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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XXXVII.

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

 

DIONYSIAQUES

 

CHANT TRENTE-SEPT

 


C’est ici le trente-septième livre : là sont les jeux funèbres, les guerriers athlètes, et les récompenses de la lutte.


Cependant les Indiens, devenus sages, donnent leurs soins à l'amitié , et, livrant aux vents de l'oubli la guerre que leur fait Bacchus, ils ensevelissent leurs morts; mais ils ne les pleurent pas, car ces morts échappent aux chaînes terrestres de la vie ; et, retournant d'où elles sont venues, les âmes reprennent dans l'ordre circulaire leur rang primitif (01). L'armée de Bacchus se repose.

Le dieu, à la faveur de cette heureuse interruption du combat, hâte, à l'heure matinale, les mules, et les hommes qui les accompagnent; il veut qu'on apporte les bois que nourrissent les monts, et qu'un bûcher consume les restes d'Ophelte qui n'est plus.

Phaunos guide les guerriers dans la forêt de pins; il est accoutumé aux demeures de sa mère, la montagnarde Circé, il a l'expérience et le goût des bois solitaires. Le fer du bûcheron abat les arbres par rangées ; nombreux sont les ormes qui tombent ses l'acier au large tranchant; nombreux les chênes au branchage élevé qui résonnent en roulant sur le sol. Les pins se couchent, et les méleses s'inclinent en foule sur leur feuillage desséché. Les collines se dépouillent peu à peu des arbres divers qu'on abat. L'hamadryade exilée s'échappe sans être vue, et se mêle aux nymphes des fontaines qu'elle ne connaît point.

Les hommes, en nombreuses phalanges, se rencontrent, se croisent et suivent les sentiers divers de la montagne ; on les voit descendre à pas multiplies, et cheminer obliquement dans les penchants des hauteurs ; puis, liant les bois pressés ensemble, de cordes bien tressées dont ils ont préparé les noeuds, ils les placent sur le dos des mules. Celles-ci hâtent leur marche régulière ; leurs pieds retentissent sur les routes de la montagne ; les branches qui pèsent sur leur croupe et qu'elles traînent, soulèvent derrière elles le sable et une épaisse poussière (02). Les satyre et les égipans s'empressent ; les uns portent dans leurs bras infatigables les souches des arbres que leurs haches ont successivement coupées, et bondissent de leur, pieds folàtres sur les rochers; les autres, citoyens des forêts, rangent les bois sur le sol où Bacchus a voulu que soit dressée la tombe d’Ophelle.

Les guerriers des divers pays se rassemblent autour du bûcher. Le ciseau des funérailles a tranché leurs cheveux en signe de deuil (03); ils se pressent alternativement autour du cadavre, sanglotent, et l’ombragent en entier de leurs boucles amoncelées. Bacchus pleure de ses yeux étrangers aux larmes, et d’un visage qui ignore la douleur; puis il détache un anneau de son intacte chevelure, et dépose ce don sur Ophelle.

Les serviteurs idéens du dieu des montagnes dressent un bûcher qui a cent pieds sur toutes ses faces; ils couchent le mort au milieu. Autour du cadavre, Astérios lève le glaive montagnard de Dicté; il range en une sorte de cercle pressé douze Noirs indiens dont il tranche la tête (04); il y place aussi des amphores de miel et d’huile. Puis des génisses et des brebis en grand nombre sont égorgées devant le bûcher; il entoure le cadavre d’une couronne de bœufs et des rangées des chevaux qu’il vient d’immoler. Enfin il retire toute la graisse qui s’en écoule, et en recouvre le cadavre, auquel il forme ainsi une onctueuse ceinture (05).

Il fallait du feu. Phaunos, citoyen des plaines de Tyrrhénie, le fils de Circé l’amie des rochers, l’habitant des déserts, que sa mère a instruit des ressources des champs, détache d’une roche les pierres qui recèlent la flamme, ces instruments de l’industrie montagnarde à qui la foudre, en tombant du ciel, a confié les traces de sa victoire, Il réunit les restes de ce feu divin pour allumer le bûcher funèbre; puis il oint d’un soufre fulminant les noirs cités des deux pierres génératrices; il aiguise ensuite comme un clou une baguette de bois de l’Érythrée, l’introduit entre les deux cailloux et les frotte de tous côtés l’un contre l’autre, mariant ainsi la femelle au mêle, jusqu’à ce que le feu caché dans la pierre éclate de lui-même; enfin, à l’endroit où la paille est placée, il l’introduit sous le bûcher,

Et cependant le feu allumé ne court pas autour du cadavre. Alors le dieu, tendant son regard vers Phaéton qui brille en face de lui, appelle Euros, le vent oriental, son voisin, et veut qu’il excite contre le bûcher des souffles secourables. Héosphore, qui n’est pas loin, a entendu l’appel de Bacchus, et lui envoie son frère pour animer d’un souffle plus puissant le feu qui va s’enflammer.

Le Vent quitte aussitôt le palais de rose de l’Aurore sa mère, et ravive pendant la nuit entière l’ardeur du bûcher; excité et nourri par ce souffle, la flamme s’élance et des haleines impétueuses en font jaillir l’éclat dans les airs jusqu’auprès du soleil. A côté de Bacchus en deuil, Astérios de Dicté, dont le sang s’allie à Ophelle, verse la coupe de Gnosse à deux anses pleine du vin le plus doux et le plus parfumé, et enivre la poussière du sol pour honorer le fils d’Arestor et son me qui s’envole.

Mais aussitôt que l’aube avant-courrière du char humide de l’Aurore dentelle la nuit de ses teintes rougissantes, tous accourent et viennent de leurs coupes successives éteindre sous la liqueur de Bacchus le bûcher de leur compagnon. Le vent brillant s’est retiré sur ses ailes rapides vers la demeura éclatante du Soleil; Astérios recueille alors les ornements recouverts d’une double graisse, et place ces restes dans une urne d’or. Les corybantes tourneurs (06), qui sont allés habiter l’Ida, creusent un tombeau, et dans les flancs approfondis de la terre, ils ensevelissent ce mort, citoyen d’une même patrie, qu’animait le sang national de la Crète; ils jettent la dernière poussière d’un sol étranger sur Ophelle, établissent sa tombe sous un haut édifice, et, sur ce monument de leur douleur récente, ils inscrivent ces mots:

« Ci-gît le fils d’Arestor, Ophelle emporté si vite. Il était de Gnosse, il immola les Indiens, et fut le compagnon de Bacchus. »

Le dieu de la vigne apporte alors les présents des jeux funèbres; il assemble ses troupes, forme à l’endroit même une vaste lice, et fixe la borne de la course des chars (07). Là se trouvait sur la terre une pierre égale en largeur à trois coudées, arrondie en demi-cercle, image de la Lune, polie sur toutes ses faces, telle qu’un vieux sculpteur l’eût préparée de ses mains laborieuses pour en faire une sublime statue. Un monstrueux cyclope l’enlève, la dresse sur le sol; et, en pendant de cette borne de pierre, il place vis-à-vis pour l’accompagner un autre bloc tout pareil qu’il y enfonce. Les prix du combat varient; ce sont des vases, des trépieds, des boucliers, des chevaux, l'argent, les métaux indiens, des bœufs et le limon du Pactole (08).

Le dieu dépose les récompenses de la victoire pour  les écuyers; au premier il destine l’arc, le carquois, le demi-bouclier des Amazones et Aréiphile la guerrière (09) ; il l’a sauvée comme elle se baignait pendant qu’il voyageait à pied sur les bords sourcilleux du Thermodon (10), et il l’a couduite avec lui dans les Indes. Le second prix sera une cavale brune, rapide comme le souffle de Borée: une double crinière ombrage son encolure; elle porte encore un poulain qui va voir le jour, et ses flancs s'arrondissent sous ce fardeau qui promet un noble coursier. Le troisième prix est une cuirasse, un bouclier est le quatrième. Le merveilleux travail de l'enclume de Lemnos a perfectionné l’une avec l’or artistement combiné, et l’autre se relève à son centre sous un élégant bosselage d’argent. Le cinquième aura deux talents, produit de la rive du Pactole.

