NONNOS

DIONYSIAQUES

 

 

CHANT QUARANTE-SIXIÈME.

 

Oeuvre numérisée et mise en page en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 


DIONYSIAQUES.

 

CHANT QUARANTE-SIXIÈME.

 


 

Voyez encore le quarante-sixième livre : vous y lirez les malheurs de Penthiée et de l'infanticide Agavé.


Cependant, à peine Penthée a-t-il su que les ménades, délivrées des chaînes tombées d'elles-mêmes de leurs mains, étaient retournées aux penchants de la forêt, à peine le violent monarque a-t-il appris le stratagème et le change donné par l'invisible Bacchus, que son injurieuse colère bouillonne. Il le voit revenir auprès de lui, les boucles du front serrées du bandeau de leur lierre accoutumé, et la longue chevelure déployée et ondoyant sur ses épaules (01); alors, dans l'excès de sa fureur, il fait retentir ces mots ;

« Il te sied bien de dépêcher vers moi l'imposteur Tirésias. Ton devin ne saurait m'abuser. Porte ailleurs ces fourberies. Quoi! la déesse Rhéa qui n'a pas donné le sein à Jupiter son fils, aurait nourri le fils de Thyone? Va interroger l'antre belliqueux de la colline de Dicté. Questionne les corybantes, c'est auprès d'eux que Jupiter a vu grandir dans les jeux son enfance ; c'est la vivifiante mamelle la chèvre Amalthée (02) qu'il a sucée, et non le lait de Rhéa. Quitte les flots de Dircé avec tous tes satyres et tes frénétiques bacchantes. Va, si tu veux chez les Assyriens immoler quelque nouvel Oronte. Je ne suis pas du sang des barbares. Je sors de l'antique Ismène, et non du misérable Hydaspe; je ne connais pas Dériade, et l'on ne m'a jamais appelé Lycurgue. Si tu es une divinité, que n'essuies-tu les larmes de ta mère? Le dieu des pluies n'a pas brûlé Danaé après l'avoir aimée ; et quand il fit traverser les mers à Europe, sœur de mon aïeul Cadmus, loin de l'engloutir, il la préserva des flots. Jupiter a consumé de la foudre Sémélé qui le trompait; crains qu'il ne te frappe aussi comme elle. Non, tu n'es pas de la race olympienne du fils de Saturne , les éclairs qui ont perdu ta mère proclament sa honte, et la foudre l'accuse d'une union illicite. J'ai su même qu'après avoir brûlé la mère, le feu consuma le fruit de son sein avant sa naissance, et dans les flancs qui allaient le mettre au jour, dessécha ce germe imparfait et illégitime. Si ce feu ne l'a pas fait périr, car tu n'es pas coupable des amours clandestins et de l'hymen mortel de celle qui te donna la vie, je le croirai, comme tu le veux ; et je ne dirai plus que tu es le fils cicatrisé par la foudre, mais bien le fils réputé du souverain des dieux. Réponds sincèrement à ton tour, et apprends-moi si Jupiter a jamais enfanté de sa cuisse Phébus ou Mars. Tu pouvais imaginer une fable tout aussi convenable et plus plausible en mêlant une ombre de vraisemblance à un mensonge, tu pouvais prétendre que Jupiter t'a produit de sa tête habituée à l'enfantement; il serait plus aisé de croire qu'après Pallas, il a fait sortir aussi Bacchus de son chaste front. Mais, je te le demande, quand Minerve vient combattre parmi les guerriers, elle tient un bouclier et la lance née avec elle : montre-nous donc l'égide de ton père.

Certes je te voudrais une origine olympienne car, si le souverain des dieux t'avait donné le jour en chassant Bacchus, je l'emporterais sur un rejeton de Jupiter, moi qui suis le fils d'Échion. Enfin, si tu es de sang divin, monte dans la sphère, habite les cieux ; et laisse à Penthée Thèbes, sa patrie.

A ces paroles, le dieu s'indigne; mais il cache au fond de son cœur sa fatale et terrible colère; puis il répond ainsi :

« J'envie les lois qui régissent les États barbares des Celtes . Là, pour témoigner l'origine de l'enfant qui vient de naître, le Rhin, arbitre d'une paternité que rien ne manifeste, proclame l'illégitimité d'un sang inconnu (03). Je ne réclamerai pas la vaine épreuve des ondes du fleuve si vanté ; mes foudres, sont des témoignages plus irrécusables que ses courants. Ne me demande pas, ô Penthée, d’autre preuve que l'éclair ; le Galate croit aux eaux, crois toi-même à ce feu infaillible. Que me font et Penthée et son palais terrestre? La demeure de Bacchus est le ciel de son père. S'il fallait choisir entre la terre et l'Olympe étoilé, réponds toi-même : préférerais-tu le sol de Thèbes et les sept portes aux sept zones du ciel ? Que me font et Penthée et son terrestre palais? Honore seulement la douce fleur de ma vendange. Ne dédaigne pas le breuvage du dieu de la vigne. Ne combats pas le vainqueur des Indiens. Lutte, si tu le peux, avec une seule de ces femmes, une seule valeureuse bacchante. Ah ! les Parques prévoyantes t'ont donné le nom qui te convient, et qui prophétise ta destinée (04). Il est juste que l'infortuné Penthée, issu du sang des Géants, et dont le père est né du sol, éprouve le sort des géants eux-mêmes. Et n'est-il pas juste aussi que Bacchus, le fils du souverain des dieux, partage le destin de l'exterminateur des géante? Interroge Tirésias, objet de ta colère; interroge Pitho. Quel fut l'époux de Sémélé ? Qui fut le père de son enfant? Penthée, si « tu veux connaître tous les mystères de Bacchus et de ses chœurs, quitte le manteau royal et consens à revêtir des habits de femme. Deviens la compagne d'Agave, de peur que les Thébaines ne t'immolent pendant que tu les surveilles. Si tu tends de tes mains l'arc meurtrier des hôtes des bois, Cadmus, en te voyant chasser avec ta mère, louera ton courage; rivalise seul avec Bacchus ou, si tu l'oses, avec Diane ; je te proclamerai alors le vainqueur des lions et un Actéon nouveau. Quitte ces armes; mes compagnes, de leurs mains désarmées, viennent à bout des guerriers chargés de fer. Si elles l'emportent sur toi dans une lutte féminine où elles n'opposent aucune armure à tes attaques, que diront tes sujets en voyant un homme succomber sous une femme? La Bassaride ne craint ni la flèche ailée, ni la lance. Crois-moi, déguise ton visage par une ruse qui restera secrète, et tu verras de tes yeux tous les mystères des chœurs de Bacchus. »

