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NONNOS

DIONYSIAQUES

 

 

CHANT QUARANTE-QUATRIÈME.

Oeuvre numérisée et mise en page en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT QUARANTE-QUATRIÈME.

 


J'ai terminé le quarante quatrième livre ; c’est là que vous verrez la frénésie des femmes et la colère menaçante de Penthée.


 

Déjà, quittant les Taulantes (01), nation de l’Illyrie, les champs des Hémoniens (02), et les sommets du Pélion, Bacchus s'est rapproché de la Grèce ; il a établi ses chœurs dans la plaine d'Aonie. Le berger de Tanagre entend la flûte mugissante, et institue les sacrifices de Pan (03). La source murmure, là où frappant la superficie du sol de son ongle humide, le coursier fit jaillir l'onde qui porte son nom. L'Asope anime les flots que lui laissa la foudre, et tournoie dans ses courants. Dircé (04), avec l'Ismène son père, fait danser ses courants mobiles. L'hamadryade tend la tête hors du feuillage, chante cachée à demi sur le haut de son chêne, et glorifie le nom du dieu des guirlandes, tandis que la nymphe aux pieds nus de la fontaine lui répond. Les ourses furieuses jettent d'horribles hurlements dans les montagnes. La panthère aiguise ses dents, et bondit dans les airs, tandis que le lion joue doucement avec la lionne, et envoie à sa compagne un tendre rugissement.

Le bruit du tambourin résonne dans les montagnes, et arrive aux oreilles inexorables de Penthée. L'injuste monarque s'irrite contre Bacchus, rassemble son armée, et ordonne aux citoyens de fortifier les flancs de la ville aux sept portes. On les ferme successivement; mais aussitôt elles s'ouvrent d'elles-mêmes sur leurs gonds (05), et c'est en vain que, pour résister aux vents aériens, les serviteurs appuient contre elles de longs leviers ; le gardien n'ose en rattacher la chaîne dès qu'il voit une bacchante : et les sentinelles à la pique allongée tremblent devant de vieux silènes sans armes. Souvent, sans tenir compte des menaces du roi qui les enrôle, ils dansent en poussant des cris unanimes. Puis, chargés de leurs élégants boucliers, ils imitent les bruyants corybantes et forment les rondes de la danse guerrière.

Déjà le palais de Penthée vacille de lui-même, et s'agite sur ses bases indestructibles; le portique s'ébranle, roule sous l'effort qui secoue la terre, et présage une prochaine calamité. L'autel de pierre de Minerve Oncée (06) tremble spontanément. C'est Cadmus qui l'éleva, quand la génisse indicatrice des remparts, résolue au repos, ploya ces genoux qui portaient avec eux une ville. Sur l'effigie sacrée de la déesse protectrice des cités, naissent d'elles-mêmes des gouttes d'une sueur fatidique qui jettent la terreur chez les citoyens ; et, présage de l'avenir, la statue de Mars, des pieds jusqu'à la tête, se couvre de sang.

Les habitants s'alarment. La mère de l'orgueilleux Penthée s'effraye; son esprit s'égare au souvenir de l'ancien songe si amer et si sanglant qu'elle eut lorsque Penthée usurpa le trône de son père ; alors Agavé, s'abandonnait aux douceurs du repos nocturne, quand le fantôme d'un rêve imitateur, échappé de la porte de corne qui ne trompe jamais, épouvanta sa couche : il lui sembla voir Penthée prendre part aux chœurs gracieux des danses vagabondes, revêtir ses formes masculines d'un voile de femme, jeter à terre le manteau de pourpre des rois, et quitter le sceptre pour le thyrse ; la fille de Cadmus crut encore voir son fils assis au haut d'un arbre touffu. Autour de la tige élevée qui soutient l'intrépide Penthée, de féroces animaux formaient un cercle ; dans leurs élans sauvages, ils se précipitaient sur l'arbre, et l'ébranlaient des dents de leurs gueules effroyables. Sous ces secousses, Penthée tombait la tête en avant, tournoyant sur lui-même; et des ourses furieuses l'achevaient après sa chute. Une lionne sauvage, déchirant sa figure, arrachait une de ses mains ; puis, dans un accès de rage, appuyant un pied sur la gorge fendue à demi de Penthée, elle lui brisait le gosier d'une griffe aiguë, ensuite elle emportait la tête sanglante et ses tristes lambeaux à la pointe d'un thyrse, la secouait, la montrait à Cadmus, qui était auprès d'elle, et lui adressait d'une voix humaine ces mots impies.

« Je suis ta fille, la meurtrière des bêtes fauves. J'ai donné le jour à Penthée, le plus heureux des mortels. Ton Agavé, la tendre mère, vient d'immoler ce monstre. Reçois cette tête, gage de ma victoire sur les lions : voilà les prémices de mon courage ; jamais ma sœur Ino n'immola une telle proie, ni même Autonoé. Ces trophées de ta fille, Agavé, va les suspendre aux portiques de ton superbe palais. »

Telle avait été la cruelle vision de la pâle Agavé. Au souvenir de ce fantôme et de ce songe prophétique, la tendre mère tremble, chasse de ses yeux ce sommeil effrayant, appelle de bonne heure auprès d’elle devin, fils de Chariclo, et lui raconte le rêve homicide, prophète de l'avenir. Tirésias, l'interprète des dieux, veut que, pour écarter ces songes sanglants, elle sacrifie un taureau mâle sur l'autel où l'on invoque Jupiter Libérateur, auprès du bosquet du long sapin, là où le Cithéron porte le plus haut sa tête dans les airs. Il ordonne qu'on immole une brebis femelle au bord du bois, en l'honneur des nymphes hamadryades. Il a reconnu ces monstres animés, cette Agavé qui poursuit le fruit de ses entrailles, cette lutte où doit périr un fils, et la tête de Penthée; mais il dissimule sous un profond silence celte image vaporeuse et cette victoire rêvée; car il ne veut pas irriter son roi, dont il connaît la colère implacable.