Le dieu se lève et encourage les prêtendants :

« Amis, â qui Mars a appris à détruire les villes et que Neptune a doués de la science de guider les chars, je n’excite pas en vous des hommes sans exprérience du labeur, mais bien des hommes accoutumés aux plus rudes fatigues, car nos guerriers ont toutes les vertus en partage. Si donc l'un de vous tire son origine lydienne du Tmole, il rivalisera avec les palmes hippiques remportées par Pélops (11). Si le concitoyen d’Oenomaos de l'Elide aux beaux chars, possède les plaines de Pise, nourrice des coursiers, il connaît la couronne de l'olivier sauvage d'Olympie. Et cependant ce n'est pas ici le stade d'Oenomaos ; les écuyers n'y trouvent point l'appât d'un hymen fatal aux étrangers. C'est la lice de l'honneur dégagée de tout souci de Vénus. Si le sang de l'Aonie ou de la Phocide coule dans vos veines, vous savez les combats pythiques honorés d'Apollon ; si le sol que pare l'olive de la savante Marathon (12) vous appartient, vous connaissez les amphores remplies de l'onctueuse liqueur. Si vous cultivez les champs de la fertile Achaïe,« vous n'ignorez point Pellène (13), où les hommes, dans une lice glacée, se disputent pour prix de la victoire les vêtements de laine dont ils réchauffent l'hiver leurs membres engourdis. Enfin, si Corinthe, que la mer entoure de sa ceinture, vous a vu naître, n'avez-vous pas les jeux isthmiques de notre cher Palémon (14) ? »

Il dit, les chefs empressés accourent; ils font tourner et rangent successivement leurs chars. Érechthée le premier amène attelé à son joug Xanthe et la cavale Podarcé (15), couple mâle et femelle. Borée, forçant à s'unir à lui Harpie la Sithonienne , aussi prompte que la tempête, les avait eus de cette couche ailée ; et lorsqu'il devint le gendre d'Érechthée, il les lui donna en gage de son amour pour Orithyie, la nymphe athénienne qu'il venait d'enlever. Actéon, le second, fait résonner le fouet isménien (16). Le troisième est Celmis, aux rapides poulains; rejeton du souverain des eaux, il a souvent effleuré les ondes quand il dirigeait sur les mers le char de son père Neptune. Phaunos court le quatrième, il est au milieu de l'enceinte ; et , seul à l'égal du Soleil , père de sa mère, il conduit quatre chevaux sous le même joug. Le cinquième est Achate; il est porté par un char de Sicile. Il a pour la science des chevaux cette passion insatiable qui règne à Pise sur les bords du fleuve ombragé d'oliviers, car il habite la plaine où est l'épouse de ce malheureux Alphée qui conduit vers Aréthuse, en don d'amour, et sans les mêler à la mer, ses ondes triomphales. Le père du téméraire Actéon l'éloigne de la foule, et adresse ces tendres conseils à son fils impatient.

« Fils d'Aristée, fils d'un père plus réfléchi que toi, je sais que ta vigueur est suffisante, et que la fleur de la jeunesse se mêle à ton courage instinctif; tu reçus de ton père le sang d'Apollon ; et nos coursiers arcadiens l'emportent sur tous les autres dans la carrière. Mais ici ni ces avantages tous ensemble , ni la rapidité des chevaux, ni la force, n'apprennent à vaincre autant que l'esprit de l'écuyer; la finesse seule te manque, et la conduite des chars exige à la fois l'habileté et l'expérience ; écoute ton père ; et les diverses ruses de cet art, telles qne le temps me les a enseignées, je vais te les enseigner à mon tour. Montre ton talent d'écuyer en pratiquant les ingénieuses combinaisons qui assurent la victoire. Quand un conducteur qui n’a rien appris lance son char vers le milieu de l’arène, s’égare çà et là, et que son attelage contrarié n’obéit ni au fouet ni au frein, il tourne emporté en dehors de la borne partout où l’entraînent ses chevaux indociles devenus ses maîtres. L’écuyer judicieux, au contraire, qui ne néglige pas un heureux artifice, même s’il n’a que des chevaux inférieurs, les redresse, ne perd jamais de vue son devancier, se rapproche de lui quand ils vont ensemble atteindre la borne, et la double alors sans jamais l’effleurer. Regarde-moi, presse ainsi le frein directeur pour faire tourner tout entier ton cheval gauche auprès de la pierre; sois comme pilote; sers-toi de l’aiguillon et menace les chevaux de la voix; excite le coursier de droite pour accroître sa vitesse; qu’il sente que les rênes détendues lui sont remises; pèse alors obliquement et en t’inclinant sur les côtés du char, tout près du bord, mais sans le toucher, dans la mesure nécessaire; poursuis ainsi ta course sans dévier, jusqu’à ce que tu voies le moyeu du char, quand il tourne, raser du cercle de ses roues la pointe de la borne; mais prends garde à la pierre, ne vas pas la toucher de  ton essieu, ni te promener ça et là dans la lice: tu nuirais à la fois au char, aux chevaux et à toi-même. Oui, sois comme le pilote: dirige, ainsi que lui, tes efforts en ligne droite; la pensée de l’écuyer quand il est habile, est pour le char un véritable gouvernail. Hâte-toi, mon enfant, d’illustrer par tes vertus celui de qui tu tiens le jour. Autant que les combats, la carrière hippique donne la gloire; hâte-toi de me faire honneur dans le stade ainsi que dans la mêlée. Tu as vaincu Mars, remporte une autre victoire; et qu’après les exploits de  ta lance, je te proclame encore le vainqueur des jeux. O cher enfant, sois digne de Bacchus, ton allié, de Phébus, de l’adroite Cyrèse, et dépasse en hauts faits ton père Aristée. »

Il dit, et retourne sa place, après avoir ainsi révélé à son fils les ruses variées et familières à l’art de mener les chars.

Aussitôt chaque prétendant détournant le visage, étend l’un après l’autre une main aveugle dans le casque accoutumé, et cherche à fixer le sort en sa faveur, comme les doigts du joueur jettent loin de lui des dés alternatifs. Les écuyers tirent successivement; Phaunos, le fougueux ami des chevaux, le rejeton de la race tant célébrée du soleil, est le premier que le sort désigne. Achate est le second; puis, le frère de Damnaménée; ensuite Actéon; et celui qui devait l’emporter sur tous dans la lice, Érechthée, le dompteur des coursiers, n’obtient que la dernière place.

Les écuyers saisissent leurs lanières de cuir ; ils sont debout et rangés en ordre sur les chars; Eaque est leur juge véridique : c’est lui dont les yeux infaillibles doivent surveiller la lutte. Témoin fidèle, il discernera les efforts dans l’arène des rivaux qui se disputent les couronnes, et réglera leurs différends.

Ils s’élancent dé la barrière; dans ce premier essor, l’un prend les devants, l’autre le gagne; un troisième tient le milieu; celui-ci cherche à froisser l’écuyer qui le suit de prés; un rival qui atteint dans l’espace du stade son rival, se penche d’abord et s’agenouille, puis se redresse, ramène son cheval allongé, en fait fléchir les reins, l’arrête; mêle le char au char, et, de sa main secouant les rênes, il effraye, du bruit du mors aux dents recourbées, les coursiers voisins. Dans cet impétueux élan, l’ongle des chevaux aurait frappé sur les rondeurs de la roue, si le guide n’eût aussitôt retenu la rapidité de sa course, et retiré en arrière son char provocateur. Celui-là se maintient de front avec un char lancé dans toute sa vitesse, soutient la marche égale et douteuse, ne fouette que d’une main habilement ménagée, et, tournant légèrement son regard de côté, il surveille le char de  l’écuyer qui vient après lui. Un dernier, qui a devancé son voisin, oppose sa marche jalouse aux efforts de l’équipage qui le suit, et qui, d’un côté et de l’autre, se présente incessamment devant lui.

Le peuple réuni sur les hauteurs, et assis en rang pour mieux voir l’arène, considère de loin la vélocité des coursiers. L’un se lève tout transporté, l’autre montre du bout du doigt qu’il agite un écuyer dont il voudrait presser la marche. Celui-ci, que possède la jalouse émulation de la lice laisse ses pensées frénétiques courir avec le conducteur; celui-là, voyant l’écuyer qu’il favorise précéder les autres, bat des mains, crie d’une voix enthousiaste, l’encourage, rit, tremble et lui donne ses ordres.

Tantôt les chars élégants, plus rapides qu’une ourse furieuse, volent dans les airs: tantôt ils paraissent emportés à la surface du sol, rasant à peine la poussière, et le sillon passager et direct des roues ne laisse sur le sable qu’une rapide empreinte. La lutte s’anime et se mêle; la poussière excitée s’élève jusqu’au poitrail des chevaux; leurs crinières se dressent au vent des airs qu’ils fendent; et les écuyers impatients font retentir tous à la fois des cris plus aigus que les sifflements de leurs fouets.

La course touche à sa fin; Celmis est le premier; il excite ardemment son char habitué à courir sur la mer. Car Celmis qui se rapproche, le descendant du dieu des eaux, fait tournoyer dans les airs le fouet maritime de Neptune, dirige la race des coursiers marins de son père; et jamais le voyageur du ciel, le sublime Pégase n’a volé sur ses ailes étendues aussi vite que les pieds de ces chevaux des abimes franchissent le sol dans leur course insaisissable à l’œil.