Il dit, et persuade Penthée; car il agite incessamment son esprit sous l'effort d'une rage vagabonde, multiplie les fantômes devant son imagination égarée, et les bruits pernicieux de la trompette divine dont il assourdit ses oreilles l'épouvantent. La puissante influence de la Lune qui anéantit la raison devient un auxiliaire de Bromios, le stimule dans sa téméraire fureur, l'effraye, et lui fait oublier son premier courroux ; tourmenté, hors de lui, il souhaite ardemment voir ces mystères sacrés, retourne dans son palais, ouvre les coffres parfumés où se conservent les manteaux, destinés aux femmes, que la mer Sidonienne a teinté de sa pourpre, et il revêt une longue tunique d'Agave aux nuances variées ; il couvre ses cheveux d'un voile d'Autonoé, et serre sa royale poitrine sous une écharpe circulaire ; il passe à ses pieds la chaussure féminine, prend le thyrse, devance les bacchantes dans sa curiosité, et traîne après lui sa robe ondoyant

Enfin, dans un doux transport, Penthée danse et tourne sur ses pieds imitateurs; il bat le sol de ses pas obliques, les agite alternativement; étend avec grâce l'un après l'autre dans un double élan de ses deux bras, tel qu'une femme dans les jeux de la danse ; et comme s'il tirait un double son du double airain du roptre, il laisse errer dans les airs les boucles de sa chevelure, et entonne le chant lydien d'Évohé. On dirait une bacchante abandonnée aux accès du plus frénétique délire ; il voit deux soleils, deux Thèbes (05), et croit emporter sur ses épaules infatigables la grande porte de la ville aux sept issues.

Les citoyens l'entourent en foule ; l'un pour le mieux voir, monte sur un tertre arrondi, l'autre sur une pierre : tantôt on se hausse sur la pointe du pied en appuyant les bras sur l'épaule voisine, Tantôt on se tient sur un chariot campagnard aux larges roues. Celui-ci saute sur une avance en saillie ; celui-là, du haut des tours, observe en baissant les regards, tandis qu'un troisième, pressant de ses jambes une colonne qu'il entoure de ses bras, se glisse jusqu'au faite pour considérer Penthée dans l'excès de son égarement, agitant le thyrse et les pampres.

Déjà les gonds ont roulé d'eux-mêmes devint lui et il a dépassé les remparts de Thèbes aux sept portes ; déjà, devant la ville, dans sa course échevelée, il a laissé derrière lui les douces eaux de Dircé qu’habitèrent les dragons; et toujours, dans sa danse furieuse, il a suivi les pas du dieu de la vigne.

Mais, quand il arrive à l'endroit des chênes, où sont les danses, les fêtes mystérieuses de Bromios; là où la Bassaride demi-nue se livre à la chasse des faons, Bacchus remarque avec joie, dans le fond des bois de la montagne, un antique sapin, arbre immense, aussi élevé que le pic qui l'avoisine, et dont les feuilles ombragent la cime des collines les plus hautes. Il attire à lui d'une main robuste le bout des branches et les amène à terre sans les rompre ; Penthée saute de la terre sur le rameau qui se relève, presse la tige qui le porte, saisit de ses mains les branchages redressés qu’il entoure ça et là de ses pieds, et s'y balance d'en haut dans une danse mobile et légère.

Bientôt l'heure des chœurs (06) s'annonce pour les Bassarides; elles s'avertissent mutuellement et se ceignent de voiles, revêtent la nébride. Agaué qui a gravi la montagne, crie de sa bouche charmante :

« Hâtons-nous, Autonoé ; voici la danse de Lyaios, courons où s'entend le son montagnard de la lyre accoutumée, je veux entonner le chant mélodieux, je veux savoir qui sera la première à participer à la solennité, et qui l'emportera par ses sacrifices. Tu arrives trop tard à la danse, et Ono va te devancer; car elle n'habite plus la mer et elle accourt avec l'humide voyageur Mélicerte.