Ainsi, par le conseil du sage vieillard, Agavé, la tendre mère, s'est rendue avec Cadmus sur la cime du mont; Penthée la suit : sur l'autel aux belles cornes, le fils d'Agénor immole la brebis femelle et le taureau mâle (07), aux lieux où sont le bois consacré au roi des dieux et la forêt de la montagne. Il allume au foyer agréable aux immortels un seul sacrifice commun à Jupiter et aux hamadryades. La flamme brille, la vapeur s'élève en fumée odorante et s'arrondit en tourbillons dans les airs. Un jet de sang s'échappe du taureau égorgé, et vient rougir lui-même les mains d'Agavé. Elle ressent alors, après la terreur du songe, un nouvel effroi, et retourne dans son palais avec son fils et son père.

Déjà, dans la cité aux sept portes, la renommée a publié les fêtes des chœurs et la danse de Bacchus. Toute la ville y prend part. Les habitants des campagnes apportent le feuillage du printemps pour parer les rues; des pampres nés d'eux-mêmes ombragent de leurs vertes guirlandes l'appartement de Sémêlé qui respire encore la foudre de l'étincelle conjugale, et l'enivrent de leurs fruits embaumés. Le dragon familier et bienveillant recourbe dans ses élans tortueux et abaisse sa tête glissante; puis, arrondissant les nerfs de sa gorge, il en fait un collier autour du cou de Cadrans, et lèche d'une langue caressante la barbe du héros (08). Le dragon femelle entoure le front d'Harmonie, s'enlace aux boucles brunes des cheveux, et promène sur le menton le dard inoffensif de sa gueule apprivoisée. Le fils de Saturne avait pétrifié les membres intérieurs des deux serpents (09), emblème de la forme qu'allaient subir un jour Harmonie et Cadmus ; car tous les deux devaient revêtir l'enveloppe d'un serpent de pierre, là où commence la mer Illyrienne, patrie des dragons (10).

Le roi Penthée considère avec rage ces divers prodiges de Bacchus; il court aux armes, s'agite, vomit les orgueilleuses menaces d'une colère insensée, et crie à ses serviteurs ces paroles sacrilèges :

« Amenez-moi cet esclave lydien, cette femme vagabonde ; qu'il vienne servir les festins de Penthée, pour me verser dans sa coupe à vin un tout autre breuvage, le lait ou une douce liqueur : je le fustigerai à coups redoublés avec les lanières de la sœur de ma mère Autonoé. Ces Bassarides qui fatiguent les vents de leur bruyantes cymbales, traînez-les ici, et tout leur fracas de Bérécynte et les tambourins bachiques de Rhéa ; ces bacchantes énergumènes, compagnes de Bromios ou ses suivantes, faites-les captives dans Thèbes; et, les lançant au milieu des flots de l'Ismène, réunissez-les aux naïades de l'Aonie, qui sont de leur âge. A la place de Lyéos, que le Cithéron reçoive dans les rangs de ses autres dryades ces dryades nouvelles (11), et tranchons les cheveux de Bacchus à l'intacte chevelure. Eh quoi ! Jupiter a fait périr Sémélé, je puis bien immoler Bacchus. S'il touche jamais à mes foudres, il verra de quel feu je brûle la terre, et combien mes torches l'emportent sur les plus ardentes étincelles des cieux. Aujourd'hui, ce dieu de vigne, j'en veux faire un dieu de cendre. S'il s'avance au combat avec son thyrse belliqueux, il connaîtra de quelle lance terrestre je me sers. Ce n'est pas aux flancs, aux pieds, à la poitrine, au ventre que je veux le percer (12); ce n'est pas avec la hache qui immole les taureaux que je briserai les doubles cornes de bœuf de son front bossu ; je ne lui trancherai pas la tête : je le frapperai de l'acier de mon épée dans les replis de la cuisse. L'imposteur ne dit-il pas qu'il est le fils de la cuisse du maître des dieux, et que le ciel est si demeure ! Au lieu du palais de Jupiter et des voûtes célestes, c'est chez Pluton que je l'enverrai sous la terre : ou, s'il cherche à s'échapper, je le cacherai sous les flots de l'Ismène. Pour cela, je n'ai nul besoin de la mer. Je ne veux pas faire d'un mortel une divinité bâtarde. Et pourquoi, si j'osais le dire, ne pas a me créer, comme lui, une menteuse origine ? Non, je ne suis point du sang terrestre de Cadmus; mon père, c'est le Soleil, le roi des astres, et non pas Echion ; ce n'est pas Agave qui m'a mis au monde, c'est la Lune. Je suis de la race de Jupiter, je suis citoyen des cieux : Thèbes, pardonne-moi! la sphère étoilée est mon pays. Pallas a partagé ma couche. L'immortelle Hébé est mon épouse. La reine Junon, après Mars, donna son lait à Penthée. Penthée est né de la divine Latone, mère de Phébus. J'épouse Diane qui s'y prête, et elle ne me fuit pas comme, pour éviter la honte d'un hymen fraternel, elle a fui Apollon épris de sa virginale beauté. Esclaves, allumez des flambeaux; et si Bacchus est né du feu, c'est avec de feu que je vais l'accueillir pour son châtiment. Mais quoi! il n’est pas vrai que la flamme céleste ait consumé ta Sémélé : c'est Cadmus qui a brûlé son propre palais pour cacher le déshonneur de sa fille; il appela éclair le feu qu'il venait d'allumer sur la terre, et de la lueur des torches il fit l'étincelle de la foudre (13). »