Tout auprès de lui, Erechthée frappe ses coursiers, On dirait, à voir son char si voisin de l’autre, qu’il est monté par un Telchine des mers; car le noble coursier d’Érechthée vole dans les airs, chasse de ses doubles naseaux un souffle haletant dont il réchauffe les épaules de son devancier; et certes, Érechthée aurait pu saisir la chevelure qui ondoie par le cou de son rival, s’il n’eût retenu son char en le détournant; et si, tirant à lui d’un poignet vigoureux les rênes élégantes, il n’eût serré légèrement la bouche de ses chevaux en les rapprochant. Le coursier, après une si violente secousse, les yeux tournés en arrière sur son guide, allait, couvert d’écume, rejeter le bout du frein qui le presse; mais Érechthée le retire encore à lui, et évite ainsi la disgrâce de le voir s’emparer du mors. Celmis alors, en apercevant son rival si près de son attelage, lui crie d’une voix menaçante:

« Arrête, tu luttes vainement contre les coursiers de la mer. C’est avec un char de mon père, pareil au mien, que jadis Pélops a vaincu les chevaux invincibles d’Œnomaos. J’invoque, pour me guider dans la carrière, l’hippique souverain des eaux (17). Et toi, bourreau des coursiers, tu n’as pour te secourir que la déesse de la navette, Minerve. Qu’ai-je besoin de ton chétif olivier? C’est une couronne de vigne qu’il me faut, et non ta médiocre olive. »

Ces paroles irritent doublement l’impétueux Erechthée. Il médite à la fois une ruse artificieuse et une sage pensée : ses mains continuent à diriger sa course; mais son cœur implore pour le succès de ses efforts le secours de Minerve, protectrice des villes; et il lui adresse brièvement la rapide invocation de l’Attique

« Reine de la Cécropie, Pallas, qui n’eus pas de mère, guide agile des coursiers (18), comme tu l’as emporté sur Neptune dans ton défi, fais que ton citoyen Érechthée, quand il conduit un cheval du Marathon, l’emporte encore sur un fils de Neptune. »

Après ces paroles, il fouette les flancs des chevaux et pousse son char au niveau de l’autre; puis, serrant de sa main gauche les freins des coursiers de Celmis, il tire violemment en arrière les rênes du char de son compétiteur; et, de la droite, il fouette ses chevaux à la haute encolure, qu’il précipite en avant. Puis il change de voie, prend la place de Celmis qu’il laisse en arrière; dans la volubilité de son langage il interpelle à son tour le fils de Neptune, le raille, et tournant vers lui un regard moqueur:

« Celmis, tu es dépassé. Érechthée l’emporte sur toi. Ma vieille Podarcé a vaincu ton Balios, le jeune et mâle coursier, rejeton de Zéphyre, ce voyageur des flots que les flots ne peuvent atteindre; si tu t’enorgueillis de l’art de Pélops, et que tu vénères le char marin de l’auteur de les jours, l’astucieux Myrtile lui déroba la victoire, à l’aide de la cire imitative dont il fabriqua un essieu fictif; fier de ce sang de Neptune que tu nommes l’Hippique et qui monte le char des abîmes, vois ce roi de la mer, ce maître du trident, ton mâle protecteur Minerve, une femme, l’a vaincu! »

Ainsi disant, le citoyen d’Athènes a laissé derrière lui et le Telchine d’autant d’espace qu’il y en a entre un coursier rapide et la roue, quand les crins tendus de sa queue arrondie en effleurent le cercle.

Phaunos vient ensuite, et son char à quatre chevaux. Actéion se glisse en quatrième, auprès de Phaunos, et n’a pas encore oublié les astucieux conseils de son père Aristée. Le Tyrrhénien Achate, ferme la marche.

C’est alors que le téméraire Actéon médite un stratagème: il poursuit de son char Phaunos, qui le précède toujours ; puis il détourne par des coups de fouet mieux appliqués les pas des chevaux qu’il met au niveau de leurs devanciers; il se dérobe en passant à Phaunos, qu’il gagne un instant de vitesse, appuie ses genoux aux contours du siège, effleure de son char oblique le char rival, et fait passer sa roue sur les pieds des coursiers voisins. Leur char se renverse: à cette secousse, trois chevaux tombent sur le sol; l’un sur les flancs, l’autre sur le ventre, le troisième sur l’encolure. Un seul s’incline, mais ne succombe pas; il cloue les extrémités de ses pieds sur la terre, secoue incessamment la tête, appuie une jambe tout entière sur le cheval attelé près de lui, soulève les harnais, et retient le timon en l’air. Les autres sont couchés à terre et près de  la roue. Phaunos a roulé près de son char; la surface de son front est meurtrie; son menton souillé et la pointe de son coude effleurée se recouvrent de la poussière de l’arène. Mais bientôt il bondit, redouble d’agilité, s’empresse autour du char culbuté près de lui, ménage de la main le cheval debout, dont il retient la rêne, et frappe vigoureusement ses compagnons abattus. Le téméraire Actéon, qui voit Phaunos s’inquiéter autour de son équipage, lui adresse ces paroles enjouées :

« Cesse de tourmenter tes chevaux, cesse de les hâter en vain. Je vais annoncer à Bacchus que Phaunos s’est fait précéder de ses rivaux et qu’il arrivera le dernier, traînant lui-même son char tardif. Ménage ton fouet. Moi-même je prends pitié de tes coursiers, quand je les vois meurtris de si piquants aiguillons. »

Il dit, et presse d’un fouet plus rapide son char agile; Phaunos dépassé l’entend et se désespère. A peine, en les tirant par les crins de leur queue, a-t-il pu relever ses chevaux poudreux couchés sur le sol; il rattache par la bride un des poulains qui échappe à son harnais en se débattant, il remet chacun à leur place les pieds de ses coursiers impatients, et remonte sur son char. Alors, affermissant ses genoux, il flagelle de nouveau son attelage sous ses terribles lanières; il s’anime, suit de plus près l’écuyer qui le précède, excite encore la célérité de ses chevaux; car l’hippique Neptune, par honneur pour son intrépide rejeton, leur avait inspiré un grand courage, et il atteint ses devanciers, lorsque, voyant la route rétrécie par les roches creusées, il médite un ingénieux artifice pour gagner adroitement Achate et le dépasser.

Il est une ravine profonde, agrandie sur la voie par les fléaux de l’hiver: quand Jupiter verse du haut des cieux les eaux qui débordent sous l’effort des courants pluvieux, cette fente de la terre s’est élargie sous les torrents; c’est là qu’est contraint de se diriger Achate, pour éviter le choc de l’impétueux écuyer qui le talonne; et il lui adresse ces paroles d’une voix entrecoupée:

« Insensé Phaunos! Quoi ! tes vêtements sont encore salis; les anneaux de ton char sont plein de sable; et tu n’as pas encore secoué la poussière de tes coursiers déshonorés! Lave tes souillures; pourquoi recommencer la lutte? Faut-il que je te voie tomber derechef et palpiter ? Redoute ton téméraire Actéon : il saurait t’atteindre encore, et flageller tes épaules de ses lanières de taureau. Crains qu’il ne te jette une seconde fois la tête en avant sur la poussière, quand tes joues portent encore les traces de tes blessures. Que tardes-tu, Phaunos, d’adresser de doubles reproches à ton père Neptune et à ton aïeul le Soleil? Tremble devant les langues railleuses des satyres, prends garde que les silènes et les suivants de Bacchus ne plaisantent sur toi et ton char couvert de poudre. Où sont maintenant les herbes, les simples et les charmes divers de Circé? T’ont-ils donc tous abandonné, oui tous, quand tu t’es présenté dans la lice? Qui se chargera d’annoncer à ta noble mère ton char culbuté et ton fouet flétri. »

Ces paroles hautaines que vient de faire entendre l’injurieux Achate, Némésis en tient compte. Phaunos s’approche, atteint son rival, engage char contre char, et frappant de son essieu la cheville intermédiaire, il la brise sous le cercle de sa roue : la roue détachée roule d’elle-même et se couche sur le sol, tel que le char d’Œnomaos, quand la cire du moyeu fictif, fondue par le soleil, trompa les efforts de cet ardent écuyer. Resserré par la route étroite, Achate dut attendre que Phaunos, assis sur son char attelé de  quatre coursiers, l’eût dépassé d’un élan plus rapide; et, comme s’il ne l’eût pas entendu, il fouette alors d’une vigueur incessante l’encolure de ses chevaux excités, et se rapproche d’Actéon à la distance qu’un disque lancé de loin par la main d’un homme jeune et robuste peut parcourir en roulant (19).

Dès lors la fureur s’empare de la multitude: l’un provoque l’autre; les défis s’engagent sur la victoire future que rien ne témoigne encore. On dispute en faveur des coursiers les plus agiles, les trépieds, le vase, le glaive ou le bouclier. Le compatriote défie le compatriote, l’ami son compagnon, le vieillard s’attaque au vieillard, le jeune homme au jeune homme, le guerrier au guerrier. Les avis se partagent. L’un vante Achate, l’autre met au-dessus de lui Phaunos, qui est tombé de son char renversé; celui-ci soutient qu’Érechthée n’est que le second, et ne doit venir qu’après le Telchine des mers. Celui-là conteste, et dit que le citoyen d’Athènes, en s’approchant adroitement des chevaux qu’il a atteints l’emporte sur Celmis, et qu’il a dépassé son devancier (20).

La dispute dure encore qu’Erechthée est déjà tout près, fouettant sans cesse de tous côtés les épaules de ses chevaux. Des flots de sueur coulent de leur encolure et de leur poitrail dont les poils se hérissent. Les nombreux flocons d’écume, salis de poussière qu’ils lancent au loin, tombent sur leur guide. Les chars roulent jusque sous les pieds des chevaux dans ce rapide tourbillon; et le fer de la roue marque à peine son passage sur la surface intacte d’un sable menu. Après cette course impétueuse, Érechthée revient sur son char au centre de la lice; là il essuie avec sa tunique la sueur qui perle sur son front humide; puis il saute promptement hors du char, appuie son long fouet contre le joug élégant et son serviteur Amphidamas dételle les coursiers. Alors il s’empare d’une main ravie des premiers prix de la victoire, le carquois, l’arc, la femme au beau casque, et il fait résonner le milieu de la ronde surface du demi-bouclier.

Celmis descend le second du char maritime, Celmis, le guide des coursiers de Neptune au sein des mers; il reçoit le second prix, et sa main jalouse présente la cavale féconde à son frère Damnaménée.

Actéon reçoit en témoignage de sa victoire la cuirasse dorée, image émaillée de l’olympe.

Phaunos vient ensuite: il ramène son char; et, encore souillé des restes desséchés d’une vaine poussière, il emporte le bouclier au centre argenté.