Elle vient protéger Bacchus contre les injustes persécutions de Penthée. Bacchantes mystiques de l'Ismène, venez dans les rochers. Commençons la fête, rivalisons par nos danses avec les Bassarides de Lydie. Il faut qu'on dise : la ménade Agave l'emporte sur la mimallone de Mygdonie. »

Elle dit ; et la mère, qui voit au haut de l'arbre son fils l'impie, l'a pris pour un lion sauvage ; elle le montre aux bacchantes en délire qui se groupent autour d'elle, et, d'une voix égarée, elle nomme celui auquel elle donna la vie et la raison, une bête fauve. Les femmes forment un cercle autour des branches où il est assis ; elles les embrassent de tain main», et cherchent à tirer à elles le rameau et Penthée tout ensemble. Agave s'en saisit, secoue de ses deux bras la tige qu'elle arrache et déracine tout entière; l'arbre succombe ; le Cithéron reste nu. Le roi téméraire] roule sur lui-même, danse dans les airs, tournoie et tombe la tête en avant. C'est alors que le délire de Bacchus abandonne Penthée : sa raison revient ; gisant sur le sol, et, près de mourir, il dit d'une voix plaintive :

« Nymphes Hamadryades, cachez-moi pour que mon Agave n'immole pas son fils de ses mains. 0 ma mère, cruelle mère, retiens ta rage parricide ! Pourquoi voir dans ton enfant un animal sauvage ? Ma poitrine est-elle donc velue? M'as-tu entendu rugir? Ne connais-tu plus celui que tu as nourri? Quoi, tu n'y vois plus? qui donc a égaré ton esprit et tes yeux ? Adieu Cithéron ! Et vous, arbres et montagnes, adieu! Thèbes, sois heureuse! Sois heureuse aussi, toi, ma mère, que j'aime encore quand tu me fais mourir! Du moins, si tu m'égorges pour plaire à Bacchus, infortunée, immole seule ton enfant; ne laisse pas ton fils succomber sous des mains étrangères. Vois ces joues dont le poil vient de naître, vois ma forme humaine, je ne suis pas un lion. Ce n'est pas un hôte des bois que tu considères. Barbare, épargne le fruit de tes entrailles, épargne ton sein. Je suis Penthée que tu as nourri. Mais cessez, ô ma voix, gardez pour vous vos paroles, Agave ne les écoute pas. »

Il dit, supplie; et Agave ne peut l'entendre; autour de lui se précipitent les femmes impitoyables. Leurs mains le roulent à l'envi sur la poussière; l'une le traîne par les pieds; l'autre arrache du bras sa main droite; Autonoé détache la gauche. La mère qui s'est jetée sur lui presse de son pied la poitrine de son fils, et tranche sous le fer d'un thyrse audacieux sa tête inclinée ; aussitôt elle court dans la joie de sa rage meurtrière, montre à Cadmus désespéré cette tête sanglante; et, triomphante de sa proie et de ce lion mensonger, elle s'écrie dans son délire :

« O bienheureux Cadmus, jamais tu ne fus plus heureux : Diane a vu dans les rochers les exploits des mains désarmées d'Agavé ; et la reine de la chasse la envié ce lion que vient d'immoler ta fille. Les dryades ont admiré ma vaillance. Le père de notre Harmonie, armé de sa lance accoutumée, Mars, vêtu d'airain, s'en fait gloire ; car il a vu avec stupeur ton enfant ne vibrer d'autre arme que le thyrse et exterminer les lions (07). Oui, Cadmus, appelle ici Penthée, qui t'a succédé sur ton trône pour voir de ses yeux jaloux ce que peut contre les hôtes des bois Agavé. Allez, esclaves; suspendez cette tête sous les portiques de Cadmus. C’est le trophée de ma victoire. Jamais ma sœur Ino n’a immolé un tel monstre. Autonoé, regarde, et courbe la tête devant ta sœur Agavé. Jamais tu n'as obtenu tant de gloire; et j'éclipse les hauts faits célébrés encore de Cyrène ta belle-mère, la meurtrière des lions, qui donna le jour à Aristée. »

Elle dit, et soulève le fardeau chéri ; Cadmus a entendu les cris de joie de sa fille insensée, il sanglote, et d'une voix éplorée il lui répond :

« Ah ! ma fille Agavé ! Quelle proie humaine tu viens d'immoler ! Cette proie, tes flancs lui ont donné la vie ! Cette proie, Echion en est le père: Regarde ton lion, que Cadmus a porté tout enfant et bercé dans ses bras joyeux. Regarde ton lion que ta mère Harmonie soulevait et qu'elle présentait à ton sein. Tu veux que ton fils soit témoin de ton triomphe ! Eh ! comment pourrais-je appeler Penthée quand tu le tiens dans tes bras? D'où veux-tu que je l'appelle quand tu l'as immolé sans le reconnaître ? Considère un moment ta proie, et tu verras ton fils. Oh ! Bacchus ! voilà donc le prix des soins de Cadmus qui t'éleva ! Est-ce ainsi que le fils de Saturne récompense l'hymen d’Harmonie ? Est-ce bien digne de Mars et de la céleste Vénus? Ino vit sous les flots ; Jupiter a consumé Sémélé ; Autonoé pleure son enfant changé en cerf; et Agavé, la plus malheureuse de toutes égorge son fils unique qui meurt si jeune ! Polydore (08) errant gémit hors de sa patrie. Seul je reste comme un cadavre animé. Où fuir quand Penthée n'est plus, et que Polydore est loin de nous ? Quelle ville étrangère me recevra? Malheur à toi, Cithéron; exterminateur des soutiens de ma vieillesse ; voilà Penthée mort sur ton sein, toi qui recouvres déjà Actéon. »

A ces paroles de Cadmus, le vieux Cithéron gémit et verse toutes les larmes de ses fontaines. Les chênes se lamentent, les naïades entonnent le chant du deuil. Bacchus plaint les sanglots et les cheveux blancs de Cadmus ; sur son visage qui ne connaît pas la douleur, il mêle un sourire à une larme et rend à Agavé la raison pour qu'elle puisse pleurer Penthée.