Ainsi disait le roi; ses guerriers accourent avec leurs armes, aussi prompts que de folles brises : et une immense armée parcourt la forêt de pins pour y chercher les traces de l'invisible Bacchus. 

Tandis que Penthée range ses sujets en bataille, Bacchus, qui attend l'obscurité de la nuit, adresse vers l'Olympe, à la reine des mois, cette prière (14) :

« Fille mobile du Soleil, universelle nourrice, guide du char d'argent, ô Lune, si tu es Hécate aux mille noms et que tu marches au sein des ténèbres, secouant la torche sacrée dans tes mains illuminatrices; si tu éclaires la nuit, et protèges les chiens, parce que tu aimes à entendre résonner l'écho nocturne d'un plaintif hurlement; ou si tu es Diane la chasseresse, et que parmi les collines tu poursuives les faons avec Bacchus l'exterminateur des cerfs, viens secourir ton frère. Moi qui suis du sang de Cadmus, chef de race, on m'exile de Thèbes, la patrie de ma mère Sémélé. Un mortel éphémère et impie me poursuit. Déesse de la nuit, viens en aide au nocturne Bacchus persécuté. Si tu es Proserpine, la reine des ombres, et si les âmes obéissent en effet à ton sceptre du Tartare, fais que je voie Penthée parmi les morts, et que Mercure, qui t'amène les âmes, essuie les larmes du triste Bacchus ! Que Tisiphone, la mégère frénétique, interrompe de son fouet infernal la colère insensée de ce fils de la Terre, puisque la perfide Junon déchaîne ce tardif Titan contre le jeune Bacchus; dompte cet ennemi des lois, et honore en Bacchus le nom de l’antique Zagrée. Et toi, roi de l'Olympe, écoute les menaces de ce furieux, et exauce-moi, toi qui es mon père ensemble et ma mère. Bacchus est méconnu; que ton éclair nuptial venge encore une fois Sémélé. »

Il dit, et la Lune au visage de taureau lui crie du haut des cieux :

« O Bacchus qui brilles dans la nuit, auteur de la vigne, compagnon de la Lune, j'aime ton raisin, et je prends soin des mystères de tes bacchantes, puisque la terre ne mûrit les fruits qu'après avoir reçu ma brillante et incessante rosée. Oui, Bacchus aux chœurs bruyants, brandis le thyrse, songe à ta naissance, et ne redoute pas cette race impuissante des humains dont l'esprit est toujours léger, et que le fouet des Euménides forcera bien à cesser leurs menaces ; avec toi je combattrai tes ennemis. Je commande aussi, comme Bacchus, à la frénésie, et je suis la Mené bachique (15), non pas seulement parce que j'accomplis dans les airs le cercle des mois, mais aussi parce que j'excite la manie et que la rage m'obéit. Je ne laisserai pas impunie sur la terre l'injure qui t'est faite. Déjà ce Lycurgue, qui osa menacer Bacchus, ce Lycurgue si impétueux un jour, et qui poursuivait de si près les Ménades, aveugle maintenant, s'égare ça et là et demande un guide. Déjà la foule des cadavres indiens jonche le sol où nait le roseau de l'Erythrée, et proclame la valeur. Malgré lui, l'Hydaspe a dû recouvrir de ses ondes son fils, frappé du glaive de ton lierre, l'insensé Dériade, qui, dans sa fuite, s'est enfoncé sous les courants d'un père désolé. L'Indien Oronte, renversé par ton thyrse aigu, se cache dans les flots de l'Assyrie, et, sous ses abîmes, il tremble encore au nom de Bacchus. Les Tyrrhéniens ont éprouvé ta puissance, lorsque le mât de leur vaisseau est devenu la tige d'une vigne née d'elle-même; quand, sous ses rameaux touffus, la voile s'est gonflée, chargée des plus beaux raisins, que les câbles ont sifflé sous les anneaux des serpents venimeux, et que, perdant à la fois sa nature mortelle et la pensée, l'ennemi, dans sa métamorphose, n'a plus navigué sur les mers que sous la forme inintelligente du dauphin. C'est là que, par leurs bonds dans le calme des ondes, ils célèbrent encore, tes orgies même sous les flots (16). »

Ainsi parle à Bacchus la divinité aux rênes d'or (17).

Pendant que le dieu s'entretient encore avec la reine des mois, Proserpine, en souvenir de Zagrée, arme les Furies en sa faveur, et porte assistance au second Bacchus, son frère opprimé.