Enfin un serviteur livre an Sicilien Achate, auprès de  son char attardé, deux talents d’or que le bienveillant Bacchus envoie pour consoler la tristesse de son malheureux ami.

Le dieu prépare ensuite la pénible lutte du pugilat. Il place en premier prix un taureau, produit des étables des Indes; et pour le second, le bouclier propre aux noirs Indiens, arme barbare dont la surface est peinte. Puis il se lève, engage deux lutteurs aux bras robustes à se disputer la victoire, et dit :

« C’est ici le combat du ceste indompté; j’offre ce taureau aux poils épais au vainqueur, et ce bouclier sinueux au vaincu. »

A ces paroles de  Bacchus, le corybante Mélissée se présente. Le pugilat est son occupation préférée, il saisit le taureau par ses belles cornes, et s’exprime ainsi :

« Que celui qui souhaite le bouclier émaillé se présente. Quant à moi, tant que je saurai user de mes bras, je ne céderai à personne ce gras taureau. »

Un silence universel suit ces mots; et Eurymédon seul se présente. Un jour qu’il travaillait à la forge de son père Vulcain, et battait la solide enclume, Mercure lui donna les instruments du robuste pugilat. Son frère Alcon s’inquiète et le sert; il le dépouille de son tablier, passe la ceinture à ses flancs, garnit ses longues mains des laitières d’un cuir desséché qu’il y entrelace. Le guerrier s’avance dans la lice, et tend sa main gauche, bouclier naturel, devant son visage. De la droite, au lieu de pique, il porte les courroies meurtrières, et toujours il surveille les assauts de son terrible adversaire, de crainte qu’il n’en soit frappé sur les sourcils ou à l’extrémité du front; car il pourrait, soit ensanglanter ses paupières en les déchirant, soit appesantir ses coups sur le centre du cerveau, siège de la pensée, et meurtrir les tempes en attaquant leur superficie; ou, forçant une main raboteuse sur l’extrémité du front, chasser l’œil de son orbite aveugle; ou bien encore tendre les joues ensanglantées, et briser les rangs pressés des dents les plus aiguës.

Tout à coup Mélissée atteint Eurymédon qui s’avance, à l’extrémité de la poitrine; et la main qui protégeait le visage s’est tendue vainement pour parer le coup, elle n’a frappé que l’air: dès lors le premier tourne et court sans cesse autour de son antagoniste, change d’attaque, et menace de la main droite la mamelle nue : enfin ils se saisissent tous les deux, changeant de place l’un après l’autre insensiblement et à petits pas, puis ils mêlent les bras aux bras: sous leurs coups multipliés, les lanières enlacées aux bout de leurs mains rendent un son effrayant, et se teignent des gouttes de sang de leurs joues entamées; les mâchoires résonnent aussi; ces mêmes joues se creusent sous les hauteurs du front qui s’est aplati; et les yeux se gonflent des deux côtés du visage.

Eurymédon se fatigue de l’adresse de Mélissée qui le tient sans cesse sous l’éclat insupportable de la lumière du soleil pour éblouir ses yeux; c’est alors que reculant d’un pas, Mélissée s’élance, ranime le tourbillon de ses coups et frappe la mâchoire au-dessous des oreilles. Eurymédon blessé tombe à la renverse et roule de lui-même sur la poussière; il y appuie ses flancs tel qu’un homme défaillant ou enivré. Sa tête vacille de côté et d’autre; sa bouche écume d’un sang légèrement épaissi: son frère Alcon l’emporte alors tristement sur ses épaules hors de la lice, tout accablé et étourdi de la blessure; mais il enlève aussi le large bouclier indien.

Bacchus appelle parmi les concurrents un couple d’athlètes, et proclame l’épreuve de la lutte. Il désigne un trépied de vingt mesures pour récompense au lutteur heureux, Il réserve pour le vaincu un bassin ciselé de fleurs qu’on apporte dans la lice. Puis il se lève, et crie encore d’une voix indicatrice:

« Voici un noble combat, venez y prendre part. »

 Il dit; à l’appel du dieu qui chérit les guirlandes, Aristée se lève le premier. Le second est Eaque, exercé dans les œuvres des bras robustes : ils se présentent nus dans l’arène; un tablier seul cache de leur corps ce qu’il n’est pas permis devoir (21). Tous deux ils entrelacent de tous côtés leurs deux bras de leurs doubles poignets pour se renverser mutuellement sur une poussière menue, et ils se serrent et s’attirent des chaînes alternatives de leurs mains; puis l’un recule ou fait reculer l’autre; ils vont et viennent dans la lice sous une pression réciproque; tous les deux s’emboîtent alternativement, rapprochent leur tête qu’ils appuient sur le milieu du front, immobiles et tournés vers la terre. Une pénible sueur, témoignage de leurs efforts, coule de leur visage; l’un et l’autre ils compriment sous les doubles liens de leurs bras entrelacés, leurs reins qu’ils font plier. Une tumeur de sang court tout à coup d’elle-même sur leur corps qu’elle échauffe, qu’elle rougit et stigmatise.

Les deux athlètes usent, l’un après l’autre, des ressources variées de la lutte. Aristée, le premier, étreint son adversaire sous les paumes de ses mains, et se fait du sol un levier. L’ingénieux Eaque a recours alors à une adroite ruse, il frappe d’un pied furtif le jarret gauche d’Aristée, et le précipite à terre tout entier sur le dos, tel que s’écroule un haut promontoire, Le peuple regarde d’un œil stupéfait tomber ce fils d’Apollon, si grand, si glorieux et si vanté. Éaque, dans une seconde épreuve, enlève sans effort au milieu des airs l’immense fils de Cyrène, et c’est le présage de la force réservée dans l’avenir à ses enfants, l’infatigable Pélée et le robuste Télamon; il l’emporte sans courber ni la tête ni les épaules; il l’a saisi de ses deux bras au milieu du corps; et ils représentent ensemble ces poutres que l’architecte dresse l’une contre l’autre pour défier la violence des tempêtes et des vents. Eaque, après avoir jeté tout de son long Aristée sur la poussière, monte sur ses reins, encercle ce ventre étendu sous la longueur de ses jambes, l’entrave de la pointe de ses genoux recourbés, le retient de la rondeur de ses mollets, appuie pied contre pied; et, s’étendant aussitôt sur le dos de son adversaire, il arrondit les doigts, entrelace les mains l’une à l’autre, et passe un bras comme une chaîne autour de la gorge d’Aristée. Il empreint la poussière de sa propre sueur; et aussitôt il en combat l’humidité par un sable aride (22), de peur que la chaude rosée qui tombe de sa tête ne relâche et fasse glisser les étreintes de ses mains.

Les juges et les hérauts qui surveillent la lutte accourent auprès d’Aristée abattu, et tremblent qu’il n’expire sous ces doubles entraves (23). Les règles du combat n’étaient pas alors telles que la postérité devait les établir, quand, sous les chaînes qui compriment sa gorge, il suffit au lutteur, s’il se sent étouffer, de reconnaître, dans un silence prudent, la supériorité de son rival, et de tendre au vainqueur une main humiliée.

Les Myrmidons, serviteurs de leur roi triomphant, enlèvent dans leurs bras le trépied aux vingt mesures; Actéon emporte aussitôt le second prix acquis à son père, le bassin dont il prend tristement possession.

Bacchus introduit alors la lutte de la course. Il offre au premier athlète, pour gage de la victoire, une coupe d’argent, chef d’œuvre des forges de Sidon, au second, un coursier de Thessalie à la robe mouchetée; au dernier, un glaive acéré avec un baudrier élégant. Il se lève et appelle ainsi les rapides coureurs:

« Voilà les prix destinés aux guerriers le plus agiles. »

Il dit; et Ocythoos agite ses genoux accoutumés à la course. Le prompt Érechthée s’empresse, il est fertile en expédients et cher à la victorieuse Pallas. Après lui vient le véloce Priase, habitant des plaines de  Cybèle. Ils partent de la barrière; Ocythoos se maintient le premier par l’impétueuse célérité de ses pieds qui le portent dans une ligne directe; derrière mais tout près s’élance Érechthée dont le souffle va frapper les épaules d’Ocythoos, et réchauffer sa tête. Autant que la navette se rapproche du sein de la diligente jeune fille, quand, pour achever sa toile, elle tend et mesure les fils d’une main expérimentée, d’autant Erechthée demeure en arrière d’Ocythoos ; il frappe du pied ses traces avant que la poussière s’en élève. Et sans doute la course allait rester indécise mais Ocythoos s’aperçoit de ce rival qui se rapproche et va l’atteindre; il redouble alors d’agilité, met entre eux deux un espace plus grand, pareil au pas d’un homme. Inquiet de la victoire, Érechthée en ce  moment invoque Borée, et lui adresse ces mots :

« O mon gendre, viens au secours d’ Érechthée et de  ton épouse, si un tendre amour t’enflamme encore pour ma fille; prête-moi pour un moment la célérité de tes ailes, et fais-moi dépasser cet agile Ocythoos qui me précède toujours. »

Il dit; Borée exauce sa prière, et lui donne un élan supérieur au plus alerte tourbillon; les trois concurrents multiplient leurs impétueux efforts. Mais la balance n’est pas égale; et d’autant qu’Érechthée malgré sa course ailée, reste en arrière d’Ocythoos d’autant il laisse derrière lui le noble Phrygien, le fier Priase. Tout à coup, comme la course se termine et n’exige plus qu’un dernier effort, le véloce Ocythoos glisse sur la poussière, là ou s’est accumulé le fumier des bœufs que Bacchus a égorgés auprès de la tombe sous son couteau de Mygdonie. Ocythoos retire aussitôt son pied, bondit par dessus l’obstacle, et reprenant sa course, gagne le niveau du rival qui l’a précédé; et, si la carrière eût été moins près de  finir, il eût sans doute par sa vitesse rendu la victoire indécise, ou même dépassé le citoyen d’Athènes.