La mère a repris ses sens; immobile; immobile, elle ne peut en croire ses yeux, et reste longtemps muette. Elle considère la tête de Penthée expiré, et tombe aussitôt : l'infortunée souille ses cheveux de poussière, se roule sur le sol; rejette loin de sa poitrine la nébride velue, les colliers mystiques de Bacchus, découvre son sein qu'elle rougit de son sang, :baise les yeux de son fils, sa pâle figure, les boucles gracieuses du front ensanglanté , se désole, et s'écrie (09) :

« Cruel Bacchus, insatiable persécuteur de ta famille, rends-moi ma première frénésie, car avec ma raison je souffre bien plus cruellement de ma  fureur ; rends-moi ce délire qui m'a fait voir dans mon fils un monstre des bois. J'ai cru frapper un lion, et je tiens dans mes mains la tête de Penthée, que je viens de trancher : heureuse Autonoé ! dans ses profonds gémissements , si elle pleure la mort d'Actéon, du moins la mère n'a pas tué son enfant; moi seule j'ai égorgé le mien. Ma soeur lno, l'exilée, n'a tué ni Mélicerte ni Léarque. Là, c'est le père qui a immolé son fils. Ah ! malheureuse ! Jupiter n'a aimé Sémélé que pour me faire pleurer Penthée. Jupiter n'a fait naître Bacchus de sa cuisse que pour anéantir toute la race cadméenne. Il perd toute la postérité de Cadmus, et c'est Bacchus qu'il épargne ! Hélas! après le festin nuptial où les dieux furent conviés , après l'union d'Harmonie, et les chants qui l'ont accompagnée, qu'Apollon revienne encore avec sa lyre d'autrefois, et qu'il confonde dans un seul chant de deuil, en faveur d'Autonoé et d'Agavé, Penthée et Actéon morts si jeunes (10)! Ô mon enfant, y a-t-il un remède a notre douleur? Je n'ai pas allumé le flambeau nuptial de ton palais. Je n'ai pas entendu le chant d'hymen qui devait couronner tes amours. Tu ne laisses pas un fils qui me console. Ah! pourquoi n'es-tu pas mort sous les coups d'une autre bacchante ; et non pas de la main de la misérable Agavé? Infortuné Penthée, ne t'en prends pas au délire de ta mère; c'est Bacchus qu'il faut accuser, Agavé n'est pas coupable. Mes mains, cher enfant , dégouttent encore du sang de ta gorge moissonnée, et ta tête vient d'ensanglanter tous les vêtements de celle à qui tu dois le jour. Eh bien donnez, donnez-moi la coupe de Bromios. Au lieu de son vin, je verserai en libation pour Bacchus le sang de mon cher Penthée. Précoce victime, je veux, moi la mère éplorée, te dresser une tombe; j'y cacherai de mes mains sous la poussière ce « qui reste: de ton corps décapité , et j'inscrirai sur  ton monument ces mots : « Voyageur, je suis le  cadavre de Penthée : le sein protecteur d'Agavé m'a fait naître, et son bras infanticide m'a tué (11).  »

Ainsi disait-elle dans le délire que lui rend la raison. Autonoé pleure aussi, et cherche à adoucir les angoisses de sa soeur :

« Agavé, je compatis à tes maux, et je les envie. Du moins tu peux caresser le doux visage de Penthée , la bouche, les yeux chéris, et les cheveux de ton fils. O ma soeur, je te trouve heureuse, même quand il a péri sous tes coups; car à la place d'Actéon, je n'ai pleuré, moi, que la dépouille d'un faon ; et au lieu de la tète de mon fils, je n'ai enseveli que les longs bois d'un cerf imposteur. Tu as du moins la triste consolation de n'avoir pas vu mourir ton fils sous une forme empruntée; ta n'as pas touché les poils de sa peau, ses pieds insensibles et ses bois ; moi seule j'ai vu dans mon enfant un cadavre menteur. Il m'a fallu pleurer une image muette et tachetée, d'une autre nature, et l'on ne m'appelle pas la mère de mon fils, mais bien la mère d'un cerf. O vous, Diane, chaste fille de Jupiter, honorez votre Phébus qui fut père de mon époux Aristée; changez aussi en cerf ma forme mortelle, accordez cette faveur à Apollon. Donnez à dévorer aux mêmes chiens après Actéon la malheureuse Autonoé; ou bien livrez-moi à votre propre meute. Le Cithéron verra la mère en lambeaux comme il a vu le fils; mais n'allez pas dans mon infortune, quand j'aurai subi cette apparence cornue des cerfs, m'atteler à votre char, et me flageller impitoyablement. Et toi, arbre de Penthée, adieu ! adieu, barbare Cithéron ! J’abandonne les férules du dieu qui égare l'esprit. Sois mon sauveur, Soleil, délies des humains, brille sur les collines. Brille en faveur de Diane comme de Bacchus. Venge Pasiphaé; afflige la mère d’Harmonie, et ris à ton tour de Vénus (12). Ah! si tu fais succomber les hommes sous tes rayons, anéantis ensemble Autonoé et Agavé de tes feux les plus purs. »

Elle dit ; mais la douleur d'Agavé redouble. Pieuse mère, elle ensevelit le cadavre qui lui doit la mort. Son visage est inondé d'une source de larmes; et les citoyens dressent une tombe pompeuse à leur roi (13).

Pendant ces gémissements et ce deuil, Bacchus qui les voit en a pitié ; il interrompt les lamentations lugubres, verse à tous dans un vin mielleux un remède à la douleur, et leur donne le breuvage qui fait oublier. Il adoucit les regrets et l'affliction de Cadmus par des discours salutaires ; et il apaise Autonoé et Agavé en leur dévoilant les oracles avant-coureurs de l’avenir. Il envoie Cadmus et Harmonie sa compagne loin de Thèbes leur patrie, errer ensemble sur la terre d'Illyrie, aux bords de la mer Hespérienne, jusqu'à ce que le temps ait amené le jour où ils doivent subir la forme pétrifiée du serpent (14).