Par les ordres terribles du Jupiter souterrain, les Euménides assiègent le palais de Penthée. L'une, échappée des voûtes ténébreuses, fait siffler le fouet des serpents du Tartare. Elle puise aux courants du Cocyte, dans les eaux du Styx, et arrose de ses gouttes infernales la demeure d'Agavé : lugubre prophétesse du deuil et des larmes de Thèbes, la Furie a apporté de l'Attique le couteau athénien, antique bourreau d'Ityle (18), dont se servit jadis Procné, la mère au cœur de lionne, lorsque, avec l'homicide Philomèle, elle mit en pièces sous ce fer le fruit unique de ses flancs et présenta le mets chéri à Térée, le père qui dévora son fils (19). Érinnys tient à la main ce couteau instrument du meurtre ; puis elle creuse la poussière de ses ongles malfaisants, et cache le poignard attique auprès des racines du long sapin grandi sur la montagne où Penthée doit mourir décapité sous les coups des Ménades. Elle a recueilli dans une coquille les gouttes récemment versées de la Gorgone Méduse qui vient de périr, et elle frotte l'arbre de cette rosée sanglante de Libye. Telle fut sur les rochers l'œuvre de la terrible Érinnys.

Cependant Bacchus, qui brille au milieu des nuits, pénètre dans l'obscurité, sous l'apparence d'un taureau, jusqu'au fond du palais de Cadmus; il brandit les lanières de Saturne, mères des frayeurs de Pan, et va tourmenter l'épouse forcenée d'Aristée ; il appelle Autonoé, et lui crie d'une voix délirante :

« Autonoé, vous êtes plus heureuse que Sémélé ! et, par le récent hymen de votre fils, vous rivalisez avec l'Olympe. Vous avec tous les honneurs des airs; car, si la Lune a pour époux Endymion, le charmant Actéon est l'époux de Diane (20). Non, votre Actéon n'est pas mort, il n'a pas pris la figure de l'hôte des forêts ; il n'a pas subi la forme illégitime d'un cerf moucheté, à la corne plate et aiguë: il n'a point changé d'apparence, ni reconnu dans ses chiens de chasse ses meurtriers. Des bergers, dans les absurdes récits de leurs langues calomniatrices, ont imaginé la mort de votre fils par haine pour l'époux de la déesse qui fuit le mariage. Je sais d'où vient tout le mensonge. Les femmes n’envient-elles pas toujours les unions ou les amours des autres? Hâtez l'élan de vos pieds prompts comme l'orage, gagnez les montagnes sans être aperçue, vous y verrez Actéon chasser avec Bacchus, au coté de Diane. Il porte les divers filets et les chaussures des chasses, et il a son carquois. Votre Cadmus, rajeuni à la vue de l'épouse de votre enfant, triomphe dans l'asile nuptial de la montagne, et secoue aux vents des airs sa chevelure blanchie. Heureuse mère, réveillez-vous, et venez applaudir à cette union. Certes cet amour doit vous plaire, puisque la chaste Diane reçoit pour époux le petit-fils de son frère, et non pas un étranger. Si jamais la divinité qui haïssait le mariage met au monde un fils, vous bercerez dans vos bras caressants l'enfant de la pudique Diane, et vous le montrerez à la jalouse Agavé. Pourquoi la déesse de la chasse ne donnerait-elle pas, dans son réduit nuptial, le jour à un chasseur rival d'Actéon et de Cyrène l'amie des solitudes? Et pourquoi ne ferait-elle pas monter son fils sur le char rapide de sa mère, traîné par des cerfs? Oui, Autonoé, vous êtes plus heureuse que Sémélé! car vous êtes belle-mère de la déesse Diane qui a enfin consenti à l'hymen. Vous êtes plus fortunée qu’Ino aux beaux enfants, car votre fils a obtenu la couche qu'ambitionna en vain le noble Otos; et l'intrépide Orion ne fut jamais l'époux de Diane (21). »

 


NOTES DU QUARANTE-QUATRIÈME CHANT.


 

Note préliminaire. - Ici nous rentrons en Grèce, et ce qui nous reste à connaître de l'histoire de notre héros appartient proprement à Bacchus le Thébain. Ce que nous en avons vu jusqu'ici se rapporte mieux au culte universel de Bacchus, emprunté aux idées égyptiennes ou cabiriques que Cadmus apporta de Phénicie. Je me serais attaché plus particulièrement à signaler dans les chroniques accumulées par Nonnos ces rites phéniciens, égyptiens ou grecs, s'il ne régnait une grande confusion sur ce point assez peu poétique dans la mythologie. J'ai donc négligé de voir dans Maron le viniculteur, un compagnon d'Osiris; dans la chèvre du sixième livre, dont Zagrée enfant imite la voix, une allusion au mythe égyptien qui fait d'Amalthée la mère de Bacchus ; au huitième chant dans le récit du roi Staphyle, l'hydre Campé qui immole Bacchus-Osiris, tradition de la Libye; dans la corneille qui raille Cadmus au troisième livre, le symbole hiéroglyphique d'un heureux mariage (Horus Apollo, Hiér., 8.) ; dans l'hospitalité de Brongos au seizième, une légende tyrienne, etc., Je me contenterai d'observer que Nonnos a mis de côté le système de Cicéron, qui compte cinq Bacchus, pour adopter la méthode de Diodore de Sicile, qui les réduit à trois. Son but principal était de raconter les voyages de sa divinité, surtout la guerre des Indes : et mon poète lui-même m'a toujours paru bien plus préoccupé de la facture de son vers ou de l'élégance de sa diction que du soin d'illustrer ou de perpétuer les origines bachiques. Je laisse donc, pour mon compte, à Penthée, que nous allons rencontrer dans les trois livres suivants, le soin de discuter le mythe de Bacchus et d'en démontrer à ses dépens l'absurdité : ça le rôle de critique du culte dionysiaque, déjà joué sans succès par Lycurgue et par Dériade. semble avoir été spécialement dévolu à Penthée, qui a mis, on va le voir, dans une querelle de famille tout le zèle du plus opiniâtre contradicteur.