Érechthée se saisit aussitôt de la belle coupe sidonienne à la surface émaillée; Ocythoos s’empare du coursier de Thessalie, et Priase, qui s’avance lentement en troisième; reçoit le glaive avec son baudrier d’argent. La troupe de satyres à l’esprit  folâtre rit de  voir le corybante, tout souillé de poussière, rejeter le fumier qui découle encore de son menton.

Le dieu place dans la lice une masse de fer qu’on n’a pas dégrossie, et fait appel à tous ceux qui lancent le disque. Le vainqueur aura deux javelots avec un casque à l’aigrette de crin, le second une brillante écharpe circulaire, le troisième une coupe allongée, et le quatrième une nébride à laquelle le divin forgeron a adapté une agrafe d’or.

Bacchus se lève, s’avance au centre de l’arène, et éveille l’attention par ces mots :

« Voici la lutte qui anime les prétendants au triomphe du disque (24). »

A ces paroles du dieu, Mélissée, le sonneur de boucliers, se lève : Halimède, aux pieds aériens, vient ensuite; le troisième est Eurymédon; Acmon est le quatrième. Tous les quatre se placent en ligne l’un près de l’autre. Mélissée pousse d’abord la masse arrondie, et les silènes sourient d’un jet si chétif; puis, Eurymédon, saisissant l’orbe rapide qu’il règle sous l’effort de son poignet, le lance d’une largeur de main au delà. Ensuite, Acmon, à la haute tête, fait voler devant lui le trait d’une si pesante rondeur; ce trait court dans les airs à l’égal d’un souffle, et dépasse de beaucoup dans son rapide élan la marque d’Eurymédon. Enfin, le gigantesque Halimède dirige à son tour vers le même but le disque qu’il fait tournoyer dans les nuages. La masse échappée de cette main monstrueuse siffle au sein des tempêtes aériennes, comme une flèche directe que l’arc a décochée, vole emportée par les haleines inconstantes. Le disque tombe du haut des airs, roule en bondissant au loin sur la terre, et, toujours poussé par l’effort d’une main expérimentée, il conserve sa puissance primitive jusqu’à ce qu’il ait laissé toutes les marques loin derrière lui. Les spectateurs réunis applaudissent unanimement, et contemplent la course sautillante du disque qui ne sait s’arrêter.

Halimède s’enorgueillit d’emporter le double prix, les deux javelots et la haute aigrette qu’il brandit dans sa main; Acmon, aux pieds boiteux, prend l’écharpe où brille l’or; Eurymédon, la coupe qui ne connait pas le fou, et que deux anses décorent; enfin Mélissée, au visage mécontent, se retire avec la nébride tachetée.

Bacchus présente aux combattants les prix de l’arc, hommage à la science du tir; il conduit dans l’arène une mule laborieuse âgée de sept ans, pour récompense de la victoire. Un vase élégant est réservé au vaincu. Euryale enfonce et dresse dans le sol sablonneux des champs le long mât d’un vaisseau; il élève avec ce mât une colombe captive qu’on aperçoit de loin, et dont il a attaché tout autour les deux pieds par un fil mince et léger. Puis, le dieu fait entendre aux guerriers rassemblés sa voix encourageante, et presse les archers vers le but dressé au milieu des airs.

« Celui, dit-il, dont la flèche percera la colombe, aura cette mule précieuse pour prix de son adresse; celui qui, visant le but, manquera la colombe et la laissera sans blessure sous la pointe de ses traits ailés, mais en touchant le fil, comme il n’aura eu qu’un moindre succès, ne recevra aussi qu’une moindre récompense; au lieu de la mule, il aura le vase pour en faire des libations à Phébus, le dieu de l’arc, et en même temps à Bacchus, le dieu du vin. »

A ces paroles de l’opulent Bacchus, Astérios et Hyménée s’avancent l’un et l’autre. Le sort désigne Astérios le premier: armé de son arc de Gnome tendu de la corde accoutumée, il prend sa visée droit au mât et décoche sa flèche; il a touché les fils: déchirés par l’acier, ils laissent échapper l’oiseau vagabond qui s’envole au sein des airs, et le fil tombe à terre. L’archer Hyménée qui porte à la ronde son regard vers la route des cieux, aperçoit la colombe au-dessus des nuages; il ajuste aussitôt vers ce but aérien, sur sa corde toujours prête, une flèche prompte comme un souffle, et la lance contre la colombe, moins rapide qu’elle. Le trait voyageur vole sur ses ailes au sein des airs; on n’en voit que la pointe; il fend le milieu des nuages et siffle avec les vents. Apollon le dirige pour favoriser son frère Bacchus, dont il plaint les malheureux amours. La flèche atteint la colombe dans son vol, traverse l’extrémité de la poitrine; et l’oiseau aérien, la tête penchée, tombe sur le sol du haut des airs. La colombe mourante aux pieds du dieu des chœurs palpite encore sur la poussière.

Bacchus saute de joie à cette victoire, bat des niaise, et jette des cris joyeux et perçants en l’honneur d’Hyménée: réunis sur un seul point, tous les spectateurs restés sur la lice s’étonnent de cette flèche merveilleuse qui a traversé les nues; Bacchus sourit, il conduit de sa propre main vers Hyménée la mule, présent qu’il a si bien mérité. Les compagnons d’Astérios prennent pour lui la coupe qui est sa récompense.

Enfin le dieu stimule les guerriers, vers un combat amical, et dépose des prix indiens pour cette épreuve. C’est un cuissard double et une pierre précieuse de la mer indienne. Il se lève et parle; il veut que deux guerriers représentent dans un engagement fictif et à l’aide d’un glaive ménagé l’image simulée d’une lutte où ne doit pas couler le sang.

« Ce combat, dit-il, que vont se livrer deux soldats ne connaît qu’un Mars adouci et une Bellone apaisée. »

A ces paroles de Bacchus, Astérios secoue ses armes de fer et s’en revêt; Eaque s’avance au milieu de l’arène; il a son épée d’acier et il agite un bouclier élégant; tels qu’un lion, rôdant la nuit dans les campagnes fond sur un taureau ou sur un sanglier velu, les deux serviteurs de Mars se précipitent dans le cirque, cachés sous une tunique de ter; Astérios, qui brandit une robuste lance, a toute la vigueur de son père Minos; et il blesse l’extrémité du brassard gauche qu’il a faussé. Éaque, digne fils de Jupiter qui règne au haut des cieux, dirige une pique de fer contre le gorge et va atteindre le milieu du gosier d’Astérios; mais Bacchus l’arrête, enlève la sanglante pointe, de peur que l’acier ne vienne à atteindre le guerrier; et, faisant cesser leur assaut, il leur crie d’une voix animée:

« Abandonnez de telles armes ; il s’agit d’une lutte amicale. Ici Mars est bienveillant, et ses combats ne doivent pas blesser. »

Il dit. Le glorieux Éaque recueille le prix de la martiale victoire, et transmet à son serviteur les cuissards dorés ; tandis qu’Astérios, pour seconde récompense, emporte la pierre indienne que sa lance vient de conquérir (25).


NOTES DU TRENTE-SEPTIÈME CHANT.


(01) L'immortalité de l'âme. — Daniel Heinsius prétend que Nonnos a misérablement introduit au début de ce chant l'immortalité de l'âme, à laquelle il a voulu faire allusion, et que ces sophismes ne sont pas tolérables en matière sérieuse. Le philologue hollandais a complètement méconnu la pensée du poète égyptien. Nonnos rappelle seulement la métempsycose, qui était de foi chez les indiens, et il dit que, d'après leurs dogmes, les âmes des morts allaient reprendre leur place dans le cercle qui devait les ramener à la vie : c'est là ce que signifient les mots κυκλάδι σειρῇ, νύσσαν ἐς ἀρχαίην, qui , à mon sens, ne présentent aucune inélégance. Et ce rêve de Pythagore me paraît fort préférable, après tout, au système épicurien qui niait la vie future. Le cardinal de Polignac n'a pas suivi Heinsius dans cette voie. j'en atteste ces vers de l'Anti-Lucrèce, qui viennent à l'appui de mon texte :

Dlc Igitur sene cum Samlo, Indorumque sophistis
Qui gregibus parcunt, et relligtooe Socratis
ln bobus venerantur avos, animasque patentium.
Dlc cum Niliaci priscis cultoribus agri,
Unam corporibus variis succedere motus;
Alternisque novas post funera singula formas
Induere : ut vestes exesas tempore multo
Ponimus, atque novis iterum mutare solemus

(Anti-Lucretius, L VI, v. 1125.)

Il ne faut pas oublier non plus Phocylide, qui disait, plus de cinq cents ans avant le christianisme

καὶ τάχα δ' ἐκ γαίης ἐλπίζομεν ἐς φάος ἐλυεῖν
λείψαν' ἀποιχομένων· ὁπίσω δὲ θεοὶ τελέυονται.

