classaient les truffes qu'après les champignons, dont ils étaient frénétiques : Tubera, boletis secunda turba sumus. A les entendre, « on peut se passer d'argent, d'or, d'amour et même de manteau ; mais on ne se passe pas de champignons : » Argentum, atque aurura, facile est, lenamque, togamque Mittere : boletos mittere difficile est. (13) On voit par cette épigramme combien les supercheries modernes de nos marchands de comestibles ont une origine antique et respectable. On ne se bornait pas jadis à doubler d'une couche de lard intérieure les volatiles des basses-cours, pour embellir l'étalage; on allait jusqu'à gonfler les plus petits oiseaux, pour leur donner toute l'apparence et la rondeur de l'embonpoint. (14) L'âne au grand cœur, expression homérique. (15) C'est par une circonlocution assez peu transparente qu'il m'a fallu traduire ces deux dernières épigrammes, dont le sens direct répugnerait à des oreilles françaises. Démonique, Tartuffe du quatrième siècle, était un de ces gens « Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices. » Molière. (16) « Démétrius le Cynique, entendant lire par un ignorant un bel ouvrage, les Bacchantes d'Euripide, je crois, à l'endroit où le messager raconte les malheurs de Penthée et le crime d'Agave, prit le livre et le déchira, en disant : — Il vaut mieux que Penthée soit mis en pièces par mes mains une fois, que par toi si souvent. » (Lucien, Contre un ignorant.) (17) Claudien, poète du même siècle, fait aussi mention de ces pantomimes si spirituellement critiquées par Palladas : de jeunes histrions grecs les exécutaient sous des costumes féminins, dans cette même ville de Constantinople où j'ai vu des pantomimes plus expressives sans doute mais moins mythologiques, représentées par des adolescents déguisés en femmes, sous les yeux du Grand-Seigneur.
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Fit plausus et ingens Claudien, contre Eutr., ii, v. 404. La même épi gramme figure dans les œuvres d'Ausone : Daphnen et Nioben saltavit similis idem Ligneus ut Daphne, saxeus ut Niobe. Ausone et Palladas étaient contemporains. On pourrait disserter longtemps avant de savoir lequel des deux fut l'inventeur primitif de cette épigramme, si l'on récusait le témoignage de Daphné et de Niobé en faveur du poète grec. Il serait plus aisé d'en conclure que les littérateurs du quatrième siècle correspondaient entre eux, et qu'un distique recommandé par un trait d'esprit passait rapidement d'Alexandrie ou d'Athènes à Bordeaux : mais, au bout de ces dissertations ou conclusions, on viendrait à découvrir sans doute que les deux vers latins, traduisant mot pour mot les deux vers grecs, ont glissé de quelque note marginale dans le texte des Epigrammes d'Ausone, d'après quelque manuscrit interpolé; et, dès lors, tout l'édifice érudit croulant par sa base, j'aurais regret à l'avoir dressé de mes mains. (18) Le philosophe Thémistius, devenu préfet de Constantinople sous Valentinien, d'autres disent sous Julien l'Apostat. (19)
..................... Je
vous suis garant Molière. (20) C'est le même Cléombrote d'Ambracie qu'une épigramme de Callimaque a illustré. Cicéron, dans ses Tusculanes, et Ovide, dans Ibis, font allusion à ce Cléombrote, que Saint Jérôme, de son côté, désigne comme « le martyr d'une stupide philosophie. » (21) A ce compte, et pour continuer l'épigramme, les jeunes petits-maîtres de notre époque, nommés lions, sans doute en raison de leur crinière, seraient de grands philosophes aussi, ou plutôt des demi-dieux géants. « Les fils d'Uranus et de la Terre, dit Apollodore, effrayaient le regard par l'épaisse chevelure qui tombait de leurs