(01) Les Taulantes. - Les géographes et les poètes antiques ne m'avaient d'abord laissé apercevoir aucune trace de cette peuplade de l'Illyrie, a qui Graëfe a laissé le nom de Daulantes; j'y trouvais les Doléates, qui contrariaient la prosodie du vers de Nonnos, puis les Dindariens, tout aussi peu connus, qui avaient le même inconvénient; et j'allais me décider en faveur des Dolopes, non seulement parce qu'ils occupaient une part de l'Illyrie, région aussi étendue qu'indéterminée dans la topographie des premiers siècles, mais aussi parce qu'ils tenaient en Thessalie les abords da Pénée et du Pinde, et se trouvaient ainsi sur le chemin que Bacchus suit pour retourner à Thèbes; lorsque tout à coup j'ai découvert dans Strabon les Taulantes, que j'ai revus successivement chez Thucydide et Tite Live (liv. XLV, c. 20) ; et c'est à eux que je me suis arrêté, encouragé par la prononciation si rapprochée et par ce vers de Lucain

Quamque vocat collem Taulantius incola Petram. (L. VI, v. 16.)

Or, c'est aujourd'hui dans la moyenne Albanie, le canton appelé Mosché ou Musaché.

(02) L'Hemonie. - L'Hémonie n'est autre chose ici que la Thessalie ; elle était ainsi nommée du roi Hémon ou Haemus, qui, sous la dénomination moderne du Balcan, joue un rôle dans nos récentes préoccupations politiques. Le nom d'Hémonie était aussi une désignation générique de la Grèce continentale. Horace l'appelle l'Hémonie neigeuse; mais c'est alors de la partie méridionale de la Thrace , ou mieux encore de la Macédoine, qu'il entend parler :

Aut leporem citus,
Venator ln campis nivalis
Haemoniae... (L. I, od. XXXVII, v. 20.)

Et toutes les grandes montagnes qui dominent ces contrées justifient suffisamment l'épithète.

(03) Les thiases de Pan. Cette phrase grecque du cinquième vers est la même que la tournure latine du trentième vers de la cinquième églogue de Virgile.

Instituit Daphnis thyasos inducere Baccho.

Et le berger de Tanagre fait pour le dieu Pan ce que Daphnis a fait pour Bacchus, Thyasos inducere signifie instituer les fêtes; les thyases étaient, à proprement parler, des processions dansantes, et ce passage de Nonnos peut servir à faire maintenir dans le vers de Virgile le datif Baccho que, sous prétexte d'obscurité, Heinsius a voulu en chasser, assez mal à propos, selon moi.

(04) Dircé. - Dircé est cette noble fontaine, maintenant dégagée du dragon, son farouche gardien. «  Dircé, le plus bienfaisant des breuvages que Neptune et les fils de Thétis aient jamais envoyé aux humains, » dit Eschyle (les Sept contre Thèbes, v. 314). « Muet est celui qui ne chante pas Dircé, » s'écrie Pindare, « et qui ne se souvient pas toujours de ses ondes :  »  μήδε Διρκαίων ὑδάτων ἀεὶ μέμναται. (Pyth., IX).

(05) Les portes s'ouvrant d'elles-mêmes. - Ce prodige est commun dans les récits héroïques. Nonnos l'a admis déjà dans son septième chant. Il figure chez Callimaque (Hymne à Apollon, v. 5), dans Apollonius de Rhodes (livre IV. v. 41), et enfin dans l'Énéide (liv. VI, v. 81) :

Ostia jamque domus patuere lugentia centum
Sponte sua.

Si mes lecteurs ont quelque goût pour les allégories (et la mythologie n'est pas autre chose), ils me pardonneront de placer sous leurs yeux ce passage de Dupuis, qui a vu partout des allusions astronomiques. Je n'ai pas besoin de les mettre en garde contre ces étranges raisonnements.

«  Pour comprendre le sens de l'allégorie qui règne dans ce chant du poème, il faut se rappeler que nous sommes ici au solstice d'hiver, époque à laquelle le soleil, qui s'était éloigné de nous, reprend sa route vers nos climats, et nous rapporte la lumière qui avait semblé nous abandonner. C'était à cette même époque que les anciens Égyptiens célébraient des fêtes de joie qui avaient pour objet ce retour, et qui annonçaient qu'ils n'avaient plus à redouter le deuil a dont était menacée la nature par l'absence du soleil. » —J'abrége le verbiage. — «» Le Deuil ou Penthée, effrayé de ce retour, arme contre Bacchus ses soldats, et lui ferme l'entrée de la ville de Cadmus. »

(06) Minerve Oncée. — Ce vers, où Nonnos fait mention du nom phénicien d'Onca donné à Minerve, est de nature a lever les doutes de sir Lytton Bulwer, le célèbre romancier anglais : dans son premier volume de l'Histoire d'Athènes , que n'a pas suivi le second (L. Bulw. , Athens., ch. I), il se refuse à reconnaître la Minerve des Phéniciens dans le mot Onca, qu'il croirait plutôt une corruption de Siga, nom signalé par Pausanias (liv. IX, ch. 12) : mais ici l'autorité de Nonnos vient s'ajouter a celle d'Eschyle dans la tragédie des Sept chefs, et le mot onca, comme la déesse qu'il représente, est maintenu parmi les importations du culte phénicien en Béotie.