(Préceptes, v. 97.)

« Nous croyons que ce qui reste après la mort passera de la terre à la lumière, et bientôt après deviendra dieu. »

D'ailleurs l'immortalité de l'âme n'était pas nouvelle dans l'épopée grecque; elle est clairement manifestée par ces deux vers de l'Iliade, que Platon a commentés le premier et qu'Homère avait mis dans la bouche d'Achille :

Ὡπόποι )ῆ ῥά τις ἐστὶ καὶ ἐν ἀίδαο δόμοισι
Ψυχὴ καὶ αἴδωλον, ἀτὰρ φρένες οὐκ ἔνι πάμπαν

(Il., XXIII, 103.)

O puissance éternelle 1
Il est donc vrai, dit-il, notre âme est immortelle ;
D'un corps inanimé ce simulacre vain
Conserve sa lumière et son souffle divin.

(Aignan.)

Je le répète , la métempsycose était un dogme religieux chez presque tous les Indiens. Ils croyaient à l'immortalité de l'âme perpétuée par sa transmigration successive dans des corps divers.

« Quoi ! n'as-tu pas déjà vécu plusieurs fois dans le monde?  » Tel est le refrain philosophique d'une chanson populaire de l'Inde (Pad. ). Ainsi disaient aussi les druides aux Gaulois, nos ancêtres, pour les exciter au combat. Non interire animas; sed ab aliis post mortem transire ad alios, atque hoc maxime ad virtutem excitari putant , metu mortis neglecto (César, de Bell. gall., liv. VI).

(02) La coupe des bois. -- Cette description de la coupe des bois sur le sommet des collines est d'une rare exactitude, et me rappelle ce que j'ai vu moi-même dans les forêts de Castellamare. Les mules marchant à la queue l'une de l'autre, d'un pas allongé et retentissant , traînant des branchages qui balayent le sentier; l'épaisse poussière qui s'en élève; ces bûcherons, guerriers chez Nonnos, mais si pacifiques dans le golfe de Naples, qui traversent en tous sens les sentiers escarpés, les bras chargés de vieilles souches : tout cela fait encore tableau devant mes yeux. Il paraît seulement que Nonnos ne connaissait pas l'industrie des montagnards qui vivent entre Amalfi et Sorrente, Il aurait décrit mieux que moi les cordes tendues d'un pic à l'autre, qui font glisser d'étage en étage, comme la flèche d'une fusée passant sur la tête, et avec le même sifflement , des fagots d'arbousier et de myrte descendus si vite d'une telle hauteur. Ces forets qui tombent sous la hache me font penser à de beaux vers d'Empédocle cités par Diogène-Laërce :

« Dieu, » dit-il, « pour combattre les are deurs de l'été, nous donna le souffle des vents et les courants que nourrissent les arbres; » ῥεύματα δενδρεόθρεπτα,

 merveilleuse expression d'un grand observateur de la nature ! Je la signale à l'admiration de tous ceux qui, comme moi, gémissent du déboisement des forêts.

(03) Les chevelures, don suprême. — Ce don suprême des vivants à ceux qui ne sont plus, τὸ τελευταῖον δῶρον ἤδη τε θαπτομένῳ, expression de Maxime de Tyr, est une coutume qui remonte à la plus haute antiquité : elle a passé des funérailles de Patrocle, dans l'Iliade, à la tombe de Clytemnestre chez Euripide ; mais là, Hélène, coquette comme une Française, ne fait hommage à sa soeur que du bout de ses cheveux, et réserve pour d'autres effets les boucles qui parent son front :

Ἴδετε, παρ' ἄκρας ὡς ἀπέθρισεν τρίχας
σὼζουσα κάλλος

(Eurip., Oreste, v. 12e.)

L'usage funéraire que Nonnos décrit avec son abondance habituelle, Cointos de Smyrne l'a resserré de cette façon :

ἀμφὶ δε`χαίτας
Μυρμιδόνες ἐκείραντο, νέκυν δ' ἐκάλυψαν ἄνακτος.

(Paralip., l. III, v. 683 )

(04) Les douze Indiens décapités. -- Les regrets dont Achille honore la mémoire de Patrocle, qui donnent un grand charme et une si douce mélancolie au début du vingt-troisième chant de l'Iliade, ne pouvaient trouver leur pendant dans cet Ophelte, guerrier inconnu, et l'un des plus insignifiants amis de Bacchus , choisi peut-être entre tous, à cause de sou homonyme Opheltès , en l'honneur duquel furent institués les jeux Néméens. On en peut lire toute l'histoire dans la Thébaïde de Stace :

Ducibus sudatus Achaeis
Ludus, et atra secum recolit trieteris Ophelten.

(L. IV, v. 722.)

Or le poète civilisé du quatrième siècle, qui a trouvé l'occasion de signaler une règle d'humanité introduite postérieurement dans le pugilat (vers 605), aurait pu, par le même motif, nous faire grâce des douze Indiens décapités par Aristée sur le bûcher d'Ophelte. Ils sont, il est vrai, en nombre égal aux douze jeunes Troyens égorgés par le fils de Pélée ; mais Homère lui-même semble s'excuser de cette barbarie en la rejetant sur la mauvaise colère d'Achille (κακὰ δὲ φρεσὶ μήδετο ἔργα (XXIII, 176); ce dont Nonnos se dispense envers les Indiens, comme si la traite des nègres eût existé de son temps.

(05) Vers tirés d'Homère. -- Voici les quatre vers d'Homère reproduits par Nonnos :
Le vers 164e du XXIIIe chant de l'Iliade , qui devient ici le 46e ;
Le 170e, -- ici le 50e;
Le 258e, — ici le 104e;
Le 764e, — ici le 634e.

Je ne cite que les vers entiers, sans tenir compte des nombreux hémistiches qui ont passé de ce même chant dans le XXXVIIe des Dionysiaques; et si je ne les ai pas notés à leur passage , ce n'est pas sans m'en être aperçu. Ici l'urne funèbre est d'or, comme celle de Patrocle ; pour le commun des guerriers, elle était de cuivre. Ainsi le disent les beaux vers de Sophocle, si admirablement imités par Corneille :

Καί νιν πυρᾷ κεάντες εὐθὺς, ἐν βραχεῖ
Χαλκῷ μέγιστον σῶμα δειλαίας σποδοῦ,
Φέρουσιν ἄνδρες.

(Électre, v. 759.)

Dans quelque urne chétive en rassembler la cendre,
Et d'un peu de poussière élever un tombeau
A celui qui du monde eût le sort le plus beau.

(Pompée, act. II, sc. 9.)

(06) Les corybantes tourneurs. -- Cette épithète, qui sied si bien aux fanatiques corybantes, je l'emprunte à mes anciens voisins de Constantinople, les derviches tourneurs, dont j'ai plus d'une fois admiré les évolutions extatiques.

(07) Les jeux funèbres. — Dans les funérailles antiques, après les lugubres cérémonies, viennent les jeux de l'arène; la joie suit le deuil.

« Il faut, » dit Antiphane, «  pleurer modérément les amis qui s'en vont avant nous ; ils ne meurent pas, mais ils nous précèdent dans la même voie que nous avons tous forcément à parcourir ; et nous-mêmes enfin nous nous réunirons à eux dans le même asile , pour y passer ensemble une autre vie. » Κοινῇ τὸν ἄλλον συνδιατρίψαντες χρόνον. (Ant., ap. Stob., CXXIII, § 27 ).

Ici, plus que dans tous les autres chants, l'imitation d'Homère est flagrante ; mais ce n'est guère un reproche qu'on puisse adresser spécialement à Nonnos, quand chaque poète héroïque a pris à tâche de copier exactement sur ce même point le père de l'épopée : Virgile, Ovide, Stace, ont donné l'exemple; et les épiques modernes se sont conformés à l'usage en le modifiant comme leurs devanciers, suivant leur génie. C'est ainsi que Fénelon, dans le Télémaque, a mêlé aux jeux publics des Crétois des questions de philosophie politique, et l'Espagnol Ercilla, dans l'Araucana, des récits pittoresques où les luttes sauvages des peuplades américaines sont retracées avec une véritable originalité.

Nonnos a emprunté ses images ou ses expressions à l'Iliade, moins encore peut-être que ne l'a fait Cointos de Smyrne dans un poème qui avait pour but de la continuer sans doute, mais non de la répéter. Le chantre de Bacchus délaye et affaiblit le chantre d'Achille sous les prétentieux ornements d'une élégance toute moderne. Ses retranchements et ses ajoutés ne sont pas toujours heureux ; mais il a surtout cédé à l'esprit de son siècle, en amplifiant la course des chars. Les jeux du cirque, après avoir passionné l'empire romain, faisaient-ils donc aussi fureur au sein d'Alexandrie ? Je croirais plutôt que Nonnos en avait été le témoin oculaire dans l'hippodrome de Constantinople, oublié aujourd'hui sous le nom d'Almeïdan. Ses connaissances géographiques me persuadent qu'il avait beaucoup voyagé, et qu'il n'avait pas borné sa vie à voir couler les ondes du Nil.