Puis le dieu réunit les égipans et les fouette les lynx, et, avec ses pompes et ses fêtes, il se rend dans l'immortelle Athènes (15).


 

NOTES DU QUARANTE-SIXIÈME CHANT.


 

(01) L'intacte chevelure. — Cette chevelure intacte de Bacchus, attribut mystique, revient sans cesse dans le mythe de Penthée avec les fleurs et les riches vêtements qui l'accompagnent. C'est le vers d'Euripide :

ξανθοῖσι βοστρύχοισιν εὔκοσμος κόμην.
(Bacch., v 234.)

Ovide a dit aussi :

Sed madidus myrrha crinis, mollesque coronsae,
Purpuraque et pictis intextum vestibus aurum.
(Met., l. III, v. 555.)

Et enfin Tibulle :

Sed  varii flores et frons redimita corymbis.
(Élég., l. I, VII, v. 43.)

J'ai besoin d'ajouter, pour ceux de nos Français qui seraient de nos jours trop amis de ta toilette, et dont la chevelure imite celle de Bacchus, que Jules César en faisait quelque cas aussi, quoiqu'il ait dit pour sa défense ces mots : Etiam unguentatos bene praeliari posse.

On aura remarqué sans doute parmi les impiétés de Penthée l'image de ce Jupiter, père et mère à la fois, qui se montre si fréquemment dans les Dionysiaques, et qui n'a pas été entourée toujours ailleurs d'hommages aussi sérieux. Pline rapporte que Ctésiloque, disciple ou peut-être frère d'Apelles , était célèbre pour avoir soumis à son hardi pinceau le maître des dieux dans l'attitude de l'enfantement. « Petulanti picturaz innotuit, Jove Liberum parturiente mitrato et muliebriter ingemiscente inter obstetricia deorum. » (Hist. nat., liv. XXXV, § 40.)

(02) La chèvre Amalthée. - Le vers de Nonnos est une imitation lointaine de Callimaque :

σὺ δ' ἐθήσας πίονα μαζὸν
Αἰγὸς Ἀμαλθείης
(Hym. à Jup., v. 48.)

Mais tout mon entraînement vers les poètes grecs, qui m'a pris bien jeune et me tient toujours, n'a pu effacer de mon esprit ces jolis vers d'un poète français, que j'ai appris, plus enfant encore, pour ne plus les oublier :

Elles avaient la gloire
De compter dans leur race, à ce que dit l'histoire,
L'une, certaine chèvre au mérite sans pair,
Dont Polyphème lit présent à Galathée;
Et l'autre la chèvre Amalthée,
Par qui fut nourri Jupiter.
(La Fontaine, l. XI1, fable 4.)

(03) L'épreuve du Rhin. - Nonnos a déjà fait allusion à cette coutume des Celtes (liv. XXIII, v. 94). Les Germains éprouvaient la fidélité de leurs femmes en jetant leurs enfants dans le Rhin, fleuve sacré. S'ils surnageaient, ils étaient légitimes; s'ils enfonçaient, ils étaient infailliblement bâtards. Il semble qu'ici le poéte de Panopolis a eu particulièrement en vue ce passage de la deuxième harangue de l'empereur Julien : « On dit que les Celtes possèdent un fleuve, arbitre en dernier ressort de la légitimité de leur descendance. Et rien ne le fléchit : ni les mères qui pleurent quand il engloutit leurs enfants et révèle leur faute, ni les pères attendant impatiemment la sentence qu'il va prononcer sur leurs épouses et sur leur postérité ; car il est un juge infaillible, et il ne ment jamais : ἀτρεπὴς δὲ ἐστὶ, καὶ ἀψευδὴς κριτής. « (Jul. imp., Or. II.) Et, même après cette prose impériale, j'engage à lire les beaux hexamètres anonymes que Brunck nous donne dans ses Mélanges de vers héroïques (t. III, p. 150). Ils commencent ainsi :

Θαρσαλέοι κελτοὶ ποραμῷ Ῥήνῳ
Τέκνα ταλαντεύουσι, καὶ οὐ πάρος εἰσὶ τόκηες
Πρὶν πάϊν ἀθρήσωσι λελουμένον ὕδατι σεμνῷ
κ. τ. λ.

(04) Le calembour sur Penthée. Nonnos n'était pas homme à négliger le célèbre calembour sur le nom de Penthée, qui signifie douleur, quand Euripide et Théocrite le lui avaient signalé. - Le mot calembour, m'a-t-on dit en Italie , dérive de burla di calamalo , plaisanterie d'écritoire .

Le calembour, enfant gâté
Du mauvais goût et de l'oisiveté,
Qui va guettant, dans ses discours baroques,
De nos jargons nouveaux les termes équivoques,
Et se jouant des phrases et des mots,
D'un terme obscur fait tout l'esprit des sots.
(Delille, Convers., ch. I.)

N'est-ce pas un sanglant calembour, ou plutôt un terrible jeu de mots par soustraction de syllabe, que nous donne Tacite dans ces paroles : Ad rebellandum quam ad bellandum plebs ferocior?

Revenons à Penthée. La morale que le jeune usurpateur prêche aux deux vieillards rappelle, toute inefficace qu'elle est, cette réflexion de Simplicius : « La bonne éducation, c'est quand l'enfant qui est en nous est châtié par le pédagogue qui est en nous aussi. L'enfant, c'est cette partie brutale de notre âme qui voit l'utile, et pourtant ne cherche, comme l'enfance, que l'agréable. Le pédagogue, c'est la raison qui coordonne, modère nos désirs quand ils sont peu sensés, et les tourne vers le bien. Παιδαγωγὸς δὲ ὁ λόγος ῥυθμίζων καὶ μετρῶν. » (Simpl., Comment. sur Éπictète, ch. X.)