(07) La brebis femelle et le taureau mâle. — Ces expressions, qui en français sont des redondances, ce que nous avons appelé vulgairement des jeannoteries , ne présentent pas le même sens en grec. Οἶς est la race ovine, sans distinction de sexe. Homère a dit (Il., liv. XII, v. 451) πόκον ἄεσενος οἰὸς, la toison d'une brebis mâle. Le taureau est ici de même le représentant de la race bovine tout entière.

Il faut remarquer également cet autel aux belles cornes (εὐκεράω) où Agavé sacrifie. Les autels, dont les monuments ou les médailles antiques noue montrent encore la forme, portent des cornes presque toujours, soit qu'on en fit usage pour attacher les victimes, soit que la pierre sacrée donnât ainsi plus de prise au suppliant qui venait la toucher. Moise reçut de Dieu l'ordre de dresser un autel avec des cornes aux quatre angles : « Cornua autem per quatuor angulos ex ipso erunt. » (Exode, ch. 27, 2). La corne, je le redis, n'était pas un symbole de la puissance réservée aux dieux ou aux hommes qui commandaient aux autres ; elle ornait aussi la tête d'Astarté, l'antique souveraine des Phéniciens , comme un insigne de la royauté : (ὼς βασιλείας παράσημον, dit Eusèbe. ( Prép. Evang., liv. I.)

(08) Les caresses des dragons.  - Les dragons qui caressent Cadmus et qui lèchent les joues d'Harmonie font frissonner; mais cette image est toute mystique et appartient à Euripide, qui en dit plus encore :

νίψατο δ' αἵμα, σταγόνα δ' ἐκ παρηίδων
γλώσσῃ δράκοντος ἐξεφαίδρυνον χροός.  (Bacch., v. 766.)

« Elles lavent le sang qui les couvre, et la langue des serpents nettoie leurs joues des gouttes qui les souillent. »

(09) L'épithète dracontobotos. — Hérodote et Appien m'ont prêté leurs lumières pour rectifier l'épithète δρακοντοβότου, qui n'avait aucun sens appliqué à la mer Illyrienne En lisant δρακοντοφόρον on retrouve un souvenir de l'image belliqueuse de Cadmus-serpent, que les Illyriens portaient sur un char comme un signe de guerre ou de ralliement quand ils marchaient au combat, et c'est à cette coutume qu'Euripide fait allusion (Bacch., v.1331):

ὄχον δὲ μόσχων, χρησμὸς ὡς λέγει Διὸς
ἐλᾶς μετ' ἀλόχου, βαρβάρων ἡγούμενος.

« Et porté avec votre épouse sur le char traîné par des taureaux, ainsi le veut l'oracle de Jupiter, vous guiderez les armées barbares. »

(10) L'Illyrie. — Toutes ces infortunes de la maison de Cadmus , que Nonnos continue à nous raconter en détail, déterminèrent le héros à se retirer en Illyrie avec Harmonie. « Là, » dit le Périégète, « après avoir vu s'écouler loin de l'Ismène leur riche vieillesse, ils subirent les tortueux anneaux du serpent.

κεῖθε γὰρ εἰς ὀφίων σκολιὸν γένος ἠλλάξαντο
Ὁππότ' ἀπ' Ἰσμηνοῦ λιπαρὸν μετὰ γῆρας ἴκοντο. (Den. le Pér., v. 392.)

Les dragons, emblème de la future métamorphose, ou bien trophée de la victoire remportée sur le dragon de la fontaine (liv. IV, v. 419), étaient simulés en pierre dans le palais de Cadmus à Thèbes, tels qu'on les voit dans les sculptures antiques, groupés et unis dans leur partie inférieure. Cette légende, et les transversions multipliées du manuscrit grec, ont amené dans l'esprit de Graëfe une confusion qu'il a refusé de démêler et que je crois avoir dissipée.

(11) Les Adryades. — Les adryades , je pense l'avoir dit déjà, sont, chez Nohnos, le nom abrégé des hamadryades, nymphes consacrées à des arbres de toute sorte. Les dryades formaient une classe à part, si l'on en croit Phérénice, poète épique cité par Athénée, liv. III, ch. 6. (épique signifie ici auteur d'hexamètres.)

Car tu le sais, berger, ces déesses fragiles,
Envieuses des jeux et des danses agiles,
Sous l'écorce d'un bois où les fixa le sort,
Revivent avec lui la naissance et la mort.

C'est ainsi que, dans ses vers antiques et élégants, M. de Vigny décide la question que n'a pas osé trancher Callimaque.

« O Muses, mes déesses, dites s'il est vrai que les chênes soient nés en même temps que les nymphes ; ces nymphes qui se réjouissent quand la pluie fait croître les chênes, et qui pleurent quand ils perdent leurs feuilles. » (Hym. à Dél., v. 85.)