Le tirage au sort du rang des chars auprès de la barrière du départ , emprunté d'Homère, présente ici une singularité toute italienne. Cet homme, «  qui jette ses doigts au loin pour un hasard  alternatif, » fait-il autre chose que jouer à la mora antique et moderne? Ce passe-temps de tous les oisifs par delà les Alpes n'est-il pas clairement désigné ? Car κυβός ne signifie pas en cette occasion le jeu des dés signalé par Plutarque : καὶ ὥσπερ ἐν πτώσει κύβων, πρὸς τὰ πεπτεκώτα τίθεσθαι τὰ ἑαυτοῦ πράγματα (Consol. à Apoll.) ; « Et comme en jetant les dés il faut se conformer à ceux qui a tombent, mais bien les chances du sort, telles que dans ces vers d'Euripide :

« Et quand on jette sa vie aux dés de la fortune, que ce soit au moins pour une noble récompense. »

Ἐπ' ἀξίοις πονεῖν
Ψυχὴν προβάλλοντ' ἐν κύβοισι δαίμονος.

(Rhésus., v. 183.)

Au reste, si l'on venait à se plaindre de retrouver ici des jeux funèbres après ceux qui ont suivi la mort de Staphyle (ch. XIX) et après la gymnastique qui a présidé à l'éducation d'Ampélos (ch. X) je dirais que toutes ces luttes varient dans leur nature. Je me figure même que Nonnos, en portant la division de son poème au chiffre de quarante-huit, a eu en vue d'égaler d'un seul coup les deux fois vingt-quatre chants d'Homère, et que, s'il revient aux jeux publics à trois reprises, c'est qu'il a voulu imiter les jeux des amants de Pénélope et la fête des Phéaciens dans l'Odyssée, non moins que les pompes funèbres de Patrocle dans l'Iliade.

(08) Les prix des jeux. — Dans l'antiquité, les prix des combats se déposaient au milieu du cirque, μέσῳ ἐν ἀγῶνι ; c'est là que Diomède ramène ses chevaux divins, tout couverts de sueur, et reçoit l'esclave accomplie et le large trépied, premiers prix de la course des chars (Iliade, XXIII, 607):

Circoque locantur
In medlo sacri tripodes, viridesque coronae.

 (Virg., Én.,l. V, v. 101)

Dans les temps de la chevalerie, les prix furent déposés à l'un des bouts de la lice, et déjà, dans les Éthiopiques d'Héliodore, on voit Chariclée à une des extrémités de l'arène couronner elle ne le vainqueur Théagène, coutume léguée à tous les tensons d'amour et à tous les tournois guerriers qui allaient suivre.

(09) Aréiphile. Aréiphile signifie amie de Mars; ce nom d'amazone n'est pas connu ; il doit être de l'invention de Nonnos , et il me semble aussi bien composé que celui du chirurgien et du médecin d'Idoménée dans le Télémaque, Nosofuge, qui met en fuite les maladies, et Traurnaphile, ami des blessures. N'en déplaise aux critiques qui ont reproché à Fénelon ces deux noms tirés de l'art de guérir, l'archevêque de Cambrai, qui savait tant de choses, se connaissait aussi en étymologie.

(10) L'Amazone sauvée. — Les exploits de Bacchus chez les Amazones sont moins connus que ceux d'Hercule, et cependant Nonnos y revient deux fois : d'abord il nous montre son héros épouvantant ces guerrières de la vue des éléphants conquis dans la guerre des Indes (ch. XXVI, v. 330) ; et ici c'est sans doute une de ces excursions isolées et pédestres que la frénésie du Dieu lui fit entreprendre. Le Thermodon, car j'y reviens aussi, ou l'Araxe, fleuve de Cappadoce, maintenant le Termeh, avant de se rendre dans l'Euxin. arrose les plaines de la Thémiscyre, aujourd'hui le Djanick, patrie primitive des Amazones. Aréiphile était probablement une de ces guerrières dont parle Properce

Qualis Amazonidum nudatis bellica mamms
Thermodontiacis turba lavatur aquis.

( El. XI V, l. III, v. 13.)

Je me souviens que, pendant mon séjour à Constantinople, on y parlait d'une jeune femme kurde qui avait acquis, dans l'antique contrée des Amazones, une grande influence sur sa tribu : elle se montrait presque toujours à cheval, vêtue en guerrier, et n'en scandalisait que mieux les vieux sectateurs de Mahomet. Elle avait fait offrir à la Sublime Porte de débarrasser les routes de ces hordes de détrousseurs presque enrégimentés, qui inquiétaient les caravanes de la Perse. Je citai ce trait à lady Esther Sthanope, puisqu'elle partageait les goûts et portait le costume de l'Amazone : et la nièce de Pitt sourit à l'image de cette nouvelle héroïne de l'Araxe, dont elle cherchait à reproduire sur les pics du Liban l'existence et l'autorité.

(11) Pélops. -- Allusion à la patrie de Pélops, la Lydie , si l'on eu croit Pindare, Λυδοῦ Πελοπος « (Olymp. I); mais cette origine est contestée en faveur de la Paphlagonie , d'Olène même , ville grecque, et surtout de la Phrygie dont Tantale, était roi. Or ce même Tantale était fils de Tmole, roi ou colline de Lydie, fils lui-même du roi Sipyle, le mont dominateur. Nonnos ici fait autorité, et doit faire adjuger à la Lydie l'origine de Pélops ; car il arrive le dernier, et a dû choisir la meilleure des légendes. Quant à moi , je m'en tiens à la Lydie, et je dis avec Pindare :

« Fils deTantale, les jours qui viennent après nous apportent les plus véridiques témoignages, et je chanterai de toi ce que n'ont pas dit nos ancêtres. »

(12) Marathon. -- Marathon était consacrée à Minerve et à Hercule, en l'honneur duquel la ville de Marathon , après l'avoir vénéré la première, institua des jeux publics ; les prix en étaient des vases d'argent remplis d'huile; et c'est pourquoi Pindare l'a nommée la grasse Marathon, καὶ λιπαρὰ Μαραθών (Olymp. XiV).

(13) Pellène. Pellène, dont les laines renommées étaient données en prix aux jeux Théoxéniens, dédiés à Apollon et à Mercure, est cette ville d'Achaïe qui se cache maintenant sous les noms barbares di Zakoli ou Blokobà.

Voici les vers de Pindare que Nonnos a amplifiés : ---- « Et il rapporte de Pellène de tièdes rem« parts contre la froidure des airs. « (Olymp. IX .)

(14) Palémon. — Les jeux Isthmiques furent institués en 1326 avant notre ère :

« L'enfant Mélicerte, » dit Pausanias, « qu'un dauphin rapporta de la roche Moluride, où Ino, sa mère, s'était précipitée avec lui, fut appelé Palémon ; il reçut de grands honneurs; et, sur l'isthme de Corinthe, où le dauphin avait abordé, on voua des jeux Isthmiques à sa mémoire. »i (Paus., l. I, ch. 44.)

(15) Podarcé. -- La harpie de Thrace, première femme de Borée, n'est pas désignée ici sous son nom particulier; mais elle devait sans doute s'appeler comme sa fille, Podarcé, aux pieds vigoureux. C'est peut-être la même harpie qu'Homère donne pour épouse à Zéphyre, et dont le dieu a eu Xanthos, le blond, l'un des nobles coursiers d'Achille. Nunnos a légèrement altéré l'appellation homérique, et de Podargé, aux pieds blanc, il a fait Podarcé. Enfin cette harpie, que Nonnos proclame la première épouse de Borée, habitait la Thrace comme lui et comme toutes les harpies dont elle était la reine : j'ai reconnu leurs retraites dans les rochers escarpés qui cisèlent la côte européenne du Bosphore, l'ancien royaume de Phinée, entre Sariéri et la pointe des Cyanées.

« Or , estoient les harpyes , oyseaux monstrueux, ayans visage de pucelles, les mains crochues, un ventre grand a merveilles, et une perpétuelle faim. » (Muret, Sur le 1er livre des Amours de Ronsard.)

(16) Le fouet isménien. — Figure poétique pour indiquer les chevaux d'Actéon, nés sur les rives du fleuve Ismène :

Qua fugit
Ismenos tenui flumine languidus.

(Sénèque, Théb. l. VI, v. 302.)

(17) Neptune Hippios. C'est un des surnoms de Neptune créateur et dompteur du cheval :

Neptunus equo, si certa prlorum
Fama, pater.

(Stace, Théb.,l. VI, v. 302.)

« O fils de Saturne,  » s'écrie Sophocle, » c'est . toi, roi Neptune, qui nous as apporté cette gloire. C'est toi qui as su dresser les coursiers sous ton frein régulateur.

(Soph., OEdipe à Col., act. II, dernier vers.)

(18) Minerve, guide des coursiers. -- La qualification d'Ἱπποσόα que Nonnos donne à Minerve, Pindare l'avait appliquée à Diane (Olyrnp. Ill , v. 67), et partout ailleurs il en fait un attribut spécial du sexe masculin. Les deux poètes auraient-ils donc pressenti le règne de nos agiles écuyères, à qui la noble épithète sied mieux que les autres attributs de Minerve ? car nos cirques qui étalent leurs prodiges laissent douter encore si elles sont de bien sincères émules de Diane et de Pallas.