(05) Deux Soleils et deux Thèbes. - Qui ne reconnaît ici les vers de Virgile que la mort de Didon e laissés dans toutes nos mémoires?

Eumenidum veluti demens videt agmina Pentheus.
Et solem geminum, et duplices se ostendereThebas.
 (En, l. IV, v. 470)

Ils sont empruntés aussi à Euripide dans la magnifique scène des fureurs de Penthée. Cointos de Smyrne en donne une explication assez prosaïque dans ce vers qu'il applique à Laocoon :

Μαινόμενῳ δ' ἠίκτο, καὶ ἔδρακε διπλόκ πάντα.
(L. ΧΙΙΙ, v. 408.)

« Tel qu'un furieux, il voit double. »

Nicandre, qui n'y était pas obligé, a parlé plus poétiquement, dans l'un de ses traités didactiques, de cette influence qu'il attribue à l'aconit :

τὰ δὲ διπλόα δέρκεται ὅσσοις
οἵα χαλικραίη νύχιος δεδαμασμένος οἴνῃ.
(Alex., v. 29.)

« On voit les objets doubles, comme si l'on était accablé sous l'ivresse d'un via bu toute la nuit et sans mélange. »

Penthée a passé rapidement de l'impiété à la folie, et il n'a pas craint de porter atteinte à l'honneur de sa tante Sémélé :

Σεμέλην δὲ, νυμφευθεῖσαν ἐκ θηντοῦ τινὸσ,
Εἰς Ζῆν ἀναφέρεις τὴν ἁμαρτίαν λέχους.
(Euripide, Βacch., v. 28. )

Ce même outrage , Schiller l'a placé dans la boude Junon-Béroé.

Verlorene ! das war nicht Zeus !

SEMELE.

Nicht Zeus?
Abscheuliche !

JUNO.

Ein Iistiger Betrüger
Ans Attika, der unter Gottes larve
Dir Ehre, Scham und Unschuid wegbetrog.

Et ce drame du grand tragique allemand reproduit, en deux scènes de haute poésie, le huitième livre des Dionysiaques tout entier.

(06) L'heure des choeurs. - Le vers qui ramène l'heure des choeurs pour les Bassarides est imité du vers de Callimaque où reviennent les cérémonies d'Apollon Carnéen :

Τέθμιαι εὖτε σγιν Καρνειάδες ἤλυθον ὧραι.
(Hymne à Apoll. v. 117.)

Il n'y avait donc pas seulement des époques certaines dans l'année pour les mystères, mais encore des heures fixes dans le jour : τελεταῖς ὡρίαις ἐν Παλλάδος, a dit le prêtre Pindare. (Pyth., IX, v.171.)

Ces danses, qui reviennent périodiquement pour les bacchantes comme des exercices sacrés , me rappellent toujours involontairement les pirouettes des derviches tourneurs à Constantinople. Voici ce que, l'esprit encore tout frappé de ce spectacle, j'en disais dans les notes quotidiennes de mon séjour eu Orient :

« A l'heure indiquée , les mewlévis , coiffés de leur baht bonnet blanc, se sont rendus dans a l'enceinte circulaire , surmontée d'une coupole , qui est l'oratoire où ils se livrent à leurs danses extatiques. Les novices sont vêtus de robes brunes. Après avoir longtemps chanté sur un ton de psalmodie les louanges d'Allah et de Mahomet , le supérieur , que distingue la forme de son feutre allongé, s'est mis à la tête de toute la bande pour faire le tour du manége, si j'ose parler ainsi d'une cérémonie qui ne prête nullement à rire. Bientôt, à un signal , les manteaux ont été déposés, et chaque derviche , s'inclinant vers le côté de la Mecque, a commencé sa série de pirouettes. Ils tournent avec une grande vitesse, les yeux tendus vers le ciel , et les pieds fort adroitement fixés au même point du parquet, comme sur un pivot qu'un talon ne quitte que pour faire place à l'autre, tantôt les bras élevés pour appeler l'inspiration , tantôt les bras croisés sur la poitrine en signe de recueillement; leurs robes, libres et gonflées par l'air agité, forment une espèce de panier autour d'eux ; un inspecteur se promène dans les groupes pour s'assurer qu'ils conservent entre eux les distances exigées par les règlements mystiques. D'autres mewlévis, placés dans une tribune au-dessus de la porte d'entrée, jouent d'une flûte criarde et du tambourin ; ils donnent à leur musique un caractère mesuré qui maintient la cadence, et plaît, malgré le défaut d'harmonie. A la fin de la danse, qui redouble alors d'activité et ranime la méditation, les derviches reprennent leurs rangs, et vont respectueusement saluer le supérieur , dont ils portent la main à leurs lèvres ; puis ils se donnent entre eux le baiser de paix. Après quoi la séance se termine par un cri universel et prolongé. Quelques jeunes mewlévis , enthousiastes et insatiables d'émotions, se sont mis à tourner a encore quand tout le monde sortait. Le silence le plus profond a régné parmi les acteurs comme parmi les spectateurs pendant tout l'exercice. »

(07) Traduction de Blaise de Vigenère. - A propos du tableau décrit par Philostrate dont j'ai déjà parlé, Blaise de Vigenère s'est mis à traduire une partie de ce chant des Dionysiaques : « Je me suis ingéré, » dit-il, « d'en retirer un lieu pathétique au possible, et je l'ai rendu en français tellernent quellement, et encore en prose. » — Voici un échantillon du style de Vigenère :

« Et pour autant que Diane est superintendante des chasses, a dissimulé la jalousie conçue par elle de ta fille meurtrière de lions. Mais les dryades ont admiré ce mien chef-d'oeuvre : et le père de notre Harmonie, armé de toutes pièces, à tout sa lance ordinaire, s'est esmerveillé de ta file dépourveue d'armes, qui sçavait si bien esbranler son massacre-lion javelot. »

Et néanmoins je regrette quelques termes de ce vieux français qui m'eussent aidé à faire mieux comprendre certaines expressions pittoresques ;
telles que : les chênes se condoleurent.