(12) Le vers anatomique. — Ce vers, qu'on peut tout au plus excuser chez un furieux tel que Penthée, rappelle le passage de Chapelain signalé par Boileau :

Que le coup brisât l'os, et fit pleuvoir le sang
De la tempe, du dos, de l'échine et du flanc.

Mais ici c'est encore un emprunt à Euripide, et sans doute une allusion à quelque cérémonie des mystères bachiques : ἔφερε δ' ἡ μὲν ὠλένην, ἡ δ' ἴχνος... (Bacch., v. 1002).

(13) Imprécations de Penthée. — Une fille de Minée, Alcithoé, soufflée par la Fontaine, parle de Bacchus à peu près comme Penthée, et en plus avec quelques nuances d'une incrédulité et d'une coquetterie toutes modernes :

Quoi donc ! toujours des dieux nouveaux !
L'Olympe ne peut plus contenir tant de têtes.
Ni l'an fournir de jours assez pour tant de fêtes...
Mais a quoi sert Bacchus, qu'à causer des querelles,
Affaiblir les plus sains, enlaidir les plus belles.

Et pourtant ce culte, que Penthée et Alcithoé méprisent, a prolongé plus d'une de ses coutumes jusqu'à notre époque ; et les fêtes de Bacchus (je le dis sans amphibologie et sans malice) font encore sentir chez nous leur influence. Qui croirait, par exemple, que le dernier verre de vin du dessert remonte à la plus haute antiquité? Cet adieu des convives à la coupe était accompagné de voeux bienveillants et réciproques. Enfin, ce que les anglais de la vieille roche, quand ils boivent à dix heures du soir, la nappe enlevée, nomment encore le good afternoon, s'appelait à Athènes le coup du bon génie, ἄκρατον οἶνον ἀγαθοῦ δαίμονος (Aristophane, Chev. v. 85), et s'y buvait sans eau, comme à Londres.

(14) L'hymne à la lune. — La prière à la lune, qui fait le pendant de l'invocation à Hercule-soleil dans le quarantième chant, est tout aussi remarquable. Les chants ou parfums à la Lune et à Diane, chez Orphée, ne sont que de sèches nomenclatures des surnoms des deux déesses; et les trois fragments sur le même sujet qui mous sont resté parmi les poésies homériques n'out guère plus de valeur. Mais ici la supplication, qui rappelle les trois formes de la déesse Hécate, Lune, et Proserpine, est d'un beau mouvement, et se termine par une noble invocation à Jupiter le Dieu universel.

Voici le début d'un autre hymne à la Lune, moins mythologique et plus touchant, que ma jeune mémoire adressait jadis sur les bords du fleuve paternel aux rayons de l'astre nocturne, si purs sous cet heureux climat. C'est l'oeuvre d'un poète naïf et doux que j'ai beaucoup aimé, le spirituel et sensible Michaud : mes récits l'ont excité comme mes voeux l'ont suivi sur la route orientale que je venais de parcourir avec tant de joie, et où, malgré son âge, il s'élançait avec tant d'ardeur ; et j'ai eu dans une lettre qui ne me quittera plus les derniers traits de sa main mourante.

Et toi, dont la clarté si chère air paysage
Adoucit de la Nuit le front triste et sauvage,
Qui , parmi les cyprès dont se couvrent les cieux,
Brilles comme l'espoir au coeur du malheureux...
Ô Lune, viens charmer mes tristes rêveries,
Viens consoler ces champs, ces bois et ces prairies;
Le soleil reviendra demain les visiter,
Mais moi, c'est pour jamais que je vais les quitter.

Michaud. Printemps d'un proscrit

(15) La Lune Méné. — La réponse de la Lune à Bacchus nous offre un calembour astronomique bon à noter. Elle ne s'appelle pas Méné, dit-elle, seulement parce qu'elle est la mère des mois, Μῆνας, mais encore parce qu'elle donne la fureur μανίαν, dont nous avons fait manie. De là viennent les lunatiques. Elle commandait à la Rage, fille de la Nuit (Euripide, Herc. fur., 823), déesse connue aussi sous le nom de Lyssa, bien que Quinaut l'eût personnifiée sous les traits de la Haine. Et quand la magicienne Armide l'appelle à son secours en quelques vers assez semblables aux imprécations de Penthée :

Esprits de haine et de rage,
Démons, obéissez-nous ;
Livrez à noire courroux
 L'ennemi qui nous outrage,

il me semble entendre encore les tumultueux accents de l'orchestre de Gluck, ou la terrible harmonie de Milton :

Demoniac phrenzy, moping melancholy,
And moon-struck madness. (Par. lost. c. X1, v. 461.)

(16) Réponse de la Lune. - Dans la réponse de la Lune à Bacchus, il faut remarquer le soin flatteur qu'elle prend de faire ressortir les attributs qu'elle partage avec le dieu.

« Bacchus, » dit Plutarque, « fait croître les a arbres et les fruits, comme la Lune. »

Bacchus, le donneur de liesse,
Les arbres accroît en largesse ;
Car sa lueur sainte produit
Toutes les espèces de fruit.

(Propos de table, l. IX, v. 11)

Δένδρων δὲ νόμον, Διόνυσος πολυγαθὴς
αὐξάνει ἀγνὸν φέγγος ὀπώρας.