(19) Les écuyers. — Les hommes qui excellent à conduire un char dans la carrière n'avaient pas autrefois en français de nom poétique, comme nous le prouve cette célèbre périphrase de Racine, efficace remontrance à Louis XIV. Je ne leur en connais pas encore dans notre langue augmentée, si ce n'est enrichie, malgré tous nos exercices et nos études hippiques , et il y a tout lieu de croire que le terme vulgaire de cocher, restera sans synonyme; car, le chemin de fer faisant journellement perdre au cheval de voiture quelques-uns de ses avantages , on pourrait penser que le progrès sera tout au profit du cheval de selle ou de l'équitation. Adieu donc cette science du char, qui eut l'honneur de se mêler à la politique dans les convulsions du Bas-Empire ! Quoi qu'il en soit, j'ai dû faire subir au mot écuyer une extension dont madame Dacier et l'Hippodrome de la barrière de l'Étoile, à Paris , m'ont donné l'exemple ; et cette ressource ne m'a pas sauvé de la nécessité de le répéter bien souvent pour décrire noblement et clairement à la fois ces jeux de l'arène antique.

J'eusse dit homme de cheval,
Mais aussi j'eusse parlé mal ;
Et Messieurs de l'Académie
Ne me le pardonneraient mie.

(Scarron.)

(20) Ruse d'Érechthée. - Il n'y a guère lieu de s'étonner des contestations qui s'élèvent sur la légitimité du succès d'Érechthée, au lieu d'Agamemnon qu'Idoménée prend pour arbitre en pareille rencontre (Il., XXIII, 406). J'en appelle au Jockey-club : n'est-ce pas là ce qu'on appelle en mauvais français tricher ? Il n'était pas permis à Érechthée de toucher les chevaux de son rival , et il a beau invoquer la sage Minerve, il a, pour me servir des expressions mêmes de Nonnos, mêlé un peu trop de ruse à sa prudence. Il avait, ce me semble, enfreint les lois de la lutte, et mieux encore, le serment qui défendait d'user de supercherie et de fraude. Ce serment , les athlètes le prêtaient devant la statue de Jupiter Horkios, c'est-à-dire le vengeur des perfidies. (Paus., liv. V, ch. 24.)

Du reste, pour prévenir en partie ces inconvénients des jeux, les juges du camp, à Olympie, n'ouvraient le concours qu'à de nobles compétiteurs :coutume réprouvée par le rhéteur Thémistius.

«  Il est,  » dit-il, « monstrueux aux habitants d'Élée et de Pise d'élever si haut leur olivier sauvage d'Olympie (οὕτω δή τοι ἀποσεμνύειν τὸν Ὀλυμπιακὸν κότινον), et de ne permettre la lutte qu'à ceux qui peu vent attester leur père, leur mère, et faire preuve d'une origine sans tache ; surtout quand il s'agit d'une épreuve physique, où l'on ne devrait tenir compte que de la force et de la bonne constitution du corps. » (Disc. ler.)

Certes on ne peut pas dire de ce sénateur qui avait servi l'État sous sept empereurs consécutifs, qu'il était resté l'ami des privilèges.

(21) Les lutteurs. -- Qui de nous, voyageurs orientaux, n'a vu dans les tètes du Bayram à Constantinople, soit à l'ombre des platanes de Dolma-Batché, soit aux bords du fleuve des Eaux-douces d'Europe, ces couples de lutteurs frottés d'huile, dont un demi-caleçon de cuir noir cache seul les formes robustes , pareils en tout point aux athlètes antiques que Ies camées, les peintures d'Herculanum ou les mosaïques de Pmnpéia retracent à nos yeux? De mon temps, à l'ombre du sérail, les défis étaient de Turc à Turc et de Bulgare à Bulgare; mais, sur le continent asiatique et dans quelques fies de l'Archipel, j'ai vu les Hellènes entrer en lice avec les Osmanlis, et se disputer les pris institués par les fêtes publiques. Dans les villages des montagnes, les chèvres sont les récompenses du combat ; dans les hameaux de la plaine, ce sont des brebis et leurs agneaux. Mais dans les villes de l'Asie Mineure, si le vainqueur est Grec, il reçoit un boeuf, un cheval même ; enfin, s'il est musulman, on lui donne un chameau, animal que l'islamisme réserve en propriété aux enfants de Mahomet.

(22) Le sable de la lutte. — Ce sable, qui empêche les mains des lutteurs de glisser sur leurs membres frottés d'huile, est un emprunt de Nonnos à Stace

Αὐχμηρῇ ψαμάθῳ διερὴν ῥαθὰμιγγα καθαίρων.

Tunc madidos artus alterno pulvere siccant

(Stace, Théb., ch. VI, v. 849.)

(23) Les juges du camp. --- Voici comment Ercilla exprime l'intervention des juges da camp et la partialité des spectateurs divisés pour leur lutteur favori. N'a-t-il pas voulu retracer ainsi les combats de taureaux de sa patrie?

En esto los Padrinos se metieron,
Y a cada lado et suyo retirando ,
En disputa la lucha resumieron,
Sus puntos y rasones alegando :
De entrambas partes gentes acudleron,
La porfia y rumar multiplicando :
Quien daba al uno el precio, bonor y gloria,
Quien cantaba del otro la vitoria.

(Ercilla, Arauc, canto IX, st. 16.)

(24) Le feu du disque. -- Le disque antique a donné naissance à tous ces jeux de quilles et de boules qui sont toujours fort goûtés dans nos provinces méridionales, où il suffit de quelques cailloux et d'un chemin droit et large pour l'établir. C'est ainsi que j'ai vu pratiquer en Italie le jeu où le fromage à forme ronde remplace le boule ou la pierre. Ce n'est pas qu'il devienne le prix du vainqueur ; mais c'est, assure-t-on, qu'a près avoir roulé quelque temps, il vieillit mieux et devient plus succulent. Le disque était aussi le jeu favori des jeunes filles de Sparte.

Missile nunc disci pondus in orbe rotat.

(Properce, l. III, El. XIV, v..10.)

A propos de l'ordre suivi dans les jeux funèbre, j'ai remarqué ce passage de Plutarque :

« Chez Homère, à bon droit donc, l'escrime des poings procède ; la luicte est en second lieu, et la course en dernier. Parce que l'escrime des poings représente le charger l'ennemi et se couvrir de lui, la luicte le harper et terrasser, et par courir, on s'exerce à fuir et à poursuivre, δρόμῳ δὲ μελετῶσι φεύγειν καὶ διώκειν. »i (Symp., liv. II, ch. 6.)

Nonnos n'a pas tenu compte de ce raisonnement de Plutarque, puisqu'il débute par la course des chars, image de la fuite. Ces luttes de l'arène étaient l'école des héros.

« Ceux qui combattaient pour les plus nobles prix, comme les guerriers qui succombent pour la patrie, sont les plus heureux des hommes. Si on les pleure parce qu'ils sont mortels , on les glorifie et les poètes les chantent, parce qu'ils ont conquis par leur vertu l'immortalité : πενθοῦνται μὲν ὡς θνητοὶ, ὑμνοῦνται δὲ ὡς ἀθάνατοι. (Lysias , Disc.,XXXI.)

(26) Imitation d'Homère. Il serait assurément trop futile, même après tant d'autres futilités, d'établir, à l'exemple de Daniel Heinsius et à sa suite, un rapprochement minutieux entre le vingt-troisième livre de l'Iliade et le trente-septième des Dionysiaques. On comprend d'avance que le parallèle ne pourrait être favorable au poète de Panopolis, même sous la plume de son traducteur; mais quand Heinsius reproche à Nonnos d'avoir conservé l'ordre homérique des épreuves de la lice que le Smyrnéen, à son sens, a fort judicieusement interverti, je ne puis voir dans cette mauvaise querelle qu'un parti pris de dénigrement.

« Cointos, » ajoute-t il , «  a accompli très purement, et même d'une façon fort raisonnée, la reproduction d'Homère, et c'est à peu près le seul de ses derniers successeurs qui sache gréciser; car Oppien, très élégant poète, bien souvent latinise... Le Calabrais exprime à ravir (suavissime expressit) et accommode à son usage l'admirable simplicité d'Homère, que Nonnos regratte et falsifie (sophistice Interpolavit). »

J'ai relu fort attentivement, pour complaire à Heinsius, ce quatrième chant du poème de Coïntos de Smyrne, et je ne puis le mettre si haut, ni laisser Nonnos si bas. Ce dernier subtilise, il est vrai, sur la pensée originelle, et poursuit dans tous ses replis l'imitation pour la modifier ou l'amplifier; mais le Smyrnéen ne fait que copier le grand modèle, emprunter les formes , les locutions même du style primitif ; et son Iliade allongée, mais non rajeunie, devait présenter à un siècle raffiné la bizarrerie que nous offrirait de nos jours un prosateur écrivant comme Montaigne , ou un poète comme Ronsard.

Je reviens, en finissant, sur ma note (7), qui me paraît avoir besoin de commentaire. Le lecteur inattentif des Dionysiaques, après y avoir vu les jeux funèbres à la mort du roi Staphyle, a pu crier, il est vrai, à la rabâcherie, quand il vient de rencontrer encore des jeux funèbres autour de la tombe du guerrier Ophelte. Et pourtant, avec plus de réflexion, il aura observé lui-même qu'après Staphyle (le raisin), Bacchus, le dieu de l'inspiration, institue dans le poème ces mêmes exercices de l'esprit, qu'on célébrait à Athènes sous le nom de Dionysia, le combat des poêles et les jeux du théâtre : ces luttes du génie , où Platon se disposait à concourir, quand , charmé de Socrate qui y assistait, il se voua à la philosophie. Ici, au contraire, il s'agit uniquement de l'adresse et de la force du corps, appliquées à la guerre, et encouragées par le capitaine conquérant.