(08) Polydore. - Polydore, unique fils de Cadmus et d'Harmonie, fut le bisaïeul d'Oedipe. Après la mort de Penthée, roi illégitime et impie, ἀθέμιστος ἄναξ, ainsi que Nonnos l'a désigné déjà (iiv.V, •. 210), il revint à Thèbes, dont il avait été exilé par son neveu ; il y était rétabli lorsque Cadmus partit pour l'Illyrie (Apollod., liv. III).

(09) Complainte d'Agavé. - J'ai donné dans mes Chants du peuple en Grèce, quelques lamentations des veuves albanaises sur la tombe de leurs époux. Mais, comme je m'étais borné à faire connaître les poésies anonymes et modernes, je n'avais pu y comprendre une longue complainte dont le début seul m'a paru touchant. M. Boissonade l'a publiée le premier dans ses Anecdota nova (p. 375). Ce sont des iambes que Théodore Prodrome met dans la bouche de l'impératrice Irène, à la mort d'Andronic Comnène, son époux, et certes il ne valait pas de si longs regrets. Ceci nous reporte au douzième siècle, et à cette époque intermédiaire où la langue grecque avait encore l'harmonie et la couleur antiques sous des formes et une allure dégénérées. Ἀλέξη, πρόελθε κ. τ. λ.

« Viens, Alexis, toi le dernier enfant de ta mère, toi que l'auteur de tes jours a porté le dernier dans ses bras ; petit lionceau du sang du lion ; délicieux passereau du glorieux époux qui m'a quittée si vite. Peut-être, même quand il veut rester muet, ton doux ramage le forcera-t-il à me parler. La voix de l'enfant qui balbutie a tant de charme! Dis-lui la douleur de ta mère, les brûlantes angoisses qui dévastent son coeur; rappelle-lui les torrents de larmes qu'il me fait verser, etc., etc. »

La peinture de la pamoison d'Agavé se reflète dans ces vers de l'Hippolyte de Garnier appliqués à Phèdre :

Elle chancelle toute, et ses bras imbéciles
Ballant à ses côtés, Iuy pendent inutiles.
Cette belle couleur de roses et de lis
N'honore plus sa joue et son front appâlis.

Les expressions et la tournure surannée du premier distique le rendent ridicule ; mais dans le second, ne croirait-on pas lire des vers tout modernes ? Tant il est vrai que la poésie retourne parfois, dans sa décadence , vers les sentiers qu'elle avait suivis avant sa perfection !

(10) Les chants d'Apollon. - Le souvenir des chants d'Apollon qui avaient célébré l'hymen d'Harmonie et qui doivent maintenant se changer en lamentations , θρῆνον, est touchant ; il se rapporte à une tradition qui s'était conservée à Thèbes jusques aux temps de Pausanias, et à laquelle Nonnos a déjà fait allusion (VIII, 232) :

« Les Thébains prétendent que là où est maintenant la place publique de la citadelle, était l'antique palais de Cadmus. On montre les ruines de l'appartement d'Harmonie, et même de celui de Sémélé, où de notre temps il n'est pas permis d'entrer. Les légendes hellènes racontent que les Muses célébrèrent par leurs vers les noces d'Harmonie, et cette tradition s'appuie sur l'endroit de l'Agora où l'on dit que les Muses ont chanté. » (Pausanias, liv. IX, ch. XII )

(11) Épitaphe de Penthée. - Il faut bien que je donne ici la traduction de l'épitaphe de Penthée, telle que Vigenère la risque. Cette fois il prétend que ce sont des vers :

Passant, je suis Penthée, Agavé fut ma mère;
Son ventre me porta, sa main en est meurtrière.

Or, comme je ne veux pas rester sur un si triste distique, je remarque dans le vers 304 de Nonnos, une imitation d'Euripide , pour avoir le prétexte de citer ces mots charmants de Jocaste : Ἐγὼ δ' οὔτε. κ. τ.λ.  (Phénic., 311.) — « Je n'ai pas allumé pour toi le flambeau légitime de l'hyménée comme il sied à une heureuse mère. »

Nonnos, on le voit, n'a pas même répété les malignes insinuations contre la vertu des bacchantes qu'Euripide, ennemi juré du sexe, met dans la bouche de Penthée; et il s'est attaché , d'un bout a l'autre de son poème, à conserver intact leur caractère de chasteté. C'est ainsi que les représente également Denys le Périégète, dans ces vers remarquables où il fait voir les épouses des nobles Amnites se retirant, loin des hommes, dans les îles situées en face des bouches du Rhin pour y célébrer seules les mystères de Bacchus :

« C'est là que , couronnées des guirlandes du lierre aux feuilles noires, elles font répéter à l'Écho, pendant la nuit, leurs chants aigus et redoublés. Les femmes de la Thrace, lorsque sur les bords de leur fleuve Apsinte, elles invoquent le bruyant Eraphiote, et les Indiens, quand sur les rives du Gange aux profonds abîmes, ils célèbrent avec leurs enfants la fête du retentissant Bacchus, ne mêlent pas à leurs danses des cris plus prolongés (v. 675). »

(12) Abus des figures. - A la fin du long drame de Penthée, je ne puis me dissimuler que ce style si chargé d'images, de longs mots et d'épithètes accouplées , risque de fatiguer le lecteur, surtout en un sujet suranné; car il lasse parfois le traducteur aussi. Les allusions n'y sont pas toujours claires elles-mêmes, quand elles devraient débrouiller le passage auquel elles s'appliquent; le goût cependant exige que les métaphores ou similitudes, comme elles n'ont d'autre but que de faire minai saisir la pensée, soient empruntées à des objets mieux connus ou plus précis que l'image première de la phrase où elles dominent : sinon elles risquent de n'engendrer que l'obscurité.