(Pindare, frag. V.)

« Et le bienfaisant astre sacré des vendanges donne aux arbres leur régulière beauté. »

(17) La Lune aux rênes d'or. --- L'épithète χρυσήνιος (vers 253) appartient à Homère (Il. , VI, 205).

Diane aux rènes d'or, implacable ennemie,
De ses traits acérés perça Laodamie. (Bignan.)

(18) Ityle. - Les crimes de Térée et les malheurs d'Ityle, si dramatiques dans Ovide (Métam., liv. VI), mais où il a mêlé bien des traits d'esprit qui diminuent l'intérêt et la terreur sont résumés ici en quelques vers; et certes jamais les Furies n'ont présidé à une plus horrible aventure.

(19) Le père qui dévora son fils. — Ici Nonnos a visé à la plus pathétique énergie, et a voulu dépasser même les bornes de la terreur tragique. L'épithète οαιδοβόρῳ (vers 269) rappelle Ugolin et les vers si doux qui font frémir dans la bouche de ses malheureux enfants :

Padre, assai ci fia men doglia
Se tu mangi di nol.
(Dante, Inf., c. 33.)

(20) Actéon et Endymion. — Nonnos, quand il rapproche dans un seul vers Actéon et Endymion, avait-il donc sous les veux le bas-relief du musée Pio Clementino, qui réunit les deux aventures , et que mes yeux admiraient encore au bout des longues galeries du Vatican, tout las qu'ils étaient après tant de merveilles!

(21) Imitation d'Euripide. — Maintenant ce n'est plus à Homère que Nonnos demande de protéger ses inspirations, c'est à Euripide. La tragédie des Bacchantes, l'une des plus remarquables du théâtre grec par sa haute poésie et son caractère religieux, se reflète en entier dans le récit épique des Dionysiaques; il serait trop long d'en faire ressortir toutes les analogies. J'indiquerai néanmoins quelques traits qui se 'apportent aux trois premiers actes, sans me refuser d'avance le plaisir d'en parler encore dans les livres suivants; car ce superbe dithyrambe tragique a fait longtemps mes délices.

Ainsi , la chevelure intacte de Bacchus que Penthée veut trancher (Dionys., v. 147), se retrouve dans le drame grec au vers 415.

Les bacchantes qu'il destine à le servir (Nonnos, v. 145 ; Euripide, v. 424).

Le mensonge de Sémélé (Nonnos, v. 268 , Euripide, v. 244).

La terre qui tremble, le palais qui s'écroule (Nonnos, v. 37 : Euripide, 624).

Et partout se produisent chez le grand tragique ces épithètes de Dieu cornu, aux cornes dorées, au front porteur de cornes, nobles signes de la puissance antique que Nonnos a prodigués aussi, au grand désespoir de sort traducteur moderne.

J'ai remarqué encore la forêt ombreuse du Cithéron, qui est de tradition dans les Dionysiaques, et dont nous parle un fragment de la tragédie des Bacchantes du poète latin Accius :

Ubi sanctus Cithæron frondet viridantibus foetis.

(Nonius Marcellus, de Mut. decl.)

Il y a tout lieu de croire que l'épisode de Lycurgue, dont nous avons vu le développement dans les vingtième et vingt et unième chants, reproduisait aussi l'une des trilogies d'Eschyle, intitulée Lycurgue. Le lieu de la scène en a été changé, et Nonnos a substitué l'Arabie à la Thrace. Du reste, Aristophane semble ne nous avoir conservé le titre de cette oeuvre d'Eschyle que pour s'en moquer (Arist., Thesmoph., v. 138).

Et pourtant que de nobles images dans ces grandes oeuvres des tragiques grecs! et combien ce draine des Bacchantes d'Euripide et ce magnifique langage élèvent l'âme!

« Grèce, ô mère des arts, terre d'idolâtrie,
De mes voeux insensé; éternelle patrie,
J'étais né pour ces temps où les fleurs de ton front
Couronnaient dans les mers l'azur de l'Hellespont.
Je suis un citoyen de tes siècles antiques;
Mon âme avec l'abeille erre sous tes portiques.
La langue de ton peuple, ô Grèce, peut mourir,
Nous pouvons oublier le nom de tes montagnes;
Mais qu'en fouillant le sein de tes blondes campagnes,
Nos regards tout â coup viennent à découvrir
Quelque dieu de tes bois, quelque Vénus perdue...
La langue que parlait le coeur de Phidias
Sera toujours vivante et toujours entendue;
Les marbres l'ont apprise et ne l'oublieront pas.

(A. de Musset, Les Voeux stériles.)

En résumé, si Nonnos, grand marieur de mots et habile artisan de style poétique, comme disait de Pindare le blasphémateur Lamotte, a tant puisé dans les larges sources du drame grec, quelle noble étude ne nous offrent pas, à notre tour, ces magnifiques compositions où la langue se déploie dans tout son luxe! « Quoi donc! » disait Vincent Gravina, le célèbre littérateur italien, « ne voyez- vous pas que ce bel idiome l'emporte sur tous les autres par son antiquité, sa dignité. sa puissance, et qu'il est pour eux ce qu'un père est à sa postérité, et un fleuve aux ruisseaux ? » — Ac tanto caeteris praestet, quanto proli parentes, rivis flumen. (De ling. lat. Dial.)