têtes et de leurs mentons. » (Apollod., Bibl., liv. i.) (22) Palladas, qui était de l'ancienne école platonicienne, comme il le laisse deviner dans ses Epigrammes, bien qu'une fois il y traite Platon de rêveur, a-t-il voulu désigner sous ce nom de solitaires les philosophes de son temps et les néo-platoniciens, ou bien seulement les ermites chrétiens des premiers siècles? C'est ce que je ne saurais décider. « Sous le règne de Julien l'Apostat, dit M. de Chateaubriand, et c'est à cette époque qu'écrirait Palladas, les philosophes étaient les solitaires de la religion de Jupiter... Ils affectaient un tel air de ressemblance avec les ascètes, que Julien, dans un moment d'humeur contre les cyniques, les compare aux moines galiléens. Le christianisme avait forcé l'hellénisme à l'imitation. » (Études historiques.) Ici j'appelle à mon aide Boileau, mon prédécesseur et mon modèle en l'art de traduire et de commenter le grec. « Tout le monde sait, dit-il dans ses notes sur Longin, que le ventre de certains animaux, chez les anciens, était un de leurs plus délicieux mets; que le sumen, c'est-à-dire le ventre de la truie, parmi les Romains, était vanté par excellence, et défendu même par une ancienne loi censorienne comme trop voluptueux. » Je ne puis m'empêcher de croire que Boileau a nommé le ventre de la truie (sumen) pour ne pas prononcer son autre nom, et ne pas braver, même en latin, l'honnêteté. Saumaise a été plus hardi; le premier, il a substitué le latin-grécisé Βόλβαν au mot grec Βόλβον (oignon, bulbe), qui se trouvait figurer dans cette épigramme. Il faut voir de quel ton il reprend les annotateurs de l'Anthologie partisans de l'oignon : « Remarquez bien, lecteur, et riez-en, cette bonhomie de nos érudits interprètes, qui ont eu jus-ce qu'à nos jours l'estomac assez bon pour digérer un tel oignon, avec son accompagnement de légumes infimes. Un oignon avait-il donc le pouce voir de faire accourir à sa rencontre ce cynique hypocrite, grand contempteur des lupins et des raves, et de démasquer le gourmand? Je revendique cet honneur pour le ventre de truie, que les gloutons de l'antiquité ont mis au rang des aliments les plus délicats. » (Salmasius, in Ælium Lampridium, § 26.) La meilleure traduction de cette épigramme est le distique suivant, dont l'auteur allemand ne m'est pas connu :
Du hast des
Reichen gut, des armen herz und harm (25) Citation d'un vers d'Homère. (26)
« Puisque vous ne
touchiez jamais à cet argent, La Fontaine, liv. iii, Fab. 20. (27) C'est le proverbe grec cité par Apostolius : Ενεστι κἂν μύρμηκι χολή. La fourmi même se met en colère. » Il en tire cette sage conclusion, qu'on ne doit pas mépriser les petites gens, et qu'il faut redouter le plus imperceptible ennemi. (28) Plusieurs épigrammes anonymes de l'Anthologie ont traité ce sujet, sur lequel Martial s'est exercé lui-même. Faste et avarice, c'est le propre des cœurs dégénérés et des sociétés en décadence. Voici comment Lebrun a paraphrasé à son tour la pensée de ses prédécesseurs :
Le faste seul paraît dans
vos fausses largesses
FIN DES NOTES DU LIVRE SEPTIÈME. [1] Palladas, liv. v, épigr. 8. [2] Graiis dedit ore rotundo Musa loqui. Horace, Art poét., v. 323. Græci, quibus est nihil negatum. Martial; liv. ix, épigr. iii. [3] Owen, poète anglais du seizième siècle, le plus célèbre des épigrammatistes latins, modernes [4] « L’épigramme est tantôt une flèche qui pique de sa pointe, tantôt une épée qui frappe de son tranchant. C’est souvent encore (ainsi l’aimaient les Grecs) une petite image, un rayon qui brille pour éclairer, et ne brûle pas. » Klopstock, Odes.
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