(13) Imitation d'Euripide. - Nous sommes arrivés aux derniers actes du drame d'Euripide, et l'imitation a continué dans le fond comme dans la forme, autant qu'un récit peut se rapprocher de l'action, et l'iambique de l'hexamètre. Il faut néanmoins remarquer que les plaintes d'Autonoé, dont le rôle est purement muet et passif dans les Bacchantes, ne peuvent, par conséquent, avoir été calquées sur la partie de la tragédie qui nous manque. Il y a là de beaux mouvements pathétiques dont j'aime à faire honneur à Nonnos.

Au reste, après avoir relevé en partie les emprunts du poète de Panopolis au poète d'Athènes, je cède la parole à un critique moderne pour expliquer en quoi ils diffèrent entre eux. M. Reinhold Koehler a développé dans tout le cours de l'Essai qu'il vient de publier sur les Dionysiaques (Halle, 1853) une érudition sérieuse et un grand art d'abréviation. Tous ceux qui voudront se faire une idée du plan du poème et de ses richesses mythologiques, sans en apprécier la forme et le style, et sans le lire, ne sauraient mieux s'adresser qu'au philologue allemand :

« Nonnos, » dit-il, « s'éloigne en plusieurs points d'Euripide. Dans les Bacchantes, Agavé et ses soeurs deviennent frénétiques pour avoir nié la divinité de Bacchus ; et Penthée apprend , au retour d'un voyage, que sa mère et ses tantes se trouvent parmi les ménades. Nonnos ne raconte ni l'incrédulité d'Agavé, ni le voyage ni le retour de Penthée. Selon lui, c'est pour punir Penthée que Bacchus donne le délire à Agavé et à Autonoé. Ino, leur troisième soeur, dont, après Euripide, Théocrite et Ovide mentionnent aussi l'égarement dû à Bacchus, a été supprimé par Nonnos, bien qu'il ait parlé de son apothéose. Il dit seulement qui Ino et son fils Mélicerte ont quitté la mer pour protéger Penthée contre Bacchus; mais il n'en résulte rien. Une plus grande différence existe dans les serviteurs de Bacchus qu'Euripide représente enchaînés, et dans ce taureau qu'il fait prisonnier à la place du dieu, quand Nonnos a exprimé la chose tout autrement. Chez Euripide, Agavé n'a pas vu Penthée sur l'arbre, c'est Bacchus qui le lui montre. Elle revient à la raison sans le secours de Bacchus, lequel arrive pour déclarer qu'il a voulu châtier Agavé et Penthée, et pour annoncer que Cadmus et Harmonie seront métamorphosés en dragons chez les Illyriens. Euripide n'a rien non plus de ce breuvage du Léthé que Bacchus présente à Agavé. » — Je remarque en passant qu'il ne le présente qu'aux Thébaines. (V. 358.) « Il est évident néanmoins que Nonnos a puisé sa fable dans Euripide. » - Sonst aber hat Nonnos offenbar aus Euripides geschöpft. —

(14) Cadmus et Harmonie serpents. -

« La notion d'un Cadmile, génie universel, ministre des dieux souverains, s'étant propagée dans la Thrace et jusqu'en Illyrie, passa de là en Italie. C'est ainsi qu'on voyait, au bord du Drione, fleuve ou torrent sur l'Adriatique, deux pierres consacrées, suivant ce rite très antique, à Cadmus et à sa céleste compagne (Strabon, liv. VII, p. 305). La tradition en est venue de quelque ressemblance imaginaire entre ces pierres et les serpents, que presque tous les peuples de l'antiquité ont considérés comme de bienveillants génies ; ce qui a amené la croyance de la métamorphose des deux époux. » (Zoëga, Bassiril., t. I, p. 12.)

Je n'aurais pas tout dit sur Cadmus dont nous allons prendre congé, si je n'ajoutais que, malgré ce qu'il méritait de reconnaissance, il a trouvé, chez les anciens, des détracteurs. On a cherché à nier sa royale origine ; et l'un des sophistes qu'Athénée met en scène répète , d'après Evhémère, le grand contempteur des dieux, que Cadnuus était un cuisinier, et qu'il enleva une musicienne du roi nommée Harmonie.

(15) Conclusion du chant. - Après cette atroce vengeance à qui la divinité de Bacchus imprime un caractère de terreur religieuse, après ces malheurs de la maison de Cadinus qui vont se perpétuer dans Oedipe son descendant, nous ne saurions mieux reposer notre esprit lassé de tant de sanglantes images et de toutes ces infortunes des familles royales qui ébranlent pour si longtemps les États, qu'en disant avec le choeur d'Euripide :

« Heureux celui qui, échappé aux flots de la mer, gagné le rivage. ! Heureux celui qui s'est mis au-dessus des soucis de l'existence! Quand les hommes, par tous les moyens et à l'envi, cherchent à se surpasser les uns les autres en richesses et en puissance, quand .les ambitions se multiplient et se croisent, que les unes se détruisent par le succès et les autres avant de l'atteindre; ah! le vrai bonheur est de vivre au jour le jour, dans le repos et l'obscurité. » (Euripide, Bacch., v. 904.)